HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

TROISIÈME PARTIE. — LA LUTTE CONTRE L'INCRÉDULITÉ

CHAPITRE PREMIER. — LES DERNIERS PAPES DE L'ANCIEN RÉGIME.

 

 

I

Jamais tâche plus lourde ne s'imposa à la Papauté. Le cardinal Jean-François Albani, qui, élu le 23 novembre 1700, ceignit la tiare sous le nom de CLÉMENT XI, semblait désigné pour le plus fécond des pontificats. En sa qualité de secrétaire des brefs secrets, il avait été en rapport avec toutes les cours européennes. C'est lui qui avait collaboré à la rédaction de la bulle publiée par Alexandre VIII mourant contre l'assemblée de 1G82, et à la constitution d'Innocent XII contre le népotisme. Il avait soutenu la candidature de Frédéric-Auguste, électeur de Saxe, au trône de Pologne et celle du duc d'Anjou au trône d'Espagne. Chargé de recevoir et de soutenir les partisans catholiques de Jacques II. que le triomphe de Guillaume d'Orange avait forcés de s'exiler à Rome, son intervention avait eu un retentissement en Angleterre.

Si sa grande habitude des affaires le faisait respecter des grands, sa tendre dévotion et sa bienfaisance l'avaient rendu cher au peuple. Clément XI observa strictement la constitution sur le népotisme à laquelle il avait collaboré. Sa profonde piété se manifesta dans les homélies qu'il prononça, avant et après son élection, sur les fêtes de l'Eglise, et qui nous ont été conservées en grande partie. Il y eut toujours entre sa parole, sa vie privée et sa vie publique, une harmonie parfaite. Mais quels talents, quelles vertus eussent pu dominer les terribles obstacles qui s'élevèrent de toutes parts pendant son pontificat de vingt et un ans ? Ni la bulle Vineam Domini, du 11 juillet 1705, ni la destruction de Port-Royal par le roi de France en 1709, ni la bulle Unigenitus du 8 septembre 1713 ne purent contenir l'audace croissante du jansénisme, qui, eu même temps qu'il troublait la France entière, se  constituait en Eglise en Hollande. La politique de Clément XI n'eut pas plus de succès en Allemagne. En 1701, l'empereur Léopold, aggravant la rupture de l'unité catholique, consacra l'usurpation sacrilège d'Albert de Brandebourg en érigeant en royaume la Prusse ducale. La protestation énergique du Pape n'eut d.'autre effet que de précipiter les troupes impériales en Italie. Un échec pareil l'attendait en Espagne. Clément eut beau essayer de se tenir dans une stricte neutralité entre les deux candidats qui se disputaient le royaume, son nonce fut chassé de Madrid et toute correspondance avec la cour de Rome fut interdite aux évêques espagnols[1]. En Pologne, il est vrai, le candidat du Saint-Siège, Frédéric-Auguste, triomphait de Charles XII, grâce à l'appui de la Russie, et, à Utrecht, les plénipotentiaires des puissances, après bien des discussions, finissaient par stipuler que tout ce qui concerne la religion catholique serait maintenu dans l'état où les choses étaient avant la guerre ; mais ce n'étaient là que des triomphes négatifs, ayant pour seul résultat d'empêcher en un point la marche d'une sorte de conspiration des nations contre la Papauté. En Italie, de tristes événements détachaient la Sicile des Etats pontificaux ; et, à Utrecht même, la diplomatie européenne traitait du sort de cette province sans le moindre égard pour les droits du Pape. En Orient, un schisme éclatait chez les Maronites ; et, en Extrême-Orient, ni les bulles les plus pressantes du Pape, ni les interventions réitérées de ses légats, ne pouvaient apaiser les querelles suscitées par la question des rites chinois ni désarmer la colère de l'empereur de Chine.

La France conduisait toujours le mouvement général des idées. On s'y passait de main en main, et on y lisait avec avidité deux livres précurseurs d'un mouvement qui devait aboutir aux pires catastrophes. C'étaient l'Histoire des Oracles, où Fontenelle, en critiquant la foi des anciens, dirigeait son attaque contre le fondement du christianisme[2], et le Dictionnaire historique et critique de Bayle, où se reconnaissait tout ce qui, depuis cent cinquante ans, pouvait servir à la démolition de la religion[3]. Et ce n'étaient là que des préludes d'assauts plus généraux et plus redoutables. Le XVIIIe siècle, le siècle de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau, de Joseph II et de Louis XV, de Pombal et de Choiseul, de l'Encyclopédie et de la Révolution, venait de commencer[4].

 

II

Le mouvement d'incrédulité du XVIIIe siècle n'est pas sans analogie avec le flot de barbarie qui monta jusqu'au Saint-Siège au Xe siècle et avec l'invasion de paganisme qui gagna la cour papale elle-même au temps de la Renaissance. La ressemblance, toutefois, n'est pas complète. La Papauté du XVIIIe siècle devait échapper totalement à la funeste influence : le siècle de Voltaire et de Louis XV n'eut pas de Jean XII ni d'Alexandre VI.

Comme Alexandre VII, Clément IX, Clément X, Innocent XI, Alexandre VIII, Innocent XII et Clément XI, Michel-Ange Conti, qui fut élu Pape le 8 mars 1721, et couronné le 18 mai suivant sous le nom d'INNOCENT XIII, appartenait à une noble famille d'Italie. Il s'était formé dans les plus hautes fonctions de l'administration pontificale, et se recommandait à tous par de solides vertus. Presque tous les Papes du XVIIIe siècle devaient avoir à peu près la même noble origine, la même sérieuse formation, la même dignité de vie[5]. Dans le Sacré Collège, les traditions du fameux escadron volant devaient se perpétuer, accentuées même par le groupe dit des Zelanti, qui s'engageaient à ne se laisser guider dans leur choix que par des intentions purement religieuses. L'action de ce groupe fut souvent décisive. Ce n'était pas sans raison, d'ailleurs, que le collège des cardinaux se mettait en garde contre des influences étrangères. Depuis la ruine effective du Saint-Empire, les souverains d'Espagne et de France s'étaient arrogé le droit, concurremment avec l'empereur d'Autriche, d'exclure du Souverain Pontificat un candidat de leur choix. C'était, disaient-ils, l'héritage d'un privilège impérial qui remontait jusqu'au IVe siècle. Nicolas II lui-même, ajoutaient-ils, en confiant l'élection du Pape aux seuls cardinaux, n'avait pas eu l'intention d'éteindre ce droit[6], et le pape Grégoire XV l'avait en quelque sorte consacré, en l'appelant de son vrai nom, le droit d'exclusive[7]. On peut conjecturer que l'exemple des princes protestants, exerçant un pouvoir/effectif sûr leurs Eglises, s'ajoutait à ces raisons. Quoi qu'il en soit, la question du droit d'exclusive avait été théoriquement discutée parmi les théologiens et les canonistes. Le célèbre cardinal jésuite Lugo, dans un écrit publié en 1644, lors du conclave où fut élu Alexandre VII, avait conclu en faveur de ce droit ; que le savant cardinal Albizzi avait combattu en termes énergiques[8]. La question se présenta, au point de vue du fait, dans le conclave qui suivit la mort de Clément XI : c'est par suite d'une exclusion prononcée par le cardinal Paolucci au nom de l'empereur d'Autriche, que le cardinal Conti fut élu. Faut-il admettre une autre intervention plus positive du gouvernement français, lequel aurait poussé à l'élection de Conti, moyennant la promesse écrite, faite par celui-ci, de fermer les yeux sur les opposants à la bulle Unigenitus et de nommer cardinal l'abbé Dubois ? Saint-Simon l'affirme[9]. Les relations secrètes, relatives à cette affaire, conservées aux Archives des affaires étrangères de France, constatent seulement que la cour de Louis XV, depuis longtemps favorable à la candidature de Conti, lui fit présenter une note contenant ses desiderata : attitude expectante relativement au jansénisme, promotion de Dubois au cardinalat. La note ajoutait : quiconque sera élu Pape peut et doit condescendre aux susdites réflexions. Conti lut la pièce et avoua n'y trouver rien de répréhensible. Aucune instance ne put lui arracher un mot de plus[10]. Au lendemain de l'élection d'Innocent XIII, Dubois se réjouit de l'avènement d'un Pape modéré et pacifique qui préférerait la religion à tout autre objet[11].

On fondait de grandes espérances sur le pontificat d'Innocent. L'état précaire de sa santé et le peu de durée de son règne ne permirent pas d'en voir la réalisation. On doit dire à son éloge qu'il prit sous sa protection la bulle Unigenitus contre les sept évêques français qui en demandaient la suppression, qu'il déploya une grande sollicitude pour la défense de l'île de Malte, serrée de près par les Turcs, et qu'il protesta énergiquement contre la cession que l'empereur avait faite à l'Infant d'Espagne, Don Carlos, des duchés de Parme et de Plaisance, fiefs du Saint-Siège. Mais il eut le malheur d'élever l'abbé Dubois, ministre du duc d'Orléans, au cardinalat. Les mœurs de cet homme, dit Muratori[12], méritaient toute autre chose que la pourpre[13]. Mais la pression du Régent fut si forte, que le bon Pontife, craignant de voir empirer par sa résistance les affaires religieuses de France, finit par céder. L'historien Novaes ajoute que presque tous les Souverains joignirent leurs instances à celles du duc d'Orléans, de telle sorte que cette nomination fut, en quelque manière, le résultat d'une coalition européenne[14].

Les soucis du gouvernement de l'Église abrégèrent sans doute la vie du digne Pontife, qui mourut le 7 mai 1724. Le peuple pleura, disent les Annales[15], ce Pape au port majestueux, humble et doux envers les pauvres gens, mais dont les efforts se brisèrent contre des forces politiques sans cesse grandissantes.

Pierre-François Orsini, qui lui succéda le 29 mai 1724, sous le nom de BENOÎT XIII, appartenait à l'Ordre des Frères Prêcheurs. Chargé de gouverner le diocèse de Bénévent, il s'y était montré pasteur pieux, veillant à l'observation de la discipline et à la réforme des mœurs. Ses œuvres de théologie et de piété, publiées de son vivant, témoignent de la culture de son esprit et de l'élévation de son âme. Au conclave, il se distingua parmi les zelanti. Benoît XIII porta sur le siège de Saint-Pierre le zèle ardent et éclairé qu'il avait manifesté dans son épiscopat. Il encouragea la création des séminaires[16] ; il publia plusieurs constitutions pour régler la vie trop séculière des ecclésiastiques et en particulier pour modérer le luxe excessif des cardinaux et des légats[17]. Son intervention pendant les luttes du jansénisme fut ferme et prudente. Il prescrivit instamment l'acceptation de la bulle Unigenitus, mais en dégageant nettement de toute condamnation la doctrine de saint Augustin sur la grâce et celle des dominicains sur la prédestination à la gloire. Il eut le bonheur de voir la bulle enfin reçue par le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, en 1728. Bref, il n'est rien de l'administration de Benoît XIII qui ne pût justifier le titre de grand Pape, si les résultats de la politique extérieure permettaient de lui donner cette qualification.

Sa grande faute fut de donner sa confiance à un hypocrite, le cardinal Coscia, homme vénal, dont l'impopularité devait rejaillir sur le Souverain Pontife. C'est en suivant les conseils de cet homme et de son secrétaire d'Etat, le cardinal Lercari, qu'il fut amené à faire des concessions regrettables à divers souverains. Victor-Amédée de Sardaigne reçut le droit de nommer aux sièges de son royaume, et le roi de Naples obtint le privilège exorbitant d'instituer un juge suprême pour les affaires ecclésiastiques. Benoît XIII allait encore céder à une exigence excessive du roi de Portugal, Jean V, qui demandait le chapeau de cardinal pour le nonce de Lisbonne, Bichi, rappelé à Rome par le Pape ; mais le Sacré Collège, consulté, s'y opposa, craignant que le Saint-Siège ne créât ainsi un précédent et qu'à l'avenir un Pape ne pût rappeler un de ses ambassadeurs sans être obligé de donner une compensation aux Etats que ce rappel contrarierait.

Benoît XIII canonisa un grand nombre de saints, entre autres saint Jean de la Croix, saint Louis de Gonzague, saint Stanislas Kostka, saint Jean Népomucène et saint Grégoire VII. Il donna la pourpre à des prêtres éminents dont les plus célèbres furent le cardinal Fleury, futur premier ministre de France, et le cardinal Lambertini, qui devait être Pape sous le nom de Benoît XIV. Il fut lui-même, à bien des titres, un éminent esprit, et ceux qui furent les témoins intimes de sa vie n'hésitèrent pas à le regarder comme un saint[18]. Pourtant sa mort, qui arriva le 21 février 1730, ne fut pas pleurée par le peuple. A. peine le bruit de la triste nouvelle se lut-il répandu, qu'une foule tumultueuse, poussant des cris de mort, se dirigea vers le palais habité par le fameux cardinal Coscia, qu'on accusait le Pape défunt d'avoir trop longtemps supporté. Le malheureux put s'échapper ; mais deux de ses familiers furent arrêtés et conduits en prison. Lui-même, quelque temps après, tomba entre les mains de la justice et expia, par dix années de prison et par la confiscation de ses biens, les malversations dont il s'était rendu coupable[19].

Le conclave qui suivit la mort de Benoît XIII fut orageux ; mais le nom qui sortit triomphant du scrutin semblait fait pour calmer toutes les inquiétudes. C'était le nom de Laurent Corsini, qui prit le nom de Clément XII. Sa famille, l'une des plus illustres de la Toscane, était fort riche. Nul ne devait le soupçonner jamais de détourner en sa faveur les revenus de l'Eglise. Instruit par l'exemple de son prédécesseur, il n'accorda sa confiance qu'à des hommes dignes. Il fit justice de Coscia et de tous ses complices. Son premier soin fut de corriger les abus qui s'étaient introduits sous le pontificat de Benoît XIII. Sa grande expérience des affaires, son immense fortune, l'ascendant de sa famille, lui faisaient une situation exceptionnelle. Il n'en usa que pour le bien de l'Eglise, le soulagement des pauvres, la bonne administration des Etats pontificaux. On le vit, en 1735, distribuer, pendant une disette, 300.000 écus d'or. Il encouragea le commerce et l'industrie, réorganisa la police, enrichit de nombreux volumes la bibliothèque vaticane[20], subventionna largement le savant Maronite Assemani, dont les recherches profitèrent à la science, fit construire plusieurs monuments importants, entre autres la façade de Saint-Jean de Latran[21]. Mais là se bornèrent ses succès. Sa politique extérieure ne lui rapporta pas moins de déboires qu'à Benoît XIII. A la mort du dernier Farnèse, en 1731, il vit l'Espagne s'emparer de Parme et de Plaisance sans daigner lui faire hommage pour ces fiefs apostoliques ; la même année, la République de Gênes repoussa avec hauteur la médiation du Pape dans un différend qu'elle avait avec la Corse. De 1733 à 1737, pendant la guerre de succession de Pologne, Clément XII vit ses Etats violés plusieurs fois par les troupes espagnoles aussi bien que par les troupes impériales. Les négociations entreprises par Clément XII avec la cour d'Espagne, pour conclure un concordat, traînaient en longueur, et, en attendant, Philippe V, poussé par sa seconde femme, Elisabeth Farnèse, s'immisçait indiscrètement dans les affaires ecclésiastiques, exigeait pour son troisième fils, âgé de huit ans, l'institution canonique comme archevêque de Tolède. Le jeune roi de Naples, âgé de dix-huit ans, réclamait pour la couronne le droit de nommer à tous les bénéfices, et la Sardaigne, blessée d'une réclamation du Pape au sujet de prétentions analogues, rompait brusquement ses relations diplomatiques avec le Saint-Siège. Pendant que les Etats catholiques donnaient au Pape tant de sujets de tristesse, on voyait, au nord de l'Europe, trois grandes puissances non catholiques, la Russie, la Prusse et l'Angleterre, grandir démesurément. Sans doute, comme le dit, un historien protestant, Léopold de Ranke[22], cette situation n'était pas le résultat du triomphe d'un dogme sur un autre, du protestantisme sur le catholicisme ; elle devait néanmoins exercer une réaction sur les affaires spirituelles. Les partis religieux s'étaient fortifiés avec les Etats eux-mêmes. La Russie instituait des évêques grecs dans les provinces unies de la Pologne ; l'élévation de la Prusse donnait insensiblement aux protestants allemands un nouveau sentiment d'indépendance et de force ; et plus la puissance protestante de l'Angleterre parvenait à la domination absolue des mers, plus les Missions catholiques pouvaient craindre de voir s'arrêter leurs progrès.

Mais rien ne pouvait être plus sensible au cœur du Chef de l'Eglise que les outrages qui lui venaient de ses propres enfants. Le système nouveau que l'on a désigné d'un nom peut-être barbare, le bourbonisme, et qui tendait à fondre dans un même empire toutes les nations néo-latines[23], était malheureusement pénétré d'un esprit qui remontait plus haut que le protestantisme, jusqu'aux légistes et aux humanistes des XVe et XVIe siècles. Depuis la ruine du Saint-Empire, ces princes coalisés, protecteurs nés de l'Eglise, n'étaient-ils point les héritiers des droits des empereurs ? Leurs jurisconsultes le pensaient et le disaient bien haut, aggravant leur théorie de principes qui leur venaient, par les hommes de la Renaissance, de l'antiquité païenne. Jamais, en effet, les rudes Hohenstaufen, au plus fort de leur lutte contre la Papauté, n'avaient songé à nier l'existence de principes supérieurs de morale, réglant les transactions politiques et le droit des gens ; mais au XVIIIe siècle, un représentant du droit nouveau osait écrire : En matière politique il faut se détromper des idées spéculatives que le vulgaire se forme sur la justice, l'équité, la candeur et les autres vertus. Tout se réduit finalement à la puissance[24].

La diffusion de tels principes était d'autant plus dangereuse qu'elle coïncidait avec une licence effrénée de mœurs et de pensée. La Régence avait affranchi de toute contrainte ceux que la présence du grand Roi avait jusque-là contenus dans une certaine réserve. Les choses du moins se passaient ainsi à Paris. Mais Paris était déjà le centre de cette république immense des esprits cultivés dont Voltaire allait bientôt saluer l'avènement.

D'ailleurs, sur les pays latins comme sur les pays germaniques, commençait à s'étendre le réseau d'une société nouvelle, mystérieuse, qui, née en Angleterre, avait gagné la France, l'Italie, l'Espagne, l'Allemagne, la Suisse et la Suède : la franc-maçonnerie. Le pape Clément XII eut la gloire, avant de descendre dans la tombe, de jeter le premier cri d'alarme contre les dangers (pie cette association faisait courir à l'Eglise et à la civilisation chrétienne. La rumeur publique, disait le Pape dans sa bulle In eminenti du 23 avril 1738[25], nous a fait assez connaître que l'on voyait s'étendre au loin et se propager tous les jours davantage des sociétés ou conventicules, vulgairement appelées sociétés de Francs-Maçons, où, sous le spécieux prétexte de l'accomplissement des devoirs de l'honnêteté naturelle, des hommes de toute religion et de tout secte s'unissent par des engagements étroits et occultes, s'obligent à garder un secret inviolable. Le Pape concluait en défendant- à tous les chrétiens, sous peine d'excommunication encourue par le seul fait de se faire recevoir dans ces sociétés ou d'y concourir de quelque manière que ce pût être.

Deux ans plus tard, après avoir dépensé ses dernières forces à la propagation de l'Evangile, encouragé les Missions, envoyé des religieux européens prêcher la foi dans le Thibet, fondé dans le diocèse de Bisignano, en Calabre, un séminaire pour les jeunes gens du rite grec uni, reçu l'abjuration de dix mille Coptes, vu le patriarche des Arméniens ôter des dyptiques les anathèmes contre le concile de Chalcédoine, et accueilli le propre frère de l'empereur du Maroc qui lui demandait le baptême, Clément XII, âgé de quatre-vingt-huit ans, accablé d'infirmités, presque aveugle, finit paisiblement ses jours le 6 février 1740. Plusieurs serviteurs de Dieu étaient morts sous son pontificat en odeur de sainteté. Tels furent la bienheureuse Véronique Giuliani, capucine, qui fut favorisée de la même grâce extraordinaire que saint François d'Assise, et reçut sur son corps les stigmates de la Passion[26] ; le bienheureux Thomas de Cora, frère mineur de l'Observance, qui évangélisa avec succès le territoire de Subiaco[27], et le bienheureux Jean-Joseph de la Croix, du même Ordre, eu qui brilla l'amour de l'oraison et la pratique de la pauvreté la plus rigoureuse[28].

 

III

La vacance du Saint-Siège fut longue. Les cardinaux, entrés en conclave le 18 février 1640, discutaient encore, au milieu du mois d'août, les mérites des candidats. Les candidats dignes de la tiare ne manquaient pas, dit un annaliste bien informé[29], mais les trois factions, italienne, franco-espagnole et des zelanti, se tenaient réciproquement en échec. Ni le vertueux Vincent Gotti, si vénéré pour sa piété, ni l'habile Aldrovandi, pour qui la politique européenne semblait n'avoir pas de secrets, ni l'ardent chef des zelanti, le camerlingue Annibal Albani, n'avaient pu réunir la majorité des deux tiers, nécessaire pour la validité de l'élection. Les chaleurs étaient devenues accablantes. Plusieurs membres du Sacré Collège souffraient beaucoup de cette longue séquestration. Le 17 août, le cardinal Trajan Aquaviva, ministre d'Espagne, mit en avant le nom de son ami Prosper Lambertini. C'était un homme savant, sympathique à tous, de grand bon sens et d'humeur joviale. Quelques jours auparavant, on l'avait entendu dire, par manière de plaisanterie. Si vous voulez un saint, prenez Gotti ; si vous voulez un brave homme, prenez-moi. La proposition d'Aquaviva fut pour tous comme une illumination soudaine. Au milieu des inextricables difficultés dans lesquelles se mouvait la Papauté, un solide bon sens, une constante, possession de soi et une sympathique bonne humeur, tels qu'on les rencontrait en Prosper Lambertini, ne constituaient-ils pas les qualités maîtresses qu'on devait demander au chef de l'Eglise ? Les cardinaux le pensèrent sans doute ; et le cardinal Lambertini, qui n'avait pas eu une seule voix le 16, les obtint toutes le 17, sauf la sienne, qu'il donna au cardinal Aldovrandi. Dieu, dit Muratori[30], sut déconcerter toutes les combinaisons de la politique des hommes, pour faire triompher le vrai mérite.

Le nouveau Pape venait d'entrer dans sa soixante-sixième année. Ses contemporains le représentent comme un homme de taille médiocre, le corps replet, le regard vif, l'air habituellement enjoué, mais sachant prendre sans effort, qui&nd les circonstances le demandaient, l'expression de gravité qui inspire le respect et qui commande l'obéissance. Sa conversation était brillante, ses reparties pleines d'esprit, son jugement  droit, sa piété vive et profonde. Né le 31 mars 1675, d'une ancienne et honorable famille de Bologne, il avait fait à Rome une longue et laborieuse carrière dans les Congrégations, où les qualités sérieuses de son esprit, son heureuse mémoire, sa remarquable perspicacité, son savoir étendu, purent librement se déployer. Mais il ne se laissa jamais absorber par ses occupations extérieures ; ses goûts le portaient vers l'étude, et d'importants ouvrages, entre autres ses savants traités sur le Saint Sacrifice de la Messe et sur la canonisation des saints[31], avaient été déjà le fruit de ses travaux. Elevé dans les traditions absolutistes des princes du XVIIIe siècle, il en avait douloureusement expérimenté les inconvénients, et il prenait le gouvernement de l'Eglise avec un parti pris de modération qui devait lui faire encourir, et peut-être mériter, le reproche d'une condescendance excessive.

Le caractère de son gouvernement se manifesta dès les premiers actes de son règne. A. son premier consistoire, il releva le malheureux cardinal Coscia des censures qu'il avait encourues et lui rendit la liberté. On vit en même temps combien le népotisme lui était odieux. Il écrivit à son neveu Egano Lambertini, sénateur à Bologne : Vous ne viendrez à Rome que lorsque je vous t'appellerai. Et il ne l'y appela jamais. Quelque temps après, il publiait sur le prêt à intérêt la célèbre encyclique Vix pervenit du 1er novembre 1743[32], dont son traité De Synodo diœcesana précisa la doctrine. Maintenant avec fermeté les condamnations de l'Eglise relativement à l'usure proprement dite, c'est-à-dire à un intérêt fondé sur le seul fait du prêt, ipsius ratione mutui, Benoît XIV reconnaissait des titres légaux à un intérêt légitime, notamment la privation de jouissance et de bénéfices que subit le prêteur et dont profite l'emprunteur, damnum emergens, lucrum cessans.

Les questions économiques et juridiques, qu'il avait sérieusement étudiées, préoccupèrent le nouveau Pape. Il favorisa le commerce, diminua les impôts, réorganisa la noblesse romaine. Le dessèchement des marais pontins, la navigation des fleuves, l'amélioration des ports d'Ancône et de Civita-Vecchia, la restauration des belles routes de l'Italie attirèrent sa sollicitude. Le progrès des études, où se portaient ses préférences personnelles, ne lui fut pas moins cher. Quatre académies furent fondées par ses soins : on y étudia les antiquités romaines, profanes et chrétiennes, l'histoire des conciles, le droit canonique et la liturgie. Par sa constitution Sollicita ac provida, du 10 juillet 1753, il prescrivit aux membres de la Congrégation de l'Index les règles les plus sages, leur demandant de concilier autant que possible, dans la très grave mission qui leur est confiée, la réputation des auteurs, le bien de l'Eglise et l'utilité des fidèles[33]. Il leur recommandait particulièrement d'éviter de condamner un livre pour une proposition isolée, car il arrive souvent qu'une expression obscure se trouve expliquée par un autre passage plus clair du même livre[34]. Si, d'ailleurs, l'auteur est catholique, d'une bonne renommée de religion et de doctrine, la simple équité semble exiger, ajoute-t-il, qu'on explique avec bienveillance ses paroles, autant qu'il est possible, et qu'on les prenne en bonne part[35].

Benoît XIV aimait à se reposer des travaux de sa charge dans la compagnie des savants et des lettrés. Il entretint des correspondances non seulement avec Montfaucon, Maffei, Muratori, mais avec Frédéric II et avec Voltaire lui-même. Ce dernier lui ayant dédié sa tragédie de Mahomet, le Pape lui répondit par une lettre pleine de courtoisie, dont Voltaire s'empressa de le remercier[36].

Les relations de Benoît XIV avec les cours furent empreintes d'un esprit de bienveillance qu'on a pu taxer de faiblesse. Il sembla poursuivre de plein gré la politique de concessions que Benoît XIII avait paru plutôt subir. Dès la première année de son pontificat, il accordait au roi de Portugal un patronat très étendu sur les bénéfices ; l'année suivante, il n'hésitait pas à sanctionner de son autorité l'institution, dans les Deux-Siciles, d'une Cour de justice où siègeraient des laïques et qui jugerait en dernière instance les ecclésiastiques ; la Sardaigne et l'Espagne obtinrent des droits analogues ; et, loin d'en gémir, le Pontife ne songea qu'à se réjouir de la paix et de la bonne harmonie qui résultaient de cet état de choses : le roi de Sardaigne reçut le titre de Vicaire du Saint-Siège et le roi de Portugal celui de roi très fidèle. Le roi de Prusse, jusqu'alors qualifié, dans la chancellerie pontificale, de margrave de Brandebourg, fut officiellement reconnu par Benoît XIV. Aussi les sympathies lui venaient-elles de tous côtés : l'impératrice Elisabeth de Russie lui prodiguait les marques d'estime, et le grand Turc lui-même lui faisait faire des compliments.

Son esprit de conciliation ne s'appliquait pas seulement aux affaires de discipline ; il s'étendait aux questions plus strictement religieuses du dogme et de la morale qui agitaient si vivement les esprits de ce temps. Appelé par l'Assemblée du clergé de France à se prononcer comme arbitre dans le vif débat qui divisait les catholiques à propos de l'affaire du refus des Sacrements aux opposants à la bulle Unigenitus, Benoît XIV déclara, en 1756, que la soumission à la bulle était un devoir, mais qu'il ne fallait refuser l'administration publique des sacrements qu'aux opposants notoires. Il prit la défense des Augustiniens Noris, Berti et Belelli, accusés de perpétuer le baïanisme[37].

Il est peu de Papes, dit le P. de Ravignan[38], qui aient accordé à la Compagnie de Jésus autant de privilèges et de lettres apostoliques, honorables et affectueuses ; de tous les chefs d'ordres religieux, le général des jésuites était le seul qui eût ses entrées libres auprès de lui chaque semaine ; mais, en même temps, il condamnait la Bibliothèque janséniste du P. de Colonia, l'Esprit de Jésus-Christ et de l'Église sur la fréquente communion du P. Pichon, et, à la demande du ministre Pombal, il nommait, par un bref du 1er avril 1758, le cardinal Saldanha visiteur apostolique des jésuites du Portugal, chargé de s'instruire à fond de tout ce qui regardait la Compagnie et de lui en rendre un compte détaillé[39].

La grande piété de Benoît XIV édifia les pèlerins venus à Sa popularité Rome pour le jubilé de 1750 ; mais les décrets qu'il porta pour réduire les fêtes devenues trop nombreuses en Espagne, en Autriche, en Sicile, en Sardaigne, en Toscane et dans ses propres Etats, lui maintinrent, aux yeux des philosophes, la réputation d'un Pape libéral. Cette même attitude conciliante et tolérante lui permit d'apaiser les troubles qui s'étaient élevés parmi les Maronites et de voir renaître en Syrie, d'une manière durable, le patriarcat Grec-Uni, dit Melchite. Ses charités le rendaient populaire. Il faisait l'éloge de son prédécesseur Benoît XIII en disant : Nous aimons ce Pontife, qui faisait reculer son carrosse pour n'avoir pas de dispute avec un charretier ; et il tâchait de conformer sa conduite à cet exemple. Les protestants étaient eux-mêmes portés à se convertir après l'avoir entendu. Il nous rendrait tous papistes, s'il venait à Londres, disait un lord.

Jamais cependant Benoît XIV n'oublia de remplir les devoirs essentiels de sa charge. Voltaire, abusant des marques d'intérêt hétérodoxes, que le Pape avait cru pouvoir lui donner à l'occasion de sa tragédie de Mahomet, cherchait à faire croire que le chef de l'Eglise lui était favorable : Benoît XIV, par un décret du 22 février 1753, condamna l'édition de ses œuvres. Les francs-maçons avaient répandu le bruit que depuis l'avènement de Benoît XIV, la bulle In eminenti de son prédécesseur avait cessé d'être obligatoire ; par sa bulle Providas du 18 mai 1751, Benoît, XIV renouvela avec force les défenses portées par Clément XII[40]. Les jansénistes, s'autorisant de sa condescendance envers eux dans plusieurs circonstances, essayèrent aussi de le présenter au publia comme favorable aux erreurs de leur parti. Ce fut le but d'un ouvrage anonyme intitulé : Apologie des jugements rendus par les tribunaux séculiers en France contre le schisme[41], et d'un volume du P. de la Borde ayant pour titre : Principes sur l'essence, la distinction et les limites des deux puissances. Benoît XIV condamna le premier ouvrage comme favorisant le schisme, et le second comme formellement hérétique[42].

Le sens profondément religieux de Benoît XIV apparaît surtout dans ses ouvrages ; où ce grand Pontife semble avoir mis le meilleur de son âme. Tout le monde convient que le traité De la canonisation des saints a épuisé la matière. Le traité Du synode diocésain, en ne paraissant traiter que d'un acte passager de l'administration diocésaine, trace aux évêques les règles les plus sages par rapport à une multitude de points d'une application journalière. Le temps n'a fait que confirmer l'autorité de ces deux monuments de la science ecclésiastique.

Benoît XIV mourut le 3 mai 1758. Il conserva jusqu'à ses derniers moments sa douce sérénité et laissa une mémoire universellement vénérée. Au lendemain de sa mort, le comte de Rivera, Piémontais, écrivait : Merveille inouïe ! le peuple ne dit pas de mal du Pape mort, pas même Pasquin[43]. Et le jugement de la postérité sur Benoît XIV semble avoir ratifié les qualifications que le fils du ministre Walpole avait données à ce Pape sur un monument érigé à Londres en son honneur : Pontife, aimé des catholiques, estimé des protestants, humble, désintéressé, monarque sans favori, Pape sans népotisme, censeur sans sévérité et docteur sans orgueil[44].

 

IV

Le solide bon sens de Benoît XIV ne lui avait pas permis sans doute de se faire illusion : l'apaisement bienfaisant qui s'était fait autour de sa personne ne pouvait être qu'une trêve. Le mouvement politique et le mouvement intellectuel contre lesquels la Papauté avait eu à lutter étaient trop puissants pour ne pas réapparaître avec une force nouvelle à la première occasion. Cette réapparition devait être formidable. Dans cet agrégat de peuples européens, qui s'était formé avec les débris de la chrétienté médiévale, on ne devait voir, dit Albert Sorel, qu'une ligue se former au  XVIIIe siècle : c'est la ligue des puissances du Nord contre la Pologne, et on ne devait apercevoir qu'une circonstance où les puissances de l'Ouest et du Midi poursuivraient de concert un objet commun ; c'est la suppression de l'Ordre des jésuites[45]. Ajoutons qu'on ne devait découvrir, dans ce même siècle, qu'uns institution où se coaliseraient, pour se diriger ensuite contre l'Eglise, les, divers mouvements intellectuels et les diverses aspirations sociales de celte époque : c'est la franc-maçonnerie[46].

En attendant, ligues princières et coteries littéraires n'avaient qu'un objectif : la destruction de l'Ordre des Jésuites. La question du Maintien ou de la suppression de la Compagnie de Jésus paraît, en effet, avoir exercé une action prépondérante sur les esprits des cardinaux pendant le conclave. Le nouveau Pape serait-il, oui ou non, favorable aux jésuites ? On raconte que le 28 juin 1758, au moment où le cardinal Calvalchini, qui avait obtenu la veille vingt-sept voix, allait être élu, le cardinal de Luynes, au nom de la France, notifia l'exclusive contre lui. Le motif était facile à deviner : Cavalchini était connu pour son attachement à la Compagnie de Jésus et avait voté pour la canonisation de Bellarmin, le défenseur des droits du Saint-Siège contre les prétentions des princes. Le représentant de la France s'était fait l'interprète de toutes les cours bourboniennes. Les regards se tournèrent alors vers le cardinal Rezzonico, évêque de Padoue. Il était né à Venise en 1593. Benoît XIII fait auditeur de rote, Clément XII cardinal, et Benoît XIV évêque. Très estimé pour sa vertu, sa science théologique et canonique, il avait été très mêlé au gouvernement du dernier Pape, qui l'estimait particulièrement. Le 5 juillet 1753, Rezzonico réunit la majorité des suffrages et prit le nom de CLÉMENT XIII.

Son élection fut accueillie-avec une satisfaction unanime, qui ne présageait pas les innombrables contradictions auxquelles son pontificat devait bientôt se trouver en butte. L'abbé Clément, le futur évêque constitutionnel de Seine-et-Oise, qui avait été envoyé à Rome par les jansénistes pour influencer le conclave, ne tarissait pas d'éloges sur sa vie exemplaire et son inépuisable charité[47]. Le célèbre astronome Lalande renchérissait encore sur ces louanges[48].

Le nouveau Pape profita de ces bonnes dispositions à son égard pour travailler avec zèle à corriger tous les abus et à encourager toutes les bonnes œuvres. Un de ses premiers actes fut de rappeler aux évêques du monde entier le devoir qui leur incombait de résider dans leurs diocèses et de s'y montrer hommes de prière et de doctrine, pères des pauvres et anges de paix[49]. Continuant à Rome les œuvres qui lui avaient valu la vénération de son peuple de Padoue, il réforma et favorisa plusieurs corporations d'artisans[50], rendit de nombreuses ordonnances concernant la bonne administration de l'Etat pontifical, adoucit le régime des prisons de Rome[51], encouragea les monts de piété[52], recommanda l'enseignement de la doctrine chrétienne au peuple[53] ; donna de nouveaux règlements à la bibliothèque et aux musées du Vatican[54].

Mais, dès les premiers jours de son pontificat, Clément se trouva aux prises avec l'affaire qui devait en être jusqu'au bout le tourment : la suppression de la Compagnie de Jésus, réclamée par presque toutes les cours catholiques[55]. Un attentat commis, le 3 septembre 1755, contre le roi Joseph Ier de Portugal, servit de prétexte à son premier ministre, le marquis de Pombal, pour faire emprisonner 221 jésuites et pour faire jeter tous les autres sur les côtes des Etats pontificaux. Moins de quatre ans plus tard, le 16 janvier 1762, le roi de France, Louis XV, conseillé par la marquise de Pompadour, demandait au Pape, pour les jésuites français, un vicaire général spécial, à peu près indépendant du général de l'Ordre ; peu après, le 6 août de la même année, le parlement de Paris, bientôt imité par les parlements de Province, prononçait la suppression de la Compagnie de Jésus dans son ressort. Le 27 février 1767, Charles III, roi d'Espagne, signait un décret bannissant tous les jésuites de son royaume et de ses colonies. Le jeune duc de Parme, petit-fils de Louis XV et neveu de Charles III, interdisait, par un édit du 14 janvier 1758, l'entrée de ses Etats à toute bulle, bref ou autre document pontifical qui n'aurait pas reçu son exequatur.

Certaines peines étaient plus cuisantes au cœur du Pontife : c'étaient celles qui lui venaient de ses amis, de ceux qu'il avait comblés des témoignages plus particuliers de sa bienveillance. La reine de Hongrie, Marie-Thérèse, à qui le Pape venait de conférer le titre de Majesté apostolique, et son fils, Joseph II, qu'il avait recommandé aux électeurs de l'empire, refusaient d'intervenir auprès des cours bourboniennes en faveur des religieux persécutés. Venise, patrie du Pape, favorisait l'intrusion d'un clergé schismatique dans l'église Saint-Georges, construite à l'intention des Grecs-Unis ; et Gênes, en faveur de qui la Papauté avait souvent offert son arbitrage pour apaiser les différends qui la déchiraient, promettait une récompense de six mille écus à qui lui livrerait le légat pontifical envoyé pour visiter la Corse.

Pas un de ces attentats ne fut consommé sans que le Pontife n'élevât la voix, tantôt avec tristesse, tantôt avec force : mais la plupart du temps, ces protestations ne firent qu'aviver les ressentiments. Ces attaques, en effet, avaient leur source dans un état d'esprit qui ne cessait de se propager en Europe et qui devait aboutir à la crise de la Révolution. Le jansénisme, le gallicanisme et l'incrédulité s'enracinaient dans les esprits. Les jansénistes, soutenus par la plupart des parlements, continuaient leur opposition à la bulle Unigenitus ; le groupe de Hollande, érigé en Eglise, tenait son premier synode en 1761. Le ministre de Louis XV, Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse, tranchait, sans aucun recours à Rome, les questions les plus graves du droit canonique, reculait l'âge des vœux, limitait le nombre des couvents dans les villes et supprimait les monastères là où les sujets étaient trop peu nombreux. En Allemagne, le cumul des évêchés et l'attribution des jugements Protestation, des clercs aux tribunaux laïques procédait du même esprit d'indépendance des Etats à l'égard de l'autorité, même spirituelle, du Saint-Siège. Clément protesta avec force contre une violation si évidente de ses droits[56]. L'Esprit, d'Helvétius, l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, l'Emile de Rousseau, propageaient les doctrines d'une philosophie hostile à toute idée de surnaturel, parfois à toute idée de saine morale. Clément condamna plusieurs livres jansénistes, entre autres l'Exposition de la doctrine chrétienne de Mésenguy et le De statu Ecclesiæ de Fébronius (Nicolas de Hontheim, auxiliaire de Trèves), et signala l'attitude révoltée de la secte comme une des causes de la décadence des mœurs et de la foi[57]. Un bref du 31 janvier 1759 proscrivit l'Esprit d'Helvétius comme un ouvrage subversif non seulement de la doctrine chrétienne, mais encore de la loi et de l'honnêteté naturelle[58]. Un décret du 3 septembre de la même année signala l'Encyclopédie comme contenant des doctrines fausses, conduisant au mépris de la religion et à la corruption des mœurs[59]. Le 26 octobre 1763 Clément approuva la condamnation de l'Emile par la Sorbonne[60]. Enfin le 25 novembre 1766, en présence de la diffusion croissante des livres impies, il dénonça, par une encyclique remarquable, adressée à tous les évêques du monde catholique, le péril extrême que faisaient courir à l'Eglise et à la société les publications des prétendus philosophes : L'ennemi de tout bien, s'écriait-il, a semé le mauvais grain dans le champ du Seigneur ; et la mauvaise plante a grandi ; elle menace d'étouffer la bonne moisson... Le temps est venu d'y porter la faux... Oui, mes frères, il n'est rien que les impies de nos jours n'osent attaquer. Dieu, ce grand Dieu qui veille sur nos âmes et qui leur parle, ils nous le représentent comme un Etre muet, inerte, sans providence et sans justice ! Notre âme, cette âme que le créateur a élevée en dignité à peine au-dessous de la nature angélique, ils disent qu'elle doit mourir ! Pour eux la matière est tout, ou du moins domine tout... Et ceux-là mêmes qui rejettent de telles erreurs, ne craignent pas, trop souvent, de nos jours, de scruter orgueilleusement nos mystères, de tout soumettre à leur raison !... Le péril est d'autant plus grand que les livres qui propagent de telles doctrines, habilement composés, écrits avec beaucoup d'art, pénètrent partout, répandent partout leur venin... Vénérables Frères, nous vous en conjurons, faites qu'en tous lieux les ministres de Jésus-Christ s'appliquent, chacun suivant sa position, suivant ses moyens d'action, à dénoncer le péril, à le combattre par la parole et par les œuvres. Suppliez les Princes chrétiens de prendre la défense de l'Eglise gémissante[61].

Clément XIII fit plus encore. Non content de dénoncer à l'univers les doctrines dissolvantes et meurtrières du jansénisme, du gallicanisme et du philosophisme, il eut la consolation et la gloire d'indiquer au monde chrétien la dévotion vivifiante, seule capable de le régénérer : la dévotion à l'amour de Dieu sous le symbole et par le culte du Sacré-Cœur de Jésus.

Depuis plus d'un siècle, la dévotion à l'humanité du Sauveur, considérée dans son Cœur de chair, symbole de son amour, s'était répandue parmi les âmes pieuses. Le P. Eudes, nous l'avons vu, avait été autorisé en 1674, par Clément X, à établir dans sa congrégation une fête des Cœurs Sacrés de Jésus et de Marie. Or, vers la même année, tandis que les doctrines desséchantes du jansénisme pénétraient de plus en plus la vie chrétienne, et qu'un froid et abstrait rationalisme prévalait dans la pensée philosophique, une humble religieuse de la Visitation, agenouillée dans la chapelle de Paray-le-Monial, eut une vision du Sauveur lui montrant son cœur enflammé de charité. Le divin Maître, se plaignant des froideurs et des rebuts qu'il rencontrait chez les chrétiens, lui exprima son ardent désir d'être aimé des hommes, de les remettre, comme par une Rédemption amoureuse, dans la douce liberté de l'empire de son amour[62], et lui demanda l'établissement d'un culte public à son Cœur Sacré. Cette apparition fit entrer la dévotion du Sacré-Cœur dans une nouvelle phase. Les jésuites s'en firent les plus ardents propagateurs. Sous leur impulsion, les suppliques affluaient à Rome de tous côtés, demandant au Saint-Siège l'établissement d'une fête' en l'honneur du Sacré-Cœur. Clément XIII pensa que le moment était venu d'accéder à ces désirs, et, le 2 février 1765, il approuva et fit publier un décret de la Congrégation des Rites[63], rendu le 26 janvier précédent, par lequel la congrégation considérant que, par cette dévotion, on renouvelle symboliquement la mémoire de ce divin Amour par lequel le Fils unique de Dieu, revêtu de la nature humaine et obéissant jusqu'à la mort, a dit qu'il donnait l'exemple d'être doux et humble de cœur, acquiesçait pleinement aux prières qui lui étaient faites. Le 17 juillet suivant, l'Assemblée du clergé de France, à la sollicitation de la reine Marie Leczinska, femme de Louis XV, exprima le désir que la fête du Sacré-Cœur fût établie dans les diocèses où elle ne l'était pas encore. En dépit des clameurs qui s'élevèrent dans le camp des jansénistes et dans celui des philosophes déistes de l'époque, la dévotion au Sacré-Cœur, qui ramenait la piété au culte de l'humanité de Jésus-Christ, en considérant surtout dans cette humanité le symbole de l'Amour, retrempait l'esprit chrétien à ses sources les plus pures. Par le décret mémorable de 1765, le jansénisme recevait un coup terrible ; et les jésuites, au moment même où ils étaient expulsés de presque tous les Etats catholiques, voyaient du moins triompher une de leurs plus chères dévotions.

Le doux et pieux Clément XIII mourut dans la nuit du 2 au 3 février 1769. La tenue du conclave qui suivit sa mort montra que les ennemis de la Compagnie de Jésus n'avaient pas désarmé et que la suppression de la célèbre société était toujours l'objectif principal des cours européennes. Les cardinaux des couronnes avaient pour mission de faire élire un Pape hostile aux jésuites[64].

Après quatre mois d'intrigues, le cardinal Laurent Ganganelli fut élu à l'unanimité. Les cardinaux espagnols s'étaient en vain efforcés de lui arracher une promesse écrite de supprimer la Compagnie de Jésus. Si nous en croyons le témoignage de Bernis[65], représentant de la France au conclave, on dut se contenter d'un écrit nullement obligatoire... d'un écrit par lequel Ganganelli, en qualité de théologien, disait qu'il pensait que le Souverain Pontife pouvait en conscience éteindre la société des jésuites, en observant les règles canoniques et celles de la prudence et de la justice.

Jean-Vincent Ganganelli, né aux environs de Rimini, d'un père médecin, avait fait profession chez les Cordeliers sous le nom de Laurent. Il s'était montré dans les diverses fonctions qu'il avait remplies, soit comme professeur, soit comme membre des congrégations romaines, bon religieux, savant théologien, d'un caractère aimable. Il était le seul religieux du conclave. On connaissait l'intimité qui le liait au fondateur des Passionnistes, Paul de la Croix. Son opposition à certains actes de fermeté de Clément XIII lui avait valu la sympathie des cours bourboniennes, sans effrayer le groupe des zelanti. Il déclara, en souvenir du pape Clément XIII, à qui il devait la pourpre, prendre le nom de CLÉMENT XIV.

Son encyclique de prise de possession indiqua quelle serait l'idée dominante de son règne : garder la paix avec les cours catholiques, pour obtenir leur appui contre l'irréligion toujours grandissante. A quelle époque, s'écriait éloquemment le Saint Père, vit-on jamais s'élever de si pernicieuses opinions ? Quand vit-on les hommes, séduits par les charmes de la nouveauté, entraînés, par une sorte d'avidité, vers une science étrangère, se laisser si follement attirer vers elle et la chercher avec tant d'excès ? Puis, s'adressant aux princes, établis ministres de Dieu pour le bien, il les conjurait d'aimer l'Eglise comme leur mère et de défendre ses droits. Les évêques et les prêtres, d'autre part, étaient exhortés à apprendre aux peuples, non seulement à obéir aux princes, mais à les honorer et à les aimer ; car ils travailleraient ainsi efficacement à deux choses qui ne peuvent être séparées : la tranquillité de la cité et le bien de l'Eglise[66].

Pour bien marquer son désir de conciliation, Clément XIV crut devoir supprimer la publication annuelle de la bulle In cœna Domini, dont l'allégation avait si fort contribué à envenimer les querelles précédentes ; on assure même qu'il se proposait de la réformer, en l'adaptant aux besoins des temps modernes[67]. La première promotion de cardinaux comprit le frère du premier ministre de Portugal, Paul de Carvalho. D'actives négociations aboutirent à une ordonnance de Joseph Ier, rendant libres les communications avec Rome. Les pénibles incidents qui avaient rendu si difficiles les relations du Saint-Siège avec Parme, prirent fin par un acte bienveillant du Pontife, qui accorda gracieusement les dispenses dont l'Infant avait besoin pour son mariage avec sa cousine l'archiduchesse Marie-Amélie, fille de Marie-Thérèse[68]. L'horizon politique se rassérénait.

Mais le Pape ne se dissimulait pas que la question brûlante était toujours celle de la suppression ou du maintien de l'Ordre des jésuites. Ce point noir à l'horizon menaçait de déchaîner un orage. La tempête éclata à l'occasion du bref du 12 juillet 1769, encourageant les missions de la Compagnie de Jésus dans les pays infidèles. Les plaintes des gouvernements de France et d'Europe allèrent jusqu'à l'insolence. Le duc de Choiseul ne craignit pas de poser un ultimatum au Souverain Pontife. Il est instant, écrivit-il au cardinal de Bernis, que Sa Sainteté se détermine... Le délai qu'on lui donne pour former mi plan et pour l'exécuter ne peut pas être de plus de deux mois... Ce terme passé, on ne pourra empêcher les souverains de la maison de Bourbon de rompre toute communication avec un Pape, ou qui nous amuse, ou qui nous est inutile[69]. Clément XIV chercha à gagner du temps. Il écrivit à Louis XV, le 29 septembre, qu'il avait besoin de recevoir communication de mémoires et de dossiers, pour examiner mûrement l'affaire[70]. La réponse du roi de France fut hautaine : Votre Sainteté est trop éclairée pour n'être pas persuadée qu'en usant du droit souverain qui appartient à nos couronnes, lorsque nous avons jugé à propos, le roi mon cousin, le roi mon neveu et moi, de bannir de nos Etats une Société qui nous a paru dangereuse, nous avons en même temps approfondi les motifs justes qui décidaient notre détermination[71]. Charles III d'Espagne fut encore plus pressant. Les déclarations du Pape, tout en maintenant la nécessité d'une information personnelle, durent se faire plus condescendantes et plus précises, pour calmer l'irritation. Nous avons fait rassembler les documents, écrivit-il, le 30 novembre 1769, au roi d'Espagne... Nous soumettrons aux lumières de Votre Majesté un plan pour l'extinction absolue de cette Société. Votre Majesté le recevra avant peu[72].

Tout n'était pas certainement faiblesse et diplomatie dans l'attitude de Clément XIV. Le Pape paraît avoir été bien convaincu, comme l'avait été Benoît XIV, de l'existence de certains abus dans la célèbre Compagnie et de la nécessité d'y porter remède. Pour faire prendre patience aux cours et attendre un moment plus favorable à son action modératrice, il s'empressa de donner aux couronnes des gages de ses intentions. Il enleva aux jésuites le séminaire de Frascati et le collège des Grecs[73] ; il fit inspecter avec une extrême rigueur le collège romain[74]. Mais le Pontife comptait sans l'acharnement obstiné des puissances. Le 4 juillet 1772, la cour d'Espagne le menaçait nettement d'un schisme[75]. En retour de sa condescendance, au contraire, on lui laissait entrevoir la restitution d'Avignon et de Bénévent, détenus par la France et l'Espagne. A cette tentative de marchandage, la fierté du Pape se révolta. Le Pape, raconte Bernis, répondit qu'il ne trafiquait pas dans les affaires[76].

Pendant quelque temps encore, les cours d'Espagne et de France, activant les recherches dans leurs archives, accumulèrent leurs griefs contre la Compagnie : morale relâchée, esprit d'intrigue, amour du lucre, constitution d'une puissance internationale redoutable à la paix des nations et de l'Eglise elle-même. Le Pape, de son côté, multipliait contre les jésuites les mesures de rigueur : inspections, procès, confiscations, vexations de toutes sortes, à tel point, dit un historien[77], que les jésuites des Etats romains auraient, en peu de mois, disparu comme corps sans que la suppression générale de l'Ordre eût été décrétée. Mais le ministre d'Espagne, implacable, écrivait : C'est en vain que l'on tourmente ces pauvres gens. Une seule parole suffit : l'abolition[78]. Clément XIV s'enferma dans une retraite de plusieurs semaines, puis signa, le 21 juillet 1773, le célèbre bref Dominus ac Redemptor, qui ne fut oublié que le 16 août suivant.

Après avoir invoqué le droit suprême de la Papauté, dont ses prédécesseurs avaient usé plus d'une fois, de réformer et de dissoudre les ordres religieux pernicieux et plus propres à troubler la tranquillité des peuples qu'à la leur procurer, le Pontife en venait à la Compagnie de Jésus. Presque à son berceau, disait-il, elle a vu naître en son sein différents germes de discorde et de jalousie qui, non seulement déchirèrent ses membres, mais qui les portèrent à s'élever contre les autres ordres religieux, contre le clergé séculier, les académies, les universités, les collèges, lés écoles publiques, et contre les souverains eux-mêmes qui lés avaient admis dans leurs Etats. De tous les griefs accumulés contre les jésuites, il ne retenait que celui-ci : avoir apporté le trouble dans la société. Il écartait résolument les accusations portées contre les mœurs et l'orthodoxie de l'Ordre, et se contentait de mentionner les reproches d'orgueil, d'ambition et de cupidité, sans se porter garant de leur bien fondé.

Le chef suprême de l'Eglise concluait, par ces mots : Inspiré par l'Esprit Saint, comme nous en avons la conviction, poussé par le devoir de ramener la concorde clans le sein de l'Eglise, convaincu que la Société de Jésus ne peut phis rendre les services pour lesquels elle a été fondée, et déterminé par d'autres motifs de la prudence et de la sagesse gouvernementales que nous tenons renfermés dans notre âme, nous abolissons et nous détruisons la Société de Jésus, ses fonctions, ses maisons, ses instituts[79].

Un des plus illustres fils de saint Ignace a écrit avec émotion le récit de l'exécution de ce bref, qui fut là plus poignante épreuve de ses Pères. Le 16 août 1773, jour de douloureuse mémoire, était arrivé. Vers les neuf heures du soir, le prélat Macedonio se transportait au Gesù ; il donnait la connaissance officielle, au Père général, du bref qui supprimait la Compagnie dans le monde entier. Macedonio s'était fait accompagner de soldats et d'agents de police, afin de maintenir l'ordre, que probablement personne n'avait envie de troubler. A la même heure, également par ordre du Pape, d'autres prélats et ecclésiastiques distingués intimèrent le bref aux recteurs de tous les autres collèges et maisons que possédaient les jésuites à Rome. Ils étaient aussi, et dans le même but, accompagnés de soldats et de notaires, qui apposèrent les scellés sur les archives, sur la comptabilité, les procures et les sacristies. On défendait, jusqu'à nouvel ordre, aux jésuites, toute espèce de fonctions ecclésiastiques, telles que la prédication, la confession ; comme aussi il leur fut interdit pour un temps de sortir de leurs maisons.

Le lendemain, 17 août, le général fut conduit dans le collège des Anglais, qui lui servit de prison, jusqu'à ce qu'il fût transféré au château Saint-Ange. Bientôt les assistants et plusieurs autres membres de l'Ordre partagèrent le sort du général.

Là commença le procès mémorable contre le chef et les principaux supérieurs de la société éteinte, procès qui dura plus de Jeux ans et qui ne fut suivi d'aucune sentence juridique[80].

Peu de temps après la promulgation du bref, un ancien membre de la société dissoute, le P. Corbara, écrivait : Je ne crois pas qu'on puisse condamner le Pontife qui, après tant d'hésitations, a cru pouvoir condamner la Compagnie de Jésus. J'aime mon Ordre autant que personne ; et cependant, placé dans la même situation que le Pape, je ne sais si je n'aurais pas agi comme lui. La Compagnie, fondée pour le bien de l'Eglise, périssait pour le même bien : elle ne pouvait trouver fin plus glorieuse[81].

Chose étrange, deux souverains hétérodoxes, Frédéric de Prusse et Catherine de Russie, soutinrent les jésuites contre le Pape. Sur leurs ordres, les évêques de Silésie et de la Russie Blanche s'abstinrent de promulguer le bref dans leurs diocèses ; et, comme cette promulgation était la condition canonique de son exécution, les jésuites réfugiés dans ces deux pays crurent pouvoir continuer leur vie en commun et leur ministère.

Dans les cours catholiques, on put croire un moment que les hostilités étaient tombées. En Portugal, le nonce fut reçu au milieu de manifestations joyeuses ; Marie-Thérèse et Louis XV, sur les instances du Pape, refusèrent d'encourager l'application des idées de Fébronius[82]. Le roi d'Espagne, Charles III, fit approuver par Clément XIV un ordre de chevalerie dévoué à l'Immaculée Conception. Mais l'apaisement n'était que superficiel : l'hostilité envers l'Eglise restait profonde. L'effet immédiat de la suppression des jésuites, dit judicieusement Léopold de Ranke, se fit sentir sur les pays catholiques. Les jésuites avaient été persécutés et haïs surtout parce qu'ils défendaient la doctrine la plus rigoureuse de la suprématie du Saint-Siège. On affecta de croire que le Pape, en les laissant tomber, renonçait à cette doctrine et à ses conséquences. L'opposition philosophique et religieuse avait, disait-on, remporté la victoire ! Les boulevards extérieurs étaient pris ! L'attaque du parti victorieux contre la forteresse devait recommencer avec encore plus d'énergie[83].

Le spectacle de ce redoublement d'hostilité envers le catholicisme assombrit les derniers jours de Clément XIV, qui mourut pieusement, assisté par saint Alphonse de Liguori, le 22 septembre 1771. Il avait eu la joie de voir la fille de Louis XV, Mme Louise de France, entrer au Carmel[84], le patriarche des Arméniens et six évêques ses suffragants, renoncer aux erreurs d'Eutychès, en 1771 ; et, vers la même époque, presque tout le pays de Sickelva, en Hongrie, abandonner le socinianisme pour revenir à l'Eglise catholique[85] ; il avait béni et canoniquement approuvé la pieuse congrégation des Passionistes ; mais rien ne le consola des grands scandales qui affligèrent l'Eglise pendant ses dernières années : l'impératrice apostolique, Marie-Thérèse, s'associant à l'odieux partage de la Pologne ; le roi très chrétien, Louis XV, soumettant à son visa la publication et l'exécution de toutes lettres pontificales, même adressées à des particuliers[86] ; le jansénisme le plus sectaire pénétrant dans les universités autrichiennes par le Hollandais Van Swieten[87] ; le philosophisme triomphant en France par les hommages publics rendus à Voltaire[88]. Favorisés par les parlements et quelquefois par les princes, le gallicanisme et le jansénisme suivaient la voie qui devait les conduire au Synode de Pistoie et à la Constitution civile du clergé ; fêté dans les salons du XVIIIe siècle, le déisme philosophique marchait à grands pas sur la route qui le menait à la Déclaration des droits de l'homme et à la fête de la Raison ; car, suivant la remarque profonde d'Albert Sorel, la Révolution française, qui apparaît aux uns comme la subversion, et aux autres comme la régénération du vieux monde européen, n'est que la suite naturelle et nécessaire de l'histoire de l'Europe[89].

Il est temps d'étudier en particulier ce mouvement des esprits ; sous verrons ensuite quelles forces l'Eglise pouvait y opposer.

 

 

 



[1] A. BAUDRILLART, Philippe V et la cour de France, t. I, p. 316 et s.

[2] G. LANSON, Hist. de la littérature française, 7e édit., p. 627.

[3] G. LANSON, Hist. de la littérature française, 7e édit., p. 628.

[4] Sur Clément XI, soir l'article de J. DE LA SERVIÈRE, dans le Dict. de théologie de VACANT-MANGENOT. Cf. REBOULET, Hist. de Clément XI, Avignon, 1752 ; LAFITAU, Vie de Clément XI, Padoue, 1752.

[5] Clément XIV était fils d'un médecin et n'avait pas occupé de hautes charges dans le gouvernement pontifical. Tous les autres Papes appartenaient à la noblesse et avaient été formés dans la diplomatie.

[6] Nicol. II in Conc. Later, ann. 1059, op. PERTZ, Monumenta Germaniæ, Leges, t. IV, append., p. 176.

[7] Bulle Æterni Patris, § 18. Sur ce droit appelé exclusio ou plus souvent exclusiva, voir Kirchenlexikon, v° exclusiva ; MORONI, Dizionario, v° exclusiva ; ORTOLAN, Dictionnaire de théologie de VACANT-MANGENOT, t. III, col. 719-724 et l'abondante bibliographie donnée Ibidem, col. 726-727. Le dernier usage du droit d'exclusive a été fait par l'Autriche, le 2 août 1903, contre le cardinal Rampolla, au conclave qui a élu Pie X.

[8] Aucun document pontifical n'a jamais sanctionné positivement ce droit ou prétendu droit. Mais l'Eglise en a accepté ou supporté l'exercice jusqu'au XXe siècle.

[9] SAINT-SIMON, Mémoires, t. XXXIV, p. 250.

[10] Telle est la conclusion qui résulte de l'examen attentif que nous avons fait des documents relatifs au conclave de 1721, conservés aux Archives du ministère des Affaires étrangères (Rome, 624-628). Nous n'y avons trouvé aucune existence de la promesse écrite signalée par Saint-Simon, et nous y avons rencontré plusieurs fois le dépit de n'avoir obtenu du cardinal Conti que des paroles vagues. Cf. R. P. BLIARD, Dubois, cardinal et premier ministre, t. II, p. 216-225.

[11] Lettres de Dubois à Rohan et à Maulevrier. Aff. Etr., Rome, 627, f. 243 ; Espagne, 301, f. 257.

[12] MURATORI, Annali, t. XII, p. 102.

[13] Il a été toutefois calomnié par ses ennemis. Voir BLIARD, Dubois, cardinal et premier ministre.

[14] NOVAES, Elementi della storia de Sommt Pontifici, t. XIII, p. 14.

[15] MURATORI, Annali, t. XII, p. 108.

[16] Bullarium, t. XI, IIe part., p. 409-412.

[17] Bullarium, t. XI, IIe part., p. 400-401.

[18] Era riguardata qual santo. MURATORI, Annali, t. XII, p. 129.

[19] MURATORI, Annali, t. XII, p. 130. Sur Benoît XIII, voir HEMMER, Dict. de théologie, au mot Benoît XIII.

[20] Bullarium, t. XIV, p. 379-380.

[21] La loterie mensuelle qu'il institua, et qui devint le jeu favori des Romains, fait moins d'honneur à son pontificat.

[22] RANKE, Hist. de la Papauté, t. III, p. 340-341.

[23] A. BAUDRILLART, Philippe V et la cour de France, t. I, p. 1.

[24] Baron de BIELFELD, Institutions politiques, t. II, ch. IV, De la puissance des Etats, § 30. Il y a un préjugé dont il faut se défaire, écrit Albert Sorel, c'est de se représenter l'Europe de l'Ancien Régime comme une société d'Etats régulièrement constituée, où chacun conformait sa conduite à des principes reconnus de tous... La Renaissance avait ruiné cette conception... Sa raison dernière, en toutes choses, c'est la raison d'Etat, c'est-à-dire la vieille doctrine du salut public telle que Rome l'avait pratiquée et enseignée au monde. A. SOREL, L'Europe et la Révolution française, t. I, p. 9, 17. Plus tard l'absolutisme éclairé de Frédéric II et de Joseph II essaya, il est vrai, de puiser ses principes dans le droit de la nature, suivant les théories de Puffendorf, se proposa de ne pas intervenir dans les décisions de la justice, de respecter les droits individuels, de considérer la royauté comme un service, etc. Malheureusement ces théories furent pénétrées de la philosophie incrédule de l'époque et ne donnèrent pas, nous le verrons, de meilleurs résultats. Cf. Revue des Questions historiques du 1er janvier 1911, p. 293.

[25] Bull., t. XIV, p, 236.

[26] Béatifiée par Pie VII, le 8 juin 1804.

[27] Béatifié par Pie VI, le 18 août 1786.

[28] Béatifié par Pie VI, le 15 mai 1789.

[29] MURATORI, XII, 203. Le savant historien Muratori, mort en 1750 à l'âge de 78 ans, est, dans ses Annales, un témoin précieux des événements de cette époque.

[30] MURATORI, Annali, XII, 203.

[31] De sacrificio missæ, De servorum Del beatificatione et canonisatione.

[32] BENEDICTI XIV, Bullarium, t. I, p. 258-260.

[33] Constit. Sollicita, § 20. BENEDICTI XIV, Bullarium, t. IV, p. 50-54.

[34] Constit. Sollicita, § 18.

[35] Constit. Sollicita, § 19.

[36] Voir cette correspondance en tête de la tragédie de Mahomet. VOLTAIRE, Œuvres, édit. Beuchot, t. IV, p. 10-14. Je suis forcé, écrivait Voltaire, de reconnaître l'infaillibilité de Votre Sainteté dans les décisions littéraires comme dans les autres choses plus respectables. Ibid., p. 14. Cf. VOLTAIRE, Œuvres, t. LV, p. 53-54.

[37] HURTER, Nomenclator, III, 3.

[38] P. DE RAVIGNAN, Clément XIII et Clément XIV, p. 70. Cf. Bulles Devotam de 1746, Gloriosa Domine de 1748, Quantum recessu de 1755.

[39] RAVIGNAN, Clément XIII et Clément XIV, p. 66-72. Le 15 mai suivant, Benoît XIV étant mort, le cardinal visiteur déclara les jésuites portugais coupables d'avoir exercé un commerce illicite et scandaleux.

[40] PICOT, Mémoires, t. III, p. 21. Bullarium, III, 167-169.

[41] La première partie de cet ouvrage était de l'abbé Mey ; la seconde de l'avocat Maultrot.

[42] Décret du 20 novembre 1752 et bref du 4 mars 1755.

[43] CANTU, Les hérétiques d'Italie, trad. DIGARD et MARTIN, t. V, p. 143.

[44] MURATORI, Contin., t. XIII, p. 184. M. Emlie DE HERCKEREN a publié en 1911, à Paris, en deux volumes in-8°, la Correspondance de Benoît XIV, précédée d'une introduction et accompagnée de notes et tables.

[45] Albert SOREL, L'Europe et la Révolution française, t. I, p. 67.

[46] Frédéric Schlégel, dans ses leçons sur la philosophie de l'histoire données à Vienne en 1826, avait déjà signalé le rôle important de la franc-maçonnerie au XVIIIe siècle. Voir F. SCHLÉGEL, Philosophie de l'histoire, trad. LECHAT, Paris, 1836, t. II, p. 360 et s.

[47] CLÉMENT, Journal d'un voyage et correspondance en Italie et en Espagne, Paris, 1802. Cité par PICOT, Mémoires, t. V, p. 372.

[48] LALANDE, Voyage d'Italie, cité par PICOT, Mémoires, t. V, p. 372.

[49] BARBERI, Bullarii romani continuatio, t. I, p. 27.

[50] BARBERI, Bull., t. I, p. 34, 195-201 ; t. II, p. 178-180 ; t. III, p. 85-108.

[51] BARBERI, Bull., t. II, p. 271-277.

[52] BARBERI, Bull., t. III, p. 81 et s., 203 et s., 276-382.

[53] BARBERI, Bull., t. II, p. 134-136.

[54] BARBERI, Bull., t. II, p. 262-264.

[55] J. DE LA SERVIÈRE, Dict. de théol. cath., au mot Clément XIII, t. III, col. 115.

[56] BARBERI, Bull., I, 42-43 ; II, 82 ; III, 9,152.

[57] BARBERI, Bull., t. III, p. 823, 835 et s.

[58] BARBERI, Bull., t. I, p. 88.

[59] BARBERI, Bull., t. I, p. 223.

[60] BARBERI, Bull., t. II, p. 419.

[61] BARBERI, Bullarium, t. III, p. 225-227.

[62] M. M. ALACOQUE, Lettres inédites, p. 141-142. Cf. BAINVEL, dans le Dict. de Théol., t. III, col. 533.

[63] BARBERI, Bullarium, t. III, p. 22.

[64] RAVIGNAN, Clément XIII et Clément XIV, p. 241.

[65] Lettres de Bernis à Choiseul, 28 juillet et 20 novembre 1969. Voir MASSON, Le cardinal de Bernis, Paris, 1884, p. 107. CRÉTINEAU-JOLY, dans son Histoire de la Compagnie de Jésus, t. V, p. 275, cite un texte un peu différent et plus accentue. Le texte original du billet étant introuvable, il semble conforme aux règles de la plus juste critique de s'en tenir aux affirmations de Bernis.

[66] THEINER, Clementis XIV epistolæ et brevia, Paris, 1852. PICOT, Mémoires, t. V, p. 318-320.

[67] THEINER, Hist. du pontificat de Clément XIV, t. I, p. 480.

[68] THEINER, Histoire, t. I, p. 15.

[69] THEINER, Histoire, t. I, p. 371 ; RAVIGNAN, Clément XIII et Clément XIV, p. 279-280.

[70] THEINER, Epistolæ, p. 31.

[71] THEINER, Histoire, t. I, p. 393.

[72] THEINER, Epistolæ, p. 33 ; RAVIGNAN, Clément XIII et Clément XIV, p. 295.

[73] THEINER, Histoire, I, p. 381.

[74] THEINER, Histoire, I, p. 361-402. Cf. MASSON, Le cardinal de Bernis, p. 150 et s.

[75] THEINER, Histoire, II, p. 242.

[76] THEINER, Histoire, II, p. 241 ; RAVIGNAN, Clément XIII et Clément XIV, p. 347-348 et note.

[77] J. DE LA SERVIÈRE, Dict. de théol., t. III, col. 128.

[78] RAVIGNAN, Clément XIII et Clément XIV, p. 371.

[79] Bullarium, t. IV, p. 619 et s.

[80] RAVIGNAN, Clément XIII et Clément XIV, p. 376-377.

[81] CORBARA, Mémoires sur la suppression des jésuites, p. 54-55, cité par J. DE LA SERVIÈRE, Dict. de théol., t. III, col. 130.

[82] THEINER, Histoire, I, 420 et s. ; II, 428 et s.

[83] RANKE, Histoire de la Papauté, t. III, p. 356.

[84] L. DE LA BRIÈRE, Madame Louise de France, Paris, 1899.

[85] THEINER, Histoire, II, 272 ; RAVIGNAN, Clément XIII et Clément XIV, p. 355.

[86] Arrêt du Conseil du 18 janvier 1772. PICOT, t. IV, p. 365.

[87] PICOT, IV, 387.

[88] PICOT, IV, 332.

[89] A. SOREL, L'Europe et la Révolution française, t. I, p. 8.