HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

DEUXIÈME PARTIE. — LA LUTTE CONTRE LES DOCTRINES HÉTÉRODOXES

CHAPITRE IV. — LE JANSÉNISME ET LE QUIÉTISME.

 

 

I

C'est au milieu du XVIIe siècle qu'apparaît le jansénisme ; mais sa doctrine et son esprit ont des racines profondes, qu'il importe d'étudier, en remontant jusqu'au milieu du siècle précédent.

La doctrine janséniste s'est formée à la Faculté de théologie de Louvain.

Au milieu du XVIe siècle, au moment où s'ouvrit le concile de Trente, la célèbre université flamande, richement dotée par la générosité de Charles-Quint et de Philippe II, était à l'apogée de sa renommée. Six mille étudiants, répartis en quarante-deux collèges, s'y livraient avec ardeur, sous la conduite de maîtres éminents, à l'étude des sciences divines et humaines, tout particulièrement de la théologie[1] ; et, de toutes les questions théologiques, il n'en était pas une qui passionnât les esprits de cette époque à l'égal du grand problème de l'accord de la grâce avec la liberté. L'hérésie protestante, en résolvant d'une façon radicale cette redoutable question, lui avait donné une actualité nouvelle. Les deux tendances qui séparaient depuis longtemps les théologiens sur ce point, et qui devaient se formuler, quarante ans plus tard, sous le nom de thomisme et de molinisme, divisaient les maîtres et les disciples. Tandis que le chancelier de l'Université, Ruard Tapper, se plaçant résolument sur le terrain de la liberté humaine, laissait suspecter sa croyance à l'universelle efficacité de la grâce divine, les disciples du dominicain Pierre Soto défendaient avec une telle ardeur la toute-puissance de l'action de Dieu, que leurs adversaires les accusaient de mettre en doute l'existence du libre arbitre.

Or, vers 1550, le professeur d'Ecriture Sainte, Léonard Hasselt, ayant été délégué, avec Ruard Tapper, au concile de Trente, pour y représenter l'Université, un fervent disciple de Pierre Soto lui fut donné comme suppléant. Il s'appelait Michel de Bay. Né en 1513 dans une ville du Hainaut, il s'était fait remarquer par la dignité de sa vie comme par l'étendue de sa science. C'était un esprit chercheur, laborieux, sagace, hardi, servi par une langue élégante et facile, mais exclusif dans ses points de vue, systématique dans ses raisonnements : âme loyale d'ailleurs, d'une foi sincère et profonde. Après le décès de Hasselt, qui mourut à Trente, en 1552, Michel de Bay, ou Baïus, fut nommé titulaire de la chaire qu'il occupait, et ne tarda pas à grouper autour de lui des disciples enthousiastes.

Michel Baïus affichait nettement son double but débarrasser le dogme de tous les éléments étrangers que lui avait apportés la scolastique du Moyen Age et qui constituaient le seul obstacle, assurait-il, à la conversion des protestants ; puis, étudier la doctrine catholique dans ses vraies sources, qui sont la Sainte Ecriture et les écrits des anciens Pères[2]. De fait, en s'appuyant uniquement sur l'Ecriture et sur les Pères, tout spécialement sur les écrits de saint Augustin, l'audacieux réformateur des études théologiques exposait un système qui faisait à la faiblesse humaine et à la toute-puissance de Dieu une part plus large que ne l'avaient faite les scolastiques, et qui se rapprochait beaucoup par là des idées de Luther.

Voici le résumé de sa doctrine, telle qu'on peut la dégager de ses divers opuscules[3], et surtout des 79 propositions extraites de ses œuvres et condamnées en bloc par le Saint-Siège. Baïus considère l'homme successivement : 1° dans l'état de nature innocente, tel qu'il a été créé par Dieu : 2° dans l'état de nature déchue, tel que le péché originel l'a fait et 3° dans l'état de nature relevée, tel que l'a rendu la rédemption de Jésus-Christ. En sortant des mains de son créateur, l'homme, suivant Baïus, possédait une rectitude parfaite, que la théologie a appelée grâce habituelle, ou état surnaturel, parce qu'elle le rendait capable de s'unir à la nature divine, mais qui devrait plutôt être appelée un état naturel, parce que cette rectitude était due à la nature de l'homme. L'homme, en effet, n'est vraiment homme que lorsqu'il accomplit Dans Pétai de des œuvres méritoires pour le ciel[4]. Mais le péché originel, c'est-à-dire, suivant Baïus, la concupiscence, en asservissant intérieurement notre volonté, en brisant à peu près le ressort de notre liberté, a ruiné toute l'économie primitive. Sans doute la volonté pure et simple, même déterminée par une force intérieure, est un fondement suffisant à la responsabilité morale, pourvu qu'elle sait exempte de toute contrainte étrangère ; mais elle n'a plus de force que pour se porter au niai, ou pour vouloir des biens d'ordre temporel ; et un tel état n'est pas en rapport avec notre fin ; toutes les œuvres des infidèles sont des péchés, toutes les vertus des philosophes sont des vices[5]. En définitive, rien d'efficace ne se fait dans l'ordre du salut que par la grâce, secours surnaturel de Dieu qui produit en nous les actes bons, c'est-à-dire les actes inspirés par la charité ceux-là seuls ont une vertu de justification[6]. Baïus admet-il, en dehors de cette grâce actuelle, une grâce habituelle ? identifie-t-il la grâce habituelle avec la charité ? Ce sont des questions qu'il laisse dans l'ombre, peut-être parce qu'il s'en désintéresse[7].

Quelle fut la genèse de cette doctrine ? Il semble bien qu'elle provienne d'une interprétation abusive de certains passages des Pères et en particulier de certaines maximes de saint Augustin. Les textes patristiques ne manquent pas, en effet, où se trouve affirmée avec la plus grande force cette vérité, que l'homme a été appelé dès le début à la vie éternelle, à l'union parfaite avec Dieu et à la moralité d'ordre spécial qui seule est proportionnée à cette fin sublime[8]. L'erreur de Baïus fut de voir là une destination non pas seulement de fait, mais de droit. De là son obstination à nier le caractère surnaturel des dons primitifs ; de là dans son système, l'aptitude exclusive de la charité théologale nous procurer la vie morale ou l'union avec Dieu[9] ; de là son optimisme pélagien dans la psychologie de l'homme en l'état l'innocence, et son pessimisme luthérien dans la psychologie de l'homme déchu.

La conviction chaleureuse avec laquelle le nouveau professeur exposait ses idées, la logique apparente de son système, la fascination qu'exerce facilement sur la jeunesse toute doctrine nouvelle, multiplièrent ses disciples. On ne les trouvait plus seule-nient sur les bancs de l'université de Louvain ; ils se rencontraient aussi dans plusieurs écoles de la ville et des environs. Plusieurs couvents de Cordeliers étaient gagnés-à la cause de Baïus.

Le chancelier Huard Tapper, en revenant du concile de Trente, vers le milieu de l'année 1552, fut effrayé de ce mouvement des esprits. Il essaya en vain de le calmer. En 1558, sur son invitation, le représentant de Philippe II dans les Pays-Bas intima à Baïus l'ordre de suspendre ses cours. L'année suivante, la Faculté de Paris censura quatorze de ses propositions. On craignit même, à un moment donné, que l'affaire n'aboutît à un conflit entre les deux universités de Paris et de Louvain. La diplomatie s'en mêla. Le cardinal de Granvelle, premier ministre d'Espagne dans les Pays-Bas, dut entrer en négociations à ce sujet avec son frère, ambassadeur de Philippe II à la cour de France. En 1561, un bref pacifiant de Pie IV, demandant à Baïus de ne pas s'écarter dans son enseignement de la manière de parler usitée dans les écoles, et surtout le choix fait, en 1563, de Michel de Bay et de son ami Jean Hessels, pour représenter l'université de Louvain au concile de Trente, calmèrent provisoirement l'effervescence des esprits. Malheureusement, Baïus, après avoir donné aux Pères et aux théologiens du concile l'impression d'un homme savant et pieux[10], reprit, à son retour à Louvain, l'enseignement de ses anciennes doctrines avec une nouvelle ardeur.

En 1567, le Pape Pie V se décida intervenir. Par sa bulle Ex omnibus, du 1er octobre, il condamna en bloc, comme respectivement téméraires, suspects, erronées ou hérétiques, 79 propositions du professeur de Louvain, que, par égard pour sa personne, il ne nommait pas. La confirmation de cette condamnation, faite deux ans plus tard, à la suite d'un nouvel examen demandé par Baïus, amena la soumission sincère du célèbre théologien qui, en 1575, fut élu par ses collègues, chancelier de l'université. Cette dignité, emportait celle d'inquisiteur pour le Brabant.

Mais, de trop zélés disciples du Maître avaient, sur ces entrefaites, soulevé une subtile querelle. Dans la phrase qui condamnait les erreurs' de Baïus, le déplacement d'une virgule pouvait changer complètement le sens de la condamnation[11]. Quelle était la place authentique de la virgule ? Avant de se soumettre, les bouillants partisans de Michel de Bay voulaient être officiellement renseignés. Il ne fallut pas moins qu'une nouvelle bulle, publiée par Grégoire XIII le 29 janvier 1579, pour mettre fin à ces réclamations. Le P. François Tolet, de la Compagnie de Jésus, chargé par le Pape de porter la bulle à Louvain et de l'y publier au nom de Sa Sainteté, eut la consolation de voir Baïus se soumettre à l'autorité du Pape avec une docilité touchante. On raconte qu'il fit du chancelier ce bel éloge : Baïus ne le cède à personne, en fait de science et d'humilité, Nil Baio doctius, nil humilius. Aussi Grégoire XIII voulût-il donner au docteur lovaniste témoignage de sa grande satisfaction en lui adressant, le 15 juin 1580, un bref plein de bienveillance.

Neuf ans plus tard, Michel de Bay, âgé de 77 ans, mourait dans la paix de l'Eglise. Ses doctrines allaient bientôt être reprises, défendues, exagérées, portées à l'extrême, par un parti dont le pieux chancelier de Louvain n'avait pas prévu la naissance et qu'il eût certainement désavoué de toutes les forces de son âme croyante[12].

 

II

Le seul titre du successeur immédiat de Baïus, Jacques Janson, au souvenir de l'histoire, est d'avoir découvert Jansénius. Doué de plus de dévouement aux idées baïanistes que d'aptitude à les propager, Janson cherchait, parmi ses auditeurs, quel serait l'héritier intellectuel du Maître. Son attention se fixa, vers 1604, sur un jeune étudiant dont les habitudes studieuses et solitaires lui semblèrent répondre à son attente. C'était un Flamand, âgé de vingt ans à peine, aux allures un peu lourdes, le regard vif, le front proéminent, le nez aquilin, le teint pâle[13]. Il s'appelait Corneille Jansen. Une ombre mystérieuse plane sur l'histoire de son enfance et de sa première jeunesse. Est-il vrai que, né de parents vils et pauvres[14], obligé de gagner sa vie comme apprenti charpentier, puis comme domestique, et consacrant à l'étude ses veilles, il ait eu recours tantôt aux protestants, tantôt aux catholiques, afin de poursuivre ses études de grammaire, d'humanités, de dialectique et de théologie ? Est-il vrai que s'étant présenté, gauche et mal vêtu, au noviciat des jésuites, il ait pris leur refus pour un dédain et en ait conçu contre la Compagnie de Jésus une rancune profonde[15] ? Le plus récent historien du père du jansénisme, en essayant de reconstituer sa vie d'après des documents originaux, y a trouvé seulement que, né le 27 octobre 1585, dans un petit village des Etats de Hollande, d'une famille de pauvres ouvriers, il a étudié d'abord dans son pays natal, puis à Louvain[16]. Dans cette ville, son ardeur au travail ne fut égalée que par son enthousiasme pour les idées nouvelles propagées par Baïus. Une maladie, provoquée par son application excessive à l'étude, le contraignit à prendre du repos. Les médecins lui conseillèrent d'aller refaire sa santé en France par un changement de climat. II vint à Paris, et s'y lia d'une étroite intimité avec un étudiant plus âgé que lui de quatre ans, Duvergier de Hauranne[17], qui, déjà répandu dans le monde, lui procura, dit-on, dans la maison d'un conseiller à la Cour, une place de précepteur. L'influence de ce jeune ami devait être bien autrement décisive sur l'avenir de Corneille Jansen que celle de son maître Jacques Janson. Sans Duvergier de Hauranne, la destinée de Jansénius eût été probablement tout autre. Tout jeune, Duvergier avait déjà parait-il, cette physionomie caractéristique que Sainte-Beuve a décrite d'après le tableau de Philippe de Champagne, cette figure toute rentrée, ramassée, compliquée, et plissée de mille rides ; un de ces fronts inégaux et fouillés qui ne trouvent leur beauté qu'en tournant au vieillard[18]. Le moral répondait au physique. Exalté, fin, souple, étroit, obstiné, retors, dominateur, son esprit, d'une activité débordante, était aussi compliqué que son visage. Duvergier était né en 1581 à Bayonne, d'une famille noble et riche, et avait fait ses premières études chez les Pères de la Compagnie de Jésus. Il ne tarda pas à découvrir chez son ami flamand un sourd mécontentement. Il en connut bientôt la cause. Jansen, habitué à méditer, à l'école du baïaniste Janson, sur, les grands- problèmes de la grâce et de la prédestination, et à les examiner à la lumière de l'Ecriture et des Pères, s'était trouvé déconcerté en entendant les docteurs parisiens, sous la direction du chancelier Duval, ne disserter que sur les questions secondaires des rapports à établir entre le roi, le Saint-Siège et les évêques. On était en effet au temps des controverses soulevées par le gallicanisme d'Edmond Richer. Duvergier exploita cet état d'âme de son ami. Eh quoi ! nul ne songerait à reprendre, à' mener jusqu'au bout le grand mouvement de restauration que Bains avait commencé ? Paris, décidément, ne pouvait être d'aucun secours ; mais au pied des Pyrénées, dans un domaine de sa famille, appelé Champré, Duvergier offrait à Jansen une solitude laborieuse où, de concert, en se nourrissant les anciens Pères, et surtout de saint Augustin, on arriverait sans doute à retrouver et à restaurer, dans leur pureté primitive, le dogme et la discipline de l'Eglise.

Jansen accepta l'offre. C'était en 1611. Un des plus graves historiens du jansénisme, Dom Clémencet, compare leur retraite studieuse à la vie pénitente et féconde qu'avaient menée autrefois saint Basile et saint Grégoire de Nazianze. Le laborieux Flamand, stimulé par son hôte ; y commença et y poursuivit, sans trêve ni repos, l'œuvre colossale qu'il ne devait achever que sur son lit de mort. Un témoin rapporte que Mme de Hauranne mère disait souvent à son fils qu'il tuerait ce bon Flamand à force de le faire étudier[19].

Le but de tant d'efforts était la composition d'un ouvrage où 'on établirait, par des textes nombreux et authentiques, que la doctrine de Baïus était bien celle des anciens Pères et en -particulier de saint Augustin. L'ouvrage devait d'abord s'intituler Rad apologia ; on se décida plus tard à lui donner un titre plus général : Augustinus, seu doctrina sancti Augustini de humanæ naturæ sanitate, ægritudine, medicina, advenus Pelagianos et Massilienses[20]. Cette œuvre intellectuelle n'était elle-même, dans l'esprit de Duvergier, qu'un des éléments de la vaste réforme qu'il avait dès lors rêvé de réaliser dans l'Eglise. Sa correspondance avec Jansénius, qui devient très active à partir de 1617, lorsque celui-ci est de retour à Louvain, ne laisse aucun doute à ce sujet. On y parle à mots couverts. On y adopte des termes de convention. La grande entreprise qu'on prépare, c'est Pillemot : Jansénius, c'est Sulpice, Duvergier de Hauranne s'appelle Rongeart, ou Durillon, ou Calias ; les jésuites, Chimer ou Porris ; saint Augustin, Séraphis, etc. On s'y entretient mystérieusement d'arbres à planter, de maisons à construire, de bateau à équiper. On s'indigne contre le Pape, contre les clabaudeurs d'école (lettre du 5 mars 1621). On craint que Rome ne fasse à Jansénius le tour qu'elle a fait à d'autres avant que toutes choses soient mûres (même lettre). Le 20 janvier 1622, l'auteur de l'Augustinus félicite son ami de ménager si bien les personnes qualifiées. Enfin, dans une lettre de Jansénius, à la date du 2 juin 1623, se trouvent ces lignes significatives on l'on peut entrevoir, dans sa première idée, toute l'organisation de Port-Royal : De telles gens (les religieux) sont étranges quand ils épousent quelque affaire, et je juge par là que ça ne serait pas peu de chose si Pillemot fût secondé par quelque compagnie semblable[21].

Duvergier ne se contentait pas d'écrire, il agissait ; et c'est avec raison que Jansénius le félicitait de si bien ménager les personnes qualifiées. Le désir de se concilier la faveur des grands avait toujours fait la préoccupation dominante de cet homme. En 1609, le roi Henri IV ayant plaisamment demandé à quelques courtisans si, en cas dé famine, un sujet devait se donner à manger à son roi plutôt que de le laisser mourir de faim, Duvergier avait pris aussitôt la plume et, dans un curieux opuscule : Question royale, où il est démontré que le sujet pourrait être obligé de conserver la vie du prince aux dépens de la sienne, il avait sérieusement résolu le cas de conscience dans le sens de l'affirmative. C'est à cette occasion, dit-on, que le P. Coton, confesseur du roi, s'écria que l'auteur du livret méritait d'être évêque. Plus tard, en 1617, se trouvant à Poitiers où l'évêque, M. de La Rocheposay, avait pris les armes contre les protestants et les avait battus à la tête d'un corps de troupe, Duvergier fit imprimer un ouvrage ayant pour titre : Apologie pour Henri de la Rocheposay, contre ceux qui disent qu'il n'est pas permis aux ecclésiastiques d'avoir recours aux armes. L'évêque le nomma chanoine et, trois ans après, résigna en sa faveur l'abbaye de Saint-Cyran[22].

M. de Saint-Cyran (c'est ainsi qu'on l'appellera désormais), avait profité de la faveur de l'évêque pour essayer de mettre à exécution à Poitiers son plan de réforme. Mais son premier projet, qui consistait à obliger tous les fidèles à assister à la messe paroissiale sous peine de péché mortel, avait troublé le clergé et finalement indisposé l'évêque. En 1620, il quitte Poitiers pour Paris. Bientôt on le voit fréquenter chez Jérôme Mignon, l'avocat-général, chez M. de Gondi, le père du cardinal de Retz, chez M. de Bérulle, chez l'élite des gens du monde et des gens l'Église. Mais c'est tout le corps de l'épiscopat que M. de Saint-Cyran rêve de gagner à sa personne et à sa cause. En 1632, les jésuites anglais ayant eu des démêlés avec le vicaire apostolique envoyé en Angleterre, Saint-Cyran écrit, à ce sujet, sous le pseudonyme transparent de Petrus Aurelius[23], une série de dissertations dans lesquelles, dit Sainte-Beuve, il soutient les droits des évêques de manière à les avoir à peu près tous de son côté[24]. Le cardinal de Richelieu lui-même semble conquis par le prestige du savant abbé. On prétend même qu'en 1633, un violent pamphlet, ayant, paru, sous le titre de Mars Gallicus, contre les rois de France, la loi Salique, le don de guérir les écrouelles, et surtout contre la politique extérieure de Richelieu, le ministre pria Saint-Cyran d'y faire une réponse. Or, l'auteur de la satire anti-française n'était autre que Jansénius, qui se détournait un moment de ses grands travaux patristiques pour faire œuvre de bon sujet du roi d'Espagne.

Le Mars Gallicus valut à son auteur l'évêché d'Ypres. Jansénius y fut sacré le 28 octobre 1636. Ainsi, dit le P. Rapin[25], ce fut du prix de l'autel et aux dépens du sang de Jésus-Christ qu'une satire si scandaleuse fut récompensée. D'autre part, Saint-Cyran ayant, comme bien on le pense, décliné la proposition de Richelieu, s'attira, dit-on, par ce refus, le ressentiment du ministre[26]. D'ailleurs, à mesure que ses idées subversives se faisaient jour, les prêtres pieux que l'étendue de sa science et l'austérité de sa vie avaient séduits, s'écartaient de lui. Vincent de Paul, qu'il avait rencontré chez M. de Bérulle, lui entendit, dire un jour : Dieu m'a fait connaître qu'il n'y a plus d'Eglise depuis cinq ou six cents ans[27]. Une autre fois, il s'écria devant le P. de Condren : Le Concile de Trente a été surtout une assemblée politique... Saint Thomas a ravagé la vraie théologie. M. Vincent et le P. de Condren cessèrent de le voir et prémunirent leurs amis contre lui. Richelieu ne tarda pas, à son tour, à ouvrir les yeux ; ou, du moins, son confident, le Père Joseph, l'éclaira. Le perspicace capucin avait chargé M. de Saint-Cyran de diriger, durant une de ses absences, les religieuses du Calvaire ; il remarqua à son retour, dans la communauté, l'influence d'une direction suspecte, et signala le danger au cardinal.

Mais Saint-Cyran n'était pas homme à se laisser déconcerter par cet insuccès. Les ressources de cet esprit extraordinaire[28] étaient infinies. Abandonné dans le clergé par les hommes éminents sur lesquels il avait compté, il se tourna vers le monde laïque, et ne tarda pas à y conquérir une influence dominatrice.

 

III

Arnauld En 1620, pendant que M. de Saint-Cyran résidait à Poitiers, une pieuse dame, gagnée à ses plans de réforme, le mit en relations avec un de ses frères, auditeur au conseil royal des Finances[29]. Une intimité étroite ne tarda pas à s'établir entre l'ecclésiastique et l'homme de cour. M. Robert Arnauld d'Andilly, sieur de Pomponne (tels étaient les noms et titres de ce dernier), était le type achevé de l'homme du monde, aimable, accueillant, répandu dans toutes les sociétés, simple ou raffiné suivant les circonstances. Il avait pour principe, et il devait recommander fort à ses enfants, de se faire des amis de toutes sortes de conditions, depuis le moindre fourrier de la maison du roi jusqu'au connétable. Il usait de son crédit auprès des grands pour rendre service aux humbles, et s'était ainsi acquis une popularité quasi universelle. Robert Arnauld d'Andilly était l'aîné des vingt enfants d'Antoine Arnauld[30] le célèbre avocat dont on n'avait pas oublié le fameux plaidoyer, prononcé-en 159i au nom de l'Université, contre les jésuites. La famille Arnauld était alliée aux plus grands noms de France, aux Créqui, aux Montmorency, et ses membres en conservaient, dit-on, quelque chose de très fier dans leur allure. C'était une famille de robe, comptant surtout des parlementaires et des avocats, chez qui l'esprit de formalisme et de chicane, avec je ne sais quoi de raide et de solennel, devait se perpétuer. On trouvait aussi quelque chose de la sécheresse calviniste dans cette famille, dont plusieurs ascendants avaient embrassé l'hérésie protestante.

Lorsqu'il fut mis pour la première fois en présence de l'abbé de Saint-Cyran, Arnauld d'Andilly comptait à peine trente et un ans ; il était dans tout l'éclat de sa renommée mondaine, car cet ami du genre humain, ce Philinte d'une famille qui devait compter tant d'Alcestes, était extérieurement le plus souple et le plus conciliant des hommes.

Saint-Cyran vit du premier coup le parti qu'il pouvait tirer, pour la réalisation de son plan, des qualités personnelles et de relations d'un tel ami. La lettre qu'il lui écrivit le 25 septembre 1620, est, bien la plus passionnée déclaration d'amitié qu'on puisse lire. Il se donne à M. d'Andilly, non par imagination, ni par affection, ni par lettre, ni par parole : tout cela étant inférieur à ce qu'il ressent dans le cœur. Il donne le fond, et le centre, et la substance de son cœur, dont l'essence est la quintessence de son âme. La fin de la lettre, que le P. Rapin cite en entier, est plus hardie encore[31].

Nous verrons bientôt comment les rêves de Saint-Cyran furent comblés. Non seulement l'amitié de M. d'Andilly le mit en rapport avec la société la plus distinguée du royaume, mais toute la famille des Arnauld se mit au service de ses idées avec un dévouement complet.

En cette année 1620, Robert Arnauld d'Andilly, et tous les siens avec lui, étaient fiers des réformes que la deuxième fille d'Antoine Arnauld, Jacqueline, connue sous le nom de Mère Angélique[32], venait de réaliser dans deux abbayes célèbres, à Port-Royal et à Maubuisson.

C'est de bonne heure que l'abbesse de Port-Royal et de Maubuisson avait embrassé la vie religieuse. Elle n'avait que huit ans lorsque, en 1599, son père et son grand-père maternel, M. Marion, sollicitèrent pour elle, du roi Henri IV et du Pape Clément VIII, le bénéfice d'une abbaye. La bulle du Pape ne fut obtenue, d'ailleurs, qu'à l'aide d'un faux, où l'on trompait le Saint-Siège sur l'âge de l'enfant[33]. Cette manœuvre, dira plus tard la mère Angélique[34], m'a rendue maudite aux yeux de Dieu. La pauvre enfant, entrée au couvent par obéissance à son père, ne donnait aucun signe de vocation religieuse. L'abbaye de Maubuisson[35], où elle fit son noviciat, était gouvernée par Mme Angélique d'Estrées ; et l'on peut supposer quelle était la dissipation habituelle du monastère, quand on songe que la sœur de l'abbesse, la trop fameuse Gabrielle d'Estrées, lui reprochait les scandales de sa maison. Le monastère de Port-Royal, où Angélique Arnauld fut nommée abbesse en 1602, à l'âge de onze ans, ne méritait pas une meilleure réputation. Y lire les romans à la mode, y recevoir des visites, et y plaisanter, aux jours de fête, de quelque homélie plus ou moins bizarre qu'un écolier bernardin venait y débiter : tel était le fond de la vie prétendue religieuse qu'on y menait.

Or, en 1607, tandis que la jeune abbesse, rongée d'ennui, malade, retirée pour quelque temps à la maison paternelle pour soigner sa santé, songeait à ne plus retourner au couvent, Antoine Arnauld son père, entrant brusquement dans sa chambre, lui fit signer, par surprise et par force, un papier où elle déclarait ratifier les vœux faits par elle huit ans auparavant. Le religieux respect que la jeune fille portait à l'autorité paternelle lui fit alors accepter comme un devoir la tâche ingrate qui l'avait épouvantée jusque-là Angélique Arnauld était, par bien des côtés, une âme d'élite. Saint François de Sales, quand il la rencontrera pour la première fois, treize ans plus tard, admirera ses dons extraordinaires. L'austérité de sa piété s'était révoltée à la vue de tant de mondanité dans un milieu monastique ; malheureusement, son esprit d'indépendance, qu'elle tenait des Arnauld, avec le sang de sa race, devait la porter à trop compter sur ses propres forces pour réaliser une réforme nécessaire. L'excès d'austérité et l'excès d'indépendance, qui devaient marquer toute la vie de la Mère Angélique, et, par elle, tout le jansénisme, s'aperçoivent déjà dès le début de son gouvernement.

Le 25 mars 1605, date soigneusement conservée dans l'histoire de Port-Royal, tandis qu'un franciscain, le P. Basile, parle, au couvent, sur les abaissements du Fils de Dieu, Angélique se sent subitement toute changée. A partir de ce moment, elle se Lime sans compter à la réforme du monastère. C'est par sa propre réforme, d'ailleurs, qu'elle commence. On la voit soigner la plaie rebutante d'une novice, se retirer la nuit dans un grenier pour y prier pendant des heures entières. Toute trace mondaine disparaît de son costume d'abbesse ; une laine grossière écorche son poignet. Par ses exhortations, par ses exemples, elle parvient à former un noyau de solides religieuses, qui abandonnent leurs habitudes d'élégance, de vie mondaine, de bonne chère, de vanité. Une des réformes qui lui coûtent le plus est le rétablissement de la clôture. Elle a contre elle, dans son projet, non seulement l'opposition de ses religieuses, mais celle de sa propre famille. Elle surmontera tous ces obstacles. Il est dans l'histoire de Port-Royal une journée célèbre, dont le parti janséniste devait se souvenu comme une nation se souvient des grandes victoires qui l'ont fondée : c'est la Journée du Guichet. Antoine Arnauld, accompagné de plusieurs membres de sa famille, était venu voir sa fille à Port-Royal. L'abbesse refuse de les recevoir à l'intérieur de son monastère. Par le guichet, la famille Arnauld supplie, menace. Angélique, inflexible, résiste. Bref, après une longue lutte, on se résoud à aller au parloir, où l'abbesse, épuisée par tant d'émotions, tombe sans connaissance. Le père, vaincu par tant d'énergie qu'il admire, finit par se rendre ; il deviendra désormais le plus dévoué auxiliaire de sa fille dans l'œuvre réformatrice.

Celle-ci profite de son ascendant pour réparer, dans la mesure du possible, la faute commise à propos de sa nomination d'abbesse. Elle décide son père à écrire au pape Paul V pour lui faire l'aveu de sa faiblesse coupable et pour lui en demander le pardon. Le Souverain Pontife, apprenant en même temps la sage réforme introduite par la Mère Angélique, accorde les bulles, régularise la situation de la jeune abbesse. La réforme s'achève. Tous les usages du temps de saint Bernard refleurissent. Dès deux heures du matin, la pieuse maison retentit du chant des matines. L'argent que l'on retranche aux superfluités est distribué aux pauvres des environs. Le costume des moniales de Cîteaux reparaît dans toute sa simplicité : robe de serge, tunique blanche et voile noir[36] ; tout ornement superflu en est banni. Parfois, ça et là il semble bien que, dans cette œuvre de réforme, si dine de louanges par son inspiration générale, les bornes de la discrétion sont dépassées. Des religieuses passent des semaines, des mois entiers sans prononcer une parole. Une novice, envoyée par mégarde dans une cellule abandonnée, encombrée dé débarras, y reste jusqu'à ce, qu'on se soit aperçu de la méprise ; une autre, au retour d'une adoration de la croix, n'ayant plus retrouvé sa chaussure, s'en passe pendant plusieurs jours plutôt que de rompre le silence. L'intrépide supérieure est un chef qui s'impose par son ascendant plutôt qu'une mère qui gouverne par affection.

Quand ses religieuses sont malades, c'est elle qui les saigne, jusqu'à cinq, six fois en deux jours ; elle rend le même service, à travers la grille, aux gens du voisinage, qui admirent la manière prompte et sûre avec laquelle cette abbesse manie la lancette et le bistouri.

La ville et la cour connaissent 'bientôt les merveilles opérées par cette étonnante sœur de M. d'Andilly. La marquise de Sablé, la princesse de Guémené, la duchesse de Liancourt viendront faire des retraites à Port-Royal. Elles n'en sortiront pas toujours converties. Hélas ! disait la spirituelle marquise de Sablé, qui fut mondaine jusqu'à son dernier soupir, il faut une grâce pour quitter le monde ; mais il en faut deux pour le haïr. L'ascendant de la jeune abbesse s'exerce pleinement dans sa famille. Antoine Arnauld, vaincu à la Journée du Guichet, met son expérience des affaires au service de la communauté. Cinq de ses tilles, six de ses nièces, sa femme elle-même viendront, les unes après les autres, se mettre sous la conduite de la Mère Angélique. Catherine, l'aînée, après un mariage des plus malheureux avec M. Le Maître, y mènera une vie de silence, de piété et de charité envers les pauvres ; Anne-Eugénie, d'abord mondaine, élégante, passionnée pour tous les plaisirs, y savourera les délices de la vie contemplative ; Marie-Claire, la plus douce et la plus docile, y subira sans se plaindre toutes les humiliations par lesquelles la forte supérieure croira devoir éprouver sa vertu ; et Agnès, ardente et précieuse, dont les élans mystiques auraient eu besoin d'un contrôle attentif, y rêvera ces étranges méditations qui formeront bientôt le Chapelet du Saint-Sacrement.

Mais le bruit de la réforme de Port-Royal est arrivé jusqu'aux oreilles du roi Louis VIII. Il est une abbaye que le pieux monarque tient à ramener à sa primitive observance ; c'est celle qu'Henri IV avait eu la faiblesse de confier à la sœur de Gabrielle d'Estrées. Ni les observations  de l'abbé de Cîteaux, M. Boucherat, supérieur hiérarchique de l'abbesse, ni les supplications du pieux archevêque de Bordeaux, M. de Sourdis, son parent, n'ont pu obtenir de Mme Angélique d'Estrées un commencement de réforme. L'abbesse de Port-Royal, qui connaît Maubuisson pour y avoir passé les premières années de sa vie religieuse, paraît seule capable de réaliser les désirs du roi. Elle accepte avec empressement la redoutable mission.

Il faut lire dans les mémoires et les lettres du temps les épisodes, tantôt tragiques, tantôt comiques, de la lutte qui s'engage dès lors entre Mme de Port-Royal et Mme de Maubuisson : le commissaire du roi se présentant à l'abbaye, saisi et fouetté par les valets de l'abbesse ; puis, le 3 février 1618, les archers royaux s'emparant de force de Mme de Maubuisson et la conduisant aux Filles pénitentes de Paris ; Angélique Arnauld pénétrant ensuite à l'abbaye, choisissant pour sa cellule une soupente, près d'un égout nauséabond, parlant, prêchant, conjurant les sœurs à se rompre la poitrine, en gagnant un certain nombre ; enfin Angélique d'Estrées, évadée de sa prison, réapparaissant, le 6 septembre 1619, à 6 heures du matin, au chœur de la chapelle et réclamant sa stalle de supérieure ; la lutte se poursuivant dès lors, sans trêve, dans l'intérieur du couvent, jusqu'au jour où cent cinquante archers assiègent et prennent d'assaut le monastère, dont la Mère Angélique reprend possession, au son des cloches, au milieu des flambeaux, à la tête d'un cortège composé de tout le clergé de la ville et d'un grand nombre de fidèles qui l'accompagnent, cierge en main[37].

La réforme de Maubuisson s'opère alors comme s'est opérée celle de Port-Royal, par les mêmes moyens et avec les mêmes résultats. A. cette époque, la Mère Angélique bénéficie d'une direction spirituelle inappréciable. De 1618 à 1622, saint François de Sales a la charge spirituelle de sa conscience[38]. Qui peut dire ce que la force incomparable de cette âme, réglée par la sagesse de l'évêque de Genève, eût pu réaliser pour le bien de l'Eglise ? Mais la correspondance de l'abbesse avec le saint prélat nous révèle son défaut capital. Du premier coup, le bon directeur a vu le côté faible de cette âme et les remèdes qui peuvent lui être utiles. Animez continuellement votre courage d'humilité, et votre humilité et le désir d'être humble, animez-les de confiance en Dieu... Parsemez toutes les pièces de votre conversation de sincérité, douceur et allégresse[39]... Apprivoisez petit à petit la vivacité de votre esprit à la patience, douceur et affabilité[40]... Dans sa lettre du 4 février 1620, le saint la raille, avec beaucoup d'esprit et de douceur, sur la peine qu'elle avoue d'être appelée par son confesseur ma fille et non ma mère. Finalement, sous la bonne influence de François de Sales, l'humilité semble prendre le dessus sur l'orgueil, la simplicité sur les entortillements de vanité[41]. Elle exprime le désir de se démettre de sa charge, de se retirer à la Visitation.et d'y mener la vie cachée d'une humble religieuse. Le saint directeur hésite à se prononcer. Je gauchis tant que je pus, écrivait-il plus tard au P. Binet, jésuite. Je voyais bien que cette prétention était extraordinaire ; mais je voyais aussi un cœur extraordinaire. Je voyais bien l'inclination de ce cœur-là à commander ; mais je voyais que c'était pour vaincre cette inclination qu'elle voulait se lier à l'obéissance[42]. L'affaire traîna en longueur, et le saint évêque mourut le 28 décembre 1622, laissant Mme de Port-Royal sans direction et sans conduite.

Les instincts orgueilleux et dominateurs se donnent alors trop souvent libre carrière dans cette âme. En 1625 le nouvel abbé de Cîteaux, M. de Nivelle, ayant désapprouvé un de ses projets, la fondation du Port-Royal de Paris[43], elle obtient, à force de sollicitations et de démarches, une bulle d'Urbain VIII qui, en 1627, l'affranchit de la juridiction de Cîteaux, et elle rédige, contre tout l'ordre des Cisterciens, un long réquisitoire, qu'elle charge l'avocat Jérôme Bignon de lire en pleine audience du parlement de Paris. Trois ans plus tard, en 1629, ayant donné sa démission d'abbesse de Port-Royal, elle parle, dans une lettre, du régime qui a succédé au sien en des termes qui trahissent le mécontentement et l'amertume[44]. Tout aussitôt que j'eus quitté la charge, la Mère Geneviève changea tout l'ordre de cette maison... A l'église, force parfums, plissures de linge et bouquets... On priait tout le monde de venir prêcher... parfois un jésuite comme le P. Binet... Avec cela, des austérités extraordinaires[45].

Pures comme des anges et orgueilleuses comme des démons : telles étaient les qualifications que, trente-cinq ans, plus tard, M. de Péréfixe devait donner aux religieuses de Port-Royal. La Mère Angélique commençait déjà à les justifier[46].

 

IV

Depuis 1620, date de sa liaison intime avec l'abbé de Saint-Cyran avait suivi d'un œil attentif les événements de Port-Royal. En 1621, il avait hasardé une visite à la Mère Agnès à Port-Royal des Champs. Le 4 juillet 1623, il avait écrit à la Mère Angélique pour la féliciter de sa conduite à Maubuisson. Duvergier de Hauranne venait alors de recevoir la fameuse lettre du 2 juin, dans laquelle Jansénius, après avoir rappelé la puissance des ordres religieux, ajoutait : Ça ne serait pas peu de chose si Pillemot fût secondé par quelque compagnie semblable. L'organisation de Pillemot était toute trouvée. Port-Royal en serait le foyer, et la haute société dans laquelle Arnauld d'Andilly venait de faire pénétrer Saint-Cyran, en fournirait les cadres. M. de Saint-Cyran, raconte la Mère Angélique, prit la peine de m'écrire pour me remercier comme s'il eût été le père de toutes ces filles, et dès cette heure Dieu lui donna charité pour moi. Les relations de l'abbé avec la supérieure de Port-Royal gardèrent cependant encore, pendant plusieurs années, un caractère superficiel. M. de Saint-Cyran, dit Sainte-Beuve[47], ne se poussait pas en avant de lui-même... il fallait toujours le presser pour qu'il mît le pied dans une affaire ; mais, une fois entré, il ne lâchait plus. Les relations ne prirent un caractère d'intimité qu'à partir de 1630, à l'occasion d'un petit écrit mystique que venait de composer une des sœurs de la Mère Angélique et qu'elle avait intitulé : Le chapelet secret du Saint-Sacrement. C'était une méditation en seize points, en l'honneur des seize siècles écoulés depuis la mort du Sauveur. A ce propos on y adorait seize attributs de la divinité de Jésus-Christ : l'inaccessibilité, l'incompréhensibilité, l'incommunicabilité, l'illimitation, l'inapplication, etc., en un mot tous les attributs capables de nous montrer le Sauveur comme un maître inaccessible, pas un de ceux qui nous portent à le considérer comme un père et un ami.

Saint-Cyran, consulté par la Mère Angélique, lut et relut le petit écrit. Rien ne lui parut plus capable de faire passer dans le domaine pratique les hautes spéculations théologiques dont son ami préparait à Ypres la publication. Il fit approuver le Chapelet secret par Jansénius et par plusieurs autres docteurs de Louvain. Une Commission de docteurs de Sorbonne ayant condamné le livre comme contenant plusieurs extravagances, impertinences, erreurs et impiétés, Saint-Cyran prit la défense de l'écrit et le commenta.

Cette intervention active de Duvergier de Hauranne dans l'œuvre du Port-Royal eut pour effet de le mettre en rapports avec M. Zamet, évêque de Langres, qui travaillait alors, de concert avec la Mère Angélique, à fonder un Institut ayant pour but spécial l'adoration du Saint-Sacrement. Le Chapelet secret en devait être comme le programme mystique.

Sébastien Zamet, évêque de Langres, avait d'abord mené à la cour de Marie de Médicis la vie d'un abbé mondain. Une grave maladie ramena son âme à Dieu. Sa conduite fut dès lors celle  d'un prêtre exemplaire, et tous ses efforts tendirent à propager autour de lui là réforme religieuse. Les jansénistes devaient attaquer vivement sa spiritualité, mais l'estime que firent de lui les personnages les plus respectables du XVIIe siècle, le P. de Condren, le cardinal de Bérulle, saint François de Sales et M. Olier, sont une garantie du sérieux de sa foi et de la pureté de son zèle[48]. Frappé par la science et l'austérité de l'abbé de Saint-Cyran, il l'associa à son œuvre nouvelle. Quand, au mois de mai 1623, la maison du Saint-Sacrement s'ouvrit A Paris, rue Coquillière, avec la bénédiction de M. de Gondi, M. Zamet y accueillit l'abbé comme un aide et comme un ami. Pendant deux années entières, celui-ci se contenta de faire des conférences à la grille, où, peu à peu, en prêchant la pénitence, en rappelant les temps d'austérité de là primitive Eglise, il sapait la spiritualité de l'évêque de Langres. Il abusait souvent d'une maxime qu'il prétendait emprunter à saint François de Sales, et qui n'est pas de lui, du moins dans le sens où il la prenait : Sur dix mille prêtres, disait-il, à peine en trouve-t-on un de bon[49]. Et il donnait à entendre que le bon n'était pas M. de Langres. La perfection qu'il prêchait semblait placée sur une cime austère, pénible à gravir, réservée à quelques âmes d'élite. La Mère Angélique se jeta passionnément dans ces doctrines. Les austérités effrayantes qu'on lui prêchait lui étaient un attrait de plus. La difficulté ardue de la voie la ravissait. Car ce fut la destinée de cette âme forte, d'échapper à l'écueil des tentations basses et de se briser en voulant atteindre les sommets qu'elle croyait entrevoir[50]. Elle entraîna ses filles après elle ; si bien que M. Zamet, étant allé passer quelques mois dans son diocèse, trouva, à son retour, la communauté transformée. Les religieuses ne communiaient plus, ne se confessaient plus. Prosternées sur le seuil de la chapelle, bien loin du Saint-Sacrement, pour l'adorer avec plus de respect, elles ne se relevaient que pour gémir du relâchement du siècle et pour réclamer l'ancienne discipline des premiers temps. Et quand l'évêque de Langres, supérieur de la communauté, voulut revenir aux anciennes pratiques, l'abbesse fut intraitable. Saint-Cyran, qui, attendait depuis longtemps ce conflit, apparut alors, et mit les religieuses en demeure de se prononcer entre l'évêque de Langres et lui. Il n'intervenait qu'à coup sûr. Sans consulter aucun de ses supérieurs hiérarchiques, la Mère Angélique manda la Mère Genevière, l'installa à sa place comme abbesse et, par le carrosse même qui l'avait amenée, partit pour Port-Royal, où la direction de M. de Saint-Cyran allait s'exercer sans contrôle.

Port-Royal était gagné. Le centre d'action que désirait Jansénius était trouvé et fondé. Mais l'ambition de Saint-Cyran allait plus loin. Il voulait grouper autour de ce centre ces gens du monde dont les relations de M. d'Andilly lui avaient acquis les sympathies. Organisés, dirigés par lui, ils formeraient comme une Compagnie militante, capable de défendre la cause de Jansénius contre la Compagnie de Jésus elle-même. L'institution des solitaires de Port-Royal réalisa ce rêve.

Le premier que l'abbé réussit à attirer et à fixer à Port-Royal fut Antoine Le Maître, célèbre avocat, neveu de la Mère Angélique Arnauld[51]. Antoine Le Maitre avait eu quelque velléité de se marier ; mais à la première ouverture de son projet, la Mère Agnès, sa tante, lui avait écrit : Mon cher neveu, je vous aimerai désormais d'une affection fort ordinaire, puisque vous serez dans une condition fort commune[52]. Il renonça au mariage. Peu de temps après la mort de sa mère, l'abbé de Saint-Cyran le décida à renoncer au barreau. A trente ans, il se retira à Port-Royal, où il s'appliqua aux travaux les plus humbles de la campagne. On le voyait bêcher, moissonner, remplir les tâches les plus pénibles, en esprit de pénitence. Il ne fut jamais prêtre ; mais exerça néanmoins une grande influence à Port-Royal. C'est lui qui devait détourner Racine du théâtre.

On vit bientôt autour de lui Simon Le Maitre de Séricourt, ce frère cadet d'Antoine Le Maitre qui avait voulu se faire chartreux, et à qui M. de Marcos, neveu de Saint-Cyran, persuada que la règle de la Chartreuse laissait trop à la liberté[53] ; Claude Lancelot, le futur auteur des Racines grecques, qui devait rendre tant de services dans les Petites écoles de Port-Royal ; Antoine Singlin, un ancien disciple de saint-Vincent de Paul, qui devait être le grand orateur du parti janséniste ; M. de La Rivière, cousin du duc de Saint-Simon, qui fut établi garde du bois et traduisit à ses loisirs les œuvres de sainte Térèse ; M. de la Petitière, ancien officier des gardes de Richelieu, qui confectionna des souliers pour les religieuses ; M. Hamon, docteur en médecine, qui devint le médecin de la communauté. Et tous ces hommes, bourgeois ou grands seigneurs, laïques ou prêtres, avaient pour la Mère Angélique une espèce de culte ; quand elle allait visiter les solitaires, on sonnait les cloches et parfois on allumait des feux de joie[54].

Saint-Cyran avait la Compagnie rêvée. Il s'appliqua à lui infuser son esprit de plus en plus. Saint Vincent de Paul rapporte une de ses tactiques : J'ai ouï dire à M. de Saint-Cyran, écrivait-il à M. d'Horgni[55], que s'il avait dit dans une chambre des vérités à des personnes qui en seraient capables, et qu'il passât dans une autre où il en trouverait d'autres qui ne le seraient pas, il leur dirait le contraire ; il prétendait que Notre-Seigneur en usait de la sorte et ordonnait qu'on fît de même. Quant à sa doctrine, il est facile de la dégager de tout ce qu'on a vu jusqu'ici de ses écrits et ses actes : un dogme désespérant, reposant sur la croyance à la prédestination, au serf arbitre et au petit nombre des élus ; une morale inhumaine à force d'austérité, proscrivant la poésie, rabaissant le mariage, comprimant toutes les affections de la famille, tous les attraits de la nature ; une liturgie sans éclat, empruntant aux premiers siècles leurs coutumes les plus sévères : la pénitence publique, la grand'messe obligatoire, etc. ; la discipline hiérarchique énervée dans ce qu'elle a de plus essentiel : dans l'autorité du Pape, dont on discute les décisions, dans celle des évêques, qu'un seul péché grave prive de leurs pouvoirs[56] ; en somme, un servi-protestantisme. Il y avait en effet, dit Sainte-Beuve, un lien réel entre l'inspiration chrétienne intérieure de Saint-Cyran et celle des grands Réformés : pour eux tous la foi en la parole de Dieu se fondait moins encore sur la tradition de l'Eglise que sur l'inspiration du Saint-Esprit. Ajoutez que les uns et les autres présupposaient une interruption de tradition, une corruption radicale et très ancienne dans l'Eglise catholique[57]. L'abbé de Saint-Cyran, d'ailleurs, au témoignage de saint Vincent de Paul, n'avait fait aucune difficulté d'avouer qu'il tenait pour vraie la pensée de Calvin et n'en rejetait que les formules maladroites[58].

Il n'y avait donc pas à se faire illusion ; on se trouvait en présente d'une vraie secte, très semblable au protestantisme, mais ne voulant pas se séparer de l'Eglise catholique. Cette secte avait son chef, Saint-Cyran ; son centre d'action, Port-Royal ; ses intelligences avec la haute société par les solitaires et les grandes dames retraitantes. Elle avait sa doctrine, un semi calvinisme ; elle allait avoir son docteur, dont on parlait avec mystère et dont l'œuvre était impatiemment attendue, Jansénius. Une pareille organisation était de nature à constituer peu à peu, comme le protestantisme français, un péril pour l'Etat. Un homme aussi perspicace que Richelieu ne pouvait ignorer ou dédaigner ce péril. Le cardinal ouvrit une enquête. M. Zamet, le P. de Condren, M. Vincent, M. de Caulet, le Chancelier Séguier furent interrogés. Plusieurs dépositions, notamment celle de M. de Caulet, furent accablantes pour le parti[59]. Saint-Cyran fut représenté comme un révolutionnaire, exerçant une autorité absolue sur son entourage, et résolu à bouleverser l'Eglise sous prétexte de la réformer. Richelieu garda son impassibilité apparente, et partit avec la cour pour Compiègne. Mais le 15 mai 1638, comme l'abbé de Beaumont de Péréfixe, alors précepteur du Dauphin, plus tard archevêque de Paris, entrait dans sa chambre : Beaumont, lui dit-il, j'ai fait aujourd'hui une chose qui fera bien crier contre moi : j'ai fait arrêter, par ordre du roi, l'abbé de Saint-Cyran. Les savants et les hommes de bien en feront peut-être du bruit. Quoi qu'il en soit, j'ai la conscience d'avoir rendu service à l'Etat et à l'Église. On aurait remédié à bien des malheurs si on avait fait emprisonner Luther et Calvin dès qu'ils commencèrent à dogmatiser.

Le matin de ce jour, à cinq heures, un chevalier du guet avait arrêté l'abbé de Saint-Cyran et l'avait conduit au donjon de Vincennes[60].

 

V

Huit jours avant l'arrestation de Saint-Cyran, le 6 mai 1638, Jansénius était mort. Dans cet évêché d'Ypres, où il avait été promu en 1636, il venait de mettre la dernière main à son grand ouvrage, quand, aux premiers jours de mai 1638, il fut pris d'un mal mystérieux. Les médecins diagnostiquèrent la peste ou le charbon. Aucune épidémie de ce genre ne régnait dans le pays. On a supposé que l'évêque avait touché dans les archives à de vieux documents infectés. On a aussi conjecturé que l'activité fiévreuse qu'il avait déployée pour hâter l'achèvement de son œuvre avait allumé son sang[61]. L'état du malade fut bientôt désespéré. Il fit son testament, par lequel il chargeait son chapelain et ses deux amis, Fromont et Calénus, de publier l'Augustinus. Je crois, disait-il, qu'on y pourrait difficilement changer quelque chose ; que si pourtant le Saint-Siège y voulait quelque changement, je lui suis un fils obéissant et soumis, ainsi que de cette Église au sein de laquelle j'ai toujours vécu jusqu'à ce lit de mort. Il fit ensuite une confession générale à son aumônier, et, après avoir reçu le Viatique et l'Extrême-Onction, il rendit son âme à Dieu, âgé de cinquante-trois ans, après avoir gouverné l'Eglise d'Ypres pendant dix-huit mois[62].

Les amis de Saint-Cyran ne lui annoncèrent la mort de Jansénius que lorsqu'ils furent rassurés sur l'achèvement de l'Augustinus, L'abbé apprit à la fois le malheur et la seule consolation qui le lui pût adoucir. Les exécuteurs testamentaires se hâtèrent de faire imprimer l'ouvrage, mais en secret, et sans le soumettre aucunement au Saint-Siège. L'œuvre si impatiemment désirée à Port-Royal parut à Louvain en 1640, puis, en 1611, à Paris[63], et enfin à Rouen. Le succès de ces trois tomes in-folio fut prodigieux. En septembre 1640 ; on les débitait à la foire de Francfort. Ce livre, écrivait Guy-Patin[64], triomphe parmi les honnêtes gens. On apporta au prisonnier de Vincennes un des premiers exemplaires sortis des presses : Après saint Paul et saint Augustin, s'écria Saint-Cyran, Jansénius vient comme le troisième de ceux qui ont parlé divinement de la grâce. Il avait dit encore : Augustinus sera le livre de dévotion des derniers temps ; ce livre durera autant que l'Eglise. On se répétait ces paroles du confesseur de la foi, et on les propageait. Les ennemis des jésuites, les parlementaires, les richéristes, s'empressaient de lire le volume recommandé par Saint-Cyran.

L'ouvrage, habilement rédigé, qui passionnait ainsi l'opinion comprenait trois parties. Dans la première, qui constituait un exposé historique, on s'efforçait d'établir une continuité logique entre les doctrines des pélagiens, celle des demi-pélagiens, qu'on appelait les Marseillais[65], et celle des jésuites. Dans la deuxième, qui voulait être une étude de psychologie surnaturelle, on insistait sur les deux états extrêmes de l'homme : presque un Dieu avant sa chute, et, après sa chute, presque un démon. La troisième partie donnait des conclusions dogmatiques et morales : l'homme, étant foncièrement mauvais par lui-même et ne pouvant rien de bon que par la grâce de Dieu, se trouve, disait-on, placé entre deux attraits, le mauvais et le bon, qui l'entraînent nécessairement vers le mal ou vers le bien, suivant leur prédominance, éternellement décrétée par le bon plaisir de Dieu.

Ce baianisme assombri, ou, si l'on préfère, ce protestantisme adouci[66], était exposé en un style simple, mais net, ferme, serré, et, par endroits, singulièrement énergique[67]. Les gens du monde qui se piquent de suivre le mouvement des idées liront l'Augustinus et, pour remonter aux sources, les œuvres de saint Augustin. Mme de Sévigné fera ses délices des traités De la prédestination et Du don de la persévérance[68] ; elle appréciera la doctrine augustinienne sur la volonté souveraine de Dieu[69] ; elle conseillera à M. de Coulanges de lire le traité De la vraie religion[70], et n'hésitera pas à se prononcer sur le jansénisme de saint Augustin.

Mais les adversaires de Jansénius avaient pu se procurer les bonnes feuilles de l'ouvrage au fur et à mesure de leur impression. L'apparition du livre les trouva prêts. Dès les 22 mars 1641, un Père jésuite soutenait à Louvain, dans une thèse, que la doctrine de l'Augustinus était contraire aux définitions du concile de Trente, conforme à des propositions condamnées par Pie V et par Grégoire XIII[71]. D'autres thèses suivirent. Les partisans de l'évêque d'Ypres ripostèrent. Le Pape ne voulut voir d'abord, dans ces disputes, qu'une infraction au décret de Paul V, qui, en 1607, avait défendu de publier aucun écrit sur les questions controversées relativement à la grâce. Le 1er août 1641, un décret de l'Inquisition défendit en même temps l'impression du livre de Jansénius et celle des thèses soutenues par les jésuites[72].

Les amis de Jansénius triomphèrent : les opinions de Jansénius et celles des jésuites semblaient être mises sur le même rang. Dans un service solennel célébré à Louvain pour l'anniversaire de la mort de Jansénius, un Prémontré, prononça une oraison funèbre qui n'était qu'un éloge pompeux de l'évêque d'Ypres et une série d'invectives contre les théologiens de la Compagnie de Jésus[73]. Le cardinal de Richelieu, d'autre part, mal impressionné par l'agitation que produisait à Paris l'Augustinus, pressait le Pape de condamner le livre. Il déclarait répondre de l'attitude soumise de la Sorbonne[74]. D'ailleurs, sur son invitation, le théologal de Paris, Isaac Habert, prêchait à Notre-Dame contre les doctrines de Jansénius, et préparait l'opinion à recevoir en connaissance de cause et avec respect une condamnation pontificale. Le Pape comprit que la controverse engagée dépassait les limites des anciennes disputes théologiques dont la congrégation De Auxiliis avait eu à s'occuper[75]. Ce fut au tour des jansénistes de trembler. A la sollicitation de M. d'Andilly, de M. de Liancourt et d'un personnage aux allures équivoques, mêlé à toutes les intrigues de cour, M. de Chavigny, le prisonnier du donjon de Vincennes, avait signé une lettre destinée à être montrée au cardinal, lettre qui était mie sorte d'amende honorable de ses doctrines[76].

Tout à coup, raconte le janséniste Fontaine dans ses Mémoires, Dieu sembla se réveiller comme d'un profond sommeil, pour rendre justice à ceux qui criaient à Lui nuit et jour[77]. L'événement auquel fait allusion l'annaliste de Port-Royal n'est autre que la mort du terrible cardinal de Richelieu, laquent arriva le 4 décembre 1642. Peu de temps après, le 1er janvier 1643, Saint-Cyran, toujours en prison, mais sur le point d'en sortir, écrivait cette lettre belliqueuse : Tempus tacendi et tempus loquendi. Le temps de parler est arrivé. Ce serait un crime de se taire... Il n'y a point lieu d'hésiter. Quand nous devrions tous périr et faire le plus grand vacarme qui ait jamais été, nous ne devons plus laisser les sermons (de M. Habert) sans répondre à tous les chefs en particulier. Il ne faut plus user de silence ni de dissimulation de peur de nuire à ma célébrité... Je salue tous mes amis[78].

Six jours après, Saint-Cyran était libre[79]. Son retour à Port-Royal fut un triomphe. Il reprit son logement au faubourg Saint-Jacques, non loin de ses amis. Les grands, les dames de qualité, mis en mouvement par Arnauld d'Andilly, venaient en foule le visiter. D'Andilly, devant qui s'ouvraient toutes les portes, le présenta à la reine-mère, Anne d'Autriche, comme le plus grand saint et le plus savant docteur des temps modernes. La tactique était d'en imposer, de faire peur. On n'avait plus à craindre Richelieu, on savait Mazarin préoccupé d'autre chose. On avait bien entendu dire que le Pape Urbain VIII avait rédigé une bulle condamnant l'Augustinus. Le fait était vrai. Mais on connaissait le faible du cardinal Barberini, neveu du Pape, qui conduisait les affaires et qui, très préoccupé de l'état maladif de son oncle, voulait à tout prix lui éviter les émotions violentes. On menaçait donc. On faisait pressentir du vacarme, comme écrivait Saint-Cyran. La bulle prête à publier était l'œuvre des jésuites, disait-on ; on ne la recevrait pas. Barberini retardait toujours, en effet, la publication du document[80], qui, daté du 6 Mars 1642, ne parut que le 19 juin 1643[81]. Il commençait par ces mots : In eminenti.

L'émoi fut grand. Saint-Cyran s'écria : Ils en font trop : il faudra leur montrer leur devoir[82]. Il entendait sans doute parler des jésuites ; car c'est à eux qu'on attribuait généralement, dans le parti, la rédaction de la bulle. Fût-elle du pape Urbain VIII, on ne pouvait, disait-on, l'accepter en toute sécurité de conscience ; car le Pape manquait 'de compétence ; il n'avait évidemment pas lu l'Augustinus. Il manquait aussi d'autorité : avait-il qualité pour se prononcer sur le sens d'un livre ? Après tout, que condamnait-on dans ce livre ? Le fait de reproduire la doctrine de Baïus. Mais, cette doctrine de Baïus était-elle authentiquement condamnée ? Nullement. D'ailleurs, Baïus et Jansénius n'avaient rien fait que reproduire la doctrine de saint Paul. Le chef de l'Eglise condamnant l'Apôtre des nations ! saint Pierre condamnant saint Paul ! Cette simple hypothèse était un outrage à l'Eglise.

Telles étaient les protestations soulevées par la bulle In eminenti, quand le parti janséniste perdit son chef. Depuis sa sortie de prison, Duvergier de Hauranne s'était remis au travail pour réfuter les doctrines des jésuites[83]. Ces travaux, joints à des incommodités de santé que sa captivité n'avait fait qu'accroître, l'avaient abattu. On le voyait, aux jours de fête, dans l'église de Saint-Jacques du Haut-Pas, sa paroisse, s'avancer péniblement, d'un pas fatigué, pour communier à la grand'messe, confondu parmi le peuple et portant l'étole sur son manteau. Ses amis s'inquiétaient de son air de plus en plus pesant et chagrin. Pourtant, la liberté de son esprit était si grande, écrit Hermant, que, la veille même qui précéda son apoplexie, il travailla encore à son ouvrage, disant qu'un prêtre est roi, et qu'un roi doit mourir debout : Oportet imperatorem stantem mori[84]. Le lendemain fut frappé d'une attaque d'apoplexie. Huit jours après, le 11 octobre 1643, il expirait entre les bras de son curé, M. l'abbé Pons, appelé pour lui administrer les derniers sacrements[85].

 

VI

On dit que, sur son lit de mort, Duvergier de Hauranne, S'adressant à son médecin, qui l'était aussi du collège des jésuites, lui dit : Dites à vos Pères que j'en laisse douze meilleurs que moi[86]. Il faisait allusion, sans doute, à son neveu si dévoué, M. de Barcos, à M. Singlin, l'orateur en vogue, à M. de Saci, le directeur si écouté, à M. d'Andilly, dont les relations mondaines étaient d'un si grand prix, et surtout, sans doute, au plus jeune des Arnauld, Antoine, qui n'avait été jusque-là que le plus brillant des soldats, Mais qui venait de se révéler comme un chef par la publication de son grand ouvrage sur la Fréquente Communion.

Le vingtième fils d'Antoine Arnauld était né en 1612. Il avait donc trente ans. Six de ses sœurs étaient entrées à Port-Royal comme religieuses[87] : deux de ses frères y vivaient en solitaires[88]. Ses autres frères étaient morts. Son père S'était fait le conseiller et l'hôte habituel de Port-Royal ; sa mère s'y était retirée, sous le nom de sœur Catherine de Sainte-Félicité. Antoine Arnauld avait donc respiré, depuis son enfance, l'esprit janséniste. Sa jeunesse fut néanmoins relativement mondaine. Il était bien mis, dit Fontaine, et faisait rouler le carrosse dans Paris. Sa conversion à l'austérité s'opéra sous l'influence de l'abbé de Saint-Cyran, captif au donjon de Vincennes. Antoine Arnauld, alors sous-diacre, poursuivait l'obtention du bonnet de docteur. Ayant un jour écrit au prisonnier pour lui faire part des pensées d'orgueil qui le tentaient, il en reçut la réponse suivante : La dignité de doctorale vous a déçu, comme la beauté (de Suzanne) déçut les deux vieillards. Dans une autre lettre, le confesseur de la foi, dont il pesait toutes les paroles, suivant sa propre expression, comme si l'on pesait des pièces d'or, lui écrivit : Il faut vous bâtir une bibliothèque intérieure. Il n'y a rien de si dangereux que le savoir, et la sentence du Fils de Dieu est effroyable : Ahscondisti hæc a sapientihus. Le terrible directeur lui imposa ensuite un règlement de vie : deux jours de jeûne par semaine, prières fréquentes, vie solitaire, différer l'examen du doctorat après le sacerdoce, ne se présenter au sacerdoce qu'après avoir fait donation intérieure de tous ses biens à Port-Royal[89]. Ceci se passait en 1640. Peu de temps après, le 4 février 1641, Antoine perdit sa mère. Lancelot raconte que, comme on allait donner l'Extrême-Onction à la malade, Antoine, alors diacre, demanda un surplis pour assister à la cérémonie. Mais M. Singlin, confesseur des religieuses, ne jugea pas à propos de céder à sa demande. Il dit que, M. de Saci ayant déjà obtenu cette permission, ce serait trop accorder à la nature que de laisser encore entrer son fils Antoine. Celui-ci se contenta de demander qu'on voulût bien lui transmettre les derniers conseils de sa mère. M. Singlin revint lui rapporter ces paroles, qui devaient rester gravées dans sa mémoire : Je vous prie de dire à mon dernier fils... de ne se relâcher jamais dans la défense de la vérité, de la soutenir sans aucune crainte, quand il irait de la perte de mille vies.

Celui qu'on devait bientôt appeler le grand Arnauld était, suivant Guy-Patin, un petit homme noir et laid[90]. Dans les quarante-deux volumes in quarto qu'il allait écrire, on ne devait jamais trouver une de ces expressions qui attirent, qui fixent, qui reluisent ou qui se détachent, une de ces expressions qui puissent s'appeler de talent[91]. Mais lorsque Antoine Arnauld parlait, ce fils et petit-fils d'avocats avait toutes les qualités de la profession de ses ancêtres. Le feu, la couleur, la vie étaient dans ses paroles ; pour le peindre avec Bossuet, il charmait agréablement, il emportait la fleur de l'Ecole ; il était beau de cette beauté dont la dignité Origine de son doctorale reluisait alors[92]. Plus tard quand ses amis, captivés par sa conversation, le lisaient, ils croyaient encore l'entendre.

Pour ses contemporains, pour ceux qui l'avaient vu ou qui avaient entendu parler de lui, de la chaleur de sa conversation et de l'activité de son dévouement, le charme de sa parole et l'ascendant de sa personne passèrent dans ses écrits. Orateur, écrivain, polémiste, organisateur, il fut et resta partout et pour tous le Grand Arnauld[93].

L'occasion de son premier livre, qui devait le rendre célèbre tout à coup, se trouva dans un vulgaire cas de conscience débattu entre deux amies de Port-Royal, la marquise de Sablé et la princesse de Rohan-Guémené. Ces deux dames, ayant été invitées à aller au bal un jour où elles devaient communier, consultèrent leurs confesseurs respectifs. Mine de Guémené, précédemment dirigée par les jésuites, venait de prendre comme directeur de sa conscience M. de Saint-Cyran, et consultait aussi M. Singlin. Mme de Sablé, quoique déjà très attachée à Port-Royal, s'adressait encore, pour la conduite de son âme, à un Père de la Compagnie de Jésus, le P. de Sesmaisons. La première, alléguant le règlement de vie qu'elle tenait de son directeur janséniste, s'excusa de ne point accepter l'invitation à danser ; la seconde, se conformant à la direction spirituelle du Père jésuite, se rendit au bal, et, le lendemain, soumit le cas de conscience au P. de Sesmaisons, à qui elle communiqua le règlement de vie imposé à son amie. Or, non seulement le jésuite approuva la conduite de sa pénitente, mais il entreprit, avec l'aide de ses confrères, le P. Bauni et le P. Rabardeau, une réfutation de la doctrine de Port-Royal dans un petit écrit ayant pour titre : Question s'il est meilleur de communier souvent que rarement.

Arnauld eut connaissance de l'écrit avant même qu'il eût été livré à l'impression[94]. Indigné de voir l'auteur admettre à la communion ceux-là mêmes qui sont remplis de l'amour d'eux-mêmes et attachés au monde, et profitant de ce qu'il invoquait comme la meilleure règle, de regarder ce qui est conforme aux anciennes coutumes de l'Eglise, Antoine Arnauld se proposa de ruiner la thèse de ses adversaires en montrant que toute l'antiquité lui était contraire[95].

Ce fut tout l'objet de son livre, qu'il intitula : De la Fréquente Communion. L'ouvrage comprenait trois parties. La première partie était un traité de théologie positive. On y réunissait et on y coordonnait des textes de l'Ecriture et des Pères sur les dispositions qu'il faut apporter à la communion. La deuxième partie était un traité de morale. On prétendait y démontrer que la pénitence doit précéder la communion. La troisième partie était un traité d'ascétique. On y examinait les meilleurs moyens à prendre pour communier avec fruit. Cette troisième partie était précédée d'une préface où se lisaient ces mots, destinés à soulever tant de discussions : Saint Pierre et saint Paul, ces deux chefs de l'Eglise qui n'en font qu'un.

L'ouvrage, méthodiquement ordonné, écrit d'un style froid, mais clair, parsemé de très belles citations des Pères, eut un immense succès. Depuis l'Introduction à la vie dévote, qui avait paru une quarantaine d'années auparavant, aucun ouvrage de spiritualité n'avait obtenu une pareille vogue. Le livre fut mis en vente à la fin de l'été 1643[96]. La princesse Marie de Gonzague, qui prenait les eaux de Forges, en fit ses délices. Des lettrés, comme le docteur Pallu, le dévorèrent. Ce livre, dit Sainte-Beuve[97], fit éclat au milieu de ce beau monde des eaux, comme ferait de nos jours quelque roman à la mode.

Le livre de La Fréquente, comme on disait en abrégeant son titre, fit entrer dans le grand public des questions qui n'avaient jusqu'ici occupé que les théologiens et quelques esprits curieux de la haute société. Mais en même temps une inquiétude naquit dans l'Eglise et se répandit parmi ses défenseurs les plus dévoués. La Compagnie de Jésus, Saint-Lazare et Saint-Sulpice se signalèrent par leur zèle à défendre les doctrines traditionnelles contre les novateurs.

 

VII

Racine dans son Histoire de Port-Royal, ne voit dans la prompte attaque des jésuites que la suite d'une pique de gens de lettres. Les jésuites, dit-il[98], s'étaient vus longtemps en possession du premier rang dans les lettres, et on ne lisait presque d'autres livres de dévotion que les leurs. Il leur était donc très sensible de se voir déposséder de ce premier rang et de cette vogue par de nouveaux venus, devant lesquels il semblait, pour ainsi dire, que tout leur génie et tout leur savoir se fussent évanouis. C'est rétrécir et fausser la question que de la poser ainsi. On a vu plus haut que la divergence d'idées et d'attitudes entre jansénistes et jésuites datait de loin. Tout l'esprit du jansénisme, dit justement M. Lavisse[99], était opposé à l'esprit de la Compagnie de Jésus. Les jésuites, nés dans le péril de l'Eglise, nés de ce péril même, étaient les restaurateurs de l'ordre et de la discipline... Les jansénistes étaient des individualistes. Ils étaient attachés à l'unité catholique, mais, pour ainsi dire, par l'adhésion personnelle. Le principal personnage de la religion était pour eux le directeur, celui qui parle à la conscience, ou plutôt c'était la conscience même, et s'ils faisaient profession d'obéir aveuglément à l'Eglise, c'était à l'Eglise d'autrefois et non à l'Eglise d'aujourd'hui. Une nouvelle occasion de conflit avait surgi, il est vrai, depuis quelques années, entre la Compagnie de Jésus et Port-Royal. Les jésuites, dès les commencements de leur société, s'étaient tout spécialement appliqués à l'éducation de la jeunesse. Or, l'abbé de Saint-Cyran, quelque temps avant son emprisonnement, avait posé les bases de l'institution qui devait bientôt devenir célèbre sous le nom de Petites Ecoles. A mesure que la réputation de Port-Royal s'étendait, les grandes familles se disputaient la faveur de faire élever leurs enfants dans un milieu si savant, si austère et si distingué. En 1643, au moment de l'apparition de la Fréquente, les Petites Ecoles furent obligées de se transporter de Port-Royal des Champs au château du Chesnay près de Versailles. M. Le Maître, le grand avocat dont les triomphes oratoires n'étaient pas oubliés, déployait un zèle dont Saint-Cyran devait lui témoigner sa reconnaissance dans son célèbre Entretien avec M. de Saci. Avec un dévouement égal et un sens pédagogique plus averti, Claude Lancelot, le maitre essentiel, y enseignait le grec et les mathématiques. Ces deux premiers maîtres furent bientôt rejoints par M. Vallon de Beaupuis, dont la thèse en Sorbonne avait été un événement peu de temps auparavant, et que la lecture de la Fréquente venait de conquérir à Port-Royal. Un jeune homme de vingt ans, Pierre Nicole, vint en 1645 ajouter un nouveau lustre à l'institution, en y enseignant, avec un goût très délicat, les belles lettres.

Chaque Ecole était divisée en chambres. Chaque chambre ne comprenait que six élèves, placés sous la direction d'un maître spécial. Quand les élèves furent plus de vingt, on les répartit en plusieurs bandes ou maisons. Il y eut, outre la bande du château du Chesnay, celle du château des Trous, près de Chevreuse, et celle du château des Granges, près de Port-Royal des Champs. Les maîtres devaient se montrer plus précepteurs que professeurs, élever les enfants sans rigueur mais sans gâteries, ni fêtes, ni jeux bruyants, ni moyens d'émulation[100]. On sait que de ces écoles sortirent La Logique de Port-Royal, la Grammaire Générale, le Jardin des racines grecques, etc.[101]

Que les jésuites aient vu avec peine ces Messieurs de Port-Royal, dont la doctrine était suspecte, acquérir une telle influence sur la jeunesse, il est naturel de le penser, et il serait injuste de leur en faire un reproche. Quoi qu'il en soit, leur attaque contre le livre d'Arnauld fut prompte et décisive. Le P. Nouet[102], prêchant au mois d'août 1643, dans la maison professe de Saint-Louis, rue Saint-Antoine, avait dénonce vivement la prochaine apparition d'une œuvre qui renouvellerait les erreurs de Calvin[103]. Quand l'ouvrage eut paru, muni des approbations de quinze évêques et de vingt docteurs[104], les attaques du prédicateur, loin de diminuer, s'accentuèrent. Les jansénistes publièrent que de tels sermons étaient des outrages publics à l'épiscopat et à la Sorbonne. Ils demandaient une répression. Mais Mazarin, très occupé par la Cabale des Importants, n'avait ni le loisir ni le goût de s'occuper de ces sortes d'affaires[105]. L'archevêque de Paris, François de Gondi, sollicité d'intervenir par son neveu, Paul de Condi, le futur cardinal -de Retz, en faveur des jansénistes, défendit aux jésuites de porter en chaire la discussion du livre d'Arnauld, et obligea même le P. Nouet à désavouer les attaques qu'on lui reprochait[106]. Peu de temps après, la Compagnie de Jésus opposa au grand Arnauld, l'homme le plus savant qu'elle possédât alors, Denis Petau. Nul ne connaissait mieux les anciens Pères. Petau n'eût pais de peine à prouver que l'auteur de la Fréquente interprétait mal certains textes et en omettait d'autres, qui auraient mis un correctif à sa doctrine : ce fut l'objet de son volume, De la pénitence publique. Mais l'ouvrage, lourdement écrit, ne put captiver l'attention. Le janséniste Hermant lait malignement remarquer que le P. Petau, qui savait les langues, ne s'était jamais servi de celle de sa nourrice dans ses ouvrages publiés[107] et Racine rapporte que son livre demeura chez le libraire[108].

On apprit bientôt que plusieurs des évêques qui avaient approuvé la Fréquente Communion n'avaient pas lu l'ouvrage, et qu'ils avaient simplement cédé aux sollicitations d'un certain M. Floriot, curé des environs de Paris, envoyé par Port-Royal en province pour quêter des approbations. Un revirement d'opinion se produisit. Ce fut au tour d'Arnauld de se soumettre. Le 14 mars 1644, il signa une déclaration par laquelle il soumettait son ouvrage au jugement de l'Eglise romaine et de notre Saint Père le Pape, révéré comme le souverain vicaire de Jésus-Christ en terre[109].

Quand Urbain VIII reçut communication de cette déclaration, il était presque mourant. Il expira le 7 juillet 1644. Innocent X, élu le 13 septembre de la même année, ne jugea pas à propos de condamner en bloc le livré de la Fréquente Communion[110]. Il se contenta, en 1645, de déclarer hérétique la phrase d'Arnauld sur saint Pierre et saint Paul en tant qu'elle supposait une égalité complète entre ces deux apôtres[111] ; et encore ce décret ne fut-il publié que le 24 janvier 1647. Les jansénistes chantèrent victoire, car ils prétendaient échapper à une condamnation conçue en ces termes[112] ; mais l'avenir montra que le Saint-Siège n'avait pas eu tort de temporiser. L'opinion des sages et des saints s'écartait de Port-Royal. Les hommes d'esprit clair et pratique, comme Vincent de Paul, et les mystiques épris d'ardent amour de Dieu, comme Jean-Jacques Olier, répugnaient également au jansénisme. Le sens catholique pressentait une hérésie dans cette sorte de joie sombre (des jansénistes) à célébrer la corruption originelle, l'impuissance de l'homme et l'abrupte hauteur de Dieu[113]. On avait, d'ailleurs, le sentiment que ces hommes ne disaient pas le tout de leur pensée. C'étaient des mystérieux. On soupçonnait le jansénisme d'audaces inavouées[114]. Il y avait dans ce groupement d'hommes et de femmes, qui avaient leur centre à Port-Royal, autour de la famille Arnauld, je ne sais quel esprit de tribu, quel air de secte. Et la secte se doublait d'une coterie politique... Les restes de la Fronde se raccrochaient au jansénisme. Les Messieurs accueillaient facilement, Racine l'avoue, beaucoup de personnes tombées en disgrâce. Des sentiments factieux apparaissaient dans le journal du janséniste Saint-Gilles[115].

Saint Vincent de Paul avait été l'ami de l'abbé de Saint-Cyran, dont il admirait la science et le talent. Les jansénistes avaient profité de toutes les occasions pour s'appuyer sur son autorité. Ils aimaient à rappeler que le saint prêtre était allé visiter le prisonnier de Vincennes et qu'il avait eu pour lui des paroles bienveillantes. Mais la vue des effets désastreux produits sur les fidèles par le livre d'Arnauld le détacha complètement de la secte. Il est vrai, écrivait-il, qu'il n'y a que trop de gens qui abusent de ce divin sacrement, et moi, misérable, plus que tous les hommes du monde. Mais la lecture de ce livre, au lieu d'affectionner les hommes à la fréquente communion, elle en retire plutôt... Saint-Sulpice a trois mille communiants de moins que les années passées[116]... Il peut être ce que vous dites, que quelques personnes ont pu profiter de ce livre en France et en Italie ; mais d'une centaine qui en ont peut-être profité à Paris, en les rendant plus respectueux à l'usage des sacrements, il y en a pour le moins dix mille à qui il a nui tout à fait[117].

Au moment où le Fondateur de Saint-Lazare écrivait ces lignes, le Fondateur de Saint-Sulpice avait eu l'occasion de se séparer, lui aussi, des Messieurs de Port-Royal et il allait bientôt les combattre avec éclat.

Comme Vincent de Paul et Pierre de Bérulle, Jean-Jacques Olier avait eu de bons rapports avec l'abbé de Saint-Cyran. On connaissait son attachement au Saint-Siège, mais on savait aussi quelle était son horreur des mauvais casuistes. J'aimerais mieux, disait M. Olier[118], voir un malade assiégé par une légion d'esprits de ténèbres, que de le voir mettre sa confiance en un casuiste, qui, pour lui élargir la voie du salut, lui ouvre la porte de l'enfer. On essaya donc, sinon de gagner le curé de Saint-Sulpice, au moins de se servir de ses paroles, de son autorité, pour faire pénétrer le jansénisme dans sa paroisse. Le parti comptait dans le faubourg Saint-Germain quelques salons du grand monde qui lui étaient dévoués. L'hôtel de Liancourt et l'hôtel de Nevers étaient des foyers du jansénisme. Mais l'abbé Olier, dit le P. Rapin[119], disait ses sentiments dans les compagnies où il se trouvait avec une liberté qui le rendait recommandable dans sa paroisse ; ce qui refroidit la plupart de ceux qui commençaient à se déclarer pour la nouvelle doctrine. On ne lui pardonna pas à Port-Royal. La secte se rabattit alors sur la paroisse de Saint-Merry, dont le nouveau curé, M. Du Hamel, non content de propager les doctrines de la Fréquente, avait entrepris de les mettre en pratique. On y imposait aux fidèles des heures de larmes, des heures de flagellation ; et ces exercices s'exécutaient, disent les contemporains, au milieu des scènes les plus bizarres, parfois les plus immorales[120].

En 1649, le curé de Saint-Sulpice crut devoir protester publiquement contre ces scandales. Le jour de la fête patronale de la paroisse, en présence du Roi, de la Reine, de la cour, de plusieurs évêques et généraux d'Ordres, spécialement convoqués, il prononça un grand discours sur la pénitence. La pénitence chrétienne, s'écria-t-il, n'est pas cette pénitence extérieure, qui fait dire de nos jours à plusieurs qu'il faut quitter les villes, le trafic, le négoce nécessaire à la vie. Puis, attaquant le sophisme du retour aux premiers siècles, qui ébranlait quelques âmes pieuses, il montra qu'il est juste et utile que certaines choses changent dans l'Eglise, et que l'Esprit de Dieu, après avoir, par la pénitence publique des premiers siècles, arraché le peuple chrétien à la sensualité du paganisme, a pu vouloir, dans la suite, réserver la vie pénitente à de saints ordres religieux. Au surplus, conclut-il, il est un moyen de reconnaître si l'Esprit-Saint est dans une institution nouvelle, c'est à savoir si Dieu la confirme par des miracles, si les auteurs de ces nouveautés sont soumis à l'Eglise, si le Pape les approuve[121].

On ne pouvait viser plus nettement les doctrines de Port-Royal et les pratiques de Saint-Merry. M. Olier ne fut plus, dès lors, pour les jansénistes, qu'un pélagien, comme M. Vincent n'était qu'un esprit faible et ignorant. On traita l'abbé Olier, dit le P. Rapin, de la même manière dont on avait traité le P. Nouet, le P. Petau et l'évêque de Vabres[122].

La Compagnie de Jésus n'était désormais plus seule à combattre le jansénisme. Saint-Lazare et Saint-Sulpice étaient entrés en lice. La Sorbonne et l'épiscopat allaient bientôt les suivre, la royauté leur prêter main forte et le Saint-Siège condamner enfin expressément les doctrines de Jansénius.

 

VIII

Rien n'était plus complexe, plus difficile à saisir, que cet ensemble de doctrines et de pratiques, désignées sous le nom de jansénisme. Un dogme qui se formulait avec des textes empruntés à saint Augustin, une morale qui s'appuyait sur la pratique des premiers chrétiens, un esprit vague d'indépendance, trouvaient facilement des faux-fuyants et des subterfuges, quand on les attaquait. Le syndic de la Faculté de théologie de Paris, Nicolas Cornet, entreprit, avec l'aide de quelques-uns de ses collègues ; la lourde tâche de condenser en quelques propositions toute la doctrine de l'évêque d'Ypres, interprétée par Port-Royal. Le résultat de ce labeur fut la rédaction de sept propositions, bientôt réduites à cinq, qui résumaient, selon lui, toute la pensée de Jansénius sur la corruption foncière de la nature humaine, sur l'efficacité toute puissante de la grâce, sur la négation de la liberté et sur le petit nombre des élus.

Voici la traduction littérale de ces cinq propositions, désormais fameuses :

I. — Quelques commandements de Dieu sont impossibles aux justes avec les forces dont ils disposent clans le moment, malgré leur volonté et leurs efforts ; et la grâce, qui les rendrait possibles, leur fait défaut.

II. — On ne résiste jamais à la grâce intérieure dans l'état de nature déchue.

III. — Le mérite ou le démérite moral, dans l'état de nature, ne requiert pas dans l'homme une liberté affranchie de la nécessité intérieure d'agir ; il suffit d'une liberté soustraite à la coaction ou contrainte extérieure.

IV. — Les semi-pélagiens admettaient la nécessité d'une grâce intérieure prévenante pour toutes les bonnes œuvres, même pour le commencement de la foi ; mais ils étaient hérétiques en ce qu'ils voulaient que la volonté pût résister ou adhérer à la grâce.

V. — Il y a erreur semi-pélagienne à dire que le Christ est mort et a versé son sang pour tous les hommes[123].

La dénonciation des Propositions à la Sorbonne, le 1er juillet 1649, souleva une tempête. Tandis que le Dr Louis de Saint-Amour[124] et quelques autres s'opposaient à l'examen des Propositions par la Faculté, en appelaient comme d'abus de sa délibération, signaient requêtes sur requêtes, faisaient motions sur motions, les jansénistes publiaient contre Cornet des factums Et des libelles dont le plus vif fut, sans contredit, celui d'Arnauld, Considérations sur l'entreprise faite par M. Cornet.

L'agitation passa bientôt au parlement, saisi d'une plainte contre l'irrégularité d'une censure illégalement portée, disait-on, par les commissaires de Sorbonne chargés d'étudier la question. La prétendue censure était l'œuvre d'un faussaire. Quel en était l'auteur ? Les jansénistes accusèrent leurs adversaires de l'avoir imaginée pour les terroriser ; ceux-ci supposèrent que les jansénistes l'avaient forgée de toutes pièces pour avoir un prétexte de porter l'affaire au parlement. Quoi qu'il en soit, le parlement était saisi. Il en profita pour intimer la défense à la Sorbonne d'examiner les Propositions.

On était arrivé à la fin de 1619. L'Assemblée quinquennale du clergé de France devait se tenir en mars 1650. Tandis que les partisans de Jansénius tentaient de s'appuyer sur la magistrature, Cornet et ses amis jugèrent à propos dé s'adresser à l'épiscopat. A la suite de négociations dans lesquelles Vincent de Paul jour un rôle actif, quatre-vingt-huit évêques signèrent une supplique, demandant au pape Innocent X de se prononcer sur les cinq Propositions rédigées par Nicolas Cornet. En même temps Vincent de Paul faisait partir pour Rome trois docteurs de Sorbonne chargés de presser l'affaire. US y furent devancés par Saint-Amour et deux de ses amis, portant au Souverain Pontife un mémoire habile, signé de onze évêques, entre autres de M. de Gondrin, archevêque de Sens : ce prélat, déjà connu comme l'un des partisans les plus dévoués des jansénistes[125], devait jouer dans la suite un rôle considérable dans le parti. Le mémoire dont il se faisait le patron exposait au Saint Père que les cinq Propositions avaient été faites à plaisir pour exciter des troubles ; que, d'ailleurs, le droit de l'épiscopat était de juger l'affaire en première instance ; qu'enfin la cause était d'une gravité exceptionnelle, et qu'il y allait de la réputation du Saint-Siège à se prononcer contre le sentiment des Pères, en faveur des nouveaux scolastiques.

Innocent X fit étudier la question par une commission de cardinaux, dans laquelle entra un seul jésuite, Sforza Pallavicini. A partir du mois de septembre 1651, et pendant près de deux années entières, en cinquante assemblées environ, dont dix furent tenues devant le Pape, les mémoires présentés de part et d'autre furent examinés avec soin ; et, le 31 mai 1653, le Pape Innocent X, en pleine connaissance de cause, condamna comme hérétiques, par sa bulle Cum occasione, les cinq Propositions.

L'attitude de Vincent de Paul fut admirable de charité. La grande préoccupation du saint prêtre fut d'empêcher ses amis de triompher trop bruyamment. Il écrivit à plusieurs d'entre eux en ce sens, et s'empressa, dit son historien ; de faire une visite de civilité à Port-Royal et à plusieurs personnes de condition attachées au parti, lesquelles lui promirent l'obéissance au Saint-Siège.

De fait, plusieurs soumissions édifièrent l'Eglise. De ce nombre furent celles du célèbre oratorien Thomassin, qui, avec une délicatesse touchante, fit part de son désaveu à tous Ceux qu'il-croyait avoir pu influencer en faveur des jansénistes[126], et celle du récollet irlandais Wading, qui publia une rétractation très droite et très humble.

On n'en peut dire autant des grandes dames que la vogue avait attirées autour de Port-Royal. Les mémoires du temps racontent comment Isabelle de Choiseul, comtesse du Plessis-Guénégaud, pensa défaillir en apprenant la publication de la bulle[127]. Anne de Rohan, princesse de Guémené, n'eut pas une attitude plus respectueuse. Etant allée à la cour solliciter l'élargissement du cardinal de Retz : Enfin, Madame, lui dit la reine en l'apercevant, nous avons une bulle. Vous la recevrez sans doute, car on a promis à Port-Royal de se soumettre. — Oui, Madame, répondit la princesse ; nous recevrons la bulle quand Votre Majesté aura reçu le bref que nous attendons pour l'élargissement du cardinal de Retz[128].

Quant aux chefs du parti, ils se trouvèrent, dit un historien, fort embarrassés... Ils étaient trop intelligents, et quelques-uns trop bons politiques, pour croire qu'une nouvelle révolution religieuse pût être entreprise. Tout solitaires qu'ils fussent, ils connaissaient le monde comme il était... Pour réaliser l'Eglise qu'ils imaginaient, il aurait fallu retourner le monde ; ils ne le pouvaient pas. Mais, leur fallait-il donc sortir de l'Eglise ? Ils ne le voulaient pas. Ou bien se soumettraient-ils ? Ils ne le voulaient ni ne le pouvaient. Il ne leur restait donc qu'à prendre un parti. Ils biaisèrent[129]. Comme la première seule des cinq propositions se trouvait littéralement extraite des œuvres de Jansénius, ils soutinrent qu'elles ne s'y trouvaient pas, ou du moins que Je sens dans lequel elles se trouvaient condamnées n'était pas celui de Jansénius. Le Pape avait-il qualité pour qualifier la pensée intime d'un homme ?

 

IX

Il y avait, dans un pareil raisonnement, une subtile équivoque. L'Eglise, sans doute, n'est pas juge des pensées intimes ; mais lui refuser le pouvoir de définir le sens naturel des mots employés par un auteur, serait ôter à son infaillibilité toute efficacité pratique. Son autorité, qui lui a été donnée pour régler des situations particulières et concrètes, doit pouvoir atteindre des doctrines particulières et concrètes.

Un seul procédé parut capable de mettre fin à une querelle qui menaçait d'être interminable : rédiger un formulaire net et précis et en imposer la signature aux récalcitrants. A la suite de diverses circonstances, la question janséniste était devenue, par certains côtés, en 1651, une question politique, presque une cabale de cour : Mazarin, qui ne redoutait rien tant que de voir le cardinal de Retz à la tête de l'archevêché de Paris, venait de le faire emprisonner. Mais Retz était l'ami des jansénistes. Frapper la secte, c'était, on l'espérait du moins, rentrer dans les bonnes grâces du Saint-Siège, et peut-être obtenir du Pape, non seulement qu'il s'abstint de protester contre l'incarcération du cardinal, mais aussi qu'il acceptât sa démission d'archevêque[130]. Qu'un théologien trouvât une formule de foi ne laissant aucun échappatoire à la subtilité des Messieurs de Port-Royal, le gouvernement, d'accord avec le Pape, en imposerait la signature et mettrait chacun en demeure de se prononcer nettement.

Un homme paraissait tout indiqué, par sa science autant que par ses dispositions envers le pouvoir, pour rédiger le formulaire projeté : c'était M. de Marca, archevêque de Toulouse, dont nous avons déjà étudié le rôle dans l'affaire du gallicanisme. M. de  Marca convoitait, dit-on, l'archevêché de Paris. Cette haute situation pourrait être la récompense de ses services.

Ce fut l'archevêque de Toulouse, en effet, qui, en 1655, rédigea un formulaire ainsi conçu : Je condamne de cœur et de bouche la doctrine des cinq Propositions de Cornélius Jansénius, contenues dans son livre intitulé Augustinus, que le Pape et les évêques ont condamnées ; laquelle doctrine n'est point celle de saint Augustin, que Jansénius a mal expliquée. La signature de ce formulaire devait être-prescrite par l'Assemblée générale du clergé de 1656. Mais, dans l'intervalle, un nouvel incident vint envenimer la querelle.

Nous avons déjà signalé, parmi les foyers du jansénisme, l'hôtel du duc de Liancourt. Roger du Plessis, duc de Liancourt, dont la jeunesse galante et libertine avait fait beaucoup parler, s'était rangé, vers l'âge de quarante ans, à une vie régulière, devenue bientôt une vie demi-pénitente, sous la direction de Messieurs de Port-Royal. Dans sa nouvelle existence, encombrée de pratiques de piété, le galant homme de jadis perçait encore quelquefois[131] ; mais son admiration pour les hommes et les choses de Port-Royal était sans bornes. En approchant de la cité sainte[132], il ne pouvait maintenir son émotion. Du plus loin qu'il apercevait quelque manière de paysan, il ouvrait de grands yeux, et, se découvrant, il demandait à l'oreille de son voisin : N'est-ce pas un de ces Messieurs ?Le vacher même, dit le janséniste Fontaine, lui semblait vénérable[133]. Dans son riche hôtel de la rue de Seine, le noble duc recevait deux jansénistes notoires, le P. Des Mares et l'abbé de Bourzéis, mais il s'adressait pour la confession à un prêtre de Saint-Sulpice, M. Picoté. Or, vers l'automne de 1g5, le duc de Liancourt, à son retour des champs, était venu à Saint-Sulpice prendre un jour pour- se confesser. M. Picoté, inquiet 'de ses relations de plus en plus intimes avec Port-Royal, lui dit Je désirerais prendre conseil sur la conduite que j'ai à tenir à votre égard ; revenez dans quelques jours. Dans cet intervalle, quatre docteurs de Sorbonne, consultés, répondirent une première fois que le confesseur d'un ami de Port-Royal, dans les conditions indiquées, serait bien fondé à lui refuser l'absolution ; puis concédèrent que le confesseur pouvait engager le pénitent à s'adresser ailleurs. Les prêtres de Saint-Sulpice déclarèrent alors que, si le duc se présentait à la communion, on ne la lui refuserait pas. Le duc, personnellement satisfait, vint remercier M. Olier de la solution de cette affaire.

Mais le parti était très ému. Il était donc admis que le fait d'avoir des relations intimes avec Port-Royal pouvait donner lieu. à un refus d'absolution ! Il y avait dans Paris, dit Hermant[134], quelques curés aussi zélés que celui de Saint-Sulpice, qui en eussent, usé de même si cette première tentative eût réussi. Antoine Arnauld prit la plume. Dans une Lettre à une personne de condition, puis dans une Lettre à un duc et pair[135], il s'éleva contre la témérité de ces prêtres qui, sans autorité, s'arrogeaient le droit de retrancher de la communion de l'Eglise Messieurs de Port-Royal. Le duc de Liancourt, retourné contre Saint-Sulpice, s'en allait, dit Fontaine, répétant partout que les sulpiciens étaient peu propres à conduire les hommes, et qu'il leur confierait à peine la conduite de ses dindons[136].

L'incident, toutefois, n'eut pas eu de graves conséquences si Arnauld, dans sa Lettre à un duc et pair, n'avait pas soutenu : 1° que la première des propositions condamnées était vraie, et 2° que les quatre autres n'étaient ni dans Jansénius ni de Jansénius. C'était reprendre en bloc la doctrine janséniste, résister au Pape, à la Sorbonne et au roi ; c'était manifestement faire de Port-Royal le centre d'un parti, solidaire de toute injure censée faite à l'un de ses amis ; et c'était, par là réveiller toutes les anciennes suspicions contre les jansénistes. Alexandre VII, qui venait de succéder à Innocent X, confirma par une bulle du 16 octobre 1636 celle de son prédécesseur et en précisa la signification, déclarant formellement condamner les cinq Propositions dans le sens voulu par Jansénius, in sensu ah eodem Jansenio intento[137]. On inséra dans le Formulaire la soumission à cette seconde bulle, qui en déterminait le sens d'une manière plus stricte. Une Déclaration du roi imposa le Formulaire à tous les ecclésiastiques du royaume, et le parlement, après quelque résistance, enregistra en présence du roi la Bulle et la Déclaration. Entre temps, la Sorbonne, directement attaquée par les jansénistes, frappait de censure la Lettre à une personne de condition, la Lettre à un duc et pair[138] ; et, après un débat des plus agités, rayait de la liste de ses docteurs Antoine Arnauld, ainsi qua soixante-deux de ses partisans.

 

X

Le biographe d'Antoine Arnauld, Pasquier Quesnel, raconte que, le 17 janvier 1656 à l'heure même où la censure fut prononcée en Sorbonne, le grand homme se promenait dans une galerie de Port-Royal. Tout à coup ces paroles de saint Augustin sur le psaume CXVIII lui furent mises dans l'esprit : Puisqu'ils n'ont persécuté en moi que la Vérité, secourez-moi, Seigneur, afin que je combatte pour la Vérité jusqu'à la mort[139]. C'était comme un écho de la parole qu'on lui avait rapportée du lit de mort de sa mère : Je vous prie de dire à mon dernier fils de ne se relâcher jamais de défendre la vérité, quand il irait de la perte de mille vies.

La situation était des plus critiques. Un historien de Port-Royal a comparé l'année 1655 à une sorte de défilé, de plus en plus resserré, où il fallait marcher coûte que coûte. Tous les pouvoirs publics, le roi, le parlement, l'Assemblée du clergé, la Sorbonne, semblaient conjurés contre les partisans de Jansénius ; l'opinion publique, éclairée par les jésuites, les lazaristes et les sulpiciens, se retournait contre eux, on colportait l'Almanach de le déroute et de la confusion des jansénistes ; et il semblait difficile à des hommes qui voulaient rester dans l'Eglise, de refuser la signature d'un Formulaire précis, étudié, fermant la porte à tout-subterfuge.

Tout à coup, deux faits vinrent relever le courage des jansénistes : ce furent le succès des Provinciales et le miracle de la Sainte-Epine. Le génie de l'homme et la puissance de Dieu semblaient prendre fait et cause pour les saints persécutés. Les hommes de Port-Royal et leurs amis reprirent la lutte avec une énergie redoublée.

En décembre 1655, au moment des grands débats de la Sorbonne qui devaient aboutir à la condamnation du livre d'Arnauld et à la radiation de son nom dans les registres de la Faculté, un certain nombre de solitaires et de leurs amis se trouvaient réunis à Port-Royal. Vous ne pouvez vous laisser condamner comme un enfant, s'écria l'un d'eux, s'adressant au Grand Arnauld. Celui-ci se tourna alors vers un jeune homme de trente- deux ans : Vous qui êtes jeune, lui dit-il, vous devriez faire quelque chose. Ce jeune homme s'appelait Blaise Pascal. Troisième enfant d'Étienne Pascal, président à la cour des Aides de Clermont, il avait donné, dès l'âge de douze ans, des marques étonnantes de son aptitude pour les mathématiques. A. seize ans, il avait étonné Descartes par son Traité des sections coniques. En 1641, épuisé de travail, il avait ressenti les premières atteintes de la maladie qui, sans avoir sur le fond de son œuvre l'influence capitale qu'on a prétendu y voir, devait du moins, en exaspérant sa sensibilité, donner à son style un frémissement singulier[140]. Venu à Paris en 1631 avec son père, qui s'y établit alors définitivement, il y connut bientôt la famille des Arnauld. L'apparente logique de leur doctrine séduisit l'esprit du jeune homme. Ces influences, et surtout le développement intérieur de sa vie religieuse, dont la Prière pour l'usage des maladies, en 1648, la Lettre sur la mort de M. Pascal père, en 1651, et peut-être le Discours sur les passions de l'amour[141], attestent la puissante intensité, le préparaient à la crise définitive de la nuit du 23 novembre 1651, nuit d'extase et de joie, où il devait se donner à Dieu pour toujours. Les procédés d'une casuistique trop abstraite et trop formaliste l'indignaient. Les poursuites, les tracasseries dont il voyait ses amis souffrir et se plaindre, exaltaient son désir de les défendre par les moyens mis à sa portée. Quelques jours après l'invitation d'Arnauld, Blaise Pascal lui apportait quelques feuilles d'un manuscrit, sous forme de Lettre à un Provincial. Arnauld goûta l'éloquence naturelle, vive et forte, que le jeune savant avait su mettre dans son écrit, ce style incisif et souple à la fois, qui disait tout ce qu'il voulait et en la manière qu'il voulait[142] ; et le 23 janvier 1656, parut la première Provinciale. De cette date au 30 mars, trois autres lettres parurent, écrites sur des pièces fournies par Nicole et Arnauld[143]. Ces quatre premières lettres avaient pour but de montrer que la doctrine janséniste de la grâce est la vraie doctrine chrétienne. Ce qui caractérise, en effet, la morale chrétienne, et la sépare radicalement de la morale païenne, c'est la reconnaissance d'un secours gratuit de Dieu, la grâce, méritée par Jésus-Christ, et sans laquelle l'homme est incapable d'atteindre sa fin. Or, cette doctrine essentielle, disait Pascal, les molinistes la rejettent, puisqu'ils font dépendre le salut, au moins partiellement, de l'effort de l'homme, et les thomistes l'énervent, puisque, admettant la prémotion physique, ils n'ont pas le courage d'aller jusqu'au bout de leurs principes et emploient cette expression, dont ils ne peuvent donner une explication raisonnable, la grâce suffisante : une grâce suffisante qui ne suffit pas !

On voit facilement par où pèche la prétendue logique de cette argumentation ; car les molinistes ne concédaient pas que l'action de l'homme empêchât la toute-puissance de la grâce, et les thomistes prétendaient justifier sans peine l'expression que leur reprochait Pascal. Dans la doctrine traditionnelle, en effet, la grâce suffisante est vraiment suffisante, parce qu'elle produit réellement l'effet auquel elle est destinée : elle excite véritablement la volonté à vouloir. Que si la volonté résiste, la grâce suffisante reste inefficace. Si elle accepte au contraire, l'homme agit alors infailliblement dans le sens de la grâce suffisante par une grâce efficace qui ne manque jamais de lui être donnée.

Mais le public, qui dévorait les spirituelles missives, Pascal lui-même, qui les écrivait sous l'inspiration de ses amis, n'approfondissaient pas cette dialectique ; emportés qu'ils étaient, les uns par l'éloquence et la verve du pamphlet, l'autre par la passion de défendre des amis persécutés.

Ces quatre premières lettres gardaient cependant une mesure relative. Les jansénistes étaient plus préoccupés de défendre leur orthodoxie que d'attaquer celle des autres. Un événement extraordinaire allait bientôt relever leur confiance et leur faire prendre contre leurs adversaires une offensive résolue.

Un pieux ecclésiastique, M. de la Potterie avait prête à la communauté des religieuses de Port-Royal une des épines de la couronne de Notre-Seigneur. Le 24 mars 1656, cette précieuse relique fut exposée dans leur chapelle : Ce jour, remarque Jean Racine[144], se trouvait être le Vendredi de la troisième semaine de carême, où l'Eglise chante à l'introït de la messe ces paroles du psaume LXXXV : Fac mecum signum in bonum, Seigneur, faites éclater un prodige en ma faveur. Vêpres finies, on chanta les hymnes et les prières convenables à la sainte couronne d'épines et au mystère douloureux de la Passion ; après quoi elles allèrent, chacune en leur rang, baiser la relique. Quand ce fut le tour de la petite Périer, la maîtresse des pensionnaires lui dit : Recommandez-vous à Dieu, ma fille, et faites toucher votre œil à la sainte relique. La petite fille fit ce qu'on lui dit, et elle a depuis déclaré qu'elle ne douta point, sur la parole de sa maîtresse, que la Sainte Epine ne la guérît. Après cette cérémonie, toutes les pensionnaires se retirèrent dans leur chambre : elle n'y fut pas plus tôt qu'elle dit à sa compagne : Ma sœur, je n'ai plus de mal, la Sainte Epine m'a guérie.

Le miracle fut constaté par des médecins et des chirurgiens. Les vicaires généraux de' Paris, après enquête, le déclarèrent authentique[145]. Le bruit s'en étant répandu bientôt dans Paris, on accourut à Port-Royal pour obtenir des guérisons. Au bout de quelque temps,-on en comptait quatre-vingts.

Ces événements transformèrent l'état d'esprit de Port-Royal, changèrent les angoisses des derniers temps en une allégresse triomphante. Mon frère, dit Mme Périer[146], fut sensiblement pénétré de cette grâce, qu'il, regardait comme faite à lui-même... La joie qu'il en eut fut si grande qu'il en était tout pénétré. Pascal put écrire avec confiance sur son brouillon de pensées : Ad tuum, Domine Jesu, tribunal appello. Tout Port-Royal partagea ces sentiments.

Aussi, lorsque le 30 mars, six jours après le miracle de la Sainte Epine, quelques jours après l'apparition de la cinquième Provinciale, le lieutenant civil, Daubray, se présenta chez ces messieurs pour obtenir leur signature, pas un seul ne la lui donna. La plupart, prévenus à temps, s'étaient absentés. Quelques-uns restèrent, déguisés en paysans, feignirent de ne rien comprendre à ce qu'on leur demandait, jouèrent une comédie à laquelle on aurait peine à croire de la part de si graves personnages, si les faits n'étaient attestés par les témoignages les plus authentiques[147].

Avec la cinquième Provinciale, l'attaque directe, tantôt ironique et méprisante, tantôt violente et indignée, contre la morale des jésuites, commença. Nous lisons peu des Pères, fait-on dire à un interlocuteur jésuite, nous ne citons dans nos écrits que les nouveaux casuistes. — C'est-à-dire, mon Père qu'à votre arrivée on a vu disparaitre saint Augustin, saint Chrysostome, saint Ambroise, saint Jérôme et les autres pour ce qui est de la morale. Mais, au moins, que je sache les noms de ceux qui leur ont succédé ; qui sont-ils, ces nouveaux auteurs ? Ce sont des gens bien habiles et bien célèbres, me dit-il. C'est Villalobos, Conink, Llamas, Ackokier, Dealkozer, Dellacruz ; Veracruz, Ugolin, Tambourin, Fernandez, Martinez, Suarez, Henriquez, Vasquez, Lopez, Gomez, Sanchez, de Vechis, de Grassis, de Grassalis, de Pitigianis, de Graphœis, Squilanti, Bizozeri, Barcola, de Bobadilla, Simancha, Perez de Lara, Adressa, Lorca, de Scarcia, Quaranta, Scophra, Pedrezza, Cabrezza, Bisbe, Dias, de Clava.sio,-.Volfangi a Vorberg, Vosthery, Strevesdorf. — Ô mon Père ! lui dis-je tout effrayé, tous ces gens-là étaient-ils chrétiens ?[148]

Certes ; il eut été facile de trouver dans les écrits des casuistes Portée de su de cette époque des maximes blâmables. Le pape Innocent XI devait, vingt ans plus tard, par son décret du 2 mars 1679, condamner 65 propositions d'un laxisme révoltant[149]. Mais le tort de Pascal ou plutôt de ceux qui lui fournissaient des documents, était d'attribuer aux seuls jésuites et à tous les jésuites, ce qui était le fait de quelque casuiste isolé[150] ; on les a pris en flagrant délit de falsification ou plutôt de fausse interprétation des textes[151] ; on les a accusés, avec raison, de confondre la morale relâchée avec la casuistique, qui est un art et une méthode indispensables à ceux qui prennent la charge de diriger les âmes[152] ; on les a blâmés à bon droit de parler légèrement des choses saintes et d'avoir ainsi frayé la voie à Voltaire[153]. Malheureusement, les auteurs qui entreprirent de réfuter le livre de Pascal n'eurent point son génie. L'œuvre s'imposa par la beauté du style, par la perfection d'une langue dont, après deux siècles et demi, pas un mot n'a vieilli ; et rien ne prépara mieux les esprits au mou entent qui devait, un siècle plus tard, amener l'expulsion des jésuites.

 

XI

La dix-huitième et dernière Provinciale  parut le 21 mars 1657. Un décret de l'Index, daté du 6 septembre de la même année, condamna l'ouvrage. En septembre 1660, une ordonnance du roi le fit brûler par le bourreau. En février 1661, l'Assemblée générale du clergé insista de nouveau pour la signature du Formulaire. Mais le parti, enhardi par le succès des fameuses Lettres, continuait la résistance. Quatre évêques, M. Henri Arnauld, d'Angers, M. de Buzanval, de Beauvais, M. de Guild ; de Pamiers, et M. Pavillon, d'Alet, refusèrent nettement de signer. Ils soutenaient que l'Eglise avait le pouvoir de condamner une doctrine, mais non de déclarer que cette doctrine était contenue dans les écrits de tel auteur ; en d'autres termes, que l'Eglise infaillible sur le droit, ne l'était pas sur le fait. C'était la fameuse distinction du droit et du fait. La constitution Regiminis apostolici, du 15 février 1664, renouvela l'injonction de signer le Formulaire, mais ne put faire fléchir les quatre évêques.

Un des premiers actes de M. Hardouin de Beaumont de Péréfixe, qui reçut cette année-là ses bulles d'archevêque de Paris, fut de publier, le 8 juin 1664, un mandement dans lequel, pour faciliter l'obéissance des jansénistes, il établissait entre le fait et le droit cette différence, qu'où n'était tenu à l'égard du premier qu'à un acte de foi humaine, tandis qu'on était tenu à l'égard du second à un acte de foi divine. Le lendemain, 9, à dix heures et demie du matin, l'archevêque était à Port-Royal pour y exhorter les religieuses à la signature. Il y rencontra une résistance unanime[154], et dut y revenir plusieurs fois. Dans une de ces -visites, le prélat dit à Mme de Guémené cette phrase, qui est restée pour qualifier l'esprit de Port-Royal : Ces filles sont pures comme des anges et orgueilleuses comme des démons. Il fallut huit années de négociations, de mesures disciplinaires et d'exhortations pour amener toutes les religieuses à l'obéissance. La distinction imaginée par Péréfixe entre la foi divine et la foi humaine, était vivement combattue par Arnauld. De fait, le qualificatif d'humaine était mal choisi. C'est foi ecclésiastique qu'il eut fallu dire, en ajoutant que cette foi s'appuie sur l'autorité surnaturelle de Dieu comme la foi divine[155]. Bref, à la suite de diverses conférences, auxquelles Bossuet eut une grande part[156], les religieuses de Port-Royal signèrent une déclaration par laquelle elles condamnaient les cinq propositions en toute sincérité, sans exception ni restriction, dans tous les sens où l'Eglise les avait condamnées.

Pour ce qui concernait les quatre évêques, Berne accepta pareillement une formule adoucie. De part et d'autre, on était las de la lutte ; on aspirait à la paix. Arnauld, errant depuis vingt ans de cachette en cachette, ne demandait pas mieux que d'entrer en négociations avec le Saint-Siège et avec le roi Les quatre évêques consentirent à envoyer à Rome une lettre, par laquelle ils déclaraient se soumettre au Formulaire, ayant à l'égard du Saint-Siège la même disposition d'esprit et de cœur qu'ont eue les évêques de l'Eglise gallicane dans les premiers siècles de l'Eglise. Au fond, ainsi que Pavillon le, déclara nettement dans le synode tint pour obtenir la signature de ses prêtres, ils faisaient toutes leurs réserves sur l'infaillibilité de l'Eglise soumission, que le Pape dans les faits dogmatiques. Ils pouvaient le faire sans hérésie[157] ; et des hommes comme Pavillon et Guillet étaient incapables d'une dissimulation ou d'un adoucissement de leur pensée. Clément IX eut connaissance de tous ces actes, et ; le 19 janvier 1669, il écrivit aux quatre prélats pour les féliciter de la vraie et parfaite obéissance avec laquelle ils avaient souscrit le Formulaire. Le 13 octobre précédent, Antoine Arnauld avait été reçu à Paris par le nonce, qui lui avait conseillé d'employer sa plume d'or à la défense de l'Eglise. Le 23, un arrêt du Conseil du roi avait défendu de s'attaquer et provoquer sous couleur de ce qui s'était passé. Le lendemain Arnauld s'était présenté devant Louis XIV et lui avait dit : Sire, je regarde comme le plus grand bonheur de ma vie, l'honneur que Votre Majesté me fait de me souffrir devant elle. C'était la paix. Elle devait durer environ trente ans. On l'appela, du nom de Clément IX, la Paix Clémentine.

Arnauld et ses amis suivirent le conseil du nonce apostolique. Ils firent de cette période de paix une période féconde en œuvres d'apologétique, d'édification et d'érudition. La Perpétuité de la foi de l'Eglise  catholique touchant l'Eucharistie fut la plus importante de leurs publications. Elle fut l'œuvre d'Arnauld, de Nicole et de Renaudot[158]. Bossuet encouragea vivement l'entreprise. Louis XIV mit en jeu la haute diplomatie officielle pour venir en aide aux laborieux auteurs[159]. Le but de l'ouvrage était de montrer, contre les protestants, que la foi en l'Eucharistie a été perpétuelle dans l'Eglise, depuis Jésus-Christ jusqu'à nos jours. L'ouvrage eut un grand succès. C'est en faisant allusion à la Perpétuité que Boileau écrivait :

Oui, sans peine, au travers des sophismes de Claude,

Arnauld, des novateurs tu découvres la fraude.

Claude et Jurieu essayèrent de répondre à ce monument d'érudition. Et il faut avouer qu'un de leurs arguments ad hominem, atteignait en plein les auteurs jansénistes. Si votre règle de foi, leur disaient-ils, comporte de si longues„ études, elle devient le privilège d'une élite de savants, et vous n'êtes pas admis à invoquer sa supériorité sur la règle de foi protestante. En rejetant, en effet, l'autorité de l'Eglise actuelle, ou du moins en cherchant' à la contrôler par celle des premiers siècles, les docteurs de Port-Royal s'interdisaient de donner à cette objection une réponse satisfaisante. Mais l'œuvre, quoique non irréprochable[160], était solide dans son ensemble, et Bossuet, dans l'approbation qu'il en donna et qui figure en tête du premier volume, avait raison de dire que ce livre est très conforme à la foi catholique, et qu'il est très propre à y ramener ceux qui s'en sont écartés[161]. Les Préjugés légitimes, le Traité de l'unité de l'Église et surtout les Essais de morale de Nicole, dont Mme de  Sévigné aurait voulu faire un bouillon pour les avaler[162], révélèrent ensuite au grand public cet esprit clair, paisible, sans onction et sans éclat, mais plein de bonhomie sereine et, parfois, de douce malice[163].

L'esprit janséniste perça sur fout, dans deux œuvres d'érudition : la Bible de Mons[164] et l'édition bénédictine de saint Augustin[165].

L'esprit janséniste était loin, en effet, d'être mort, Plusieurs de ceux qui avaient signé le Formulaire se rétractaient. Ils avaient obéi à l'injonction du roi par peur de la Bastille[166], la sécurité leur rendait courage. Il parait que la duchesse de Longueville, dont l'hôtel était devenu, depuis 1666, le centre du parti, eut beaucoup d'influence sur ce mouvement de rétractation. On doit signaler parmi les plus connus de ces rétractants, le fils de Mme de Sablé, M. de Laval, évêque de La Rochelle, le frère de l'abbesse de Port-Royal, M. de Ligny, évêque de Meaux, prédécesseur immédiat de Bossuet, et surtout l'oratorien Pasquier Quesnel, qui devait, après la mort d'Arnauld, en 1691, prendre la direction du parti janséniste.

Pasquier Quesnel, né à Paris en 1634, entré dans la congrégation de l'Oratoire en 1657, avait commencé à écrire dès 1662, alors qu'il comptait à peine 29 ans, un commentaire des Evangiles, où il avait su faire passer tout le charme d'une lune pleine d'onction et d'un esprit merveilleusement subtil. Ses relations avec plusieurs amis de Port-Royal l'inclinèrent de bonne heure vers le jansénisme. Son attachement au P. de Sainte-Marthe, supérieur général de l'Oratoire, que l'archevêque de Paris fit exiler, fut cause de son éloignement de Paris en 1681. Quatre ans plus tard, ayant refusé de signer un formulaire de doctrine que l'assemblée générale- de l'Oratoire avait imposé à tous les membres de la congrégation, il se retira à- Bruxelles, auprès d'Antoine Arnauld, dont il devint le confident le plus intime. Entre temps, son petit volume, publié en 1671, ayant reçu un accueil favorable du public, Quesnel n'avait cessé de le retoucher et de l'augmenter en plusieurs éditions successives, et toujours dans un sens plus favorable à la doctrine de Port-Royal. Si bien que l'édition parue en 1693, sous le titre de Réflexions morales sur le Nouveau Testament[167], forma quatre gros volumes in-8°, qui, sous une forme captieuse, reproduisaient toute la doctrine janséniste. Les idées de Quesnel sur la constitution de l'Eglise se rapprochaient même singulièrement de la doctrine de Luther, de Zwingle et de Calvin. Que reste-t-il à une âme qui a perdu la grâce, disait Quesnel, sinon le péché et les conséquences du péché : une orgueilleuse pauvreté, une indigence paresseuse, une impuissance générale à l'effort, à la prière et à toute bonne action ?[168]La grâce est une opération de la main toute puissante rie Dieu, que rien ne peut empêcher ni retarder[169]. Jésus-Christ s'est livré à la mort pour sauver les premiers-nés, c'est-à-dire les élus, de la main de l'ange exterminateur[170]. — Il est sage de donner aux âmes le temps de porter avec humilité et de sentir le poids de leur péché... avant de les réconcilier[171]. — Il arrive souvent que les âmes les plus saintement et les plus étroitement unies à l'Église sont regardées et sont traitées comme indignes de faire partie de l'Église, et même comme séparées de l'Église ; mais le juste vit de la foi et non de l'opinion des hommes[172]. Ce langage, plein d'une émotion vibrante, nourri de là Sainte Ecriture, dont on forçait le sens, avait une toute autre puissance de pénétration dans les âmes que les savantes dissertations de l'Augustinus ou même de la Fréquente Communion. L'ouvrage portait en tête l'approbation que M. Vialard, évêque de Châlons, avait donnée à la petite édition de 1671, et qu'on avait cru bon de reproduire en cette édition augmentée et refondue[173]. On y joignit bientôt, avec plus de fondement, la lettre élogieuse que M. de Noailles, successeur de M. de Vialard sur le siège de Châlons, écrivit en 1695 pour recommander l'ouvrage aille fidèles. Cette première erreur de M. de Noailles devait être le principe de toutes les fausses démarches auxquelles ce prélat se laissa entraîner dans, la suite.

Plus que Jansénius, plus que Saint-Cyran, plus qu'Arnauld, plus que Pascal, Quesnel- devint l'idole du parti. Le charme et la bienveillance de ses rapports personnels aidaient beaucoup à sa popularité. On n'a jamais vu, disent ses disciples, d'homme plus doux, d'une humeur plus égale, plus commode à qui avait à vivre avec lui[174]. Quand il voyageait, ses amis regardaient comme une bénédiction la faveur qu'il leur faisait, de quelque séjour chez chacun d'eux[175]. Les carmélites du faubourg Saint Jacques le révéraient tout ce qu'il est possible[176].

Cet homme, d'une humeur si douce en apparence, devait se montrer d'une obstination irréductible. Après avoir exprimé les affirmations les plus audacieuses dans son livre, il allait déchaîner les plus violentes tempêtes et devenir le chef de ce jansénisme du XVIIIe siècle, militant, agressif, précurseur, par son mysticisme de mauvais aloi comme par ses doctrines séditieuses, de la grande catastrophe où devaient sombrer l'Eglise de France et la royauté.

 

XII

Mais au moment même où les Réflexions morales du P. Quesnel se répandaient, et préparaient cette nouvelle phase du jansénisme, une autre querelle religieuse éclatait.

Au commencement de 1694, l'évêque de Chartres, Godet des Marais, faisant une visite à la maison de Saint-Cyr, fut effrayé des maximes qu'il y entendit. Une des principales auxiliaires de Mme de Maintenon, Mme de La Maisonfort, déclarait ouvertement qu'il ne fallait se gêner en rien, qu'il fallait s'oublier et ne jamais faire, de retour sur soi-même[177]. On découvrit que ces maximes lui venaient de son directeur de conscience, l'abbé de Fénelon, et surtout d'une de ses parentes, Mme Guyon de La Motte, qui, depuis quatre ans, donnait à Saint-Cyr des conférences sur la vie spirituelle.

Jeanne-Marie Bouvier de La Motte était née à Montargis, dans l'Orléanais, le 13 avril 1648, de Claude Bouvier, seigneur de La Motte-Vergonville, procureur du roi au baillage de Montargis, et de Jeanne Le Maistre de La Maisonfort. La vivacité de sa nature la porta de bonne heure à une dévotion exaltée. S'il fallait en croire son autobiographie, elle aurait eu des visions à cinq ans, aurait aspiré au martyre dès cet âge, aurait traversé une crise de coquetterie à l'âge de quatorze ans, et serait revenue ensuite à une vie de prière et de mortification, le tout à travers des maladies singulières et interminables. Ce qui est certain, c'est que Jeanne-Marie de La Motte se passionna de bonne heure pour les œuvres de sainte Térèse, c'est qu'elle dévora la biographie de Male de Chantal, et qu'un vif désir de ressembler à ces deux saintes s'empara d'elle. On s'est demandé si ce désir ne l'inspira pas trop dans le récit de sa vie, et si sa féconde imagination ne lui fit pas voir dans son passé bien des choses qu'elle souhaitait y trouver. Mariée le 18 janvier 1661 à Jacques Guyon du Chesnoy, fils du riche entrepreneur du canal de Briare, elle ne trouva pas le bonheur dans cette union. Devenue veuve à vingt-huit ans, elle se livra tout entière à la piété. Un de ses parents, religieux barnabite, l'encouragea, par son, exemple et ses paroles, à la pratique de la prière intérieure. Un franciscain, qu'elle consultait souvent, avait l'habitude de lui répondre : Habituez-vous à chercher Dieu dans votre cœur, et vous l'y trouverez. Rien n'était plus conforme aux règles traditionnelles de la mystique chrétienne. Mais l'âme ardente et passionnée de la pieuse veuve l'entraîna bientôt au delà des bornes de la sagesse ; et la rencontre fatale qu'elle fit, quatre ans après son veuvage, d'un directeur non moins porté qu'elle-même aux rêveries mystiques, la jeta dans une piété singulière, origine de ses longues épreuves et de ses graves erreurs.

M. d'Arenthon, évêque de Genève, ayant rencontré à Paris, en 1680, la jeune veuve, avait été touché de ses malheurs, de sa vertu et de sa piété, et l'avait décidée à se retirer à Gex, dans une communauté de Nouvelles-Catholiques qu'il venait d'y établir. Le supérieur de cette communauté était un barnabite, le P. Lacombe. C'était, dit Phélippeaux[178], un homme de taille assez grande, composé dans son extérieur, affectant un air de modestie et de sainteté, quoique on remarquât dans son visage je ne sais quoi de sinistre... Il était natif de Thonon, ville du diocèse de Genève... Plusieurs ont publié que, pendant un séjour à Rome, il avait été disciple de Molinos, qui répandait alors ses illusions. Sa vie avait été troublée, vers l'âge de 30 ans, par de violentes passions, dont il fit plus tard l'aveu[179]. Revenu à Dieu, il avait aussitôt éprouvé un goût particulier pour les auteurs spirituels et mystiques. Il s'était même follement imaginé, comme il le déclara, que certaines souillures pouvaient être un moyen dont Dieu se servait pour élever une âme à de hauts degrés de spiritualité[180]. Cet étrange directeur de conscience devait mourir fou à Charenton, après avoir eu, il est vrai, une vie fort tourmentée, et passé longtemps en prison.

Sitôt que je vis le Père, écrit Mme Guyon, je fus surprise de sentir une grâce intérieure que je puis appeler communication, et que je n'avais jamais eue avec personne. Il me sembla qu'une influence de grâce venait de lui à moi par le plus intime de l'âme et retournait de moi à lui, en sorte qu'il éprouvait le même effet. Un peu plus loin, elle ajoute : Je fus réduite à ne lui parler qu'en silence : ce fut là que nous nous entendions en Dieu d'une manière ineffable et toute divine. Ces communications et ces paroles silencieuses devaient jouer un grand rôle, à partir de ce moment, dans la spiritualité de Mme Guyon.

Peu à peu, le P. Lacombe et sa pénitente s'imaginèrent être désignés par Dieu pour renouveler le monde par l'enseignement du pur amour. L'évêque de Genève s'inquiéta de ces allures. On prit ses observations pour une indication de la Providence de quitter le diocèse de Genève et de commencer à exécuter le plan divin. Mme Guyon, à qui sa grande fortune permettait les fréquents déplacements, se transporta successivement à Thonon, à Turin, à Grenoble, à Marseille, à Verceil, à Dijon, et enfin à Paris, où elle se fixa en 1686. A Grenoble elle fit imprimer le Moyen court et facile pour faire l'oraison. A Marseille elle fut consolée par le célèbre prêtre aveugle François Malaval. A Paris elle retrouva son amie la duchesse de Charost[181], qui la mit en relation avec les duchesses de Mortemart, de Chevreuse et de Beauvillier. Elle y rencontra aussi sa cousine Mme de la Maisonfort, qui l'introduisit plus tard à Saint-Cyr[182], auprès de Mme de Maintenon. Le P. Lacombe était venu rejoindre son amie dans la capitale. Il y prêcha. Mme Guyon y distribua à profusion les livres où elle avait exposé sa doctrine : Les Torrents spirituels et Le moyen court. Partout, dans ses relations avec le grand monde, elle cherchait ce qu'elle appelait des enfants mystiques.

Cependant, de presque tous les lieux qu'elle avait parcourus, on écrivait des lettres contre elle et contre le P. Lacombe. M. François de Harlay gouvernait alors le diocèse de Paris. Quels que soient les reproches qu'on ait pu faire à ce prélat, il avait au moins la sagesse et le mérite d'apporter un soin extrême à combattre toutes les nouveautés qui pouvaient troubler la paix de l'Eglise et l'ordre public[183]. En 1687, les esprits étaient très préoccupés de l'instruction ouverte à Rome contre les doctrines de Michel de Molinos[184], doctrines qui devaient être condamnées par le décret du 28 août et par la constitution Cœlestis Pastor du 19 novembre de la même année[185]. Les erreurs de Molinos telles qu'on peut les extraire de sa Guide spirituelle, de la bulle qui le condamna et de quelques autres documents contemporains, se résument dans les deux propositions suivantes : I. La voie à suivre pour aller à Dieu consiste dans un anéantissement complet de ses puissances, dans un tel oubli de tout et en particulier de soi-même qu'on ne songe plus ni à l'eider, ni au ciel, ni à sa propre perfection, ni à son propre salut. II. Le but à atteindre est un état d'union à Dieu par une pure contemplation, sans images d'aucune sorte, et par un amour dégagé de toute considération personnelle. Molinos résumait tout son- système en ces mots : aller par l'anéantissement à la paix[186] c'est-à-dire à Dieu pur, ineffable, abstrait de toute pensée particulière, dans le silence intérieur[187]. Le prêtre de Marseille qui avait consolé Mme Guyon à son passage dans cette ville, Malaval, avait écrit aussi : Celui qui est arrivé en quelque lieu de repos... s'il pense quelquefois au chemin, c'est pour s'en souvenir et, ne pas y retourner[188]. Parler ainsi n'était-ce pas, contrairement aux enseignements les plus formels de sainte Térèse, de saint Ignace, de tous les mystiques, exclure de la vie contemplative tout culte, toute pratique extérieure, la considération même de l'humanité de Jésus-Christ ?

Or, dans son Moyen court, Mme Guyon enseignait que le dessein de Dieu est de dépouiller l'âme de ses propres opérations, pour substituer les siennes à sa place[189], et dans l'Interprétation du cantique des cantiques, on lisait que dès que l'âme commence à recouler à son Dieu, comme un fleuve dans son origine, elle doit être toute perdue et abîmée en Lui ; il faut même alors qu'elle perde la vue aperçue de Dieu et toute connaissance distincte... Alors, une âme, sans avoir pensé à aucun état de Jésus-Christ, depuis des dix et vingt ans, conserve toute la force de cette pensée, imprimée en elle-même par état[190]. D'autre part, dans un opuscule du P. Lacombe, qui venait de paraître à Verceil en 1686, on trouvait des passages comme celui-ci : Quand l'Esprit de Dieu a pénétré dans un homme, il le change en un autre homme : celui-ci est agi par Dieu plutôt qu'il n'agit. L'amour de Dieu joue en lui à son gré, in eo pro libitu suo ludit. Et un pareil don est donné à bien plus de personnes qu'en ne le pense communément[191]. Un peu plus loin, l'auteur, prétendant s'appuyer sur l'Ecriture Sainte, conviait au festin permanent de la contemplation, ad juge contemplationis convivium, les enfants, les simples, les ignorants[192].

Les ressemblances qu'on découvrit entre ces doctrines et celles de Molinos, des accusations graves qui furent portées en même temps contre les mœurs du P. Lacombe et de Mme Guyon, firent juger à M. de Harlay que des mesures de précaution et de sévérité s'imposaient. Au mois d'octobre 1687, le P. Lacombe fut arrêté, détenu d'abord dans la maison des Pères de la Doctrine chrétienne, puis enfermé à la Bastille, d'où il fut transféré à file d'Oléron et, de là au château de Lourdes.

Mme Guyon fut arrêtée au mois de janvier 4688 et conduite au monastère de la Visitation de la rue Saint-Antoine. Elle n'y resta que huit mois. Les dénonciations portées contre elle à propos de sa conduite morale tombèrent d'elles-mêmes[193], et le détachement qu'elle manifesta à propos de ses propres idées, se déclarant prête à les abandonner dès qu'elles seraient déclarées fausses, rassura sur son orthodoxie. Une fois libérée, Mme Guyon, loin de perdre à son épreuve, vit au contraire son crédit s'augmenter. Peu de personnes paraissent avoir possédé un pareil don de séduction. Qui l'approchait était gagné, qui l'écoutait était bientôt persuadé. Mmes de Chevreuse, de Beauvillier et de Béthune la vénéraient comme une sainte. Mme de Maintenon l'admit à Saint-Cyr et porta désormais dans sa poche le Moyen court. C'est alors que Mme Guyon fit la connaissance de Fénelon.

Le précepteur du futur roi de France avait alors à Paris une situation considérable. Il était âgé de trente-sept ans. Depuis sa sortie de Saint-Sulpice, en 1674, il n'avait plus guère quitté Paris[194] ; et, très vite, son nom, son ardeur, son habileté, la grâce un peu hautaine mais charmante de son esprit et de sa piété, l'avaient rendu cher à bien des âmes aristocratiques. Il prêchait beaucoup, confessait, dirigeait, se gagnait des amitiés. L'archevêque de Paris l'avait nommé en 1678 supérieur des Nouvelles-Catholiques. Esprit ardent, imagination aventureuse et privée du sens de l'impossible, tout le chimérique religieux qu'il devait porter plus tard dans la politique, dans l'éducation et dans la réforme sociale, se retrouva déjà dans les débuts de sa vie religieuse. Il était alors, — il resta toujours, — très pieux. Dans sa Réfutation du système du P. Malebranche, il n'avait pas eu d'épithètes assez dures pour qualifier la monstrueuse doctrine qui osait ainsi rabaisser l'amour de Dieu. La sainteté l'attirait. Il voulait la connaître en lui ou chez les autres. Le souvenir des grands mystiques du siècle précédent vivait en lui. Il savait que sainte Térèse avait dirigé non seulement ses filles, mais des hommes savants et célèbres[195], et, sans en avoir conscience, il allait, lui aussi, au devant de sa Térèse ou de sa Jeanne de Chantal. Elle vint à lui un jour d'octobre, vers la Saint-François de l'Année 1688. C'était à la campagne, à Beynes, chez la duchesse de Charost. Il la vit, dit Saint-Simon[196], leur esprit se plut l'un à l'autre, leur sublime s'amalgama. Le résumé est trop rapide. Je sentais intérieurement, dit Mme Guyon, que cette première entrevue ne le satisfaisait point. On les renvoya ensemble de Beynes à Paris, par le même carrosse. Pendant le voyage, Mme Guyon lui expliqua tous les principes de sa doctrine ; et, comme elle lui demandait s'ils entraient facilement dans sa tête : Cela y entre, répondit l'abbé, par la porte cochère... La conquête était triomphale[197].

Que fut-il advenu si Mme Guyon eût rencontré, en ce moment, un directeur clairvoyant et ferme, capable de maîtriser son imagination trop ardente et de dégager, dans sa doctrine, ce qu'il était utile et peut-être nécessaire de Prêcher : la réaction de l'abandon et de l'amour contre la sécheresse de l'ascétique jansénisme ? Un tel homme eût peut-être rendu impossible, un demi-siècle plus tard, l'éclosion du sentimentalisme de Jean-Jacques Rousseau. L'abbé de Fénelon voulut être cet homme. L'étude de sa correspondance spirituelle le montre utilisant et transposant, parfois de la manière la plus heureuse, les maximes de son amie[198]. Malheureusement il ne sut pas assez se dégager de l'éblouissement que lui causait cette femme. Et puis les doctrines ambiantes favorisaient trop le développement du quiétisme[199]. On parlait trop, même dans les livres de spiritualité les plus autorisés, de la corruption de la nature humaine[200] ; on célébrait trop, dans les lettres, le dévouement stoïque[201] ; la philosophie chrétienne s'était trop éprise de théories nouvelles sur l'union de l'âme et du corps. Le pessimisme luthérien, le stoïcisme janséniste et le dualisme cartésien préparaient les esprits à considérer sans étonnement ce tableau que lui présentaient Molinos et Mme Guyon, d'une âme s'envolant vers Dieu pour le contempler dans le pur amour, sans se préoccuper de son corps, qui se ravalait peut-être dans la boue[202].

Quoi qu'il en soit, l'incident provoqué à Saint-Cyr en 1694, par Mme de La Maisonfort, réveilla les anciens bruits relatifs au caractère et à la doctrine de Mme Guyon. L'évêque de Chartres, M. Godet des Marais, avait cru devoir intervenir. La doctrine de Mine Guyon était suspecte. Fénelon, très lié d'amitié avec Bossuet, le pria d'examiner les ouvrages incriminés. Mme Guyon fut enfermée dans un couvent de Meaux, pour être plus à la portée de l'évêque. Bientôt M. de Noailles, évêque de Châlons, et M. Tronson, supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, furent adjoints à Bossuet. Les conférences se tinrent à Issy, dans la maison de campagne du séminaire. Elles ne prirent pas moins de neuf mois, et se terminèrent, le 10 mars 1695, par la rédaction de trente-quatre articles, que signa Fénelon.

Voltaire a parlé avec pitié de ces malheureuses disputes du quiétisme... qui n'auraient laissé aucune trace dans la mémoire des hommes sans les noms des deux illustres rivaux qui combattirent[203]. En réalité, pour qui sait le rôle que la vraie et la fausse Mystique ont joué dans l'Eglise, pour qui connaît la place qu'un saint Benoît, un saint François d'Assise, une sainte Catherine de Sienne et une sainte Térèse y ont occupée, et les désordres sans nombre qu'y ont déchaînés, depuis les Gnostiques du second siècle jusqu'aux Spirites de nos jours, tous ceux qui out abusé des maximes de la vie spirituelle, les plus hautes questions s'agitaient sous les ombrages du séminaire d'Issy. C'est dans les œuvres des saints les plus authentiques, que se trouvent les mots d'amour pur et désintéressé, de contemplation, de quiétude, de repos en Dieu, d'état passif, et le janséniste Nicole est impardonnable de l'avoir ignoré[204]. Il faut reconnaître cependant que ces mots n'ont pas toujours été employés dans leurs écrits avec toute la précision voulue ; et la moindre erreur, sur des points aussi capitaux, était capable d'entraîner les plus lamentables conséquences.

Les illustres prélats choisis pour éclairer le débat virent la question sous son vrai jour. Non contents d'autoriser, dans les articles d'Issy, l'amour pur et désintéressé[205], aussi bien que l'oraison de contemplation ou de quiétude, et les autres oraisons extraordinaires, même passives[206], ils condamnèrent hautement, dans leurs ordonnances, l'excessive timidité qui fait souvent regarder la contemplation comme un exercice dangereux[207], sous prétexte de l'abus qu'on en a fait ou qu'on en peut faire[208]. Mais un examen attentif leur fit découvrir dans les œuvres de Mme Guyon quatre erreurs principales, à savoir : 1° que la perfection de l'homme consisterait, même dès cette vie, dans un acte continuel de contemplation et d'amour ; 2° qu'une âme arrivée à cette perfection ne serait plus obligée aux actes explicites distingués de cette charité ; 3° que cette âme serait indifférente à toutes choses pour le corps et pour l'âme ; et I° enfin qu'elle devrait, dans l'état de contemplation parfaite, rejeter toutes les idées distinctes, et par conséquent la pensée même des attributs de Dieu et des mystères de Jésus-Christ[209]. En bref, les erreurs du quiétisme, suivant les expressions de Bossuet, étaient de mettre la sublimité et la perfection dans des choses qui ne sont pas, ou, en tout cas, qui ne sont pas de cette vie[210].

Les prélats rejetèrent donc l'acte perpétuel et unique du pur amour ; mais acceptèrent l'état habituel[211]. Ils déclarèrent que l'état de contemplation est compatible avec des actes de vertu autres que la charité, non pas toujours méthodiques et arrangés, encore moins réduits en formule et sous certaines paroles, mais du moins sincèrement formés dans le cœur, avec toute la sainte douceur et tranquillité qu'inspire l'esprit de Dieu[212]. Ils reconnurent que la sainte indifférence chrétienne regarde les événements de cette vie, la dispensation des consolations ou des sécheresses spirituelles, mais non les choses qui ont rapport au salut[213]. Ils signalèrent comme une erreur dangereuse, l'idée d'exclure de la contemplation les attributs de Dieu et les mystères du Verbe Incarné[214]. Ils proclamèrent enfin que sans les oraisons extraordinaires on peut devenir un très grand saint et atteindre à la perfection du christianisme[215].

Le 10 juillet 1695, Fénelon, nommé archevêque de Cambrai, fut sacré.par Bossuet. L'entente semblait scellée. Mais l'accord sur les idées, ou tout au moins sur les termes qui les exprimaient, laissait subsister, entre Bossuet et Fénelon, une divergence profonde de tendances. L'évêque de Meaux, peu propre à suivre une âme dans ses détours, mais d'une aptitude admirable à en saisir la tendance maîtresse[216], avait soupçonné, du premier coup, dans Fénelon et surtout dans Mme Guyon, des réticences, dangereuses. La sensibilité délicate et subtile du futur archevêque de Cambrai avait-aussitôt deviné cette disposition chez Bossuet. Une vague et réciproque méfiance animait les deux prélats. Le premier soin de l'un et de l'autre devait être, en conséquence, d'expliquer, de commenter, chacun de son côté, les articles d'Issy. Le commentaire de Bossuet fut fait dans une Instruction pastorale, et surtout dans un traité des Etats d'oraison, dont il envoya le manuscrit à Fénelon. L'archevêque de Cambrai, remarquant que les écrits de Mme Guyon y étaient blâmés, refusa son approbation ; et, gagnant Bossuet de vitesse, fît paraître son Explication des Maximes des saints en février 1697, un mois avant que les Etats d'oraison fussent achevés d'imprimer[217].

Il n'appartient pas à l'histoire générale de l'Eglise de suivre les longs débats qui divisèrent ces deux grands hommes : l'évêque théologien poussant impitoyablement contre son adversaire, la série logiquement enchaînée de ses déductions ; et le' prélat psychologue, souple, subtil, habile, échappant aux traits dirigés contre ses Maximes par là révélation d'un sens inaperçu de son contradicteur ; l'éloquence indignée du premier ne ménageant pas toujours ses coups contre le Montan d'une nouvelle Priscille, et la sensibilité du second, bondissant sous l'outrage. L'intervention du Saint-Siège mit fin à une lutte où s'étaient trop souvent mêlées des questions personnelles.

L'archevêque de Cambrai, en effet, en présence ides attaques dont son livre était l'objet, n'avait point refusé tout d'abord d'entrer en discussion avec ses confrères de l'épiscopat ; mais, voyant ensuite qu'un accord était impossible, il rompit les conférences et demanda au roi de soumettre son ouvrage au jugement du Saint-Siège. Le 16 avril 1697, Louis XIV, par l'intermédiaire du duc de Beauvillier, l'autorisa à recourir au Pape. Le procès en cour de Rome dura deux ans. La question était des plus délicates. Fénelon, clans ses Maximes, commençait par rejeter expressément le principe fondamental du quiétisme, c'est-à-dire la supposition chimérique d'un état continuel de contemplation et d'amour. Tout le plan de son livre, disait-il dans son avertissement, consistait à établir quatre vérités, savoir : 1° que toutes les voies intérieures mènent à l'amour pur ; 2° que les épreuves de la vie intérieure ont pour but de purifier cet amour ; 3° que la contemplation en est l'exercice paisible ; 4° que la vie unitive ou l'état passif en est l'entière pureté et l'état habituel. Mais, en voulant soutenir la doctrine du pur amour, Fénelon n'avait pas su donner à ses expressions l'exactitude et la précision annoncées dans sa préface[218]. Les erreurs de son livre, au jugement de Bossuet, se réduisaient à quatre. Dans l'état habituel du pur amour, l'âme, selon Fénelon : 1° perdait tout désir du salut éternel ; 2° devenait indifférente pour sa propre perfection ; 3° perdait, en certains états, la vue distincte, sensible et réfléchie de- Jésus-Christ ; et enfin, 4° pouvait faire à Dieu le sacrifice absolu de son bonheur éternel. Le 12 mars 1699, le Pape Innocent XII condamna 23 propositions du livre des Maximes. L'archevêque de Cambrai se soumit. Il publia un mandement pour déclarer qu'il adhérait sans réserve à sa condamnation. Il terminait ainsi : A Dieu ne plaise qu'il soit jamais parlé de nous, si ce n'est pour se souvenir qu'un pasteur a cru devoir être plus docile que la dernière brebis du troupeau[219].

L'orthodoxie était sauvée ; mais le mal produit par l'erreur[220] funeste subsistait. En cette fin du XVIIe siècle, les âmes, desséchées et comprimées par la sombre morale du jansénisme, aspiraient à se mouvoir librement dans l'amour. La tentative faite au sein de l'Eglise échouait, compromise et faussée par les aberrations d'une femme illusionnée. La porte était ouverte au sentimentalisme rationaliste du avine siècle, précurseur des utopies révolutionnaires[221].

 

XIII

Ne l'oublions pas cependant : la seconde moitié du XVIIe siècle n'a pas été uniquement remplie par les grandes controverses que nous venons de rappeler. C'est même à cette période que le siècle de Louis XIV a le mieux mérité le nom de Grand Siècle. C'est alors précisément que Bossuet prononce ses sermons et ses oraisons funèbres, que Racine écrit ses tragédies, Boileau ses épîtres et ses satires, La Fontaine ses fables, La Rochefoucauld ses Maximes, Fénelon son Télémaque et son Traité de l'existence de Dieu ; c'est alors que Mme de Sévigné trace le tableau de cette société brillante, que La Bruyère en fait la fine satire et que Bourdaloue en dénonce avec une vigueur apostolique les vices cachés. Tant de merveilles voient le jour en l'espace de trente années, comme les fruits de germes que les âges précédents auraient patiemment cultivés. Tous ces chefs-d'œuvre sont, en effet, le produit de la culture antique et de l'esprit chrétien, admirablement fondus ensemble. Le labeur de la Renaissance et la foi du Moyen Age s'y rencontrent. Racine et Fénelon respirent l'élégante pureté des beaux temps d'Athènes ; Bossuet s'inspire de la mâle simplicité d'Homère ; et Massillon de l'élégance romaine au siècle d'Auguste ; Fléchier imite l'art savant des rhéteurs antiques ; La Bruyère emprunte quelque chose à l'esprit de Sénèque ; Mme de Sévigné étudie Tacite et retrouve la vigueur de son style pour honorer les vertus de Turenne[222]. Mais, en même temps, ainsi que le remarque Sainte-Beuve, plus on avance dans le siècle de Louis XIV, et plus la littérature, la poésie, la chaire, le théâtre, toutes les facultés mémorables de la pensée, revêtent un caractère religieux, chrétien ; plus elles accusent, même dans les sentiments généraux qu'elles expriment, ce retour de croyance à la révélation, à l'humanité vue dans et par Jésus-Christ ; et c'est là un des caractères les plus caractéristiques et les plus profonds de cette littérature immortelle[223].

Nous avons déjà vu apparaître, dans les querelles du protestantisme, du gallicanisme, du jansénisme et du quiétisme, la grande figure de Bossuet. Laissons à l'histoire littéraire le soin de caractériser la beauté souveraine de son œuvre. Contentons-nous de recueillir la remarque qu'un pur critique a faite à propos de ses ouvrages. Avant tout, dit M. Lanson[224], Bossuet est prêtre ; cette qualité détermine la forme de son esprit et de sa conduite : chacun de ses ouvrages vient à son heure, pour un besoin actuel et précis, sans nul désir de gloire littéraire ; et le service qu'il fait à son roi, à son pays, à son prochain est celui qu'un prêtre peut faire.

A côté de Bossuet, Fénelon, non moins chrétien, non moins prêtre, mais avec une complexité plus séduisante et plus déconcertante à la fois, unit aussi la culture de l'antiquité et l'esprit chrétien dans ses sermons, dans ses œuvres philosophiques et pédagogiques, et surtout dans ce Télémaque, où toute sa psychologie se révèle et s'explique : livre admirable et singulier, tel qu'il n'en existe peut-être pas au monde, dit un fin critique[225], de plus païen et de plus chrétien, de plus chimérique et de plus sage, de plus habile et de plus ingénu, qui se rapproche plus des anciens quand on le lit superficiellement, et qui s'en écarte plus quand on en sonde les ressorts secrets : livre d'un grand poète, d'un sage, d'un homme de génie, auquel il a manqué pourtant l'une des plus précieuses qualités d'un homme de génie, d'un grand poète et d'un sage, une certaine naïveté de bon sens qui fera le charme éternel d'Homère et de Bossuet.

Quand la voix de Bossuet se tut, ses contemporains s'en aperçurent à peine, parce qu'ils entendirent Bourdaloue[226]. Plus à la portée de son auditoire, très clair dans l'exposé du dogme, très précis dans l'exhortation morale, et très pénétrant dans ses analyses, ce digne religieux, dont Sainte-Beuve a dit avec raison qu'il ne porte rien de l'auteur ni de l'écrivain dans aucun de ses emplois, et qu'il ne songe à d'autre effet qu'à celui du bien[227], excita une admiration unanime ; et l'on a pu dire que la meilleure réponse que la Compagnie de Jésus ait jamais faite aux Provinciales ç'a été de faire prêcher Bourdaloue.

Autour du célèbre jésuite, d'autres orateurs, tels que Fléchier, évêque de Nîmes (1632-1710), Massillon, évêque, de Clermont (1663-1742), et Mascaron, évêque d'Agen (1614-1703), faisaient honneur à la chaire chrétienne, mais il suffirait au siècle de Louis XIV, pour mériter le nom de Grand Siècle, d'avoir entendu et d'avoir su goûter Bossuet, Fénelon et Bourdaloue[228].

 

 

 



[1] Sur les 42 collèges, 17 étaient destinés aux étudiants en théologie.

[2] Voir sa lettre au cardinal Simonetta, écrite en 1569, et citée dans le Dict. de théol. cathol., au mot Baïus, t. II, col. 38.

[3] De libero hominis arbitrio et ejus potestate, De justitia et justificatione, De sacrificio, De meritis operum, De prima hominis justitia et virtutibus implorum, De sacramentis in genere, etc.

[4] DENZINGER-BANNWART, n. 1021, 1011.

[5] DENZINGER-BANNWART, n. 1066, 1039, 1025.

[6] DENZINGER-BANNWART, n. 1016.

[7] DENZINGER-BANNWART, n. 1015.

[8] X. LE BACHELET, dans le Dict. de théol. cathol., au mot Baïus, t. II, col. 46.

[9] X. LE BACHELET, dans le Dict. de théol. cathol., au mot Baïus, t. II, col. 46.

[10] PALLAVICINI, Hist. du Concile de Trente, l. XV, ch. VII.

[11] Dans la phrase Quas quidem sententias, quamquam nonnullæ aliquo pacto sustineri possent, in sensu ab assertoribus intento damnamus, si l'on déplace la virgule qui suit le mot possent pour la reporter à la suite du mot intento, Baïus échappe, au moins partiellement, à la condamnation pontificale.

[12] Un groupe de théologiens des XVIIe et XVIIIe siècles, désignés habituellement sous le nom d'Augustiniens, et dont les trois principaux représentants sont le cardinal de Noris, Fulgence Belleli et Laurent Berti, reprirent l'examen des textes de saint Augustin sur lesquels Baïus avait appuyé ses doctrines erronées, et essayèrent de les expliquer par un système différent. Dieu, disaient-ils, est, en tant que vu el possédé en lui-même, la fin naturelle de l'homme, non pas en ce sens que nous puissions y parvenir par nos propres forces ou par des moyens naturels, mais en ce sens que nous sommes portés vers cette fin par une inclination et un désir mis en nous par la Providence divine. Cette doctrine donna lieu à de grandes controverses. Benoît XIV fit examiner les écrits incriminés de Noris, de Belleli et de Berti par deux théologiens qui rendirent un jugement favorable aux accusés. V. HURTER, Nomenclator literarius, Insprück, 1895, t. III, col. 3 ; R. P. LE BACHELET, Dict. de théologie de VACANT-MANCENOT, t. II, col. 92. A plus forte raison le sentiment de CAJETAN, Comment. in Summ. théol. S. Thomæ, Ia IIae, q. III, a. 8 estimant que l'homme tend à une fin surnaturelle par une tendance, appartenant déjà à l'ordre surnaturel échappe à la condamnation qui a frappé Baïus. Cf. SUAREZ, De ultimo fine, disp. XVI, sect. II, n. 7. Si l'on considère, dit M. LABAUCHE, Dogmatique spéciale, t. II, 2e édition, p. 24, la nature humaine d'une façon concrète, théologique, elle est et elle a toujours été appelée à réaliser une fin surnaturelle avec le secours de la grâce. Il y a dans la nature intégrale de l'homme un mouvement vers le surnaturel. Cf. Ami du clergé, du 16 avril 1908, Revue prat. d'Apol. du 1er février 1908, et J. WERHLÉ, La méthode d'immanence, Paris, Blond, 1911.

[13] Voir le portrait de Jansénius au musée de Versailles.

[14] P. RAPIN, Hist. du jansénisme, édit. Domenech, p. 3.

[15] P. RAPIN, Hist. du jansénisme, p. 2-8 ; BAYLE, Dict. historique ; VANDENPREREBOOM, Jansénius, Bruges, 1882.

[16] VANDENPEEREBOOM, op. cit.

[17] On conjecture que Jansen et Duvergier de Hauranne s'étaient déjà connus à Louvain. SAINTE-BEUVE, Port-Royal, I, 279.

[18] SAINTE-BEUVE, Port-Royal, I, 285, 302.

[19] Lancelot déclare avoir vu chez M. de Saint-Cyran un vieux fauteuil à l'un des bras duquel était adapté un pupitre. C'est dans ce fauteuil que Jansénius étudiait, habitait presque ; car il ne se couchait presque pas. LANCELOT, Mémoires, 2 vol. in-12, 1738, t. I, p. 103 ; t. II, p. 308.

[20] J.-B. DU CHESNNE, Histoire du baïanisme, Paris, 1731, p. 301.

[21] Les lettres de Jansénius, saisies en 1633 chez M. de Saint-Cyran, furent déposées au Collège de Clermont à Paris, où les jésuites en tenaient les originaux à la disposition du public. Le P. PINTHEREAU les publia sous ce titre : Le progrès du jansénisme découvert, par le sieur de PRÉVILLE, 1655. C'est en 1621 que se placerait la fameuse conférence de Bourg-Fontaine, où Jansénius et quelques-uns de ses amis auraient comploté de fonder le déisme en France. Le premier témoignage donné sur ce prétendu complot a été publié en 1654 par FILLEAU, dans sa Relation juridique. Sainte-Beuve reconnaît que le fait d'une conférence à Bourg-Fontaine, en 1621, est possible (Port-Royal, I, 246), Mais elle n'a pu avoir que le but de réformer, l'Eglise, et non de la détruire pour faire place au déisme. Voir La réalité du projet de Bourg-Fontaine, par le P. SAUVAGE, et l'abbé DAVIN, Scélératesse des premiers jansénistes, précurseurs des Francs-Maçons, in-8°, 1894 ; SAINTE-BEUVE, Port-Royal, I, 288-289.

[22] Saint-Cyran en Brenne, sur la frontière de la Touraine, du Berry et du Poitou.

[23] Ce nom d'Aurélius n'était pas choisi au hasard, et s'ajustait au titre futur de l'ouvrage (Augustinus) que Jansénius rédigeait. Saint Augustin s'appelait Aurélius Augustinus. Les deux amis, ses disciples, tronçonnèrent, comme on l'a dit, le tom sacré, comme autrefois les guerriers unis brisaient un glaive en se séparant.

Quand ils se rencontraient sur la vague ou la grève,

En souvenir vivant d'un antique départ,

Nos pères se montraient les deux moitiés d'un glaive

Dont chacun d'eux gardait la symbolique part.

LAMARTINE.

[24] SAINTE-BEUVE, Port Royal, I, 315.

[25] RAPIN, Histoire du Jansénisme, p. 303.

[26] RAPIN, Histoire du Jansénisme, p. 303.

[27] Saint Vincent de Paul rapporte ce propos dans une lettre écrite le 12 mars 1655.

[28] Saint-Cyran est appelé, par un historien de Port-Royal, vir portentosus, un homme extraordinaire, surprenant.

[29] Il était premier commis d'un de ses oncles, intendant- des Finances, et avait, par faveur singulière, entrée au Conseil, où il se tenait derrière la chaise du Roi. SAINTE-BEUVE, Port-Royal, II, 251. D'après certains auteurs, Saint-Cyran et Arnauld d'Andilly auraient été mis en relations par M. Le Bouthilier, évêque d'Aire, toujours à Poitiers, en 1620.

[30] De ces vingt enfants, dix seulement devaient survivre assez pour jouer un rôle dans le jansénisme. Arnauld d'Andilly avait trois frères : l'abbé de Saint-Nicolas, né en 1597, qui devint évêque d'Angers ; Simon Arnauld, né en 1603, et Antoine Arnauld, le Grand Arnaud, né en 1692. Il avait six sœurs, qui furent toutes religieuses à Port-Royal : Mme Lemaître, en religion sœur Catherine de Gênes ou de Saint-Jean, née en 1590 ; la mère Angélique, née en 1591 ; la mère Agnès, née en 1593 ; la sœur Anne-Eugénie, née en 1594 ; la sœur Marie-Claire, née en 1600 ; la sœur Madeleine Sainte-Christine, née en 160.

[31] RAPIN, Histoire du jansénisme, p. 99-102.

[32] Elle prit le nom d'Angélique, au jour de sa confirmation, par déférence pour son abbesse, qui s'appelait Angélique d'Estrées.

[33] La supplique demandait une abbaye pour Angélique Arnauld, religieuse de dix-sept ans.

[34] Mémoires de Port-Royal, t. II, p. 264. On voit, dit Sainte-Beuve, que les jésuites auraient eu beau jeu sur les commencements de Port-Royal, SAINTE-BEUVE, Port-Royal, I, 76.

[35] L'abbaye de Maubuisson se trouvait à peu de distance de Pontoise.

[36] On y adjoignit plus tard le scapulaire du Saint-Sacrement portant une croix rouge. Voir, au musée du Louvre, le tableau de Philippe de Champagne, représentant la Mère Agnès Arnaud et la fille du peintre.

[37] Sur la réforme de Maubuisson, voir SAINTE-BEUVE, Port-Royal, I, 78-82, 190-202 ; MONLAUR, Angélique Arnauld, p. 135-157.

[38] Dans les réformes des monastères de Port-Royal et de Maubuisson, la Mère Angélique avait pris les conseils de trois religieux : le P. Archange, capucin, le P. Suffren, jésuite, et le P. Eustache de Saint-Paul, feuillant. Les lettres de direction de ces trois religieux, que Sainte-Beuve a négligé d'utiliser dans son Port-Royal, se trouvent à la Bibliothèque nationale. Mss., fonds français, n. 17808. Voir sur ce point GRISELLE, Les lacunes du Port-Royal de Sainte-Beuve, dans les Etudes du 20 mai 1907.

[39] Lettre du 11 septembre 1619. Edition Migne. t. V, col. 1170.

[40] Lettre du 12 septembre 1619, t. V, col. 1175.

[41] Lettre du 12 septembre 1619, t. V, col. 1224-1223.

[42] Mon Dieu ! ma fille, je vois vos entortillements dans ces pensées de vanité.  Lettre du 4 février 1620, t. V, col. 1223.

[43] Lettre du 11 novembre 1621, t. V, col. 1335.

[44] La Supérieure avait quitté Maubuisson eu 1623 et était retournée à Port-Royal des Champs.

[45] Mémoires pour servir à l'Histoire de Port-Royal, Utrecht, 1742, t. I, p. 333 et s.

[46] C'est en cette même année 1630 que se place le trait suivant. Une jeune fille, étant allée voir une religieuse de Port-Royal de Paris, rencontra à la grille la Mère Abbesse. Je me trouvai saisie d'un mouvement si violent, raconte Angélique, que je lui dis qu'elle se perdrait dans le monde, qu'elle devait entrer dès l'heure même dans la maison, quoiqu'elle ne fût pas venue pour cela, qu'elle me crût et qu'elle se laissât faire violence.

J'éprouvais une angoisse horrible, ajoute la jeune fille, — plus tard sœur Pineau, — répétant : — Mon Dieu, faites-moi la grâce de faire ma volonté et non la vôtre, ne sachant ce que je disais. — C'est à ce coup qu'il faut entrer, insistait Madame ; Dieu veut que vous soyez religieuse. Debout devant la grille, je tenais les barreaux à deux mains pour me soutenir. La douleur et la répugnance me firent frapper à la tête contre les barreaux, assez rudement sans le sentir. — Je veux que vous alliez à la porte, je vais vous recevoir, il n'y a plus à délibérer, disait Madame. J'y allai comme un criminel qu'on mène au supplice, n'ayant de consolation qu'à penser à une mort prochaine. Elle ouvrit. Je me jetai à ses pieds, fondant en larmes. La nuit suivante, la fièvre me saisit, et je ne me relevai plus de six semaines. Cité  par MONLAUR, Angélique Arnauld, p. 212.

[47] Port-Royal, I, 331.

[48] SAINTE-BEUVE, dans son Port-Royal, a été trop influencé par les préjugés et les rancœurs des jansénistes par rapport à M. Zamet. Les pages qu'il a écrites sur l'évêque de Langres sont parmi les plus défectueuses de son grand ouvrage. Voir PERRENS, Sur une page incomplète de l'hist. de P. R., dans la Revue historique de mars-avril 1893.

[49] SAINTE-BEUVE, Port-Royal, 275, 416. En son Introduction à la vie dévote, l. Ier, ch. IV, Saint François de Sales avait écrit : Choisissez un directeur entre mille, dit Avila ; et moi je dis entre dix mille, car il s'en trouve moins que l'on ne saurait dire qui soient capables de cet office.

[50] MONLAUR, Angélique Arnauld, p. 211-215 ; L. PRUNEL, Sébastien Zamet, un vol. in-8°, Paris, 1912.

[51] Il était fils d'Isaac Le Maitre de Saci (en sait que le nom de Saci n'est que l'anagramme d'Isaac), qui avait épousé Catherine, l'aînée des filles d'Antoine Arnauld. On doit à Isaac Le Maître de Saci la traduction célèbre de la Bible dite de Saci.

[52] Lettre du 11 juin 1631, citée par SAINTE-BEUVE, Port-Royal, I, 375-376.

[53] Relation de la Mère de Saint-Jean, dans PETITOT, t. XXXIII, p. 74-75.

[54] Relation de la Mère Angélique de Saint-Jean, dans PETITOT, t. XXXIII, p. 73.

[55] Lettre du 25 juin 1658.

[56] Dans son Petrus Aurellus, Saint-Cyran avait soutenu qu'un seul péché contre la chasteté destituait l'évêque et anéantissait son pouvoir.

[57] SAINTE-BEUVE, Port-Royal, t. III, p. 619.

[58] Calvinus bene sensit, male locutus est, déclara Saint-Cyran à saint Vincent de Paul. Voir lettre de saint Vincent de Paul à M. d'Horgni, du 25 juin 1658.

[59] Voir les actes officiels de l'information dans Le progrès du jansénisme, in-4°, 1655. En voir des citations dans SAINTE-BEUVE, Port-Royal, t. I, p. 538, où l'on trouvera la déposition de Caulet.

[60] HERMANT, Mémoires, édit. Gazier, t. I, p. 81-82. Hermant attribue l'arrestation de Saint-Cyran à son opinion sur l'attrition, que Duvergier, disait être insuffisante pour le pardon des péchés, même accompagnés de la confession. Il conjecture aussi que la a jalousie du P. Joseph relativement à l'influence prise par Saint-Cyran sur les religieuses du Calvaire, a pu déterminer son emprisonnement. L'une et l'entre de ces explications sont invraisemblables, elles ne s'accordent aucunement avec le caractère du cardinal de Richelieu et du P. Joseph.

[61] SAINTE-BEUVE, II, 93.

[62] HERMANT, Mémoires, t. I, p. 105. RAPIN, Histoire du jansénisme, p. 369-370. La mort de Jansénius est souvent racontée avec des incidents plus ou moins dramatiques, dont le dernier historien de Jansénius, M. Vanderpeereboom, a démontré le caractère légendaire.

[63] HERMANT, I, 109.

[64] GUY-PATIN, Lettres choisies, t. I, lettre II.

[65] Parce que les principaux semi-pélagiens avaient vécu aux environs de Marseille.

[66] Suivant Jansénius, l'homme, avant le péché originel, est presque un ange. Enveloppé et soulevé par la grâce surnaturelle, il y coopère de toutes ses forces. On a pu dire que la psychologie de l'homme à l'état d'innocence, suivant Jansénius, est moliniste. Baïus absorbait le surnaturel dans le naturel. Jansénius conserve les deux ordres en exaltant au suprême degré l'action de la grâce. Mais voici la chute. Elle est lamentable. En retombant avec impétuosité du sommet où la grâce l'avait élevé, l'homme se brise, perd toutes ses puissances. Plus de liberté, plus de spontanéité. Baïus en conservait l'ombre. Jansénius garde le nom du libre arbitre, mais en nie la réalité... Un décret du Rédempteur rachètera bien le monde, mais ce décret n'atteindra que le petit nombre des prédestinés. On n'ose pas dire, comme Luther, qu'Il perd les autres, mais on avoue qu'il les abandonne dans la masse de perdition, massa perditionis. Voir PAQUIER, Le Jansénisme, p. 121-158. En somme, Jansénius aggrave la doctrine de Baïus, en ce qu'il pousse plus au noir le tableau de l'homme déchu, en ce qu'il nie la liberté : tandis que Baïus ne parait l'avoir refusée qu'à l'homme pécheur. (GAILLARD, Etude sur l'histoire du dogme de la grâce, 1 vol. in-4°, Paris, 1897, p. 169), et enfin en ce qu'il ajoute à la théorie de la toute puissance de la grâce la théorie des deux délectations. Il adoucit la doctrine de Calvin, en ce qu'il s'efforce de conserver et de justifier le mot de libre-arbitre, en ce qu'il refuse d'admettre une prédestination à la damnation.

[67] SAINTE-BEUVE a parlé de beautés, sinon dantesques, du moins miltoniennes, qui reluisent en bien des endroits. (Port-Royal, II, 97). Mais ces beautés sont rares et elles sont presque toujours empruntées à saint Augustin. Lorsque Jansénius parle de la volonté de l'homme retombant d'une telle hauteur et avec une telle impétuosité sur l'âme humaine, qu'elle y laisse un vestige profond, de cette cognée de la concupiscence qui ne s'enfonce si profondément dans la chair qu'elle a été lancée de plus haut. (Augustinus, t. I, ch. III, 81, ch. XXI, 107), il s'inspire de saint Augustin (De Genesi, l. VIII, c. XIV, De Nuptiis, l. II, c. XXXIV). Quant à sa théorie des deux délectations, si énergiquement exprimée, elle est empruntée à un texte mal compris de saint Augustin, In Epist. ad Galatas, n. 49. Voir sur ce point, Jules MARTIN, Saint Augustin, Paris, 1901, et FÉNELON, Lettres sur la grâce et la prédestination, lettre II.

[68] SÉVIGNÉ, Lettres, dans la collection des Grands Ecrivains, t. V, p. 111, 126, 128 ; t. VI, p. 442, 467-448, 487-483.

[69] SÉVIGNÉ, Lettres, t. VI, p. 523-524 ; 560.

[70] SÉVIGNÉ, Lettres, t. X, p. 47.

[71] HERMANT, I, 137 ; RAPIN, Hist. du jansénisme, p. 433 et s.

[72] HERMANT, I, 140 ; RAPIN, Hist. du jansénisme, p. 437.

[73] RAPIN, 437.

[74] RAPIN, 437.

[75] C'est ce qu'il avait déclaré au P. de Lugo, d'après RAPIN, p. 437.

[76] Le grand serviteur de Dieu, convenons-en, dit Sainte-Beuve, eut un instant de faiblesse. Port-Royal, II, 12.

[77] FONTAINE, Mémoires, t. II, p. 17.

[78] Lettres chrétiennes et spirituelles de Messire Jean DU VERGER, édit. de 1744, p. 501 et s. La date a été rectifiée suivant les indications de l'éditeur de LANCELOT, Mémoires, II, 126.

[79] Il paraît que cette libération était due à une ruse des jansénistes. Elle fut obtenue par l'intermédiaire d'un jésuite, le P. Ferrier, confesseur du roi. On lui fit demander la grâce des détenus du donjon de Vincennes, en joignant à la supplique une liste des prisonniers où ne figurait pas l'abbé de Saint-Cyran. Mais la lettre de carbet qui libérait les prisonniers fut générale : Saint-Cyran eu profita. Ce fut Vigny, dit-on, qui joua le tour.

[80] Le P. Rapin juge très sévèrement cette tactique d'atermoiements du cardinal Barberini. Il la qualifie de misérable politique. Si la bulle, dit-il, eût été faite et publiée assez à temps pour être reçue en Flandre avant la mort du cardinal infant, et en France avant la mort du cardinal de Richelieu, l'affaire était finie. RAPIN, Hist. du jansénisme, p. 497-498.

[81] La bulle est datée du 6 mars 1641. Mais on sait que, dans le style des bulles, l'année commence ab incarnatione Domini c'est-à-dire au 25 mars. Le 6 mars 1641 devient donc au 6 mars 1642 dans la manière ordinaire de compter le temps.

[82] SAINTE-BEUVE, Port-Royal, III, 90.

[83] HERMANT, Mémoires, I, 218.

[84] HERMANT, Mémoires, I, 219.

[85] La Gazette de France, favorable aux jansénistes, dit, dans son n° du 17 octobre, qu'il mourut d'une apoplexie, qui lui survint après qu'il eût reçu le Saint Viatique. Une lettre de M. l'abbé de Pons, curé de Saint-Jacques, citée par le P. Rapin, contredit ce témoignage : Vous me demandez si M. de Saint-Cyran a reçu ses sacrements à la mort ; personne ne peut mieux vous répondre de cela que moi ; car, ayant été appelé par ses domestiques pour lui donner l'Extrême-Onction, il mourut avant que j'eusse achevé... Pour les autres sacrements, il ne les reçut point ; il n'en fut même pas parlé. RAPIN, Hist. du jansénisme, p. 505. LANCELOT, et HERMANT maintiennent dans leurs Mémoires le récit de la Gazette. Cf. HERMANT, I, 219, SAINTE-BEUVE, II, 535-540.

[86] SAINTE-BEUVE, Port-Royal, III, 22.

[87] La Mère Angélique, la Mère Agnès, la Mère Catherine de Gênes, la sœur Marie-Claire, la sœur Marie-Eugénie et la sœur Madeleine Sainte-Christine.

[88] Arnauld d'Andilly, son frère aîné, et l'abbé de Saint-Nicolas, futur évêque d'Angers.

[89] Une grande obscurité, dit Sainte-Beuve, couvre en général les mesures selon lesquelles les solitaires de Port-Royal donnèrent et assurèrent leur fortune à la Communauté... Ce serait un curieux chapitre économique que celui des finances de Port-Royal et du jansénisme depuis la donation du grand Arnauld jusqu'à la boite à Perrette. Port-Royal, II, 18-19.

[90] GUY-PATIN, Nouvelles lettres, lettre du 22 février 1656.

[91] SAINTE-BEUVE, Port-Royal, II, 173.

[92] SAINTE-BEUVE, Port-Royal, II, 173.

[93] Au XVIIe siècle, cette appellation, le Grand Arnauld, est acceptée par tous, même par les adversaires du jansénisme. Dans l'épître à Mme de Lamoignon pour la remercier de l'envoi d'un portrait de Bourdaloue, Boileau trouve naturel d'écrire :

Enfin, après Arnauld, il fut l'illustre en Francs

Que j'admirai le plus et qui m'aima le mieux.

[94] HERMANT, Mémoires, I, 213, note 3.

[95] HERMANT, I, 212-213.

[96] QUESNEL, dans sa Vie de Messire Arnauld, p. 20, donne la date de septembre 1641. On sait, par l'abbé de Marolles, que le livre achevait de s'imprimer en juin-juillet de cette année. Port-Royal, II, 179.

[97] SAINTE-BEUVE, II, 225.

[98] RACINE, Abrégé de l'histoire de Port-Royal, l. III, dans les Œuvres complètes de Racine, édit. Lahure, 1856, t. II, p. 40.

[99] E. LAVISSE, Hist. de France, t. VII, Ire partie, p. 101.

[100] On sait que Pascal devait protester contre la rigueur de ce système. Les enfants de Port-Royal, auxquels on ne donne point cet aiguillon d'envie et de gloire, tombent dans la nonchalance. Edit. classique Havet, p. 521. Quand il y avait quelque bien dans quelqu'un de ces enfants, dit Fontaine, M. de Saci me conseillait toujours de n'en point parler et d'étouffer cela dans le secret. Cité par HAVET, Ibid. Le tric-trac, les dames et le billard étaient permis ; mais on recommandait surtout un certain jeu de cartes où se trouvait renfermé tout ce qui concerne l'histoire des six premiers siècles : lieux et dates des principaux conciles, noms des Papes, des empereurs, des grands saints et des grands auteurs profanes. Quand on pense que Le Nain de Tillemont fut élevé au Chesnay, on peut bien supposer que le futur auteur des Mémoires sur les six premiers siècles et de l'Histoire des empereurs se passionna pour ce jeu de cartes.

[101] Il ne faudrait pas cependant se faire illusion sur l'efficacité de ces méthodes. La nature comprimée réagissait parfois avec violence. Lancelot raconte plusieurs escapades de ces Petits Messieurs, par exemple celle de l'enfant qui vola la calotte du vénérable M. Singlin pour la vendre deux liards, puis déroba des cuillères d'argent, et tomba enfin dans toutes sortes de désordres. Mais Lancelot conclut en adorant Dieu : Il n'était pas prédestiné. Novit Dominos qui sunt ejus. LANCELOT, Mémoires, t. I, p. 134.

[102] Jacques Nouet (1605-1680), auteur de l'Homme d'oraison, auteur ascétique des plus estimés.

[103] HERMANT (Mémoires, I, 214-217), donne une analyse de ce premier sermon du P. Nouet.

[104] HERMANT (I, 210-211), donne les noms des principaux évêques et des principaux docteurs. On y remarque celui d'Henri Du Flamel, le futur curé de Saint-Merry.

[105] La cabale des Importants fut réprimée en septembre 1643 par l'emprisonnement du duc de Beaufort et l'exil des principaux mutinés ; mais le péril n'était pas tout à fait conjuré. Il fallait veiller.

[106] RACINE, Œuvres complètes, édit. Lahure, t. II, p. 36 et HERMANT, Mémoires, I, p. 224, représentent le P. Nouet faisant sa rétractation à genoux, assisté de quatre frères de son ordre. Le P. HURTER, Nomenclator, reconnaît qu'il dut donner quamdam satisfactionem. Hermant donne le texte de l'acte signé par le P. Nouet. Le jésuite se défend d'avoir prétendu que la doctrine d'Arnauld était presque celle de Luther et de Calvin et proteste que s'il lui était arrivé, dans la chaleur du discours, de dire quelqu'une des choses qui lui étaient reprochées, il serait prêt à les désavouer en chaire. HERMANT, I, 224-225.

[107] HERMANT, I, 232.

[108] RACINE, II, 40.

[109] ARNAULD, Œuvres, Paris, 1779, t. XXVIII, p. 37.

[110] Plus tard, en 1690, Alexandre VIII condamna trente et une proposition parmi lesquelles s'en trouvaient au moins cinq extraites du livre d'Arnauld.

[111] Omnimodam æqualitatem. DENZINGER-BANNWART, 1091.

[112] RACINE, t. II, p. 36-37.

[113] LAVISSE, Hist. de France, t. VII, 1re partie, p. 92.

[114] LAVISSE, Hist. de France, t. VII, 1re partie, p. 93.

[115] LAVISSE, Hist. de France, t. VII, 1re partie, p. 108.

[116] Lettre à M. d'Horgni, du 25 juin 1648.

[117] Lettre du 20 septembre 1648.

[118] Cité par FAILLON, Vie de M. Olier, II, 4, 8.

[119] RAPIN, Mémoires, t. I, p. 136.

[120] Voir plusieurs de ces faits dans RAPIN, Mémoires, I, 222-223, 444-448 ; FUZET, Les jansénistes du XVIIe siècle, 1 vol. in-8°, Paris, 1876, p. 162-165 ; FAILLON, Vie de M. Olier, t. II, p. 443-445.

[121] FAILLON, Vie de M. Olier, II, 447.

[122] M. Habert, nommé évêque de Vabres. RAPIN, Mémoires, I, 136.

[123] Voir le texte latin dans DENZINGER-BANNWART, n. 1092-1096.

[124] Louis-Gorin de Saint-Amour (1619-1687), fils d'un cocher du roi, filleul de Louis XIII, docteur de la maison de Sorbonne.

[125] Ce prélat, oncle de Mme de Montespan, avait eu une jeunesse très mondaine et ne paraît avoir professé qu'en théorie la morale austère de Port-Royal. Les repas somptueux qu'il offrait à ses amis étaient célèbres, et le procès qu'il eût à plaider contre son parfumeur, pour une note de huit cents francs, fit beaucoup de bruit. Voir FUZET, Les jansénistes du XVIIe siècle, p. 158, 167.

[126] En 1668, dans la Préface de son second mémoire sur la grâce, Thomassin écrivit une rétractation expresse de ses opinions jansénistes.

[127] La duchesse d'Aiguillon avait chargé son amie, la marquise du Vigean, d'annoncer à la comtesse du Plessis-Guénégaud, l'apparition de la bulle. La comtesse, dit le P. Rapin, avait pris médecine. Avons-nous, des nouvelles de Rome ? demanda-t-elle. — Oui, dit la marquise, mais vous n'êtes pas en état de m'écouter. — Point du tout, dit la comtesse. — La bulle est venue, ma chère ; les jansénistes sont condamnés. Au même moment, la comtesse, pressée, courut à la garde-robe, où elle pensa crever de dépit et de sa médecine. RAPIN, Mémoires, t. II, p. 126.

[128] RAPIN, Mémoires, t. II, p. 133.

[129] E. LAVISSE, Hist. de France, t. VII, Ire partie, p. 104.

[130] Sur la politique de Mazarin dans ses rapports avec le Saint-Siège, voir Ch. GÉRIN, Louis XIV et le Saint-Siège, t. I, ch. I.

[131] Le duc de Liancourt avait promis sa fille au prince de Marsillac. Mlle de Guémené lui mit sous les yeux des lettres prouvant que le prince avait une intrigue coupable avec Mme d'Olonne. Eh quoi ! s'écria le duc janséniste, Marsillac est galant. Moi, qui l'ai été, je l'en estime davantage... Je doutais qu'il eût tant d'esprit. Et le mariage se fit. Voir SAINTE-BEUVE, V, 47.

[132] On appelait ainsi Port-Royal.

[133] SAINTE-BEUVE, III, 29.

[134] HERMANT, Mémoires, II, 626-627.

[135] Le duc de Luynes.

[136] Cité par FUZET, op. cit., p. 285. Voir dans la Correspondance de M. Tronson, publiée par M. BERTRAND, t. III, p. 5 et s., une réponse faite à Arnauld par M. Tronson.

[137] DENZINGER-BANNWART, n. 1098. C'est la bulle Cum ad sancti Petri sedem.

[138] Décret du 17 janvier 1656.

[139] Vie de Messire Antoine Arnauld, par P. QUESNEL, 1 vol. in-4°, Paris, 1783, p. 63.

[140] G. LANSON, Histoire de la littérature française, 7e édition, p. 448.

[141] Sur la question de savoir si le Discours sur les passions de l'amour est l'œuvre de Pascal, voir Victor GIRAUD, Blaise Pascal, Etude d'histoire morale, Paris, 1910, p. 445 et s.

[142] Vie de Pascal, par sa sœur, Mme PÉRIER.

[143] On peut se rendre compte de ce que ces amis ont fourni à Pascal en examinant leur petit écrit, Théologie morale des jésuites, 1644, in-12.

[144] J. RACINE, Histoire de Port-Royal, Œuvres de Racine, édition Lahure, t. II, p. 54.

[145] On sait que Guy-Patin déclarait non recevables les témoignages des médecins et chirurgiens qui avaient attesté le miracle. Il récusait l'un, M. Bouvard, comme trop vieux, le second, M. Hamon, comme suspect de partialité, étant de la maison, les deux autres, Isaac et Eusèbe Renaudot, comme étant à la fois incapables et suspects. GUY-PATIN, Nouvelles lettres, t. II, p. 206. On sait aussi que Benoit XIII a déclaré incidemment, dans une homélie, croire à ce miracle. Voir ses Œuvres, Ravenne, 1728, t. I, p. 257.

[146] Vie de Pascal, par Mme PÉRIER, sa sœur.

[147] SAINTE-BEUVE, t. III, p. 169-172.

[148] Cinquième Provinciale.

[149] DENZINGER-BANNWART, n. 1151-1215.

[150] C'est ce qui a fait dire à Voltaire lui-même que le livre des Provinciales portait sur un fondement faux. VOLTAIRE, Siècle de Louis XIV, ch. XXXVII. En dix-sept monosyllabes, on a résumé tout le sophisme des Provinciales. Ce qu'un seul a dit, tous l'ont dit ; ce que tous ont dit, nul ne l'a dit.

[151] Voir les citations exactes des textes donnés par Pascal dans l'édition des Provinciales de M. MOLINIER, 2 vol. Paris, 1891.

[152] E. LAVISSE, Hist. de France, t. VII, Ire partie, p. 106 ; BRUNETIÈRE, Manuel de littérature, p. 161.

[153] G. LANSON, Hist. de la litt. française, 7e édition, p. 455.

[154] La Mère Angélique était morte depuis trois ans. Le 6 août 1661, elle avait rendu le dernier soupir en prononçant ces paroles, où l'on aime à voir une rétractation suprême des doctrines jansénistes : Seigneur, faites-nous miséricorde à tous... Je dis, à tous, mon Dieu, à tous...

[155] Sur la foi ecclésiastique, voir BRUGÈRE, De Ecclesia Dei Christi, p. 390-391.

[156] Sur le rôle de Bossuet dans cette affaire, voir dans la Correspondance de Bossuet, par URBAIN et LEVESQUE, t. II, p. 85-87, une longue note explicative.

[157] Que l'Eglise soit infaillible dans la définition des faits dogmatiques, par exemple sur le fait de savoir si telle doctrine est contenue dans tel livre, si tel concile est œcuménique, etc., cela parait incontestable ; car, sans cette infaillibilité, son pouvoir serait, semble-t-il, inefficace, et, de fait, l'Eglise a toujours agi comme si elle était infaillible en pareil cas. Mais il ne s'ensuit pas que cette Infaillibilité soit de foi. Assertum nostrum, dit Hurter sur ce point, quibusdam de fide certum videtur. HURTER, Theologia dogmatica De Ecclesia, thesis LV, 7e édit., t. I, p. 303. Une proposition peut être certaine sans être de foi, comme le sont les conclusions théologiques. Telle parait avoir été la pensée de Bossuet. Voir son Traité sur l'autorité des jugements ecclésiastiques, édit. Lachat, t. XXVI, p. 239. Cf. sur cette question BERTRAND, Bibliothèque sulpicienne, t. III, p. 24-42. Les quatre évêques, d'ailleurs, promettaient, quant aux définitions des faits non révélés, une déférence respectueuse, et par cette déférence, ils paraissaient bien entendre non pas un simple silence respectueux, mais une soumission intérieure du jugement. Voir BERTRAND. loc. cit., p. 29.

[158] Le premier volume parut en 1669, le second en 1672, le troisième en 1676. Ces trois volumes étaient dus à Arnauld et à Nicole. Renaudot publia un quatrième volume en 1711, un cinquième en 1713.

[159] M. de Nointel, ambassadeur à Constantinople, fournit à Nicole un grand nombre d'attestations, de lettres et de relations. M. Galland, le futur traducteur des Mille et une nuits, qui avait accompagné M. de Nointel, rapporta aussi de nombreuses pièces à MM. de Port-Royal. Quand M. de Pomponne, le fils d'Arnauld d'Andilly, fut secrétaire d'Etat, on se trouva tout à fait à la source des informations.

[160] RICHARD SIMON, dans sa Fides Ecclesiæ orientalis, 1661, ses Antiquitates Ecclesiæ orientalis, 1682, et surtout dans son Histoire critique de la créance et des coutumes des nations du Levant, 1684, et sa Créance de l'Eglise orientale sur la transsubstantiation, 1687, attaqua vivement, non sans parti pris ni exagération, l'ouvrage de Port-Royal qu'il accusa de manquer de critique et d'aggraver les défauts de la scolastique. Voir Revue d'hist. et de litt. religieuses, t. II, 1897, p. 19 et s.

[161] URBAIN et LEVESQUE, Correspondance de Bossuet, t. I, p. 508-509.

[162] Mme DE SÉVIGNÉ, Lettres, dans la Collection des Grands Ecrivains, t. II, p. 407, lettre du 4 novembre 1671.

[163] Voir en particulier les traités sur Les moyens de conserver la paix parmi les hommes, Les défauts des gens de bien, et Les troyens de profiter des mauvais sermons.

[164] En 1671, Arnauld et Nicole proposèrent à Bossuet de les aider à revoir une version du Nouveau Testament faite à Port-Royal et dite Bible de Mons, parce qu'elle-avait été éditée dans cette ville. Bossuet n'eut pas le temps de suivre le travail jusqu'au bout, ce qui n'empêcha pas plus tard les jansénistes d'invoquer l'autorité de Bossuet en faveur de leur Bible.

[165] Cette édition avait une couleur nettement janséniste par ses notes, par ses tables, par la disposition des gros caractères. Mabillon en avait fait la préface, que Bossuet fut chargé de revoir. On voulut, dans la suite, rendre l'évêque de Meaux responsable des tendances jansénistes de cette édition. Voir INGOLD, L'édition bénédictine de Saint-Augustin, 1903.

[166] Ces jansénistes avaient signé avec des restrictions mentales ou avec des équivoques. Pascal les en blâme. Ceux qui signent, disait-il, en ne parlant que de le prennent une voie moyenne qui est abominable devant Dieu, méprisable devant les hommes. Sa sœur Jacqueline, en religion sœur Sainte-Euphémie, écrivait : Je vous le demande, quelle différence voyez-vous entre ces déguisements et le fait d'offrir de l'encens à une idole sous prétexte qu'on a mis une croix dans sa manche ? Ces derniers mots font allusion à un passage de la cinquième Provinciale. Voir P. FEUGÈRE, Lettres, opuscules et mémoires de Jacqueline Pascal. Sœur Sainte-Euphémie signa pourtant le Formulaire. Peu de temps après, elle mourut dans l'angoisse.

[167] L'édition de 1671 avait paru sous le titre d'Abrégé de la morale de l'Evangile ou Pensées chrétiennes sur le texte des quatre évangélistes.

[168] DENZINGER-BANNWART, n. 1351.

[169] DENZINGER-BANNWART, n. 1360.

[170] DENZINGER-BANNWART, n. 1382.

[171] DENZINGER-BANNWART, n. 1437.

[172] DENZINGER-BANNWART, n. 1447.

[173] M. Vialard était mort en 1680.

[174] Lettré citée par SAINTE-BEUVE, Port-Royal, t. VI, p. 278.

[175] Lettré citée par SAINTE-BEUVE, Port-Royal, t. VI, p. 278.

[176] SAINTE-BEUVE, Port-Royal, t. VI, p. 274.

[177] PHÉLIPPEAUX, Relation de l'origine du progrès et de la condamnation du quiétisme, 1732, t. I, p. 46.

[178] PHÉLIPPEAUX, Relation de l'origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme, p. 1-2. Voir surtout P. DUDON, le P. La Combe et Molinos, dans les Recherches de sc. rel. de mai-août 1929, p. 182-211.

[179] PHÉLIPPEAUX, Relation de l'origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme, p. 2-4.

[180] PHÉLIPPEAUX, Relation de l'origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme, p. 3-4.

[181] La fille de Mme Guyon devait épouser, quelque temps après, le neveu de Mme de Charost, Nicolas Fouquet, marquis de Vaux, fils du surintendant.

[182] En 1688 ou 1689.

[183] BAUSSET, Histoire de Fénelon, édit. de 1850, t. I, p. 337.

[184] Michel de Molinos, prêtre espagnol, né à Muniesa, dans l'Aragon, en 1627, disent les uns, en 1640 affirment les autres, s'était rendu de bonne heure à Rome où il acquit une grande réputation de directeur spirituel. A la sollicitation de ses nombreux amis, il publia en italien, en 1675, le résumé de sa doctrine dans un livre ayant pour titre La guide spirituelle. L'ouvrage, approuvé d'abord par plusieurs théologiens, obtint, dit-on, un grand succès. Il parait même qu'Innocent XI, plein d'admiration pour lui, lui donna un appartement mi Vatican. Mais nous ne connaissons ces détails que par les relations de l'ambassade de France qui, à cette époque trouvait bonnes, comme le remarque M. Lavisse, toutes les occasions de mortifier et d'humilier Innocent XI, en prouvant au monde que le Roi très chrétien était un plus vigilant défenseur de la foi que le Pape. E. LAVISSE, Hist. de France, t. VIII, 1re partie, p. 303. S'il fallait en croire la même source, très suspecte, ce serait sous la pression de l'ambassadeur français qu'Innocent XI aurait condamné, par décret du 19 novembre 1687, le livre de Molinos. Arrêté comme hérétique et condamné à la prison perpétuelle, Molinos mourut repentant en 1696.

[185] DENZINGER-BANNWART, n. 1221-1288.

[186] MOLINOS, Guide spirituelle, l. III, c. XXI, n. 207.

[187] MOLINOS, Guide spirituelle, l. III, c. XIII, n. 129.

[188] MALAVAL, Pratique facile pour élever l'âme à la contemplation, Paris, 1673, p. 48. François Malaval, prêtre de Marseille, né en 1627, mort en 1719, était aveugle depuis l'âge de neuf mois. Le Pape lui accorda une dispense pour recevoir les ordres. Prêtre très pieux et très instruit, il se laissa séduire par les idées de Molinos, qu'il répandit en France en les adoucissant. Condamné par le Saint-Siège, il se soumit très humblement. Voir dans MORÉRI une notice très détaillée sur Malaval.

[189] Moyen court et très facile de faire oraison, Grenoble, 1686, 2e édition, § XVII, p. 71.

[190] Interprét. sur le Cant., ch. VI, n. 4.

[191] Orationis mentalis analysis, Verceliis, 1686, § XVI, p. 91-92.

[192] Orationis mentalis analysis, § XX, p. 114.

[193] Ceux qui combattirent le plus ardemment les erreurs de Mme Guyon, n'attaquèrent pas sa vertu. Voir l'attestation de BOSSUET, Œuvres, édit. Lachat, t. XXVIII, p. 656.

[194] Après son ordination au sacerdoce, il resta quatre ans attaché à la paroisse de Saint-Sulpice.

[195] Lettre à Mme de Maintenon, du 7 mars 1696.

[196] SAINT-SIMON, édit. des Grands Ecrivains, t. II, p. 340.

[197] Maurice MASSON, Fénelon et Mme Guyon, Paris, 1907, p. XXX et s.

[198] M. Maurice MASSON, dans son livre Fénelon et Mme Guyon, donne de nombreux exemples de ces transpositions.

[199] On trouve pour la première fois le mot de quiétisme dans une lettre de Caraccioli, archevêque de Naples, à Innocent XI, à la date du 30 janvier 1682. Voir BOSSUET, Œuvres, édit. Lachat, t. XVIII, p. 674.

[200] Bossuet, dans sa Défense de la tradition et des Saints Pères, parle d'un dérèglement radical dans notre nature. Edition Lachat, t. IV, p. 335.

[201] F. BRUNETIÈRE, dans une étude sur les Jansénistes et les Cartésiens, a fait remarquer combien la conception de la vie dans la littérature du XVIIe siècle est en harmonie avec la conception que s'en faisait Port-Royal. Etudes critiques sur la littérature française, t. IV, p. 111-178.

[202] Molinos développa cette antithèse dans la Guide spirituelle, l. III, ch. XXI, p. 210-211.

[203] VOLTAIRE, Siècle de Louis XIV, ch. XXXVIII, édit. Beuchot. Paris, 1830, t. XX, p. 441.

[204] NICOLE, Réfutation des principales erreurs quiétistes, Paris, 1695, l. II, ch. XVIII.

[205] Art. XIII.

[206] Art. XXI.

[207] Art. XXI.

[208] GOSSELIN, Analyse de la controverse du quiétisme, dans les œuvres de FÉNELON, édit. Lebel, t. IV, p. LXXX-LXXXI.

[209] GOSSELIN, Analyse de la controverse du quiétisme, dans les œuvres de FÉNELON, p. XCII-XCIV.

[210] BOSSUET, Instr. sur les états d'oraison, l. II, n. 13 ; l. X, n. 3.

[211] Art. XIX.

[212] Art. XII.

[213] Art. IX.

[214] Art. XXIV.

[215] Art. XXII.

[216] Voir les incomparables portraits tracés par BOSSUET dans son Histoire des variations.

[217] LANSON, Bossuet, Extraits de ses œuvres, p. 557.

[218] GOSSELIN, dans les Œuvres de Fénelon, t. IV, p. XCIX.

[219] Il est vrai que Fénelon a toujours soutenu n'avoir jamais pensé les erreurs condamnées. Je puis bien, écrivait-il, par docilité pour le Pape, condamner mon livre comme exprimant ce que je n'avais pas cru exprimer. Le Pape entend mieux mon livre que je n'ai su l'entendre ; c'est sur quoi je me soumets ; mais pour ma pensée, je puis dire que je la sais mieux que personne. FÉNELON, Œuvres, édit. Leroux-Gaume, 1851, t. IX, p. 727. Mais quelle était vraiment alors la pensée de Fénelon ? On peut la trouver dans un projet d'édition nouvelle du livre des Maximes, que Fénelon ne publia pas, mais que M. Albert CHÉREL vient de donner au public : Explication des maximes des Saints, édition critique, 1 vol. in-12, Paris, Bloud, 1911.

[220] Le quiétisme des Maximes des Saints avait été condamné comme une erreur et non comme une hérésie. DENZINGER-BANNWART, n. 1327-1349.

[221] Sur le quiétisme, voir PHÉLIPEAUX, Relation de l'origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme, 1 vol. in-12, 1732 ; GOSSELIN, Analyse de la controverse du quiétisme, dans l'Histoire littéraire de Fénelon, 1 vol. in-8°, 1843 ; MATTER, Le mysticisme au temps de Fénelon, 1 vol. in-8°, 1865 ; GUERRIER, Mme Guyon, sa vie, sa doctrine et son influence, 1 vol. in-8°, 1881 ; J. LEMAÎTRE, Fénelon, 1 vol. in-12, 1910 ; PAQUIER, Qu'est-ce que le quiétisme, 1 vol. in-18, 1910 ; BRÉMOND, Apologie pour Fénelon, 1 vol. in-12, 1910.

[222] VILLEMAIN, Discours et Mélanges littéraires, p. 214-217.

[223] SAINTE-BEUVE, Portraits littéraires, t. II, p. 5-6.

[224] LANSON, Histoire de la littérature française, 7e édition, p. 569.

[225] SILVESTRE DE SACY, Variétés littéraires, morales et historiques, t. I, p. 64-75, passim.

[226] Bossuet prêcha sa dernière station en 1669 ; Bourdaloue commença à prêcher à Paris en 1670.

[227] SAINTE-BEUVE, Causeries du lundi, t. IX, 296 et s.

[228] Sur mouvement religieux pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, on trouvera, dans l'Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion, par Henri BRÉMOND, t. IV et V, des aperçus très ingénieux et documents d'un très haut intérêt. Pour ce qui concerne le jansénisme, l'auteur s'applique à démontrer que Saint-Cyran n'a pas joué le rôle qu'on lui prête ordinairement et pense que ceux qui ont subi son influence n'ont pas professé l'hérésie janséniste telle qu'elle s'est affirmée après la publication des œuvres du Grand Arnaud. Mais il concède que Saint-Cyran rêvait d'une réforme dogmatique et disciplinaire de l'Eglise catholique, morte depuis quelques siècles (t. IV, p. 112), qu'il comptait, pour le succès de cette réforme, sur une restauration de la doctrine soi-disant augustinienne (ibid.) qu'à cet effet il a surveillé avec une extrême sollicitude le progrès de l'Augustinus (t. IV, p. 119), finalement qu'il a adopté publiquement le système de l'Augustinus (p. 126), que, d'ailleurs, il a exercé un ascendant considérable autour de-lui, que, ses partisans ont formé une sorte de secte, et que toute secte aboutit presque forcément à une hérésie (p. 301). A ces titres, ne peut-on pas continuer à dire de Saint Cyran qu'il le père du jansénisme ?