HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

INTRODUCTION.

 

 

Le tome VI de cette histoire de l'Eglise a décrit les éléments de rénovation religieuse et de conservation sociale qui ont fait le grand siècle, et les divers courants hérétiques, irréligieux et antisociaux qui ont préparé la Révolution. Le présent volume a pour objet : 1° de raconter les divers efforts tentés, de 1775 à 1789, par la papauté pour préserver d'une décadence religieuse et sociale les nations chrétiennes, minées par un esprit de révolte et d'impiété ; 2° de décrire les persécutions subies par l'Eglise dans ses biens, dans la personne de ses fidèles et dans son culte, de 1789 à 1799, sous le régime de la Révolution déchaînée ; 3° enfin de dépeindre le renouveau religieux qui s'est produit, au lendemain de la tourmente, de 1800 à 1823, non seulement chez les peuples catholiques, mais encore dans les pays d'hérésie, et, par contre-coup, jusque dans les régions infidèles les plus éloignées du centre de la chrétienté.

Deux longs pontificats remplissent cette période. De 1775 à 1799, Pie VI essaye d'abord d'enrayer le mouvement révolutionnaire, puis lui résiste avec courage ; de 1800 à 1823, Pie VII, à travers des difficultés sans nombre, préside à l'œuvre de la restauration catholique.

Des esprits graves et sincères, se plaçant à des points de vue opposés, ont émis sur la Révolution des appréciations divergentes.

Pour Ballanche et Buchez, la Révolution est un reflet, plus encore, une réalisation sociale du christianisme[1] ; pour Joseph de Maistre, elle est satanique par essence[2].

Il est certain que telles et telles déclarations des premiers chefs de la Révolution sur la liberté individuelle, sur l'égalité devant la loi, sur la fraternité des hommes, sur la justice dans l'application des peines, ne sont qu'un écho des vérités promulguées par l'Evangile, que le contre-pied de la morale qui prévalut aux temps du monde païen[3]. Mais si l'on considère, dans l'œuvre révolutionnaire, la guerre faite à l'Eglise et l'application des théories du Contrat social, on peut souscrire, dans une certaine mesure, à la sévère conclusion de Joseph de Maistre.

Au fond, la Révolution est une œuvre très complexe, et l'on doit, pour la juger avec équité, y distinguer trois mouvements : un mouvement de réforme politique, un mouvement de rénovation sociale et un mouvement de persécution anticatholique.

Le mouvement de réforme politique, conçu dans les limites des vœux exprimés par les cahiers des états généraux, peut être approuvé dans ses grandes lignes. Le clergé des deux ordres l'a défendu avec ardeur, le roi Louis XVI l'a secondé sans arrière-pensée[4], et l'un des représentants les plus autorisés de la monarchie traditionnelle, le comte de Chambord, a pu convier le peuple de France à reprendre avec lui le mouvement national de la fin du XVIIIe siècle[5].

Le mouvement de rénovation sociale est malheureusement inspiré par les principes erronés de Jean-Jacques Rousseau. Il n'est plus guère besoin aujourd'hui d'en montrer la fausseté. L'expérience a fait bonne justice de ces utopies. Les idées de perfection originelle, d'égalité absolue et de contrat social ont dû céder devant les idées plus saines de corruption native, de hiérarchie nécessaire et de tradition.

Quant au mouvement de persécution anticatholique qui, de 1789 à 1799, de Mirabeau à Robespierre et de Robespierre à Barras, ne fait que s'avancer vers une impiété plus radicale et plus sectaire, on ne saurait le condamner avec trop de sévérité.

C'est à le raconter que sera principalement consacré ce volume.

Ce qui aggrave le caractère de ce dernier mouvement, c'est que, non content de se développer parallèlement aux deux autres, il les envahit progressivement et les pénètre de son esprit. Peu à peu, il en devient l'âme inspiratrice. Les formules de la Déclaration des droits de l'homme susceptibles d'être entendues et acceptées dans un sens chrétien sont interprétées et appliquées dans le sens des philosophes incrédules du XVIIIe siècle. Dès lors, les réformes politiques elles-mêmes échouent lamentablement : la réaction contre l'absolutisme des rois de l'ancien régime n'aboutit qu'au despotisme de la Convention et à la corruption du Directoire ; l'aristocratie de la vieille noblesse ne fait que céder la place à l'oligarchie des idéologues, et le clergé de cour, jadis trop dépendant du roi, ne disparaît que pour laisser libre carrière à un clergé constitutionnel, servilement soumis au gouvernement nouveau. Bref — et c'est là peut-être le fond de l'erreur révolutionnaire — la vieille religion d'Etat se survit en quelque sorte sous la forme d'un culte officiel, non moins strictement imposé à tous : c'est le culte de la Révolution, dont les immortels principes sont regardés comme sacrés, dont les lois sont intangibles, dont les héros sont jugés dignes de l'apothéose, dont les violateurs sont coupables de lèse-majesté et de lèse-justice. Car c'est peu de dire que la Révolution a créé une nouvelle religion d'Etat ; elle devient elle-même l'objet d'une nouvelle religion, destinée à supplanter l'ancienne et l'Etat est conçu, en quelque sorte, comme une contre-Eglise[6].

Humainement, dans de telles conjonctures, le christianisme paraît devoir succomber, et le triomphe de la Révolution semble définitif. C'est cependant le contraire qui arrive. Un écrivain, qui a souvent les allures d'un prophète, et qui en a parfois les intuitions, écrit, en 1796, ces paroles : Soyez bien attentifs, vous tous que l'histoire n'a point assez instruits. Vous disiez que le sceptre soutenait la tiare ; eh bien, il n'y a plus de sceptre, il est brisé. Vous ne saviez pas jusqu'à quel point l'influence d'un sacerdoce riche et puissant pouvait soutenir les dogmes qu'il prêchait. Il n'y a plus de prêtres ; ou, du moins, ceux qui ont échappé à la guillotine et à la déportation, reçoivent aujourd'hui l'aumône qu'ils donnaient. Vous craigniez la force de la coutume, l'ascendant de l'autorité. Il n'y a plus de coutumes, il, n'y a plus de maîtres ; l'esprit de chaque homme est à lui. Vous n'avez plus rien à craindre de l'enchantement des yeux : un appareil pompeux n'en impose plus aux hommes ; les temples sont fermés... Le philosophisme n'a donc plus de plaintes à faire ; toutes les chances sont en sa faveur... Mais si le christianisme sort de cette épreuve terrible plus pur et plus vigoureux ; si Hercule chrétien, fort de sa seule force, soulève le fils de la terre et l'étouffe dans ses bras, patuit Deus, c'est que Dieu est là ![7]Le clergé de France ne doit donc pas s'endormir ; il a mille raisons de croire qu'il est appelé à une grande mission ; et les mêmes conjectures qui lui laissent apercevoir pour quoi il a souffert, lui permettent aussi de se croire destiné à une œuvre essentielle[8].

Quinze ans plus tard, la prédiction se réalise pleinement. A l'aurore du siècle nouveau, le clergé de France, épuré par la pauvreté, grandi par la persécution, fait retentir partout ses temples du joyeux alléluia de Pâques ; le concordat français devient le modèle sur lequel les principales nations règlent les conditions de leur vie religieuse ; le Génie du christianisme, traduit en toutes les langues, porte partout l'écho d'une renaissance catholique ; et c'est encore la France qui va donner à l'apostolat lointain les plus intrépides de ses ouvriers et les plus abondantes de ses ressources, par la restauration des Missions étrangères et par la création de l'œuvre de la Propagation de la foi.

 

 

 



[1] BUCHEZ, Traité de philosophie, t. III, p. 571-573 ; BALLANCHE, Œuvres, t. VI, p 268 et s.

[2] J. DE MAISTRE, Considérations sur la France, ch. V.

[3] Sur ce point, voir abbé GODARD, Les Principes de 89 et la doctrine catholique, édition corrigée de 1863.

[4] Cf. Godefroid KURTH, l'Eglise aux tournants de l'histoire, leçon VIe, 1 vol in-12, Bruxelles, 1900, p. 134.

[5] Nous reprendrons, en lui restituant son caractère véritable, le mouvement national de la fin du dernier siècle. Comte de CHAMBORD, Proclamation du 5 juillet 1871.

[6] On a pu constater des résultats analogues dans le mouvement de la Réforme protestante. Cf. Hist. générale de l'Eglise, t. V, Introduction.

[7] Joseph DE MAISTRE, Considérations sur la France, ch. V, in fine.

[8] Joseph DE MAISTRE, Considérations sur la France, ch. II.