HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

PREMIÈRE PARTIE. — LA RENAISSANCE CATHOLIQUE

CHAPITRE VI. — LES MISSIONS ÉTRANGÈRES.

 

 

L'ardent prosélytisme de la Compagnie du Saint-Sacrement avait, dès le début de la Société, débordé la France et l'Europe. Le duc de Ventadour, son fondateur, avait, au commencement de l'année 1625, acquis de son oncle, le duc de Montmorency, la vice-royauté du Canada, et s'était empressé d'entrer en pourparlers avec les Pères Récollets pour y organiser l'évangélisation. Son projet était d'y établir de grandes colonies, où l'on essayerait de fixer les Indiens à la vie sédentaire, et d'y fonder des Collèges où l'on instruirait les jeunes Peaux-Rouges[1]. Plus tard, la Compagnie s'intéressa elle-même directement aux missions étrangères. Le groupe de Marseille était indiqué par sa situation pour lui servir d'intermédiaire. Messieurs, lui écrivaient les confrères parisiens, nous prenons de grands augures de tant de ferveur dans la situation où vous êtes ; nous espérons que vous porterez, par-dessus la mer, la bonne odeur du Dieu du Ciel à tous les endroits de la terre où vos matelots adresseront leur commerce et où vos soldats porteront leurs victoires. A la date de 1653, d'Argenson note[2] qu'il y eut de grandes entreprises de missions étrangères auxquelles la Compagnie s'intéressa puissamment. Elle fit de merveilleuses contributions pour le soulagement spirituel des Hébrides, des Orcades d'Hibernie, de la côte d'Angleterre, et pour les îles de l'Amérique.

Mais dans cette œuvre des missions lointaines, les confrères du Saint-Sacrement rencontraient une organisation déjà solidement établie, et dont il est nécessaire de reprendre l'histoire de plus haut, pour mieux en saisir le providentiel développement.

 

I

Les grands efforts de rénovation intérieure dans l'Eglise ont presque toujours été accompagnés de grands mouvements de propagation extérieure. Pendant que saint Ignace de Loyola, saint Charles Borromée, saint François de Sales et saint Vincent de Paul travaillaient à restaurer la vie chrétienne et la vie ecclésiastique, de nouveaux missionnaires renouvelaient les prodiges des Apôtres du premier siècle, des Bénédictins du VIIe siècle, des Moines Mendiants du XIIIe. Ils s'étaient répandus non seulement en Europe[3], mais aussi en Asie, en Afrique, dans les régions nouvellement découvertes de l'Amérique, et avaient gagné à la foi catholique plus d'âmes que le protestantisme ne lui en avait fait perdre. Au dehors comme au dedans de l'Eglise, une grande période de vitalité succédait, une fois de plus, à une période de décadence.

L'histoire des missions étrangères pendant les XVIe et XVIIe siècles s'ouvre par l'épopée de l'Apôtre des Indes, saint François Xavier. Depuis saint Paul, l'Eglise n'a peut-être pas eu de plus grand conquérant d'âmes.

François Jassu de Xavier naquit le 7 avril 1506 au château de Xavier, au pied des Pyrénées, à sept ou huit lieues de Pampelune, dans cette haute Navarre qui avait longtemps appartenu comme fief à la Couronne de France[4]. Ce nom de Xavier perpétuait une des familles les plus anciennes et les plus illustres du pays. Des aptitudes remarquables et un goût prononcé pour l'étude lui firent choisir de bonne heure la carrière de l'enseignement, de préférence à celle des armes qu'avaient embrassée tous ses frères. En 1525, il vint à l'université de Paris. Les dons remarquables de son esprit, sa brillante imagination, la vivacité juvénile et un peu tumultueuse de son caractère, l'attrait de son noble et sympathique visage, attirèrent bientôt sur Xavier l'attention de ses condisciples et de ses maîtres. Reçu maîtres ès-arts au mois de mars 1530, il fut chargé, au mois d'octobre suivant, de commenter publiquement Aristote au collège de Beauvais. Le jeune professeur ne rêvait pas autre chose alors que de. se faire un grand nom dans les lettres ; il commençait même, dans ce dessein, à se lier avec plusieurs jeunes gens enflammés pour les idées nouvelles[5]. Les entretiens d un de ses compatriotes, Ignace de Loyola, devaient le ramener à un idéal plus digne de sa foi chrétienne. Ignace, déjà décidé à former une compagnie d'hommes zélés et savants, avait jeté les yeux sur le jeune Navarrais. Xavier, lui répétait-il, que sert à l'homme de gagner l'univers s'il vient à perdre son âme ? On raconte que le brillant gentilhomme commença par railler le pauvre étudiant qui, simple et mal vêtu, lui redisait, chaque fois qu'il le rencontrait, la même maxime[6]. L'insistance d'Ignace et la force de la vérité finirent par le subjuguer. Des exercices spirituels, faits sous la direction de son ami, le fixèrent dans sa résolution de se donner uniquement à Dieu et aux âmes. Le 15 août 1534, il fut un des sept qui se vouèrent, dans la chapelle de Montmartre, à une vie de pauvreté, de chasteté et d'obéissance. Dès lors, le désir d'aller évangéliser les nations infidèles des Indes ne le quitta plus. Ses vœux furent bientôt comblés. Peu de temps après, en effet, il recevait de son supérieur Ignace, qui lui écrivait au nom du pape Paul III, la lettre suivante : Par des conseils plus élevés que ceux de notre faible jugement, c'est vous, François, qui êtes destiné à la mission des Indes. Ce passage au delà des mers, vers des contrées barbares, que nous avons ardemment désiré et que nous avons si longtemps attendu à Venise, nous est offert maintenant à Rome. Ce n'est plus, comme nous le demandions, une seule province que Dieu nous donne, ce sont les Indes entières, tout un monde de peuples et de nations. Le champ d'apostolat, indiqué ici par saint Ignace, devait s'agrandir encore. Ce n'est pas seulement dans les Indes, c'est au Japon et à la Chine que saint François Xavier devait inaugurer le plus grand mouvement d'expansion religieuse qui se soit produit peut-être depuis la prédication des apôtres.

L'Inde, que la tradition disait avoir été évangélisée par saint Thomas et où quelques groupes de chrétiens, à la foi plus ou moins altérée, se réclamaient encore de l'illustre apôtre[7], offrait, dans son ensemble, à la prédication chrétienne, les plus formidables obstacles. Le vieux brahmanisme, cette religion si complexe et si bien adaptée à la race hindoue, dont le polythéisme apparent parlait à l'âme populaire, et dont le panthéisme fondamental fournissait aux philosophes et aux poètes le thème des plus brillantes spéculations, semblait indestructible. Le bouddhisme lui-même, né sur le sol de l'Inde au vie siècle de notre ère, n'avait pu y supplanter l'antique culte, et ne s'était enraciné qu'aux deux extrémités du pays, dans l'île de Ceylan et dans le Népaul, et surtout en dehors des frontières, dans la Chine et le Japon. La division du peuple en castes diverses, impénétrables entre elles, et l'autorité absolue des brahmes, personnages hautains, presque inabordables, gardiens jaloux des vieux rites et méfiants à l'égard des étrangers, paraissaient élever, entre la religion de Brahma et toute influence extérieure, des barrières infranchissables[8]. Les difficultés s'augmentaient encore des mauvais exemples que donnaient aux populations de ces contrées les marchands et les soldats portugais, seuls représentants, à leurs yeux, de la religion et de la civilisation de l'Europe. Aucun de ces obstacles n'effraya Xavier. Il n'exagérait pas quand il disait : Je crains Dieu et rien d'autre en ce monde. En abordant à Goa, le 6 mai 1542, l'apôtre se réjouit à la vue d'une croix plantée sur le rivage : Voilà, écrivit-il, ce que j'attends pour mon partage.

La pratique héroïque des vertus chrétiennes et des observances religieuses avait assagi cette âme ai dente. Rien de plus prudemment calculé que sa méthode d'apostolat. Ses deux premières préoccupations étaient : 1° de s'enquérir avec soin des mœurs et traditions des peuples, afin d'éviter tout heurt et tout scandale[9] ; 2° de se préparer à la prédication par des prières ferventes et assidues. Il n'y avait pas à s'y tromper, le premier obstacle à vaincre était celui qui lui venait des mauvaises mœurs des Portugais. Mais attaquer de front et du premier coup la conduite de ces hommes durs et dissolus, était impossible. Xavier commença par l'évangélisation des enfants. Chaque jour, après avoir longtemps invoqué Dieu par la prière, il parcourt la ville de Goa, une clochette à la main. Fidèles chrétiens, amis de Jésus-Christ, s'écrie-t-il[10], envoyez vos fils et vos filles, ainsi que vos esclaves de l'un et l'autre sexe, afin qu'ils entendent la doctrine sainte, pour l'amour de Dieu. Devant ce petit monde, devant ces pauvres esclaves, l'ancien professeur du Collège de Beauvais, le brillant commentateur d'Aristote assouplit son intelligence, se sert, la plupart du temps, d'une sorte de patois portugais, seul langage que puisse entendre son auditoire[11], et trouve dans son cœur des accents pathétiques qui remuent les âmes. On l'admire, on s'éprend de lui, on est édifié par sa seule présence.

Cependant un sentiment impérieux l'attire vers les païens. Sur la côte orientale du cap Comorin, des pécheurs de perles ont été déjà baptisés par des prêtres portugais ; mais leur religion est toute superficielle et peu solide. Xavier parcourt village après village, accompagné de quelques interprètes tamouls. Il convoque, au son de sa cloche portative, hommes et enfants, leur récite les prières usuelles et les articles de foi. Le dimanche, il fait de plus longues instructions. Il entre dans les cabanes, cause avec les pauvres gens, gagne leur cœur, les instruit avec patience ; puis, dès que l'instruction des néophytes lui parait suffisante, il leur administre le baptême. Bientôt ce ne sont plus seulement des individus isolés qui lui demandent l'instruction chrétienne ; ce sont des foules. Ses bras se fatiguent et sa voix s'enroue à administrer le sacrement. Souvent, écrit-il[12], il m'arrive d'avoir les mains énervées ; quelquefois la voix me manque. Il va, dans les huttes, baptiser les mourants et les nouveau-nés ; l'infatigable apôtre a, en effet, une confiance absolue en l'efficacité surnaturelle du sacrement du baptême. On ne saurait dire, écrit-il, tout le fruit que l'on retire du baptême des nouveau-nés... ces enfants baptisés font bientôt parai Ire un ardent amour pour la loi divine[13]. Trente villages sont bientôt évangélisés. Dans chaque village Xavier laisse un catéchiste chargé de maintenir l'instruction donnée, de faire chanter les articles de foi, les dimanches et jours de fête. Ce qu'il sollicite maintenant des autorités portugaises, ce qu'il demande à ses amis d'Europe, avec les accents de la plus brûlante éloquence, ce sont des prêtres auxiliaires. Souvent, dit-il dans une lettre, il me vient une pensée, de parcourir les universités d'Europe et principalement celle de Paris, et de crier à tous ces docteurs, qui ont plus de science que de charité : Voyez ces milliers d'âmes qui, par votre faute, perdent le ciel et tombent dans les enfers[14].

Sur les deux côtes méridionales du triangle hindoustanique, l'apôtre annonce à tous, depuis les parias jusqu'aux Brahmes, u non plus comme le faisait autrefois Bouddha, à l'autre bout de l'Inde, la Bonne Loi du Nirvana, mais la Bonne nouvelle de la Vie éternelle[15]. Cependant, tandis que les païens sont gagnés à la foi par le saint missionnaire, le dérèglement des mœurs des Portugais, leurs abus de pouvoir, leur impiété, scandalisent ces âmes simples. A Cochin, à Malacca surtout, le péril est urgent. Xavier sollicite en vain du gouvernement un régime de répression sévère. Il tourne alors son activité apostolique vers ces mauvais chrétiens. Sa cloche à la main, il parcourt les quartiers européens de la ville. Priez, s'écrie-t-il, priez pour tous ceux qui sont en péché mortel ; priez pour les trépassés qui souffrent dans le Purgatoire.

C'est à Malacca qu'il a rencontré, en juillet 1547, un Japonais, nommé Anjiro ou Anger, cherchant la paix de la conscience et du cœur. Xavier l'instruit et le baptise. Mais ses relations avec Anger ont appelé son attention vers ce peuple actif, intelligent, curieux de science et prompt à l'action, que les confidences du néophyte lui ont révélé[16]. Le 24 juin 1549, muni, par les soins du gouverneur de Malacca, de riches présents pour le Mikado, il se dirige vers le Japon, accompagné d'Anger, qui portera désormais le nom de Paul de Sainte-Foi, et de deux religieux de la compagnie de Jésus. Le 15 août, monté sur une jonque chinoise, il aborda à Kagoshima, dans l'île de Kiou-Siou.

Il y avait au Japon deux religions : 1° le shintoïsme (shin, to, voie des dieux), dont les origines se confondaient avec celles de la nation et qui, dépourvu de tout dogme, consistait dans le culte des grands hommes du pays ; et 2° le bouddhisme, importé de l'Inde au VIe siècle. Les bonzes, pour acclimater plus facilement cette dernière religion, l'avaient habilement fondue avec la religion nationale, laissant entendre au peuple que les dieux de l'Inde n'étaient autres que les dieux du Japon, sous d'autres noms. Dans leurs temples shintoïstes, les Japonais laissèrent donc les Bonzes célébrer les cérémonies bouddhiques, mais l'esprit essentiel du shintoïsme, qui était un dévouement farouche à la nation divinisée, survécut à cette fusion superficielle et arbitraire. De là entre les bonzes et l'esprit public, une sourde opposition. Le bonze bouddhiste, indolent et corrompu, méditant des heures entières sur cette maxime : Il n'y a rien, ne fut jamais sympathique à ce peuple actif, qui avait un Dieu, sans le nommer, la Patrie, et un culte, celui de l'honneur.

La constitution politique du Japon était strictement féodale. L'autorité de l'empereur, ou Dairi, était en principe absolue, et en réalité nominale. Elle résidait en fait dans les seigneurs, ou daimyos, servis par des hommes d'armes, ou samouraï, et représentés auprès du souverain par un lieutenant-général, ou Shogoun[17].

La situation religieuse et politique du pays favorisa l'apostolat de Xavier. Ses allures fermes et décidées, l'esprit chevaleresque qu'il tenait de sa race, sa haute culture intellectuelle, que sa parole, d'une simplicité voulue, ne parvenait pas à dissimuler, plurent à ces féodaux, qui se piquaient de littérature en même temps que de bravoure. Le missionnaire ne put se mettre en contact, comme il l'avait espéré, avec le souverain du pays ; mais plusieurs des plus puissants daimyos l'autorisèrent à prêcher dans leurs Etats, plusieurs samouraï se mirent à son service. L'apôtre exultait de joie : il appelait le Japon les délices de son âme. On le voyait tantôt, d'une éminence où il prêchait, exposer avec feu les vérités de la foi ; tantôt, dans quelque bonzerie abandonnée et mise à sa disposition par le seigneur local, répondre, du matin au soir, à mille questions de visiteurs impatients d'avoir des solutions à leurs doutes. C'est à peine s'il avait le temps de prendre ses repas. Il passait une partie de la nuit en prières. Mais son courage ne fléchissait pas. Je suis vieux, écrivait-il à ses frères d'Europe, je suis tout blanc ; et cependant je me sens plus robuste que jamais, car les peines qu'on se donne pour convertir une nation raisonnable, qui aime la vérité et qui veut sincèrement son salut, réjouissent profondément le cœur. Dieu, d'ailleurs, renouvelait en sa faveur le don des miracles les plus merveilleux. On le voyait, dit-on, prêcher en diverses langues, prédire l'avenir, guérir des malades, ressusciter des morts.

Ses ennemis furent surtout les bonzes, qui, voyant le peuple sur lé point de leur échapper, remplirent l'air de leurs clameurs, cherchèrent à troubler les assemblées où le saint adressait la parole à la foule, intriguèrent auprès des seigneurs, obtinrent même d'un prince du Sassuma un édit contre le christianisme, fermèrent les temples en signe d'alarme et cherchèrent à soulever le peuple. Dans une série de conférences, célèbres, qui durèrent trois jours, le saint parvint facilement à détruire l'échafaudage de leurs calomnies et à montrer l'inanité de leurs croyances. Bref, à la fin de l'année 1551, après un séjour de vingt-sept mois au Japon, Xavier avait baptisé des milliers d'infidèles, gagné à sa cause le cœur de plusieurs princes, et confondu l'idolâtrie dans l'orgueil de ses prêtres[18], lorsque une décision de saint Ignace le nomma premier supérieur de la province des Indes, récemment créée. Il regagna la région qui avait eu les prémices de son apostolat. Mais fidèle à sa devise : Amplius ! Amplius ! Toujours plus loin ! Toujours plus loin ! il rêva de nouvelles conquêtes. Son rêve était maintenant de gagner au christianisme le pays dont le nom était prononcé avec vénération dans les Indes comme au Japon, et qui semblait être la terre nourricière de la civilisation asiatique, la Chine[19].

Là au Bouddhisme venu de l'Inde, deux autres religions étaient venues se mêler : le taoïsme et le confucianisme. Rappelle-toi que tout mouvement mène au néant, dit Bouddha. Laisse-toi faire par le souffle divin qui a produit le ciel et la terre, dit Lao-tseu, fondateur du Taoïsme. Aie le culte de la famille et adapte-toi aux circonstances pour tout le reste, dit Confucius. Toute la mentalité du Chinois est là avec son conservatisme indolent, son opportunisme au jour le jour, son vague panthéisme et son culte pieux des ancêtres[20]. Aller dans cet immense empire, dégager sous de telles croyances le besoin de surnaturel qui s'y cache, et répondre à ce besoin par la prédication de la vérité catholique : c'est le désir de Xavier. Mais les exactions et les cruautés des marchands portugais ont fait fermer tous les ports de la Chine ; seule une ambassade, se réclamant d'un souverain européen, pourrait franchir les frontières. Un riche marchand, Pereira, s'offre à payer à Xavier les frais d'une ambassade ; mais le gouverneur général de Malacca, représentant du roi de Portugal, non seulement refuse à Xavier le titre diplomatique que l'apôtre sollicite ; il met l'embargo sur son navire. En vain Xavier, usant de ses pouvoirs de légat pontifical, fulmine l'excommunication contre le gouverneur, coupable d'entraver la propagation de l'Evangile. Xavier est réduit à se rendre en Chine en cachette.

Le long de la côte méridionale du céleste empire, non loin du  port de Macao, est une petite île, aride et déserte, appelée Sun-Choan ou Sancian, où les autorités chinoises permettaient aux trafiquants étrangers d'entreposer leurs marchandises. Xavier y aborde et se loge dans une misérable hutte, décidé à attendre payiemment la circonstance providentielle qui lui permettra d'entrer en Chine. Mais tout lui manque : les deux interprètes qu'il s'était attachés lui font défaut ; le marchand chinois qui, moyennant un gros salaire fourni par Pereira, avait promis de lui faciliter le passage de la frontière, manque à sa parole[21]. Une fièvre maligne s'empare du missionnaire. L'équipage du navire qui l'a amené, craignant la fureur du gouverneur de Malacca, l'abandonne. Après cinq jours de maladie Xavier rend à Dieu sa grande âme d'apôtre, le 27 novembre 1551[22]. Il avait quarante-six ans, et en avait consacré dix aux missions étrangères.

Pendant ces dix années d'apostolat, Xavier avait converti plusieurs centaines de mille hommes[23]. Comme s'il avait pressenti, du côté de la race jaune, au début des temps modernes, un péril analogue à celui que le monde musulman avait fait courir au Moyen Age, il s'était efforcé de porter aux trais principaux foyers de la civilisation d'Extrême-Orient la lumière de l'Evangile. L'Inde, le Japon, la Chine elle-même, à qui parvint la renommée du grand apôtre et qui ne put s'empêcher de vénérer son tombeau comme celui d'un héros, étaient touchés par l'influence chrétienne. Les successeurs de Xavier n'avaient plus qu'à marcher sur ses traces.

 

II

Dans l'Inde, saint François Xavier avait évangélisé la côte de la Pêcherie, le Travancore et le nord de Ceylan. Après sa mort, ses frères de la Compagnie de Jésus se dirigèrent en foule vers la brèche qu'il avait ouverte ; cinquante ans plus tard, ils avaient aux Indes deux grandes Provinces : en 1660, plus de quatre cents jésuites s'y dévouaient au service des âmes.

Mais leur apostolat n'avait encore atteint que les castes inférieures. L'Indien des hautes classes méprisait les parias convertis, et ces prédicateurs étrangers, ces pranguis impurs, qui acceptaient tous les aliments, qui se souillaient à tous les contacts. Ces hommes sans caste et, par suite, vraisemblablement sans mœurs, ne lui inspiraient que de la répulsion. En 1608, un jésuite, Robert de Nobili, résolut de s'adresser aux brahmes eux-mêmes. Touché de l'aveuglement déplorable de ces hommes, dit son compagnon Laerzio[24], il suivit l'exemple de saint Paul, qui s'était fait tout à tous, et celui du Verbe éternel, qui s'était fait homme pour sauver les hommes. Le Père Robert se dit donc : Je me ferai Indien pour sauver les Indiens. D'un coup d'œil il mesura toutes les difficultés de la tâche et décida de les surmonter.

Comme beaucoup de ses frères de la Compagnie de Jésus, Robert de Nobili était de noble race. Neveu du cardinal Bellarmin et proche parent du pape Marcel II, il avait renoncé à la brillante destinée que le monde lui offrait pour embrasser la vie pauvre et dévouée du missionnaire. Rien ne semblait lui coûter pour gagner des âmes à Jésus-Christ. Il s'adressa à un saniasi ou brahmane pénitent.de la Côte du Malabar, s'acheta le bonnet rouge-feu, le voile, le vêtement de mousseline des saniasis ; puis il se rasa la tête, se peignit le front avec la pâte jaune de bois de santal, et se retira dans une hutte de gazon où, pendant une année, il vécut en solitaire, se nourrissant de légumes et d'eau claire. Il étudia en même temps les livres sacrés des Hindous et parvint bientôt à en posséder à fond la doctrine la plus secrète.

Peu à peu, la renommée du grand saniasi venu de l'Occident se répandit dans la contrée. Les docteurs les plus réputés sollicitèrent de lui des audiences. Tous furent ravis par la distinction de ses manières, fascinés par son éloquence, émerveillés par la facilité et la pureté avec lesquelles il s'exprimait dans leur langue et par les citations qu'il leur faisait de mémoire de leurs auteurs plus renommés. Des brahmes lui demandèrent des conseils de perfection, des éclaircissements sur les points les plus obscurs de leurs doctrines.

Le vieux brahme qu'il avait choisi pour maître fut sa première conquête. Bientôt une vingtaine d'autres brahmes l'imitèrent. Le Père Robert de Nobili a lui-même exposé l'ingénieuse tactique dont il usait pour les amener à la foi catholique. Indépendamment de mon genre de vie, dit-il, il est une autre circonstance qui m'aidait beaucoup à opérer des conversions, c'est la connaissance que j'avais acquise des livres les plus secrets de la religion du pays. J'y constatais que la religion primitive possédait quatre lois ou Védas. Trois de ces lois étaient celles qu'enseignaient les brahmanes. Mais, de l'aveu de tous, aucun des trois Védas n'est capable d'opérer le salut. Le salut, disais-je, est dans cette quatrième loi, purement spirituelle, que vous reconnaissez avoir été perdue et ne pouvoir être retrouvée par les forces humaines. Je suis venu d'une contrée lointaine dans le seul but de vous apporter cette loi de l'esprit, ce quatrième Véda, que Dieu a donné au monde et que vous attendez. — Ainsi, conclut le missionnaire[25], je conformais mon langage à leurs idées, suivant l'exemple de l'Apôtre, qui prêchait aux Athéniens le Dieu inconnu.

Le succès de ce pieux stratagème fut prodigieux. Le Seigneur amène dans le bercail tant de nouvelles brebis, écrivait Nobili à son provincial[26], que bientôt mon église ne sera plus capable de contenir les néophytes. Il est vrai que l'admirable austérité de vie et l'ardente charité du saint missionnaire étaient pour beaucoup dans ces conversions. Pour moi, écrivait un bon juge, le Père Antoine Vico, au Père Aquaviva, général de la Compagnie[27], j'appellerais volontiers cet homme le type de la perfection idéale du missionnaire.

Cependant le refus du Père de Nobili d'accomplir et même d'autoriser certains rites païens, soulevait contre lui certains brahmes. D'autre part, des chrétiens, scandalisés de son attitude, le citaient, en 1618, devant le tribunal de l'archevêque de Goa. L'affaire fut portée à Rome. Le cardinal Bellarmin lui-même fut un moment troublé par les récits qui lui furent faits au sujet de l'apostolat de son neveu. Mais celui-ci s'expliqua : les préventions du cardinal tombèrent, et le pape Grégoire XV, par une bulle du 31 janvier 1623, approuva expressément la méthode suivie par Nobili. Cette décision devait rester pendant plus d'un siècle la Charte de la mission[28]. En 1639, Nobili compléta son système en instituant' deux classes de missionnaires : les uns, brahmes-saniasis, assujettis comme lui à tonte l'étiquette des brahmes ; les autres, pandara-swamis, pouvant fréquenter toutes les classes. Quand le Père Robert de Nobili mourut en 1656, la mission du Maduré comptait cent mille chrétiens[29].

De zélés missionnaires continuèrent son œuvre. Le plus grand de tous fut le martyr Jean de Britto. Fils du vice-roi du Brésil, élevé à la cour comme compagnon des princes, Jean de Britto, favorisé, à l'âge de quatorze ans, d'une grâce de guérison par l'intercession de saint François Xavier, avait promis de suivre les traces de son puissant protecteur. Arrivé dans l'Inde en 1675, dix-neuf ans après la mort de Nobili, il baptisa en moins de cinq ans, six mille païens. Nommé supérieur de la mission, il la renouvela par son énergie enflammée. Il réfutait les brahmes avec leurs propres livres et se réservait les plus désolées et les plus pauvres des chrétientés pour les évangéliser. Jean de Britto avait coutume de dire : Je n'ai connu la vraie noblesse que lorsque je suis devenu le compagnon des amis de Jésus-Christ. Dieu bénissait sa prédication par des miracles. J'ai eu la joie de constater, atteste un témoin oculaire[30], que quelques-uns des prodiges qui contribuaient à la conversion des païens dans les temps de l'Eglise primitive, se renouvelaient journellement dans les Eglises que nous avions fondées. L'éclat même d'un pareil apostolat excita la fureur des païens. Comme saint Paul, dit un de ses biographes, il endura le fouet, la prison, la faim, la soif, erra sans trouver un asile, comparut devant les tribunaux et y confessa la foi de Jésus-Christ. Un jour, on l'exposa sur un rocher aux rayons brûlants du soleil des Indes ; un autre jour on le battit de verges jusqu'à ce que sa chair fût déchirée. Sa tête fut mise à prix. Arrêté, jugé à Ramnad, il fut traîné à Oréiour, où le 4 février 1693, il fut décapité. Les témoins qui déposèrent est procès de sa béatification, racontèrent qu'il s'était avancé vers le lieu de son supplice comme un conquérant marche au triomphe. Après saint François Xavier, le Bienheureux Jean de Britto[31] doit être considéré comme le principal patron de la Mission des Indes.

 

III

Au Japon, comme aux Indes, le souvenir de saint François Xavier restait un programme d'action, un stimulant de zèle, un gage de succès. Pendant près d'Un demi-siècle, les jésuites eurent seuls Je privilège d'y continuer l'œuvre de leur glorieux Père[32]. La population japonaise, répondit généreusement à ces efforts : la ferveur des premières communautés chrétiennes sembla revivre dans ces jeunes chrétientés, et le courage des premiers témoins de l'Evangile se retrouva dans l'intrépidité de ses martyrs. Des familles entières recevaient souvent le baptême dans un même jour, et, sous le souffle de la grâce, les nouveaux convertis devenaient apôtres. Alors commencèrent à fleurir les chrétientés de Hirado, d'Omura et de Nagasaki, qui, par la ferveur de leurs néophytes, l'austérité de leurs pénitents, la pureté de leurs vierges, rappelèrent les plus beaux jours de la primitive Eglise. Quinze bonzes des plus renommés se convertirent en 1560. Deux ans plus tard, le daimyo d'Omura se fit baptiser avec trente de ses samouraï. Un peu après, c'était le daimyo d'Amakusa et celui des îles Goto ; puis l'un des plus grands hommes de guerre de l'époque, Takayma et son fils le prince Justo. De tels personnages ne pouvaient, au sein d'une société féodale, s'enrôler sous la bannière du Christ sans entraîner  à leur suite une foule de leurs subordonnés. Mais ce qui contribua davantage à la rapide diffusion du christianisme, ce fut la faveur accordée aux missionnaires par un homme fameux dans l'histoire de ce temps, ennemi déclaré des bonzes et véritable souverain du Japon depuis l'année 1565. Il s'appelait Nobunaga. Hautain et magnanime, sobre et dissolu, mais par dessus tout ambitieux, Nobunaga montra du génie. Ce fut lui qui, pour sauver son pays de l'anarchie, conçut le dessein de concentrer aux mains d'un seul maitre un pouvoir que les daimyos se disputaient à la pointe de l'épée au grand détriment de la nation. Si éloigné que fut Nobunaga d'embrasser le christianisme, à cause de ses passions, il s'en fit souvent l'admirateur et se montra favorable à ceux qui renseignaient. Sous son gouvernement, l'Eglise catholique vint à compter au Japon 200.000 fidèles et 250 églises, et 3 daimyos purent envoyer jusqu'à Rome une ambassade au Souverain Pontife[33].

Dans l'enivrement de son triomphe, Nobunaga s'était élevé un temple pour s'y faire adorer, lorsque, en 1582, la mort vint brusquement le surprendre. Son successeur fut le premier persécuteur des chrétiens. Il se nommait Hideyoski. De simple domestique d'un officier, il s'était élevé, par son talent et par son travail, au grade de généralissime. C'était un homme petit et fort, qui avait, dit Charlevoix[34], dans l'air et dans le visage quelque chose d'affreux. Une ambition gigantesque le dominait ; il ne pouvait souffrir auprès de lui aucune puissance rivale. En 1587, les bonzes parvinrent à lui persuader que les missionnaires étaient des espions et des instruments de conquête au service de l'Espagne. Dès lors il ne recula devant aucune Mesure de violence. Il jura d'abolir dans tous ses Etats la religion de Jésus-Christ. Un édit de bannissement fut porté contre les prêtres européens, qui devaient abandonner le territoire japonais dans l'intervalle de vingt jours, et ordre fut donné d'abattre partout les églises et les croix.

Dans ces circonstances critiques, la conduite des Jésuites fut merveilleuse de prudence et d'habile tactique. Un de leurs plus grands hommes venait d'arriver au Japon. C'était le Père Alexandre Valignano, né à Chieti, dans les Abruzzes, en février 1539[35]. La noblesse de sa famille et les brillantes qualités de-son esprit, que rehaussait une physionomie très noble, lui promettaient un grand avenir. Il fit à Dieu le sacrifice de toutes ses espérances mondaines, et prit l'habit de la Compagnie de Jésus à Rome, le 27 mai 1566. Après peu d'années, il fut jugé capable de former les autres à la vie religieuse. On lui confia la formation des novices alors réunis au Collège romain : parmi eux se trouvait Mathieu Ricci, le futur grand missionnaire de Chine[36]. C'est à la ferme diplomatie du Père Valignano que les jésuites durent de pouvoir rester au Japon, pendant dix ans, auprès de leurs chrétiens, malgré les édits, sans aucune effusion de sang. Pas un ne quitta le pays. Ils se retirèrent chez les princes chrétiens, chez les daimyos qui leur étaient favorables, et de là parlementèrent avec le gouvernement impérial. Valignano, muni du titre d'ambassadeur du vice-roi des Indes, se présenta en personne au souverain, chargé de présents, discuta respectueusement ses préventions, et, en présence de ses hésitations, lui proposa hardiment de garder dix jésuites en otages. Hideyoshi fut ébranlé par cette offre. En ce moment même, ses armées triomphaient en Corée grâce aux brillants faits d'armes d'un prince chrétien, le général Yukinaga. Il s'apaisa peu à peu. Le christianisme ne cessa de faire des progrès. Le nombre des chrétiens s'éleva bientôt à 300.000, sous la direction de 131 religieux[37].

Les choses en étaient là lorsque, au mois de juillet 1596, un grand galion espagnol, le Saint-Philippe, allant de Manille à la Nouvelle-Espagne, fut jeté par la tempête sur les côtes de Tosa, et, suivant la coutume japonaise, confisqué au profit de l'empereur. Dans l'espoir de sauver sa riche cargaison, le pilote tenta d'intimider le gouvernement de Hideyoski. Ayant eu un entretien avec un de ses officiers, il lui montra sur une mappemonde les nombreuses contrées soumises au roi d'Espagne, en Afrique, en Asie et en Amérique, tout cet empire enfin sur lequel le soleil ne se couchait pas. Comment, lui dit l'officier surpris, une si vaste monarchie a-t-elle pu s'établir ?Par la religion et par les armes, repartit l'imprudent Castillan. Nos prêtres nous préparent les voies. Ils convertissent les peuples au christianisme. Ensuite ce n'est plus qu'un jeu pour nous de les soumettre à notre autorité. Ce propos fut rapporté sur l'heure à Hideyoski. Il n'en fallut pas davantage pour rallumer sa colère. Les traîtres ! s'écria-t-il, ils apprendront ce que c'est que de se jouer de moi ![38] On commença aussitôt à dresser sur son ordre, la liste de tous les Japonais qui étaient en relations avec les missionnaires. Le plus pathétique épisode de cette persécution fut le crucifiement de 26 chrétiens, prêtres et laïques, dans la ville de Nagasaki. Ils supportèrent le martyre avec un courage admirable. Parmi eux se trouvaient plusieurs enfants. Le sang qui coulait sur leurs joues, rapportent des témoins oculaires, excitait la compassion des plus insensibles[39]. L'émotion redoubla quand on entendit l'un d'eux, Antoine, petit servant de messe, entonner le Laudate pueri Dominum, puis l'indomptable Paul Miki, clerc japonais de la Compagnie de Jésus, prêcher l'Evangile du haut de sa croix, jusqu'à son dernier soupir.

Les rigueurs de Hideyoski ne furent que le prélude d'une persécution plus générale et plus terrible, qui éclata en 1614. Des commerçants hollandais et anglais avaient formé le projet d'accaparer le commerce du Japon. Ces calvinistes et ces anglicans, dit un historien protestant, ne se firent aucun scrupule d'exciter le Shogoun à noyer dans le sang l'Eglise japonaise. Ils n'y réussirent que trop bien[40]. Le Shogoun Yeyassu ordonna le bannissement de tous les, missionnaires, la démolition de toutes les églises, l'apostasie de tous les chrétiens sous peine de mort. Le nombre des victimes fut beaucoup plus grand que celui des persécutions contre les chrétiens de l'empire romain : il s'éleva à 30.000 dans la seule année 1624, et l'atrocité des supplices dépassa tout ce qu'Eusèbe nous rapporte sur les martyres des chrétiens d'Egypte sous et Dèce[41]. En 1610, l'avertissement suivant fut porté à la connaissance du public : Tant que le soleil échauffera la terre, qu'aucun chrétien ne soit assez hardi pour venir au Japon ! Que tous le sachent, quand ce serait le roi d'Espagne en personne, ou le Dieu des chrétiens, ou le grand Bouddha lui-même, celui qui violera cette défense le payera de sa tête ![42] Des croix furent gravées ou peintes sur les embarcadères de tous les ports, afin que nul chrétien ne pût y passer sans fouler aux pieds ce signe sacré, ce qui, aux yeux du gouvernement japonais, équivalait à une apostasie. La tête de tout missionnaire étranger, assez audacieux pour pénétrer dans l'empire, fut mise à prix. Les habitants mêmes ne purent, sous peine de mort, quitter leur pays ou y rentrer s'ils en étaient sortis. Ces mesures eurent pour effet de fermer le Japon, pour plus de deux siècles à l'Europe.

 

IV

La mystérieuse Chine, avec les immenses réserves de forces matérielles, intellectuelles et morales qu'on pouvait lui supposer, avait été le dernier but de l'apostolat de saint François Xavier. Les frères en religion du grand apôtre tinrent à honneur de réaliser son désir suprême.

La Chine était alors  arrivée presque à l'apogée de la période de son histoire qui est caractérisée par le règne des Lettrés[43]. De même qu'on n'avait pu atteindre profondément les Indes sans gagner d'abord les brahmes, ni faire œuvre durable au Japon sans s'assurer l'appui des seigneurs féodaux ; il était visible qu'en Chine l'œuvre préalable était de conquérir la classe dirigeante des Lettrés. C'est ce que comprirent les disciples de saint François Xavier et en particulier le digne émule des Robert de Nobili et des Alexandre Valignano, Mathieu Ricci.

Le missionnaire à qui la Providence réservait la conquête tant désirée par François Xavier, était venu au monde, au moment même où celui-ci usait ses dernières forces en essayant de forcer l'entrée de la Chine. Né le 6 octobre 1552, d'une famille noble, à Macerata, dans les Etats pontificaux, Mathieu Ricci étudia le droit à Rome, pendant deux ans. Le 15 août 1571, il interrompit ses études pour entrer, au noviciat de la Compagnie de Jésus, où son Père Maître, le Père Valignano, lui inspira le zèle apostolique dont il brûlait lui-même. Les aptitudes spéciales du jeune religieux pour les sciences exactes portèrent ses supérieurs à l'appliquer à l'étude des mathématiques, de la cosmographie et de l'astronomie, en même temps qu'à celle de la philosophie et de la théologie. Mais les succès qu'il remporta dans ces diverses sciences ne détournèrent pas Mathieu Ricci de la pensée qu'il nourrissait en lui depuis l'époque de son noviciat. Ses études terminées, il sollicita et obtint la faveur d'être envoyé dans les missions de l'Inde. Il y resta peu, et ne tarda pas à être affecté, en compagnie du Père Ruggieri, à la mission de Chine, où ses connaissances scientifiques allaient lui être de la plus grande utilité.

Les deux religieux demandèrent humblement au préfet maritime de Canton la permission de s'établir à Tchao-King. Ils étaient, disait leur pétition, des hommes religieux qui avaient quitté leur pays sur la renommée du bon gouvernement de la Chine, pour y venir demeurer et mourir. Ils ne demandaient qu'un coin de terre, où ils feraient, à l'aide d'aumônes, une petite église et une maison, pour y servir le Roi du Ciel, qu'ils adoraient, sans donner d'embarras à personne, et vivant d'aumônes déjà reçues[44]. Bientôt la science des deux paisibles étrangers les rendit célèbres parmi les Lettrés. Le P. Ricci traduisit en Chinois les Eléments d'Euclide, fabriqua des cadrans solaires, des sphères terrestres et célestes, qui lui attirèrent la bienveillance des Mandarins. Le but de Ricci était de se présenter à la cour et de s'établir à Pékin même. Il était persuadé avec raison, dit un bon connaisseur de la Chine, Mgr Favier, que, s'il parvenait à se faire accepter dans la capitale et à y établir une Résidence, il ne serait pas difficile aux missionnaires de pénétrer partout ailleurs dans l'empire[45].

Vers le commencement de 1599, Mathieu Ricci, accompagné de Michel Ruggieri, et vêtu, comme son compagnon, de la robe et de l'habit de soie des mandarins[46], faisait son entrée à Pékin, où il put enfin, après quelques difficultés, se fixer d'une manière définitive le 24 janvier 1601[47]. L'empereur Wan-li[48] charmé par les présents du Père, qui lui offrit des estampes, des horloges et des mappemondes, lui permit de résider dans la capitale, où il voudrait. Le christianisme avait dès lors en Chine un commencement d'autorisation légale. Les missionnaires en profitèrent pour expliquer plus librement aux Lettrés qui venaient les consulter, les principaux mystères de la foi. Les conversions se multiplièrent. En 1605, la Mission comptait déjà plus de 200 néophytes, dont plusieurs personnages de marque. Tel fut ce docteur Li, qui composa sept volumes sur les mathématiques, traduisit les ouvrages d'Aristote, et laissa plus de vingt travaux manuscrits sur différents sujets de philosophie.

On a souvent critiqué et parfois défiguré la méthode d'apostolat du célèbre jésuite. Cette méthode, dans ce qu'elle a de particulier, paraît avoir été inspirée par une double préoccupation faire accepter à la pensée chinoise le dogme catholique, et conserver, dans les coutumes et les rites nationaux, tout ce qui ne paraîtrait pas incompatible avec la foi et la morale de l'Evangile. De là toutes les règles de conduite que s'imposa le missionnaire : 1° Il publia d'abord un traité, La vraie idée de Dieu, Tien-tchou-che-i, où, suivant ses propres expressions, il ne traita pas de toutes les vérités de notre sainte foi, mais seulement de quelques-unes des principales... n'ayant pour but que de préparer les voies[49] ; 2° il déclara une guerre ouverte au bouddhisme et au taoïsme, mais il n'attaqua point le confucianisme, et le loua plutôt[50] ; il s'appliqua même à se servir du docteur national dans son apologétique, de la même manière que les apologistes et les théologiens des premiers siècles s'appuyaient sur Platon et sur Aristote ; 3° il accepta que les Chinois convertis prissent part au culte des ancêtres, et même à celui que les mandarins rendaient à leur ancêtre spirituel, Confucius ; il jugeait en effet qu'il pouvait n'y avoir dans ces rites que l'expression d'un respect filial ou de la gratitude des disciples envers un maître ; 4° il appela Dieu Tien-tchou (le Seigneur du Ciel), parce que, dans la langue chinoise, il ne trouvait pas, disait-il, de nom qui répondît au nom de Dieu et que le nom de Dieu même, Dio, ne pourrait bien se prononcer en cette langue, qui n'a pas la lettre D[51] ; mais il permettait aussi de désigner Dieu par le nom de Chang-ti, employé par Confucius et par les Lettrés pour désigner le principe du monde[52].

En 1610, les forces du Père Ricci étaient épuisées, moins par suite de l'âge que par les fatigues d'un apostolat qui remplissait toutes ses journées et une grande partie de ses nuits. Après une courte maladie, il expira, le 11 mai, en baisant le crucifix et l'image de saint Ignace, dont il avait été le digne fils[53].

Il avait, sur son lit de mort, désigné pour son successeur le Père Longobardi, qui résidait en Chine depuis 1596, et qui ayant sur ce qu'on a appelé les rites chinois une manière de voir toute différente, les interdit rigoureusement aux chrétiens[54]. Des conversions nombreuses et éclatantes continuèrent à se produire sous ce nouveau régime.

Sous la dynastie tartare mandchoue, qui s'empara du trône en 1644 et qui inaugura l'âge d'or des Lettrés[55], deux missionnaires se firent remarquer entre tous par le prestige de leur science et par l'efficacité de leur apostolat dans les classes élevées de la Chine : ce furent le Père Schall et le Père Verbiest.

Jean-Adrien Schall, originaire de Cologne, acquit une telle réputation par ses écrits en langue chinoise sur les mathématiques et l'astronomie, qu'il fut nommé président du tribunal mathématique, ou Bureau des observations astronomiques de Pékin. L'empereur Chien-tchi lui donna les plus précieux témoignages d'estime, l'anoblit lui et ses ancêtres, suivant l'usage chinois, et lui concéda un terrain sur lequel le Père jeta, en 1650, les fondements d'une grande église catholique. Mais, en 1664, un astronome mahométan, Yanh-Koang-Sien, dépossédé de la direction de l'observatoire, ports contre le missionnaire des accusations de complot contre l'Etat, qui déterminèrent une persécution. Le Père Schall, après avoir été arrêté, et même condamné à être coupé tout vivant en dix mille morceaux, fut relâché, à la suite d'un tremblement de terre, qui épouvanta la population. Il mourut le 15 août 1666 à l'âge de soixante-quinze ans.

Le Père Verbiest, belge de nationalité, lui succéda. Très versé dans l'astronomie, il démontra l'inexactitude du calendrier dressé par Yang-Koang-Sien, et le corrigea. Il construisit de nouveaux instruments pour l'observatoire et fondit même, avec beaucoup de succès, sur l'ordre de l'empereur, des canons de bronze. Il mourut le 9 janvier 1688. L'empereur décréta que le tribunal des mathématiques serait à jamais placé sous la direction des jésuites.

Pendant ce temps, des membres d'autres ordres religieux, des prêtres formés au nouveau séminaire parisien des Missions étrangères étaient arrivés en Chine. Plusieurs avaient constaté avec étonnement et scandale que les Chinois convertis offraient des sacrifices à leurs ancêtres et à Confucius. Les esprits se divisèrent. Les jésuites restèrent généralement fidèles à la méthode du Père Rieti ; mais la plupart des missionnaires des autres congrégations se rangèrent à la manière de voir du Père Longobardi. Alors commencèrent ces longues et pénibles discussions sur les rites chinois qui devaient être si funestes à l'avenir du catholicisme dans le céleste empire. En 1613, le Père Jean-Baptiste Moralès, dominicain, soumit au Saint-Siège une série de questions ou doutes, qui reçurent leurs résolutions dans un décret de la Propagande, approuvé par le Pape Innocent X et daté du 12 septembre 1615. Les rites chinois, tels qu'ils étaient présentés par le Père Moralès, y étaient condamnés et prohibés. Les jésuites demandèrent à s'expliquer ; et le résultat de leurs démarches fut un décret du Saint-Office, daté du 23 mars 1656 et approuvé par le pape Alexandre VII, lequel permettait aux Chinois les cérémonies susdites, en en retranchant toutes superstitions, parce qu'il semble qu'elles constituent un culte purement civil et politique. Ces deux premières réponses de l'autorité, où chacun des deux partis prétendait trouver la justification de sa méthode, furent complétées par un troisième décret, du 20 novembre 1669,  approuvé par Clément IX, qui déclara que chacun des deux décrets antérieurs devait être observé suivant les questions, les circonstances et tout ce qui était contenu dans les doutes proposés. La lumière et la paix n'étaient pas encore faites. La persécution qui éclata en 1665 parut les réaliser. Jésuites et dominicains, enfermés dans une même prison, avaient pensé ne pouvoir mieux employer leurs loisirs forcés qu'en s'entendant sur mie méthode uniforme d'apostolat. Quarante-deux articles furent rédigés en 1665  et placés sous la protection de saint Joseph, patron des missions de Chine. Mais une fois libérés, les uns et les autres reprirent leurs anciennes positions. La lutte fut d'autant plus âpre que ces confesseurs de la foi y faisaient passer toute l'ardeur de leur zèle[56].

Il fallut, pour y mettre fin, la décision péremptoire de Clément XI, qui, le 20 novembre 1704, réprouva toutes les oblations et cérémonies, soit solennelles, soit moins solennelles, faites dans les temples ou salles de Confucius et des ancêtres, et prohiba les dénominations de Tien et de Chang-ti pour désigner Dieu. Mais quand le légat pontifical, Charles Maillard de Tournon, se présenta, le 31 décembre 1705, devant l'empereur Kang-ti, pour lui notifier la décision pontificale, lé souverain lui intima aussitôt l'ordre de quitter Pékin, puis le fit arrêter et emprisonner à Canton. Cet-effet malheureux du décret pontifical doit surtout être attribué à la maladresse du légat qui fut chargé de le notifier et de le faire exécuter. Beaucoup de récents sinologues n'hésitent pas à reconnaître que le fond des cérémonies domestiques chinoises est religieux, à peu près identique à ce culte des Pénates et des Lares, qui fut la base de la religion romaine[57]. Ces rites n'eussent-ils été que suspects, l'Église avait le droit de les interdire aux convertis pour dissiper toute équivoque. Trois décrets successifs, conçus dans des termes sagement mesurés, n'avaient pas apporté la lumière. L'importance de la question, la vivacité des querelles, les insistances des adversaires, obligèrent la Papauté à se prononcer catégoriquement ; elle ne put le faire que dans le sens de la vérité absolue. Plus tard, en 1742, Benoît XIV fut amené à renouveler, par sa bulle Ex quo singulari, les prohibitions de ses prédécesseurs dans le sens le plus strict et à y ajouter les sanctions les plus sévères. Aujourd'hui encore, tout missionnaire arrivant en Chine doit jurer entre les mains de son évêque, et envoyer copie de son serment à Rome, pour attester devant Dieu qu'il admet dans son entier la bulle susdite et en accepte toutes les conséquences.

 

V

De l'autre côté du Pacifique, depuis les découvertes de Christophe Colomb, l'Amérique offrait un champ nouveau au zèle des missionnaires. On y distingua bientôt, au point de vue religieux, deux grandes régions : la région du Centre et du Sud, qui, colonisée par les Espagnols et les Portugais, devint presque entièrement catholique et reçut, dans la langue ecclésiastique, le nom d'Amérique latine ; et la région du Nord, qui, envahie par les protestants, principalement par les épiscopaux d'Angleterre, les puritains d'Ecosse, les réformés des Pays-Bas et les huguenots de France, devint bientôt le pays du protestantisme cosmopolite.

La décision arbitrale d'Alexandre VI, qui en 1493, par sa bulle Inter cætera, traça la fameuse ligne de démarcation entre l'influence espagnole et l'influence portugaise, rappelait nettement l'idée qui devait inspirer les deux nations : la conversion des infidèles à la foi de Jésus-Christ. Si les gouvernements altérèrent souvent cette pensée par des calculs trop humains, de saints missionnaires s'y dévouèrent avec générosité. Barthélemy de las Casas à Saint-Domingue et au Mexique, saint Turibe et sainte Rose au Pérou, le Bienheureux Anchieta et l'éloquent Vieira au Brésil, et les jésuites qui évangélisèrent et organisèrent le Paraguay, furent les admirables fondateurs des églises de l'Amérique latine.

L'île que les caravelles de Christophe Colomb virent s'élever le 6 décembre 1492, comme une émeraude sur la mer bleue, que le grand navigateur voulut appeler Hispaniola, se nommait, de son nom indien, Haïti ; elle est plus connue aujourd'hui sous le nom de Saint-Domingue. Après Haïti, Porto-Rico, Cuba, la Jamaïque, les Grandes et les Petites Antilles, virent la croix de Jésus-Christ plantée sur leur rivage. En 1517, Fernand Cortès aborda au Mexique. L'évangélisation suivit la même marche que la conquête. En 1512, Saint-Domingue et Porto-Rico reçurent du pape Jules II leurs premiers évêques ; dix ans plus tard, Cuba recevait le sien d'Adrien VI, et, en 1527, Clément V11 envoyait au Mexique son premier prélat. Sous Paul III, les sièges de Guatemala, de Lima et de Quito furent créés. Au milieu du XVIe siècle, le nouveau continent, comme les îles, possédait une hiérarchie ecclésiastique.

Mais il ne fallait pas se faire illusion. L'esprit chrétien ne triomphait pas encore   dans ces pays. Les conquérants étaient malheureusement les premiers à scandaliser ces nouveaux peuples par leurs excès de tout genre. La richesse même des pays découverts et la douceur naturelle des populations conquises, avaient été pour les Espagnols et les Portugais une occasion de débordements et de cruautés inouïes. On les avait vus, pour repeupler Haïti, dépeupler les autres Antilles[58], chasser impitoyablement des îles de Saint-Jean et de la Jamaïque près de six cent mille Indiens, empêcher l'instruction des indigènes par crainte de pouvoir plus difficilement les exploiter[59], abuser presque partout de leur simplicité, de leur ignorance et de leur faiblesse[60]. Un saint prêtre s'éleva contre ces pratiques odieuses avec une courageuse indignation. Il s'appelait Barthélemy de las Casas. Il était originaire d'une famille française dont un membre, venu en Espagne sous le règne de Ferdinand III, s'était distingué au siège de Séville et y avait acquis des lettres de noblesse pour lui et ses descendants. Le récit des traitements inhumains que les Espagnols infligeaient aux Indiens affligea profondément l'âme généreuse de Las Casas. En 1498 il renvoie dans sa patrie l'Indien que son père, compagnon de Christophe Colomb, lui avait envoyé d'Amérique pour son service[61]. Ordonné prêtre en 1510, il demande d'exercer son ministère aux Antilles, dans le but avoué de se faire le protecteur des sauvages. Ce qu'il voit de ses propres yeux ne fait que redoubler son zèle. Il se dévouera, en vrai prêtre, au bien surnaturel des âmes ; mais sa méthode d'apostolat sera fondée sur ce principe que, pour travailler au salut des Indiens, il fart commencer par travailler à leur liberté. Désormais, pas une des atrocités commises par les conquistadores à Saint-Domingue, au Mexique, au Pérou, ne parviendra à ses oreilles sans que le coupable entende son énergique protestation. Douze fois il traverse l'Océan pour obtenir de Ferdinand, de Charles-Quint, de Philippe II, des instructions précises ou pour veiller à leur exécution. En 1515, le grand cardinal Ximénès, régent de Castille, comprend la portée de son œuvre, le nomme protecteur de tous les Indiens, et lui adjoint, pour l'aider dans sa mission ; une commission composée de prêtres, de laïques et d'un jurisconsulte remplissant les fonctions de juge d'instruction. En 1520, l'empereur Charles-Quint lui concède, par une patente royale, un domaine dans la province de Cumana, et l'autorise à y introduire une colonie de laboureurs, d'ouvriers et de prêtres. En 1544, il est élevé à la dignité d'évêque de Chiapa. Mais ces pouvoirs et ces dignités, tout en étendant la portée de son action, deviennent pour l'ardent apôtre l'occasion de dures épreuves. Par une condescendance coupable, la commission chargée de lui venir en aide ; laisse se rétablir la vente des Indiens comme esclaves, et le gouverneur de Porto-Rico dirige une expédition contre Cumana, pour réduire en esclavage la colonie que Las Casas y a établie avec tant de soins. Accablé de tant de malheurs, le vertueux prêtre prend, en 1522, l'habit de dominicain à Saint-Domingue. Sa ferveur s'accroit de jour en jour. Il passe les nuits en prière, et, dès le jour, va dans les forêts, dans les cavernes, à la recherche des sauvages traqués par les Espagnols, et leur enseigne le christianisme. On l'accuse alors d'être un agent de troubles et de séditions. Il doit, pour se justifier, se rendre en Espagne en 1542. Devant une assemblée de théologiens et de jurisconsultes, réunis à Valladolid, il se défend en accusant hardiment la barbarie des gouverneurs espagnols et de leurs subordonnés. A quatre-vingt-dix ans, brisé par ses infirmités, il trouve encore la force d'écrire un ouvrage pour défendre, contre de perfides détracteurs, la cause des Indiens et de la liberté. Si les efforts de Barthélemy de Las Casas n'ont pas tous été couronnés par un succès immédiat, il a laissé l'exemple d'un. néros de la charité chrétienne[62].

Le Pérou, par l'appât de ses mines d'or et d'argent, avait attiré un grand nombre d'aventuriers espagnols, plus préoccupés de s'enrichir et, une fois enrichis, de se livrer à tous les vices, que de civiliser les peuplades indigènes. Mais la Providence avait préparé, pour remédier à de tels abus, celui qu'on a appelé le saint Charles Borromée du Pérou, saint Turibe. Il était fils d'un gentilhomme de Mogrobéjo, en Espagne, et il occupait, en 1580, les fonctions de Président ou premier magistrat de Grenade, quand Philippe II, voulant pourvoir au poste d'archevêque de Lima, songea à lui. Aucun choix ne pouvait être meilleur que celui de ce noble laïque, énergique et bon, expérimenté dans la direction des affaires civiles, et versé dans les voies les plus élevées de la vie chrétienne. Toutes les dispenses nécessaires lui furent accordées par le Souverain Pontife : il reçut tus les saints ordres dans l'espace de quelques semaines et arriva au Pérou dans le courant de l'année 1531. Pendant les vingt-cinq ans de son épiscopat, saint Turibe, à l'exemple de l'illustre archevêque de Milan, fonda des écoles, des hôpitaux et des séminaires, réunit des synodes, forma des missionnaires destinés à évangéliser son vaste diocèse, le parcourut lui-même plusieurs fois. Il se montra bon pour les opprimés, mais sévère pour les pécheurs, publics et pour les prêtres prévaricateurs. Le pape Benoît XIII le canonisa en 1726. Son apostolat fut secondé par les admirables exemples de sainteté que donnèrent, à côté de lui, dans la ville même de Lima, deux saintes âmes : saint François Solano, frère mineur, qui s'appliquait à marcher sur les traces de saint François d'Assise, et sainte Rose, du tiers-ordre de Saint-Dominique, qui s'était proposé pour modèle sainte Catherine de Sienne. Un ardent amour de Dieu fut la caractéristique de ces deux âmes. Tout ce qu'il voyait d'ardent, de brûlant, de jaillissant dans la nature, était pour le Frère François un symbole de charité. Plus calme, Rose, accablée d'épreuves, disait à Dieu : Seigneur, augmentez ma souffrance pourvu qu'en même temps vous augmentiez mon amour. Saint François Solano mourut en 1610, en disant : Dieu soit loué ! Sainte Rose de Lima quitta cette terre, sept ans plus tard, en s'écriant : Je m'en vais contempler la face de mon Dieu !

 

VI

Nous n'avons jusqu'ici rencontré, dans les missions de l'Amérique du sud, que les anciens ordres de Saint-Dominique et de Saint-François. A la vérité, l'ordre nouveau des jésuites se trouva mêlé à ceux des dominicains et des franciscains dans le Mexique et le Pérou : mais son action fut surtout dominante au Brésil et au Paraguay : c'est là qu'il convient d'examiner le résultat de ses méthodes nouvelles et de son génie d'organisation.

On a dit que les jésuites avaient fait la nation brésilienne. Cet honneur pourrait être surtout revendiqué en faveur de Jozé d'Anchieta, le poète thaumaturge, et d'Antonio Vieira, le puissant orateur.

Né à Ténériffe en 1533, Jozé d'Anchieta descendait d'une ancienne famille de la Riscaye alliée aux Loyola. Son éducation se fit dans l'île même où il était né, puis dans la célèbre université de Coïmbre, où il puisa ce goût de la belle latinité, qui ne l'abandonna jamais, même au milieu des peuples les plus sauvages. Ses biographes nous le dépeignent, à vingt ans, comme un jeune homme doux, méditatif, d'une complexion délicate, d'une grande intelligence, d'une ardeur de sentiments qui se manifestait dans la vivacité de son regard. Il entra de bonne heure dans la Compagnie de Jésus, et, en 1553, ses supérieurs le dirigèrent vers les vastes solitudes du Brésil, dont on ignorait l'étendue géographique et dont les peuples étaient à peu près inconnus. Jozé d'Anchieta avait une imagination de poète, en même temps qu'une âme de missionnaire. Quand le missionnaire revenait au logis, brisé par les rudes travaux où il lui avait fallu vaincre à la fois l'opposition des hommes et celle des éléments, le poète chantait, dans la langue de Virgile, les splendeurs de la nature et la beauté surnaturelle du ciel. Bientôt, quand il connut à fond la langue du pays, c'est dans le propre dialecte de sa jeune chrétienté qu'il composa des poèmes, des chansons, des cantiques, des dialogues moraux, que répétaient les enfants, les jeunes filles, les hommes eux-mêmes. Ayant dû, par suite d'agressions continuelles d'une tribu sauvage contre sa chrétienté, et sans doute aussi par suite de l'état précaire de sa santé, se retirer dans l'aldée d'Iperoig, sur des rivages charmants, mais déserts, il y composa son grand poème latin sur la Sainte Vierge. Le missionnaire nous apprend lui-même qu'il l'écrivit sur la plage, eu face de l'immensité de l'Océan. La vague venait parfois effacer l'écriture ; mais la mémoire du poète gardait les fruits de son inspiration. Ainsi furent "réservés de l'oubli les quatre mille cinq cents vers dont se compose le poème d'Anchieta. En 1576, il fut nommé recteur du Collège de San-Vicente, puis, en 1578, provincial de son Ordre au Brésil. Les occupations du supériorat n'empêchèrent pas le zélé missionnaire de faire œuvre personnelle d'apostolat auprès des Indiens. On le voyait choisir de préférence les tribus les plus sauvages. Il s'enfonçait dans les forêts réputées les plus redoutables, et sa douceur avait un tel charme, que les hommes les plus impitoyables le respectaient. A cinquante-deux ans, l'épuisement de sa santé l'obligea à se faire relever de ses fonctions de provincial. Il se retira à Rio-de-Janeiro, puis dans une campagne solitaire où il relut les Pères de l'Eglise, surtout saint Basile et saint Augustin dont il faisait ses délices. Il y acheva plusieurs de ses ouvrages, entre autres une grammaire et un dictionnaire de la langue brésilienne. Il s'y éteignit paisiblement le 9 juin de l'année 1597. On raconte que les catéchumènes voulurent porter son corps vénéré jusqu'à Espirito-Santo, qui est à quinze lieues de là Trois cents Indiens formaient son cortège funèbre. Le Père Anchieta avait depuis longtemps une renommée de sainteté que Dieu semblait avoir voulu confirmer par de nombreux miracles. Etant donné le milieu populaire d'où nous sont venus la plupart des récits de ces merveilles, il est difficile aujourd'hui de faire la part exacte de la vérité historique dans les faits racontés. Résurrections de morts, grâces de bilocation, pouvoirs extraordinaires sur les animaux sauvages et sur la matière inerte : aucun don surnaturel ne paraît avoir été refusé au Bienheureux Jozé d'Anchieta. Il serait téméraire, dit le Dr Kelker[63], de rejeter tous ces récits sans exception et sans examen ; un tel parti pris n'offenserait pas moins la vraie science que la vraie foi.

Un demi-siècle après la mort d'Anchieta, le Brésil voyait arriver un autre fils de saint Ignace, qui, par des moyens différents, allait consolider l'œuvre de ses prédécesseurs, l'illustre Antonio  de Vieira, que le Portugal compte parmi ses plus grands protecteurs, que l'histoire politique considère comme un des plus habiles diplomates, et que l'histoire religieuse doit regarder comme un des plus puissants orateurs qui aient paru dans la chaire chrétienne. Né à Lisbonne en 1608, mais élevé au Brésil, où son père l'avait emmené dès ses premières années, Antoine Vieira s'était consacré de bonne heure au service de Dieu dans la Compagnie de Jésus, avec l'intention bien arrêtée de vouer sa vie à la conversion des infidèles. Mais la confiance du vice-roi l'appela en Portugal, où le roi Jean IV l'admit à sa cour, le nomma son prédicateur ordinaire et l'employa. Comme ambassadeur dans diverses négociations importantes en Angleterre, en Hollande, en France et à Rome. Les mémoires qu'il rédigea à cette époque, dit un historien[64], accusent des vues étendues et élevées, qui auraient fait peut-être renaître les beaux temps du Portugal, si on les avait suivies. A dater de 1652, il se consacra plus particulièrement aux missions des sauvages du Brésil. Il parvint à évangéliser et à organiser, au nord de l'Amazone, sur une étendue de quatre cents lieues de côtes, cinquante villages Indiens.

Les grands ennemis de Vieira, dans cette œuvre de civilisation, étaient les colons, qui se prétendaient frustrés dans leur commerce d'esclaves. Mais l'éloquence du jésuite produisit une telle impression, qu'en 1653, le peuple de Saint-Louis et de Bélem se prononça à l'unanimité pour la suppression de la chasse à l'homme... Désormais le courageux jésuite put entreprendre avec succès la conquête spirituelle du pays des Tapis et des Caraïbes. Partout où les robes noires se présentaient, les Indiens par milliers échangeaient leur liberté contre la douce souveraineté des Pères, et s'établissaient en villages sous leur direction. Même les redoutables cannibales de Ceara et de Piauhi commencèrent à se réunir, grâce aux douces exhortations de Vieira. Les attaques des Indiens des forêts cessèrent ; le territoire frontière de la colonie s'ouvrit à la colonisation[65]. Le 15 août 1658, Vieira put célébrer une messe d'actions de grâces pour le traité qu'il venait de conclure avec les chefs et les représentants de plus de cent mille indigènes[66].

Le zélé missionnaire n'était pas moins ardent à défendre ses chrétiens contre les périls de l'hérésie protestante. Pendant le siège de Bahia par les Hollandais, on le vit prodiguer sa parole infatigable pour relever les courages, exciter le peuple à la prière et à la pénitence afin d'obtenir de Dieu le salut. Mais le siège durait toujours. Vieira, dans un admirable mouvement de foi et d'éloquence, déclare tout à coup qu'il ne veut plus s'adresser qu'à Dieu. Il faudrait pouvoir citer dans son entier ce discours incomparable, où l'orateur, comme un autre Jacob, lutte corps à corps avec le Tout-Puissant, gourmande l'Eternel, et tente, à force d'éloquence, de piété et d'amour, de lui arracher la foudre des mains : Seigneur, rien n'est caché à votre science infinie. Vous voyez également ce qui est, ce qui fut, ce qui pourrait être. Eh bien ! Seigneur, regardez ce qui se passerait si. Bahia tombait entre les mains des Hollandais... Entendez les gémissements des vieillards, des femmes et des enfants... L'hérétique force les portes de cette église, il arrache de l'autel cette custode, où nos regards aimaient à vous contempler, où nos cœurs aimaient à yens adorer... Vos autels sont renversés et les statues de vos saints brisées ! Des mains sacrilèges se portent sur votre Mère !... Puis... l'herbe croît sur le pavé de vos églises. Noël arrive, le Carême, Pâques... et nul ne médite plus sur voire naissance et sur votre résurrection... Et, si l'on vient à demander aux petits enfants de ce temps-làaux enfants de ceux qui m'écoutent en ce moment : Mes petits garçons, de quelle religion êtes-vous ?les voici qui répondent : Nous sommes de religion de Calvin ! Seigneur, est-ce pour cela que vous nous avez fait venir ici ? Est-ce pour l'hérésie que vous m'avez fait évangéliser ces âmes ?[67]

Ni l'éloquence ni les vertus du Père Vieira ne l'empêchèrent d'être en butte à toutes sortes d'attaques et de calomnies. La haine des colons ne lui pardonnait pas d'arracher les Indiens à l'esclavage. Il fut arrêté, jeté sur un vaisseau, conduit comme un criminel à Lisbonne. On prit prétexte d'un livre où il avait écrit ses projets et ses rêves[68], pour le traduire devant le tribunal de l'Inquisition, qui le condamna, le fit enfermer dans ses cachots, puis enfin le relâcha sans lui demander aucune rétractation. Après divers voyages à Rome, où le Pape le combla de faveurs, Vieira retourna au Brésil en qualité de chef de la mission d'Amazonie et de visiteur général de tout le pays. Il mourut à l'âge de quatre-vingt-neuf ans, le 18 juillet 1697. Grâce à ses efforts et à ceux de tous ses frères, une immense étendue de pays, naguère peuplée de cannibales, était civilisée. Entreprise effrayante, dit Bœhmer[69], à laquelle l'héroïsme et l'abnégation absolue de l'enthousiasme religieux pouvaient seuls réussir. Les jésuites étaient animés de cet héroïsme ; ils avaient aussi l'entrain et le courage nécessaires pour résoudre la question difficile des indigènes, qui était, à vrai dire, la question vitale. Ils avaient résolu cette question d'une manière qui peut encore aujourd'hui fournir des indications aux Etats colonisateurs.

Plus puissante encore et plus originale fut leur action dans les fameuses Réductions du Paraguay. La plupart des philosophes du XVIIIe siècle, se plaisant à voir dans cette œuvre une application de leurs idées humanitaires, en ont parlé avec une admiration qui va jusqu'à l'enthousiasme. L'établissement du christianisme dans le Paraguay, par les seuls jésuites espagnols, dit Voltaire[70], parait à quelques égards le triomphe de l'humanité. Buffon, Montesquieu, l'abbé Raynal, le protestant Robertson parlent de même. D'autres y ont vu comme une anticipation du socialisme et même du collectivisme. Le simple exposé des faits montrera que jamais les jésuites n'eurent au Paraguay l'intention d'appliquer une théorie quelconque. Ils essayèrent simplement d'adapter les moyens d'évangélisation et de civilisation dont ils disposaient, aux mœurs des peuplades sauvages auxquelles ils s'adressaient, et la pleine indépendance que leur octroya le gouvernement espagnol leur permit de déployer pleinement leurs méthodes. C'est toute l'explication de leur conduite. Ici, d'ailleurs, nous ne rencontrerons aucune personnalité saillante. C'est la Compagnie, avec son esprit caractéristique d'initiative et de discipline, d'adaptation habile et d'organisation ferme, qui fera tout ; et nulle part ailleurs peut-être, il n'est plus facile de reconnaître sa main énergique et souple.

C'est en 1588 que les trois premiers religieux de la Compagnie Jésus arrivèrent à la ville de l'Assomption, capitale du Paraguay, baie par les Espagnols cinquante ans auparavant. Ils y avaient été appelés par l'évêque de Tucuman, don Francisco Vittoria,   découragé des inutiles tentatives faites jusqu'à ce jour pour convertir les indigènes. Ceux-ci appartenaient presque tous à la famille des Guaranis, que les ethnographes rattachent à la même race que les Caraïbes des Antilles. Pacifiques et même indolents, ils étaient souvent les victimes des peuplades voisines, adonnées au cannibalisme, et de cette population hybride, composée de métis, de nègres marrons, de blancs chassés des côtes pour leurs méfaits, que les Espagnols avaient appelés Mamelucos, Mameloucks. La conquête espagnole n'avait fait qu'ajouter à leurs misères ; leurs vainqueurs, en effet, paraissaient souvent ne chercher à les convertir que pour les exploiter à leur profit. Les jésuites, instruits par l'expérience de leurs missions du Brésil et du Pérou, sont bientôt convaincus que nul essai ne peut être efficace si l'on ne commence par dégager la cause de l'Evangile de celle des colons espagnols. Ils s'avancent vers les sauvages, jusqu'au milieu de leurs forêts les plus impraticables, n'ayant pour arme que leur foi et leur charité. Quand ils ont gagné quelques âmes par des paroles douces et pacifiques, ils parcourent les fleuves avec leurs néophytes en chantant de pieux cantiques qu'ils accompagnent du son dés instruments. Des groupes importants se convertissent. Pour consolider ces conversions, les Pères décident, en 1609, de réunir leurs néophytes dans des villages chrétiens, qu'on nomme des Réductions[71]. Les Commandeurs espagnols voient d'abord ces organisations autonomes de mauvais œil ; mais les Pères persuadent facilement le roi d'Espagne que l'indépendance de leurs petites chrétientés est moins dangereuse que l'état de révoltes continuelles entretenu par l'ancien état de choses ; et le gouvernement espagnol, moyennant un serment de fidélité à la couronne, confirme l'indépendance des Réductions. En 1629, les missionnaires du seul district de Gayra évaluent la population de leurs villages à cent mille âmes. La République chrétienne du Paraguay est fondée.

Ainsi établi dans des conditions déterminées par la nécessité du moment, cette sorte d'Etat du Paraguay s'organise, peu à peu. Environné d'ennemis nombreux, qui sont les tribus cannibales qui l'entourent et les colons espagnols qui rêvent de l'asservir, il ne trouve pas de condition plus assurée de sécurité que dans l'interdiction presque absolue de son territoire aux étrangers. La plupart des exploitations agricoles ou industrielles ont été créées par le travail de tous ; les Guaranis, du reste, ont l'habitud.e.de vivre en commun ; ces exploitations seront donc la propriété de la communauté tout entière, qui se chargera de subvenir à la subsistance de chacun de ses membres. Le travail suivant les capacités et la répartition suivant les besoins, telle est la règle qui s'impose comme d'elle-même. Le peuple s'y prête volontiers ; et les religieux de la Compagnie de Jésus, qui la pratiquent dans leur Ordre, ont l'expérience voulue pour veiller à son application. Les jésuites ont déjà élaboré, dans leurs collèges d'Europe, un système de pédagogie, qui a pour but d'exciter au travail en le rendant joyeux et en le réglant avec sagesse. A ces peuples enfants, ils adaptent avec discernement les usages de leurs collèges. Tous les matins, le réveil est sonné une demi-heure avant le lever du soleil. Après l'audition de la Messe, où l'on a chanté des cantiques, on Se rend mi-travail au son de la flûte et du tambour, en portant en grande pompe l'image de quelque saint. On sonne un air de fête à chaque travail, et on multiplie les travaux et les règlements. Il y a pour le peuple une sorte d'Uniforme, comme dans les collèges. Tous s'habillent des mêmes étoffes et se nourrissent des mêmes fruits l'égalité est aussi absolue qu'on la peut concevoir.

Chaque Réduction a deux écoles et un hôpital, placés sous la direction du curé. Car les curés des réductions ne sont pas, comme leurs frères d'Europe, simplement chargés de célébrer l'office divin, d'instruire les fidèles et d'administrer les Sacrements. A cette charge déjà lourde, ils joignent tous les soins du temporal ; ils sont en même temps les préfets civils des bourgades, les administrateurs du bien commun, les magistrats chargés de faire régner la justice entre les citoyens[72].

Ces préoccupations matérielles ne font jamais oublier aux Pères que le but premier de leur mission est la Conquête spirituelle[73] des âmes. L'église concentre, en quelque sorte, tout le luxe de cette population austère. On se plaît à y réunir les métaux précieux et les objets d'art. La procession générale du Très Saint-Sacrement, où le peuple entier figure, avec ses congrégations di verses, ses compagnies de milice, ses sociétés chorales et musicales, qui se suivent dans les rues richement décorées, au milieu des salves d'artillerie et des feux d'artifices, constitue la grande fête de la nation. La plus grande partie du sol, non appropriée par les particuliers, et appelée le domaine de Dieu, le tupambac, est cultivée à tour de rôle par tous les citoyens ; elle n'est pas employée, d'ailleurs, uniquement, aux besoins du culte, mais aussi à l'assistance des pauvres, des malades, des veuves, des orphelins, de ceux à qui le sol concédé ne fournit pas une rétribution suffisante, et pareillement aux dépenses générales de la République.

Telle fut dans ses lignes générales, l'organisation de la République chrétienne du Paraguay. Pendant plus d'un siècle de vie intense, jusqu'au jour où le gouvernement espagnol, cédant à des sollicitations intéressées, et prenant ombrage de la prétendue puissance politique des Réductions, les força à se dissoudre, par le traité désastreux de 1750[74], cette organisation donna, au point de vue chrétien, les résultats les plus merveilleux. Un grand nombre de voyageurs, non suspects de partialité, se sont plu à les reconnaître. Œuvre religieuse avant tout, la République chrétienne du Paraguay ne s'est pas essentiellement distinguée de tant d'autres colonies, fondées par les franciscains, les dominicains, ou les prêtres des Missions Etrangères. La réunion des pouvoirs d'ordre spirituel et d'ordre temporel entre les mains du chef de la mission, et l'organisation communautaire de la propriété, sont des faits qui se rencontrent au début de presque toutes les œuvres de civilisation. Les jésuites du Paraguay les portèrent à un degré plus parfait que nulle autre part, et peut-être y apportèrent-ils, avec l'esprit particulier de leur Compagnie, quelque chose de plus strict à la fois dans la discipline et de plus souple dans l'emploi des moyens de gouvernement : ce fut leur seule originalité[75].

 

VII

Le plein succès des Réductions du Paraguay avait encouragé les jésuites à introduire leur système d'apostolat dans l'Amérique du Nord. Mais là ils rencontrèrent des difficultés plus grandes. A celles qui leur vinrent- de la méfiance des races indigènes et de l'hostilité des colons européens, se joignirent celles que leur suscita l'hérésie protestante.

On raconte qu'au moment où Christophe Colomb, arrivé à la hauteur des Grandes Antilles, hésitait à poursuivre sa route vers l'ouest, un de ses compagnons, Martin Alonzo Pinzon, aperçut, vers le soir, une nuée de perroquets volant vers le sud-ouest. Supposant que ces oiseaux allaient passer la nuit sur la côte, il engagea l'Amiral à suivre cette direction. Si Colomb, dit Alexandre de Humbold[76], eût résisté au conseil de Martin Alonzo Pinzon, et eût continué à voyager vers l'ouest, il serait entré dans le courant d'eau chaude du Gulf-Stream, et aurait été porté vers la Floride, d'où il eût été conduit peut-être au Cap Hatteras et à la Virginie, circonstance dont on ne saurait calculer la portée, puisqu'elle eût pu donner à la contrée désignée sous lé nom d'Etats-Unis une population espagnole et catholique, à la place de la population anglaise et protestante qui en prit possession beaucoup plus tard. Quand, en effet, les découvertes de Cabot, de Cortereal, de Balboa, de Soto et de Cartier eurent complété les découvertes de Colomb et révélé l'Amérique du Nord aux Européens, un courant d'émigration vers ce pays s'établit en Angleterre, en Hollande et en France. Par sa puissance maritime et commerciale, l'Angleterre ne tarda pas à occuper une situation prépondérante dans la Virginie, le Maryland, et New-Plymouth, le New-Hampshire, le Maine, le Massachusets, le Rhode-Island, le Connecticut, le New-Haven. Sauf la Virginie, les centres de colonisation ne dépendaient pas directement du pouvoir royal, et l'on pouvait, prévoir qu'un jour ils proclameraient leur indépendance ; mais leur attachement au protestantisme était profond ; l'esprit puritain, dans ce qu'il avait de plus rigide et de plus intolérant, y dominait. L'Amérique du Nord allait-elle échapper à l'influence catholique ? Les missionnaires ne se laissèrent pas décourager par la situation. Jésuites, franciscains, dominicains, sulpiciens et prêtres des Missions Etrangères rivalisèrent de zèle, luttant à la fois contre le paganisme des indigènes et contre le protestantisme des colons.

Ce furent les jésuites qui, par deux voies différentes, s'élancèrent les premiers à l'assaut du Nouveau Continent. A l'ouest, par le Mexique, déjà christianisé par eux, ils s'étendirent jusqu'à la Californie, où, reprenant l'œuvre des Réductions, il firent comme un second Paraguay. Les jésuites, dit le protestant Simpson[77], ont couvert les roches stériles de la basse Californie de monuments agricoles, architecturaux et économiques, léguant à leurs successeurs cette leçon inappréciable : qu'il n'y a rien d'impossible à l'énergie et à la persévérance. Les enfants de saint François d'Assise continuèrent l'œuvre des Jésuites et méritèrent les mêmes éloges. Toute personne sans prévention, écrivait le capitaine américain Morrell après un voyage en Californie[78], ne peut contempler les résultats des Missions Catholiques, sans avouer que les missionnaires romains se sont montrés infatigables dans le bien. D'une population indolente et peu soucieuse de la propreté, ils ont fait un peuple industrieux, instruit et propre. D'un autre côté, par les Antilles et la Floride, les Pères de la Les >vitae Compagnie de Jésus s'avancèrent jusqu'au Canada. Là encore ils au Canada, arrachèrent l'admiration des hérétiques eux-mêmes. Avant qu'un Virginien n'eût traversé le Blue-Bridge, dit Washington Irving, à l'époque où le Connecticut était encore l'extrême frontière de la Nouvelle-Angleterre, plus d'un missionnaire français, dont la jeunesse s'était écoulée dans les tièdes vallées du Languedoc, avait exploré les déserts du Wisconsin et fait retentir les hymnes catholiques dans les prairies de l'Illinois. Le prêtre catholique devança les soldats et les marchands. De lac en lac, de rivière en rivière, les jésuites s'avançaient sans se reposer jamais ; et, prenant sur ces sauvages un ascendant que les autres missionnaires n'avaient pas au même degré, ils convertissaient à leur foi les belliqueux Niamis comme les voluptueux Illinois[79]. Plusieurs de ces missionnaires moururent martyrs de la foi. Le plus illustre d'entre eux fut l'héroïque Père Jogues. Il revenait à Québec par Ottawa et le Saint-Laurent, en compagnie du guerrier Ahositari et d'une troupe de Hurons chrétiens. Ahositari était ce chef indigène qui, après avoir été baptisé, avait enrôlé une troupe de convertis, sauvages comme lui, et parcourait la région en s'écriant : Efforçons-nous de faire embrasser la foi de Jésus au monde entier. Tout à coup une bande de Bohawks fond sur la petite troupe. Ahositari est saisi et condamné à être brûlé vif. Attaché à un poteau, il chante des cantiques jusqu'à ses derniers moments. Un jeune novice, René Goupil, est tué d'un coup de tomawak, et le Père Jogues est autorisé, à cause de ses infirmités, lui dit-on, à circuler dans la tribu. Son martyre n'en devait être que plus long et plus terrible. Pendant quatre ans, il connut tous les genres de torture. On lui arracha les cheveux et les ongles jusqu'à la racine ; on lui coupa les doigts, phalange par phalange. Des Hollandais payèrent sa rançon. Il se rendit à Rome et demanda au Souverain Pontife une dispense pour pouvoir célébrer la messe avec ses mains mutilées. Le Pape lui accorda volontiers la permission demandée. Il ne serait pas juste, lui dit-il, qu'un martyre de Jésus-Christ fût privé du bonheur de boire le sang de Jésus-Christ. Jogues retourna en Amérique, y subit encore une fois la torture, et fut enfin mis à mort par les Iroquois le 18 octobre 1616. On raconta que son bourreau, touché de la grâce à ses derniers moments, mourut chrétien.

Mais en ce moment, dans cet immense territoire qui, sous le nom de Nouvelle-France, comprenait tout le Canada et une partie des Etats-Unis actuels, de nouveaux ouvriers venaient de joindre leurs efforts à ceux des jésuites : c'étaient les Prêtres de Saint-Sulpice.

En 1610, Jean-Jacques Olier, qui n'avait jamais cessé de penser à l'œuvre des missions, et qui était alors particulièrement préoccupé de la conversion des sauvages de la Nouvelle-France, rencontra providentiellement à Meudon, près de Paris, un gentilhomme angevin Jérôme de la Dauversière, qui avait formé depuis quelque temps des projets semblables. Par contrat passé le 17 août 1640, ils établirent les bases d'une société ayant pour but la colonisation de l'île de Montréal en Canada[80]. On parvint à réunir un certain nombre d'honnêtes familles de la Basse-Normandie et de la Haute-Bretagne. Une courageuse jeune fille de Langres, Jeanne Manse, s'offrit à eux pour le soin des malades. Un fervent chrétien, exercé au métier des armes, Paul de Chaumédy de Maisonneuve, accepta avec empressement de prendre la conduite militaire de la colonie, qui s'embarqua en juin 1641 et, le 17 mai 1642, aborda dans l'île où devait s'élever Montréal. Les débuts furent pénibles. A la disette se joignaient des alarmes continuelles. Les Iroquois, qui étaient les plus cruels parmi les peuples de la Nouvelle-France, harcelaient la petite colonie. Ils nous serraient de si près, écrit Mlle Manse, et leurs attaques étaient si brusques et si fréquentes, qu'il n'y avait plus de sûreté pour personne[81]. Plusieurs colons furent mis à mort, plusieurs maisons incendiées. L'hôpital où se dévouait Jeanne Manse n'échappa à la ruine que grâce à une forte garnison qui y fut établie pour veiller à sa défense. Il fallut, en 1658, repasser en France pour y demander des renforts. Cent hommes robustes, ayant servi dans les armées royales, et choisis par M. de Maisonneuve, s'embarquèrent avec joie pour venir prêter main forte à la colonie. Ils étaient accompagnés d'une vaillante jeune fille de Troyes, Marguerite Bourgeois, digne émule de Jeanne Manse, dont le nom, béni des Canadiens, resta attaché à la plupart des fondations charitables du pays. Le groupement qui devait être un jour la ville de Montréal se composait alors d'une cinquantaine de maisons, dispersées çà et là et de quelques cabanes dressées dans la campagne. Marguerite Bourgeois parcourait seule, chaque jour, ces maisons et ces cabanes, instruisait les enfants et les ignorants, servait les malades, raccommodait les hardes des pauvres, ensevelissait les morts. Bientôt elle ne put plus suffire à la tâche : mais la France lui envoya des coopératrices, avec lesquelles elle fonda la Congrégation de Notre-Dame[82].

Entre les mains des sulpiciens, dit le Père de Rochemonteix[83], Montréal devint, après Québec, la paraisse la plus importante du Canada. Ils y bâtirent l'église paroissiale et un séminaire. Ils ouvrirent, au fort de la montagne, de petites écoles en faveur des enfants sauvages ; ils catéchisèrent des Iroquois, des Hurons, des Algonquins. Ce zèle fut récompensé par le martyre. Les sulpiciens Vignal et Lemaître furent, le premier blessé d'un coup de fusil, le second décapité après avoir été frappé à mort par les balles des sauvages. L'apostolat de ces prêtres ne se renferma pas dans Montréal et ses environs. Nous les trouvons chez les Acadiens, population composée de pêcheurs, de soldats et d'aventuriers, et groupée dans quatre centrés principa4 : Port-Royal, Beau-bassin, Beauséjour et Gaspareaux. A Port-Royal, M. de Breslay, traqué par les Anglais, menacé dans sa vie, obligé de se cacher, resta néanmoins, tant que l'âge et ses forces lui permirent d'être utile à son troupeau. Le poète américain Longfellow nous le peint, inépuisable dans sa charité, inébranlable dans son dévouement.

Les prêtres des Missions Etrangères arrivèrent au Canada en 1659, avec Mgr de Laval qui leur confia le séminaire de Québec et le collège de Saint-Joachim. Plusieurs d'entre eux tournèrent leurs efforts du côté des missions chez les sauvages. Tels furent M. Thury, qui prêcha entre les rivières Saint-Georges et Kénebec, M. Pelmenand, qui pénétra en Acadie, et son collègue M. Gaulin, dont le courage indomptable résista aux tracasseries incessantes des Anglais. Les récollets, chassés en 4629 du Canada par l'Angleterre, y revinrent en 1670.

A cette date, l'œuvre d'un siècle et demi de missions dans l'Amérique du Nord sembla à jamais ruinée. Malgré l'héroïque résistance de Montcalm à Québec et de Vaudreuil à Montréal, le Canada était enfin tombé aux mains des Anglais, et le traité de Paris, du 10 février 1763, leur en avait confirmé la possession. La fermeture des noviciats de toutes les communautés étrangères et l'interdiction faite aux religieux de France de venir en aide à leurs frères du Canada, semblaient présager la ruine, à brève échéance, de toutes les missions. La Compagnie des 'Missions étrangères s'éloigna de l'Amérique ; la Compagnie de Saint-Sulpice y resta ; mais, décimée peu à peu, elle ne comptait plus en 1793 que deux vieillards infirmes. La mission des récollets ne survécut pas à la destruction de leur église et de leur hospice en 1796. Quant à la Compagnie de Jésus, supprimée par Clément XIV le 21 juillet 1773, elle avait dû céder aux évêques ses œuvres et ses biens.

Ainsi finirent, pour renaître au XIXe siècle, les missions de la Nouvelle-France sous l'Ancien Régime.

 

VIII

Les grands efforts tentés dans le Nouveau Monde par les missionnaires catholiques n'avaient pas absorbé la force d'expansion de l'Eglise, et sur le vieux sol de l'Afrique les fils de saint Dominique et de saint François, aussi bien que ceux de saint Ignace et de saint Vincent de Paul, faisaient des prodiges. Le centre de l'Afrique était encore impénétrable ; mais sur ses côtes, qu'Henri le Navigateur avait fait border de croix, les apôtres de l'Évangile avaient pu s'établir. Par les missions de Barbarie au nord, du Congo à l'ouest, du Mozambique et de l'Éthiopie à l'est, le cercle commençait à se former, qui devait enserrer plus tard le paganisme et l'islamisme africains.

Si les régions du nord de l'Afrique n'ont pas abjuré le mahométisme, dit un historien des Missions[84], ce ne sont pas les apôtres et les martyrs qui leur ont manqué. Dans la seule année 1261, plus de deux cents franciscains avaient été martyrisés par les musulmans et, peu de temps après, cent quatre-vingt-dix dominicains avaient versé leur sang dans les mêmes conditions. En 1630, le frère mineur Jean de Prado scella encore de son sang la mission qu'il avait fondée à Tanger. Divers ordres religieux continuaient cet apostolat, entre autres les Pères de la Merci, à qui Cervantès captif dut son rachat. Mais de toutes les Sociétés qui se vouèrent à l'évangélisation des côtes barbaresques, nulle ne surpassa celle des fils de saint Vincent de Paul. Le charitable saint connaissait les difficultés qui s'opposaient à la conversion des musulmans ; mais il savait aussi, par expérience, quels soulagements il était possible d'apporter aux esclaves chrétiens, et comment, par l'exercice de la charité, on pouvait espérer toucher le cœur des infidèles les plus obstinés. Vincent obtint des autorités barbaresques la permission d'envoyer auprès du consul français un chapelain résident, puis un second : le premier mourut victime de son dévouement pendant la peste, et le second victime de sa foi. Vingt-cinq bagnes, ou environ, à Alger, à Tunis, à Bizerte, devinrent, par les épargnes des pauvres captifs, autant de petites paroisses, où la messe était célébrée chaque jour, chantée les dimanches et fêtes ; des jubilés, des retraites ramenèrent à Dieu des pécheurs endurcis, des apostats : les musulmans eux-mêmes étaient attendris.

Le Congo, peuplé d'habitants adonnés au fétichisme, avait été un des premiers pays atteints par les missionnaires lorsque le mouvement d'expansion apostolique se réveilla dans l'Eglise au XVe siècle. Des dominicains, envoyés par le roi Jean II de Portugal, y obtinrent un plein succès. En 1491, le roi du pays se convertit et ses successeurs, non seulement restèrent chrétiens, mais encore se firent apôtres, non sans de graves défaillances, il est vrai. En 1645, sur la demande du roi lui-même, le Saint-Siège établit un convent de capucins et un préfet apostolique à Sogno, qui devint le centre de toute la mission[85] ; et, en 1773, des missionnaires français, arrivant au Kacongo de l'autre côté du fleuve, évaluèrent à plusieurs centaines de mille la population chrétienne qu'ils y trouvèrent[86]. Malheureusement, les mauvais exemples des blancs, l'influence du climat et les troubles politiques qui désolèrent cette région ne devaient pas tarder à ruiner cette chrétienté.

A l'est, dans la colonie portugaise du Mozambique, les succès des missionnaires avaient été plus chèrement achetés et plus précaires encore. On s'y était trouvé en présence du fanatisme musulman, et le Père Silveira, de la Compagnie de Jésus, y avait été massacré par les sectateurs de l'Islam. La mission était à peu près abandonnée.

L'Abyssinie ou Ethiopie, qui avait reçu la foi de Jésus-Christ dès La mission l'année 330 par saint Frumentius, disciple de saint Athanase, d'Abyssinie, semblait, malgré sa participation à l'hérésie eutychienne, donner à l'Eglise catholique de plus sérieuses espérances. Elle avait courageusement, au XVe siècle, secoué le joug des musulmans, et, au milieu du XVIe siècle, accueilli avec faveur les soldats portugais qui vinrent lui prêter main forte pour défendre son indépendance, en même temps que les missionnaires qui venaient lui prêcher la foi de l'Eglise romaine. En 1589, le succès parut définitif. Le Père Pez, chef de la mission catholique, reçut l'abjuration solennelle du roi d'Abyssinie, Socinios ; trente-cinq ans plus tard, le 11 décembre 1624, l'Eglise d'Ethiopie abjura les erreurs d'Eutychès. Mais à la mort de Socinios, le peuple se révolta, le nouveau roi revint à l'hérésie ; et, depuis ce moment, ce ne fut qu'au péril de leur vie que quelques missionnaires, tels que le Père Brédevent, jésuite, purent aborder en Abyssinie.

La grande île de Madagascar donna les mêmes espérances, lorsque, en 1648, à la suite des Français, les généreux enfants de saint Vincent de Paul y pénétrèrent. L'âme du grand saint tressaillit de joie. Ô vocation aussi grande que celle des plus grands apôtres ! s'écriait-il en écrivant à un de ses missionnaires. L'humilité est seule capable de porter cette grâce...[87] Vingt-six ans de travaux et de luttes devaient aboutir, hélas ! à la ruine de la colonie. Mais la semence jetée par les prêtres de Saint-Lazare devait germer pour l'avenir, et cette mission de Madagascar avait été pour le saint Fondateur l'occasion de développer, dans une lettre mémorable, les principes de l'évangélisation des infidèles tels que les comprenait sa grande âme. Quand vous serez arrivé en cette île, écrivait le serviteur de Dieu à l'un de ses plus fidèles disciples, le capital de votre étude, après avoir travaillé à vivre parmi ceux que vous devez convertir en odeur de sainteté et de bon exemple, ce sera de faire concevoir à ces pauvres gens, nés dans les ténèbres de l'ignorance, les vérités de notre foi, non pas par les raisons subtiles de la théologie, mais par des raisonnements pris dans la nature ; car il faut commencer par là tâchant de leur faire connaître que vous ne faites que développer en eux les marques que Dieu leur a laissées de soi-même, et que la corruption de la nature, depuis longtemps habituée au mal, leur avait effacées. Pour cela, a faudra vous adresser souvent au Père des lumières... Quoiqu'il y ait quelques livres qui traitent ces matières, le meilleur sen l'oraison : s'abandonner à l'Esprit de Dieu, qui parle en ces rencontres... Allez donc, et, ayant mission de Dieu, jetez hardiment les rets[88]. De saint François Xavier à saint Vincent de Paul, les méthodes d'apostolat avaient pu varier, suivant les mœurs des divers peuples et le caractère des diverses congrégations qui les évangélisaient : quelque chose m'avait pas changé : l'esprit de tendre et inépuisable charité que respirent ces lignes admirables.

 

 

 



[1] FAILLON, Histoire de la Colonie française au Canada, t. I, p. 210.

[2] D'ARGENSON, p. 135.

[3] En Europe, dans toutes les contrées gagnées à l'hérésie ou au schisme, l'attitude de l'Eglise avait été non seulement défensive, mais conquérante. En Allemagne, les missions prêchées par Canisius et ses disciples avaient eu pour résultat la conversion de plusieurs théologiens protestants. A la fin du XVIe siècle, on comptait parmi ceux-ci : Georges Wizel, qui résida à Fulde et à Mayence ; Jacques Sacrer, doyen de la faculté catholique de Leipzig ; Jean Hauer de Nurembourg, prédicateur à la cathédrale de Bamberg, et surtout Ulrich Hunnius, fils du célèbre théologien protestant, qui publia, pour justifier sa conversion, son fameux ouvrage : Indissolubia et invicta argumenta duodecim quibus motus, convictus atque constrictus, relicta lutheranorum secta, ad fidem catholicam accessi. (Cf. HERGENRÖTHER, Hist. de l'Eglise, VI, 103). Dans la Suisse, grâce aux efforts de Saint Charles Borromée, de saint Fidèle de Sigmaringen, de saint François de Sales, admirablement secondés par les capucins et les jésuites, les conversions avaient été beaucoup plus nombreuses ; l'évêque de Bâle et l'abbé de Saint-Gall avaient recouvré leur ancienne juridiction sur plusieurs territoires.

[4] Sur la date exacte de la naissance de saint François Xavier, voir Charles CROS, François Xavier, documents nouveaux, Toulouse, 1894, p. 132. — Sur l'origine française ou espagnole du saint, voir la discussion engagée entre M. l'abbé Soubielle et l'abbé Haristoy dans la Revue des Questions historiques de juillet 1880 et de juillet 1881, t. XXVIII, p. 214-235, et t. XXX, p. 223-234.

[5] Ignace a préservé l'imprévoyance de ma jeunesse, déclare le saint, d'une perte très certaine où la mettait le danger des amitiés avec des hommes pleins de penchant pour l'hérésie. PAGÈS, Lettres de saint François Xavier, t. I, p. 5.

[6] Sur ces railleries de François Xavier à l'égard d'Ignace, voir le dialogue du P. Auger, cité par le P. TOURNIER, dans les Etudes du 5 décembre 1906, et par le P. FOUQUERAY, dans son Hist. de la Cie de Jésus en France, t. I, p. 41.

[7] L'apostolat de saint Thomas dans les Indes, dit Assémani, est un fait attesté par les anciennes Annales ecclésiastiques, grecques, latines et syriaques. ASSÉMANI, Dist. de Syris Nestoriants, t. IV, p. 439. Mais le mot Indes désignait alors une région moins déterminée que celle que nous entendons aujourd'hui par le même mot. Voir Revue cath. de Louvain, de mai 1854. Cf. HARNACK, Die mission und Ausbreltung des Christentums, p. 440.

[8] DUBOIS, Mœurs, Institutions et cérémonies des peuples de l'Inde, 2 vol. in-8°, t. I, p. XXXI et passim, particulièrement, sur les Castes, p. 1-96, et, sur les brahmes, 217-243, 431-445. Ce remarquable ouvrage de l'abbé Dubois, ancien missionnaire dans le Meissour, a été édité par la Compagnie des Indes en 1825, réédité à Pondichéry en 1899. C'est l'ouvrage fondamental sur les mœurs des peuples de l'Inde.

[9] Lettre LXII, du 19 janvier 1549.

[10] CROS, Saint François Xavier, sa vie et ses lettres, 3 vol. in-8°, Toulouse, Paris, 1900, t. I, p. 21b.

[11] CROS, Saint François Xavier, sa vie et ses lettres, t. I, p. 217.

[12] PAGÈS, Lettres de saint François Xavier, t. I, p. 81.

[13] PAGÈS, Lettres de saint François Xavier, t. I, p. 81.

[14] PAGÈS, Lettres de saint François Xavier, t. I, p. 83-85.

[15] BRUGÈRE, Tableau de l'histoire et de la littérature de l'Eglise, p. 894.

[16] Voir sa lettre du 20 janvier 1549, dans CROS, Saint François Xavier, sa vie et ses lettres, t. I, p. 408-409.

[17] Francisque MARNAS, La religion de Jésus au Japon, t. I, p. 4-6.

[18] MARNAS, La religion de Jésus au Japon, t. I, p. 15.

[19] BŒHMER, Les Jésuites, p. 155. La carrière apostolique de saint François Xavier et l'ordre dans lequel il a accompli ses diverses missions apparaissent donc déterminés par une réflexion prudente et éclairée ; et l'on se demande sur quoi se fonde M. Bœhmer, pour dire, après avoir reconnu son talent d'organisateur tel qu'on en connait peu de comparable, que Xavier n'agit avec persévérance nulle part et vagabonde sans repos de lieu en lieu. BŒHMER-MONOD, Les Jésuites, p. 150.

[20] Sur les religions de la Chine, voir, dans le Dict. Apolog. de la foi cath., au mot Chine, un art. du P. Léon Wieger, S. J., tiré uniquement des sources originales chinoises.

[21] Lettre du 22 octobre 1552, ap. CROS, II, 320.

[22] Voir les détails touchants de cette mort dans la relation d'Antonio de Santa-Fé, catéchiste chinois, ap. CROS, II, 341-351. Il parait certain, par la relation de ce témoin, le seul qui ait vu mourir le saint, que sa fin arriva le dimanche 27 novembre, et non le 2 décembre, comme on l'a généralement admis. Cette rectification historique, défendue par le P. Cros, a reçu le suffrage autorisé du P. Van Ortroy, bollandiste (Anal. holland., XXIII, 410).

[23] Multa centena hominum millia, dit Urbain VIII dans sa bulle de canonisation du 6 août 1623. Le P. de Rhodes parle de trois ou quatre cent mille. Le R. P. BROU, dans sa Vie de saint François Xavier, pense qu'il faut réduire ces chiffres à des proportions beaucoup plus modestes.

[24] Cité par MARSHALL, dans Les missions chrétiennes, trad. de WAZIERS, t. I, p. 202.

[25] J. BERTRAND, S. J., La Mission du Maduré, documents inédits, 4 vol. in-8°, Paris, 1847-1850, t. I, p. 21.

[26] BERTRAND, La Mission du Maduré, t. II, p. 73.

[27] BERTRAND, La Mission du Maduré, t. II, p. 138.

[28] Les rites malabares furent interdits plus tard, ainsi que les rites chinois.

[29] P. SUAU, dans Les Missions catholiques, 4. vol in-4°, Paris, Armand Colin, t. II, p. 188. Cf. SUAU, L'Inde Tamoule, 1 vol. in-4°, Paris, 1901.

[30] Lettre du P. Boucher, dans les Lettres édifiantes, t, XI, p, 43.

[31] La solennité de sa béatification a eu lieu le 21 août 1853.

[32] En 1593, les franciscains vinrent se joindre aux jésuites et furent leurs émules dans l'apostolat du Japon.

[33] F. MARNAS, La religion de Jésus au Japon, t. I, p. 16-19.

[34] CHARLEVOIX, Histoire du Japon, l. VI, ch. XI.

[35] P. TACCHI-VENTURI, dans la Civilta cattolica, 1906, t. II, p. 155.

[36] J. BRUCKER, dans les Etudes du 20 juillet 1910, p. 193.

[37] MARNAS, I, 25.

[38] CHARLEVOIX, Histoire du Japon, l. X, ch. IV.

[39] CHARLEVOIX, Histoire du Japon, l. X, ch. X.

[40] BŒHMER-MONOD, Les Jésuites, p. 164.

[41] BŒHMER-MONOD, Les Jésuites, p. 164.

[42] MARNAS, I, 44-45.

[43] La période s'étend de 1280 à 1905. Elle est caractérisée par la décadence du Bouddhisme et du Taoïsme, les charges et les examens qui y donnent accès ayant passé aux mains des Lettrés, lesquels devinrent la puissance dominante. Léon WIEGER, S. J., au mot Chine dans le Dict. apol. de la foi cathol. On sait que cette période a pris fin par le décret du 2 septembre 1905, abolissant les anciens examens littéraires.

[44] M. RICCI, Intrata della Compagnia di Giesu e christiantta in Cina, l. I, c. II. Le P. Trigant a traduit en latin ces mémoires du P. Ricci sous le titre de De Christiana expeditione apud Sinos, 1. vol. in-4°, Augsbourg, 1615.

[45] Mgr FAVIER, dans Les missions catholiques, t. III, p. 35.

[46] J. BRUCKER, Le Père Mathieu Ricci, dans les Etudes du 20 septembre 1910, p. 754.

[47] BRUCKER, Etudes du 20 septembre 1910, p. 757.

[48] Appelé aussi Chen-Tsoung, qui régna de 1573 à 1619, WIEGER, Textes historiques, p. 2037.

[49] Cité par J. BRUCKER, Etudes du 20 septembre 1910, p. 771.

[50] J. BRUCKER, Etudes du 20 septembre 1910, p. 769.

[51] Intrata, l. I, ch. IV, cité par BRUCKER, Etudes du 20 juillet 1901, p. 200.

[52] Ricci s'efforçait de prouver que ce nom, dans les textes de Confucius et de ses premiers disciples, ne désigne pas autre chose que le vrai Dieu adoré en Europe. Il s'écartait ainsi de l'explication commune des Lettrés chinois modernes ; mais plusieurs des meilleurs sinologues d'Europe lui donnent raison, p. ex. James Legge, Von der Gabelentz, Léon Wieger, etc.

[53] BRUCKER, Etudes du 20 septembre 1910, p. 778-779. Au Congrès d'Orientalistes tenu à Macerata dans les derniers jours de septembre 1910, le P. Tacchi Venturi, éditeur des Commentari du P. Rica, a réfuté certaines assertions, tendant à faire croire que le célèbre missionnaire avait essayé un accord entre les doctrines des Confucius et les dogmes catholiques. V. R. d'Hist. ecclés., 1911, t. XII, p. 200.

[54] Il proscrivit aussi l'emploi du nom Chang-ti pour désigner Dieu. Voir LONGOBARDI, Traité sur quelques points de la religion des Chinois, trad. de CICÉ, Paris, 1701.

[55] Léon WIEGER, au mot Chine, dans le Dict. Apol., t. I, col. 525.

[56] Dans une lettre du 2 octobre 1702, Bossuet s'indigne au sujet des démarches du Père de la Chaise, qui tentait d'obtenir l'intervention de certains évêques dans le débat. BOSSUET, Œuvres, édit. Lachat, t. XXVII, p. 279-281. La polémique avait pris d'ailleurs des proportions grandissantes. Dans un ouvrage de M. Coulon, docteur de Sorbonne, en faveur des rites chinois, Bossuet croit découvrir, au moins en germe, et dénonce avec vivacité la théorie de l'indifférence en matière de religion. Ibid., p. 221 et suivantes.

[57] C'est la thèse soutenue par M. Fernand FARJENEL, dans son livre Le peuple Chinois, Paris, 1904. Cf. H. CORDIER, Histoire des relations de la Chine avec les puissances occidentales, t. III, c. XXV, et COCORDAN, Les missions catholiques en Chine, dans la Revue des Deux-Mondes du 15 décembre 1886.

[58] CHARLEVOIX, Histoire de saint Domingue, p. 316, 318.

[59] R. P. TOURON, Histoire générale de l'Amérique, p. 261, 313.

[60] LAS CASAS, Brevissima relaison de la destruysion de las Indias occidentales par los Castellanos, C. XXX.

[61] Il n'est pas vrai, comme on la dit, qu'en 1493, âgé de 19 ans, il ait fait partie de l'expédition de Christophe Colomb. Voir HÉFÉLÉ, Ximenès, p. 5 à 6.

[62] L'étude la plus exacte qui a été publiée sur Las Casas est celle qui se trouve dans l'Histoire du Cardinal Ximénès, par HÉFÉLÉ. On doit signaler, dans la vie de ce grand homme, une grave erreur. Trop préoccupé par son amour pour les Indiens, Las Casas imagina de les remplacer, pour les corvées, par des nègres, qu'on introduisit en Amérique. Ce fut le commencement de la traite des nègres. Cf. HÉFÉLÉ, Ximénès, p. 524.

[63] KELKER, au mot Anchieta, dans le Kirchenlexikon de WETZER et WELTE. Les Bollandistes, Acta Sanctorum, à la date du 9 juin, donnent une brève notice, en quelques lignes, du Bienheureux.

[64] Ferdinand DENIS, au mot Vieira, dans la Nouvelle biographie générale.

[65] BŒHMER-MONOD, Les Jésuites, p. 181-182.

[66] CRÉTINEAU-JOLY, Histoire de la Compagnie de Jésus, t. V, p. 2.

[67] Voir Etudes du 20 février 1899, p. 534-536.

[68] Quinto Imperia del Mundo, dont le manuscrit original se trouve à la Bibliothèque Nationale de Paris.

[69] BŒHMER-MONOD, Les Jésuites, p. 177.

[70] VOLTAIRE, Essai sur les Mœurs, chap. CLIV, Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, Paris, 1829, t. XVII, p. 462.

[71] Les réductions existaient déjà dans divers pays de l'Amérique latine et ce système avait été pratiqué par les dominicains et par les franciscains.

[72] Arnaud RASTOUL, Les Jésuites au Paraguay, Paris, 1907, p. 24.

[73] Les expressions de Conquista espiritual, conquista de almas, sont couramment employées, non seulement dans les lettres des Pères, mais aussi dans les actes officiels du gouvernement espagnol pour désigner le but premier de la mission.

[74] RASTOUL, Les Jésuites au Paraguay, p. 42.

[75] Voir CHARLEVOIX, S. J., Histoire du Paraguay, Paris, 1757, 3 vol. in-4° ou 6 vol. in-12 ; MURATORI, Il cristianesimo felice nelle missioni di Paragual, Venise, 1743-1749. 2 vol. in-4° ; RASTOUL, Les Jésuites au Paraguay, Paris, 1907.

[76] A. DE HUMBOLD, Cosmos, t. II, p. 318 de la traduction française.

[77] Sir George SIMPSON, Journey round the world, t. I, ch. VII, p. 334.

[78] MORRELL, A Narrative of four Voyages, p. 212.

[79] Cité par MARSHALL, Les missions chrétiennes, trad. de Waziers, t. II, p. 861.

[80] Voir les principales dispositions de ce traité dans FAILLON, Vie de M. Olier, t. III, p. 400-401, 4e édition.

[81] FAILLON, III, 405.

[82] Vie de la Sœur Bourgeois (par M. FAILLON), 2 vol. in-8°, Paris, 1853.

[83] C. DE ROCHEMONTEIX, Les Missions catholiques, Paris, Armand Colin, t. VI, p. 33-34. Cf. du même auteur, Les Jésuites et la Nouvelle France au XVIIe siècle, 3 vol. in-8°, Paris, 1895, et FAILLON, Histoire de la Colonie française du Canada, 3 vol. in-8°, Paris, 1865. LONGFELLOW, Evangeline, ch. I, IV.

[84] MARSHALL, Les missions chrétiennes, t. I, p. 471.

[85] Bullarium capuccinorum, t. VII, p. 189 et suivantes.

[86] PROYART, Histoire de Loango, Kacongo et autres royaumes d'Afrique, Paris, 1776, p. 306.

[87] Lettre du 22 mars 1648 à M. Nacquart, dans les Lettres de saint Vincent de Paul, Paris, 1882, t. I, p. 230.

[88] Lettres de saint Vincent de Paul, t. I, p. 231-232.