HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

DEUXIÈME PARTIE. — LA RÉVOLUTION PROTESTANTE

CHAPITRE IV. — LE PROTESTANTISME DANS LES PAYS DU NORD.

 

 

I

Les Pays-Bas avaient été un des foyers les plus ardents du mysticisme aux XIVe et XVe siècles ; c'est sous sa forme pseudo-mystique que le protestantisme y pénétra[1].

Nous avons déjà vu comment un pelletier de Souabe, Melchiok Hoffmann, puis un boulanger fanatique de Harlem, Jean Mathys, s'étaient faits les ardents propagateurs de l'anabaptisme.

L'imagination rêveuse des Néerlandais s'était enflammée aux théories de ces hommes qui se disaient prophètes et qui prêchaient un règne de Dieu sans Église et sans dogme, la communauté des biens, le retour à l'état primitif, l'obéissance à la seule lumière du dedans[2]. Charles-Quint, de qui dépendaient les provinces des Pays-Bas, sous le nom de Cercle de Bourgogne, essaya d'étouffer le mouvement par une répression sévère. Mais l'inquisition espagnole, qu'il y introduisit, avait un caractère trop prononcé d'institution politique pour aboutir à un apaisement des consciences. Ni la prison, ni les supplices ne vinrent à bout des âmes surexcitées. La paix extérieure fut obtenue ; mais une fermentation intérieure subsista, dont usèrent et profitèrent les futurs chefs de la révolution protestante aux Pays-Bas.

Ces chefs trouvèrent d'autres complicités. Dans ce Cercle de Bourgogne, qui n'avait pas plus d'unité politique que d'unité religieuse[3], une noblesse besogneuse convoitait les biens d'Église, un clergé mal organisé manquait de formation sacerdotale[4], une bourgeoisie parvenue perdait dans le luxe les austères vertus familiales[5], la nation entière supportait avec peine le joug des Espagnols. Le peuple restait pourtant profondément attaché à la religion catholique : il ne devait voir sa foi s'ébranler qu'au jour où les nobles et les bourgeois réussiraient à confondre à ses yeux la cause de la Réforme religieuse avec celle de son indépendance nationale. Ses mœurs, d'ailleurs, avaient conservé quelques restes de barbarie. Le droit de vengeance privée était encore garanti par les lois des Pays-Bas à la fin du XVe siècle[6]. Un chef habile et sans scrupules, Guillaume de Nassau, prince d'Orange, dit Guillaume le Taciturne[7], profita de tous ces éléments révolutionnaires pour soulever le pays. Stathouder des trois provinces de Hollande, de Zélande et d'Utrecht, il accueillit avec faveur dans les villes soumises à son autorité tous les bannis politiques, tous les hérétiques proscrits, et même les criminels .de toute espèce. Ceux-ci pouvaient, dans l'espoir de riches pillages, former une armée terrible à sa dévotion. En 1555, l'avènement de Philippe II, prince sage et prudent, mais dont les allures hautaines et les préférences trop marquées pour les Espagnols déplurent aux Néerlandais, fut le signal de la révolution. L'impopularité du cardinal Granvelle, ministre du roi d'Espagne, et des tergiversations maladroites de Philippe aggravèrent la situation. Des agents anglais, des huguenots venus de France excitaient le peuple. En 1561, Théodore de Bèze déclare que le jour de la révolution est arrivé[8]. Le 17 octobre 1565, Philippe II ayant ordonné l'exécution sévère des anciens édits de Charles-Quint[9] : Bon ! s'écrie le Taciturne ; voici le commencement d'une belle tragédie ![10]

Quelques semaines plus tard, une vingtaine de nobles, assemblés dans un château du prince d'Orange, rédigèrent le fameux Compromis des nobles, qui réunit bientôt trois cents signatures. On raconte que Barlay Mont dit alors à la régente des Pays-Bas, Marguerite de Parme, effrayée de ce mouvement : Quoi ! Madame, vous avez peur de ces gueux ! Les nobles prirent fièrement ce nom de Gueux, qui leur avait été jeté comme une injure. Peu de temps après, une grande réunion de nobles décida que des représentants de toutes les provinces se réuniraient à la noblesse dans un cortège solennel, pour réclamer à Marguerite la liberté religieuse et s'engager à la défendre par les armes contre le roi d'Espagne. Partout, dès lors on acclame les Gueux comme les sauveurs de la patrie. Le Compromis des marchands, œuvre de la haute bourgeoisie, promet à la résistance l'argent nécessaire. En dépit des édits, des ministres calvinistes tiennent à Anvers, à Gand, à Bruges, des prêches en plein air, 'aux portes des villes. Le fanatisme assoupi des vieux anabaptistes se réveille, et le ramassis de criminels, à qui le Taciturne a donné une hospitalité trop facile, se déchaîne. L'effervescence populaire, dit un historien protestant, éclate bientôt en voies de fait : dans le courant du mois d'août, les églises et les chapelles sont envahies et les images des saints, emblèmes de l'idolâtrie romaine, arrachées et brisées. C'est comme une tourmente qui passe, avec la rapidité le la foudre, sur les dix-sept provinces des Pays-Bas, prenant tout le monde à l'improviste, doublant l'exaltation des calvinistes, terrifiant les catholiques et le gouvernement, brouillant les calculs opiniâtres, mais prudents du prince d'Orange. Un nombre incalculable de chefs-d'œuvre des grands peintres et des grands sculpteurs du Moyen Age sont ainsi anéantis en quelques jours par le fanatisme aveugle de la multitude déchaînée. La magnifique cathédrale d'Anvers et tant d'autres églises, qui étaient de véritables musées d'objets d'art, perdent toutes leurs richesses[11].

La colère de Philippe fut terrible. Le cardinal Granvelle[12] et le Pape Pie V[13] lui conseillaient de se rendre en personne dans les Pays-Bas. Il préféra y envoyer, avec mission de châtier les révoltés, le terrible duc d'Albe.

Le vainqueur de Mülhberg, qui avait écrasé, en 1541, les troupes protestantes d'Allemagne, puis gouverné l'Italie d'une main de fer, à l'encontre de tous, même du Pape, arriva en Hollande, précédé d'une renommée d'énergie indomptable et cruelle. C'était, disent les contemporains, un vieux, long, maigre, portant une longue et mince barbe. Il régna aux Pays-Bas, dit le cardinal Hergenröther[14], par les arrestations et les supplices, fermement résolu à maintenir la religion catholique dans les provinces ou à les perdre. Des bruits sinistres circulèrent. La calomnie s'en mêla. Deux pièces apocryphes, colportées par les Gueux, et d'après lesquelles l'inquisition espagnole e le roi Philippe II auraient décrété la mort de tous les Néerlandais, parurent invraisemblables à plusieurs, mais n'en contribuèrent pas moins à surexciter le peuple. Les Gueux de mer prêtèrent leur appui aux Gueux de terre et parcoururent la mer en pirates. Cependant le Taciturne traitait avec Coligny, et recevait des subsides des protestants d'Allemagne. Le peuple, resté jusque-là, dans son ensemble, fermement attaché à la religion catholique, commençait à se rallier au prince d'Orange, qu'il considérait comme le défenseur de la patrie contre l'étranger. La levée de lourds impôts au nom du roi d'Espagne[15], acheva de détacher de la cause espagnole les plus sincères croyants et les plus fidèles sujets. Ce ne fut point, écrit Granvelle, le penchant à l'hérésie et à la révolte qui mit les armes entre les mains des Néerlandais, ce furent les durs traitements des Espagnols.

Les calvinistes profitèrent du soulèvement populaire. A la suite de la prise de Brielle, en 1572, par les Gueux de mer, dix-neuf ecclésiastiques furent mis à mort à Gorcum en haine de la foi catholique. Leur fin fut admirable. Nicolas Pic, gardien du couvent des Frères Mineurs, défendit sa foi, jusqu'au dernier moment, contre les objections des hérétiques, et monta le premier sur le gibet en encourageant ses frères à bien mourir. Godefroy de Méruel, humble frère sacristain, s'écria, au moment où on le hissait pour le pendre : Mon Seigneur, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. Godefroy Duneus suppliait ses bourreaux : Hâtez-vous, disait-il, car je vois les cieux ouverts.[16]. Pie IX a canonisé, le 29 juin 1867, les dix-huit martyrs de Gorcum.

Les mesures pacificatrices prises par le successeur du duc d'Albe, Louis Requesens (1572-1576), n'obtinrent aucun résultat. Il était trop tard. L'ambitieux Guillaume d'Orange, qui venait de passer officiellement au calvinisme, aspirait à gouverner les Pays-Bas. Le 8 novembre 1576, un traité de réconciliation sur le terrain de la défense nationale réunit les représentants, protestants et catholiques, de toutes les provinces, contre la domination espagnole. Ce fut la Pacification de Gand. Elle stipulait une amnistie générale et la reconnaissance de Guillaume d'Orange tomme lieutenant du roi dans les provinces révoltées. Le successeur de Requesens, don Juan d'Autriche, le vainqueur de Lépante, dut approuver la Pacification de Gand. L'opposition paraissait irréductible sur la question d'autonomie nationale.

Bon nombre de fervents catholiques supportaient avec peine une alliance qui semblait les rendre solidaires des violences calvinistes. En 1579, un nouveau gouverneur, Alexandre Farnèse, duc de Parme, à la suite de négociations où il se révéla homme d'État de premier ordre, réussit à gagner à sa cause les provinces catholiques du Sud. Elles conclurent, le 6 janvier 1579, l'Union d'Arras, à laquelle s'opposa, le 27 janvier, l'Union d'Utrecht conclue entre les provinces calvinistes du Nord. La Pacification de Gand était rompue : par l'Union d'Arras, la future Belgique était conservée à la foi catholique, tandis que l'Union d'Utrecht posait les bases de la République hollandaise. Le calvinisme s'établit fortement dans cette dernière région. L'université de Leyde, fondée en 1574, y propagea les doctrines de la Réforme. Le 20 décembre 1581, Guillaume, contrairement à ses anciennes promesses, y interdit le culte catholique. Les scènes de pillage et de persécution recommencèrent alors, poussant les catholiques fidèles à une résistance désespérée.

Cependant le commerce maritime, de plus en plus florissant, enrichissait les familles des Gueux ; une aristocratie commerciale et financière se formait, et donnait son caractère particulier à la Hollande ; les Provinces-Unies, reconnues en 1596 par Henri IV et par Elisabeth, prenaient rang parmi les puissances européennes. Elles devaient devenir bientôt un puissant soutien de la politique protestante en Europe.

 

II

Au nord des Pays-Bas, les pays scandinaves, réunis sous l'hégémonie du roi de Danemark, avaient gardé la foi prêchée par saint Anschaire. Pendant la période si troublée du XIVe siècle, deux femmes d'un génie supérieur, sainte Brigitte de Suède et la reine Marguerite de Danemark, avaient exercé sur ces pays une influence profonde et bienfaisante. Brigitte, par ses écrits, par ses relations avec les Papes et avec le Sacré Collège, par la création d'un Ordre nouveau, destiné à joindre la vie contemplative à l'apostolat, avait resserré les liens qui unissaient sa pairie au centre de l'Église. Marguerite, en plein schisme, au milieu des guerres qui déchiraient l'Occident, avait conçu et réalisé le projet hardi d'une réunion des trois royaumes de Danemark, de Norvège et de Suède sous un même sceptre. Ses démarches aboutirent à la fameuse Union de Calmar. Rien, d'ailleurs, ni dans la littérature scandinave de cette époque, qui se bornait à traduire des Livres Sacrés et des poèmes de chevalerie, ni dans son art religieux, expressif et rudimentaire, ne dénotait encore, en ces régions septentrionales, l'influence de la Renaissance. Au début du XVIe siècle, on s'y serait cru en plein Moyen Age.

Les calculs politiques de deux princes ambitieux et cupides, devaient bientôt séparer brusquement les trois royaumes de l'unité catholique.

Christian II, qui prend le gouvernement des royaumes unis en 1513, à l'âge de trente-trois ans, n'a qu'un but : se rendre maître de l'Église comme de l'État. Il promulgue une législation nouvelle, qui réduit les évêques à n'être que ses très humbles chapelains... Il interdit au clergé d'acquérir des biens-fonds par achat ou par héritage... Çà et là, quelques expressions significatives : Les évêques doivent prêcher l'Évangile ; il n'y a rien dans l'Évangile sur les vœux monastiques ; les prêtres ne doivent pas acheter de terre à moins qu'ils ne veuillent se marier, révèlent ses tendances luthériennes ; mais il y a tout lieu de croire qu'elles étaient exclusivement politiques[17]. Pourtant, vers 1520, Christian mande un disciple de Mélanchton, Martin Reinhard, pour en faire un professeur de son université, et il manifeste à son oncle, Frédéric de Saxe, le désir de voir Luther.

Luther exulte à ces nouvelles. Le 5 mars 1521, il écrit à Spalatin : Martin (Reinhard), nous apprend que le roi (Christian) poursuit les papistes[18]. Le 31 mars Mélanchton confirme la nouvelle ; il ajoute que Christian a fait décapiter quelques évêques et noyer quelques moines[19]. La nouvelle n'était que trop vraie. En Suède et en Norvège, comme en Danemark, Christian confisquait les biens des évêques et des moines, sévissait impitoyablement contre les résistants et favorisait ouvertement la prédication des doctrines luthériennes[20]. On ne fait rien de bon avec la douceur, écrivait-il à Erasme ; les moyens les plus efficaces sont ceux qui ébranlent le corps. Comme il se montrait d'une rigueur impitoyable et d'une rapacité sans exemple, non seulement envers le clergé, mais aussi envers la noblesse, les nobles de Suède se révoltèrent. Le fils d'une des victimes de Christian, Gustave Erikson, leva une armée, battit les Danois et, le 15 juin 1523, se fit proclamer roi de Suède sous le nom de Gustave Vasa[21]. L'œuvre de Marguerite de Danemark était anéantie ; celle de saint Anschaire et de sainte Brigitte était gravement compromise.

Le nouveau roi de Suède, désireux de transformer une monarchie élective et subalterne en un royaume héréditaire et absolu, chercha avant tout à briser la puissance de la noblesse et du clergé. L'assujettissement de l'Église lui parut surtout indispensable pour accomplir ses desseins ; employant tour à tour la ruse et la violence, il atteignit son but, et nulle part l'œuvre césarienne de la Réforme ne s'établit plus vite, d'une manière aussi franche, aussi complète et aussi durable[22].

Pendant un séjour à Lubeck, Gustave s'était initié à la doctrine luthérienne. Deux frères, d'origine suédoise, mais formés à Wittemberg, Olaus et Laurent Petri, ou Peterson, furent ses auxiliaires habiles et dévoués : l'un fut nommé prédicateur de la cour, l'autre professeur à l'université d'Upsal. Olaus prêcha la doctrine de Luther sur le mariage des prêtres et se maria lui-même. Au mois de février 1527, l'archevêque d'Upsal et l'évêque de Vesteras furent mis à mort. Comme les nouvelles doctrines trouvaient peu d'échos dans la peuple suédois, Vasa fut hypocrite. Nous ne voulons pas d'autre religion, disait-il, que celle que nos ancêtres ont suivie[23] ; et il délivrait des lettres de recommandation aux pèlerins de Compostelle ; mais, en même temps, par ruse ou par force, il s'emparait des biens des monastères[24]. En 1529, le Sénat publia l'acte célèbre connu sous le nom de Recès de Vesteras, dont l'article 2 était ainsi conçu[25] : Vu le faible revenu de la Couronne, et considérant que celui de l'Église et des évêques provient de la générosité des laïques, et que l'ambition des prélats a souvent engendré des troubles, les dits revenus reviendront à la Couronne, et le train des évêques sera réglé par le roi, en sera de même pour les biens des cathédrales et des chapitres. On prélèvera seulement le nécessaire pour l'entretien des personnes. Quant aux monastères, comme ils sont depuis longtemps administrés par des mains incapables, le roi les pourvoira d'un bon intendant.

Dès l'année 1545, dit le dernier historien de Gustave Vasa[26], la révolution religieuse de la Suède peut paraître achevée. Sauf un essai de propagande calviniste sous Eric XIV, et une tentative intéressante, mais éphémère, de restauration catholique sous Jean III et son fils Sigismond, le futur roi de Pologne, l'Église luthérienne de Suède a gardé jusqu'à nos jours les traits essentiels qu'elle avait reçus de la forte main de Gustave, et c'est dans le même sens que Charles IX et Gustave Adolphe achèveront de la constituer.

 

III

Le protestantisme ne devait pas conquérir d'autre grand royaume. Partout ailleurs l'hérésie protestante ne réussit à pénétrer que par infiltrations lentes. Les luthériens s'étaient introduits de bonne heure en Pologne. Ils y furent suivis par les calvinistes, les zwingliens et les sociniens. Dans ce pays, sourdement miné par tant de divisions intestines, ces diverses sectes réussirent, en 1570, à former une sorte de confédération sous le nom de Consensus Sendomiriensis. En Hongrie, le luthéranisme, propagé par des étudiants de Wittemberg, fut bientôt dominé par le calvinisme, qui y trouva sa formule dogmatique dans la Confessio Hungarica. L'Italie ne put réussir à former une église protestante ni à formuler une confession de foi hérétique ; mais Pierre Martyr, qui mourut à Zurich, Bernardin Ochino, qui devint professeur à Oxford, et Vergerio, qui mourut professeur à Tubingue, venaient d'Italie. C'est par la diffusion des ouvrages d'Erasme et sous son patronage que des idées subversives du dogme catholique pénétrèrent en Espagne. Vers 1560, le Pape Paul IV s'en inquiéta sérieusement. Mais les rigueurs de l'Inquisition et l'activité déployée par d'illustres théologiens, dont nous aurons à parler plus loin, arrêtèrent les progrès de l'erreur. Les espoirs des luthériens s'étaient un moment tournés vers les Grecs schismatiques. En 1559, Mélanchton fit en vain une première démarche, en envoyant au patriarche de Constantinople la Confession d'Augsbourg. Les calvinistes de Hollande firent plus tard une pareille tentative, mais sans plus de succès. Malgré l'hostilité commune contre Rome, qui animait les deux Églises, il y avait trop d'incompatibilités foncières entre la mobile et fuyante hérésie protestante et le bloc immobile du schisme oriental[27].

 

Avec cette dernière tentative se termine l'histoire du mouvement protestant parmi les nations chrétiennes au XVIe siècle. Si, par l'éclat de son génie et par le retentissement de son action, Luther a paru le personnifier en lui et si la question religieuse a fini par le dominer, il ne serait cependant pas exact de dire que le moine de Wittemberg en a été l'initiateur, ni qu'une idée religieuse en a été le seul point de départ. En réalité, la révolution protestante a éclaté, non pas seulement en Allemagne, mais presque partout en Europe, bien avant la révolte de Luther. En 1517, trois ans avant la destruction des bulles pontificales par le moine de Wittemberg, les biens d'Église ont excité les convoitises du roi Christian de Danemark et de sa noblesse. C'est à la même époque que remontent les violents attentats des seigneurs des Pays-Bas contre les monastères. Dès les premières années du siècle, les Lollards ont prêché l'anarchie en Angleterre. Les bandes armées qui parcourent la France en 1511 en réclamant le partage des biens ne connaissent pas les doctrines luthériennes. Quand Luther jette son cri de révolte en 1520, les chevaliers-brigands de Franz de Sickingen ont déjà ravagé le pays allemand. Nulle part, d'ailleurs, nous ne voyons le mouvement révolutionnaire se manifester comme une explosion de consciences opprimées, ou comme un mouvement spontané de protestation contre les abus de la cour romaine. La crise économique, qui vient de bouleverser le monde de la richesse et du travail, la crise sociale, qui a dépossédé lentement la vieille noblesse féodale de son influence et de ses biens, la crise politique, qui a fait naître les grandes monarchies absolues et centralisées, expliquent suffisamment cet universel soulèvement de paysans affamés, de seigneurs cupides, de princes ambitieux, se précipitant à l'assaut du vieux régime, ou plutôt des biens d'Église, qui en sont, pour eux, la plus tangible expression. Le cri de révolte de Luther donne un mot d'ordre à ces passions déchaînées[28]. Les confédérés du Bundschuch pillent les monastères au nom du pur Évangile, comme les jacobins de 1793 les pilleront au nom de la fraternité. Le point de vue religieux, auquel on a dû se placer principalement en écrivant cette histoire de l'Église, ne doit pas faire oublier l'important côté social des origines de la réforme. Il ne doit pas davantage nous faire fermer les yeux sur ses résultats politiques. Le pouvoir absolu des princes consolidé[29], les libertés publiques diminuées[30], la lutte des classes rendue plus âpre : telle est la situation que le XVIe siècle à son déclin lègue au 'vue siècle C'est dans les pays qui ont adopté la Réforme, a pu dire un historien protestant, que l'évolution politique est la moins avancée[31]. Tous les peuples des pays protestants, disait lord Molesworth en 1692, ont perdu leur liberté depuis qu'ils ont changé leur religion pour une meilleure... Dans la religion catholique romaine, avec son chef suprême, qui est à Rome, il y a un principe d'opposition à un pouvoir politique illimité[32]. Partout où s'est affaibli le pouvoir ecclésiastique, a écrit Donoso Cortès[33], le pouvoir civil a vu grandir sa puissance : la plus sûre garantie de la liberté des races humaines est l'indépendance de l'Église.

 

 

 



[1] Nous nous bornons à présenter les grandes phases de cette histoire. Le moment ne semble pas venu de faire le récit détaillé et définitif de ce mouvement. En 1907, la société dite de Petrus Canisius s'est proposé d'écrire une histoire de la Réforme aux Pays-Bas, et plusieurs commissions ont été nommées pour en rassembler les matériaux. Depuis lors, on a constaté que le terrain n'avait pas été assez bien préparé par des publications de sources et par des monographies sur des sujets détachés. Dans sa réunion du 15 avril 1909, la société de Petrus Canisius, à la suite d'un discours du docteur Schœngen, archiviste de l'Etat à Zwolle, a résolu de faire appel aux autres sociétés scientifiques, notamment au Nugensfonds et à la Wetenschappelijke Vereeniging onder de Katholichen, afin de parvenir à la publication d'une série de sources et de monographies relatives à le Réforme aux Pays Bas.

[2] Sur Hofmann et Mathys, voir JANSSEN, III, 329 334, 336 et s., 341.

[3] Il n'y avait dans tout le cercle que quatre sièges épiscopaux, Utrecht, Cambrai, Tournai et Arras. La majeure partie du cercle était sous la juridiction allemande ; une partie, sous celle des évêques français. Munster, Osnabruck, Minden et Reims avaient des domaines dans le cercle de Bourgogne.

[4] Erasme de Rotterdam, dit un historien catholique hollandais, est à cet égard un témoin sévère mais sûr. S'il ne garde ni dignité ni mesure dans la raillerie, il n'est pas un calomniateur. Quand la Réforme fit son entrée dans un pays qui avait fourni à l'auteur de l'Eloge de la folie ses principales satires, elle y trouva un terrain bien préparé. Hubert MEUFFELS, C. M., Les Martyrs de Gorcum, Paris, 1918, p. 30.

[5] A l'époque de l'abdication de Charles-Quint, les Flandres jouissaient d'une prospérité sans pareille. — A Anvers, dit Janssen, on faisait plus d'affaires en un mois qu'en deux ans à Venise au moment de sa plus grande prospérité... Un bien-être excessif avait corrompu les mœurs. JANSSEN, IV, 265-266.

[6] Charles PETIT-DUTAILLIS, Documents nouveaux sur les mœurs populaires et le droit de vengeance dans les Pays-Bas au XVe siècle. Un vol. in-8°, Paris, Champion, 1908.

[7] NAMÈCHE, Guillaume le Taciturne, 2 vol., Louvain, 1850 ; TACHERET, L'évolution religieuse de Guillaume le Taciturne, Cahors, 1904. Guillaume le Taciturne fut successivement luthérien, catholique et calviniste ; au fond, il était indifférent en religion.

[8] JANSSEN, IV, 269.

[9] Les évêques d'Ypres, de Namur, de Gand et de Saint-Ouen et plusieurs théologiens assemblés à Bruxelles, avaient supplié Philippe II d'adoucir les édits. Le roi ne voulut rien écouter. Voir KERVIN DE LETTENHOVE, Les Huguenots et les Gueux, t. I, p. 264.

[10] Le mot est rapporté par VIGLIUS, Vita Viglii, p. 45.

[11] Paul FRÉDÉRICQ, professeur à l'Université de Gand, dans l'Histoire générale, de Lavisse et Rambaud, t. V, p. 185. Il n'est pas permis de douter, dit un autre protestant, que les brisements d'images n'aient été prémédités ou tacitement permis par les gentilshommes confédérés. BOR, cité par JANSSEN, IV, 273. Sur l'agitation populaire, savamment excitée par des émissaires étrangers, voir KERVIN DE LETTENHOVE, Les Huguenots et les Gueux, t. I, p. 355-371.

[12] Voir les sages conseils donnés à Philippe II par le cardinal Granvelle dans GACHARD, Correspondance de Philippe II, t. I, p. 201, 489, 518, 534, 560, 594. 599, et t. II, 41. Voir une justification de Granvelle, à propos des accusations portées contre lui par certains protestants, dans JANSSEN, Schiller als Historiker, p. 56-57.

[13] GACHARD, I, 485 ; KERVIN DE LETTENHOVE, I, 470.

[14] HERGENRÖTHER, Hist. de l'Eglise, V, 492. — Voir les détails dans JANSSEN, IV, 280-281 ; GACHARD, II, 4-6.

[15] Ces impôts sont connus sous le nom de centième, vingtième et dixième denier. Le duc d'Albe exigeait que chaque habitant lui versât, une fois pour toutes, le centième de la valeur de ses propriétés. De plus, il se réservait, dans toutes les transactions, un vingtième sur les biens immeubles, un dixième sur les biens meubles.

[16] Dom LECLERCQ, Les Martyrs, t. VII, p. 212-355, a reproduit la célèbre relation de Guillaume Estius. Voir Les martyrs de Gorcum (collection Les saints) Paris, Lecoffre.

[17] Jules MARTIN, Gustave Vasa et la Réforme en Suède, 1 vol. in-8°, Paris, 1906, p. 108-109.

[18] DE WITTE, t. I, p. 570-571.

[19] Corpus reformat, t. I, p. 364.

[20] J. MARTIN, op. cit., p 128.

[21] Le nom de Vasa vient du nom suédois de la gerbe (Vase), qui figurait sur l'écusson de Gustave Erikson.

[22] J. MARTIN, p. VI.

[23] J. MARTIN, p. 271.

[24] J. MARTIN, p. 316 et s. Sur l'évaluation des biens d'Eglise en Suède à cette époque, voir p. 199-204.

[25] Texte dans les Registres de Gustave Vasa, Stockholm, 1861 et années suivantes. Cité par J. MARTIN, p. 360.

[26] J. MARTIN, Gustave Vasa, p. 489-490.

[27] Plus tard, au XVIIe siècle, le patriarche Cyrille Lascaris fera profession de calvinisme, mais il paiera de sa vie sa défection.

[28] La réforme protestante, dit Mgr Baudrillart, a été, — ainsi que l'ont établi Döllinger, Janssen, et plus récemment Evers, — la conséquence d'un mouvement politique et national, encore plus que d'un mouvement religieux. A. BAUDRILLART, L'Eglise catholique, la Renaissance, le Protestantisme, p. 143. Le philosophe Balmès avait déjà, écrit : Le protestantisme n'est qu'un fait commun à tous let siècles de l'histoire de l'Eglise, mais son importance et ses caractères particulière lui viennent de l'époque où il prit naissance... A la place de Luther, de Zwingle de Calvin, supposez Arius, Nestorius, Pélage... tout amènera le même résultat. Le protestantisme comparé au catholicisme, t. I, p. 18-20.

[29] Les princes devraient savoir, dit Luther, qu'ils n'ont rien de mieux à faire que de vaincre et de maîtriser la foule. Commentaire du Cantique des cantiques. L'usurpation des biens ecclésiastiques permit, d'autre part, aux souverains protestants de se passer du concours de leurs états, et par là même d'achever la ruine des libertés publiques. D'ailleurs les troubles de la démagogie appelèrent une réaction de la monarchie.

[30] Le régime établi par Calvin à Genève et par Knox en Ecosse fut celui d'une farouche inquisition : et les révoltes des paysans en Allemagne amenèrent le rétablissement du servage par les ordonnances de 1633, 1648 et 1654.

[31] M. Georges Parisot, dans son ouvrage sur L'Etat et les Eglises en Prusse sous Frédéric II. Cité par Mgr Baudrillart, op. cit., p. 380.

[32] Cité par DÖLLINGER, L'Eglise et les églises, p. 70.

[33] DONOSO CORTÈS, cité par l'Abbé MARTIN, De l'avenir du protestantisme et du catholicisme, p. 335. Cf. DONOSO CORTÈS, Lettres et discours, Paris, Lecoffre, 1850, p. 25.