HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

TROISIÈME PARTIE. — LA RÉFORME CATHOLIQUE

CHAPITRE PREMIER. — LA RÉFORME CATHOLIQUE ET LES PAPES DU XVIe SIÈCLE (1521-1600).

 

 

Au lendemain de la mort de Léon X, en 1521, la question de la réforme, qui avait préoccupé les chrétiens du XVe siècle et que le mouvement artistique et littéraire de la Renaissance avait momentanément reléguée au second plan, recommença à agiter l'Eglise entière. Dans ces études d'érudition et de critique qui avaient tant passionné les esprits, dans ce dédain, parfois insolent, qui s'était attaqué à la scolastique décadente, dans ce mysticisme mal défini, qui avait troublé plus d'une âme, dans cet esprit d'indépendance qui se manifestait parmi les nations, dans le culte exagéré des arts et des lettres antiques, dans les trop savantes combinaisons politiques des gens d'Eglise et dans les excessives magnificences de la cour romaine, partout le bien et le mal se mêlaient d'une façon étrange, partout le besoin d'une ferme réglementation se faisait sentir. Les doctrines révolutionnaires, qu'un moine excommunié propageait sous le nom de réforme, ne faisaient qu'augmenter le désordre. Un vent d'anarchie soufflait sur les institutions et sur les âmes.

Une fois de plus, l'Eglise trouva en elle-même la puissance de se régénérer. Les Papes, si absorbés qu'ils fussent par les soucis d'une politique extérieure pleine de difficultés, ne cessèrent de travailler à cette grande œuvre, et les évêques, réunis au concile œcuménique de Trente, sous l'autorité du Pontife suprême, y mirent le sceau de leur magistère infaillible. De pieux fidèles, de saints religieux, de simples clercs, d'humbles femmes, achevèrent le mouvement de régénération, les uns en ramenant à leur austérité primitive les vieux Ordres monastiques, les autres en fondant, sous la direction de la Papauté, des Ordres nouveaux, qui luttèrent contre les hérésies, portèrent la foi dans les régions lointaines et firent fleurir en Europe la plus admirable et la plus authentique sainteté. Le triste siècle de Luther, de Zwingle, de Calvin, d'Henri VIII et d'Elisabeth d'Angleterre, fut aussi le siècle glorieux de saint Pie V, de saint Charles Borromée, de saint Ignace de Loyola, de saint François Xavier et de sainte Térèse.

 

I

Nul n'envisagea la situation avec plus de perspicacité et de courage que le premier successeur de Léon X, ADRIEN VI : Nous savons, écrivait-il dans une instruction rédigée pour son nonce Chieretaro, nous savons que le mal s'est répandu de la tête aux pieds, du Pape aux prélats ; nous avons tous dévié ; aux abus dans les choses spirituelles se sont joints des abus dans l'exercice des pouvoirs ; tout a été vicié[1].

Les mœurs de celui qui parlait ainsi contrastaient singulièrement avec celles de son prédécesseur. Un auteur contemporain raconte qu'au conclave qui suivit la mort de Léon X, comme on ne pouvait s'entendre sur le choix d'un des cardinaux présents, le cardinal Jules de Médicis, le futur Clément VII, proposa d'élire un cardinal néerlandais, Adrien d'Utrecht, professeur à l'université de Louvain, que peu connaissaient à Rome, mais qui avait la réputation d'un saint. Le cardinal Cajétan appuya ce choix, qui réunit aussitôt la majorité des suffrages[2]. Peu de temps après, l'humble prêtre prenait possession des somptueux appartements de Léon X et de Jules II. Il ne changea presque rien à son règlement de vie ; il garda auprès de lui la vieille domestique qui gouvernait son ménage. Il se levait de très bon matin, édifiait tout le inonde par la régularité de ses exercices de piété, la sobriété de ses repas, la conscience avec laquelle il traitait les affaires courantes[3]. Jamais, dit Ranke[4], Pape ne se montra plus réservé que lui et d'une conscience plus scrupuleuse dans la distribution des bénéfices ecclésiastiques. Mais lorsque Adrien VI crut devoir aborder les plus essentielles réformes, il se heurta à des difficultés insurmontables. Le Pape voulait-il supprimer les revenus excessifs attachés à certains emplois de la cour romaine ? On lui objectait qu'il ne le pouvait sans blesser les droits acquis de ceux qui avaient légalement acheté et payé à Uri juste prix ces emplois lucratifs. Se proposait-il de modifier le régime des prohibitions et des dispenses de mariage ? On lui représentait qu'il risquait, par de telles réformes, d'énerver la discipline de l'Église. Songeait-il à remanier la législation relative aux indulgences ? On lui faisait observer qu'il courait le risque, en se rendant agréable à l'Allemagne, de perdre l'Italie. A chaque tentative de réforme, il voyait surgir mille difficultés. Un courant de sympathie ne s'établit jamais entre les populations italiennes, habituées au faste des Médicis, et l'austère Pontife qui, à la vue des statues antiques, n'avait pu retenir ce cri : Proh ! Idola barbarorum ! Le péril turc, devenu très menaçant après la prise de Rhodes, et le péril français, non moins redoutable pour l'Italie à la suite de complots ourdis en Sicile, détournèrent forcément le Pape de ses projets de réforme. D'ailleurs le peu de durée de son pontificat, qui fut d'un an et demi à peine, ne lui aurait pas permis de mener à bonne fin une œuvre sérieuse. On grava sur sa tombe cette parole, qu'il avait écrite peu de temps avant sa mort : Combien n'est-il pas malheureux qu'il y ait des époques où le plus honnête homme est obligé de succomber !

En succombant, Adrien VI laissait au moins l'exemple d'un grand effort. Jules de Médicis, qui prenait sa succession sous le nom de CLÉMENT VII, allait-il savoir et pouvoir en profiter ? Italien Je race, humaniste de haute culture, initié aux affaires par les fonctions importantes qu'il avait remplies sous Léon X et sous Adrien VI, Clément VII ne rencontrait autour de lui, semblait-il, aucun des obstacles qui avaient paralysé l'action de son prédécesseur. Les instructions données d'autre part à Campeggio, son nonce à la diète de Nuremberg et à la diète d'Augsbourg[5], montrent combien vives et sincères étaient les intentions réformatrices de ce Pape intelligent, pieux et modéré[6]. Jamais peut-être, dit un historien, plus vives espérances ne furent plus complètement déçues ; le pontificat de Clément VII devait être un des plus malheureux que l'histoire connaisse. La cause doit en être cherchée dans le caractère trop indécis de ce Pontife. Là où il aurait fallu le prompt coup d'œil et l'action résolue d'un Jules II, Clément VII ne sut apporter qu'une réflexion hésitante et une décision tardive[7]. L'échec de son nonce Campeggio à la diète de Nuremberg, où il l'avait envoyé en 1524 presser l'exécution de l'édit de Worms et aviser aux moyens de réformer le clergé, semble l'avoir découragé de toute tentative d'action sur la discipline et les mœurs. Sauver au moins l'autorité temporelle du Saint-Siège semble avoir été dès lors le but de tous ses efforts. Favorable aux Espagnols, dont il était le compatriote par sa famille, et ami personnel de l'empereur, il ne sut pas arrêter à temps les envahissements successifs des troupes impériales dans la péninsule. Dans l'été de 1526, l'Italie se soulève pour sa délivrance. Le Pape est alors contraint de se mettre à sa tête contra les envahisseurs ; mais nulle tactique ne devait lui être plus fatale. En 1527, le connétable de Bourbon, avec les troupes impériales et les bandes luthériennes de Fronsberg, s'empare de Rome, qu'il saccage. Après avoir eu la douleur de combattre ses compatriotes, l'infortuné Pontife a l'humiliation de voir la Ville Sainte mise à sac par ses anciens amis, dans une campagne dont il pouvait à juste titre s'attribuer la responsabilité[8]. Une négociation avec François Ier, à qui il promit en 1533 la main de sa nièce Catherine de Médicis pour le futur Henri II, ne fut pas plus heureuse. Le roi de France eut tôt fait de s'allier au landgrave de Hesse, ce redoutable protecteur du protestantisme en Allemagne[9].

Cependant Charles-Quint, maître de toute l'Italie, réclamait avec instance la réunion d'un concile. Mais il était bien entendu, dans son idée, que ce concile serait convoqué au nom de l'empereur et délibérerait sous son influence. Dans l'entrevue qu'il eut à Bologne avec l'empereur en 1534, Clément VII, pour avoir laissé Charles-Quint prendre l'initiative d'une mesure qui lui appartenait de droit, se vit dans la douloureuse nécessité de s'opposer à la réunion d'une pareille assemblée. Qu'eût-il gagné à voir l'hérésie condamnée, s'il se mettait par là même sous la dépendance de l'autorité impériale[10] ?

Non seulement toutes les armes spirituelles et temporelles contre l'hérésie semblaient se briser dans la main de l'infortuné Clément VII, mais l'année suivante il voyait un grand royaume, l'Angleterre, se détacher de l'Église. Le tiers de l'Europe était soustrait à l'obédience du Pape. A l'est, la Hongrie, jadis boulevard de l'Europe contre l'islamisme, battue en 1529 par les Turcs à la fameuse bataille de Mohacs, et déchirée par des luttes intestines, n'existait plus comme nation.

L'excès de tant de maux produisit un réveil du sentiment national et chrétien. Tandis que les princes de l'Europe se concertaient pour résister à une invasion possible des Turcs, la vie religieuse et le zèle apostolique se renouvelaient dans l'Église par la fondation des Théatins, des Capucins, des Somasques, des Barnabites, et quand le plus malheureux des Papes[11] descendit dans la tombe, la plus militante des congrégations religieuses, la Compagnie de Jésus, venait de naître.

 

II

Un Pape que sa jeunesse mondaine ne semblait pas avoir prédestiné au rôle de réformateur, profita de ce mouvement. Le successeur de Clément VII, PAUL III, qui, sous son nom familial d'Alexandre Farnèse, avait brillé jadis à l'école de Pomponius Lætus et dans la société de Laurent de Médicis parmi les élégants humanistes, n'avait gardé de ses études et de ses hautes relations, qu'un air de noblesse et de grandeur, des manières pleines de distinction, qui le rendirent sympathique à tous. Elu Pape à l'âge de soixante-six ans, il comprit la gravité de ses devoirs. Sa première préoccupation fut d'épargner à l'Europe et à l'Eglise les malheurs d'une invasion musulmane. Il s'appliqua, avec une circonspection et une adresse consommées, dans l'entrevue de Nice, à réconcilier Charles-Quint et François Ier négocia le mariage d'un de ses neveux avec une fille naturelle de l'empereur et celui d'une de ses nièces avec un prince du sang français, le duc de Vendôme. Puis, tandis que les troupes impériales écrasaient les armées levées par la Ligue de Smalkalde, il consacra tous ses efforts à l'œuvre de la réforme. Par la nomination d'une commission d'études, où figuraient les illustres cardinaux Sadolet, Pole, Contarini et Caraffa[12], par l'approbation donnée l'Institut des Jésuites en 1510, par la réorganisation du tribunal de l'Inquisition en 1542[13], par l'institution d'une censure rigoureuse des livres et la publication d'un Index en 1543[14], enfin par l'ouverture du concile de Trente en 1545, Paul III fit entrer la question de la réforme catholique dans la voie des réalisations positives. Il publia de nombreuses bulles pour remédier à divers abus[15], et, s'attaquant à ceux qu'il voyait de plus près et qui n'étaient pas des moins difficiles à abolir, il exhorta les cardinaux à faire sur eux-mêmes et dans toute la cour romaine une réforme exemplaire[16]. Il s'appliqua à faire entrer au Sacré Collège les hommes les plus méritants. D'imprudentes faveurs accordées à des membres de sa famille[17] furent les grandes fautes de sa vie. Ces fautes lui coûtèrent des larmes amères. Il mourut en murmurant tristement les paroles du Psalmiste : Si mei non fuerint dominati...

 

Les membres du Sacré Collège, en posant la tiare sur la tête du cardinal del Monte, qui avait donné des preuves de sagesse et d'énergie, eurent sans doute l'espoir de communiquer un nouvel essor au mouvement de réforme. Mais les responsabilités des situations suprêmes, qui stimulent et mûrissent les uns, déconcertent et abattent les autres. Ce fut le cas du nouveau Pape. En souvenir de Jules II, dont il avait été le camerlingue, il prit le nom de JULES III.

L'ambitieuse et remuante famille des Farnèse, comblée de richesses et de dignités par Paul III, troublait l'Italie, négociait des alliances avec le roi de France, provoquait les représailles de l'empereur. Nous n'aurions jamais cru, écrivait le Pape[18], que Dieu nous affligerait ainsi. D'autre part, l'attitude prise au concile par certains évêques et surtout par les députés allemands l'inquiétait[19]. La suspension de l'assemblée, qu'il dut décréter en 1552, parut le délivrer d'un pénible souci. A partir de cette époque, le Pontife, abattu, parut se désintéresser de plus en plus des affaires publiques. Retiré dans une villa, qu'il avait fait construire près de la Porte du Peuple, il sembla oublier le reste du monde, sauf, hélas ! ses proches et quelques-uns de leurs amis, pour leur prodiguer outre mesure les dignités et les privilèges.

Ce fut pour parer à toute apparence de pareils abus que le vertueux et austère Marcel Cervini, élu Pape le 11 avril 1555 sous le nom de MARCEL II, commença par écarter de lui les membres de sa famille, et par régler avec économie les dépenses de sa cour. L apparut à tous, dit un historien, comme l'âme de cette réforme de l'Église dont tant d'autres n'étaient que les prôneurs[20]. La mort le ravit à l'Église après 21 jours seulement de pontificat, au moment où il préparait un mémoire détaillé sur la restauration de l'Eglise. Les Romains lui appliquèrent le vers du poète sur un autre Marcel :

Ostendent terris hunc tantum fata, neque ultra

Esse sinent.

On lui donna pour successeur un vieillard de soixante-dix-neuf ans, mais qui portait dans tout son extérieur, dans la ferme attitude de son corps, dans sa démarche rapide, dans le feu de son regard, toute l'ardeur de la jeunesse. C'était Jean-Pierre Caraffa, qui avait fondé, avec saint Gaétan de Thiène, l'Ordre des Théatins, et qui, de concert avec le cardinal Jean Alvarez de Tolède, avait déterminé Paul III à réorganiser l'Inquisition. Il prit le nom de PAUL IV. L'incorruptible et rude vieillard, qui avait conscience de n'avoir pas fait la moindre démarche pour être Pape, affecta toujours de se considérer comme directement élu, non par Son activité le Sacré Collège, mais par Dieu. Dans sa bulle d'avènement, il prêta le serment solennel de mettre un soin scrupuleux à ce que la réforme universelle de l'Église et de la cour romaine fût exécutée. Le jour même de son sacre, il envoya deux moines du Mont-Cassin en Espagne pour y restaurer la vie monastique. Il institua une Congrégation pour la réforme universelle, et communiqua aux différentes universités les articles sur lesquels cette commission devait délibérer. Le peuple de Rome, qu'il avait exempté de diverses taxes, lui éleva une statue.

L'ardeur généreuse et quelque peu excessive du vigoureux réformateur allait lui être un piège. Nul plus que le vieux Pontife, qui avait connu la libre Italie du XVe siècle, ne supportait avec indignation le joug de la domination espagnole. Un de ses neveux, Charles Caraffa, qui avait des griefs personnels contre Philippe II, lui fit part de son ressentiment. Le Pontife patriote se jure alors de rendre à son pays sa vieille indépendance, déclare la guerre à Philippe, et, trompé par l'extérieur hypocrite de son neveu, Charles, soldat adonné à tous les vices, l'élève au cardinalat. Un second de ses neveux est nommé duc de Palliano ; un troisième, marquis de Montebello. Encore une fois le népotisme, cette plaie de l'Église depuis Sixte IV, sembla compromettre toute l'œuvre réformatrice du Pontife.

La défaite des troupes pontificales et l'invasion des États de l'Église par le duc d'Albe, en septembre 1556, obligèrent Paul IV à mettre fin à ses entreprises belliqueuses. Il ouvrit enfin les yeux sur la conduite honteuse de ses neveux. Un jour qu'il parlait de réforme à ses cardinaux : Saint Père, lui dit le cardinal Pacheco en l'interrompant, il faut commencer cette réforme par vous-même. Cette parole frappa son âme droite et sincère. Le 27 janvier 1559, il convoque le Sacré Collège, prend Dieu à témoin qu'il ne connaissait pas l'infamie de ses neveux lorsqu'il les a comblés de dignités, et aussitôt les prive de tous leurs emplois et exile leurs familles. Charles Caraffa est expulsé de force par la garde suisse. La jeune marquise de Montebello, trouvant son palais fermé, est obligée d'errer sans asile, jusqu'à ce qu'une pauvre auberge veuille bien lui accorder l'hospitalité[21].

Paul IV s'adonna ensuite à la réforme de l'Église avec la même inexorable rigueur[22]. On frappa en son honneur une médaille où l'on voyait le Christ chassant à coups de fouet les vendeurs du Temple. Il se vantait de ne pas passer un seul jour sans frapper un abus ; et il faut bien reconnaître qu'un grand nombre de ses ordonnances de réformation sont si bien conçues, qu'elles ont passé dans les décrets du Concile de Trente. Son attention se porta de préférence sur l'institution de l'Inquisition, qu'il avait travaillé à réformer et à fortifier[23]. Il ne manquait jamais, chaque jeudi, d'assister aux réunions du Saint-Office. Il soumit à sa juridiction de nouveaux délits et lui donna le droit d'appliquer la torture pour découvrir les complices. Il veilla surtout à ce que les inquisiteurs ne fussent jamais arrêtés par des considérations de personnes et n'hésita pas à citer devant ce haut tribunal ecclésiastique des barons et des cardinaux.

Le 18 août 1559, terrassé par la maladie, il eut le courage de réunir une dernière fois le Sacré Collège autour de son lit de mort et expira en lui recommandant la cause du Saint-Siège et de l'Inquisition. En apprenant sa mort, le peuple de Rome, qui se souvenait des vices de ses neveux et qui lui attribuait l'invasion des États de l'Église par les troupes espagnoles, brisa sa statue et mit le feu au palais du Saint-Office[24].

 

III

Un des premiers soins de PIE IV fut de reprendre, par des procédés moins brusques, l'œuvre de la réforme. Il était fils d'un modeste fermier de l'État, Bernardin Medici. Doux, pacifique, d'un commerce aimable, il présentait avec son prédécesseur un contraste frappant. Il n'eût sans doute pas osé aborder de lui-même l'œuvre de restauration disciplinaire, que la forte main de Paul IV avait si vivement mise en train, mais il n'abolit aucune des ordonnances de son prédécesseur et se contenta de mettre beaucoup de mesure et de douceur dans l'application qu'il en fit. Il n'aimait pas l'Inquisition, et déclarait ouvertement sa manière de voir à ce sujet, mais il ajoutait que de savants théologiens ayant approuvé ce moyen suprême de combattre l'hérésie, il n'avait pas à revenir sur ce qui avait été institué.

Une seule fois on le vit recourir à des mesures très rigoureuses ; encore doit-on les attribuer à une pression de l'opinion publique plutôt qu'à sa propre initiative. Les rigueurs dont Paul IV avait usé contre les membres de sa famille n'avaient point apaisé la haine que le peuple nourrissait contre les Caraffa. Un triste drame de famille appela l'attention sur eux. Le duc de Palliano ayant tué par jalousie sa propre femme, le procès instruit contre lui à ce sujet fut une occasion de ressusciter d'autres accusations, de faux, de malversations de toutes sortes, de meurtre et de brigandage. Ce fut bientôt le procès de toute la famille du Pontife défunt. On eût dit que tous les ressentiments accumulés dans l'âme populaire depuis trois quarts de siècle par les mauvais neveux des Papes, les Riario, les Rovère, les Borgia, les Médicis et les Farnèse, se déchaînaient contre les Caraffa. De fait, les pièces du procès, qui nous sont parvenues, montrent que l'accusation dépassa souvent les bornes de la justice et de la vérité. Saint Pie V fit plus tard réviser le procès et punir le rapporteur[25]. Le marquis de Montebello échappa au supplice par la fuite, mais le duc de Palliano, le cardinal Charles Caraffa et deux de leurs proches parents furent mis à mort. Cet exemple terrible mit fin à un abus dont l'origine s'explique, mais dont les résultats avaient été des plus dommageables pour l'Église et pour la société.

Pie IV, il est vrai, n'avait point paru lui-même exempt de népotisme. En accumulant les dignités sur la tête de son neveu Charles Borromée, en l'appelant auprès de lui et en l'associant à son gouvernement, il entendait en faire un des grands personnages de la cour romaine. La grâce de Dieu en fit un saint. Les qualités du neveu couvrirent dès lors ce qu'il pouvait y avoir de défectueux ou d'anormal dans sa précoce élévation. C'est à saint Charles Borromée autant qu'à Paul IV qu'il faut attribuer la formation du collège de huit docteurs qui devint plus tard la consulta, les efforts accomplis pour obtenir des évêques la résidence, l'habileté avec laquelle on déjoua les manœuvres de l'empereur et de la cour de France, demandant le mariage pour les prêtres et la communion sous les deux espèces pour les laïques[26]. C'est saint Charles encore qui déjoua les prétentions des princes favorables aux protestants, réclamant un concile nouveau. C'est par sa décisive intervention que les travaux de l'assemblée interrompue furent repris au jour de Pâques de 1561[27]. Bref, la promptitude, le zèle, la prudence et la régularité que l'on remarqua dans la conduite de toutes les affaires temporelles et spirituelles furent dus à l'initiative de l'énergique cardinal.

La bulle Benedictus Deus, du 26 janvier 1564, qui confirma toutes les décisions du Concile de Trente, l'institution d'une congrégation destinée à en interpréter et en exécuter les décrets, le promulgation des règles de l'Index, l'imposition d'une profession de foi à tous les ecclésiastiques et à tous les professeurs ou gradués d'une faculté quelconque, et enfin l'impulsion donnée à la fondation des séminaires, que Paul IV disait avoir été décrétés par inspiration divine[28] ; tels furent les derniers actes de ce grand pontificat.

Avec le cardinal Charles Borromée, la sainteté était entrée dans les conseils du Chef de l'Église ; avec Michel Ghisleri, qui prit le nom de Pie V, elle monta sur le trône pontifical. Né dans une, humble famille, à Bosco, près d'Alexandrie, religieux dominicain à quatorze ans, chef suprême de l'Inquisition sous Paul IV, il avait partout donné l'impression d'une vertu austère, d'une charité sans bornes, d'une piété angélique. Saint Charles Borromée déclare avoir beaucoup contribué à son élection. Lorsque, dit-il, la piété, la vie irréprochable et la sainteté du cardinal d'Alexandrie me furent connues, je pensai que la république chrétienne ne pouvait être mieux gouvernée que par lui, et je lui consacrai tous mes efforts[29]. Le fardeau du gouvernement de l'Église, loin de détourner le nouveau Pape de la pratique des vertus, ne fut qu'un stimulant de plus à sa piété. Le peuple, en voyant passer aux processions le saint Pontife, dont les traits fortement accusés, les yeux enfoncés dans l'orbite révélaient les vertus austères, tandis que la pureté de son regard et la douceur de son sourire exprimaient la bonté de son cœur, ne pouvait se défendre d'un sentiment d'admiration et de sympathie pour son nouveau Pape. Pie V avait pour maxime qu'on ne gouverne les autres qu'en se gouvernant soi-même. Il commença la réforme par les plus hauts dignitaires du clergé. Il ne permit pas qu'aucun de ses parents sortît de la médiocrité de sa condition. La réforme de la cour pontificale, depuis si longtemps désirée, fut enfin réalisée sous son gouvernement. De la cour romaine, la restauration des mœurs ecclésiastiques et de la discipline s'étendit à tout le clergé. Pie V accorda très peu de dispenses, peu de privilèges, peu de faveurs. Un auditeur-général fut chargé de lui faire un rapport sur tous les archevêques et évêques qui ne résideraient pas dans leur diocèse[30]. Les curés reçurent l'ordre, sous les peines les plus sévères, de ne pas abandonner leurs églises paroissiales[31]. Les relations des moines avec l'évêque du lieu furent prévues et réglées[32]. La plus stricte clôture fut imposée aux religieuses. Comme l'immixtion des laïques avait été une des causes les plus fréquentes de la décadence des églises et des monastères, le vigilant Pontife défendit toute inféodation des possessions de l'Église, sous quelque prétexte que ce fût, et prononça l'excommunication contre tous ceux qui favoriseraient de telles opérations, ne fût-ce que par un conseil[33].

Ce que la sainteté du Pape opérait dans le gouvernement de l'Église universelle, la sainteté de plusieurs évêques et religieux l'opéra dans les diocèses et dans les monastères et, par là, dans le monde laïque. Saint Charles Borromée, par la fondation des séminaires, par ses nombreux synodes, et surtout par sa vie exemplaire, renouvelait le clergé, tandis que l'Ordre naissant des Jésuites et la pieuse congrégation des Oratoriens répandaient dans toutes les classes du monde laïque le goût d'une vraie et solide piété.

Le saint Pape, qui n'oubliait pas le rôle essentiel de la prière liturgique et de l'enseignement catéchistique dans la vie de l'Église, publia un nouveau bréviaire et un nouveau missel, rédigés d'après les manuscrits les plus vénérables et les phis authentiques qu'on put trouver à la bibliothèque vaticane et qu'on fit venir d'ailleurs[34]. Il veilla à ce que les principales propositions dogmatiques du concile de Trente fussent mises à la portée de tous au moyen du catéchisme romain.

Après cette œuvre de rénovation intérieure, dont on peut dire qu'elle fut l'objet principal de ses labeurs, Pie V se préoccupa de la situation générale de l'Église, menacée au dehors par les Turcs, déchirée au dedans par l'hérésie. On sait comment, après avoir, au prix de mille efforts, groupé les armées des nations chrétiennes sous le commandement de Don Juan d'Autriche, il eut le bonheur de voir, par une révélation surnaturelle, une grande victoire, remportée sur la flotte ottomane, à Lépante, le 7 octobre I571, mettre fin à la prépondérance maritime des Turcs. Il institua, à cette occasion, la fête de N.-D. de la Victoire, devenue, sous Grégoire XIII, la fête de N.-D. du Rosaire.

Trois grandes nations catholiques, la France, l'Italie, et l'Espagne, avaient jusqu'ici résisté à l'hérésie. Pie V envoya au roi de France, Charles IX, des troupes contre les huguenots. Pour la préservation de l'Italie et de l'Espagne, il ne vit d'autre salut que dans l'organisation prudente et ferme de l'Inquisition. S'il encouragea les princes, et notamment Philippe II à combattre l'hérésie, il faut reconnaître qu'il sut résister au roi d'Espagne lorsque celui-ci voulut faire du Saint-Office un instrument de gouvernement ou apporter dans la poursuite des hérétiques et des infidèles un zèle mal réglé. On le vit arracher l'archevêque de Tolède, Carranza, aux mains de l'Inquisition Royale[35], faciliter la réconciliation des Judaïsants relaps, assurer l'Eucharistie aux condamnés à mort[36], et rappeler au roi les stipulations des Papes pour la protection et l'évangélisation pacifique des Indiens d'Amérique[37]. Pour éviter les immixtions fâcheuses des rois catholiques dans les choses de l'Église, il ordonna de publier, non plus seulement à Rome, mais dans toute l'Église, au Jeudi-Saint, l'antique bulle, dite de la In cœna Domini[38], résumé du vieux droit public de cette République Chrétienne qui s'en allait[39].

Mais les deux grandes nations arrachées à l'Église par l'hérésie ne cessaient d'être l'objet de ses sollicitudes les plus douloureuses. Par les négociations de son habile légat Commendon auprès de l'empereur Maximilien II, et surtout par les encouragements donnés aux missions et aux collèges catholiques, Pie V prépara la réaction catholique de l'Allemagne au siècle suivant. L'aide morale qu'il avait accordée à Marie Stuart et ses efforts pour susciter une résistance efficace des catholiques contre le despotisme religieux d'Élisabeth, n'avaient malheureusement pas été secondés[40]. Il rêvait, au moment de mourir, d'une expédition en Angleterre, à la tête de laquelle il aurait voulu marcher lui-même, et une de ses dernières paroles fut celle-ci : Dieu suscitera bien, du sein des pierres, s'il le faut, l'homme dont nous avons besoin.

 

IV

Saint Pie V mourut le 1er mai 1572. L'homme providentiel qu'il avait espéré ne se rencontra pas. Mais l'impulsion donnée à la réforme catholique dans l'Église entière était telle, qu'un Pontife médiocre, venant après ce grand Pape, se serait senti entraîné lui-même dans le mouvement. Médiocre, Hugues Buoncompagni, de Bologne, qui prit le nom de GRÉGOIRE XIII, ne le fut à aucun titre. Sa jeunesse avait été mêlée aux plaisirs et aux affaires du siècle[41], mais son sacerdoce fut immaculé et son pontificat fut vraiment grand. Par le développement qu'il donna aux œuvres d'éducation et d'enseignement, il assura la continuation et l'extension de la réforme opérée par saint Pie V. Les congrégations religieuses qui venaient de se fonder lui offraient de nombreux ouvriers, admirablement préparés à cette œuvre. Il les utilisa. Il fonda à Rome des collèges pour les Anglais, les Allemands[42], les Grecs et les Maronites. Il créa ou rebâtit en divers pays vingt-trois autres collèges, entre autres ceux de Vienne, de Prague, de Grätz, d'Olmutz et de Wilna. Sa sollicitude scolaire s'étendit jusqu'au Japon. Du collège romain, fondé en 1550 par saint Ignace, il voulut faire le Collège de toutes les nations. Le jour de l'inauguration, on y entendit vingt-cinq discours prononcés en diverses langues. En 1584, on ne comptait pas moins de deux mille sept cents élèves dans ce collège désormais célèbre, d'où devaient sortir près de cinq cents archevêques ou évêques, plus de cinquante abbés ou généraux d'ordre et onze martyrs.

Dans chacune de ces fondations, on remarqua la largeur d'esprit du Pontife. Au collège grec, où devaient être reçus des jeunes gens de treize à seize ans, non seulement de tous les pays soumis à la domination chrétienne, mais aussi de ceux qui dépendaient d'un gouvernement schismatique ou infidèle, il voulut qu'on donnât des professeurs grecs. Les élèves étaient revêtus du caftan et du bonnet vénitien ; on devait les élever tout à fait à la manière des Grecs, afin qu'ils eussent constamment la pensée qu'ils étaient destinés à retourner dans leur patrie. On devait leur laisser leur rite aussi bien que leur langue[43]. Toujours préoccupé de l'extension de l'influence catholique en Orient, Grégoire XIII fonda une imprimerie pour cinquante langues orientales, et envoya chercher des manuscrits en Egypte, en Ethiopie et divers autres pays d'Orient. En 1582, il publiait l'édition officielle du Corpus juris canonici, dont Pie V avait, dès 1566, ordonné la révision.

La plus connue de ses réformes est celle qu'il apporta au calendrier. Cette réforme était désirée depuis longtemps. Depuis 325, en effet, le calendrier julien s'était mis en retard de dix jours. Le Concile de Trente, en fixant certaines grandes fêtes d'après leur rapport avec les saisons, avait rendu la révision indispensable. Un astronome calabrais, Luigi Lilio, avait indiqué une méthode simple et facile pour remédier aux inconvénients du précédent calendrier. Le Pape fit étudier le projet par une commission de savants et, après l'avoir communiqué aux cours catholiques, publia solennellement la réforme par la bulle du 13 février 1582.

Peu de temps avant sa mort, l'infatigable réformateur faisait publier une nouvelle édition du Martyrologe, soigneusement corrigée par le savant cardinal Baronius.

De telles entreprises ne s'étaient pas accomplies sans entraîner des dépenses énormes. Baronius a calculé que l'appui que Grégoire XIII avait donné à de pauvres jeunes gens pour faire leurs études lui avait coûté deux millions. Lorenzo Priuli évalue à 200.000 scudi les sommes employées chaque année par lui à des œuvres pies. Les vingt-deux collèges de jésuites qu'il avait fondés, avaient grossi considérablement son budget. D'autre part, le sévère réformateur avait fermement résolu de ne jamais recourir, pour relever sa situation financière, à de nouveaux impôts, ni à des concessions spirituelles, ni à la vente des biens de l'Église. Quel autre moyen imaginer ? Grégoire, guidé par une conception trop absolue de la justice sociale, considéra qu'une grande partie des châteaux et des biens des seigneurs dépendant du Saint-Siège devait être dévolue au patrimoine pontifical, soit par l'extinction de la ligne qui en avait été investie, soit par suite de l'inexécution des charges imposées aux bénéficiaires de ces biens. Instituer des commissions de révision et faire restituer les biens indûment possédés : rien ne paraissait plus logique en théorie ; rien n'était plus difficile et plus périlleux en pratique. Des réclamations et des procès surgirent de toutes parts. Beaucoup de nobles menacés se soulevèrent pour défendre leurs propriétés. Dans le désordre qui s'ensuivit, les anciennes factions ressuscitèrent. On vit apparaître, l'air menaçant et le poing sur la dague, dans les églises comme sur les places publiques, le Guelfe portant la plume sur le côté droit de son chapeau, et le Gibelin l'arborant sur le côté gauche. Des nobles s'organisèrent en bandes de brigands, sous la conduite de grands seigneurs tels que les Piccolomini, les Malatesta et les Orsini. Perdu pour perdu, s'écriait l'un d'eux en face du Pape, j'aurai du moins la satisfaction de me défendre. De vulgaires bandits prirent des airs chevaleresques. Un certain Marianazzo, refusant le pardon qui lui était offert, disait : J'aime mieux vivre en bandit, j'y trouve plus de considération et de sécurité.

Le Pape, comprenant la faute politique qu'il avait commise, abandonna toutes les procédures en matière de confiscation. Mais il était trop tard. Grégoire, d'ailleurs, ne fut jamais un politique heureux. La ligue qu'il avait essayé de former contre les Infidèles s'était dissoute ; Venise l'avait abandonnée pour faire la paix avec les Ottomans ; Philippe II lui-même avait conclu une trêve avec les Turcs. Les démarches faites par Grégoire pour s'opposer à la persécution d'Elisabeth, pour soutenir la Ligue en France, pour intervenir en Portugal entre les compétiteurs à la royauté, ne furent pas plus couronnées de succès. On l'entendait souvent, dans sa dernière maladie, s'écrier : Tu exsurgens, Domine, misereberis Sion : Vous vous lèverez, Seigneur, et vous aurez pitié de Sion. Mais les insuccès diplomatiques de Grégoire XIII ne doivent pas faire oublier l'importance inappréciable de ses grandes réformes.

 

V

Les discordes intestines qui troublaient l'État de l'Église à la mort de Grégoire XIII étaient superficielles. Une main forte allait bientôt suffire à les faire disparaître. Au fond, l'Église romaine, affadie et obscurcie à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, venait de réapparaître enfin, grâce aux pontificats de saint Pie V et de Grégoire XIII, comme le sel de la terre et la lumière du monde. Un autre grand Pontife, SIXTE-QUINT, entreprit de lui rendre, sous des formes nouvelles, la forte organisation intérieure et l'hégémonie politique et sociale qu'elle avait perdues depuis le Moyen Age.

Rien n'indique que Sixte-Quint ait exercé, comme on l'a dit, le métier de porcher. Fils d'un humble jardinier, dans la Marche d'Ancône, il est possible qu'il ait gardé les troupeaux dans sa première enfance. Ce qu'on sait de certain sur sa jeunesse, c'est qu'à 9 ans, il entra au couvent des Franciscains à Montalto, qu'à 12 ans il y prit l'habit de moine, qu'il y fit de rapides progrès, et qu'à 19 ans, il avait une réputation de prédicateur. Les sermons qu'il donna dans l'église des Saints-Apôtres, à Rome, pendant le carême de 1552, révélèrent une éloquence peu commune, une science théologique profonde et surtout une connaissance des hommes et des choses étonnante chez un moine de 30 ans à peine. Saint Ignace de Loyola et saint Philippe de Néri, qui l'avaient entendu, le prirent en amitié ; le cardinal Caraffa, futur Pape sous le nom de Paul IV, et le cardinal Ghisleri, qui devait être saint Pie V, le visitèrent souvent dans sa cellule ; la noble famille des Colonna se fit gloire d'entretenir des relations avec lui. Tous pressentaient en Fra Felice Peretti, — c'était le nom du jeune moine, — un homme destiné à devenir un jour une colonne de l'Église de Dieu. Successivement prieur, général de son Ordre, évêque et cardinal, il fut enfin, à la mort de Grégoire XIII, élu Pape à l'unanimité des suffrages.

La répression du brigandage fut la première de ses préoccupations. Grâce à des châtiments salutaires, grâce surtout à une entente, qu'il sut obtenir et exiger au besoin des autres États de la péninsule, les bandes de brigands disparurent.

Le mauvais état des finances était la seconde plaie du domaine pontifical. Sixte-Quint y remédia par un système financier que nous n'avons pas à exposer ici et dont les principaux éléments étaient la vénalité de nombreuses charges et l'organisation de monti ou caisses de fonds d'État, amortissables ou non. Un contrôle actif et vigilant pouvait seul parer aux inconvénients de ce système. Le nouveau Pape était capable de l'exercer. Les charges vénales ne furent concédées qu'à des personnes capables et dignes ; la gestion des monti fut soumise à une surveillance rigoureuse. Bientôt, un trésor de trois millions d'écus d'or et d'un million d'écus d'argent témoigna du succès de ces opérations. Ses réformes dans le haut gouvernement de l'Eglise.

Le rétablissement de l'ordre public dans l'État de l'Église et la reconstitution des finances pontificales n'étaient, dans la pensée de Sixte-Quint, que des mesures préalables.

Le gouvernement central de l'Église ne répondait plus aux besoins nouveaux. La multiplicité et la diversité des affaires que le Pape avait à traiter, exigeaient désormais qu'il pût s'entourer de quelques hommes spécialement compétents, pour les régler à part les unes des autres. La création des deux congrégations du Concile M de l'Index, par Pie IV et par Pie V, avait été inspirée par  cette considération. Sixte-Quint, non seulement confirma et amplifia les pouvoirs de ces deux congrégations, mais généralisa le système et répartit les différentes affaires en quinze congrégations, qui constituèrent comme autant de ministères. Il s'occupa aussi de l'organisation et du recrutement du Sacré Collège ; il fixa le nombre des cardinaux à 70, les divisa en trois ordres : 6 évêques, 50 prêtres et 14 diacres, et exigea pour l'admissibilité au cardinalat, que le candidat eût porté la tonsure au moins une année et reçu les ordres mineurs. Sixte-Quint agrandit l'Imprimerie vaticane et lui fit publier une édition officielle de la Vulgate, œuvre considérable et difficile, qui fut achevée en 1590.

Plus les États européens se constituaient d'une manière autonome, plus il importait que Rome, centre de la chrétienté, imposât sa suprématie par sa majesté souveraine. Sixte rêva de faire une Rome si grande et si belle que tous, rois et sujets, en la visitant, reconnussent en elle la capitale du monde. Les aqueducs colossaux qu'il fit construire, à l'imitation des anciens Csars, l'obélisque monumental qu'il fit dresser en face de la basilique du Vatican, la majestueuse coupole de Saint-Pierre, qu'il. avait si grande hâte de voir planer dans l'immensité des airs, et à l'achèvement de laquelle il employa six cents ouvriers travaillant jour et nuit, l'érection sur le capitole d'une antique Minerve, à laquelle il fit arracher la lance qu'elle portait pour lui mettre en main une énorme croix, tant d'autres travaux auxquels le nom du grand Pape reste encore attaché, n'ont eu qu'un but, celui que rappelle une inscription posée déjà par Jules II dans la Strada Julia : montrer la majesté de la souveraine domination nouvellement reconquise.

Les projets de Sixte-Quint allèrent plus loin. Il s'était flatté de mettre fin à l'empire turc. Il avait noué des intelligences en Orient avec la Perse et pensait que la Russie elle-même se joindrait aux nations catholiques dans cette entreprise. Il se berça aussi de la pensée de conquérir l'Égypte. Il conçut le dessein d'une jonction de la mer Rouge avec la Méditerranée et, par là, du rétablissement de l'ancien commerce du monde.

Il ambitionna d'organiser des pèlerinages réguliers de tous les pays, y compris l'Amérique, à la ville de Rome, ville universelle et capitale du-monde. Le temps et les forces ne permirent pas au grand Pontife de poursuivre efficacement tous ces desseins, dont quelques-uns étaient peut-être chimériques ; mais à ne considérer Eue les œuvres qu'il a menées à bonne fin, on est saisi d'admiration en pensant que cinq années de pontificat ont suffi à ce grand Pape pour les réaliser.

Les pontificats d'URBAIN VII (1590), de GRÉGOIRE XIV (1590-1591) et d'INNOCENT IX (1591) furent trop courts pour leur permettre de poursuivre l'œuvre réformatrice de saint Pie V, de Grégoire XIII et de Sixte-Quint. Le pieux et laborieux CLÉMENT VIII en fut malheureusement détourné par de nombreuses et graves préoccupations de politique extérieure : réconciliation du roi de France Henri IV avec le Saint-Siège, négociations en vue de la paix entre l'Espagne et la France, recouvrement du fief de Ferrare, exécution de la fameuse Béatrice Cenci et de ses complices[44]. Clément VIII eut cependant le loisir de publier une nouvelle édition du bréviaire, de faire réviser le texte de la Vulgate, et d'établir une congrégation particulière pour les controverses sur la grâce.

La célébration du grand jubilé de 1600, qui amena à Rome trois millions de pèlerins, attesta la vénération dont jouissait le Saint-Siège à la fin du XVIe siècle. Après la Rome du Moyen Age, qui gouvernait les princes et les peuples en vertu d'un droit international accepté par tous, la Rome des temps modernes, s'imposant au monde par la centralisation de son gouvernement spirituel, par le prestige de sa grandeur morale et par son influence souveraine, était fondée.

 

 

 



[1] RAYNALDI, XI, 363.

[2] SANUTO, t. XXXIII.

[3] In sacrificio quotidianus et matutinus est. Ira non agitur, jocis nen lucitur. Neque ob pontificatum visus est exultasse ; quin constat graviter ilium ad ejus famam nuntii ingemuisse. SANUTO, t. XXXIII, Litteræ directivæ ad cardinalem de Flisco.

[4] RANKE, Histoire de la Papauté, I, 94, 95.

[5] JANSSEN, I, 847 et s. ; III, 183 et s. ; RANKE, I, 107-108.

[6] PASTOR, Histoire des Papes, VII, 6.

[7] PASTOR, Histoire des Papes, VII, 6 ; J. FRAIKIN, Nonciatures de Clément VII, Paris, 1006, t. I, p. LII, LXXIX.

[8] GUICHARDIN, XX, 2. Charles-Quint, mécontent de l'alliance de Clément VII avec François Ier, avait juré de se venger de ce vilain Pape. Dépêche de l'ambassadeur vénitien Contarini, citée par FRAIKIN, l. XXXV. Voir les détails de cette campagne dans les dépêches diplomatiques publiées par FRAIKIN, t. I, 360-394.

[9] RANKE, I, 117-118.

[10] Sur l'entrevue de Bologne, voir PALLAVICINI, Hist. du Concile de Trente, l. III, ch. XII. — Clément VII écrivait à l'empereur : Nessun remedio e piu pericoloso, per partorir maggiori mali (del Concilio) quando non concorrono le debite circonstance (Lettres des Princes, II, 197). Le Pape, dit Pallavicini, ne penchait pas vers l'opinion favorable au concile, croyant ce remède peu approprié à la nature du mal général et d'ailleurs nuisible à ses intérêts dans le temps présent. Histoire du Concile de Trente, l. II, ch. X, n° 1 et s.

[11] PASTOR, Histoire des Papes, VII, 6.

[12] Sur ce Consilium delectorum cardinalium ac aliorum prælatorum de emendenda Ecclesia, voir MANSI, Suppl. V, 537 et LE PLAT, Monumenta, II, 596 et s.

[13] Bulle Licet ab initio du 21 juillet 1542. Bull., édit. Coquelines, IV, 211. Cf. RANKE, I, 212-219.

[14] Les universités de Paris et de Louvain avaient déjà publié des catalogues de livres défendus, Indices librorum prohibitorum. DU PLESSIS D'ARGENTRÉ, I, append. p. XXXVII et II, I, p. 131-136. L'Index de Paul IV, publié en 1557, est le premier qui ait la forme actuelle. De nouvelles dispositions et d'importants remaniements devaient y être ajoutés par Benoît XIV en 1757 et par Grégoire XVI en 1841.

[15] Sur ses réformes dans la curie, voir RAYNALDI, ann. 1536, n. XXX, art. LIV et s. ; ann. 1539, n. XXII ; ann. 1540, n. LXV.

[16] PALLAVICINI, l. III, ch. XVII, n° 3.

[17] Parmi ces membres de sa famille, il faut compter un fils et une fille, publiquement traités par lui comme tels. Etaient-ils nés d'une union légitime ? Aucun document authentique ne révèle qu'Alexandre Farnèse ait contracté un mariage avant son entrée dans les ordres. Le fait que les chroniqueurs contemporains parlent des enfants du Pape sans manifester aucun sentiment d'horreur sur l'irrégularité de leur naissance, n'est pas un argument péremptoire en ce triste XVIe siècle. Le fils de Paul III, Pier Luigi, après une vie d'intrigues et d'ambition, périt misérablement assassiné à Plaisance, en 1547.

[18] Lettre du 13 avril 1552, Al C. Crescentio.

[19] Lettre du 16 janvier 1552.

[20] RANKE, I, 298.

[21] Sur toute cette affaire, voir Dom ANCEL, La disgrâce et le procès des Caraffa, dans la Revue Bénédictine d'avril 1907.

[22] Voir dans la Revue des Questions Historiques du 1er juillet 1909, p. 67-103, l'article de Dom ANCEL, L'activité réformatrice de Paul IV.

[23] Pour ne point s'égarer dans cette question très complexe de l'Inquisition, il importe de bien distinguer : 1° au commencement du XIIIe siècle, l'Inquisition épiscopale et les premiers temps de l'Inquisition pontificale ; 2° au XIIIe et au XIVe siècle, l'Inquisition bien assise, organisée suivant toutes ses règles, exerçant sur tout le monde chrétien une pression énergique mais inconstante, contrariée souvent par les événements politiques ; 3° au XVe et au XVIe siècles, l'Inquisition romaine organisée contre les précurseurs de Luther et la Réforme, et s'exerçant surtout par l'action plus morale que matérielle du Saint-Office ; 4° enfin l'Inquisition d'Espagne et de Portugal, réorganisée par les rois catholiques à la fin du XVe siècle, institution à la fois ecclésiastique et civile, avec une puissance d'action que ne connurent pas les autres Inquisitions. Jean GUIRAUD dans la Revue pratique d'Apologétique du 1er novembre 1909, p. 218.

[24] M. GEBHART, dans l'Hist. Générale de Lavisse et Rambaud, t. IV, p. 36, parle de Paul IV, cet ascète, grand mangeur et grand buveur de mangiaguerra, le terrible vin noir du Vésuve. RANKE, Hist. des Papes, I, 204, avait déjà représenté Paul IV assis à table des heures entières, et buvant le vin noir volcanique de Naples, qu'on appelait mangiaguerra. Or, les deux assertions ne reposent que sur un passage de Navagero, ambassadeur vénitien, dont le sens est tout différent. L'ambassadeur raconte simplement que le Pape fut obligé de prolonger la durée de ses repas par suite d'une maladie. Quant au terrible vin noir du Vésuve dont parle M. Grebhart, c'était un vin du terrain de Naples dont Paul IV se servait parce qu'il était napolitain. Voici le texte de Navagero : Paul IV avait coutume de manger en public comme les autres Papes, jusqu'à sa dernière maladie qui fut mortelle. Quand il perdit l'appétit, il mettait quelquefois trois heures d'intervalle entre le commencement et la fin de son repas. Après avoir pris sa réfection, il buvait toujours du vin de Malvoisie, avec lequel il ne faisait, comme disent ses proches, que se laver les dents ; à dîner il buvait de cette sorte de vin appelé mangiaguerra. Cité par A. DE SAINT-CHÉRON, dans une note ajoutée à l'édition française de l'Histoire des Papes de RANKE, t I, p. 393.

[25] PALLAVICINI, l. XIV, ch. IV.

[26] RAYNALDI, an. 1560, n° 55, 56.

[27] Le Pape, par prudence, ne disait pas expressément que la nouvelle assemblée serait la continuation du concile précédent ; mais il se refusait à convoquer, en propres termes, un concile nouveau.

[28] PALLAVICINI, l. XXIV, ch. IX, 4.

[29] Lettre du 26 février ira à l'Infant de Portugal, citée par GIUSSANO, Vita Caroli Borromei, p. 62.

[30] Bull., IV, 303.

[31] Bull., IV, III, 24.

[32] Bull., IV, III, 177.

[33] Bulle Admonet nos, du 29 mars 1567.

[34] Bulle Quoniam vobis du 9 juillet 1568.

[35] Voir BALMÈS, Le Protestantisme comparé au Catholicisme, t. II, ch. XXXVII.

[36] Voir le Bref publié par FALLOUX, Vie de saint Pie V, ch. XVI.

[37] Voir les lettres du Pape publiées par FALLOUX, Vie de saint Pie V, ch. XV.

[38] Publiée par Urbain V en 1363.

[39] BRUGÈRE, Tableau de l'histoire, p. 823.

[40] Sur cette intervention de Grégoire XIII, voir le savant article de M. l'abbé Jules MARTIN, Grégoire XIII et l'Irlande, dans la Revue d'histoire diplomatique, 1909, n° 2.

[41] La naissance de son fils Giacomo est entourée des mêmes ombres que celle des enfants de Paul III.

[42] En 1580, il unit au collège germanique le collège hongrois, fondé par lui en 1577.

[43] Dispaccio Antonio Tepolo, 16 mars 1577.

[44] Cf. H. RINIERI, S. d., Beatrice Cenci, seconda i costituti del suo processo, Sienne, 1909, 1 vol. in-8°.