HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

TROISIÈME PARTIE. — LA RÉFORME CATHOLIQUE

CHAPITRE V. — LA REFORME CATHOLIQUE DANS LE MOUVEMENT INTELLECTUEL ET DANS LA VIE SPIRITUELLE.

 

 

I

Erasme, Rabelais et Montaigne avaient admirablement reflété, dans leur vie comme dans leurs œuvres, cet esprit de la Renaissance, indéfinissable, équivoque, encyclopédique dans son objet, inquiet dans ses aspirations, à la fois sceptique et passionné, où l'épicurisme et le stoïcisme de l'ancienne Rome se mêlaient si étrangement au mysticisme de l'Évangile[1]. Au lendemain du concile de Trente, surgissent, dans les nations restées catholiques, trois œuvres littéraires d'une inspiration religieuse très franche : la Jérusalem délivrée du Tasse en Italie, les Lusiades de Camoëns en Portugal et les œuvres dramatiques de Lope de Vega en Espagne. Les trois poètes ont recours aux fables de la mythologie païenne ; tous les trois exaltent le sentiment national ; et par là ils sont bien de leur siècle ; mais tous les trois vont chercher leurs héros dans l'histoire chrétienne, et leurs poèmes sont animés d'une inspiration sincèrement catholique. Le Tasse meurt en invoquant la Vierge Marie ; Camoëns reste fidèle dans ses malheurs à la foi de son enfance ; Lope de Vega, élevé par les jésuites, honoré de l'amitié des plus hauts dignitaires de l'Eglise, meurt dans les ordres sacrés ; et ce qu'ils célèbrent dans leurs œuvres, devenues aussitôt populaires, c'est l'héroïsme des croisades, c'est la conquête du nouveau Monde à la civilisation catholique, c'est le culte chrétien de l'honneur.

Dans les beaux-arts, une évolution semblable se dessine. L'art, cherchant à s'adapter aux divers milieux, se spécifie en écoles nationales[2] ; et, en même temps, sous l'influence des décrets de Trente, il abandonne peu à peu son inspiration trop païenne. En 1573, Paul Véronèse est cité devant le Saint-Office et reçoit une remontrance pour n'avoir pas assez suivi, dans la Cène, la tradition catholique[3] ; mais l'école bolonaise, fondée par les Carrache, donnera bientôt, après le pathétique Ecce Homo d'Annibal Carrache et l'émouvant Saint Jérôme de son frère Augustin, l'admirable Communion de saint Jérôme du Dominiquin, les ravissantes Madones du Guide, les savantes peintures religieuses du Guerchin[4].

L'architecture, il est vrai, poursuit, pendant la seconde moitié du xvi6 siècle, une évolution dont la valeur est très contestée. L'église du Gesu, commencée à Rome par Vignole en 1568, en reste le type. Les jésuites, grands bâtisseurs à cette époque, adoptent ce modèle, et le style de ces églises reçoit, de ce fait, le nom de style jésuite. Il consiste surtout à faire de la façade de l'édifice la partie la plus riche en décorations, autour de laquelle tous les autres membres de la construction semblent, suivant l'expression d'un critique d'art, s'agiter et se mettre en mouvement dans un grand crescendo[5].

Mais, quelle que soit la valeur artistique de ces temples, la musique de Pierre-Louis Palestrina vient leur donner, aux jours des grandes solennités, comme une âme nouvelle. L'allure théâtrale prise depuis quelque temps par la musique d'église avait soulevé contre elle les protestations du concile de Trente[6]. Il est aujourd'hui démontré, par les travaux de nombreux savants, que le plain-chant introduit par saint Grégoire le Grand dans les églises, s'y était conservé jusqu'au Ive siècle. A l'œuvre liturgique du grand Pape s'était encore ajoutée, au Moyen Age, toute une floraison de proses, d'hymnes, d'antiennes et de répons, dont le rythme religieux s'harmonisait admirablement avec le style architectural des vénérables cathédrales. Malheureusement, le développement de la musique polyphone, ou à plusieurs voix simultanées, fit perdre peu à peu le rythme du chant grégorien. Celui-ci devenait un corps sans âme. Les vocalises, déchues de leur rythme, lourdement chantées, n'inspirèrent plus que l'ennui et le dégoût. On les abrégea. On chercha d'autres moyens d'émouvoir les fidèles. La musique polyphone profane, grâce à ses incomparables ressources d'harmonie et d'instrumentation, prit facilement la place du chant grégorien, dont le sens semblait désormais perdu. D'ailleurs, la simplicité du plain-chant et ses longues vocalises ne cadraient plus avec le goût artistique de l'époque. Sur ce point, comme sur les autres, on éprouvait le besoin d'innover. L'Abbrevietur cantus devint le mot d'ordre dont les conciles eux-mêmes se firent l'écho. Mais en abrégeant le chant grégorien, on le dénatura. Jean XXII s'insurgea contre la manie des novateurs, qui tendaient à musicaliser le plain-chant. Le goût de l'innovation persévéra, prévalut même à Rome. La musique nouvelle, excellant à exprimer et à exciter les passions, substitua au vrai sentiment religieux une vague sentimentalité, plus apte à. faire des dilettantes que des chrétiens.

Le Pape Pie IV, désirant répondre promptement aux désirs exprimés par les Pères de Trente, nomma une commission chargée de se prononcer sur la question suivante : Est-il utile de tolérer la musique dans les églises ? En même temps il fit rigoureusement appliquer la loi de l'Église en vertu de laquelle les clercs seuls pouvaient faire partie de la chapelle pontificale.

Cette mesure eut pour effet de priver de ses fonctions un pauvre maître de chapelle, Jean Pierluigi, plus communément appelé Palestrina, du nom de sa vie natale, Oublié, délaissé, il se retire dans une pauvre cabane, près du Monte Celio. Mais Palestrina est une âme haute et courageuse. Dans le silence de sa solitude, il se voue à son art avec une persévérance et un enthousiasme qui lui inspirent les productions musicales les plus originales, les plus libres. L'humble artiste excelle à saisir et rendre le sens profond d'un texte des Livres Saints. Nul n'était plus capable de donner à la musique d'église un accent vraiment religieux. La commission pontificale finit enfin par s'en rendre compte.

Palestrina se met à l'œuvre. Sur un des manuscrits du pauvre maestro on a trouvé ces mots : Seigneur, éclairez-moi ! Après deux essais infructueux, il parvient, dans une période d'inspiration, à composer la messe connue sous le nom de messe du Pape Marcel. Le succès dépasse toutes les espérances. Un Kyrie suppliant, un Agnus humilié, un Gloria triomphant expriment le sens du texte avec une vérité et une précision surprenantes. Pie IV, ravi, déclare qu'il croyait, en écoutant cette Messe, entendre les mélodies angéliques. La question est désormais tranchée en faveur de la 'musique d'église. Un champ est enfin ouvert, où les productions les plus belles et les plus variées se manifesteront à l'admiration du monde sans nuire à l'édification des fidèles.

 

II

Une restauration des études théologiques soutient le mouvement de rénovation littéraire et artistique. Saint Thomas, dont l'œuvre a inspiré le concile de Trente et que saint Pie V a déclaré docteur de l'Église en 1567, devient l'âme de cette renaissance. Elle a son centre en Espagne et en Portugal. L'université de Salamanque, où enseignent les dominicains, est son berceau. La Somme de saint Thomas, remplacera désormais le Livre des Sentences de Pierre Lombard dans les écoles. François de Vittoria (1480-1566), à qui revient l'honneur d'avoir donné la première doctrine systématique du droit de la guerre, est le promoteur de la renaissance thomiste. Melchior Cano (1509-1560), Dominique Soto (1494-1560), Dominique Bannès (1528-1604), suivent ses traces, et, à son exemple, dépouillent la doctrine scolastique des formes trop barbares qu'elle avait parfois revêtues.

Dans l'Ordre des jésuites, à qui saint Ignace a ordonné de suivre la seule doctrine de saint Thomas, Pierre Fonseca (1548-1597), surnommé l'Aristote de Coimbre, Jacques Lainez (1512-1565), Gabriel Vasquez (1551-1604), François Tolet (1532-1596), et Louis Molina (1535-1601), commentent le Docteur Angélique ; mais nul, en Espagne, n'égale celui qu'on surnomme le Docteur Excellent, Doctor Eximius, François Suarez (1548-1617). L'autorité de Suarez, en qui seul, dit Bossuet[7], on entendra, comme on sait, la plus grande partie des modernes, s'impose à la fois par la profondeur et la perspicacité de son génie, par l'immense étendue de son érudition, par la clarté persuasive de son style et par la puissance logique de son argumentation. Sans s'écarter jamais de l'esprit de saint Thomas, et tout en restant fidèle à ses doctrines essentielles, il ne craint pas d'émettre, sur tel ou tel point particulier, des idées originales. Dans ses Disputationes philosophicæ, un des répertoires les mieux dressés, les plus complets et les plus clairs de la métaphysique de l'École, vrai traité original sur l'être, ses catégories et ses causes[8], Suarez rejette, contrairement à saint Thomas, la distinction réelle entre l'essence et l'existence, et cette divergence le conduit à expliquer autrement que les thomistes plusieurs doctrines théologiques[9]. Esprit naturellement modéré, Suarez se montre, dans les questions controversées, éclectique et conciliant. Entre le thomisme et le molinisme, dont nous aurons bientôt à parler, il imagine le système du congruisme. Sa théorie de la foi indique une préoccupation de faire place aux divers éléments psychologiques d'ordre rationnel et d'ordre moral qui la constituent, une part proportionnée. Pour lui, la foi ne repose ni sur l'évidence de la vérité qui en est l'objet, ni sur l'évidence du témoignage qui affirme cette vérité, mais sur l'évidence de l'obligation de la croire. Il lui semble qu'une pareille théorie sauvegarde mieux que toute autre l'élément de sentiment et l'élément de liberté que comporte nécessairement l'acte de foi[10]. Dans l'ordre de la morale sociale, le grand théologien espagnol a pareillement à cœur de concilier les droits des princes et les droits des peuples. L'opinion commune, écrit-il[11], paraît être que Dieu donne le pouvoir. Les hommes fournissent la matière, pour ainsi dire ; Dieu donne en quelque sorte la forme en conférant le pouvoir ; mais il est bien entendu que la puissance civile, toutes les fois qu'on la trouve en un homme, est émanée, de droit légitime et ordinaire, du peuple, soit prochainement, soit d'une manière éloignée ; et, pour qu'elle soit juste, on ne peut l'avoir autrement.

C'est une semblable théorie que soutient en Italie, avec plus de verve et d'abondance, le cardinal Bellarmin. Celui que Ranke appelle avec raison le plus grand controversiste de l'Église catholique[12], et dont Bayle[13] a écrit qu'il n'y a point d'auteur qui ait soutenu mieux que lui la cause de l'Église en général et celle du Pape en particulier, commence par donner, comme Suarez, l'exemple des plus éminentes vertus[14]. Une riche mémoire, une admirable faculté d'assimilation, une netteté de pensée et de méthode, qui le rendent apte à saisir promptement et à exposer clairement toute question, permettent au savant jésuite de se mêler à toutes les controverses de son temps, en même temps qu'il fait face à tous les devoirs de son ministère. Il n'est pas une de ses œuvres pastorales, oratoires, ascétiques, exégétiques, théologiques, qui ne fasse honneur à sa mémoire. Mais Bellarmin est avant tout l'apologiste de la primauté pontificale. Sur l'origine de la puissance civile, sur l'autorité indirecte des Papes à l'égard du temporel des rois et sur le droit de résistance des peuples à l'égard des pouvoirs tyranniques, Bellarmin proclame avec force les théories enseignées par les théologiens scolastiques du Moyen Age.

Il est certain, écrit-il, que la puissance publique vient de Dieu, de qui seul émanent les choses bonnes et licites. La sagesse de Dieu l'a dit, au livre des Proverbes : C'est par moi que règnent les rois[15]. Mais après avoir posé ce principe, qui met un abîme entre ses théories et celles de Jean-Jacques Rousseau, Bellarmin enseigne hautement que la puissance publique réside immédiatement dans toute la multitude comme dans son sujet, car le droit positif étant ôté, il n'y a pas de raison pour qu'un homme domine plutôt qu'un autre ; et, la société humaine étant une république parfaite, doit avoir la puissance de se conserver, donc de châtier ceux qui troublent la paix[16]. Bellarmin pense d'ailleurs qu'un peuple fidèle peut se libérer du joug d'un roi infidèle, qui l'entraîne à l'infidélité, de la même manière qu'une épouse fidèle peut se libérer de l'autorité d'un époux infidèle, suivant le précepte de l'Apôtre et les Décrétales des Papes[17].

Quoique la question de l'autorité pontificale soit toujours la préoccupation dominante de l'illustre controversiste, il aborde, dans son célèbre ouvrage des Controverses (Disputationes de controversiis Christianæ fidei advenus hujus temporis hæreticos), tous les points de dogme ou de morale attaqués par les protestants. Connaissant à fond les œuvres de Luther, de Mélanchton, de Calvin, de Bèze, des Sociniens, il expose avec clarté les points en litige et lés résout à l'aide d'une érudition patristique remarquable. Aussi a-t-on pu le citer comme un des premiers représentants de la théologie positive[18].

Dans cet ordre d'idées, l'auteur des Controverses n'avait qu'à suivre la voie ouverte par le brillant auteur du De locis theologicis, l'espagnol Melchior Cano (1509-1560). Cet important ouvrage, paru vers le milieu du siècle, venait de marquer une étape dans l'histoire des études ecclésiastiques. Le De locis theologicis, dit le A. P. Mandonnet[19], est un véritable manifeste théologique. Il est le résultat de l'action rénovatrice exercée en Espagne par François de Vittoria, dont Cano fut le plus brillant et le plus fidèle disciple. Retour à l'érudition patristique et emploi d'une langue littéraire dans les sciences théologiques, tels turent les points de vue prédominants dans la direction créée par Vittoria et que Cano réalisa avec une remarquable maîtrisé. Le De locis theologicis, resté inachevé par suite de la mort prématurée de Melchior Cano, est un traité de la méthode en théologie. Une grande finesse de jugement, un sens critique très informé, une forme littéraire achevée égalent l'œuvre de Cano aux plus belles productions de la Renaissance[20].

Les méthodes positives et critiques prévalaient en même temps dans les études exégétiques avec Estius et Maldonat. Guillaume Estius, chancelier de l'université de Douai (1542-1613), excite l'enthousiasme de ses contemporains par le talent avec lequel il commente les Epîtres des Apôtres, et explique les textes dont les protestants ont abusé pour soutenir leurs fausses doctrines. Malgré quelques erreurs doctrinales, qui le rapprochent de son maître Baïus, il reçoit de Benoît XIV le titre de Doctor fundatissimus. Mais sa renommée est surpassée par celle du jésuite Jean Maldonat (1534-1583). Né dans l'Estramadure, Maldonat enseigne d'abord la théologie à Rome. La Compagnie de Jésus, ayant obtenu, en 1562, le droit d'ouvrir des écoles à Paris, y appelle le savant professeur. Non moins versé dans la connaissance de l'histoire et des langues orientales que dans celle de la philosophie et de la théologie, Maldonat donne sur les Quatre Evangiles des leçons publiques, qui obtiennent le plus grand succès. Comme Abailard, il attire à ses leçons un si grand nombre de disciples, que la salle où il enseigne ne peut plus les Contenir ; il est obligé de professer en plein air. Des prédicateurs calvinistes fréquentent son cours et admirent son érudition. Maldonat, dit Dom Calmet, possédait toutes les facultés qui devaient en faire un savant remarquable. Richard Simon a rendu hommage à la solidité de sa science[21], et la critique de nos jours trouve encore grand profit à étudier ses commentaires évangéliques[22].

 

III

Dans ce mouvement de renaissance des études ecclésiastiques, des écoles se forment, des questions nouvelles s'agitent. Les deux principales questions controversées pendant la seconde moitié du XVIe siècle sont celle du baïanisme et celle du molinisme.

Nous aurons bientôt l'occasion, en abordant l'histoire du jansénisme, de reprendre la question baïaniste, qui en fut le point de départ et qui demande à n'en être pas séparée.

La question moliniste s'y rattache d'une manière indirecte.

L'hérésie protestante, en reportant l'attention sur le difficile problème de l'accord de la grâce avec la liberté, avait donné un nouvel élan aux deux tendances qui, depuis les controverses prédestinatiennes du Ve siècle, divisaient les théologiens catholiques sur cette question. Faut-il admettre que Dieu prédétermine d'avance la volonté humaine à chacun de ses actes par une impulsion ou prémotion toute puissante, qui entraîne nécessairement le consentement et paraît détruire la liberté ? Ou bien faut-il reconnaître que la grâce actuelle n'est pas efficace par sa nature, n'obtient pas nécessairement l'acte auquel elle pousse, et par conséquent que l'action de l'homme paraît indépendante de l'action de Dieu ? En d'autres termes, et pour employer les expressions techniques des théologiens, étant admis que Dieu accorde aux hommes la grâce suffisante pour faire leur salut, cette grâce suffisante devient-elle efficace par sa propre puissance, ab intrinseco, ou par le consentement de la volonté humaine, ab extrinseco ?

Au concile de Trente, l'attention des Pères avait été éveillée sur ce point doctrinal ; mais les Pères, fidèles à leur règle générale de conduite, avaient évité, dans la rédaction de leurs décrets, de favoriser une opinion plutôt que l'autre.

Or, en 1588, un jésuite espagnol, Louis Molina, professeur de théologie à l'université d'Evora, homme de grande science et d'éminente vertu, fit paraître à Lisbonne un ouvrage intitulé : Concorde du libre arbitre avec les dons de la grâce. Il y enseignait nettement que la grâce suffisante, donnée par Dieu à tous les hommes, ne devient efficace que par le consentement du libre arbitre, et que l'œuvre de la sanctification est ainsi le résultat de la coopération simultanée de Dieu et de l'homme. D'ailleurs, disait-il, l'accomplissement de la volonté souveraine de Dieu, son infaillible prédestination, ne peuvent subir, de ce chef, aucun dommage ; Dieu prédestine un homme, non point en lui donnant une grâce qu'il fait efficace, mais en lui donnant une grâce qu'il sait efficace. Molina expliquait, d'autre part, comment Dieu peut avoir une science certaine d'un fait qui n'existe ni dans le présent, ni dans le passé, ni dans le futur déterminé, mais simplement dans le futur conditionnel : il empruntait à cet effet à son maître Fonseca la théorie de la science moyenne.

Le livre eut un grand succès. Cette solution consolante d'un problème redoutable fut prêchée avec ardeur par les fils de saint Ignace et accueillie avec faveur par un grand nombre de fidèles.

Mais un pareil système n'était-il pas en contradiction avec les textes formels de saint Augustin, et même de saint Thomas d'Aquin, en même temps qu'avec le caractère universel de la causalité divine ? Les fils de saint Dominique, gardiens nés de la tradition thomiste, le prétendirent.

Au moment où parut le livre de Molina, un saint et savant religieux dominicain, Dominique Bannès[23] (1528-1601) enseignait à Salamanque. C'était un esprit puissant, une âme noble et fière, un religieux d'une grande piété. Il fut pendant plusieurs années le confesseur de sainte Térèse. Hardiment, Bannès enseigne que rien dans l'homme ne peut être soustrait à la causalité divine, que Dieu, pour employer les expressions par lesquelles Bossuet résumera un jour cette doctrine, gouverne notre liberté et ordonne de nos actions ; que si les créatures libres n'étaient pas comprises dans cet ordre de la Providence, on lui ôterait la conduite de ce qu'il y a de plus excellent dans l'univers[24], qu'en créant la liberté, Dieu s'est réservé des moyens certains de la conduire où il lui plaît[25], que Dieu a fait, en conséquence, deux parts dans l'humanité, l'une pour manifester sa miséricorde et l'autre pour manifester sa justice. Une telle doctrine ne heurtait nullement bon nombre de ces Espagnols du XVIe siècle, habitués à considérer le monde comme un champ de bataille entre la Croix et le Croissant, entre la race élue et la race maudite. D'ailleurs la tenue logique du système, rigoureusement déduite de la considération de la causalité divine, et placée sous l'autorité de saint Thomas, séduisait beaucoup de théologiens.

La lutte fut bientôt si vive entre jésuites et dominicains, que le Pape Clément VIII, en 1594, évoqua l'affaire à Rome et, en 1597, institua, pour la juger, la congrégation De Auxiliis[26]. En vain Suarez et Vasquez essayèrent-ils de concilier les adversaires, en imaginant, entre le thomisme et le molinisme, le système du congruisme, d'après lequel la grâce suffisante deviendrait efficace par suite d'une convenance et d'une adaptation du caractère de l'agent aux circonstances de l'action. La controverse ne s'apaisa pas. Le 30 novembre 1602, le jésuite Grégoire de Valentia, dans une argumentation contre le dominicain Lemos, tombait épuisé sur le carreau[27]. Enfin, le 28 août 1607, le Pape Paul V mit un terme aux discussions et enjoignit aux Ordres rivaux de s'abstenir réciproquement de toute qualification injurieuse.

Ces ardentes discussions ne furent pas sans résultat pour la théologie. Si le système de la grâce efficace et du libre arbitre furent toujours, comme par le passé, des questions obscures et insolubles ; si l'on dut se borner, en définitive, à tenir fortement comme les deux bouts de la chaîne, sans voir toujours le milieu par où l'enchaînement se continue[28] on vit, du moins, jaillir de ces disputes une science plus approfondie de la nature humaine et du surnaturel ; et ce fut dans ces argumentations que les théologiens se préparèrent à combattre la plus subtile et la plus dangereuse des erreurs du XVIIe siècle, le jansénisme.

 

IV

La vie chrétienne, qui s'était puissamment développée pendant la seconde moitié du XVIe siècle, y avait trouvé des maitres incomparables. Le siècle des pamphlets de Luther et de l'Institution chrétienne de Calvin fut aussi celui des Exercices spirituels de saint Ignace et du Chemin de la perfection de sainte Térèse.

On s'est demandé dans quelle mesure l'auteur du livre des Exercices s'était inspiré des écrits ascétiques parus avant lui, notamment des Exercices spirituels du bénédictin, Dom Garcia de Cisneros, ouvrage imprimé vers 1500[29]. En réalité, le fondateur de la Compagnie de Jésus parait avoir utilisé toute la tradition ascétique de l'Église ; mais il l'a fait avec son tempérament propre, à l'aide des lumières particulières que Dieu lui communiquait et en vue d'une œuvre nouvelle, adaptée aux besoins des temps modernes : là est toute la nouveauté du livre des Exercices spirituels[30].

Les maîtres de la vie spirituelle, en décrivant la marche de l'âme vers Dieu, distinguent deux voies : la voie ascétique, par laquelle l'âme, plus active que passive, plus consciente de ses propres efforts que de l'action divine en elle, s'élève à la perfection par une série d'exercices, dont la réglementation forme une véritable Science pratique ; et la voie mystique, où Dieu appelle qui il lui plaît et où l'âme, plus passive qu'active et consciente de l'action de Dieu en elle, a pour principal devoir l'abandon à la grâce.

Saint Ignace n'était point étranger à l'état mystique, mais ce sont des règles de pure ascétique qu'il a entendu donner dans le livre des Exercices spirituels. S'agit-il, pour une âme, de passer de l'incrédulité à la religion, de faire choix d'un état de vie, de prendre une résolution importante, d'opérer en elle un renouvellement de vie chrétienne ? Le livre des Exercices, utilisant tous les procédés traditionnels de la vie chrétienne, méditations, prières vocales et mentales, examens de conscience, mortification des sens, mise en œuvre de toutes nos facultés, raison, sensibilité, mémoire, imagination, volonté, conduira cette âme, par une voie sûre, nettement tracée, au but poursuivi.

Une méditation fondamentale, ferme et lumineuse, lui rappellera d'abord qu'elle vient de Dieu, son premier Principe, et qu'elle doit aller à Dieu, sa Fin dernière ; que dès lors toute chose créée doit être choisie dans la mesure où elle conduit à la Fin suprême, écartée dans la mesure où elle en éloigne. Cette conviction préliminaire, est considérée comme la condition préalable et indispensable du succès des Exercices. Sans elle, il serait inutile de passer outre. Mais, cette disposition une fois assurée, saint Ignace, pendant une première semaine, mettra l'âme en face de ses péchés, la fera rougir de sa corruption, lui en montrera le châtiment terrible dans la chute de Lucifer et de ses démons, dans la lamentable déchéance de la race humaine par suite du péché d'Adam, et dans les tourments éternels des réprouvés ; il essaiera de ressusciter ces tableaux, non point par des développements oratoires, mais, suivant son habitude, par une représentation réaliste des objets, au moyen de l'application des sens.

Dans ces méditations, du reste, le retraitant n'est jamais seul. Une des originalités de la méthode de saint Ignace est de placer, à côté de celui qui fait les exercices, celui qui les donne. Un maitre est là, expérimenté dans les voies spirituelles, éclairé par les admirables annotations qui précèdent le texte des Exercices, et surtout par les règles du discernement des esprits. Suivant les besoins du retraitant, il prolonge ou abrège, répète ou supprime tel ou tel exercice particulier.

Ce premier stade une fois franchi, saint Ignace ne conduira son disciple au stade de la seconde semaine qu'après avoir sondé son cœur, comme il a voulu sonder sa raison au début des exercices. Le disciple a-t-il vraiment une disposition d'âme grande et généreuse, magnum ac liberalem animum ? S'il en est ainsi, il le préparera à l'élection, c'est-à-dire à la résolution qui doit couronner la retraite. Il évoquera à ses yeux le tableau d'un roi magnanime, convoquant ses chevaliers à conquérir la Terre Sainte contre le Musulman. Puis, il lui montrera Jésus-Christ, roi des siècles, à qui appartient le domaine absolu de l'univers, proposant, lui aussi, des batailles et des conquêtes aux hommes de bonne volonté. Pas plus que le roi magnanime, le Sauveur Jésus ne dissimule les périls de l'entreprise ; ils seront ceux qu'il a courus lui-même : la croix avec ses humiliations, la pauvreté avec ses souffrances ; mais l'enjeu de la campagne est le plus grand qui se puisse imaginer, puisque c'est le salut des âmes et la gloire de Dieu.

Pendant les deux dernières semaines, le guide spirituel fera passer sous les regards du retraitant, dans des contemplations sagement ordonnées, tous les mystères de la vie du Sauveur, depuis l'Incarnation jusqu'à l'Ascension[31]. Il l'aidera à faire, sous l'œil de Dieu, l'élection, c'est-à-dire à prendre la résolution qui était le principal objet de la retraite ; et celle-ci se terminera par une dernière contemplation, destinée à faire surgir de l'âme le plus grand amour. Ainsi, de ces exercices, commencés par une froide méditation de l'intelligence, le disciple sortira avec une flamme d'amour dans le cœur.

 

V

Sainte Térèse s'adresse à des âmes qui ont déjà passé par les épreuves de l'ascétique décrites par saint Ignace, ou que Dieu veut élever, dès le début de leur vie spirituelle, aux conditions plus hautes mais mille fois plus crucifiantes de la contemplation mystique[32]. La sainte a connu, par des révélations et des extases, l'inexprimable beauté de l'âme en état de grâce[33], l'indicible laideur de l'âme pécheresse[34], le grand prix de l'éternité, la puissance infinie de l'amour[35]. L'âme, l'éternité, l'amour : toute l'inspiration de l'œuvre de sainte Térèse est dans ces trois mots.

Les phases de la vie mystique se marquent surtout par les états d'oraison. La réformatrice du Carmel excelle à les décrire et à les faire comprendre. Presque tous les autres mystiques, Ruysbrock, Tauler, la Bienheureuse Angèle de Foligno, nous transportent en plein et tout d'un coup dans la description de leurs contemplations et de leurs extases. Leur langage, souvent obscur et tourmenté, nous déconcerte. La langue de sainte Térèse est claire, souple, alerte, spirituelle, et d'une perfection littéraire achevée. Elle nous conduit pas à pas dans le chemin de la perfection, nous dépeint les différentes demeures du château intérieur de notre âme, nous raconte ses propres fondations et nous expose les phases de sa vie intérieure avec un tel charme[36], que les personnes les plus étrangères aux états mystiques qu'elle décrit la suivent avec ravissement.

L'oraison commune, ou méditation, l'union mystique, ou contemplation passive, et l'union extraordinaire, ou extase : tels sont les trois stades où sainte Térèse suit l'âme dans son mouvement d'ascension vers Dieu.

L'oraison commune n'est pas seulement pour la sainte le point de départ de cette ascension ; elle est l'exercice indispensable auquel il faut avoir recours toutes les fois que Dieu n'élève pas l'âme à l'état mystique. L'oraison commune, soigneusement décrite par saint Ignace, se fait soit sous la forme de méditation, soit sous la forme d'oraison affective, suivant que la raison ou le cœur sont plus spécialement occupés. Sainte Térèse nomme la première de ces deux formes et décrit la seconde, sans l'appeler de ce nom, en plusieurs endroits de ses ouvrages[37]. Mais elle étudie surtout l'âme au moment où elle entre dans l'état mystique proprement dit. Elle appelle parfois cet état : état surnaturel, parce que, dit-elle[38], nous ne pouvons jamais l'acquérir par nous-mêmes, quelque soin et quelque diligence que nous y apportions ; tout ce que nous pouvons faire, c'est de nous y disposer, en nous tenant parfaitement soumis à Dieu.

La contemplation, appelée aussi par sainte Térèse oraison de quiétude, quand elle est à son premier degré, et union mystique, quand elle parvient à son second degré, a été esquissée par la sainte dans sa Vie et dans le Chemin de la Perfection ; elle l'a attentivement analysée dans son dernier ouvrage, Le Château intérieur. Le point de départ de l'oraison de quiétude est un recueillement doux et calme[39]. Il est bientôt suivi d'une paix profonde, au milieu de laquelle l'âme respire on ne sait quelle suave odeur, comme si au plus profond d'elle-même il y avait un brasier où l'on eût jeté d'excellents parfums[40]. L'âme alors comprend, mais autrement qu'elle ne pouvait le faire par l'entremise des sens extérieurs, qu'elle est déjà près de Dieu[41]. Il lui est impossible de douter de la présence de Dieu en elle[42]. Elle sent diminuer l'appréhension des peines de l'enfer ; elle perd la crainte servile ; mais elle conserve une crainte plus grande d'offenser Dieu... Elle redoute beaucoup moins la croix et les peines... et comme elle connaît plus parfaitement la grandeur de son Dieu, elle s'anéantit davantage dans la vue de sa grande misère[43].

De l'état de quiétude, l'âme conduite par Dieu dans les voies mystiques s'élève à l'état d'union, où, complètement morte aux créatures et vivante seulement en Dieu, elle se sent unie à la Divinité d'une manière si étroite, qu'elle est comme une personne que l'excès du bonheur et de la joie font défaillir[44]. Dès lors entre ce qu'était l'âme et ce qu'elle est devenue, il y a autant de différence qu'entre un ver difforme et un beau papillon blanc... Elle sent un désir qui la consume de louer Dieu et de souffrir pour lui mille morts s'il était possible... Tout ce qu'elle voit sur la terre lui déplaît... Des ailes lui sont venues... Elle se sent pleinement libre des attachements aux biens de la terre[45].

En même temps, elle éprouve un martyre intérieur en voyant que Dieu est tant offensé ; et cette peine va jusqu'à l'intime des entrailles ; elle semble hacher et moudre l'âme... et néanmoins l'âme qui l'éprouve, dans le véhément amour qu'elle a pour Dieu, compte pour rien ces souffrances et voudrait toujours en subir de plus grandes[46].

Mais voici le moment de l'extase, prélude de l'union transformante et déifiante. C'est l'état indescriptible dans lequel Dieu dont le ciel n'est pas le seul séjour, fait de l'âme comme son second ciel[47], et lui montre, d'une certaine manière, les trois adorables Personnes de la sainte Trinité se communiquant à elle, suivant la parole de Notre-Seigneur : Si quelqu'un m'aime il gardera mes commandements, et mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure[48]. Cette vision qui ne se fait ni par les yeux corporels ni par les yeux intérieurs, parce qu'elle n'est pas de celles qu'on nomme imaginaires[49], bien loin d'absorber l'âme qui en l'est l'objet, lui permet, au contraire, de se porter avec plus de facilité et d'ardeur qu'auparavant à tout ce qui est du service de Dieu ; mais, dès que ses occupations la laissent libre, elle reste avec cette adorable et ravissante compagnie[50].

Le Maitre peut maintenant se montrer : Il le fera par une vision imaginaire, dans sa sainte humanité, avec cette splendeur, cette beauté, cette majesté qui éclataient en Lui après sa résurrection[51] : Il s'unira l'âme, non plus, ainsi qu'autrefois, à la manière d'un flambeau qu'il rapprocherait d'un autre jusqu'à mêler les deux flammes, mais comme l'eau qui, tombant du ciel, se mêlerait et se confondrait à celle d'une fontaine, ou bien comme un petit ruisseau qui, entrant dans la mer, y mêlerait ses eaux d'une manière inséparable[52] : Il n'y a qu'une expression pour désigner une union de cette sorte ; c'est celle de mariage spirituel. Le mariage spirituel est le tombeau où le mystique papillon meurt et où Jésus-Christ devient sa vie[53]. Les fruits de cette nouvelle vie sont un total oubli de soi, un désir plus grand de souffrir et l'habitude de considérer la mort comme un suave ravissement. Mais le désir de souffrir est tranquille, à cause de la parfaite conformité de l'âme avec le bon plaisir de Dieu, et l'impatience de mourir pour être avec Jésus-Christ est changée en un ardent désir de vivre pour le servir et procurer sa gloire. Et c'est ainsi que cette ascension de l'âme, qui semblait l'enlever à l'apostolat extérieur, l'y ramène avec des forces centuplées. Car, ajoute la sainte, c'est là que les saints ont puisé le courage qui les a rendus capables de souffrir et de mourir pour leur Dieu ; c'est de là que sont venues les grandes pénitences de tant de saints ; de là, ce zèle dévorant de notre père Elie ; de là, dans saint Dominique et dans saint François, cette soif de gagner des âmes à Dieu afin qu'il soit loué et béni par elles... Croyez-m'en, conclut-elle, il faut que Marthe et Madeleine se joignent ensemble. Serait-ce bien recevoir le divin Maître que de ne lui point donner à manger ? Et qui aurait préparé ses repas, si Marthe fût toujours restée, comme Madeleine, assise à ses pieds pour écouter la parole ? Mais savez-vous quelle est sa nourriture de prédilection ? C'est que notre zèle, par tous les moyens qu'il peut inventer, lut ramène des âmes, afin que ces âmes se sauvent et chantent ensuite ses louanges pendant l'éternité[54].

Ce pâle résumé, malgré le soin que nous avons eu de nous servir le plus possible des paroles de la sainte[55], ne peut donner qu'une faible idée de ces pages sublimes, écrites d'une main que l'on sent encore frémissante des émotions de la contemplation et de l'extase. Personne n'a jamais parlé avec autant de profondeur et autant de sûreté de doctrine[56], des merveilles de cette vie divine, dont le protestantisme venait de nier si audacieusement l'existence dans les âmes. On n'a peut-être pas assez remarqué, en effet, comment les négations de Luther avaient trouvé leur meilleure réfutation dans l'œuvre positive de saint Ignace et de sainte Térèse. D'après la thèse fondamentale de l'hérésiarque, l'homme ne se sanctifie ni par ses œuvres ni par ses efforts personnels, mais par la seule application des mérites du Christ, qui viennent recouvrir son âme souillée, comme d'un manteau, sans en changer l'intérieur. Les Exercices spirituels, par leur efficacité merveilleuse à convertir les âmes[57], montrèrent ce que pouvait faire l'effort de l'homme, sagement discipliné sous l'influence de la grâce divine ; et les écrits de sainte Térèse firent resplendir et comme toucher du doigt cette action intérieure, transformante et déifiante, que toute la tradition avait affirmée, à la suite de saint Paul et du Sauveur lui-même. Luther avait soutenu sa doctrine en opposant sa prétendue inspiration individuelle au sentiment de l'Église et du Pape ; Ignace et Térèse, favorisés des communications divines les plus authentiques, se prosternaient au contraire aux pieds du Pontife romain : Ignace ajoutait, pour son Ordre, aux trois vœux de religion, celui de se mettre à la disposition absolue du Pape, et Térèse, en mourant dans les ivresses de l'extase, ne savait que répéter cette parole : Seigneur, je ne suis qu'une fille de l'Église. C'est pourquoi leur œuvre sera féconde. Le protestantisme aura beau, dans le siècle suivant, trouver de puissants soutiens parmi les pouvoirs de ce monde ; il se heurtera désormais aux forces nouvelles créées dans l'Église par le Fondateur de la Compagnie de Jésus et par la Réformatrice du Carmel.

 

FIN DU CINQUIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Erasme, Montaigne et Rabelais représentent trois aspects de l'humanisme, cet essai de retour à l'antiquité et à la nature que l'on accuse le Moyen Age d'avoir méconnues. Nous avons parlé plus haut du dilettantisme érudit d'Erasme et de ses positions successives vis-à-vis de la Réforme. Sur le néo-stoïcisme de Montaigne, voir STROWSKI, Pascal et son temps, t. I. De Montaigne à Pascal, p. 28-58. Sur l'épicurisme de Rabelais, et ses attitudes diverses à l'égard de la doctrine protestante, voir HAUSER, Etudes sur la Réforme française, p. 47-52 et 61-62.

[2] André MICHEL, dans l'Histoire Générale de Lavisse et Rambaud, t. V, p. 411.

[3] André MICHEL, dans l'Histoire Générale de Lavisse et Rambaud, t. V, p. 416-417.

[4] Sur l'école bolonaise voir Marcel RAYMOND, L'école bolonaise, dans la Revue des Deux-Monde, du 1er janvier 1910, p. 109 et s.

[5] André MICHEL, dans l'Histoire Générale de Lavisse et Rambaud, t. V, p. 423.

[6] Voir A. VIGOUREL, La liturgie et la vie chrétienne, ch. LVIII, p. 476 et s.

[7] BOSSUET, Préface sur l'instruction pastorale donnée à Cambrai le 15 de septembre 1697, n° 34. Cette parole de Bossuet a été souvent citée, d'une manière inexacte, dans les termes suivants : Suarez, en qui on entend toute l'Ecole. L'éloge fait par Bossuet, si grand qu'il soit, ne va pas jusque-là.

[8] DE WULF, Hist. de la philosophie médiévale, p. 442.

[9] Cf. A. MARTIN, Suarez métaphysicien commentateur de saint Thomas, dans La Science catholique de 1898, p. 686 et s., et M. DE WULF, Hist. de la philosophie médiévale, p. 442-443.

[10] SUAREZ, De fide, Disput. III, s. VII et VIII. Cf. BRUGÈRE, De vera religione, appendix IX, De doctrina theologorum scholasticorum circa fidem, p. 290 et s.

[11] SUAREZ, De legibus, lib. III, cap. ru. Sur Suarez, voir HURTER, Nomenclator litterarius, t. I, p. 138-142.

[12] RANKE, Hist. de la Papauté, t. II, p. 108.

[13] BAYLE, Dict. histor. et critique, 2e édit., Paris, 1820, t. III, p. 264.

[14] A multis vocatum in dubium est, dit Hurter, doctiorne esset Suarez an sanctior (Nomencl. litter. t. I, p. 139). Quant à Bellarmin, la cause de sa canonisation, deux fois reprise sous Benoît XIV, ne fut arrêtée, dit Héfélé, que parce que la cour de Bourbon aurait alors considéré la canonisation d'un jésuite comme une attaque dirigée contre elle (HÉFÉLÉ, Kirckenlexicon).

[15] BALLARMIN, Disputationes de controversiis, Venetiis, 1721, t. II, lib. III, cap. VI, p. 257.

[16] BALLARMIN, Disputationes de controversiis, t. II, lib. III, cap. VI, p. 257. — Bellarmin réprouve les assertions suivantes, que le roi Jacques Ier lui avait prêtées, à savoir que tout roi est élu par son peuple et qu'il peut être, pour divers motifs, dépossédé par ses sujets. Ce que soutient le savent jésuite, c'est seulement que les titres des gouvernants, quels qu'ils soient, sont de droit purement humain, que le droit da les désigner s'est trouvé, au moins originairement, dans le peuple, et que celui-ci a le droit de reprendre sa liberté si le gouvernement dégénère en tyrannie. Dans ces termes, l'opinion de Bellarmin est sans doute discutable et discutée ; mais on ne peut nier qu'elle ne soit conforme aux principes posés par saint Thomas d'Aquin et admis par la généralité des scolastiques. La théorie protestante accordait moins à la liberté des peuples. Henri VIII opposait le droit divin des rois an droit divin des Papes et l'art. 39 de la Confession de foi des Eglises de France déclare que Dieu a établi les royaumes républiques et toutes autres sortes de principautés et tout ce qui appartient à l'état de justice et veut eu être reconnu l'auteur. Cette cause a mis le glaive aux mains des magistrats pour réprimer les péchés. Calvin déclare que l'idéal d'un bon gouvernement est plus facilement atteint dans un régime aristocratique ou dans l'alliance de l'aristocratie et de la république. La domination et seigneurie d'un seul homme, ajoute-t-il, est la puissance la moins plaisante aux hommes, mais dans l'Ecriture elle est recommandée singulièrement par dessus toutes les astres. Les rois et les magistrats sont les ministres et les vicaires de Dieu. Cf. Institution chrétienne, l. IV, ch. X, n. 7, 8. Cf. Paul JANET, Hist. de la science politique dans ses rapports avec la morale, t. II, p. 150-155.

[17] BELLARMIN, De romano pontifice, lib. V. cap. VII. Dans un opuscule qui ne se trouve pas dans ses œuvres complètes, mais dont l'authenticité n'est pas douteuse (voyez SOMMERVOGEL, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, t. I, p. 1180), Responsio... pro successione Henrici Navarreni, auctore Francisco Romulo, Rome, 1586, Bellarmin fait application de ce principe au royaume de France et déclare Henri de Navarre privé du droit de succession à la couronne parce qu'il a été déclaré hérétique par Sixte-Quint. Sur Bellarmin, sa vie et ses œuvres, voir HURTER, Nomenclator litterarius, t. I, p. 272 et s. — LE BACHELET, au mot Bellarmin, dans le Dict. de théologie de VACANT-MANGENOT, et J. DE LA SERVIÈRE, S. J., la Théologie de Bellarmin, 1 vol. in-8°, Paris, 1908.

[18] HURTER, Nomenclator litterarius, I, 112.

[19] MANDONNET, au mot Cano, dans le Dict. de théol. de VACANT-MANGENOT.

[20] L'opinion de Cano sur le mariage qui, selon lui, ne devenait sacrement que par l'intervention du prêtre, eut assez d'autorité pour entraîner un grand nombre de théologiens. Elle devint même, un instant, l'opinion commune. Cf. De loc. théol., lob. VIII, cap. IV.

[21] Richard SIMON, Hist. critique des principaux commentaires du Nouveau Testament.

[22] Les commentaires de Maldonat sur les évangiles ont été souvent réimprimés. La première édition est de 1596-1597. On prétend, dit Reusch, que depuis 1617 les éditions ont été mutilées. (Dict. de théologie de GOSCHLER, au mot Maldonat) Prima editio est rara, dit Hurter, et, ut ait Calmet in Bibliot., optima ; cur autem hæc præferatur, inquit, l. c., faciunt ea quæ in parisiensi et lugdunense editione edita sunt, vel mutata, vel dempta (Nomenclator litterarius, I, 88). Cf. P. PRAT, Maldonat et l'univ. de Paris au XVIe siècle, Paris, 1856.

[23] Ou Bañez, comme écrivent les Espagnols.

[24] BOSSUET, Traité du libre arbitre, ch. III, édit. Lebel, t. XXXIV, p. 383.

[25] BOSSUET, Traité du libre arbitre, ch. III, édit. Lebel, t. XXXIV, p. 388.

[26] De auxiliis divinæ gratiæ.

[27] SERRY, Historia congregationum de Auxiliis, Mayence, 1699, p. 301 et s.

[28] BOSSUET, Traité du libre arbitre, ch. IV, Edit. Lebel, t. XXXIV, p. 410-411. — Voir un exposé doctrinal plus complet et la discussion des arguments thomistes et molinistes dans TASQUERET, Synopsis theologiæ dogmaticæ specialis, t. III, cap. I, n. 104-113 et L. LABAUCHE, Dogmatique spéciale, L'homme, IIe partie, art. IV.

[29] Hermann MULLER (pseudonyme), dans l'ouvrage intitulé Les Origines de la Compagnie de Jésus, Paris, Fischbacher, 1898, a soutenu l'hypothèse d'emprunts faits par saint Ignace, non seulement à Cisneros, mais aux règles des ordres religieux musulmans. Les emprunts faits à Cisneros sont vraisemblables ; quant aux analogies signalées entre les Exercices et les règles des religieux musulmans, elles ne sont pas concluantes. Voir Hermann MULLER, op. cit., p. 36-144.

[30] Le R. P. Watrigant, dans les Etudes de 1897, a étudié la question des emprunts faits par saint Ignace à ses précurseurs, notamment à Ludolphe le Chartreux. Cf. H. JOLY, Saint Ignace de Loyola, p. 32-53, qui résume les discussions sur ce point.

[31] Un historien protestant fait justement remarquer l'ampleur sublime de ces méditations. Non seulement le retraitant a été amené à revivre sa propre vie, avec toutes ses fautes et toutes ses misères, mais il a vécu tout le drame de la Rédemption du monde, depuis la chute des anges jusqu'à l'Ascension du Christ. BOEHMER, Les Jésuites, p. 33.

[32] Chemin de la perfection, ch. XVII. — La sainte prend soin de faire observer qu'on peut se sauver sans la contemplation et même qu'on peut être très parfait sans être contemplatif. Ibid., Trad. BOUIX, t. III, p. 88.

[33] Château intérieur, ch. I, trad. Bouix, t. III, p. 325 et s.

[34] Château intérieur, 1re demeure, ch. II, t. III, p. 333 et s. : 7e demeure, ch. I, p. 538 et s. ; Vie, ch. XL.

[35] Au chapitre XXIX de sa Vie, sainte Térèse raconte la célèbre vision au cours de laquelle un ange plongeait dans son cœur un dard enflammé.

[36] Les principaux ouvrages de sainte Térèse sont : Le Chemin de la Perfection, Le château intérieur, Le Livre des fondations et sa Vie écrite par elle-même. La meilleure édition des œuvres complètes de la sainte est celle que publient les Carmélites de Paris sous la direction de Mgr POLIT, Paris, Beauchesne, en cours de publication : 4 volumes ont paru en 1907-1909.

[37] Vie, ch. XI, XII et XIII ; Chemin de la Perfection, chap. XIX, de l'édition espagnole de Dom VICENTE DELLA FUENTE et chap. XX de la trad. Bouix ; Château de l'âme, 4e demeure, ch. II.

[38] Lettre au P. ROOR. Alvarez, février 1576 ; Chemin de la Perfection, ch. XX, trad, Bouix, t. III, p. 103 et chap. XXVI, Bouix, III, 138-140.

[39] Château intérieur, 4e demeure, ch. w. Edit. Bouix, t. III, p. 394-399 ; Chemin de la Perfection, ch. XXIX, éd. Bouix, t. III, p. 155-160.

[40] Château intérieur, 4e demeure, ch. II, trad. Bouix, t. III, p. 339.

[41] Chemin de la Perfection, ch. XXXII.

[42] Vie, ch. XV.

[43] Château intérieur, 4e demeure, ch. III, Edit. Bouix, t. III, p. 400.

[44] Sur le cantique des cantiques, ch. IV.

[45] Château intérieur, 5e demeure, ch. II, Edit. Bouix, t. III, p. 417, 418.

[46] Château intérieur, 5e demeure, ch. II, Edit. Bouix, t. III, p. 420-422.

[47] Château intérieur, 7e demeure, ch. I, t. III, p. 538.

[48] Château intérieur, 7e demeure, ch. I, t. III, p. 540-541.

[49] Château intérieur, 7e demeure, ch. I, t. III, p. 540.

[50] Château intérieur, 7e demeure, ch. I, t. III, p. 541.

[51] Château intérieur, 7e demeure, ch. I, t. III, p. 545.

[52] Château intérieur, 7e demeure, ch. I, t. III, p. 547.

[53] Château intérieur, 7e demeure, ch. I, t. III, p. 552.

[54] Château intérieur, 7e demeure, ch. iv, Edit. Bouix, t. III, p. 561-568. Le collaborateur de sainte Térèse dans la réforme du Carmel, saint Jean de la Croix a donné de l'ascension de l'âme vers Dieu une autre description, qui envisage les états de l'âme d'un point de vue un peu différent et complète admirablement la doctrine de la sainte Réformatrice. Saint Jean de la Croix considère dans la vit mystique quatre grandes étapes : 1° la nuit du sens, qui se caractérise par une tendance de l'âme à s'orienter vers Dieu seul, au sein de l'aridité et dans une impuissance particulière de méditer et de discourir, mais avec une telle impression de la présence de Dieu dans l'âme, qu'on peut y voir le commencement de ce que sainte Térèse appelle l'oraison de quiétude ; 2° la première période de la nuit de l'esprit, marquée par un état de quiétude habituelle et par une ligature des puissances de l'âme, qui est comme un second purgatoire, ajouté à celui de la nuit des sens ; 3° la seconde période de la nuit de l'esprit, signalée par une sorte de contemplation aveuglante des attributs de la Divinité : 4° l'union transformante on mariage spirituel, qui désigne exactement l'état décrit par sainte Térèse sons la même dénomination. Le saint décrit les trois premières étapes dans la Montée du Carmel et dans La nuit obscure, la dernière dans La vive flamme d'amour et dans Le cantique spirituel. Saint Jean de la Croix se distingue de sainte Térèse en ce qu'il montre surtout le caractère laborieux et douloureux de l'ascension de l'âme, dont sainte Térèse indique surtout l'aspect lumineux et consolant. La partie la plus originale de sa doctrine est la description de la nuit du sens, qui n'avait pas été étudiée avant lui avec cette profondeur et cette finesse. Cf. Aug. POULAIN, La mystique de saint Jean de la Croix, brochure de 50 pages, Paris, Retaux, 1893, et Les grâces d'oraison, 2e édition, p. 199 et s.

[55] En somme, voici quelles paraissent être, d'après les propres expériences de sainte Térèse, les différentes phases de l'ascension de l'âme que Dieu conduit par la voie mystique. Un vif sentiment de la présence de Dieu produit en elle le recueillement mystique. La jouissance paisible de cette divine présence lui donne l'état de quiétude, qui comporte divers degrés. Une ferme direction de la volonté vers Dieu seul, tandis que les autres puissances, mémoire et entendement, gardent en partie leur activité propre, amène ensuite l'âme à l'état de l'union mystique. La mort progressive de toutes ses puissances aux choses de la terre et leur adhésion de plus en plus grande à la pensée et à l'amour de Dieu, l'élève à l'union parfaite. Si cette union des puissances ne vient plus seulement de l'intérieur, si l'âme sent, comme parla la sainte, que Dieu l'attire à Lui, de telle sorte qu'elle semble quitter les organes qu'elle anime, c'est alors le ravissement, appelé aussi extase, transport, vol de l'Esprit. L'âme est alors tellement saisie et occupée par Dieu, qu'elle cesse d'exercer, par rapport au corps auquel elle est unie, ses fonctions ordinaires ; la chaleur corporelle va s'affaiblissant ; le corps devient si léger qu'il n'a presque plus de pesanteur ; parfois une force mystérieuse le soulève. C'est dans le ravissement qu'ont lien les phénomènes connus sous les noms de fiançailles et de mariage spirituel. Le ravissement simultané de toutes les puissances de l'âme est de très courte durée. Il laisse bientôt l'âme aux ténèbres et aux misères ordinaires de la vie de ce monde ; mais l'âme en garde une force nouvelle, en vue de souffrances plus profondes à supporter et d'une action plus dévouée à reprendre.

[56] L'Eglise, dans l'office de sainte Térèse, prie Dieu de nourrir les fidèles du suc de sa céleste doctrine, ut cœlestis ejus doctrinæ pabulo nutriamur.

[57] Saint François de Sales disait des Exercices spirituels que ce livre a fait plus de conversions qu'il ne contient de lettres.