HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

TROISIÈME PARTIE. — LA RÉFORME CATHOLIQUE

CHAPITRE IV. — LA REFORME CATHOLIQUE DANS LE CLERGÉ SÉCULIER ET RÉGULIER.

 

 

Les actes d'autorité exercés par les princes chrétiens et les répressions entreprises par l'Inquisition romaine et l'Index n'étaient que le prélude indispensable d'une œuvre plus positive et plus efficace de réforme, qui devait s'étendre au clergé séculier, aux ordres religieux, au peuple fidèle, et porter la vérité catholique jusqu'aux extrémités du monde.

La meilleure réforme, d'ailleurs, ne pouvait que rester lettre morte, tant qu'elle ne se serait pas incarnée en quelques hommes qui, la montrant vivante en eux, la propageraient par leur activité personnelle et la feraient aimer par leur sainteté. La seconde partie du XVIe siècle vit apparaître plusieurs de ces hommes, dont le plus grand, placé tout près du Saint-Siège par la Providence, fut le cardinal Charles Borromée.

 

I

Un grand homme ne se forme jamais tout seul ; il résume toujours une tradition plus ou moins latente. Dans son humble chambre, saint Charles Borromée avait placé, pour ne point perdre de vue des leçons et des exemples précieux, le portrait d'un saint évêque, que Dieu avait rappelé à lui au moment même où s'ouvrait le concile de Trente, Matteo Giberti. Né à Palerme en 1495 et mort évêque de Vérone en 1543, après avoir vécu longtemps à la cour de Léon X et de Clément VII, Matteo Giberti avait laissé partout où il avait paru le renom d'une sagesse parfaite, le prestige d'une science éminente, le parfum d'une sainteté consommée. Il avait établi dans son palais une imprimerie pour la publication des Pères grecs, doté son diocèse d'un grand nombre d'œuvres de bienfaisance, rétabli dans son clergé la plus pure discipline ecclésiastique. Un de ses disciples essaya de montrer, par son exemple, comment un véritable évêque doit vivre[1] ; les Pères de Trente eurent toujours en vue l'évêque de Vérone dans leurs projets de réforme, et les décrets du concile adoptèrent pour l'Eglise universelle la plupart de ses institutions.

Saint Charles Borromée se considéra toujours comme le continuateur de l'humble et saint évêque de Vérone ; mais, par la portée de son action réformatrice, il le dépassa. On a dit du grand archevêque de Milan qu'il fut, avec la différence des temps, l'Hildebrand du XVIe siècle[2]. Incontestablement, nul n'entreprit et ne réalisa comme lui la réforme du clergé et du peuple chrétien, tel que l'avait voulu le concile de Trente.

Lorsque, au début de l'année 1560, le Pape Pie IV, récemment élu, nomma coup sur coup son propre neveu, Charles Borromée, à peine âgé de vingt-deux ans, protonotaire apostolique, référendaire de la signature papale, cardinal-diacre au titre de Saint-Vite et archevêque de Milan, bien des gens, nous l'avons déjà vu, blâmèrent hautement, dans Rome et ailleurs, ce prodigieux exemple de népotisme[3]. Allait-on voir reparaître les grands scandales qui s'étaient trop souvent renouvelés, de Sixte IV à Mexandre VI ? L'attitude du nouveau cardinal ne tarda pas à dissiper ces craintes. Parfait homme du monde, il sut payer son tribut aux exigences de sa situation, à la société polie et lettrée d'une ville qui passait pour la plus savante de l'époque[4] ; mais austère dans sa conduite, sourd aux adulations, supérieur aux séductions du monde, dont sa famille et le Pape lui-même se firent un jour les complices[5], il finit par imposer à tous l'ascendant de sa sagesse et de sa sainteté.

Toutes les grandes entreprises de Pie IV peuvent être considérées comme des inspirations de l'archevêque de Milan. La reprise du concile en 1560 et son heureuse issue en 1563 sont, pour une grande part, l'œuvre de saint Charles. Le concile terminé, l'archevêque de Milan devient membre de la commission instituée pour assurer l'observation de ses décrets et les interpréter au besoin. Il dirige les travaux de celle qui doit rédiger le Catéchisme romain[6]. Il prend part, quoique moins activement, à la publication du bréviaire en 1568 et du missel en 1570[7]. Il fonde, pour la formation d'un solide clergé séculier, la congrégation des Oblats. Il réunit six conciles provinciaux et onze synodes diocésains, dans lesquels il poursuit méthodiquement et persévéramment, malgré les oppositions parfois violentes du gouverneur de Milan, du chapitre de Sainte Marie et de l'Ordre des Humiliés, l'application de tous les décrets du concile de Trente. On le voit parcourir en personne toutes les régions soumises à sa juridiction épiscopale, aller, dans la partie suisse de son diocèse, relever le courage des cantons catholiques et favoriser leur confédération. A Milan, pendant la peste de 1576, il soigne les pestiférés, les console, les aide de toutes manières au péril de sa vie. Après la cessation du fléau, il multiplie les œuvres charitables pour subvenir à toutes les' misères qui en ont été la conséquence. Ses écrits, tous déterminés par des besoins pratiques et actuels, forment une véritable théologie pastorale fondée sur l'expérience. Certes, le grand archevêque, dont le pâle visage, au profil énergique, respirait avant tout l'austérité, n'a rien de la bonne grâce et du sourire de saint François de Sales ; mais de toutes les vertus qu'il a demandées aux autres, il a commencé par donner lui-même l'exemple héroïque, et l'histoire de l'Église ne présente pas un type plus achevé de l'homme d'action.

 

II

C'est dans l'œuvre capitale de l'institution des séminaires que le génie organisateur de saint Charles se révéla dans toute sa clairvoyance et dans toute son énergie.

Ce fut dans une de ses dernières séances que le concile porta son célèbre décret sur les Séminaires diocésains. Si ce nom de Séminaires ou de Pépinières des clercs était nouveau, la chose en elle-même était ancienne. En prenant cette mesure, les Pères de Trente revenaient à l'antique discipline des écoles épiscopales, qui jadis avaient porté des fruits si salutaires. Nulle décision ne pouvait être plus opportune, car nous avons aujourd'hui de la peine à imaginer quel était alors l'état déplorable de l'éducation cléricale.

Les écoles monastiques, qui avaient jadis supplanté les écoles Origines épiscopales, avaient connu à leur tour la décadence. Les collèges ou internats fondés auprès des Universités des grandes villes avaient dégénéré. Ces maisons cléricales ne différaient plus guère des collèges et pensions où vivaient les jeunes laïques appliqués aux études du Droit ou de la Médecine. Du reste, les meilleures de ces institutions avaient le grave défaut d'être inaccessibles à la masse du futur clergé paroissial en raison de leur situation même auprès des Universités.

De fait, la plupart des jeunes gens destinés au service des paroisses étaient formés, comme à l'aventure, dans les presbytères mêmes. Ils passaient ordinairement leur jeunesse dans des sures de campagne ; leur éducation y était généralement très 5rossière, leur instruction plus défectueuse encore ; les vocations e décidaient selon les caprices des parents et des bienfaiteurs, selon les suggestions de l'intérêt et de l'ambition ; les saints ordres étaient reçus dans la dissipation, sans aucune préparation sérieuse. Tous ces désordres avaient engendré un état d'ignorance et de corruption que les meilleurs témoins nous décrivent avec douleur et que nous ne pouvons pas loyalement contester.

Le saint concile a tous ces maux sous les yeux, lorsqu'il rédige son sage et salutaire décret. Il sait que la réforme du clergé ne se fera pas par des prêtres âgés, mais seulement par la jeunesse cléricale ; il n'ignore pas que cette jeunesse, comme la jeunesse laïque, est fascinée de bonne heure par les voluptés d monde, si dès ses tendres années elle n'est formée avec soin à la piété et à la religion, et c'est dans ces pensées si paternelles et si épiscopales qu'il détermine les règles qui doivent présider à la fondation des séminaires.

Ces règles sont très simples.

Chaque église cathédrale doit fonder un séminaire et y entretenir un nombre suffisant de clercs pour les besoins du diocèse.

Le séminaire ne doit recevoir que des élèves âgés de douze ans au moins, nés de légitime mariage, sachant lire et écrire, et présentant par leur caractère et leurs inclinations des signes sérieux de vocation sacerdotale. Il doit se recruter surtout parmi les enfants des pauvres.

Les élèves porteront aussitôt la tonsure et l'habit clérical ; ils seront formés d'une manière pratique aux vertus et aux sciences ecclésiastiques. Ils seront répartis en autant de classes qu'il conviendra.

Des maîtres dignes et capables seront préposés à ces maisons.

L'évêque veillera sur la discipline, les mœurs et les études de son séminaire et dans cette charge se fera assister par deux chanoines qu'il choisira parmi les plus âgés et les plus graves.

Pour subvenir aux frais considérables de ces établissements, les évêques sont autorisés à lever une contribution sur tous les bénéfices du diocèse sans qu'aucun Ordre puisse s'en exempter, à l'exception des Mendiants et des Chevaliers de Saint-Jean ; ils pourront aussi unir à leur séminaire des bénéfices.

Pour la détermination de ces contributions, comme pour la vérification annuelle des comptes du séminaire, l'évêque sera assisté d'une commission composée de deux chanoines et de deux curés de la ville épiscopale. L'évêque nommera l'un des Chanoines et l'un des curés ; le Chapitre et les curés de la ville sommeront les deux autres commissaires.

Les diocèses pauvres pourront s'associer ensemble pour avoir un séminaire commun ; les diocèses étendus pourront avoir plusieurs séminaires.

Si un évêque néglige de fonder un séminaire diocésain, son archevêque le reprendra ; si c'est un archevêque qui est coupable, le concile provincial l'obligera à se soumettre.

Telles sont les dispositions de ce célèbre décret.

Elles sont très nettes et elles sont aussi très larges. Le concile n'a pas voulu faire un cours de pédagogie cléricale ; il a abandonné la solution d'une quantité de questions secondaires à la prudence des prélats qui auraient à les régler, selon les circonstances indéfiniment variables des temps, des lieux et des personnes ; rien n'était plus sage[8].

Si l'on compare ce que Giussano, oblat de saint Ambroise, secrétaire et commensal du saint, rapporte des trois séminaires établis à Milan par saint Charles avec le décret du concile de Trente, on jugera, dit Thomassin[9], que ce saint a satisfait aux intentions du concile et même qu'il a enchéri dessus.

Saint Charles, dit ce biographe, reconnut qu'il avait besoin, pour rétablir la discipline ecclésiastique dans son diocèse, de trois sortes d'aides : 1° d'hommes déjà formés et en état de porter les principales charges du diocèse ; 2° de plusieurs nouveaux curés pour arrêter les désordres, et les employer au service des paroisses vacantes ; et enfin d'un moyen commode pour inspirer quelque changement de vie aux curés qu'il trouvait déjà établis, en les instruisant, autant qu'il serait possible, des choses qu'ils devraient faire et qu'ils devraient savoir, afin qu'ils puissent s'acquitter dignement de leurs charges et de leurs devoirs. Là-dessus, il commença à prendre ses mesures et à disposer avec ordre tout ce qu'il jugea nécessaire pour l'exécution de ses desseins.

Il leur donna en particulier pour les confesser et les diriger, un homme d'une excellente vertu et très intelligent dans les choses de la vie intérieure et spirituelle, à qui il enjoignait expressément d'accoutumer ces jeunes gens à faire tous les jours l'oraison mentale et l'examen de conscience, à fréquenter les sacrements, à se vaincre eux-mêmes, à mortifier leurs passions, à pratiquer les vertus chrétiennes, et surtout celles de leur état. et à se rendre fidèles aux lois de la discipline ecclésiastique, leur ordonnant outre cela de leur enseigner la véritable manière d'annoncer avec fruit la parole de Dieu, et pour ce sujet de les faire prêcher souvent et tour à tour dans le réfectoire, pendant, que les autres prenaient leurs repas.

Et afin qu'ils édifiassent sur de solides fondements une vie sainte et séparée de tout ce qui peut satisfaire dans les créatures, il ordonna que, dès leur première entrée dans le séminaire, ils fussent mis en retraite durant quelques jours, pour s'appliques entièrement aux exercices spirituels de l'oraison, sous la conduite de leur propre confesseur, qui, par des méditations faites exprès, les disposait à se dépouiller de tout le vieil homme, pour se revêtir du nouveau et à ne vivre plus que de la vie de l'esprit, après s'être entièrement purifiés des désordres de leur vie passée par une entière et sincère confession. Il voulut encore que chacun réitérât tous les ans ces mêmes exercices, un peu avant l'ouverture des leçons, et aussi lorsqu'ils devaient recevoir les ordres sacrés. Ce qui produisait des biens inestimables[10].

Il est à peine besoin de dire que, pour réaliser son dessein, le saint archevêque eut à vaincre toute une armée d'opposants. Il eut à lutter, dit M. Letourneau[11], contre les routines, les passions, les privilèges de nombreux Chanoines, Curés, Abbés, Bénéficiers de toute aorte. Il savait mieux que personne que la féodalité cléricale, avec ses exemptions et ses prétentions, lui ferait une opposition terrible. En cette affaire, comme dans toutes les autres entreprises de réforme morale, il se lança dans la mêlée avec une fougue héroïque ; et il réussit à attirer dans ses maisons un grand nombre de jeunes clercs. Visiblement, il prétendait faire entrer tous ses clercs dans ces saintes institutions. Mais ce triomphe complet ne devait être donné qu'à ses successeurs.

De semblables tentatives furent faites en Angleterre, en France e en Portugal.

La situation troublée dans laquelle se trouvait l'Allemagne ne permit pas aux évêques de songer à y mettre à exécution les mesures favorables à l'éducation cléricale ; c'est pourquoi Grégoire XIII institua, comme nous l'avons vu, sur des bases plus solides et plus larges, le Collège germanique fondé à Rome par saint Ignace pour le clergé allemand. Les premiers essais d'organisation des séminaires faits en Angleterre par le cardinal Pole dès l'année 1556, n'eurent pas de suites durables. En France, les résultats de quelques généreuses tentatives parurent d'abord plus heureux et plus stables. Le cardinal de Lorraine, archevêque de Reims, fonda, en 1567, dans sa ville épiscopale, un séminaire dont le règlement prévoyait avec beaucoup de sagesse tout ce qui concerne la piété, les études et la discipline. A la suite de vœux formés aux États de Blois et à l'assemblée de Melun, en 1577 et 1579, plusieurs séminaires furent fondés à Rouen, Bordeaux, Aix, Toulouse, etc. ; mais ni ces établissements ni le séminaire que les jésuites établirent en Avignon, ne purent subsister longtemps, soit que le personnel capable de les diriger ait fait défaut, soit que l'habitude de réunir ensemble des humanistes et des théologiens ait nui au bon ordre de ces diverses maisons, soit que les privilèges et exemptions dont jouissaient en France trop de chanoines, bénéficiers, docteurs, seigneurs et patrons laïques, ait paralysé l'action des évêques. Le zèle de M. Bourdoise et la fondation des congrégations de l'Oratoire, de Saint-Lazare et de Saint-Sulpice, devaient permettre de reprendre plus tard l'œuvre, malheureusement interrompue, de saint Charles Borromée.

 

III

A côté du saint archevêque de Milan, deux de ses amis intimes doivent être mentionnés comme ayant travaillé à la même œuvre de rénovation religieuse par l'application des décrets du concile de Trente : ce sont le vénérable Barthélemy des Martyrs et saint Philippe de Néri. Le vénérable Barthélemy des Martyrs, évêque de Braga, en Portugal, fonda le premier séminaire de sa nation, réunit en 1566 un important synode provincial et publia, pour exciter le zèle des prêtres, son Stimulus pastorum. A Rome, saint Philippe de Néri, l'austère ascète, si dur pour lui-même et si doux pour les autres, qui ne commandait pas, disait-on, mais conseillait, qui n'enseignait pas ; mais conversait, cherchait à s'entourer de prêtres dévorés comme lui de l'amour de Dieu et des âmes. Ce fut l'origine de la congrégation de l'Oratoire, dont nous aurons à parler bientôt.

A tous les degrés de la hiérarchie, d'autres saints prêtres donnaient autour d'eux l'édification d'une vie chrétienne et sacerdotale, seule source efficace d'une vraie réforme. Mais le mouvement de rénovation catholique ne devait acquérir une puissance conquérante que du moment où tous ces efforts individuels furent enfin coordonnés et dirigés par la main d'un Pontife qui fut lui-même un véritable saint. Saint Charles Borromée, nous l'avons vu, contribua beaucoup à faire élire, en 1566, le Pape saint Pie V. L'histoire extérieure de l'Église doit une place d'honneur à tee grand Pape. On le vit relever le courage du grand Maitre Lavalette, aider puissamment à la défense de l'île de Malte, boulevard de la chrétienté, maîtriser le caractère chancelant de l'empereur Maximilien, exhorter Charles IX à la fermeté et Catherine de Médicis à la droiture, affronter la puissance de la reine Elisabeth, modérer Philippe II, faciliter la conversion du Nouveau-Monde, dérober les peuples sauvages à la cruauté de leurs maîtres, pénétrer les secrets complots des Maures, soutenir de ses conseils, de ses exhortations et de ses prières l'armée chrétienne, enfin victorieuse à Lépante, deviner et condamner dans les erreurs de Baïus les germes d'une hérésie naissante, briser les méchante sans violence et déjouer les ruses des politiques sans recourir au déguisement[12] ; mais l'histoire intérieure de l'Église doit s'attacher surtout aux merveilles de sa sainteté. Dans ce palais pontifical, dont Léon X avait fait le théâtre de ses plaisirs mondains et Alexandre VI celui de ses scandales, le Pape saint Pie V se lève toutes les nuits pour prier Dieu ; il ne veut plus que désormais les divertissements du carnaval se tiennent aux alentours de Saint-Pierre, sur la terre qui a été imprégnée du sang des martyrs ; dans les difficultés temporelles ou spirituelles, il a recours à la Sainte Vierge, qu'il honore d'un culte filial ; il veut que tous les chrétiens l'invoquent aussi ; le 18 septembre 1569, il confirme toutes les indulgences accordées par ses prédécesseurs à la confrérie du Saint-Rosaire. Il visite les hôpitaux et donne l'exemple des soins qu'on doit aux malades ; il descend dans les prisons et distribue les consolations divines aux condamnés jusqu'au pied de l'échafaud. Il bénit le martyre continuel que lui fait endurer le mal de la pierre dont il souffre. Ses repas sont d'une sobriété monastique ; il les sanctifie par une lecture spirituelle, choisie souvent dans les lettres où saint Bernard rappelle au Pape Eugène les devoirs du souverain pontificat. Il porte, sous ses habits pontificaux, la tunique de serge du dominicain. Cependant, ni la faiblesse de sa santé, profondément altérée, ni ses oraisons, qui occupent une partie de ses nuits, ni ses œuvres de miséricorde spirituelle et corporelle, qu'il prodigue auprès des pauvres, ne le détournent des devoirs de sa charge. Pour honorer et promouvoir l'étude de la théologie, il proclame saint Thomas docteur de l'Église et fait publier, en 1570, le recueil des œuvres de l'Ange de l'Ecole, jusque-là éparses et souvent défigurées. Il aime à consulter les saints, tels que Charles Borromée, Philippe de Néri, François de Borgia. Il est si convaincu que la sainteté seule régénérera le monde, qu'une de ses plus grandes joies est de voir le chartreux Laurent Surius publier en six volumes une collection des Vies des saints, afin de les venger des accusations portées contre elles par les protestants[13]. Cher fils, lui écrit le Pape, dans un bref du 2 juin 1570, nous vous louons d'un travail que nous avons toujours désiré et qui est très utile pour repousser les mensonges que les hérétiques ne cessent de répandre sur l'histoire des saints.

 

IV

La sainteté ! Les grands Ordres religieux en avaient été au Moyen Age des sources abondantes, qui semblaient inépuisables, et c'est dans le cloître que Pie V lui-même avait puisé les admirables vertus dont il donnait l'exemple au monde. Mais plusieurs de ces sources étaient taries ; d'autres ne donnaient plus qu'une eau bourbeuse et corrompue. Des couvents entiers de l'Ordre de Saint-Augustin avaient passé au protestantisme[14]. Des tentatives de réforme avaient été faites, sans doute, dès la fin du schisme d'Occident, mais elles avaient rencontré les plus grandes difficultés. A partir de Martin V, presque tous les Papes s'occupèrent de l'amélioration des Ordres religieux ; mais, dit Pastor, les résultats atteints furent très divers. Comme pour tous les décrets de cette époque, les oppositions les plus rudes se firent jour ; et ce furent les couvents et les abbayes riches qui opposèrent la plus forte résistance à toute réforme[15]. La noblesse s'était habituée à considérer l'Église comme un champ d'exploitation ; elle cherchait à s'emparer des couvents riches pour y caser ses fils cadets. Les opulentes abbayes servaient d'hôpitaux à la noblesse ; on y amenait les inutiles, les disgraciés de la nature, les boiteux et les borgnes, sans se préoccuper de savoir s'ils avaient la moindre vocation. Ainsi tombèrent de plus en plus en décadence ces maisons religieuses. Les cloîtres, disent les contemporains, étaient devenus de vraies places publiques ; et sur ce point les couvents de femmes ne différaient point des couvents d'hommes[16].

Sous Léon X, quelques grands efforts furent tentés de nouveau pour renouveler la vie religieuse. A Rome se forma l'Oratoire de l'Amour divin ; mais le sac de la ville par les troupes impériales, en 1527, obligea les nouveaux religieux à se disperser. En 1538, une commission de cardinaux, réunie par Paul III, proposa de supprimer tous les monastères, ou au moins d'en arrêter provisoirement le recrutement en leur défendant de recevoir des no, Lices. Une fois le vieux personnel disparu, on essaierait de former une nouvelle génération dans l'esprit de la règle primitive. Paul III, fort heureusement, ne se laissa pas convaincre par ce conseil désespéré. Les premiers ravages de l'hérésie protestante éveillèrent dans les cœurs des vrais religieux un zèle nouveau. De 1528, date de la réforme franciscaine des capucins, jusqu'P 1600, date de la réforme bénédictine de Saint-Vanne, non seulement un grand nombre d'Ordres anciens s'efforcent de revenir à leur ferveur primitive, mais des Ordres nouveaux se fondent, pour mieux répondre aux besoins des temps : tels sont les Théatins, les Somasques, les Barnabites, les Oratoriens, et l'Ordre qui va devenir l'instrument le plus efficace de la restauration catholique, la Compagnie de Jésus.

En 1528, un religieux franciscain du couvent de Monte-Falco, Matthieu Bassi, obtient du Pape Clément VII, pour lui-même et pour ceux qui voudront le suivre, la permission de vivre et de prêcher à part, avec quelques signes distinctifs dans le costume, tels que la longue barbe et le capuce pointu. Le zèle ardent des nouveaux prédicateurs, leur dévouement sans mesure dans toutes les calamités publiques leur gagnent bientôt l'estime universelle. La triste défection de leur vicaire général, Bernardin Ochino, qui, en 1542, passe au protestantisme, semble leur porter un coup mortel ; mais l'institut, un moment suspect à Rome, se relève par son humilité, son obéissance et son zèle. Le concile de Trente l'autorise à pratiquer la pauvreté absolue. L'Ordre des Capucins (c'est le nom qu'on lui donne), ne cesse alors de grandir. Au XVIIe siècle, il comptera trente-quatre mille membres, parmi lesquels plusieurs hommes considérables, tels que le fameux Père Joseph, qui sera le bras droit de Richelieu.

C'est en 1562 que sainte Térèse réforme le monastère des carmélites d'Avila, puis, avec le concours de saint Jean de la Croix, étend sa réforme à trente-trois couvents, dont dix-sept de femmes et quinze d'hommes.

Onze ans plus tard, le vénérable Jean de la Barrière, abbé de l'abbaye bénédictine cistercienne de Feuillant, près de Toulouse, tente de ramener ses religieux à une règle de vie plus austère. Sixte-Quint approuve sa réforme en 1586. C'est l'origine des Feuillants, bientôt suivie de la fondation des Feuillantines (1590).

La réforme des Trinitaires, commencée à Saint-Michel près de Pontoise en 1578, se poursuit en France à l'abbaye de Cerfroy en 1580, et se réalise en Espagne en 1594 par la fondation des Trinitaires déchaussés. En 1596, le Père dominicain Michaélis fonde à Toulouse, pour réagir contre le relâchement de quelques maisons de son Ordre, la congrégation occitane ; et, en 1594, saint Pierre Fourier réforme les chanoines réguliers par la fondation des congrégations de Notre-Dame et de Notre-Sauveur. Vers la même époque, sous l'impulsion de saint Pie V et de Grégoire XIII, les Prémontrés et les Camaldules reprennent leurs anciennes observances, et Didier de Latour, prieur de l'abbaye Saint-Vannes, en Lorraine, rétablit dans son monastère la règle primitive de saint Benoît. C'est de cette dernière réforme que naît la célèbre congrégation de Saint-Vanne, qui donnera à l'Église et à la science Dom Calmet et Dom Cellier, en attendant que la congrégation de Saint-Maur, issue du même mouvement, lui donne Ruinart, Martène, d'Achery, Montfaucon et Mabillon[17].

 

V

Parmi toutes ces réformes, il en est une qui, par l'étendue et la profondeur de son action, par la sainteté et le génie de celle qui l'a promue et réalisée, mérite d'appeler plus spécialement l'attention ; c'est la réforme du Carmel par sainte Térèse.

De tous les ordres religieux, nul n'était plus justement fier de ses antiques origines et de ses glorieuses traditions que l'Ordre du Carmel. Il fallait remonter, disait-on, pour trouver son fondateur, jusqu'au prophète Elie, qui l'avait institué en Palestine, sur la montagne qui lui a donné son nom. L'esprit de l'homme de Dieu, du contemplatif inspiré dont la prière ouvrait et fermait les cieux, s'était transmis, de génération en génération, jusqu'au jour où il avait transformé les austères Esséniens en disciples de l'Evangile et peuplé la Palestine, pendant treize siècles, de légions d'ascètes. Dispersés par la brutale persécution des Sarrasins, les fils d'Elie s'étaient réfugiés en Europe, apportant avec eux la règle où le B. Albert de Gualteri avait fixé les vénérables coutumes de l'Ordre. La dévotion la plus tendre à la Vierge Marie s'y mêlait aux pratiques de la plus austère pénitence. Mais les pieux solitaires n'avaient pas échappé au relâchement que le grand schisme d'Occident et la ruine des institutions du Moyen Age avaient déterminé presque partout. En 1431, leur général, Jean de Facy, avait obtenu du Pape Eugène IV une bulle de mitigation, restreignant leurs jeûnes et leurs abstinences, tempérant la rigueur de leur perpétuelle solitude. Les plus fervents avaient gémi, et ne cessaient de regretter cette vie de profond recueillement, de calme contemplation et d'ardente prière qui gavait été celle de leurs premiers pères. De ce nombre fut le Bienheureux Jean Soreth, qui, étant général de l'Ordre, obtint en 1442, du Pape Nicolas V, par la bulle Cum multa, le privilège d'admettre des religieuses à suivre la règle des Carmes, et les forma aux vertus douces et austères des temps primitifs. Mais, après sa mort, les religieuses carmélites, soumises au gouvernement des provinciaux de l'Ordre, perdirent les principes de leur premier instituteur, et la plupart ne se montrèrent pas plus rigides que leurs Pères et leurs Frères.

Les choses en étaient là, lorsque, en 1560, la voix de Dieu se fit entendre à Térèse[18] de Ahumada, religieuse au couvent de l'Incarnation d'Avila, et lui manifesta la volonté de voir un monastère réformé du Carmel se fonder par ses soins sous le patronage de saint Joseph. Si les Ordres religieux ont perdu leur ferveur primitive, disait le divin Maitre, ils me rendent encore cependant bien des services ; et que deviendrait le monde s'il n'y avait pas de religieux ?... Va donc, ma fille, va trouver ton confesseur ; déclare-lui le commandement que je viens de te faire, et dis-lui de ma part de ne pas s'y opposer[19]. Peu de temps après, il ajouta : Ma fille, tu vas avoir l'idée de ce que les fondateurs d'Ordre ont eu à souffrir tu endureras des persécutions plus grandes que tu ne peux te l'imaginer ; mais ne t'en inquiète point[20].

Des obstacles formidables se dressèrent en effet devant l'humble vierge, aussitôt qu'elle eut prononcé le premier mot de réforme. L'opposition lui vint à la fois des sœurs du monastère, de l'opinion publique et des autorités de son pays. Le monastère de l'Incarnation, ne comptant pas encore son demi-siècle, n'avait jamais connu, dit un des historiens de sainte Térèse[21], d'autre règle que la règle mitigée, et les traditions antiques de l'Ordre n'étaient pour lui que de glorieux souvenirs dont il gardait l'honneur sans en porter le poids 1. D'ailleurs, l'Espagnol de ce temps, fier de ses huit siècles de luttes contre l'Infidèle et des combats livrés par son armée contre l'hérésie protestante, et non moins fier de la grandeur de sa monarchie sur laquelle le soleil ne se couchait point, n'éprouvait pas ce besoin de réformes qui agitait les autres nations.

Mais, avant d'affronter les grandes épreuves attachées à sa mission réformatrice, la sainte avait dû en subir de non moins douloureuses dans l'œuvre de sa sanctification personnelle.

Née à Avila, de parents nobles, le 28 mars 1515, Térèse avait senti, dès ses premières années, son âme travaillée par le tourment des choses éternelles. S'en aller, toute petite, sur le chemin des Maures, afin d'y conquérir par le martyre la vie qui ne finit pas, se construire un petit ermitage pour s'y préparer à l'éternité, furent ses premiers rêves d'enfant. Les remords que lui suscitèrent quelques mouvements de puérile vanité et quelques imaginations mondaines, provoquées par la lecture des romans de chevalerie, allumèrent dans son âme le feu de l'amour divin.

Le 2 novembre 1533, cédant à un attrait irrésistible, elle entre au Carmel, et Dieu permet que les déchirements de la séparation d'avec sa famille brisent ce cœur aimant et délicat. Lorsque je sortis de la maison de mon père, dit-elle, j'éprouvai une douleur si excessive, que l'heure de ma mort ne peut, je pense, m'en réserver de plus cruelle. Il me semblait sentir mes os se détacher les uns des autres... Si Dieu ne fût venu à mon aide, toutes mes considérations n'eussent pas été suffisantes pour me faire passer outre[22]. Mais la fréquentation du parloir arrête l'essor de son âme vers Dieu[23]. De terribles maladies, amenées par d'excessives pénitences[24], de douloureuses sécheresses, pendant lesquelles éclate son courage, éprouvent et purifient son âme, arrachent ou paralysent tout ce qui pourrait arrêter son plein élan vers la perfection. Désormais, lui dit un jour Notre-Seigneur, je ne veux plus que tu converses avec les hommes. A partir de ce moment, même au milieu des hommes, son âme ne converse plus qu'avec Dieu, qui la favorise d'une union mystique plus élevée, de visions et d'extases[25]. Le bruit des ravages Causés par l'hérésie protestante ne fait qu'exciter son esprit d'apostolat. Profondément affligée, dit-elle, je pleurais avec Notre-Seigneur... Il me semblait que j'aurais volontiers donné mille vies pour sauver une seule âme... Me voyant dénuée de tout, et considérant que Notre-Seigneur avait tant d'ennemis et si peu d'amis, tout mon désir fut, et il est encore, de travailler à ce que ses amis fussent bons[26]. Toute l'inspiration de la vie de sainte Térèse et de sa réforme est dans ces lignes. Une seule âme parfaite, disait-elle[27], vaut mieux qu'une multitude d'âmes vulgaires. Elle disait aussi : Quand l'ennemi envahit, un royaume, que fait un prince valeureux ? Il se retire avec une élite dans une forteresse imprenable. De là, il fait de fréquentes sorties ; et, comme il ne mène au combat que des braves, souvent, avec une poignée d'hommes, il fait plus de mal à l'ennemi qu'avec des troupes plus nombreuses mais sans vaillance[28].

Au premier coup d'œil, rien de plus austère, on oserait presque dire de plus rigide que le plan de sainte Térèse, lorsque, le 27 août 1562, elle fonde le premier couvent des Carmélites déchaussées à Avila, sous le patronage de saint Joseph. La pauvreté y sera absolue : Notre-Seigneur n'a-t-il pas donné l'ordre de fonder sans revenus ? Les communautés seront restreintes : on ne dépassera pas le nombre de treize : L'expérience m'a appris, dit-elle, ce que c'est qu'une maison où il y a beaucoup de femmes réunies ; Dieu nous en préserve ! Il n'y aura pas de sœurs converses : les religieuses seront ainsi obligées de remplir tour à tour tous les offices de la maison. Chaque maison sera indépendante de la juridiction épiscopale autant que possible : Je suis persuadée, écrit-elle au Père Gratien en 1576, qu'on ne trouvera aucun remède pour nos religieuses, tant qu'il n'y aura pas quelqu'un de la famille pour les diriger.

Mais, chez la sainte réformatrice, le zèle était accompagné d'un bon sens pratique et d'un esprit de sagesse qui ne se démentirent jamais. Son premier plan de réforme devait rester l'idéal vers lequel elle ne cesserait de tendre ; mais son admirable clairvoyance des possibilités actuelles et l'obéissance qu'elle devait à ses supérieurs légitimes le lui firent différer ou modifier suivant les circonstances. Elle comprit par l'expérience qu'une communauté de treize personnes pouvait devenir insuffisante aux exercices de chœur, par suite des maladies des religieuses, et elle porta le chiffre maximum à vingt et une. Elle se rendit compte aussi que l'absence de tout revenu, très convenable dans le principe pour donner une vive impulsion à l'esprit de pauvreté, n'était pas rigoureusement nécessaire dans la suite et pouvait avoir de réels inconvénients. Térèse revint aussi sur son idée au sujet des converses et les rétablit, parce qu'elle s'aperçut, dit-elle, qu'un trop grand travail corporel étouffe l'esprit. Et enfin, elle régla suivant les temps et les lieux la question de la dépendance des monastères à l'égard des Ordinaires, l'expérience lui ayant montré les graves inconvénients qu'il y avait à placer ses monastères sous la juridiction des Carmes mitigés. Mais ce qu'il importe de noter, c'est qu'en cherchant à resserrer, pour ainsi dire, les liens de la vie matérielle, sainte Térèse aspirait avant tout à libérer les âmes des religieuses réformées. Elle répète en bien des rencontres que les religieuses ne sont pas des esclaves. Elle ne tolère que personne, ni sœur, ni maîtresse, ni prieure, ni confesseur, ni visiteur, leur impose rien en dehors de la règle. Au delà de la règle, c'est affaire à la conscience de chacune[29]. Elle voulut, dit Ribera, que ses filles eussent pleine liberté, tant pour la prédication que pour la direction particulière, de traiter avec ceux qui leur conviendraient le plus pour leur âme. — Quant à moi, mes filles, écrit-elle[30], je demande, pour l'amour de Dieu, à celle qui sera prieure, qu'elle assure absolument cette sainte liberté de traiter avec d'autres qu'avec les confesseurs ordinaires.

Après avoir réformé les Carmélites, la sainte voulut aussi travailler à la réforme des Carmes. Elle eut pour auxiliaire dans cette entreprise saint Jean de la Croix. Né aux environs d'Avila, en 1542, dans l'obscurité et la pauvreté, admis à l'âge de vingt et un an dans l'Ordre des Carmes, le père Jean songeait à entrer à la Chartreuse pour y mener une vie plus recueillie, quand, un jour, après un court entretien avec la Mère Térèse au parloir d'Avila, celle-ci, éclairée de Dieu, s'écria : Mon Père et mon fils, prenez patience et renoncez à la Chartreuse, car nous préparons dans notre Ordre même une réforme qui pourra vous satisfaire. C'était en 1567. Le saint avait vingt-cinq ans à peine. Ce fut dès lors un spectacle extraordinaire, que celui de ce religieux, déjà prêtre, se formant à la vie monastique par les conseils d'une femme, puis entreprenant avec elle la réforme des monastères de son Ordre. Les rebuts ne lui manquèrent pas. Persécuté par les religieux non réformés, condamné comme déserteur et rebelle, emprisonné, calomnié, Jean de la Croix supporta tout avec patience. Il avait pris pour devise : souffrir et être méprisé pour Jésus-Christ. Quand la sainte mourut, le 4 octobre[31] 1582, quinze couvents de Carmes avaient déjà adopté une réforme semblable à celle des Carmélites.

 

VI

Réformer les anciens Ordres ne pouvait suffire. La vie religieuse, institution directe de Jésus-Christ par son inspiration, est, par son organisation, œuvre de l'Esprit vivifiant, qui anime l'Église dans les phases diverses de son existence terrestre. Des besoins nouveaux suscitaient des formes nouvelles de vie apostolique ; elles surgirent en grand nombre vers le milieu du XVIe siècle.

C'est en 1524, c'est en pleine Renaissance italienne et en pleine Révolution protestante, à l'heure où, dans la Rome brillante de Clément VII, Michel-Ange commence ses grands travaux d'architecture, et où, dans l'Allemagne, bouleversée par Luther, la terrible guerre des paysans s'allume, que quatre prêtres italiens fondent, sous les auspices du Souverain Pontife, le premier de ces Ordres nouveaux, l'Ordre des Théatins. On a pu y voir avec raison la tentative la plus caractéristique d'une renaissance chrétienne et d'une réforme catholique.

Un jeune seigneur, Gaëtan de Thiène, né à Vicence en 1480, initié à toute la culture littéraire, juridique, philosophique et théologique de cette époque, vient à Rome vers 1508, y achète une charge de secrétaire apostolique, y reçoit les honneurs de la prélature, se mêle au mouvement humaniste et devient l'ami du cardinal Sadolet, le célèbre lettré. C'est le moment où précisément Sadolet et quelques humanistes chrétiens, également épris du culte de l'art antique et de la charité chrétienne, projettent de fonder une association dont l'objet réalisera leurs aspirations communes. En 1516, ils mettent leur projet à exécution et fondent la Société du Divin Amour, Del Divino Amore, petite réunion de soixante esprits d'élite, qui se tient au Transtevere, dans une minuscule église. Gaëtan en devient bientôt l'âme, quoique on ait décidé que nul n'y occuperait le premier rang.

La Société du Divin Amour ne tarde pas à se répandre dans toute l'Italie[32]. Elle répond en effet à une tendance de la Renaissance italienne, qui, s'il faut en croire son savant historien, tendait, en mêlant la doctrine de Platon au mysticisme du Moyen Age, à suggérer aux âmes d'élite l'idée que le monde a été créé par un Dieu d'amour[33]. Mais ce n'était là que la première étape, pour ainsi dire, de l'œuvre de Gaétan. Après quelques années passées dans la pratique des œuvres charitables et dans la douce intimité d'amitiés ,chrétiennes, le jeune prélats de concert avec deux de ses amis, le pieux avocat Boniface de Colle et l'ardent évêque de Chiai, Jean-Pierre Caraffa, projette une Lee vues ré-réforme plus profonde : la fondation d'une société de prêtres qui, sans adopter les règles des anciens instituts monastiques, aurait pour but de former un clergé plus parfait dans le sens de la pureté, de la science et de l'abnégation, et qui deviendrait ainsi le meilleur instrument d'une réforme générale. Ce timide, ce scrupuleux, dit un récent biographe de saint Gaëtan de Thiène, a la vision d'un clergé pur, viril, intellectuel, libre dans un Etat libre[34]. L'idée agrée à Clément VII et aux meilleurs prélats de son entourage, par un bref du 24 juin 1524, le Pape autorise la formation du nouvel institut. Le bref du 24 juin, dit le même auteur, peut être considéré, jusque dans sa forme de latinité exquise, comme une des chartes de la Renaissance chrétienne. On y retrouve la pensée de Gaëtan, mûrie, revue, pesée, mise au point. Les associés, dit-il en substance, ont exposé au Saint Père leur désir de servir Dieu avec la plus parfaite tranquillité d'âme, cum majore animi quiete ; dans ce dessein, ils désirent faire vœu de pauvreté, de chasteté, d'obéissance, habiter ensemble, sans costume spécial, sous la juridiction directe du Saint-Siège. Le bref les autorise comme clercs réguliers, avec une formule très large, très pratique. Ils auront un supérieur, un prévôt, élu annuellement et qui ne pourra rester en charge plus de trois ans. Ils arrêteront eux-mêmes leurs règlements intérieurs. Ils pourront admettre parmi eux, après une simple année d'épreuve, un prêtre quelconque et faire recevoir sa profession par n'importe quel prêtre. Ils jouiront des privilèges spirituels des chanoines de. Latran. Le bref leur confie en outre une mission particulière, qui reflète bien les préoccupations régnantes : celle de préparer une réforme du bréviaire et de la liturgie... Un bref spécial confirmait à Caraffa la dispense nécessaire pour conserver le titre et le rang d'évêque[35].

Les clercs distribuèrent leur patrimoine a leur t'amine et aux pauvres, par donations dûment enregistrées, et ne gardèrent qu'un petit capital pour subvenir aux premiers frais d'installation de la nouvelle société. Le titre d'évêque ae Chieti, en latin Theatinus, que conservait Caraffa fit donner aux nouveaux religieux le nom de Théatins. Les Théatins se propagèrent bientôt en Italie, en Espagne, en Allemagne et en Pologne. Cet Ordre, qui ne compte plus guère, au début du XXe siècle, que cent membres environ, répartis dans dix maisons, a rendu à la réforme catholique les plus éminents services.

La fondation des clercs réguliers de saint Paul, appelés communément Barnabites à cause d'une Église de saint Barnabé qui leur fut concédée à Milan, suivit de près la fondation des Théatins. Les trois fondateurs, saint Antoine Marie Zaccaria, Barthélemy Ferrari et Antoine Morigia, lui donnèrent plus spécialement pour but de régénérer et de répandre l'amour du culte divin et une vie vraiment chrétienne par des prédications fréquentes et par l'administration fidèle des sacrements[36]. Les nouveaux religieux s'engageaient à ne briguer ni charge ni dignité. Leur première organisation se fit en 1530, au moment même où le protestantisme allemand élaborait la Confession d'Augsbourg. Ils furent canoniquement érigés en Ordre de clercs réguliers par Clément VII, en 1533, au lendemain de la rupture de l'Angleterre d'avec l'Église, et confirmés par Paul III en 1535, à l'heure où paraissait l'Institution chrétienne de Calvin. Par leurs missions, par leurs catéchismes, par la direction éclairée qu'ils donnèrent aux âmes, ces nouveaux religieux aidèrent puissamment l'Église à réparer les brèches faites par l'hérésie protestante.

Les clercs réguliers de Saint-Mayeul ou Somasques[37], fondés, à peu près à la même époque que les Barnabites, par saint Jérôme Émilien, n'eurent d'abord pour but que de prendre soin des orphelins, des malades et des pauvres ; mais la sphère de leur action s'étendit graduellement. Ils fondèrent de nombreux collèges, dont le principal fut le Collège Clémentin, destiné à l'éducation des jeunes gens de famille noble. La fondation des clercs réguliers somasques fut une des grandes joies du pontificat de Clément VII. Paul III leur accorda, en 1510, l'institution canonique, renouvelée en 1563 par Pie IV et en 1568 par saint Pie V.

Ces trois premiers instituts étaient nés en Italie. La catholique Espagne, qui, sous Charles-Quint et Philippe II, avait tant de fois réclamé l'honneur de défendre la cause de l'unité catholique, donna à l'Église la quatrième et la cinquième des congrégations fondées en ce siècle.

En 1534, l'Espagnol Ignace de Loyola fonda à Paris la Compagnie de Jésus, qui devait bientôt multiplier dans le monde entier ses œuvres d'enseignement, de science et d'apostolat.

L'Ordre des Frères de Saint-Jean de Dieu, fondé à Grenade, vers 1510, n'eut pour but que le seul service des malades. Mais le dévouement absolu de ses religieux, bientôt répandus dans toute l'Europe, y fut aux yeux des peuples un puissant argument de la vérité catholique. Saint Pie V éleva la congrégation au rang d'Ordre religieux en 1572.

 

VII

Cependant le sol fécond de l'Italie ne cessait de produire, sous l'influence protectrice des Papes, des œuvres de pacifique réforme et de zèle apostolique. Après saint Gaétan de Thiène et les Théatins, saint Antoine Zaccaria et les Barnabites, saint Jérôme Emilien et les Somasques, le mouvement de rénovation entrepris par le concile de Trente suscitait en Italie saint Charles Borromée et les Oblats, saint Philippe de Néri et les Oratoriens, saint Camille de Lellis et les Camilliens, saint Joseph Calasanz et les Frères des Ecoles pies, sainte Angèle de Mérici et les Ursulines.

Nous avons eu déjà l'occasion de mentionner les fondations de saint Charles Borromée et l'influence bienfaisante de saint Philippe de Néri. La congrégation de l'Oratoire[38], issue des assemblées de prêtres et de clercs, que saint Philippe convoquait auprès de lui, pour y faire les exercices spirituels et s'y édifier mutuellement par des entretiens[39], fut une des plus originales créations de cette époque. Cet institut, dit un savant Oratorien, le P. Augustin Theiner, est fondé sur la charité et l'esprit des premiers chrétiens ; aussi saint François de Sales appelait-il la manière de vivre des Pères de l'Oratoire une vie angélique, vita angelica. Ses membres vivent en communauté, mais se nourrissent à leurs propres frais ; ils ont une table commune, pour laquelle ils fournissent une pension mensuelle. Les Oratoriens ne reçoivent absolument de la maison que le logement. Ils ne s'engagent par aucun vœu, peuvent en tout temps quitter l'Institut et reprendre la fortune qu'ils y ont apportée. Malgré cette liberté extraordinaire, il est rare de voir un Oratorien quitter la congrégation. La forme du gouvernement de la société est républicaine. Le supérieur, qui est le premier en honneur, est du reste l'égal de tous ses confrères ; il doit remplir toutes les fonctions de son ministère, comme prédicateur, confesseur, etc., d'après l'ordre établi suivant l'ancienneté ; quand il aurait quatre-vingts ans, il n'est pas exempt de servir à table, service que font les Pères, et non pas, comme dans les autres Ordres, des frères lais. Le supérieur a quatre conseillers à ses côtés, nommés députés, qui dirigent avec lui les affaires intérieures. Les actes publics ne peuvent être décidés que par la congrégation réunie, à la majorité des voix. Le pouvoir législatif réside en effet dans la congrégation, qui peut appeler le supérieur à rendre compte, le déposer et le rétablir, si elle le juge utile, sans le concours d'aucune autorité ecclésiastique supérieure. L'évêque est le supérieur immédiat de la congrégation, mais il ne peut rien ordonner à ses membres en dehors du ressort de l'institut, dont il est le gardien. Les diverses maisons de l'Oratoire sont indépendantes les unes des autres et n'ont pas de Général[40]. A la mort de saint Philippe Je Néri, l'Oratoire de Rome élut comme supérieur le savant Baronius, l'auteur des Annales ecclésiastiques, une des plus pures gloires de l'Oratoire. La congrégation, formée en 1564, fut approuvée canoniquement en 1583 par Grégoire XIII et se répandit rapidement en Allemagne, en Angleterre, en Autriche et même au Mexique et à Ceylan.

La société des Camilliens, fondée pour le soin des malades, fut approuvée par Sixte-Quint en 1586 et élevée au rang d'Ordre religieux en 1591 par Grégoire XIV.

C'était le moment où César de Bus, dans le Comtat-Venaissin, et saint Joseph Calasanz à Rome se préoccupaient d'instituer des œuvres d'enseignement et d'éducation pour la jeunesse.

La vie de César de Bus est étrange, et reflète bien les agitations de ces temps troublés. Né le 2 février 1544 à Cavaillon, dans le Comtat-Venaissin, d'une ancienne et pieuse famille, il entre, à un âge déjà mûr, dans la confrérie des Pénitents noirs, sert dans l'armée royale contre les huguenots, s'occupe, dans l'intervalle des guerres, de peinture et de poésie, se rend à Paris pour le rétablissement de sa santé, y perd la foi, y devient le plus mondain des courtisans, puis, après la mort de son père et de son frère, retrouve, dans la vie paisible qu'il mène à la campagne et dans la lecture de la vie des saints, les croyances de sa jeunesse. II se dévoue alors aux œuvres de miséricorde avec la même ardeur qu'il a mise naguère à se battre contre les protestants, à cultiver les beaux-arts et à fréquenter les compagnies mondaines de la capitale. Enfin, la lecture du catéchisme de Trente l'éclaire sur sa vraie vocation. II se dévouera à la formation de l'enfance et de la jeunesse. Privé de la vue à quarante-neuf ans, il supporte son infirmité avec une patience admirable, continue à instruire les enfants et les ignorants, et meurt en laissant la réputation d'un saint. La société des Clercs séculiers de la Doctrine Chrétienne ou Doctrinaires, fondée par lui en 1592, est approuvée en 1597 par Clément VIII[41].

Non moins dramatique, mais dramatique d'une toute autre manière, est la vie de saint Joseph Calasanz. Il naît en Espagne, dans une ville du royaume d'Aragon, d'une famille noble et riche, et sa vocation se dessine dès ses premières années : tout petit, il assemble les enfants autour de lui et leur apprend les mystères de la foi ainsi que les prières. Il se rend à Rome en 1592, s'associe un moment à saint Camille de Lellis pour soigner les pestiférés, mais son attrait le porte toujours à s'occuper des enfants pauvres. Il se sent appelé de Dieu à établir, sous la protection de la Sainte Vierge, une congrégation, dite des Ecoles Pies ou pieuses, destinées à apprendre aux enfants pauvres la lecture, l'écriture, le calcul, la tenue des livres chez les marchands et dans les administrations publiques. La nouvelle Société, fondée en 1597, passe rapidement d'Italie en Bohême, en Allemagne et en Hongrie. Mais, pour la maintenir dans son esprit premier, le saint fondateur souffre des tribulations inimaginables. A l'âge de plus de quatre-vingts ans, il sera insulté, calomnié, persécuté par des membres de sa propre congrégation, déposé de sa charge de supérieur général, obligé de subir le joug de son principal persécuteur, et mourra à quatre-vingt-douze ans, dans la disgrâce, après avoir prédit le relèvement et l'accroissement de son Ordre, à peu près anéanti à ce moment.

A côté de ces Ordres nouveaux, voués à l'enseignement des enfants pauvres, existait en Italie, depuis le milieu du siècle, une congrégation de femmes, destinée à l'éducation des jeunes filles : c'était l'institut des Ursulines[42], fondé en 1535 par sainte Angèle de Mérici, approuvé en 1544 par le Pape Paul III. La règle ne prescrivait ni costume, ni vie commune dans une même maison. Les jeunes filles continuaient à habiter chez leurs parents ou leurra amis, généralement vêtues d'une robe noire et d'un voile modeste. La récitation quotidienne de l'Office de la Sainte Vierge, des sept psaumes de la pénitence et d'une prière composée pal leur fondatrice, l'audition quotidienne de la sainte messe, la communion aux jours de fête, la pratique des conseils évangéliques et l'assistance à des réunions mensuelles sous la présidence du Père supérieur : telles furent les observances primitives de l'institut des Ursulines. Avant de quitter ce monde, la sainte fondatrice avait exprimé, dans un testament, ses dernières volontés relativement à sa congrégation. Elle y avait recommandé aux futures supérieures de n'être dirigées, dans le gouvernement de la société, que par l'amour de Dieu et le zèle pour le salut des âmes, d'estimer profondément chacune de leurs filles, d'être douces à l'exemple du Sauveur et de conduire leur famille spirituelle, non par la violence et la sévérité, mais par la grâce et l'amour. Ces prescriptions, fidèlement observées, avaient favorisé l'influence et l'expansion du nouvel institut, qui comptait, â la mort de saint Charles Borromée, son plus dévoué protecteur, dix-huit maisons et six cents religieuses.

 

VIII

Si l'esprit de ces Ordres nouveaux est identique, pour le fond, à celui qui avait inspiré les grands Ordres des premiers siècles de l'Église et du Moyen Age, il est impossible de n'y point observer des différences notables. Autre est le moine de saint Basile, de saint Augustin, de saint Benoît, de saint François et de saint Dominique ; autre est le clerc régulier du XVIe siècle. Une moins large place est donnée, dans les nouvelles congrégations, à l'office du chœur, au travail manuel, à la vie contemplative ; mais une part plus grande y est faite aux œuvres d'apostolat par l'enseignement et par l'assistance des pauvres. Il y a plus de grave poésie dans les vieux Ordres ; il y a plus d'activité pratique dans les Ordres nouveaux ; à l'heure où le bourgeois et le lettré prennent place, dans la société civile, à côté de l'ancien seigneur féodal, on voit apparaître dans l'Église, à côté des fils de saint Benoît et de saint François d'Assise, l'Oratorien et le Jésuite[43].

C'est ce dernier qui semble le mieux caractériser le sens du développement de la vie religieuse à partir de la Renaissance ; et, s'il y a quelque exagération à dire que l'Eglise, bénédictine au Moyen Age, est devenue jésuite à partir de la Renaissance1[44] le fils de saint Ignace ne reste pas moins le type du religieux des temps modernes.

La Compagnie de Jésus tient son caractère spécial de son fondateur et des circonstances providentielles qui ont accompagné sa fondation.

Son fondateur est un vaillant officier de l'armée d'Espagne, Ignace de Loyola, né en 1491[45] d'une noble famille du Guipuzcoa. D'abord page à la cour du roi Ferdinand d'Aragon, puis capitaine dans l'armée de Charles-Quint, il défend héroïquement la ville de Pampelune contre les Français en 1521, y reçoit deux blessures graves, et, dans son repos forcé, a l'occasion de lire la Fleur des Saints et la Vie du Christ par Ludolphe le Chartreux. Il sent alors naître en lui le désir d'accomplir pour la gloire de Dieu d'autres prouesses que celles que sa jeunesse avait rêvées pour sa propre gloire. Il suspend son épée et sa dague dans le sanctuaire de Montserrat, mène une vie de pénitence et de charité au service des malades, accomplit dans la grotte de Manrèze des exercices de piété qui font de lui un homme nouveau ; puis il décrit, sous le titre d'Exercices spirituels, pour l'édification des autres, la série des réflexions, des prières, des épreuves diverses et des pieuses tactiques qui l'ont transformé. Amener les âmes à se sanctifier par la voie qu'il a suivie et former, avec une élite, une petite société de frères voués à l'évangélisation des musulmans infidèles, est toute son ambition. Il conçoit d'ailleurs sa future société comme une compagnie militaire marchant à la conquête des âmes sous l'étendard du Roi Jésus, tout comme une armée marche sous l'étendard d'un roi terrestre[46]. La Compagnie de Jésus a dès lors son esprit : les circonstances providentielles, en élargissant les vues d'Ignace, vont lui indiquer sa définitive mission.

Au cours des études que le nouveau converti fait aux universités d'Alcala[47], de Salamanque[48] et de Paris, il a gagné à son projet six compagnons dévoués : Pierre Lefebvre, François Xavier, Alphonse Salmeron, Jacques Lainez, Simon Rodriguez et Nicolas Bobadilla. Tous ensemble, le 15 août 1534, ils font, dans l'église de Montmartre, vœu de chasteté et de pauvreté, et s'engagent à soigner les chrétiens malades à Jérusalem et à travailler à la conversion des Turcs, en se mettant à la disposition du Pape.

L'idée d'élargir le champ d'action de sa petite société semble être venue à Ignace lors de sa rencontre en Italie avec Pierre Caraffa, l'un des fondateurs des Théatins, le futur Paul IV. Les plus anciennes chroniques de la vie de saint Ignace disent explicitement que jamais le saint ne voulut rapporter ce qui s'était passé alors entre lui et Caraffa, tout en laissant entendre qu'il y avait eu là des incidents de quelque importance[49]. On a raisonnablement conjecturé que les Théatins le rendirent attentif aux abus qui souillaient l'Église romaine, ainsi qu'à la dégénérescence morale de l'Occident, et le convièrent à un champ d'action aussi fécond qu'étendus[50]. Quelque temps après, se trouvant en présence d'obstacles insurmontables, qui l'empêchent de se rendre en Terre Sainte avec ses compagnons, Ignace décide, conformément à la dernière partie du vœu fait à Montmartre, de se mettre, lui et son petit groupe, à la disposition du Saint Père. La première impression qu'il reçoit de la ville de Rome, dès son arrivée, en 1538, est bien faite pour retenir en Occident le saint fondateur, toujours sollicité par le plus grand bien à réaliser. S'il faut en juger par les apparences, écrit-il, nous travaillons ici sur une terre stérile en bons fruits, fertile en mauvais[51]. C'est le moment précis où la commission de réforme, nommée par Paul III et composée notamment de Pierre Caraffa, de Jean Morone, de Sadolet, d'Aléandre et de Contarini, vient de soumettre au Pape un projet désespéré : supprimer tous les couvents, ou du moins en arrêter provisoirement le recrutement, pour réorganiser ensuite la vie religieuse sur des bases tout à fait nouvelles[52]. Le Souverain Pontife refuse d'adopter cette mesure trop radicale ; mais c'est sous l'influence de ces préoccupations qu'Ignace et Paul III entrevoient le plan d'un Ordre nouveau, qui n'aurait point pour but, comme la plupart des anciennes congrégations monastiques, une fin particulière de pénitence ou de prédication, de bienfaisance corporelle ou de prière liturgique, mais qui comprendrait dans sa mission l'apostolat sous toutes ses formes, l'enseignement littéraire et théologique à tous les degrés, les œuvres de toutes sortes, les missions au dedans et au dehors, et qui envisagerait, comme champ d'action, le monde entier. L'idée définitive de la Compagnie de Jésus est enfin trouvée. C'est une série d'événements, indépendants de la volonté d'Ignace, dit un historien[53], qui l'amène à créer cette vaste organisation d'enseignement, de prédication et de direction spirituelle, qui tiendra le protestantisme en échec et qui collaborera si puissamment à l'œuvre du concile de Trente.

Le 27 septembre 1540, par la Constitution Regimini militantis ecclesiæ, le Pape Paul III autorise ses bien-aimés fils Ignace de Loyola, Pierre Lefebvre, etc., à former une société, dite Compagnie de Jésus, et à y admettre quiconque, désirant porter les armes pour Dieu et servir uniquement Jésus-Christ Notre Seigneur et le Pontife Romain, son vicaire sur la terre, sera disposé à faire vœu de chasteté perpétuelle et à travailler à l'avancement des âmes dans la vie chrétienne par la prédication, les exercices spirituels, l'audition des confessions des fidèles et les œuvres de charité[54].

Saint Ignace meurt le 31 juillet 1556, laissant treize provinces, cent maisons et plus de mille religieux. Jacques Lainez, son successeur, réunit la première congrégation générale, qui approuve les Constitutions[55]. Rien n'en peut donner une idée plus exacte que le résumé qu'en fait Ribadeneira[56].

Voici quelle est la forme de notre gouvernement et quel en est le système La Société tout entière a à sa tête un seul Général armé au pouvoir suprême. Il est élu par les suffrages des Provinciaux, auxquels sont adjoints deux profès que chaque province nomme et envoie avec son provincial à l'Assemblée générale.

Le Général est nommé à vie. En vertu de sa grande connaissance des hommes et des choses de la société, c'est lui qui nomme les recteurs des collèges, les supérieurs des maisons, lui qui crée les provinciaux, les visiteurs et les commissaires. Méthode bien propre à la conservation de la paix, de la modestie et de l'humilité ; car elle supprime ou atténue les passions, les dissensions, les jalousies et les haines, qui suivent presque toujours les élections des supérieurs quand celles-ci dépendent de l'appréciation et de la volonté du grand nombre.

C'est encore le Général qui par lui-même ou par ses provinciaux gouverne les collèges. C'est lui qui dispense à ses frères les permissions et privilèges octroyés par le Saint-Siège, leur en restreint, leur en tempère, leur en retire l'usage. Il a pleins pouvoirs pour admettre dans la société, pour en exclure, pour convoquer les Assemblées générales, qu'il préside. Enfin tout, dans la Compagnie, relève de son jugement et de sa décision.

Pour qu'il n'abuse pas de ce pouvoir, non contents du soin extrême avec lequel il a été choisi, ceux qui l'élisent, élisent en même temps quatre Pères des plus recommandables, qui sont appelés ses Assistants et qui ferment son Conseil. L'assemblée générale qui représente la société tout entière et qui est au-dessus même du Général, peut être convoquée par les Assistants. Elle peut déposer le Général, si le cas l'exige, et prononcer même contre lui un châtiment plus grave encore...

Ce mode de gouvernement touche de très près à la monarchie ; mais il a encore plus de l'aristocratie ; car il évite ce que chacun des deux systèmes a de vicieux et lui emprunte ce qu'il a de meilleur. Qu'un seul gouverne, c'est une condition de stabilité, mais pourvu qu'il soit modéré et sage. Il est à craindre cependant qu'enflé par cet honneur il ne suive plus la fantaisie que la raison et qu'il n'abuse pour la perte d'un grand nombre de ce pouvoir qui lui a été confié pour leur salut. Et alors même que ce malheur lui fût épargné, qu'il fût parfaitement sage, un seul homme ne peut pas tout savoir ; et par conséquent le salut du peuple exige la multiplicité dés conseils : chacun fait profiter lés autres dé ce qu'il se trouve savoir mieux qu'eux. Mais alors le péril est qu'il n'y ait autant d'avis que de tètes et que ce qui doit faire l'unité d'une assemblée ou d'une société ne se brise et ne se disperse. C'est pour éviter ces deux dangers que notre Compagnie à pris à la monarchie son unité, à l'aristocratie l'existence d'un conseil, tempérant ainsi les deux systèmes l'un par l'aigre, de telle sorte que le Général commande à tous et en même temps soit subordonné à tous (præsit et subsit). — Telle est la constitution, telle est la méthode du gouvernement de notre Compagnie, que saint Ignace a élaborée et qu'il nous a léguée[57].

On voit maintenant ce qui fait l'originalité de la constitution des Jésuites. Tandis que sainte Térèse et les autres réformateurs des anciens Ordres, s'appliquent à fortifier les remparts du cloître et à resserrer les liens de la clôture, saint Ignace affranchit ses religieux des liens de l'observance monacale ; d'autre part, à la différence de la plupart des créateurs d'Ordres nouveaux, tels que le fondateur de l'Oratoire, qui accentuent l'organisation démocratique, le fondateur de la Compagnie de Jésus marque sa congrégation d'un caractère essentiellement monarchique et aristocratique. La conception même de la nouvelle fondation, la complexité des fonctions qui lui étaient assignées, son caractère international, cette exemption de beaucoup de règles canoniques, que saint Ignace et Lainez avaient demandée comme une condition d'activité plus libre et plus souple, requéraient, sans doute, comme moyen d'harmonie et d'unité dans l'action, l'existence d'un lien intérieur plus solide. D'ailleurs, ainsi que l'a reconnu un historien protestant, au moment où se constitua la Compagnie de Jésus, l'Église pouvait à bon droit s'effrayer du désordre que la Réforme protestante et la Renaissance avaient apporté dans l'édifice religieux légué par le passé ; c'est à ce besoin d'ordre et de règle, qui semblait alors le besoin primordial de la société chrétienne, que la Compagnie de Jésus répondit[58].

Cette organisation nouvelle ne s'établit pas, d'ailleurs, sans difficultés. Dès le principe, dit un historien jésuite, la Compagnie eut à lutter : d'abord au sujet de son nom, puis pour le manque de prières chorales. L'attaque fut vive, quoique contenue par les Papes. Le danger s'accrut, lorsque Paul IV introduisit la pratique de tenir le chœur et réduisit à trois ans la durée du généralat. Ces mesures furent abolies par ses successeurs. L'office du chœur, rétabli par saint Pie V en 1572, fut ensuite supprimé. Enfin Grégoire XIV mit un terme à toutes ces vicissitudes e confirmant, par la bulle Ecclesiæ catholicæ du 28 juin 1591, les constitutions primitives établies par saint Ignace[59]. Des difficultés plus graves encore se produisirent à propos du caractère essentiellement international que saint Ignace avait voulu dormes, à son œuvre. Afin d'interrompre la continuité, jugée dangereuse, du choix des généraux, toujours espagnols, on élut, après la mort de saint François de Borgia, Everard Mercurian. Le mécontentement des Espagnols éclata sous le général Claude Aquaviva, italien. Ils voulaient des procureurs et un commissaire général pour leur pays, avec une autorité indépendante du Général. Philippe II appuya ces prétentions ; Sixte-Quint soutint le Général. Enfin, sous Paul V, par la Constitution Quantum religio du 4 septembre 1606, l'institution primitive l'emporta[60].

Cette institution primitive était animée d'une si puissante vitalité, .qu'elle avait pu, tout en soutenant de pareils assauts, permettre aux nouveaux religieux d'accomplir des merveilles de zèle. Nul n'a décrit avec une plus haute impartialité les travaux apostoliques des premiers jésuites, que l'historien protestant Léopold de Ranke.

En Italie, leur succès est extraordinaire. Les Farnèse favorisent leur établissement à Parme ; des princesses se soumettent aux exercices spirituels d'Ignace de Loyola. A Venise, Lainez explique l'Evangile de saint Jean devant une assemblée de nobles. A Montepulciano, François Cerda exerce un tel entraînement sur quelques-uns des hommes les plus considérés de la ville, qu'ils vont mendier avec lui dans les rues. Mais en Espagne les succès des jésuites sont plus grands encore. A Barcelone, ils ont fait une conquête très importante dans la personne du vice-roi, François de Borgia, duc de Gandie ; à Valence, l'église ne suffit pas à contenir tous les auditeurs d'Araoz. D'Alcala et de Salamanque, l'Ordre s'étend bientôt sur toute l'Espagne. Les jésuites ne sont pas moins les bienvenus en Portugal. Le roi ne laisse partir pour les Indes-Orientales que l'un des deux premiers qui lui ont été envoyés ; c'est Xavier, qui va conquérir dans cette mission la gloire d'un apôtre et d'un saint. Il retient l'autre près de sa personne ; c'est Simon Rodriguez. Dans les deux cours, les jésuites rencontrent l'accueil le plus extraordinaire. Ils réforment entièrement celle du Portugal ; à la cour d'Espagne, ils deviennent tout d'abord les confesseurs des principaux personnages de la noblesse, du président du conseil de Castille, du cardinal de Tolède.

La Société se répand dans les Pays-Bas. A Louvain Lefebvre a le succès le plus décisif ; dix-huit jeunes gens, déjà bacheliers ou maîtres, offrent de quitter leur famille, l'université et leur patrie pour le suivre en Portugal[61].

L'instruction avait été jusque-là entre les mains de ces littérateurs qui, après s'être livrés longtemps aux études dans un esprit tout profane, étaient revenus plus tard prendre une direction religieuse dont Rome se défiait beaucoup et qu'elle finit par repousser. Les jésuites se consacrent à les expulser et à les remplacer. D'abord, ils sont plus méthodiques ; ils divisent les écoles en classes ; depuis les premiers éléments jusqu'au dernier perfectionnement des études, ils donnent leur enseignement dans le même esprit ; de plus, ils veillent sur les mœurs et s'attachent à former des chrétiens virils. Comme il est expressément défendu aux jésuites de demander ou de recevoir un salaire, l'instruction qu'ils donnent est gratuite, comme la parole évangélique qu'ils distribuent aux pauvres et aux riches, comme la messe qu'ils célèbrent[62].

Leurs collèges se multiplient dans tous les pays d'Europe. En 1550, l'empereur Ferdinand, comprenant que le plus sûr moyen de conserver en Allemagne la pure doctrine catholique est de donner à la jeunesse des maîtres pieux et savants, s'adresse à Ignace de Loyola. L'année suivante, treize jésuites, parmi lesquels se trouve le savant Claude Lejay, fondent à Vienne leur premier collège. En 1556, ils s'établissent à Cologne et à Ingolstadt. De ces trois villes, ils se propagent dans toutes les villes de l'Allemagne. En France, favorisés par des lettres patentes d'Henri II dès le mois de janvier 1551, les jésuites ont à surmonter une formidable opposition du Parlement et de l'Université, qui redoutent leur influence. Après la Conjuration d'Amboise, en 1560, François II songe à les opposer comme une digue à l'hérésie. Mais les adversaires de la Compagnie ne désarment pas. De toutes les raisons invoquées contre son admission légale en France, la principale est le nombre des privilèges qu'elle a reçus des Souverains Pontifes. Dans une requête adressée au Parlement, les jésuites protestent alors qu'ils ne demandent rien de plus que les Ordres mendiants, rien, par conséquent, qui soit contraire à l'Église de France et aux concordats passés entre le roi et le Saint-Siège[63]. Le 9 octobre 1560, des lettres de jussion, signées par le roi de France, déclarent homologuer les bulles octroyées à la Compagnie de Jésus par les papes Paul et Jules... dans l'espérance que le fruit qu'elle fera à Paris et autres endroits du royaume passera de beaucoup les inconvénients et incommodités portés par les avis de l'évêque de Paris et de la faculté de théologie... qu'à ces inconvénients, d'ailleurs, s'ils adviennent, il sera aisé de pourvoir par les évêques et prélats... ayant l'œil, comme ils doivent avoir, à toutes choses qui touchent l'instruction du peuple[64]. Ni ces lettres, ni d'autres lettres, émanées de Charles IX le 23 décembre 1560 et le 14 mars 1561, ne font disparaître la résistance du Parlement ; mais, forts de l'approbation royale, les jésuites fondent successivement plusieurs collèges à Pamiers (1561), à Tournon (1562), à Mauriac (1563), à Toulouse (1564), à Avignon (1565), puis à Chambéry, Lyon, Bordeaux, etc. L'ouverture à Paris du Collège de Clermont, où enseigne Maldonat, leur suscite de longs procès avec l'Université (1565-1576). La fondation de l'Université de Pont-à-Mousson couronne enfin leurs persévérants efforts dans l'enseignement de la jeunesse[65]. Plusieurs d'entre eux unissent à la fonction de professeur celle de missionnaire. Tels sont : le P. Auger, qui évangélise Toulouse, Lyon, Reims, Metz, Bourges et Paris ; le P. Possevin, qui donne des missions à Marseille sur les galères royales ; le P. Maldonat qui discute contre les ministres protestants à Sedan.

Les travaux des missionnaires français sont surpassés par ceux de l'apôtre de l'Allemagne, le bienheureux Pierre Canisius[66]. Educateur, prédicateur, organisateur et soutien de son Ordre, conseiller et directeur de princes, champion du catholicisme dans les diètes de l'en ire, nonce de Papes et publiciste, il n'a, dans ces fonctions si variées, qu'un seul but, qui fait l'unité de sa vie, à savoir, opposer à la fausse réformé une vraie et salutaire rénovation religieuse ; ce qui a porté les protestants et les catholiques à donner à son œuvre le nom de Contre-réforme. Un grand nombre de ses frères suit son exemple. Et ces hommes, dit Ranke, se montrent à la fois laborieux et mystiques, politiques et enthousiastes ; ce sont des gens que l'on aime à fréquenter ; ils s'aident les uns les autres et n'ont aucun intérêt personnel. Une semblable association, dans un même corps, de science et de zèle ; de travail et de persuasion, d'esprit de propagande et d'unité systématique, est peut-être sans exemple dans l'histoire du monde[67].

L'histoire des jésuites est désormais inséparable de l'histoire générale de l'Eglise. On les rencontrera au premier rang, avec saint François Xavier, dans ce magnifique mouvement qui, au XVIe siècle, porte un si grand nombre de missionnaires sur les côtes de l'Asie, de l'Amérique et de l'Afrique, où ils essaieront de compenser, au prix de leurs sueurs et de leur sang, les pertes cruelles que l'hérésie a fait subir à l'Eglise sur le sol de l'Europe[68].

 

 

 



[1] Petri Francisci ZINI, Boni pastoris exemplum ac specimen singulare, ex Matthœo Giberto episcopo expressum atque propositum, écrit en 1556. Se trouve dans les Opera Giberti, 1 vol. in-4°, Vérone, 1733, p. 252.

[2] BRUGÈRE, Tableau de l'histoire et de la littérature de l'Eglise, p. 803.

[3] On a voulu pieusement excuser Pie IV de népotisme, en attribuant ses faveurs pour son neveu à la prévision des services qu'il rendrait à l'Eglise. Cette explication apparaît comme inadmissible, quand on voit le Pape insister plus tard pour faire marier ce neveu (GIUSSANO, Vita di san Carlo, c. V). Toute la gloire reste à la Providence et le mérite à saint Charles. BRUGÈRE, p. 803.

[4] Voir Noctes Vaticanæ seu sermones hobiti in academia, dans les œuvres de saint Charles, 5 vol. in-f°, Milan, 1747.

[5] Des membres de sa famille. y compris le Pape Pie IV, l'ayant pressé, après la mort de son frère aîné, en 1562, de rentrer dans le monde et de s'y marier, le jeune cardinal, pour couper court à ces instances, se fit secrètement ordonner prêtre, et écrivit à son oncle : Très Saint Père, ne me blâmez pas, j'ai choisi une fiancée que j'aimais depuis longtemps et dont je désirais la possession depuis que je la connaissais.

[6] Le catéchisme romain, terminé en 1564, fut publié en 1566 par saint Pie V. Sur le développement de l'enseignement catéchistique dont le concile de Trente fut le point de départ, voir HÉZARD, Histoire des catéchismes, 1 vol. in-8°, Paris, 1900, p. 182 et s., 248 et s.

[7] BÄUMER, Hist. du bréviaire, trad. BIRON, Paris, 1905, t II, p. 145, 160-163, 168, 220, 228-230.

[8] G. LETOURNEAU, La mission de Jean-Jacques Olier et la fondation des grands séminaires, Paris, 1906, p. 2-4.

[9] THOMASSIN, Ancienne et nouvelle discipline, IIe partie, liv. Ier chap. CII.

[10] GIUSSANO, Vita di san Carlo Borromeo, l. I, c. V.

[11] G. LETOURNEAU, op. cit., p. 18.

[12] DE FALLOUX, Histoire de saint Pie V, t. II, p. 161-162 et passim.

[13] Il est juste d'ajouter que l'exécution ne répondit pas toujours à l'intention de l'auteur. Le P. Schütz, de la Cie de Jésus, dit avec raison, dans son commentaire critique, De scriptis et scriptoribus, Ingolstadt, 1761, art. Surius : Optandum fuerat ut has vitas, quales apud primœvos scriptores repererat, relinqueret. Mais le projet devait être repris avec plus de science et de succès au siècle suivant par les jésuites des Pays-Bas et aboutir aux célèbres Acta sanctorum des Bollandistes.

[14] L'ordre de Luther, dit Pastor, et en particulier la province des augustins de Saxe étaient si profondément atteints, qu'Il partir de 1521 ils se détachèrent presque en entier et tombèrent dans l'hérésie à l'exception d'un petit nombre de membres. PASTOR, VII, 239.

[15] Voir les nombreux exemples cités dans JANSSEN-PASTOR, t. I, p. 725-732.

[16] PASTOR, t. VII, p. 238-240.

[17] Pour les détails de ces diverses réformes, voir HÉLYOT, Hist. des ordres monastiques, 8 vol. in-4°. L'abbé Badiche en a donné une édition sous forme de dictionnaire, avec notes, additions et continuation ; elle forme les tomes XX-XXIV de l'Encyclopédie théologique de Migne.

[18] Il a été reconnu depuis longtemps que le nom de Teresa, foncièrement hispanique, doit s'écrire tel que l'écrivait la sainte, et c'est ainsi qu'il s'écrit universellement aujourd'hui en Espagne. Mgr POLIT, évêque de Cuença, dans l'Avant-propos des Œuvres complètes de Térèse, p. XIII. L'orthographe Theresa est due à une prétendue étymologie grecque, purement imaginaire.

[19] Histoire de sainte Thérèse, d'après les Bollandistes, 2 vol. in-8°, Nantes, Mazeau, 1882, t. I, p. 232-233. Cette histoire de sainte Térèse, dite de la Carmélite de Caen, est une des plus estimées. En 1908, M. Henri JOLY a publié, en un vol. in-12, à Paris, chez Gabalda, une vie de Sainte Thérèse. La même année, le P. Jaime PONS, S. J., a réédité avec notes critiques, introductions et appendices, la Vida de Sancta Teresa de Jesus, par François de RIBERA, 1 vol. in-8°, Barcelone, 1908. Le volume est précédé d'une étude du R. P. Louis MARTIN, Général de la Cie de Jésus, sur Sainte Térèse de Jésus, docteur mystique.

[20] Histoire de sainte Thérèse, d'après les Bollandistes, t. I, p. 244.

[21] Histoire de sainte Thérèse, d'après les Bollandistes, t. I, p. 237.

[22] Œuvres complètes de sainte Térèse, éd. POLIT, t. I, p. 66.

[23] Vie écrite par elle-même, ch. VII.

[24] Des rationalistes ont essayé de voir dans ces maladies des affections hystériques, qui expliqueraient les révélations de la sainte. Voir sur cette question le R. P. DE SMEDT, Les révélations de sainte Thérèse, dans la Revue des quest. hist. de 1884, t. XXXV, p. 533-550 et R. P. HAHN, Les phénomènes hystériques et les révélations de sainte Thérèse (Extrait de la Revue des quest. scientif., 1883). Louvain, in-8° de 183 p., 1883.

[25] Des philosophes ont tenté de donner les états mystiques de sainte Térèse une explication psychologique. Ces états réaliseraient, sous forme d'images, certains mouvements internes du sentiment : comme il arrive que dans le rêve, l'angoisse, par exemple, provoque certaines représentations aptes à la justifier... Sainte Thérèse cherche l'union avec Dieu, dit-on, à travers différents degrés d'oraison : quiétude, union, extase. Ces degrés... abolissent progressivement la conscience personnelle et réalisent intérieurement pour un temps très court la conscience de la présence divine (DELACROIX, dans le Bulletin de la société française de philosophie de janvier 1906, p. 10, p. 5). Mais, ainsi qu'on l'a fait observer justement, de pareilles conclusions viennent de ce qu'on a étudié les phénomènes mystiques non seulement comme étant dans le sujet qui en est affecté, mais encore comme étant du sujet seul ; et c'est là, sous couleur de réserve scientifique, un parti pris... D'ailleurs, il n'est pas exact que sainte Thérèse cherche à s'élever à la quiétude, etc. S'il est un fait psychologiquement certain pour tous les mystiques, c'est qu'ils ont conscience de subir une action, sans rien pouvoir par eux-mêmes pour y atteindre. (Maurice BLONDEL, Ibid., p. 16, 24. C'est ce que Sainte Térèse elle-même a souvent répété (Vie, ch. V).

[26] Le chemin de la perfection, ch. I, Edit. Bouix, t. III, p. 2.

[27] Voir la Relation de 1561-1562. Lettres III, 377, Le chemin de la perfection, VI, et les débuts des Fondations.

[28] Le chemin de la perfection, ch. III, édit. Bouix, t. III, p. 11.

[29] H. JOLY, Sainte Thérèse, p. 105.

[30] Le chemin de la perfection, VI.

[31] Cette date est remarquable par la réforme grégorienne du calendrier. Les dix jours qui suivirent étant supprimés, le lendemain de la mort de sainte Térèse se trouva le 15 octobre, ce qui explique pourquoi l'Eglise a fixé sa fête à ce jour.

[32] Le P. TACCHI VENTURI a établi, par des documents découverts à l'université de Gênes, qu'une Confrérie du Saint-Amour avait été fondée en cette ville dès l'année 1497. La confrérie de Rome ne serait donc qu'une imitation de celle de Gênes. TACCHI VENTURI, Storia della Comp. di Gesu in Italia, Rome, 1910, t. I. p. 407. Le P. BRUCKER, dans les Etudes du 5 octobre 1909, p. 25, note, et du 3 janvier 1910, p. 98-100, pense qu'on peut remonter plus haut ; car la Dévote compagnie secrète de l'Oratoire de Saint-Jérôme, fondée à Vicence en 1494, a déjà les statuts qu'on retrouve dans l'association romaine et dans la confrérie génoise.

[33] Jacob BURCKHARDT, La civilisation en Italie au temps de la Renaissance, trad. SCHMITT, t. II, p. 347. Aimer c'est savoir, dit Trithème. L'amour est la première et principale cause de notre salut, dit Sadolet.

[34] R. DE MAULDE LA CLAVIÈRE, Saint Gaëtan, p. 76.

[35] R. DE MAULDE LA CLAVIÈRE, Saint Gaëtan, p. 89. On sait que Jean-Pierre Caraffa fut élu Pape en 1555, et prit le nom de Paul IV.

[36] Constitutiones cler. reg. S. Pauli, cap. I.

[37] Ce nom leur vint de la ville de Somasco, située entre Milan et Bergame, où saint Jérôme Emilien rédigea leur règle.

[38] Ainsi nommée par saint Philippe, pour indiquer que ses membres devaient dans l'œuvre de leur réforme personnelle, s'appuyer principalement sur l'oraison.

[39] On y représentait aussi des épisodes de l'histoire sainte, avec accompagnement de musique ; d'où le nom d'Oratorio donné à ces exécutions musicales.

[40] P. Augustin THEINER, dans le Dictionnaire de théologie de WETZER et WELTE, au mot Saint Philippe de Néri.

[41] Cf. BEAUVAIS, Histoire de la vie du P. César de Bus, Paris, 1645.

[42] Ainsi appelées parce que la fondatrice les avait placées sons la patronage sainte Ursule.

[43] Est-il besoin de dire que le franciscain et le bénédictin prendront aussi leur place dans le mouvement scientifique et littéraire ?

[44] A partir du concile de Trente, dit M. Gabriel Monod, on ne peut plus séparer les jésuites de l'Eglise. Ils sont l'expression la plus complète, la plus intense, la plus concentrée de l'esprit du catholicisme. Gabriel MONOD, La place de la Société de Jésus dans l'histoire de la Réforme dans la Revue politique et littéraire du 9 octobre 1909, p. 458. Cf. BOEHMER-MONOD, Les Jésuites, Paris, 1910, p. XVIII.

[45] C'est la date proposée, après une savante discussion, par le P. Antonio ASTRAIN dans son Historia de la Compañia de Jesus en la Asistencia de España, t. I, p. 3, n° 2.

[46] Voir, dans les Exercices spirituels, la méditation des Deux étendards.

[47] C'est pendant son séjour à Alcala que l'ardeur de son zèle et les exagérations de deux femmes dont il dirigeait la conscience, le firent dénoncer deux fois à l'Inquisition et incarcérer. Cf. P. FOUQUERAY, Hist. de la Compagnie de Jésus en France, t. I, Paris, 1910, p. 6.

[48] A Salamanque nouvelles poursuites et nouvel emprisonnement, à la suite duquel Ignace se décide à quitter cette ville et l'Espagne. FOUQUERAY, op. cit., p. 7.

[49] H. JOLY, Saint Ignace de Loyola, p. 122.

[50] Cf. JOLY, Saint Ignace de Loyola, p. 122. Certains historiens se sont demandé si saint Ignace n'avait pas fait partie pendant quelque temps de l'Ordre des Théatins. Une tradition populaire l'affirme, et sainte Térèse, dans sa correspondance, emploie quelquefois le mot de théatins pour désigner les Jésuites (Lettres de sainte Thérèse, édit. du P. Grégoire de saint Joseph, t. I, p. 7, 151, 437 ; t. III, p. 350). Les plus récents historiens de saint Ignace rejettent cette hypothèse, qui n'a aucun fondement sérieux à invoquer La ressemblance du costume et l'analogie des efforts ont pu faire confondre au peuple les deux sociétés. On sait d'ailleurs que le mot théatin, auquel on donnait, par une étymologie fantaisiste, le sens d'homme de Dieu, fut à la mode à cette époque. Voir R. DE MAULDE LA CLAVIÈRE, Saint Gaétan, p. 88 et H. JOLY, Saint Ignace, p. 122 et 136.

[51] H. JOLY, loc. cit., p. 133. Saint Ignace faisait peut-être allusion, par ces mots, aux odieuses calomnies répandues à Rome contre lui et ses compagnons. Cf. FOUQUERAY, Hist. de la Compagnie de Jésus, t. I, p. 69-70.

[52] Le travail de la commission, rédigé en 1537, ne fut publié à Rome qu'en 1538, au moment même où saint Ignace y arrivait. Cf. LE PLAT, Monum trid., t. II, p. 601.

[53] Gabriel MONOD, dans la Revue politique et littéraire du 9 octobre 1909, p. 459 ; BOEHMER-MONOD, Les Jésuites, p. XXVI.

[54] Bulle Regimini dans les Instit. Soc. J., édit. de Florence, 1886-1891, t. I, p. 1 et s. — Bull. Rom., t. IV, p. 185 et s.

[55] On a prétendu que, dans cette Congrégation, Lainez avait modifié profondément l'œuvre de saint Ignace, ramenant le gouvernement de l'Institut à l'absolutisme, lui donnant pour loi fondamentale la volonté du supérieur, l'assimilant presque à ces anciennes communautés musulmanes, que l'Espagne connaissait depuis longtemps et dont on se serait inspiré (Hermann MULLER, Les origines de la Compagnie de Jésus, p. 246-258). Il parait incontestable que les Constitutions approuvées en 1556 apportèrent quelques modifications au texte primitif de saint Ignace ; mais ce ne furent que des modifications de détail, conformes aux vues du fondateur, inspirées par son esprit. Cf. JOLY, op. cit., p. 185, 186, 188, 189 ; Etudes du 5 déc. 1898.

[56] On trouvera une analyse plus détaillée des constitutions de la Compagnie dans FOUQUERAY, Hist. de la Compagnie de Jésus en France, t. I, p. 100-126.

[57] Rien n'autorise à croire, dit M. Gabriel Monod, que les jésuites eussent des constitutions et des règles secrètes à côté des constitutions officielles de l'Ordre. Les Monita secretea qu'on leur a attribués sont une satire fabriquée probablement par un jésuite polonais chassé de l'Ordre, Zohorowski, qui les publia à Cracovie en 1614. Gabriel MONOD, Mémoire lu à l'Académie des sciences morales et politiques le 16 octobre 1909. Cf. BERNARD, Les instructions secrètes des jésuites, Paris, 1903 ; Monita secreta S. J., Krakau, 1612 ; BOEHMER-MONOD, Les Jésuites, p. LII-LXX ; A. BROU, Les Jésuites de la légende.

[58] G. MONOD, Mémoire lu à l'Académie des sciences morales et politiques le 16 octobre 1909, p. 458. M. Monod ajoute, il est vrai, qu'il est permis de se demander si, par le triomphe exclusif de cette conception de l'Ordre, toute liberté n'aurait pas été détruite. Il est bon de faire remarquer que, d'après les Règles mêmes de la Compagnie de Jésus, le devoir d'obéissance s'arrête là où le supérieur commanderait quelque chose de contraire à la loi de Dieu, ubi Deo contraria præcipit homo. D'ailleurs, on ne doit pas oublier que le chap. IV des Constitutions, intitulé : De l'autorité et de la surveillance que la société doit exercer sur son général, limite expressément les pouvoirs de celui-ci. Sur les calomnies de Michelet à ce sujet, voir BOEHMER-MONOD, Les Jésuites, p. XIII-XV.

[59] R. P. ALBERS, S. J., Manuel d'histoire ecclésiastique, trad. Hedde, t. II, p. 311.

[60] R. P. ALBERS, S. J., Manuel d'histoire ecclésiastique, t. II, p. 311. — Ces querelles intestines de la Compagnie de Jésus sont racontées en détail par le P. Antonio ASTRAIN, dans son Historia de la compañia de Jesus en le asistencia de España, Madrid, 1910, t. III. Il y démontre, d'après des documents d'archives, que les menées furent l'œuvre d'un petit nombre de mécontents dont le plus célèbre fut le fameux Père Mariana, auteur de l'Hist. d'Espagne.

[61] RANKE, Hist. de la Papauté, t. I, p 220-221.

[62] RANKE, t. I, p. 229. On se plaît à dire, écrit un historien protestant et allemand, que c'est le maitre d'école prussien qui a vaincu à Sadowa et a assuré L'hégémonie de la Prusse. Avec beaucoup plus de raison peut-on dire : c'est le maître d'école jésuite qui a assuré la suprématie de la vieille Eglise dans beaucoup de pays. BOEHMER-MONOD, Les Jésuites, p. 55-56.

[63] Lettre de P. Cogordan au P. Lainez (16 juillet 1560), citée par FOUQUERAY, op. cit., t. I, p. 237. Cet acte de renonciation à leurs privilèges, dit Crétineau-Joly, plaçait les jésuites dans une position inexpugnable ; ou arguait des faveurs que Rome leur avait accordées ; ils les abandonnaient aussi explicitement que possible. Hist. de la Compagnie de Jésus, t. I, p. 325. Le dernier historien de le Compagnie en France, le R. P. Fouqueray n'admet pas cette interprétation. Non, écrit-il, tel n'est pas le sens du langage du P. Gogordan. La Compagnie ne pouvait pas renoncer à des privilèges octroyés par le Saint-Siège, comme nécessaires au libre jeu de son activité ; elle pouvait seulement consentir à en modérer l'exercice, dans le cas où quelques-uns se seraient trouvés en opposition avec les lois du royaume. FOUQUERAY, op. cit., t. I, p. 327-328. Les adversaires des Jésuites crurent ou feignirent de croire à une renonciation véritable.

[64] Cité par FOUQUERAY, I, 239-240.

[65] Voir les détails sur ces fondations dans FOUQUERAY, t. I, l. III, p. 363-616.

[66] Pierre Canisius, né à Nimègue le 5 mai 1521, mort en odeur de sainteté le 21 décembre 1597, a été béatifié par Pie IX le 24 juin 1864. Voir l'article Canisius publié par le P. LE BACHELET dans le Dict. de théol. cath. de VACANT-MANGENOT.

[67] RANKE, ibid., t. II, p. 157 ; Cf. MICAULAY, Hist. d'Angleterre, t. II, ch. VI.

[68] Afin de donner dans son ensemble l'histoire de l'apostolat dans les missions étrangères, qui se poursuit au XVIIe siècle, nous en reprendrons le récit dans notre prochain volume.