HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

DEUXIÈME PARTIE. — LA RÉVOLUTION PROTESTANTE

CHAPITRE PREMIER. — LE PROTESTANTISME EN ALLEMAGNE.

 

 

I

On l'a dit avec raison : Ce n'est pas Luther qui a fait les temps nouveaux, ce sont les temps nouveaux qui ont fait Luther[1]. Au début du XVIe siècle, non seulement toutes les idées protestantes fermentent dans quelques esprits, mais encore toutes les forces sociales semblent prêtes à se déchaîner dans une mêlée furieuse. Rancunes des princes contre la Papauté, préjugés des légistes contre les institutions du Moyen-Age, irritations des peuples à la vue des scandales des grands, recrudescence du paganisme dans les lettres, dans les arts et dans les mœurs publiques, sourde hostilité contre les puissances souveraines : ce sont là des maux dont souffre l'Europe entière ; mais une dislocation de l'aristocratie germanique, un malaise profond des classes populaires, rendent ces dangers plus redoutables en Allemagne. Depuis la mort de Frédéric II, l'oligarchie princière, secondée par les Légistes, a étendu sa puissance au détriment de celles de l'empereur et de la petite noblesse. Les Hohenzollern dans le Brandebourg, les Wittelsbach dans le Palatinat et la Bavière, les Wettin en Saxe, les Zäbringen en Souabe, se sont heurtés dans les rivalités qui ne cessent de troubler l'Allemagne, Pauvre pays allemand ! s'écrie l'empereur Maximilien Ier (1493-1519), le dernier des chevaliers[2], qui fonde la grandeur de la maison d'Autriche, mais qui, par une générosité mal placée, ne défend pas assez énergiquement contre la haute noblesse les prérogatives impériales[3]. Nous prévoyons un incendie général de la Germanie écrit, peu de temps après, l'électeur de Mayence. La Chevalerie allemande, dominée par les princes, ruinée par l'évolution économique, qui a déprécié la propriété terrienne, est travaillée par des ferments de révolte. Les grandes villes, favorisées, au contraire, par l'essor commercial et industriel, prétendent prendre en main la haute direction de la politique.

Les paysans et les ouvriers ont encore des salaires élevés[4] ; mais, ruinés par l'usure des juifs[5], par des habitudes de luxe et d'excès de table[6], ils sont agités par une irritation croissante. Entre les pauvres et les riches, écrivait dès 1402 le chroniqueur de Magdebourg, règne une vieille haine ; les pauvres haïssent ceux qui possèdent. Ce désordre n'a fait que croître durant tout le siècle[7].

Un clergé bien régulier pourrait, sinon conjurer des maux qui tiennent pour beaucoup aux vices des constitutions, du moins les adoucir par ses exemples et par ses œuvres. Le clergé d'Allemagne est malheureusement envahi à cette époque par les mœurs de la vie séculière. Erasme parle d'un évêque allemand, qui se fait escorter de trois cents cavaliers, armés de lances, de balistes et de bombardes[8] ; et le peuple chante une chanson dont le refrain est celui-ci :

Au guerrier le champ de bataille, au prêtre l'autel :

Lorsque cet ordre est renversé, tiens-toi sur tes gardes[9].

L'humanisme, introduit en Allemagne par un homme de génie, Nicolas de Cuse, s'y est développé avec une activité prodigieuse. Tout comme en Italie, écrit Mgr Baudrillart, il a pour propagateurs d'illustres pédagogues : tel Alexandre klegius, dont le nom s'associera dans nos souvenirs à celui de l'Italien Vittorino del Feltre. Il dirige successivement les écoles de Wesel, d'Emmerich, de Deventer, où il a, dit-on, 2.200 élèves ; il met les classiques grecs et latins à la base de l'instruction de la jeunesse, améliore les méthodes d'enseignement et inspire à un grand nombre d'élèves, non seulement l'amour de l'étude, mais même la passion d'enseigner... Le rôle des universités est plus grand que celui des maîtres isolés, bien plus actif qu'en Italie... Elles sont jeunes encore, mais auprès de chacune se groupent des hommes éminents[10].

On a pu dire que cette Allemagne, où Adam Potken lit à des élèves âgés de 11 à 12 ans l'Enéide et les discours de Cicéron, où Jean Eck parcourt le cours complet des classiques latins entre sa neuvième et douzième année, où, à 18 ans, Caspinian fait des cours à Vienne, et, à 27, est recteur d'université, n'a rien à envier à la patrie de Pic de la Mirandole[11].

Mais cette Renaissance germanique se différencie bientôt de la Renaissance italienne. Universelle comme celle-ci dans sa culture, elle est beaucoup plus nationale dans ses aspirations. Une histoire allemande, une pensée allemande, une conscience allemande, voilà ce que rêvent ces lettrés ; et s'ils se groupent autour de Maximilien, c'est que l'empereur n'est pas seulement un chef, mais un symbole[12]. Un second trait de cette Renaissance ne tarde pas à se dessiner : elle est plus scientifique que littéraire. L'Allemagne aura les créateurs de l'astronomie, de la géographie moderne, Jean de Muller et Peutinger ; elle aura les princes de la philologie, Reuchlin et. Erasme[13]. C'est par ces derniers surtout que se manifestera un troisième caractère de ce mouvement intellectuel : elle sera plus préoccupée de la question religieuse.

La restauration de l'antiquité profane amène la restauration de l'antiquité sacrée. Agricola étudie l'hébreu et traduit les psaumes, Trithème copie de sa main une version grecque du Nouveau Testament, Reuchlin publie, en 1506, ses Rudiments hébraïques, et, en 1518, ses trois livres : Des accents et de l'orthographe de la langue hébraïque. Erasme donne au public, en 1505, un commentaire du Nouveau Testament d'après l'édition de Valla, et, en 1516, l'édition gréco-latine des Évangiles, des Actes et des Épîtres. Sa devise : Prêcher le Christ d'après les sources, Christum ex fontibus prædicare, devient celle de la plupart dei lettrés et s'accrédite même parmi le peuple. De 1477 à 1518, d'après Janssen, il n'y a pas moins de 19 éditions des Livres Saints, 25 des Évangiles ou des Épîtres, 11 des Psaumes. En pénétrant dans les pays du nord, l'humanisme prenait une allure plus grave, plus inquiète, qui devait un jour devenir tragique. Cette culture nouvelle, qui pouvait n'être pour l'Italien frivole qu'une volupté, pour le Français railleur qu'un prétexte à spirituel badinage, pouvait prendre, dans un cerveau allemand, rêveur, mystique, et d'ailleurs prévenu contre Rome, la forme d'une préoccupation obsédante et d'un vrai fanatisme. En étudiant la religion du Christ à ses sources, on découvre entre la religion des Apôtres et des Pères de l'Église d'une part, et la religion que professe l'entourage d'Innocent VIII, d'Alexandre VI, de Jules II et de Léon X, des différences profondes, sinon dogmatiques, du moins morales. Plus encore en remarque-t-on entre l'antiquité païenne et les dogmes chrétiens : ici, toutes les tendances naturelles de l'homme sont exaltées ; là, rien n'est plus fortement marqué que notre déchéance. Décidément, cette nature, à laquelle la Renaissance veut nous ramener, est-elle bonne ou mauvaise dans son fond ? Et cette angoissante question ne doit-elle pas se porter sur l'Auteur du monde lui-même ? Quand la question des indulgences se posera, un allemand ne pourra s'empêcher de s'écrier : Frivole question que celle-ci, qui discute jusqu'où s'étendent les pouvoirs de l'Église sur les indulgences, à côté de cette autre question autrement grave, de savoir jusqu'où s'étendent la puissance et la bonté de Celui qui a donné à l'Église ses pouvoirs.

Ces problèmes tourmentent l'humaniste allemand, d'autant plus que le protagoniste du mouvement intellectuel, Érasme[14], tout en se défendant, avec sincérité sans doute[15], de faire la guerre à l'Eglise, n'en est pas moins un religieux qui a abandonné son couvent et toutes les règles de son Ordre, un prêtre qui ne dit jamais la messe et qui l'entend rarement, un chrétien qui prône l'austérité primitive du christianisme et qui semble vivre comme un païen de l'antiquité. De fait, ne proclame-t-il pas qu'il y a plus d'un saint hors du calendrier de l'Église[16], et que la puissance de l'instinct moral a su élever les païens à une noblesse suprême, jamais dépassée par la sainteté chrétienne ?[17] Avec de pareilles dispositions, on ne s'étonne pas qu'Erasme fasse peu de cas des formules dogmatiques, qu'il multiplie les diatribes contre la scolastique et le Moyen-Age, et parle avec le plus grand dédain du sens littéral de l'Ecriture Sainte.

Tel est l'homme que la Renaissance allemande acclamera comme un demi-dieu. Quand, dans ses courses à travers l'Europe, Erasme daigne s'arrêter à Erfurt, Conrad Mutian le salue en ces termes : En Erasme la mesure des dons humains est dépassée ; Erasme est un être divin. Adorons-le avec religion et piété[18].

Il est vrai que l'auteur de l'Eloge de la Folie a des retours sincères vers l'orthodoxie. Il craint que la renaissance de l'antiquité ne provoque une renaissance du paganisme. Cette appréhension le hante et l'inquiète[19]. Il tient à conserver des relations avec Rome, dédie son Nouveau Testament au Pape et se glorifie du bref de félicitations qu'il en reçoit[20]. Le protestantisme ne recevra de personne des critiques plus acerbes que celles que lui décochera ce lettré, qui incarne en lui l'esprit de son siècle.

Mais supposons que les problèmes, que nous venons d'indiquer, se posent dans le cerveau exaspéré d'un moine en révolte ; si cet homme est servi par les dons les plus rares d'une éloquence puissante, d'une verve intarissable, d'une activité sans mesure, la révolution sociale et politique, que tout prépare, se compliquera d'une révolution religieuse, telle que l'Église n'en aura pas encore vu de plus terrible.

Le drame d'angoisse et de révolte qui devait agiter l'Europe se joua d'abord, en effet, dans l'âme vibrante et passionnée du moine Martin Luther.

 

II

Je suis fils de paysans, écrit Luther ; mon père, mon grand-père, mes aïeux étaient de vrais paysans[21]... Mes parents ont été très pauvres, et ma mère, pour nous élever, a souvent porté son bois sur son dos[22].

Luther était né, en effet, le 10 novembre 1483, à Eisleben, en Saxe, du paysan Hans Luder[23] et de Marguerite Ziegler sa femme. Nous avons vu plus haut que le paysan de Saxe, plus rémunéré à cette époque qu'il ne l'est aujourd'hui[24], était néanmoins souvent, par suite d'habitudes de luxe ou d'excès de bouche, dans une situation précaire[25]. On a pu conjecturer, non sans vraisemblance, que les penchants presque irrésistibles de Martin Luther pour le vin et la bonne chère, si souvent avoués par lui, lui venaient par atavisme. Hans Luder fut d'ailleurs un violent, aussi bien que sa femme. Mon père, dit Luther, me corrigea un jour si fort, que j'eus peur ; et je le fuyais, jusqu'à ce qu'il m'habituât de nouveau à lui. Un jour aussi, ma mère me fouetta pour une pauvre noix, à tel point que le sang jaillit.

Hans Luder n'était venu s'établir à Eisleben que pour fuir son pays de Mœhra en Thuringe, où il avait tué, dit-on, dans un accès de colère, un pâtre qui était à son service[26]. Il est du moins avéré que la famille Luder n'était pas sympathique à la population de ce nouveau pays. Dieu m'a mis dans une telle situation, disait Luther, qu'il me faut parfois fredonner un petit refrain que chantait ma mère :

Personne ne nous aime, ni toi ni moi ;

C'est notre faute à nous tous deux[27].

Marguerite Ziegler avait une piété réelle, mais craintive, inquiète ; elle avait peur du diable[28].

Dans la maison de Luder, on n'avait pas seulement la terreur du démon ; on tremblait aussi devant le Christ. Nous pâlissions, continue Luther, au seul nom du Christ, qu'on nous représentait comme un juge terrible, irrité[29].

Quand l'enfant eut atteint l'âge de 14 ans, son père le confia aux Frères de la vie commune de Magdebourg, qui tenaient une école de latin dans cette ville. Les historiens du Fondateur de la Réforme protestante ont rapporté, les uns pour lui en faire un titre de gloire, et les autres pour le déconsidérer, qu'étant écolier le petit Martin Luder avait demandé l'aumône[30].

On ne sait quel événement amena le jeune Martin, dans le courant de sa seizième année, à quitter l'école de Magdebourg pour celle d'Eisenach. Il y trouva sans doute le même régime d'études et de distractions. Il y rencontra surtout, à l'heure où sa bouillante jeunesse ne cherchait qu'à se dépenser, les deux passions que l'humanisme excitait partout dans les âmes : la passion des plaisirs esthétiques et celle de la gloire.

Une noble dame, d'origine italienne, Ursule Cotta, ayant entendu chanter le jeune étudiant dans une église, ne peut contenir son émotion, appelle le jeune homme, l'introduit dans sa demeure, l'admet à sa table, le comble de présents et change tout à coup l'existence besogneuse de l'écolier en une vie presque luxueuse. Le pauvre moine apostat rappelait plus tard, avec mélancolie, qu'Ursule Cotta lui avait appris à chanter ce refrain qui troubla peut-être, hélas, sa cellule monastique :

Il n'y a rien de plus doux sur la terre

Que l'amour des femmes quand on peut l'obtenir[31].

C'est également à Eisenach que Luther déclare avoir entendu un de ses maîtres lui prédire de grandes destinées[32]. Ce fut peut être le fait de ce Jean Trebonius, qui, en entrant en classe, se découvrait et marchait respectueusement tête nue jusqu'à son pupitre : Il y a parmi ces jeunes gens, disait-il, des hommes dont Dieu fera un jour des magistrats, des bourgmestres et des docteurs ; il est juste de leur témoigner dès maintenant le respect dû à leur noble destinée.

A l'automne de l'année 1501, âgé de dix-huit ans, Luther passa à l'université d'Erfurt pour y étudier le droit et la philosophie.

Ce qu'étaient devenues ces études dans certaines écoles au début du XVIe siècle, nous le savons déjà : un formulaire aride et quintessencié, mêlé de propositions audacieuses. L'ardent jeune homme s'y livra néanmoins avec passion. Subtil, tenace dans ses argumentations, redoutable dans ses attaques, il harcelait de ses arguments ses condisciples et son professeur lui-même, l'honnête Jodocus Truttvetter, dont il s'accusa plus tard d'avoir peut-être accéléré la mort[33].

Mais de tels exercices n'absorbaient pas son activité dévorante. Nous savons qu'il suivit avec succès le cours d'humanités de Jérôme Emser et que, au dire de Mélanchton, toute l'académie était dans l'admiration des dons remarquables de son esprit[34]. Ses auteurs favoris étaient Cicéron, Tite-Live, Virgile et Plaute. Il s'adonnait beaucoup à la musique et prenait souvent part aux joyeux divertissements de ses camarades. C'était, dit Mathesius, un jeune homme de bonne et joyeuse nature, livré aux douces études et à la musique, qu'il aima toute sa vie[35]. Nulle part peut-être, en Allemagne, l'humanisme ne s'était développé d'une manière plus brillante qu'à Erfurt. Autour de Conrad Mutian, chanoine de Gotha, que des disciples enthousiastes appelaient le Maître intègre de la vertu, le Père de la paix bienheureuse, on remarquait Jean Lange, le savant helléniste, qui devait rester l'ami intime du Réformateur, Georges Spalatin, qui jouera un plus grand rôle encore dans sa vie, et cet Ulrich de Hutten, que nous verrons bientôt soulever la célèbre querelle des moines et la guerre non moins célèbre des chevaliers. Si la ville d'Erfurt avait son Politien dans Mutian, elle possédait son Pogge dans Bebel, dont les Facéties, publiées en 1506, ne sont pas moins obscènes ni moins révélatrices d'une corruption profonde, que celles du fameux humaniste italien[36].

Ces invitations à la vie sensuelle et facile trouvaient alors dans la peinture, dans la sculpture et dans la gravure, un contraste étrange. La fin du XVe siècle est marquée par l'apparition dans l'art d'un thème nouveau, que le pinceau et le burin vont exploiter sous toutes les formes : la danse macabre. Des cadavres qui grimacent, des vivants que la mort railleuse surprend et entraîne sans pitié, des rondes infernales où le grotesque se mêle au terrible, tels sont les objets que les Holbein, les Dürer et tant d'autres multiplient de tous côtés[37]. Luther les voit et en est troublé. Les impressions terribles de sa première enfance reviennent tout à coup dans son esprit et l'épouvantent. Souvent après une partie joyeuse, ou même au milieu d'une fête bruyante, on voit son visage s'assombrir : la pensée de la justice inexorable de Dieu l'a saisi ; la peur du diable s'est emparée de lui. Dans un pareil état d'âme, les moindres faits pouvaient avoir pour Luther les conséquences les plus graves.

Un jour, à la bibliothèque d'Erfurt, où il aimait à passer de longues heures, il aperçoit pour la première fois une de ces Bibles latines que la découverte de l'imprimerie multipliait. La ville d'Erfurt se l'était procurée à grand prix. Il l'ouvre, la feuillette, l'admire[38]. Ô mon Dieu, s'écrie-t-il, je ne voudrai pour tout bien qu'un livre semblable ! Il se met alors à parcourir, dans l'édition magnifique, les divers livres de l'Ancien et du Nouveau Testament. C'est comme une révolution qui s'opère en lui : Seigneur, s'écrie-t-il, comme mon illustre maître Jodocus Truttveter me semble petit, quand je le compare à Moïse et à saint Paul.

Luther avait vingt ans. Une contention excessive à l'étude l'avait épuisé ; il tombe malade. L'affaiblissement de sa santé ne fait qu'exaspérer son excitabilité nerveuse. Il ne paraît pas qu'un prêtre ait exercé alors sur lui l'influence d'une direction spirituelle suivie. Pendant sa maladie on le voit seulement visité par un vieux moine, dont le nom n'est point parvenu jusqu'à nous[39].

C'est alors que trois incidents, peu importants en eux-mêmes, vont avoir sur cette nature maladive une répercussion décisive. Un jour, en visite chez ses parents, il s'embarrasse avec son épée[40]. Il s'effraie, il croit mourir, s'écrie : Marie, aidez-moi ! et déclare que la Vierge Marie l'a sauvé. Le fait se passait en 1503. A partir de ce moment son impressionnabilité ne fait qu'augmenter. Sa vie est pure ; et pourtant, il est saisi, parfois, d'une anxiété mortelle. Il tremble à la seule pensée des jugements de Dieu. Souvent, dit Mélanchton, quand il songeait à la colère de Dieu et à ses jugements, une telle épouvante s'emparait de lui qu'il en rendait presque l'âme. Je l'ai vu moi-même en parlant sur un point de doctrine, se jeter tout à coup sur un lit dans un cabinet voisin et s'écrier à plusieurs reprises : Il les a tous soumis à la damnation afin d'avoir pitié de tous[41].

En 1505, deux nouveaux faits eurent une influence plus décisive sur l'orientation de sa vie. Ce fut d'abord la mort subite d'un de ses amis tué en duel. Cette catastrophe l'ébranla jusqu'au fond de l'âme. Peu de temps après, tandis qu'il était, encore sous l'impression de ce malheur, un orage le surprit aux portes d'Erfurt et la foudre éclata à côté de lui. Le jeune homme terrifié s'écria : Sainte Anne, sauvez-moi et je me ferai moine ! C'était le 2 juillet 1505. Luther devait souvent rappeler cette date critique[42].

Il resta quatorze jours dans l'incertitude, puis enfin se décida à solliciter Son admission au couvent des Augustins.

Le 16 juillet, il invite ses camarades à un joyeux dîner. On fait de la musique ; on veille fort longtemps dans la nuit ; et ce n'est qu'aux premières lueurs du jour que Martin confie son projet à ses amis. Laissons-lui la parole. Dieu avait traduit mon vœu en langue hébraïque, car Anne veut dire la grâce et non la loi. Je persévérai donc et, la veille de la saint Alexis, j'invitai quelques-uns de mes meilleurs amis pour leur dire adieu et pour qu'ils me conduisissent le matin au couvent. Comme ils me priaient encore d'y renoncer, je leur dis : Aujourd'hui vous me voyez encore, puis vous ne me verrez plus jamais. Alors ils me conduisirent en pleurant. Mon père fut fort irrité de mon vœu ; mais je persévérai dans mon projet. Je pensais ne jamais sortir du couvent ; j'étais bien mort au monde[43]. Le matin du 17 juillet, fête de saint Alexis, Martin Luther se présenta au monastère des Augustins. Il portait sur lui, soigneusement enveloppés, son anneau de magister, son Plaute et son Virgile. Le lendemain il renvoya l'anneau à l'université, mais garda au couvent Virgile et Plaute.

La discipline monastique allait-elle maîtriser cette âme ardente, que tant de causes, extérieures et intérieures, avaient contribué à exaspérer jusque-là ? La prise d'habit, les Saints Ordres, une ferme et sage direction spirituelle allaient-ils lui donner la paix ? Il eut fallu pour cela, comme condition première, que la Règle monastique se présentât à lui avec une autorité capable de le subjuguer[44] ; il eut fallu aussi qu'elle rencontrât, en celui qui se donnait à elle, une âme humblement ouverte à son action salutaire.

Martin Luther était entré au couvent par un coup de désespoir, non point tant attiré qu'emporté, non tam tractus quam raptus, dit-il quelque part, et les reproches amers, que lui adressaient sans trêve son père et sa mère, n'étaient pas faits pour apaiser son âme inquiète : Mon fils, lui écrivait son père[45], vous avez failli au quatrième commandement en nous refusant toute consolation et tout secours après les sacrifices que nous avons faits pour vous. La prise d'habit ne lui apporta qu'une joie momentanée, suivie bientôt d'angoisses mortelles ; le silence de la cellule ne fit que développer en lui une amère tristesse. Il nous en révèle lui-même la cause : J'étais alors, dit-il, le plus présomptueux des justes[46] : m'appuyant sur mes œuvres, je me confiais, non pas en Dieu, mais en ma propre justice. J'avais la prétention d'escalader le ciel[47]. Dieu ne s'abaissa pas vers une âme aussi haute.

Le malheureux s'obstina alors à chercher la paix dans les œuvres extérieures, dans les mortifications. Je devins, dit-il[48], le persécuteur et l'horrible bourreau de ma propre vie : je jeûnai, je veillai, je m'épuisai dans la prière, ce qui n'est autre chose que le suicide.

Parfois, désespéré, par une subite volte-face, il se prenait à haïr Dieu, à maudire le Christ. J'avais tant d'éloignement pour le Christ, déclare-t-il, que lorsque je voyais quelqu'une de ses images, par exemple le crucifix, je ressentais aussitôt de l'épouvante ; j'eusse plus volontiers vu le diable[49].

L'approche du sacerdoce, qu'il devait recevoir en 1507, lui apporta une lueur d'espoir. Tu viendras, écrit-il à son ami Jean Braun, vicaire d'Eisenach, assister à ma première messe. Indigne pécheur que je suis ! Je tâcherai de remplir mon office autant qu'il est possible à l'infime poussière que je suis. Prie pour moi, mon cher Braun, afin que mon holocauste soit agréable[50]. Mais la cérémonie de l'ordination éveilla dans l'âme du nouveau prêtre des angoisses terribles. A l'offertoire, tandis yii il prononçait les mots suivants : Suscipe, sancte Pater, omnipotens, æterne Deus, hanc immaculatam hostiam, quam ego indignus famulus tuus, il voulut quitter l'autel. Son prieur le retint[51]. Hélas ! s'écriait-il, oser s'adresser à Dieu, quand les hommes tremblent devant un roi ! Aux paroles de l'évêque consécrateur, Jean de Lasphe : accipe potestatem sacrificandi pro vivis et mortuis, il eut un frémissement subit ; si à cet instant, dit-il, la terre ne m'a pas englouti, ce fut à tort.

Un peu de calme sembla lui revenir à la suite de sa première messe. Un repas avait réuni la famille et les amis du jeune prêtre. A la fin du dîner, Hans Luder se leva, grave et sombre : Mon fils, dit-il, tu ne sais donc pas qu'il faut honorer son père ?[52] Puis, après un moment de silence : Mon fils, tu nous as délaissés, ta mère et moi... Et, comme le jeune prêtre, très ému, balbutiait quelques excuses, alléguait des faits miraculeux, la mort de son ami, le coup de tonnerre... Plaise à Dieu, cria le vieux paysan, plaise à Dieu que tout cela ne cache pas quelque fourberie ou quelque diablerie ! Luther, en répétant ces propos, ajoute : Je ne pouvais reculer ; mon cœur était fixé dans la piété. Pourtant il m'était impossible de mépriser les paroles de mon père[53].

Ainsi donc, la Règle monastique et le sacerdoce, bien loin de tranquilliser l'âme de Luther, n'avaient fait qu'exaspérer son trouble[54]. Une direction spirituelle allait-elle enfin lui donner la paix ?

 

III

En l'année 1507, les Augustins élurent pour supérieur générai de leur Ordre un homme qui, par la haute culture de son esprit, la largeur de ses vues et la distinction de sa personne, e attira les sympathies du jeune moine et le prit, de son côté, en singulière affection. Il s'appelait Jean de Staupitz. C'était un personnage de grand air, qui descendait d'une noble famille de Saxe. Il ne brillait pas seulement à l'école et dans l'église, dit Luther, mais il tenait son rang dans le monde parmi les grands de la cour[55]. Staupitz sera désormais le directeur habituel de la conscience et des études du jeune moine augustin[56].

Or, Jean de Staupitz, type achevé de l'homme distingué, du parfait humaniste, savant, ouvert à toutes les idées nouvelles, pieux, mais caractère faible, hésitant, manquant de prévoyance autant que de fermeté, était le prêtre le moins fait pour guider l'âme tourmentée et maladive de Frère Martin[57]. On le verra dans la suite soutenir Luther et l'abandonner tour à tour, s'incliner devant Tetzel et le railler en secret, correspondre amicalement avec Cajétan et le combattre. Ce qui devait amener le Réformateur à dire : Il ne sait donc pas se décider, entre le Pape et le Christ ![58]

C'est sous la direction de ce maître que, de 1507 à 1517, l'âme inquiète de Luther, réfléchissant sur ses angoisses personnelles, se nourrissant quotidiennement de volumes où la scolastique décadente mêlait à la sécheresse de sa dialectique la téméraire nouveauté de ses conceptions, dévorant les livres où Pierre d'Ailly, Jean Gerson et les disciples de Maître Eckart avaient jeté plus d'une formule équivoque[59], respirant à Erfurt l'atmosphère où les Frères du Libre Esprit et les docteurs Berthold, Wessel et Wesel avaient répandu tant d'idées aventureuses, élabora peu à peu les trois dogmes fondamentaux qui devaient constituer sa doctrine propre, le luthéranisme[60] ; à savoir : 1° le dogme psychologique de la corruption foncière de la nature humaine et de la négation du libre arbitre, 2° le dogme sotériologique de la rédemption de l'homme par le Christ seul, à l'exclusion de toute coopération de nos bonnes œuvres, et 3° le dogme ecclésiologique de la déchéance de l'autorité papale, au bénéfice de l'autorité exclusive de l'Ecriture individuellement interprétée. Luther prit conscience de ces prétendus dogmes dans l'expérience de sa vie personnelle, puis il en emprunta les formules aux auteurs qu'il avait sous les yeux.

L'état d'âme violent, exagéré, qui inspira les pensées et les sentiments du moine augustin, et qui, par le phénomène, si étudié par nos psychologues modernes, de la substitution des sentiments, allait le porter bientôt aux extrêmes opposés, peut se caractériser en trois mots : pélagianisme, pharisaïsme et papisme. Pélagien, il l'était certes, lorsqu'il voulait, ainsi que nous l'avons vu plus haut, escalader le ciel par ses propres forces. Par sa confiance absolue en l'efficacité des œuvres extérieures, ne méritait-il pas la qualification de pharisien ? Il disait plus tard, avec beaucoup d'irrévérence, mais non sans vérité : Si jamais moine était entré au ciel par sa moinerie, certes, j'y serais entré. Quand il fut prêtre il aurait voulu que tous ses parents fussent morts, afin de les tirer du purgatoire immédiatement par ses messes. Ce pélagianisme et ce pharisaïsme se renforçaient d'un dévouement farouche à l'autorité du Pape et de la Tradition. A cette époque, a-t-il assuré plus tard, j'aurais été prêt à immoler, si je l'avais pu, tous ceux qui auraient refusé d'obéir au Pape, fut-ce à propos d'une syllabe[61]. Nul plus que moi, écrit-il, n'a vénéré les traditions des Pères ; je les considérais comme la sainteté même[62].

Or, il arriva que, malgré l'ardente volonté du moine de se sauver par lui-même, malgré la multiplicité de ses œuvres extérieures, malgré la fougue de son zèle pour l'Église et pour le Pape, la conversion attendue ne se produisit pas : les révoltes de la nature le torturaient toujours, les scrupules ne cessaient pas, la chair criait sans cesse, l'inquiétude augmentait. Son orgueilleuse obstination l'aveugla : combien ses défauts devaient-ils être indestructibles, pensait-il, puisque la volonté la plus tenace n'y pouvait rien ! Combien fallait-il que la nature humaine fût profondément viciée dans le fond de sa substance et dans son libre arbitre ! Et combien fallait-il que l'action de l'homme fut inefficace à opérer le salut, puisque les œuvres les plus parfaites, celles de la vie monastique, n'y pouvaient rien ! Oh ! s'il y avait pour l'homme une rédemption, une justification, elle ne pouvait venir que de l'œuvre du Christ ! Et, sans doute enfin, l'adhésion la plus complète à la hiérarchie n'était pas une sauvegarde, puisque un zèle comme celui de Luther à l'égard du Pape et des Pères ne le sauvait pas ! Et ainsi, de son âme pleine d'angoisse, les trois dogmes de la corruption originelle, de l'inefficacité des bonnes œuvres et de l'anarchie ecclésiastique surgissaient, non point sans doute formulés en termes précis, ni pleinement conscients, mais inspirant sourdement en lui tantôt le découragement, et tantôt la révolte.

Témoin de cette crise douloureuse, le bon et pusillanime Jean de Staupitz, avait pitié du pauvre moine. Malheureusement cet homme, qui fut plus humaniste que théologien[63], plus orateur que psychologue, ne mesurait pas toujours la portée de ses paroles consolatrices, ne calculait pas la résonance que telle forte maxime de saint Augustin son maître pouvait avoir dans l'âme vibrante du jeune prêtre. Un jour que Luther, désespéré, lui disait : Mon père, que Dieu me parait terrible ! Pourquoi a-t-il blessé si profondément le cœur de l'homme ? Staupitz répondit : Il l'a blessé pour le guérir, Il l'a perdu pour le sauver ! Et Luther concluait à l'abolition du libre arbitre de clans l'erreur l'homme sous la volonté toute-puissante de Dieu. Un autre jour, raconte-t-il, j'écrivis au docteur Staupitz : Oh ! mes péchés ! mes péchés ! Il me répondit : Le Christ est le vrai pardon des vrais pécheurs[64]. Et la croyance au salut par le Christ seul s'enracinait dans son âme.

Restait la foi à la tradition et au Pape. Elle persista longtemps chez Luther. Il n'est pas exact, — Janssen l'a démontré, — que le voyage qu'il fit à Rome en 1511 ait détruit cette foi dans son âme. Au milieu même du luxe de la cour romaine, le moine augustin vénère profondément le Pape et l'Église ; sa correspondance en fait foi[65]. Mais les imprudences de Staupitz vont encore provoquer la ruine de cette croyance.

Luther trouve un jour dans la bibliothèque du couvent d'Erfurt les œuvres de Jean Hus. Il ne peut se défendre en les lisant d'une profonde sympathie pour cet esprit audacieux. Rome pourtant l'a condamné ! Cette pensée le préoccupe. Mais un jour Staupitz, en lui montrant, dans la galerie des Supérieurs de l'Ordre de saint Augustin, le portrait de l'un de ses prédécesseurs, Zacharie, lui dit : Tu vois ce moine : il doit être en enfer, s'il ne s'est pas repenti ; car il est un de ceux qui, au concile de Constance, ont fait condamner Jean Hus en faussant la Bible. De semblables paroles contribuaient à faire tomber aux yeux de Luther le prestige qui, pour lui, entourait jusque là l'autorité d'un concile condamnant un hérétique.

Le mal s'acheva par les études et les lectures que l'imprudent supérieur permit au moine exalté. Les livres que Luther étudia au couvent d'Erfurt et ceux qu'il eut à consulter plus tard pour son enseignement à Wittemberg ne lui suggérèrent pas sa dogmatique, comme on l'a dit souvent[66], mais ils fournirent au novateur certaines formules dont il fut heureux de s'emparer. Il y rencontra la triple influence de l'augustinianisme, du mysticisme et du nominalisme.

Dans les ouvrages de saint Augustin, si en honneur dans les couvents placés sous le patronage du saint docteur, Luther annotait passionnément les passages où le maître, réfutant le pélagianisme, se plaît à déprimer la valeur de la raison de l'homme, à écraser l'arrogance de sa volonté. Pulchre, pulchra, écrit-il en marge, Egregie solvis, sancte Pater Augustine. A la fin du traité De vera religione, il ajoute ces mots : Totam philosophiam stultitiam esse. Intellige quod legis. Dans les Confessions il croit découvrir que, selon saint Augustin, l'âme va à Dieu par la piété seule, qu'il oppose à la théologie[67].

Dans les œuvres des mystiques, qu'il feuillette avec frénésie[68], dans la Théologie Germanique et chez les disciples de Maître Eckart, il croit trouver le mépris des œuvres extérieures et la foi au Christ seul Rédempteur. Il ne prend d'ailleurs à ces mystiques que les théories qui lui paraissent concorder avec ses aspirations personnelles et l'expérience de sa propre vie[69].

Dans les écrits des nominalistes de l'école d'Occam, il lit que les mots ne sont que de vains bruits vides de sens des flatus vocis, que la vie n'est que dans le Christ et dans la Sainte Écriture, et que l'autorité du Souverain Pontife doit s'incliner devant celle des princes. Ces paroles fournissent à Luther les plus précieuses formules, dont il se servira contre le Pape et contre la Tradition[70].

 

Le moine réformateur a désormais sa doctrine. Il va la prêcher ouvertement, sous les yeux bienveillants de son maître Staupitz. Dans un sermon prononcé le jour de Noël de l'année 1515, il dit : Notre justice n'est que péché : que chacun se borne à accepter la grâce qui lui est offerte par Jésus-Christ[71]. Le 7 avril 1516, il écrit à son ami, le moine Spenlein : Apprenons à dire : Seigneur, tu es ma justice, et moi je suis ton péché. Et il ajoute d'un ton impératif : Maudit soit celui qui ne croit pas ceci[72]. En août 1517, il enseigne que la volonté humaine n'est pas libre, mais captive[73].

Dans un sermon de cette époque, commentant la parole de saint Augustin : O felix culpa, quæ tantum meruit Redemptorem, il l'explique en ce sens, que Dieu a voulu le péché, pour en être le Rédempteur[74]. Dans les leçons qu'il donne à l'université de Wittemberg, il enseigne ces doctrines en invoquant l'autorité de saint Augustin, et, sous le couvert de ce grand nom, l'université les accepte[75].

Cependant, des appréhensions se manifestaient parmi les auditeurs du moine audacieux. Dès 1512, Martin Pollich, premier recteur de l'université de Wittemberg, avait dit, après avoir entendu Frère Martin : Ce frère a des yeux bien profonds : il aura d'étranges imaginations ! En juin 4517, trois mois avant que n'éclatât la querelle des indulgences, le duc Georges de Saxe, après avoir entendu un sermon de Luther sur la justification, s'écria à plusieurs reprises pendant son souper : Je donnerais beaucoup pour n'avoir pas entendu cet homme ; un tel enseignement ne servira qu'à donner au peuple une fausse sécurité et à le rendre incrédule[76].

D'étranges anomalies se rencontraient dans le caractère de Luther. La peste éclate à Nuremberg. On parle de fuir. Il s'écrie : Fuir ? Jamais ! Si je meurs, le monde ne périra pas pour un moine de moins. Et il reste pour soigner les pestiférés. Il a peur de la gloire. Ne louez pas, s'écrie-t-il, celui qui n'est qu'ignominie, le pauvre Luder. Il signe une lettre : Martin Luther, le fils d'Adam le banni[77]. Mais d'autres fois, c'est une intempérance de gaieté folle et d'entrain qui éclate dans ses lettres et dans ses entretiens. Il écrit à Spalatin : N'oubliez pas de m'apporter du bon vin, et à Scheurl : J'aime mieux dire des folies que de me taire. Il travaille avec tant d'acharnement qu'il ne trouve plus, en 1516, le temps de dire son office et de célébrer la sainte messe[78].

Sa parole, son regard, sa personne tout entière porte en elle une puissance magique de séduction. Irascible, d'une violence qui va jusqu'à la grossièreté, il a, dans l'intimité, des éclats de joie et des épanchements de tristesse. Plus d'un homme éminent est gagné par le charme prenant de cette âme pleine de vie. Ce n'est pas seulement le naïf Jean de Staupitz, qui le charge des missions les plus délicates, qui l'a choisi, en 1511, pour défendre à Rome les intérêts de son couvent et qui lui confiera, en 1517, la mission de soutenir contre les prétentions des dominicains les prétendus droits des augustins ; c'est Albert Dürer, le grand artiste ; c'est Sachs, le poète populaire ; c'est Reuchlin, le docte hébraïsant ; c'est l'étrange Carlostadt, c'est le doux Mélanchton.

Nature ardente, tout nerf et tout sang, Luther éprouve souvent, à cette époque, des défaillances subites ; il se plaint de douleurs atroces. Qu'importe ? Il ne craint pas la lutte ; il la désire, il la cherche, il la provoque. Elle va commencer en 1517, et ne se terminera qu'avec sa vie.

 

IV

Pour bâtir la basilique de Saint-Pierre, le Pape Jules II avait fait appel à la générosité des fidèles et promis aux donateurs d'abondantes indulgences. En 1514, le Pape Léon X, ayant besoin de nouveaux subsides, promulgua une nouvelle concession de ces faveurs spirituelles. La publication de la bulle papale fut confiée aux soins de l'archevêque de Mayence pour l'Aile-magne du nord, et le prédicateur choisi pour en assurer la diffusion effective fut le dominicain Jean Tetzel.

L'histoire impartiale et bien infirmée ne reconnaît pas Tetzel dans le portrait malveillant qu'en ont tracé quelques écrivains des derniers siècles[79]. Il n'est pas vrai qu'il ait prêché la rémission de tous les crimes pour de l'argent, sans qu'il fut question de repentance[80]. Mais il faut reconnaître que plusieurs prédicateurs, que Tetzel lui-même, par leur manière d'offrir, de vanter, de mettre à prix les indulgences, provoquèrent en plusieurs endroits de vrais scandales[81].

Ce ne furent pas les seuls. Cette publication d'indulgences dans l'Allemagne du nord avait été l'occasion d'un trafic peu honorable. L'archevêque de Mayence, Albert de Brandebourg, chargé de dettes énormes à l'égard des Fugger, banquiers d'Augsbourg, avait obtenu du Pape Léon X que la moitié du produit des indulgences serait employé à payer ses créanciers[82]. Ce marché, bientôt connu du peuple, et la multiplication excessive des concessions d'indulgences, faites dans les années précédentes, avaient diminué parmi les fidèles le respect dû à la vraie pénitence ; à tel point que des évêques, comme ceux de Constance et de Meissen, en Saxe, interdirent la prédication des indulgences dans leurs diocèses.

C'est en 1516, que Luther entendit parler pour la première fois des prédications de Tetzel. Il voyageait avec son supérieur Jean de Staupitz. On leur raconta que le dominicain Tetzel se présentait dans les villes au son des cloches, en voiture découverte, avec deux coffres à ses côtés, l'un pour les cédules d'indulgences, l'autre pour l'argent, et qu'il disait :

A peine dans ce tronc est tombée une obole,

Du purgatoire une âme au paradis s'envole.

Staupitz sourit ; mais Luther eut comme un accès de rage. Ce Tetzel ! s'écria-t-il ; je ferai un trou à son tambour ! Et, autorisé par son supérieur, il commença une campagne de sermons enflammés contre la prédication des indulgences.

Ce que nous savons du caractère du moine peut nous faire comprendre son éloquence. Impulsif, tour à tour violent et rêveur, exubérant de joie et de mélancolie, Frère Martin appartenait à cette catégorie d'hommes qui voient et qui font voir tout ce dont ils parlent ; mais il était aussi de ceux qui voient toutes choses comme à travers un verre grossissant. Luther découvre dans l'indulgence, telle qu'on la prêche, le grand scandale de l'Église, le plus terrible des maux, l'œuvre de Satan, la lèpre hideuse qui menace de s'étendre sur la chrétienté ! Oh ! que les périls de ce siècle sont grands ! s'écrie-t-il dans son sermon du 21 février 1517, ô prêtres qui dormez ! ô ténèbres plus profondes que celles de l'Egypte ! Quelle incroyable sécurité au milieu de si grands maux ! Oh ! que je voudrais mentir en disant que l'indulgence ne porte ce nom que parce que indulgere est synonyme de permittere ![83]

Déjà, dans son sermon du jour de Noël de 1515, il avait représenté ceux qui prêchent l'efficacité des bonnes œuvres, au lieu de la foi au Christ seul, comme des oiseaux de proie, fondant sur de pauvres poussins pour les arracher à leur mère[84]. Dans son sermon pour la fête de saint Thomas, en 1516, il s'était demandé si, au lieu de prêcher l'Évangile (εύ-άγγελιον, la bonne nouvelle), on ne ferait pas mieux de prêcher le Cacangile (κακόν-άγγελιον, la mauvaise nouvelle)[85]. Dans un de ses sermons du carême de 1517, il opposa, en une saisissante prosopopée, la bulle du Pape b. ce qu'il appela la bulle du Christ. Ecoute-moi, chrétien : tu n'as pas besoin de courir à Rome ou à Jérusalem ou à Saint-Jacques de Compostelle pour obtenir la rémission de tes péchés. Voici la bulle du Christ : Écoute : elle est ainsi conçue : Si tu pardonnes à ton frère, mon Père te pardonnera ; si tu ne pardonnes pas, tu ne seras pas pardonné[86].

Il n'y avait pas à se faire illusion ; un puissant orateur venait de se manifester. Luther, dit Janssen, maniait la langue avec une véritable puissance. Luther est véritablement un maître. Son expression est concise, énergique ; ses comparaisons, saisissantes. Il avait largement puisé aux riches sources de la langue du peuple. En fait d'éloquence populaire, bien peu d'hommes peuvent lui être comparés ; et, quand il s'inspire de son passé catholique, sa parole révèle une profondeur de sentiment religieux qui rappelle les plus beaux jours du mysticisme[87]. Luther, dit le protestant Menzel ; c'est tantôt l'aigle au vol puissant, et tantôt la colombe au blanc plumage. De l'aveu même de Bossuet[88], il eut de la force dans le génie, de la véhémence dans le discours, une éloquence vive et impétueuse qui entraînait les peuples et qui les ravissait, avec un air d'autorité qui faisait trembler devant lui ses disciples.

 

V

La parole de Luther captiva les uns, épouvanta les autres. Quelques-uns déclaraient entendre, en l'écoutant, une voix du ciel ; d'autres croyaient voir en lui, pendant qu'il parlait, je ne sais quelle influence diabolique[89].

Au mois d'octobre 1517, l'audacieux réformateur pensa que le moment était venu de faire un grand éclat. Dans l'église paroissiale de Wittemberg, placée sous l'invocation de Tous les Saints, le ter novembre était une grande fête ; des indulgences abondantes y avaient été attachées pour tous ceux qui, après s'être confessés et avoir communié, visiteraient certaines chapelles. Luther y prêcha le 30 octobre et prit pour sujet les indulgences. L'indulgence est en elle-même, dit-il, quelque chose de vénérable ; elle repose sur les mérites du Christ ; mais elle est devenue un instrument d'avarice ; on l'a mise au service de Mammon. Le lendemain, 31 octobre, il fit afficher sur les portes du château de Wittemberg 95 thèses sur les indulgences.

Il faut reconnaître que ni dans le sermon, ni dans les thèses, la valeur des indulgences, telle que l'Église l'enseigne, n'était directement et foncièrement niée ; la LXXIe thèse était même conçue en ces termes : Anathème et malédiction pour quiconque parle contre la vérité des indulgences apostoliques[90]. Mais à des critiques fort justes, Luther mêlait des idées téméraires ou équivoques. Il prétendait, par exemple, que le Pape n'a pas le droit de remettre d'autres peines que celles qu'il a imposées lui-même (thèse V), et que tout chrétien vraiment contrit a la rémission entière de la faute et de la peine (thèse XXXVI). Il laissait, d'ailleurs, entendre dans ses sermons que la campagne commencée par lui avait une portée plus générale : il parlait de la basilique de Saint-Pierre, si chère au diable, de la déchéance du clergé à laquelle le Pape était incapable de remédier, de l'égalité des pouvoirs du Pape, des évêques et des prêtres sur le purgatoire. Il présentait ces idées comme un exposé de sa doctrine[91]. Il commença à signer à cette époque Martinus Eleutherius Martin l'affranchi.

Tetzel réfuta les 95 thèses de Luther en 110 antithèses, dont Héfélé a pu dire : Quiconque lira les antithèses de Tetzel sera forcé de reconnaître qu'il possédait à fond la difficile doctrine des indulgences[92]. Mais le moine augustin, enivré de succès et de popularité, n'était plus susceptible d'être convaincu. Son audace augmenta. Le 14 janvier 1518, il déclare qu'il méprise l'excommunication, qu'il va commencer une guerre ouverte, qu'il n'a peur de personne ; car, ce qu'il sait, ce que ses adversaires attaquent, c'est de Dieu même qu'il le tient[93]. C'était ajouter à ses idées téméraires sur les indulgences la thèse évidemment erronée de l'inefficacité des excommunications, l'hérésie de l'inspiration individuelle.

Ces doctrines, sans doute, n'avaient point encore chez Luther une expression ferme et définitive. Dans cette nature essentiellement impulsive la passion devançait l'idée. Au surplus, peut-être reculait-il devant les conséquences de ses théories. En février 1519, on trouve encore sous sa plume ces mots : Sous aucun prétexte il ne peut être permis de se séparer de l'Église. Mais des influences extérieures vont bientôt faire évanouir ces hésitations ou ces scrupules.

 

VI

Les thèses affichées, le 31 octobre 1517, sur les portes du château de Wittemberg s'étaient rapidement répandues en Allemagne. Les anges eux-mêmes, s'écrie un de ceux que le protestantisme allait bientôt gagner à sa cause, Myconius, les anges eux-mêmes semblaient faire l'office de courriers[94]. Plusieurs des amis de Luther, comme Spalatin, Just Jonas, J. Lange lui envoyaient l'expression de leur admiration. Un vieil humaniste de Munster, Rodolphe de Lange, lui écrivait : Voici le temps où les ténèbres seront chassées, et où nous aurons la pure doctrine dans les églises comme la pure latinité dans les écoles. Nulle part, les thèses de Luther ne furent accueillies avec plus de sympathie que parmi les humanistes, ou, comme on les appelait, en les opposant aux Théologiens, parmi les Poètes.

Dans cet humanisme allemand, où la culture antique avait si gravement préoccupé les esprits, une querelle venait de diviser en deux camps le monde des lettrés et des savants, c'était la fameuse controverse des livres juifs.

La question juive préoccupait vivement l'Allemagne au XVe siècle. L'usure pratiquée par les banquiers israélites avait soulevé contre eux les haines populaires. Des théologiens, comme Gabriel Biel, avaient proposé d'exclure les Juifs du commerce des autres hommes ; des moines avaient multiplié, pour préserver le peuple chrétien contre leurs exactions, des banques populaires. Mais la puissance des Juifs ne faisait que grandir. A la fin du XVe siècle elle constituait pour la société un véritable péril. La haine contre les Juifs est si générale en Allemagne, écrivait en 1497 Pierre de Froissart, que les gens les plus calmes sont hors d'eux-mêmes dès que la conversation se met sur leur usure[95]. Au début du XVIe siècle, un Juif converti, Jean Pfefferkorn se fit l'interprète et l'avocat acharné d'une tactique, qui lui parut être le moyen suprême d'en finir avec le péril que faisaient courir à la nation ses anciens coreligionnaires. Elle consistait à détruire partout les livres juifs. Les confiscations et les autodafés se multiplièrent. Mais on attendait avec impatience l'intervention de l'empereur.

Maximilien voulut, avant d'agir, prendre conseil. Il s'adressa pour cela au prélat qui lui parut le mieux représenter les intérêts de l'Église, à l'archevêque Uriel de Mayence, et au savant qui lui sembla le plus capable de parler au nom de la science, Jean Reuchlin.

Initié à l'humanisme par les illustres maîtres florentins, Jean Reuchlin avait noblement rempli, au service de l'empereur d'Allemagne, les fonctions de magistrat et d'ambassadeur. Disgracié par l'empereur, il s'était consolé de son infortune en revêtant la robe du professeur. Il enseignait les langues orientales, et avait pris pour devise : semper discendo docere. Reuchlin, consulté par l'empereur sur la nécessité de brûler les livres juifs, répondit hardiment par la négative. Réfuter le Talmud, disait-il, vaudrait mieux que de le détruire ; d'autant plus qu'on se priverait, en livrant au feu les livres juifs, de documents inappréciables pour la science. Après avoir pris l'avis des autorités ecclésiastiques, le conseil de l'empereur allait se ranger à une mesure sage : recueillir les livres suspects, rendre à la circulation les inoffensifs et garder dans les bibliothèques publiques les ouvrages, même mauvais, qui seraient jugés utiles à la science ; une polémique violente, qui s'éleva entre Pfefferkorn et Reuchlin, envenima le conflit et divisa l'Allemagne en deux camps hostiles, qui devaient rester en lutte pendant quinze ans.

Irrité de l'avis émis par Reuchlin, Pfefferkorn avait publié, en 1511, un pamphlet violent intitulé : Le miroir à la main, Handspiegel. Reuchlin avait aussitôt répondu à son adversaire par un autre pamphlet, Le miroir des yeux, Augenspiegel. Tout c. e qui pensait, en Allemagne, se prononça, soit pour le Handspiegel, soit pour l'Augenspiegel. La dispute personnelle qui s'était élevée entre Reuchlin et Pfefferkorn à propos d'une question toute particulière prit les proportions d'un conflit général. Ce fut la révélation d'une division profonde, qui existait en Allemagne entre ceux qu'on appela les Théologiens et ceux qu'on dénomma les Poètes. La condamnation, en 1513, de l'Augenspiegel par le tribunal de l'Inquisition et l'apparition, en 1515, d'un écrit de la dernière violence, Les Epitres d'hommes obscurs, par Crotus Rubeanus[96] et Ulrich Utten, mirent le comble à la surexcitation des esprits.

Sous le nom de Poètes, tous les humanistes, tous ceux qu'animait le culte des lettres antiques et le mépris du Moyen Age, se rangèrent autour de Reuchlin.

Le plus ardent de tous, était Ulrich de Hutten. Issu d'une famille noble et pauvre de Franconie, il menait la vie ambulante d'un lettré sans conscience et sans mœurs. Il mit dans les Epitres d'hommes obscurs, en même temps que les trésors de son étonnante érudition et de sa verve intarissable, toute l'aigreur qui fermentait dans son âme irritable. L'énigmatique Erasme, cet autre nomade de plus grande envergure, mais d'une réserve de jugement qui lui fit traverser toutes les sectes sans s'inféoder définitivement à aucune, ne prit point part à la dispute des Livres juifs. Mais on sait que l'auteur de l'Éloge de la Folie était l'ami de Hutten, qui le comblait d'éloges, et ce n'est pas sans raison que des contemporains regardèrent Erasme comme le vrai père intellectuel des pamphlets dirigés contre les Théologiens.

L'âme du mouvement humaniste à Erfurt était, nous l'avons déjà vu, Conrad Mutian. L'humanisme de Mutian était malheureusement plus païen que chrétien. Ce chanoine de Gotha, qui s'abstenait de dire la messe et de communier, théoricien plus franchement panthéiste que Ficin, et presque aussi brutalement ùamoral que Pogge, écrivait : Il n'y a qu'un Dieu et qu'une déesse, mais il y a bien des êtres divins et bien des dénominations de la divinité[97]... Le véritable Christ est esprit[98]... La justice, la paix, l'allégresse, voilà le vrai Christ descendu du ciel[99]. Procure-toi bien vite les Facéties de Bebel, disait-il à son ami Herebord von den Marten ; elles sont bien racontées et la mémoire en reste longtemps. Dans la même lettre il exprimait le désir de composer lui-même un recueil de facéties. C'est la seule exception qu'il se proposait de faire à la résolution de ne point composer des livres[100]. Conrad Mutian ne réalisa pas son projet, mais son élève Tribonius imita le Triurnphus Veneris de Bebel.

C'est auprès de pareils hommes[101] que le prétendu réformateur de la foi et des mœurs vint chercher ses premiers appuis. Les humanistes, dit Janssen, furent les premiers alliés de Luther. On le voit, dans ses écrits, offrir successivement ses hommages à Mutian, à Reuchlin, à Erasme ; et, s'il ne s'adresse pas tout de suite à Hutten, c'est que celui-ci, dans son scepticisme hautain, a déclaré tout d'abord, à propos de Luther mépriser une misérable querelle de moines[102]. Le 29 mai 1516, Luther écrit à Mutian : Auprès d'un esprit aussi exquis, aussi cultivé que le vôtre, je me sens barbare, bon tout au plus à crier parmi les oies[103]. Et Mutian le païen s'empresse de saluer en Luther le restaurateur de l'austérité chrétienne ; il l'appelle un nouvel Hercule et un second saint Paul[104]. Le décembre 1518, Luther écrit à Reuchlin : De même que Dieu a réduit le Christ en poussière par la mort et que de cette poussière le monde chrétien est sorti, de même tu as été pour ainsi dire broyé, et voilà que de ta poussière nous voyons surgir les hardis défenseurs de la Sainte Ecriture[105]. Avec Erasme, il descend à de véritables flatteries : Je ne suis pas assez instruit, lui écrit-il[106], pour aborder, même par lettre, un savant tel qu'Érasme. J'ai été nourri parmi les sophistes. Mais je me hasarde, je m'approche, je demande les bonnes grâces du grand Erasme, que tout le monde entier applaudit.

En réalité, Luther n'est pas plus un disciple d'Erasme et de Reuchlin en critique, qu'il n'est un disciple de Mutian en morale. Mais il vient de trouver en eux des auxiliaires puissants. Des préventions communes contre la Tradition les unissent. Fort de tels appuis, le moine réformateur osera bientôt résister aux délégués pontificaux, narguer les théologiens, et braver en face les deux pouvoirs suprêmes de la chrétienté, le Pape et l'empereur.

 

VII

Au mois d'avril de l'année 1518, dans une réunion solennelle des Augustins, qui se tint à Heidelberg ; Luther soutint publiquement, au nom de saint Augustin, disait-il, et contre les sectateurs de Pélage, les doctrines nouvelles de l'abolition du libre arbitre par le péché originel, de la corruption foncière de la volonté humaine et de la passivité absolue de l'homme sous l'action de Dieu. Enhardi par ses succès, le moine élargissait le débat. Ct n'était plus seulement de la question des indulgences qu'il s'agis sait désormais, mais des dogmes les plus fondamentaux de la religion chrétienne. L'éloquence de Luther, son ton d'assurance, lede nouveaux prestige de l'autorité de saint Augustin sous laquelle il cherchait à abriter ses idées, en même temps que l'esprit de révolte qui inspirait ses discours, lui attirèrent de nouveaux disciples parmi les clercs séculiers et réguliers. On remarqua bientôt au milieu d'eux le jacobin Bucer, cet homme docte, d'un esprit remit et plus fertile en distinctions que les scolastiques les plus raffinés, un peu pesant dans son style, qui imposait par sa taille et par le son de sa voix[107] ; Andreas Bodenstein, surnommé Carlostadt, du lieu de sa naissance, l'homme du monde le plus inquiet, aussi bien que le plus impertinent[108] et cet Eobanus dessus, aussi célèbre comme buveur que comme poète, qui prêtait sans vergogne aux moines, qu'il détestait, ses propres défauts[109]. Luther, d'ailleurs, à cette époque, ne paraît pas avoir songé à se séparer de l'Eglise, mais plutôt à faire triompher dans l'Eglise ses propres doctrines.

C'est au début de 1518 que les premiers bruits de l'agitation religieuse soulevée en Allemagne parvinrent au Pape Léon X par l'intermédiaire de l'archevêque de Mayence. On a tour à tour accusé le pontife d'avoir trop dédaigné une misérable querelle de moines, et de l'avoir prise trop au tragique[110]. La vérité paraît être dans l'appréciation de l'éminent historien protestant Léopold de Ranke : Léon X se montra à la hauteur de la position difficile dans laquelle il se trouvait placé[111]. Laurent le Magnifique avait coutume de dire : J'ai trois fils, Julien, Pierre et Jean. Julien, c'est la bonté même ; Pierre, c'est la folie ; quant à Jean, il est entre les deux, c'est la prudence. Jean de Médicis, devenu Pape, justifia le jugement de son père. Le 3 février 1518, Léon X pria le Vicaire Général des Augustins Gabriel della Volta, d'intervenir auprès du moine agitateur et d'obtenir de lui, par la voie de la discipline monastique, la cessation de sa campagne dangereuse[112]. On se heurta à un refus obstiné. Dans un mémoire du 30 mai, Luther, sous des formules d'humble obéissance, se refusait absolument à toute rétractation[113]. Le 15 août 1518, l'empereur Maximilien signala au Pape le grave danger de la situation au point de vue social et politique, lui promettant de mettre l'autorité impériale au service de l'Eglise s'il jugeait à propos de mettre fin à de si pénibles agitations[114]. Le moine continuait, en effet, à publier des écrits et des thèses de plus en plus téméraires. Bref du. 23 Le Pontife alors n'hésita plus. Par un bref du 23 août 1518, adressé au cardinal Cajétan, alors chargé d'une légation à la diète d'Augsbourg pour le règlement de la question turque, Léon X déclare que, si Luther se présente spontanément devant le légat pontifical et rétracte ses erreurs, il recevra son pardon ; sinon, le cardinal Cajétan aura le droit de porter contre le novateur et ses disciples les peines de l'hérésie et de l'excommunication et de requérir pour l'exécution de ce jugement l'aide des pouvoirs séculiers[115].

En choisissant le cardinal Cajétan pour mener à bien cette affaire difficile, Léon X donnait une preuve nouvelle de son esprit pacifique. L'illustre Maître Général des Frères Prêcheurs, théologien, exégète et diplomate, était un des hommes les plus sages de ce temps[116]. Il renonça tout d'abord à faire usage des pouvoirs rigoureux qu'il avait reçus du Saint-Siège et déclara que Luther recevrait de lui un accueil paternel.

Les dispositions de celui-ci furent moins franches. Le 30 mai 1518, aux premiers bruits qui lui apprirent qu'un procès canonique pouvait être ouvert contre lui, il avait écrit au Pape. Très Saint Père, vivifiez-moi ou tuez-moi, appelez-moi ou chassez-moi, approuvez-moi ou désapprouvez-moi ; votre parole est la parole du Christ si j'ai mérité la mort, je consens à mourir[117]. Mais le 10 juillet de la même année, dans une lettre à son ami Wenceslas Linck, il exprime des sentiments tout autres à l'égard des commissaires et représentants du Saint-Siège, ces tyranneaux, ces ignares, ces avares sordides[118]. Il appréhende du reste et exagère la condamnation qui l'attend : Que peut-on faire de moi, pauvre malade, tout usé, tout flétri ? écrit-il dans la même lettre[119] ; le Christ notre époux est un époux de sang ; priez pour votre pauvre serviteur. Le 8 octobre, après un pénible voyage qu'il a fait, en grande partie à pied, de Wittenberg à Augsbourg, il arrive, épuisé de fatigue, au lieu que le Pape lui a désigné. Mais, à la vue des ovations dont il est l'objet, son orgueil s'exalte. Il écrit, le 10 octobre, à son ami Spalatin : Toute la ville est pleine du bruit de mon nom ; tout le monde veut voir l'Erostrate d'un si grand incendie. Et il ajoute : J'aime mieux périr que de rétracter ce que j'ai bien dit[120].

Les conférences entre le cardinal Cajétan et Luther eurent lieu les 13, 14 et 15 octobre 1518. L'importance de ce grand débat, les fausses interprétations qui en ont été souvent données par les auteurs les plus graves, demandent que l'on s'y arrête avec attention. La récente édition critique des œuvres de Luther par Knaake et la profonde monographie de Kalkoff rendent aujourd'hui cette tâche plus facile.

Cajétan, nous dit-on, mettait son amour-propre à maintenir l'autorité de la curie. Il se refusa donc à toute discussion : Je ne vous demande que six lettres, disait-il à Luther : Revoco. Luther quitta la ville, en appelant au Pape mieux informé[121]. Combien cette appréciation est incomplète, et partant inexacte, l'examen des documents originaux et les aveux mêmes de Luther vont nous le montrer. Celui-ci déclare d'abord avoir été très aimablement reçu par le légat, lequel lui déclara qu'il ne se présentait pas à lui comme un juge, et ajouta qu'il n'avait pas reçu mission du Souverain Pontife pour entamer une discussion doctrinale, mais simplement pour demander au moine trois choses : la révocation des erreurs condamnées par le Saint-Siège, la promesse de ne plus les enseigner à l'avenir, et l'abstention de tout ce qui pourrait troubler la paix de l'Église. Une pareille demande, adressée à un religieux, qui se disait fils soumis de l'Église et qui avait écrit, le 30 mai 1518, la lettre citée plus haut, n'avait rien que de très naturel. Le cardinal ne s'y tint pas d'une manière stricte et condescendit à une conversation explicative avec Luther. Celui-ci ayant commencé par déclarer qu'il n'avait conscience d'aucune erreur, Cajétan s'empressa de lui signaler deux assertions erronées de sa doctrine, à savoir la négation d'un trésor d'indulgences dans l'Église et la théorie de la justification par la foi seule sans les œuvres. Ces deux assertions avaient été condamnées par les Extravagantes[122] des Papes, notamment par celles de Clément VI et de Sixte III. D'autre part, ajouta Cajétan, la doctrine qui rejette l'autorité suprême des Papes a été condamnée par la condamnation qui a frappé le concile de Bâle et les Gersoniens[123]. A la seconde entrevue, le lendemain, Luther, accompagné de Staupitz, qui venait d'arriver à Augsbourg, se présenta porteur d'une déclaration par laquelle il protestait de sa soumission au jugement de la sainte Église, mais demandait que ses propositions fussent soumises aux universités de Bâle, de Fribourg, de Louvain et de Paris[124]. Cajétan aperçut le piège qui se trouvait dans cette dernière phrase. Le novateur essayait de transformer la question dogmatique en question de pure scolastique et de gagner du temps. C'est alors qu'il dut prononcer la formule fameuse : Je ne vous demande pas tant de phrases ; je ne réclame de vous que six lettres : Revoco.

Pourtant, par condescendance, le légat ne refusa pas de discuter la question de l'autorité attachée à un texte des Extravagantes[125]. Toute la journée y fut consacrée. Luther se débattait avec une telle vivacité, qu'à un moment donné les jeunes diplomates romains qui servaient d'assesseurs à Cajétan et Cajétan lui-même ne purent s'empêcher d'en rire. Luther devait ne jamais pardonner au cardinal cette ironie[126]. Cette seconde journée se termina par une seconde formule de soumission ; mais, le soir, Luther écrivait à Spalatin Je prépare mon appel au Pape ; je ne révoquerai pas une syllabe, afin que ce Cajétan soit couvert de confusion dans le monde entier ![127] Le jour suivant, le légat, voulant épuiser les moyens de douceur, supplia Staupitz d'intervenir auprès de son fils spirituel et d'en obtenir une rétractation sincère[128]. Le résultat de cette intervention fut une lettre qui parut suffisante au bon Staupitz, mais qui ne trompa point le cardinal. Luther, après avoir remercié Cajétan de sa bienveillance, exprimait le regret d'avoir parlé avec trop de violence du Souverain Pontife, demandait pardon, appelait le cardinal son très doux père, promettait d'écouter l'Église et de lui obéir, mais ne rétractait rien en somme, et ne s'engageait à se rétracter que d'une manière conditionnelle et équivoque[129].

La lettre était datée de la veille de saint Luc ; elle était donc du 17 octobre. Le 18 était un dimanche. Cajétan garda le silence. Le soir de ce jour, Luther lui adressa une seconde lettre, l'avertissant qu'il croyait avoir donné des preuves suffisantes de son obéissance et que, ne voulant pas être plus longtemps à la charge des Carmes, qui le logeaient, il se disposait à quitter Augsbourg. Il ne croyait mériter, disait-il, aucune censure, et ne redoutait pas les peines ecclésiastiques ; car il avait conscience d'avoir la grâce de Dieu en lui. Le lundi et le mardi se passèrent sans réponse du cardinal. Luther redouta-t-il qu'il se décidât à faire usage des pouvoirs qu'il tenait du Pape et qu'il le fit saisir par le bras séculier ? Dans la nuit du mardi 20 au mercredi 21, il partit furtivement, aidé par Staupitz, qui l'avait relevé de l'obéissance à la règle, et qui le fit conduire par un paysan hors de la ville[130].

Aidé de ses amis, Luther avait ; avant son départ, pris ses me, sures pour faire afficher sur les murs de la ville d'Augsbourg une déclaration par laquelle il en appelait du Pape mal informé au Pape mieux informé[131]. Le moine et ses amis avaient conjecturé en effet, que, pendant que Cajétan gardait le silence, le Pape préparait une bulle de condamnation. Sa lettre du 31 octobre à Spalatin est pleine d'injures grossières envers le Pontife, ce polisson qui, sous le nom de Léon X, cherche à lui faire peur par un décret. Le 28 novembre, afin de se ménager un nouveau subterfuge, il publia un nouveau manifeste, en appelant du Pape toujours soumis à l'erreur à un concile œcuménique[132].

Les conjectures ou les informations de Luther ne l'avaient pas trompé. Dès le 9 novembre, le Pape Léon X avait expédié de Rome au cardinal Cajétan une constitution dogmatique sur les indulgences. Sans aucune allusion à Luther, la doctrine catholique y était gravement et solidement exposée. Le cz...i.ankd la publia le 13 novembre et la fit répandre par le moyen de l'imprimerie.

Mais les invectives de Luther l'avaient précédée partout. Elle ne produisit pas sur l'opinion l'effet qu'on en attendait. Ivre de popularité, le novateur écrivait : Nous ne sommes, qu'au début de la lutte : gare aux potentats de Rome ! Je ne sais vraiment d'où me viennent toutes mes idées. Ma plume va tenter des choses plus grandes que jamais[133].

 

VIII

La confiance de Luther en l'avenir était d'autant plus grande, qu'il venait de trouver dans le prince électeur Frédéric de Saxe un protecteur déclaré. Sollicité par Cajétan de faire conduire Luther à Rome ou du moins de le bannir de ses états[134], Frédéric avait pris conseil de Staupitz et de Spalatin, et, sur leur avis, avait cru devoir opposer un refus à la demande du légat. Luther, mis au courant par Staupitz, avait écrit à son seigneur une lettre dans laquelle il l'accablait de louanges et le réclamait pour arbitre. La cause du professeur de Wittemberg n'était-elle pas la cause de son université ? Le prince se laissa persuader. L'appui de Frédéric de Saxe était précieux à Luther. En délicatesse avec Rome, qui refusait un bénéfice à son fils naturel, le prince électeur pouvait être pour le mouvement nouveau le plus solide des appuis.

Léon X, en habile politique, ne se dissimula pas les graves difficultés de la situation. Luther n'avait cessé de récuser le cardinal Cajétan comme dominicain et comme thomiste, disant que tout son procès roulait sur une rivalité d'ordres religieux et sur une controverse d'école. Le Pape crut pouvoir couper court à ces récriminations en choisissant comme négociateur un diplomate d'origine saxonne, qu'il chargea d'abord de porter à Frédéric de Saxe la rose d'or bénite, puis de s'aboucher avec Luther et d'obtenir de lui la rétractation désirée. L'inspiration du Pape était bonne ; le choix du négociateur ne fut pas heureux : il tomba sur un de ces humanistes mondains qui n'avaient pris de la culture nouvelle que la frivolité des mœurs et le scepticisme de l'esprit. Il s'appelait Charles de Miltitz[135].

Miltitz joua la rondeur et la bonhomie. Il présenta la question sous l'aspect d'un conflit insignifiant que Thomas de Vio, ce lourd théologien, disait-il, avait eu le tort de prendre au tragique. D'ailleurs le fanatique Tetzel n'était-il pas l'auteur responsable de tout le malentendu ? Luther, concluait-il, n'a qu'à signer une formule empreinte de soumission et d'obséquiosité à l'égard du Pape, en réservant les droits de sa conscience. Et Miltitz se faisait fort d'obtenir de Léon X une parole de paix. Les entrevues de Miltitz avec Luther, qui eurent lieu à Altenbourg dans le courant du mois de janvier 1519, se terminèrent en effet par une promesse que fit Luther de garder le silence sur la question des indulgences et par l'acceptation de l'arbitrage d'un évêque allemand sur le fond de la cause[136].

Il ne semble pas qu'on puisse dire, avec Kuhn, que Miltitz a ainsi triomphé par sa souple diplomatie de l'âme sensible et primesautière de Luther ; ni, avec Audin[137] et Hœfer[138], que le légat a été battu par l'hypocrisie ou l'habileté du moine ; la vérité est que l'un et l'autre, croyant peut-être se tromper mutuellement, s'accordèrent pour tromper le Souverain Pontife et lui présenter comme un acte de soumission une promesse pleine d'équivoques[139].

Luther triomphait. Le 2 février il écrivit à Staupitz qu'il avait conscience d'être chargé d'une mission divine, que Dieu lui-même le menait, le poussait et l'enlevait[140]. Le même jour, il écrivait à Sylvius Egranus : J'ai fait semblant de prendre au sérieux les larmes de crocodile de ce Miltitz, qui m'a embrassé en pleurant[141]. Le 13 mars enfin, il disait à Spalatin : Je te dis ceci à l'oreille ; mais décidément, je ne sais si le Pape est l'Antéchrist lui-même ou son apôtre[142].

 

IX

Pour les théologiens avisés, toutes les formules de soumission signées par Luther restaient à peu près lettre morte, tant que la lumière ne serait pas faite sur les graves questions portées par lui devant le public. Ces questions concernaient le libre arbitre, la corruption de la nature, la justification par la foi et l'autorité du Pape. Un savant professeur de l'université d'Ingolstadt, Jean Eck[143], se fit l'interprète de ces inquiétudes.

Vers 1518, à la demande de l'évêque d'Eichstaedt, il rassembla, sous le titre d'Obélisques, une série de remarques sur les diverses propositions avancées par Luther. Mais un exemplaire du manuscrit de cet ouvrage fut communiqué à l'un des plus fougueux disciples de Luther, Carlostadt[144], qui en publia aussitôt une partie en la défigurant et en l'accompagnant d'injures grossières contre le théologien d'Ingolstadt. Celui-ci se plaignit de l'incorrection du procédé[145]. Luther lui répondit par un écrit qu'il intitula Les Astérisques, et le provoqua à une conférence publique contradictoire[146].

La ville choisie pour la controverse fut Leipzig.

La vivacité des polémiques qui avaient précédé cet important débat, le désir impatient de voir ce fameux Frère Martin Luther se mesurer en public avec un de ses plus savants adversaires, attirèrent à Leipzig un grand nombre de curieux, dont plusieurs vinrent même de l'étranger.

Vers le milieu du mois de juin de 1519, le moine fit son entrée dans la ville, escorté de deux cents étudiants en aunes. Les disputes, qui se prolongèrent pendant trois semaines, du 27 juin au 13 juillet, eurent lieu à la résidence du duc Georges de Saxe.

Pendant la première semaine, Luther laissa son disciple Carlostadt soutenir seul la dispute. Elle eut pour objet le libre arbitre et la part qui lui revient dans nos bonnes œuvres. De l'aveu de tous, Eck remporta la victoire la plus complète. Le bouillant Carlostadt s'était laissé arracher des aveux qui mirent toute la logique du côté de son adversaire. Luther en eut comme un accès de rage. Quel est donc cet âne jouant de la lyre ? s'écria-t-il. Qu'on balaie cette ordure ! qu'on balaie ce Jean Treck[147] ! Et, dès le début de la seconde semaine, il parut lui-même sur la scène.

Un témoin oculaire nous a laissé le portrait de Luther à cette époque : Frère Martin, dit Pfug[148], est de taille moyenne ; il est alerte, souriant, et si maigre qu'on peut compter ses os à travers sa peau. Il a une voix sonore. Il est caustique, mordant et st laisse facilement aller à des invectives, et cite à tout propos la Bible. La discussion roula sur la primauté du Pape. Luther, poussé par la dialectique de son terrible adversaire, fut amené à rejeter successivement l'autorité des Pères dans l'interprétation des Ecritures, puis celle du concile de Constance et enfin celle de tous les conciles généraux. Tu es donc Bohémien, Hussite ? lui cria Eck. A cette apostrophe, Luther s'emporta, vociféra en latin et en allemand, chercha des diversions et des faux fuyants, se perdit dans les personnalités et les injures ; si bien que le duc Georges, qui assistait aux débats, s'écria en branlant la tête et en mettant les poings sur les hanches : Décidément, cet homme est fou !

L'intervention de Carlostadt, pendant la troisième semaine, consacrée à la question du sacrement de pénitence et à celle de la justification par la foi, ne releva pas la cause de Luther, qui, prévoyant une issue défavorable, partit avant la fin des débats.

Sa colère se déversa en injures grossières contre tous ceux qui osèrent le critiquer à cette occasion. Jérôme Emser, secrétaire particulier du duc Georges, ayant publié un écrit sur les questions controversées à Leipzig. Le bouc me menace de ses cornes, écrit Luther. Gare à toi, Jérôme ; car tes paroles, tes écrits, tout en toi me montre que tu n'es qu'un bouc ! Le franciscain Augustin d'Alveld ayant combattu, à la même époque, ses idées sur la Papauté : Frère Augustin, écrit-il à Spalatin le 5 mai 1520, est venu à son tour avec sa bouillie (Brei). Je chargerai mon frère servant de répondre à cette brute[149].

Or, c'est précisément à cette époque que Luther conquit à sa cause celui .qui devait représenter, dans le mouvement protestant, la modération et l'urbanité des manières, le doux et pacifique Mélanchton. Bossuet a parfaitement expliqué l'adhésion au protestantisme de ce jeune lettré et de plusieurs humanistes de son caractère[150].

La réformation des mœurs corrompues était désirée de tout l'univers, et la saine doctrine n'était pas également bien expliquée par tous les prédicateurs. Plusieurs ne prêchaient que les indulgences, les pèlerinages, l'aumône donnée aux religieux, et faisaient le fond de la piété de ces pratiques, qui n'en étaient que les accessoires. Ils ne parlaient pas autant qu'il le fallait de la grâce de Jésus-Christ ; et Luther, qui lui donnait tout d'une manière nouvelle par le dogme de la justice imputée, parut à Mélanchton, jeune encore, et plus versé dans les belles lettres que dans les matières de théologie, le seul prédicateur de l'Evangile... La nouveauté de la doctrine et des pensées de Luther fut un charme pour les beaux esprits. Mélanchton en était le chef en Allemagne. Il joignait à l'érudition, à la politesse et à l'élégance du style une singulière modération ; mais la nouveauté l'entraîna comme les autres. On le voit ravi d'un sermon qu'avait fait Luther sur le jour du sabbat : il y avait prêché le repos où Dieu faisait tout et où l'homme ne faisait rien... Mélanchton était simple et crédule : les bons esprits le sont souvent : le voilà pris. La confiance de Luther l'engage de plus en plus ; et il se laisse aller à la tentation de réformer avec son maître, aux dépens de l'unité et de la paix, et les évêques, et les Papes, et les princes, et les rois, et les empereurs[151].

Encouragé par l'enthousiasme de cette bouillonnante jeunesse, Luther écrivait : De même que le Christ, rejeté par les Juifs, s'est dirigé vers les Gentils, il faut maintenant que la vraie théologie, abandonnée par nos vieillards entêtés, se tourne vers les jeunes.

Dans cette nature exubérante et indomptée, les violences brutales faisaient place parfois cependant à des mouvements de tendresse et de compassion. En 1519, le vieux dominicain Tetzel, son premier adversaire, se mourait, accablé d'infirmités physiques et de peines morales. Des ennemis personnels, dont le principal était cet indigne Miltitz que nous avons vu à Altenbourg essayer de rejeter sur lui toute la responsabilité de la crise religieuse, avaient accablé le vieillard d'injures et de calomnies. Luther eut pitié de cette infortune. Le 12 février 1519, il écrivit à Georges Spalatin : Je plains le pauvre Tetzel. Je n'ai rien à gagner à sa honte, comme je n'ai rien eu à gagner à sa gloire[152]. Plus tard il écrivit à Tetzel lui-même. Ne vous tourmentez pas, lui disait-il, ce n'est pas vous qui êtes responsable de tout ce qui arrive. L'enfant a un tout autre père que vous.

Mais ces bons mouvements de pitié et de tendresse étaient accidentels et passagers dans la vie de Luther. Ce qui se développait chez lui de plus en plus, c'était un esprit d'acrimonie, de haine et de sarcasme, dans un orgueil indomptable.

 

X

De plus en plus aussi, l'agitation créée par le moine augustin apparaissait comme la manifestation des diverses tendances intellectuelles, politiques, religieuses et sociales qui travaillaient l'Allemagne à cette époque. En histoire comme en géologie, les sources apparentes ont presque toujours commencé par être des confluents souterrains.

Érasme, l'oracle des humanistes, saluait en Luther l'homme prédestiné à abolir la scolastique, pâture des ânes, pour y substituer la poésie, régal des dieux. Et il expliquait les écarts de langage du nouveau docteur et ses brutalités de procédés, en disant que le monde opiniâtre et endurci avait besoin d'un maitre aussi rude[153].

Les tendances politiques de l'Allemagne se manifestaient, depuis 1514 surtout, par une haine féroce contre Rome. Ulrich de Hutten chantait les vieilles gloires de la Germanie, dont Rome, disait-il, voulait interrompre le cours. Le Pape est un bandit, s'écriait-il, et l'armée de ce bandit est l'Église. Luther, dont la parole était si agressive contre le Pape, Luther, dont la nature était si foncièrement allemande, Luther, le Kerndeutsch, n'apparaissait-il pas comme l'incarnation vivante, peut-être comme le chef futur du parti national ?

Des tendances religieuses nouvelles, formées à l'école des mystiques du XIVe siècle et des moines agitateurs du XVe siècle, troublaient les esprits ; les sectateurs de Jean Hus s'étaient perpétués clandestinement en Allemagne : ils engagèrent une correspondante épistolaire avec Luther[154].

Une sourde fermentation sociale se manifestait périodiquement par des luttes sanglantes entre paysans et chevaliers, entre chevaliers et grands vassaux. Les pires révolutionnaires étaient peut-être ces chevaliers-brigands qui, comme Franz de Sickingen e Gœtz de Berlichingen, brûlaient les villages et détroussaient les marchands sur les grandes routes[155]. Ces tendances anarchistes devaient plus tard ensanglanter l'Allemagne dans la guerre des Chevaliers ; elles ne furent pas les dernières à se reconnaître dans l'inspiration du moine révolté contre toutes les traditions. Le 20 février 1520, Ulrich de Hutten, l'ami de Franz de Sickingen, fit les premières ouvertures d'une entente commune, en écrivant à Mélanchton, ami de Luther : Sickingen me charge de faire savoir à Luther que, dans le cas où il aurait à redouter quelque péril à cause de ses opinions, il peut s'adresser à lui en toute confiance. Luther est aimé de Sickingen[156]. Luther accepta ces offres avec enthousiasme. Il écrivit à Spalatin : Alea jacta est : Franz de Sickingen et Sylvestre de Schambourg m'ont affranchi de toute crainte. Je ne veux plus de réconciliation avec les Romains dans toute l'éternité[157].

L'alliance de Luther avec tous les partis révolutionnaires d'Allemagne était désormais un fait accompli. Le célèbre manifeste intitulé A la noblesse chrétienne du pays d'Allemagne[158], paru au mois d'août 1520, signala le commencement de la guerre contre la Papauté. Un chrétien sort à peine des eaux du baptême, écrivait-il, qu'il est prêtre ; il peut dès lors se vanter d'être clerc, évêque et Pape. Quant au Pape de Rome il vit à nos dépens, et nargue par son faste les empereurs et les rois. Ceux-ci, établis par Dieu pour châtier les méchants, ne doivent jamais avoir égard aux personnes et frapper indistinctement le Pape, les évêques, les religieux et les religieuses, car l'Antéchrist lui-même ne pourrait régner d'une manière plus odieuse que le Pape de Rome.

Le Pape de Rome était toujours Léon X. Passionné pour les arts et pour les belles lettres, protecteur de Raphaël, ami de Machiavel, le fils de Laurent le Magnifique accueillait Erasme avec des témoignages particuliers de politesse ; mais les témérités doctrinales de Luther dépassaient toute mesure. Après de longues et mûres délibérations, Léon X se décida à lancer, le 15 juin 1520, la bulle Exsurge, qui condamnait 41 propositions extraites des écrits de Luther, ordonnait de détruire les livres qui les contenaient et menaçait Luther de toute la rigueur des châtiments ecclésiastiques si, après un délai de soixante jours, qui lui était accordé pour se rétracter, il n'abjurait point ses doctrines.

Le ton de la bulle était tout apostolique : Imitant la divine miséricorde, qui ne veut pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive, nous avons résolu, disait Léon X, sans nous souvenir de toutes les injures lancées contre nous, d'user de la plus grande indulgence et de faire tout ce qui dépendait de nous pour obliger le Frère Martin par la voie de la mansuétude à rentrer en lui-même et à renoncer à ses erreurs. Les propositions condamnées comprenaient principalement : 1° des erreurs concernant la corruption foncière de la nature humaine (prop. XXXI, XXXII, XXXVI) ; 2° des erreurs concernant la justification par la foi seule (prop. X, XI, XII), les indulgences (prop. XVII, XIX) et le purgatoire (prop. XXXVII-XL) ; 3° des erreurs concernant le Pape et la hiérarchie (prop. XIII, XVI)[159].

On eut le tort de choisir, pour publier la bulle dans un grand nombre de diocèses allemands, le docteur Jean Eck, l'ancien adversaire de Luther[160]. A Leipzig, les étudiants déchirèrent le document pontifical et faillirent mettre à mort le docteur Eck ; Erfurt fut le théâtre de collision sanglantes ; dans toutes les villes universitaires des scènes de désordre se produisirent. Ulrich de Hutten organisait les protestations avec une activité infatigable. L'insolence de Luther ne connut plus de limites[161]. Je suis convaincu, écrivit-il à Spalatin le 18 août 1520, que pour anéantir la Papauté tout nous est permis[162]. Jamais, écrivait-il au même le 17 novembre, Satan n'a osé proférer de pires blasphèmes que ceux que contient la bulle[163]. Le 10 décembre, il fit allumer un bûcher devant une des portes de Wittemberg et y jeta la bulle du Pape en disant : Puisque tu as affligé le saint du Seigneur, que le feu éternel te dévore. Le jour suivant, du haut de sa chaire de professeur à l'université, il exposa la théorie de son acte, expliquant à ses auditeurs que brûler la bulle pontificale n'était qu'une cérémonie symbolique ; ce qu'il importait de brûler, c'était le Pape lui-même, c'est-à-dire le Siège apostolique[164].

L'acte du 10 décembre 1520 marque une date importante dans l'histoire du protestantisme. C'est la révolte ouverte contre le Chef de l'Église, et il n'y a point d'exagération dans la métaphore employée par un contemporain, disant que Luther, en brûlant la bulle du Pape devant la porte de Wittemberg, avait allumé dans la chrétienté le plus formidable incendie dont l'histoire eût été le témoin[165].

A partir de ce moment, Luther est vraiment, aux yeux de ses partisans, ce qu'il s'est dit être, le Saint du Seigneur. Une gravure de Lucas Cranach, le représentant le front ceint d'une auréole, se répand parmi le peuple ; le bruit court qu'au moment où il brûlait la bulle du Pape, des anges ont été aperçus dans le ciel, encourageant la révolte du moine.

Cependant tous les alliés de Luther s'agitent. Les Chevaliers de Sickingen et les Hussites de Bohême se déclarent prêts à marcher pour le défendre. Luther affirme que les Bohèmes lui ont offert trente cinq mille hommes et que sept provinces sont prêtes à se lever pour défendre sa cause[166]. Hutten propage dans le peuple ses chants guerriers les plus enflammés[167]. Flutten, dit M. Ernest Denis[168], avait amené à Luther tous ceux qui désiraient une révolution radicale. Grâce à lui, en 1520, les mouvements religieux et politiques qui agitaient la nation se réunissent dans une résistance contre Rome, et cette alliance marque une date décisive dans l'histoire de l'Allemagne. Ce qui est en jeu désormais, ce sont les destinées de l'Empire et de l'Europe.

Un écrivain plein de verve se leva dans le camp des chrétiens fidèles au Pape ; c'était le franciscain Thomas Murner, le grand satirique allemand qui, jusqu'à sa mort, arrivée en 1536, devait tenir tête à Luther, à Hutten, à Mélanchton et à leurs disciples par ses écrits en prose et en vers, sermons, chansons et épigrammes. Couronné à Worms en 1506 du laurier poétique par l'empereur Maximilien, professeur à Strasbourg depuis 1519, il n'avait publié jusque là que des satires mordantes et vigoureuses contre les mœurs du temps[169]. La guerre déchaînée par Luther en 1520 lui apparut comme le suprême danger religieux, social et politique, contre lequel il dirigea désormais toute la puissance de sa parole et de sa plume. L'empire, disait-il, n'a pas de plus dangereux ennemi que Luther[170].

Murner en effet tournait alors les yeux, comme la plupart de ses compatriotes, vers le jeune souverain nouvellement élu, l'empereur Charles-Quint. Celui-ci venait de prêter, le 23 octobre 1520, dans la cathédrale d'Aix-la-Chapelle, entre les mains de l'archevêque de Cologne, le serment fameux, qui formait comme la base de la constitution impériale. Promets-tu, avait dit l'évêque, de maintenir et protéger la foi catholique, de garder au Pape et à la sainte Église l'obéissance que tu leur dois et de les soutenir par tes actes ? Et le jeune empereur, posant sur l'autel deux doigts de sa main droite, avait répondu : Me confiant dans le secours divin, m'appuyant sur les prières de tous les chrétiens, je promets de remplir loyalement tous ces devoirs, aussi vrai que Dieu m'aide et son saint Evangile[171]. Le peuple entier, disait un auteur du temps[172], mettait son espoir dans le nouvel élu, attendant de lui sa délivrance. Luther et Hutten, pas plus que les autres, ne le perdaient de vue. Un instant même ils espérèrent le gagner à leur cause ; mais ils s'aperçurent bientôt que cet espoir était vain et s'apprêtèrent à lui résister de toutes leurs forces.

 

XI

Le roi d'Espagne Charles Ier, qui venait d'être élu, le 28 juin 1519, sous le nom de Charles-Quint, empereur d'Allemagne, contre la redoutable compétition du roi de France François Ier, et la sourde opposition, disait-on, du Pape Léon X[173], rencontrait soit dans la situation politique, soit dans la situation religieuse du pays les plus sérieuses difficultés.

Pendant les délibérations des électeurs, on avait vu le cheva. lier-brigand Franz de Sickingen, tour à tour acheté par le roi de France et par le roi d'Espagne, jouer un rôle presque prépondérant, et un homme perdu de mœurs, comme Ulrich de Hutten, engager avec l'archevêque de Mayence et le margrave de Brandebourg des négociations pleines de duplicité. D'autre part, les Espagnols, fâchés de l'élection et craignant de voir le nouvel empereur les entraîner en des guerres sanglantes pour le service de l'Allemagne, refusaient les impôts et menaçaient de se révolter. Le trésor de Charles-Quint, qui avait dépensé pour son élection un million de florins, était épuisé. La situation religieuse n'était pas moins inquiétante. Le légat du Saint-Siège en Allemagne, Jérôme Aléandre, écrivait, avec quelque exagération, mais sous l'impression d'une panique qui n'était pas sans fondements : Les neuf dixièmes du pays crient : Luther ! et l'autre dixième : Périsse la cour romaine ![174] Luther, au comble de l'exaltation, s'écriait : Que Rome m'excommunie et brûle mes écrits ! qu'elle m'envoie au supplice ! Elle n'arrêtera pas ce qui s'avance : quelque chose de prodigieux est à nos portes.

Hutten avait essayé, par la flatterie, de gagner l'empereur aux idées nouvelles et avait salué en lui le Ziska d'un nouveau Hus. Mais les sentiments personnels du nouveau souverain, pas plus que les intérêts de sa politique, ne pouvaient lui permettre de soutenir la Réforme. Sincèrement pieux, Charles était choqué par les clameurs et les blasphèmes de la secte qui s'attachait à Luther. Chargé de continuer l'œuvre de Charlemagne, de maintenir l'unité du Saint Empire Romain, il était l'adversaire né d'une révolution qui prenait son mot d'ordre dans un cri de séparation d'avec Rome[175].

C'est dans ces dispositions qu'il réunit à Worms, le 27 janvier 1521, la diète de l'empire. Les premières séances furent  consacrées au règlement de quelques questions de politique intérieure et extérieure. Mais le nom de Luther était dans toutes les bouches. Tout le monde s'attendait à voir la diète aborder bientôt la question religieuse et même à y voir apparaître le novateur en personne.

Le 13 février, le légat pontifical, Jérôme Aléandre, prononça, au nom du Pape, un grand discours de trois heures, qui fit sur les assistants une impression profonde. Il y montrait comment les doctrines du moine augustin et les menées de ses partisans ne menaçaient pas seulement l'Église, mais aussi l'empire et l'ordre social tout entier. Conformément à ces conclusions, l'empereur soumit aux états un édit bannissant Luther comme perturbateur de la foi et de l'ordre public, et déclarant coupable de lèse-majesté quiconque à l'avenir se déclarerait protecteur ou partisan du moine révolté[176].

Les débats sur cet édit durèrent sept jours ; ils furent d'une extrême violence. Dans une des séances, le duc électeur Frédéric de Saxe et le margrave Joachim de Brandebourg furent sur le point d'en venir aux mains[177]. Autour de la diète, les chevaliers-brigands de Sickingen exerçaient une véritable terreur. On craignait à chaque instant de voir cette troupe terrible envahir le lieu des séances. Au fond, écrit Aléandre, Sickingen est le véritable maître de l'Allemagne : il a des hommes d'armes quand et comme il veut, et l'empereur n'en a pas[178].

Les états se refusèrent à voter l'édit impérial, alléguant que bannir Luther serait soulever une révolution formidable ; mais ils demandèrent que le moine augustin fût convoqué à Worms et Luther est admis à s'expliquer devant la diète. En conséquence, l'empereur lui écrivit, le 6 mars 1521 : Tu n'as à redouter ni embûches ni mauvais traitements ; notre escorte et notre sauf-conduit te protégeront. Nous comptons sur ton obéissance. Si tu nous la refusais, tu encourrais aussitôt la rigueur de nos jugements.

L'orgueil de Luther paraît s'être d'abord exalté à la pensée de comparaître, lui simple moine, au milieu de la diète du Saint-Empire, en face de l'empereur et des chefs des états. S'exagérant les périls, oubliant son sauf-conduit, il s'écria : Quand ils feraient un feu qui s'élèverait jusqu'au ciel, je le traverserais ag, nom de Dieu : j'entrerai dans la gorge de ce Béhémoth, je bri. serai ses dents et je confesserai le Seigneur.

Luther quitta Wittemberg le 2 avril ; son voyage fut un triomphe organisé par ses amis. Le recteur de l'université d'Erfurt, Crotus Rubianus, accompagné de quarante professeurs et suivi d'une grande foule de peuple, alla, à une distance de trois milles d'Erfurt, au-devant de celui que, dans des compliments, on appelait le Héros de l'Évangile, l'Attendu, le Triomphateur, le nouveau saint Paul.

Le 7, Luther prêcha à Erfurt dans l'église des augustins. Il y prit à parti le Saint Père et y attaqua vivement la doctrine de la sanctification par les bonnes œuvres[179]. Le 11 avril il écrit à Spalatin : Je suis décidé à faire reculer Satan et je méprise ses embûches. Le 16 avril il arrive, avec ses amis, aux portes de Worms. Le lendemain, 17 avril 1521, il comparaît devant la diète.

L'empereur présidait, revêtu de son ample et riche manteau espagnol. A ses pieds, les deux nonces, puis les électeurs ecclésiastiques et laïques, les princes, les chevaliers, les bourgmestres des villes impériales. Plus de cinq mille personnes obstruaient les avenues de la salle.

En présence de cette assemblée, l'arrogance du moine révolté tomba tout à coup. L'official de l'archevêque de Trèves, lui montrant sur la table des livres dont il lut les titres, lui demanda s'il en était l'auteur et s'il consentait à rétracter les erreurs, condamnées par l'Église, qui y étaient contenues. Luther répondit oui à la première question et demanda un délai pour répondre à la seconde. Il s'exprimait d'une voix presque éteinte ; à peine ses voisins purent-ils l'entendre. Il parlait presque à voix basse, rapporte Philippe de Furstemberg[180], et semblait éprouver de l'effroi et du trouble. La désillusion fut grande. Ce n'est pas encore celui-là, dit Charles-Quint, qui fera de moi un hérétique.

Le lendemain, l'attitude de Luther fut tout autre. D'une voix ferme et assurée, il déclara ne vouloir rien rétracter, mais se dit prêt à discuter ses doctrines d'après les Ecritures. On lui répondit qu'on n'avait point à discuter sur les Ecritures, mais simplement à constater que ses doctrines se trouvaient contraires à celles des Papes et des conciles. Il reprit : Je ne puis soumettre ma foi ni au Pape ni aux conciles, parce qu'il est clair comme le jour qu'ils sont tombés dans l'erreur. Les jours suivants, on imagina plusieurs projets de conciliation. L'official lui proposa de soumettra le jugement de sa cause soit à l'empereur, soit à une commission de prélats allemands nommés par le Pape, soit à un prochain concile. Luther repoussa les deux premières propositions et déclara n'accepter le futur concile que dans la mesure où ce concile se conformerait à l'Ecriture et à la vérité. On lui proposa une dispute publique. Il la refusa. Enfin, poussé à bout, il s'écria : Ma doctrine m'a été révélée[181].

Ce complet changement de front s'explique. Dès le soir de la première comparution de Luther, la chevalerie révolutionnaire avait entouré la diète ; le peuple, soulevé en sa faveur, parcourait les rues de la ville en acclamant le nom du réformateur. Deux jours après, le 20 avril, on put lire ces mots sur une affiche placardée aux murs de l'Hôtel-de-Ville : Nous sommes quatre cents nobles conjurés ; nous avons fait serment de ne pas abandonner Luther le Juste. Le placard se terminait par le terrible cri de ralliement des paysans révoltés : Bundschuh ! Bundschuh ! Le Bundschuh, ou soulier lacé, armé à la semelle d'énormes clous, était le signe de ralliement des paysans d'Allemagne. Ils l'opposaient à la botte du reître. Le 1er mai 1521, Hutten écrivait encore : Franz de Sickingen est avec nous. A table, il se fait lire les écrits de Luther. Je l'ai entendu affirmer par serment qu'en dépit de tous les périls il n'abandonnerait pas la cause de la vérité[182].

Après l'échec de ces diverses tentatives, Charles-Quint intima à Luther l'ordre de partir sans retard, le protégeant par un sauf-conduit pendant 31 jours. Luther quitta Worms le 26 avril 1521. Le 26 mai suivant, le délai de protection fixé par le sauf-conduit étant expiré, les états de la diète votèrent un édit bannissant de l'empire le réformateur et ses adeptes : les princes étaient tenus de s'emparer de sa personne au cas où il contreviendrait à l'édit de bannissement[183].

Luther avait déjà été arrêté, peu de jours après son départ de Worms, mais dans une intention tout autre que celle que prévoyait l'édit. Comme il était arrivé à l'entrée d'une forêt, tout près de la ville d'Altenstein, il fut assailli par des chevaliers masqués, qui mirent en fuite ses compagnons et le transportèrent mystérieusement dans un château-fort solitaire, élevé comme un nid d'aigle sur le sommet d'une montagne. Ces chevaliers masqués étaient les serviteurs de l'électeur de Saxe, le grand ami de Luther, l'organisateur de la comédie qui allait se jouer[184], et le château solitaire où le banni allait vivre sous le nom de Chevalier Georges était le fameux château de la Wartbourg.

 

XII

Le château de la Wartbourg, propriété du duc Frédéric de Saxe, était une vieille citadelle située près d'Eisenach. Cette résidence avait été jadis illustrée par les chants des Minnesinger, sanctifiée par la présence et les vertus de sainte Elisabeth de Hongrie. Pour dérouter les recherches qui pourraient être faites au sujet de Luther son protégé, le prince fit répandre le bruit que le moine avait été, malgré le sauf-conduit de l'empereur, arrêté par des brigands, qui l'avaient fait prisonnier et lui avaient fait subir les tourments les plus cruels. On alla jusqu'à affirmer que son cadavre avait été découvert dans le conduit d'une mine[185].

L'auteur et les complices de l'enlèvement ne se faisaient sans doute pas illusion : la mystérieuse retraite finirait par être connue ; mais on espérait que, Luther cessant de prêcher, l'empereur ne s'aventurerait pas à faire le siège du château-fort. D'ailleurs les partisans du réformateur seraient peut-être capables de soutenir un siège dans une pareille citadelle.

Il devint bientôt évident qu'on n'aurait pas à se préoccuper de cette éventualité. Peu de temps après la clôture de la diète, Charles-Quint fut appelé dans les Pays-Bas, puis en Espagne, où des troubles avaient éclaté, et bientôt sa guerre avec la France l'absorba tellement, que l'Allemagne, abandonnée à elle-même, subit l'influence des princes favorables au luthéranisme. L'édit de Worms ne fut exécuté que dans quelques états.

La mort de Léon X, arrivée le 1er décembre 1521[186], n'améliora pas la situation. Son successeur, Adrien VI, cet homme tout à fait supérieur, qui eut, nous le verrons plus loin, la gloire impérissable d'avoir le premier mis courageusement le doigt sur la plaie de l'Eglise et d'avoir nettement indiqué la voie à suivre, tenta une sérieuse réforme des abus ecclésiastiques ; mais l'échec de ses tentatives assombrit sa vie et l'abrégea peut-être. L'insuccès de Chieregato à la diète de Nuremberg lui fut un coup sensible. Le nonce était chargé de demander aux états, au nom du Pape, l'exécution de l'édit de Worms ; la diète posa des conditions impossibles, demanda un concile tenu en Allemagne et fit de vagues promesses qui ne furent pas tenues.

La cause de Luther profita de tous ces événements. Sur son rocher solitaire, qu'il appelait sa retraite de Pathmos, le chef de la réforme, dont l'exubérante activité avait besoin de se dépenser, entreprit une traduction de la Bible en langue vulgaire. Lui qui traitait l'Epitre de saint Jacques d'Epître de paille, et qui rejetait l'Epître aux Hébreux et l'Apocalypse, par cela seul que ces trois écrits ne donnaient pas la doctrine du Christ, posant par là le principe de l'interprétation de l'Ecriture par le sens individuel de chacun[187], voulut mettre entre les mains de tout le monde le Livre divin[188]. D'un style vivant, coloré, incisif, tantôt simple et naïf, tantôt éclatant et superbe, la Bible de Luther possède une vraie valeur littéraire ; mais quel mérite de forme peut faire pardonner au traducteur les interprétations tendancieuses, les intercalations habiles et les suppressions perfides qui font de son œuvre une profanation du Livre sacré[189] ?

Divers écrits de polémique sortirent aussi du château de la Wartbourg. De ce nombre est le pamphlet contre Henri VIII, qui avait critiqué un ouvrage de Luther, La captivité de Babylone, et reçu à cette occasion du Pape Léon X le titre de Défenseur de la foi. Le traducteur de la Sainte Bible s'interrompt de sa besogne, pour apostropher son royal adversaire des noms d'âne couronné, de gredin fieffé, d'idiot, de rebut de tous les porcs et de tous les ânes, qui frotte de son... ordure la couronne du Christ[190].

Tous ces travaux n'absorbaient pas cette âme inquiète. Une vaste correspondance nous révèle les pensées qui s'agitaient dans cette nature puissante et déséquilibrée. Plus d'une fois, dans le silence de sa solitude, Luther est assailli par le doute, par l'angoisse, par le remords. Quand il songe à tout ce qui vient de se passer depuis quatre ans, comment lui, simple moine, a osé jeter un défi au Pape, à l'Eglise, à la Tradition, il tremble ; quand il n'est plus soutenu par l'ivresse des applaudissements ou par la fièvre de la lutte, son audace tombe. J'ai détruit, écrit-il, l'antique équilibre de l'Eglise, si tranquille, si calme sous le papisme[191]. Et cela, pour une doctrine nouvelle, dont il n'est pas sûr[192] ! Après tout, dit-il, saint Paul, le grand apôtre, était-il sûr de la vérité de son enseignement[193] ? Pour secouer toutes ces angoisses, le réformateur solitaire essaie de se persuader que la cause de tous ces scrupules est le diable. Et il a trouvé le moyen, dit-il, de faire taire le démon : C'est de boire, de jouer, de rire, en cet état, d'autant plus fort, et même de commettre quelque péché, en guise de défi et de mépris pour Satan ; de chercher à chasser les pensées suggérées par le diable à l'aide d'autres idées, comme, par exemple, en pensant à une jolie fille, à l'avarice ou à l'ivrognerie, ou bien en se mettant dans une violente colère[194].

En réalité, il cherche à étouffer les remords de sa conscience en l'assourdissant du fracas de ses colères et de ses diatribes. Je ne puis plus rien, écrit-il, mais du moins je puis maudire. Au lieu de dire : Seigneur, que votre volonté soit faite, je dis : Maudit, damné soit le nom des papistes[195]. Injurions le Pape ! Injurions-le toujours, mais surtout lorsque le démon vient nous attaquer[196]. On peut conclure aussi des aveux de Luther qu'il essayait à la Wartbourg de noyer ses peines dans le vin. Le 21 mai 1521, il écrit à Spalatin : Je suis ici, du matin au soir, inoccupé et ivre[197].

Luther a-t-il voulu symboliser ses luttes intérieures par une Le dialogue scène imaginaire ? A-t-il cru voir, a-t-il réellement vu le diable ? avec le diable. Dans un écrit sur la Messe privée, paru en 1533, il publia un prétendu dialogue qu'il aurait eu avec le diable et qu'il semble placer à la Wartbourg[198].

C'est une chose merveilleuse, dit Bossuet[199], de voir combien sérieusement et vivement il décrit son réveil, comme en sursaut, au milieu de la nuit ; l'apparition manifeste du diable pour discuter contre lui ; la frayeur dont il fut saisi, sa sueur, son tremblement, et son horrible battement de cœur dans cette dispute ; 'les pressants arguments du démon, qui ne laisse aucun repos à l'esprit ; le son de sa puissante voix ; ses manières de disputer accablantes, où la question et la réponse se font sentir à la fois... Lorsque Luther parait convaincu et n'avoir plus rien à répondre, le démon ne presse pas davantage, et Luther croit avoir appris une vérité qu'il ne savait pas. Si la chose est véritable, quelle horreur d'avoir un tel maître ! Si Luther se l'est imaginée, de quelles illusions et de quelles noires pensées avait-il l'esprit rempli I Et s'il l'a inventée, de quelle triste aventure se fait-il l'honneur !

 

La solitude de la Wartbourg pesait à Luther ; ses disciples le réclamaient au milieu d'eux ; il avait lui-même un grand désir de se rendre à Wittemberg, où le fougueux Carlostadt, profitant de l'absence du maître, poussait à bout sa doctrine, prêchait la fermeture des couvents et menait les foules au pillage des églises. A Zwickau, des Hussites, se réclamant aussi de Luther, enseignaient le millénarisme, condamnaient les universités, maudissaient la science, supprimaient le baptême des enfants, niaient tout, hors leurs propres visions.

Luther quitta donc, le 3 mars 1522, sa retraite de la Wartbourg, et se rendit à Wittemberg, pour y rejoindre ses disciples fidèles et y réprimer les écarts de ses adeptes compromettants.

 

XIII

L'année 1522 marque l'apogée de la popularité de Luther. Tous les nouveaux courants d'opinion qui agitaient l'Allemagne, dans l'ordre intellectuel, religieux, politique et social, se sont ralliés à lui comme à un chef. Son rôle à Leipzig dans les fameuses disputes, à Wittemberg où il a brûlé la bulle du Pape, à Worms où il s'est affirmé en face de l'empereur et des États, a tourné vers lui tous les regards. Sa vie solitaire au château-fort de la Wartbourg vient d'ajouter à sa physionomie ce je ne sais quoi de prestigieux que le mystère et l'infortune attachent à la renommée des grands hommes. II est dans toute la force de son prodigieux talent, auquel, dit Bossuet[200], rien ne manqua que la règle, qu'on ne peut jamais avoir que dans l'Eglise et sous le joug d'une autorité légitime.

C'est en 1.522 que Franz de Sickingen, abandonnant tout à coup le service des armées impériales, se met à la tête de la ligue formée à Lindau par les chevaliers pour la régénération et l'indépendance de l'Allemagne ; son château d'Ebernbourg, près de Kreuznach, siège de la ligue, devient le rendez-vous des chefs du parti luthérien ; c'est le moment où le chanteur populaire Hans Sachs célèbre le Rossignol de Wittemberg[201], où le peintre Albert Dürer s'inspire dans ses tableaux des doctrines luthériennes, et où de nombreux moines, ébranlés, troublés, entraînés par tant d'écrits, de chants, de discours, de bruits et de rumeurs, quittent leurs couvents et mettent au service du réformateur leur éloquence populaire ou le prestige de leur science. Frédéric Myconius prêche la doctrine luthérienne à Weimar ; Conrad Pellicanus l'enseigne à Bâle ; Osiandre la propage à Nuremberg ; Œcolampade va la répandre dans toute la Suisse.

Osiandre, dont Calvin parle comme d'un brutal et d'une bête farouche incapable d'être apprivoisée et dont Mélanchton[202] blâme l'extrême arrogance, devait plus tard troubler le monde protestant par ses théories singulières sur la présence réelle et sur la justification[203]. C'était un homme d'un réel savoir, d'une éloquence redoutée et d'une verve plaisante, qui ne reculait pas devant l'allusion grossière ou blasphématoire.

Si Osiandre se rapprochait de Luther par son tempérament, Œcolampade rappelait plutôt Mélanchton. Des pieds d'un crucifix devant lequel il avait accoutumé de faire sa prière, dit Bossuet, Œcolampade avait écrit à Erasme des choses si tendres sur les douceurs ineffables de Jésus-Christ, qu'on ne peut s'empêcher d'en être touché... Il se fit religieux avec beaucoup dit courage et de réflexion... Cependant, ô faiblesse humaine et dangereuse contagion de la nouveauté ! il sortit de son monastère, prêcha la nouvelle réforme à Bâle où il fut pasteur, et, fatigué du célibat comme les autres réformateurs, il épousa une jeune fille dont la beauté l'avait touché. C'est ainsi, disait Erasme, qu'ils se mortifient[204].

En 1522, la réforme est prêchée ouvertement à Magdebourg, à Ulm, à Hambourg, à Breslau. L'administration de la ville de Nuremberg est depuis 4521 aux mains de ceux qu'on appelle, du nom de Martin Luther, les Martiniens. Des foules entières da peuple sont entraînées vers la réforme. Beaucoup, il est vrai, croient. rester catholiques en se ralliant à Luther ; il ne s'agit, pensent-ils, que de réagir contre des abus qui les choquent dans Diffusion de la l'Église romaine. Mais l'orgueil, la sensualité, la fascination toujours exercée par les mots de liberté de croyance et de conscience ont une action plus puissante encore sur les masses. Une doctrine qui permet à chacun de se faire, en dehors de toute autorité, le juge de sa propre croyance, qui, rejetant le célibat, les vœux et toutes les bonnes œuvres, lâche les brides aux passions[205], et assure à tous le royaume du ciel sur le seul fondement de la foi, attire facilement à elle les âmes ignorantes. D'ailleurs les princes, qui convoitaient depuis longtemps leu biens d'Église, se sont empressés d'adhérer à une doctrine qui leur promet une grosse part du butin. Ils ont décidé, dans une assemblée des villes impériales, réunie à Spire, qu'il appartient à l'autorité civile de faire prêcher et expliquer le pur Evangile ; et c'est l'Évangile interprété par Luther qui est généralement imposé par les cités[206].

Apostasie du Le duc de Poméranie, qui a déclaré vouloir se convertir au pur Evangile et s'emparer des biens de l'Église pour en faire, dit-il, un usage chrétien[207], propage le luthéranisme dans ses états. La nouvelle doctrine fait de rapides progrès dans l'électorat de Saxe.

Grand Maître L'apostasie la plus grave fut celle du grand maitre de l'Ordre teutonique, Albert de Brandebourg. Le prédicant Osiandre, qui l'avait rencontré à la diète de Nuremberg, en 1523, le mit en rapport avec Luther. Le réformateur, qu'il vint visiter l'année suivante à Wittemberg, lui conseilla d'abandonner la règle fausse et niaise de son Ordre, de se marier et de fonder, avec les biens de l'Ordre teutonique, un état héréditaire. Le duc suivit ces conseils, disposa des domaines dont il avait la garde, donna des terres et des charges à ceux de ses religieux qui voulurent le suivre, exila les récalcitrants, se réserva la nomination des prédicateurs et des pasteurs, et défendit de prêcher toute autre doctrine que le pur Evangile. En 1526, il se décida à épouser, malgré son vœu de chasteté, la princesse Dorothée, fille du roi de Danemark, et invita Luther à ses noces par la lettre suivante : Nous avons renoncé au signe de la croix pour embrasser l'état laïque ; et, comme nous désirions, à votre exemple et à l'exemple de plusieurs autres, travailler à l'accroître, nous ne us sommes uni en Dieu demoiselle Dorothée, et nous avons résolu de célébrer nos noces princières à la Saint-Jean prochaine à Königsberg en Prusse. Ce fut l'origine du duché héréditaire de Prusse[208].

Mais tandis que le duché de Prusse se fondait, les doctrines luthériennes avaient déjà déchaîné en Allemagne une véritable révolution sociale et religieuse.

 

XIV

Dès l'année 1522, dans le château d'Ebernbourg, devenu le bruyant quartier-général de la chevalerie allemande et de la réforme religieuse, Luther s'était senti débordé par les forces révolutionnaires, qu'il avait eu le tort de seconder et d'activer dans la noblesse. Il va voir bientôt ces mêmes forces anarchiques diviser les humanistes, soulever les masses populaires, gagner ses propres disciples, le dépasser, le compromettre, l'entraîner à des aventures, et finalement, quand il voudra s'y opposer, se retourner violemment contre lui. Le réformateur tombera alors, à la vue des ruines accumulées autour de sa personne, dans un découragement sombre qui ne l'abandonnera plus jusqu'à sa mort. Ce sera, en même temps que le triomphe de son œuvre de destruction, l'échec lamentable, la faillite définitive de sa tentative de réforme dogmatique et disciplinaire.

Commencée en 1522, sous le commandement de Franz de Sickingen, la campagne des chevaliers fut une vraie tentative révolutionnaire. Besogneux et turbulents, dit un historien[209], hautains et brutaux, les chevaliers, par une de ces illusions ordinaires aux partis, avaient salué dans la réforme une sorte de résurrection du Moyen Age à leur profit. Ce parti, dont l'anarchie était le rêve, avait trouvé un chef digne de lui dans ce Franz de Sickingen dont la fantaisie populaire a fait un héros et qui n'était qu'un assez vulgaire condottiere. Cette révolutionnaire équipée échoua. La résistance énergique de l'archevêque de Trèves, secondé par le landgrave de Hesse et le comte palatin du Rhin, obligea Sickingen à reculer. Celui-ci se rendit à merci le 6 mai 1523 et mourut bientôt de ses blessures. Son ami Ulrich de Hutten, exilé à Zurich, y succomba peu de temps après (1523). Luther connut l'épouvante des chefs révolutionnaires qui voient leur œuvre leur échapper ; il eut peur de s'aliéner les princes électeurs, dont il avait besoin ; il désavoua les chevaliers. Ceux-ci devaient ne lui pardonner jamais cet abandon.

L'année suivante, en 1524, c'étaient les humanistes purs qui, à la suite d'Erasme, se séparaient bruyamment du chef de la réforme. Erasme, choqué des attaques de Luther contre la liberté humaine, écrivit son livre De libero arbitrio, qui ouvrit entre les deux écrivains une polémique violente. Reuchlin, Mélanchton, Staupitz, les meilleurs amis de Luther l'abandonnèrent. Staupitz le renia pour ne pas se mêler à la troupe de gens mal famés qui le suivaient[210].

En 1525, ce furent des masses populaires qui se retournèrent contre Luther et le combattirent. Les terribles compagnons du Bundschuh qui, en 1521, pendant la diète de Worms, avaient menacé de se lever pour la défense du réformateur, s'étaient insurgés en 1521 pour leur propre compte. Les paysans avaient formulé leurs réclamations en douze articles. Ils demandaient la réduction des corvées, la suppression des dîmes, la liberté des eaux et forêts, mais surtout l'observation du Décalogue et des maximes de l'Evangile[211]. Leurs procédés ne furent malheureusement rien moins qu'évangéliques. En quelques semaines ils brûlèrent des centaines de châteaux, de couvents et de bibliothèques. Ils furent, eux aussi, bientôt écrasés. La vengeance des seigneurs fut atroce. On raconte que sur le seul territoire de la Ligue de Souabe, il y eut, avant la fin de l'année 1526, plus de dix mille exécutions. Luther crut devoir se tourner encore contre ceux que ses doctrines avaient soulevés. Il écrivit, pendant la guerre, son livre intitulé : Contre les paysans pillards et assassins, où il disait aux seigneurs : Prenez, frappez, égorgez par devant et par derrière : si vous tombez, c'est un martyre. Entre temps, le malicieux et terrible Erasme écrivait à Luther : Nous recueillons maintenant les fruits de l'esprit nouveau. Vous ne voulez pas reconnaître les révoltés ; mais eux vous reconnaissent bien. Nous savons parfaitement quels ont été les instigateurs de cette rébellion[212].

Ces seigneurs, à qui Luther adressait de si étranges encouragements, n'étaient pas sans reproches eux-mêmes. Avec moins de cris et de tumulte que les paysans incendiaires et meurtriers, mais avec une avidité non moins coupable, une noblesse rapace s'était précipitée sur les biens du clergé ; et quand, à la diète d'Augsbourg, en voyant tant de seigneurs couverts de l'or volé aux monastères, Mélanchton osa parler timidement de restitution, ils ne voulurent rien entendre.

Aussi bien, les prédicants de la doctrine nouvelle avaient perdu tout ascendant sur les esprits. Une crise intérieure était en train de ruiner le dogme et la morale de la prétendue réforme.

La grande dispute connue sous le nom de dispute sacramentaire avait mis le désarroi parmi les docteurs. A l'encontre d'Osiandre, qui exagérait en quelque sorte la présence réelle et qui divinisait le pain de l'autel par sa théorie de l'impanation, Carlostadt niait, avec sa verve accoutumée, toute présence du Christ en l'Hostie. J'interprète, disait-il, ces mots de l'Evangile : Ceci est mon corps, de la même manière que Martin Luther interprète cette autre parole rapportée en saint Matthieu : Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église[213]. Mais, en 1526, un dialecticien de plus haute valeur était venu prêter main-forte au réformateur dissident et avait soutenu sa thèse avec des arguments plus précieux. C'était Zwingli ou Zwingle, curé de Zurich en Suisse (1481-1531). Zwingle, dit Bossuet[214], était un homme hardi. Il y avait beaucoup de netteté dans son discours, et aucun des prétendus réformateurs n'a expliqué ses pensées d'une manière, plus précise, plus uniforme et : plus suivie. Zwingle, qui soutenait que tout ce qui existe est Dieu même, que le péché originel ne damne personne, que le baptême est un pur symbole et que les sacrements sont de vaines cérémonies[215], ne pouvait, avec de pareils principes, accepter la présence réelle dans le sacrement de l'Eucharistie telle que l'Eglise l'entend. Mais il prétendait encore appuyer sa négation sur l'interprétation scientifique des textes. Dans l'expression Ceci est mon corps, disait-il, le verbe être a évidemment le sens de signifier, comme clans ces autres expressions de la Bible : Je suis la vigne[216], Je suis la porte[217], La pierre était le Christ[218], L'agneau est la Pâque[219]. Zwingle et Œcolampade écrivirent pour défendre ce dogme nouveau : le premier avec beaucoup d'esprit et de véhémence, le second avec beaucoup de doctrine et une éloquence si douce, qu'il y avait, dit Erasme[220], de quoi séduire les élus mêmes.

Luther qui, malgré ses erreurs sur l'Eucharistie, ne put jamais douter de la présence réelle[221], invinciblement frappé qu'il était de la force et de la simplicité de ces paroles : Ceci est mon corps, Luther prit vivement la défense de l'interprétation réaliste de ce passage. Malheureusement il nia la transsubstantiation, pour admettre une sorte de consubstantiation ou de companation, comme on l'appela, disant que Jésus-Christ était avec le pain et que les mots : ceci est mon corps signifiaient : ceci contient mon corps. Mais les Zwingliens, à qui il reprochait de traduire : ceci signifie mon corps, lui répliquaient avec force : S'il vous est permis de reconnaître dans les paroles de l'institution la figure qui met la partie pour le tout, pourquoi nous voulez-vous empêcher d'y reconnaître la figure qui met la chose pour le signe. Figure pour figure, la métonymie que nous recevons vaut bien la synecdoque que vous admettez. — Ces messieurs étaient humanistes et grammairiens, dit à ce propos Bossuet[222]. Tous leurs livres furent bientôt remplis de la synecdoque de Luther et de la métonymie de Zwingle fallait que les protestants prissent parti entre ces deux figures de rhétorique ; et il demeurait pour constant qu'il n'y avait que les catholiques qui, également éloignés de l'un et de l'autre, et ne reconnaissant dans l'Eucharistie ni le pain ni un simple signe, établissaient purement le sens littéral.

Cependant les excès où l'on s'emportait de part et d'autre décriaient la nouvelle réforme parmi les gens de bon sens. Cette seule dispute renversait le fondement commun des deux partis. Ils croyaient pouvoir finir toutes les disputes par l'Ecriture toute seule et ne voulaient qu'elle pour juge ; et tout le monde voyait qu'ils disputaient sans fin sur cette Ecriture, et encore sur un des passages qui devait être des plus clairs, puisqu'il s'y agissait d'un testament... Erasme, qu'ils voulaient gagner, leur disait avec tous les catholiques : Vous en appelez tous à la pure parole de Dieu, et vous croyez en être les interprètes véritables ? Accordez-vous donc entre vous, avant de faire la loi au monde[223].

Luther souffrait de cet échec de son œuvre. Luther me cause d'étranges troubles, écrit Mélanchton, par les longues plaintes qu'il me fait[224]. Etrange agitation, conclut éloquemment Bossuet[225], d'un homme qui s'attendait à voir l'Eglise réparée, et qui la voit prête à tomber par les moyens qu'on avait pris pour la rétablir.

D'autres peines, d'un ordre plus intime, tourmentaient l'âme du moine apostat. Lui qui avait prodigué tant de sophismes, tant d'épigrammes, tant de grossiers quolibets, tant d'apostrophes pleines de colère, contre le célibat, ne se hâtait point de se marier. Redoutait-il les terribles railleries d'Erasme, qui s'était si hautement moqué des noces de Carlostadt ? Avait-il peur d'encourir la disgrâce de Frédéric de Saxe, qui appelait le mariage des prêtres un concubinage déguisé ? Mais, comme on l'a dit fort justement, il était impossible qu'un panégyriste sil pétulant du mariage gardât son vœu de chasteté et mourût dans le célibat : il devait succomber aux nécessités physiques qu'il dépeignait si justement. Le 13 juin 1525, l'électeur Frédéric étant mort, alors que le canon tonnait et que le sang des paysans coulait, il épousa Catherine Bora, religieuse de vingt-six ans, du couvent de Nimptschen, d'où elle avait été enlevée par Léonard Kœppe, conseiller de Torgau ; elle était alors gardée à vue dans le couvent de Wittemberg. Les moines, que Luther avait tant bafoués, prirent aussitôt leur revanche, et il faut avouer qu'elle fut sanglante. Epithalames, odes, cantiques sacrés et profanes, distiques, poèmes héroïques et comiques, leur muse se permit tous les tons et tous les idiomes. Longtemps après les noces, le bruit des hymnes moqueurs retentissait encore[226]. Par ce mariage, disait Luther[227], je me suis rendu si vil et si méprisable, que tous les anges en riront et que tous les diables en pleureront. La vie de ménage ne paraît pas lui avoir donné, en effet, toutes les consolations qu'il en attendait. On vit ce fougueux réformateur, qui avait bravé le Pape et l'empereur, plier sous la domination de Catherine, et s'en plaindre à ses amis avec une ironie qui semblait vouloir devancer leurs badinages. Il termine plus d'une de ses lettres par ces mots : Catherine, mon maître, mon impératrice, te salue, Dominus meus, imperatrix mea, Ketha, te salutat. Pour fuir le bavardage et les questions ridicules de Ketha, il prenait du pain, du fromage, de la bière, et s'enfermait sous clef dans son cabinet. Patience avec le Pape, s'écriait-il, patience avec mes disciples, et patience avec ma Catherine : toute ma vie n'est qu'une patience[228].

Inutile de dire que plus d'une fois, avec Catherine comme avec le Pape et avec ses disciples, la patience lui manqua. Son caractère s'aigrit. Les oppositions de ses disciples lui devenaient insupportables. Le chef de la réforme oublia alors qu'il avait donné pour maxime de ne pas chercher un appui à la religion dans la force. Sous la direction du landgrave Philippe de Hesse, gagné à la nouvelle doctrine en 1527, les luthériens levèrent une armée, et cet armement les rendit même si fiers, qu'ils se crurent en état de protester contre le décret de Spire, publié contre eux l'année suivante. C'est à cette occasion qu'ils prirent le nom de protestants. Dans la même année (1529), le landgrave, comprenant que la diversité des opinions serait un obstacle permanent à toute action commune, ménagea la célèbre conférence de Marbourg[229], où Luther et Zwingle discutèrent sur la présence réelle. On essaya de s'entendre sur des formules équivoques et on se sépara plus divisés que jamais.

Un moyen suprême fut tenté alors par l'empereur et sembla, un moment, devoir réaliser l'union, non seulement entre les protestants, mais entre tous les chrétiens. Le 21 janvier 1530 l'empereur Charles-Quint invita les Etats à une diète qui devait se tenir à Augsbourg le 8 avril. L'objet principal de l'assemblée était d'aviser à un péril national. Les Turcs, sous le commandement de Soliman, venaient d'assiéger Vienne avec une armée de trois cent cinquante mille hommes et régnaient en maîtres sur la Hongrie. On s'était aperçu bientôt qu'une action commune contre l'envahisseur infidèle était impossible, si l'on ne commençait pas par établir l'accord entre les chrétiens. Le savant et habile Mélanchton s'était chargé d'établir que cet accord était facilement réalisable, d'abord parce que les protestants ne s'étaient jamais séparés de l'Eglise et avaient seulement voulu remonter à la vraie notion qu'en avaient les Apôtres et les premiers Pères ; ensuite parce qu'il était possible de rédiger une confession acceptable pour tous les chrétiens. Cette confession fut rédigée et présentée par lui en deux parties : l'une comprenait, en vingt et un articles, la doctrine protestante ; l'autre énumérait, en sept chapitres, les prétendus abus de l'Eglise auxquels on avait voulu remédier. On doit reconnaître, dans la première partie, un réel effort pour rendre les formules protestantes acceptables aux catholiques romains. Mais, outre que plusieurs articles ne faisaient que couvrir par des équivoques des dissensions graves de fond, un point essentiel séparait les protestants des chrétiens fidèles au Pape. Un savant historien l'a dit avec netteté[230] : Dans cette vaste querelle religieuse, il ne s'agissait point de tel ou tel dogme, du maintien ou de la réforme de telle ou telle loi disciplinaire ; la discussion n'avait à proprement parler qu'un objet : l'admission ou le rejet de l'infaillible mission doctrinale de l'Eglise. Les protestants niaient cette mission doctrinale et infaillible. Ils rejetaient en même temps le sacrifice perpétuel, parce qu'il suppose au sein de l'Eglise l'existence de ces opérations surnaturelles dont Jésus-Christ est l'auteur. Aussi tous les efforts de réconciliation demeurèrent-ils sans résultat. La seconde partie créait un nouvel obstacle à l'union ; car la confession attribuait à l'Eglise romaine, sur divers points de doctrine, tels que le culte des saints le culte des images, la vertu opérante des sacrements, le mérite de condignité et de congruité, des opinions qu'elle n'a jamais professées[231].

L'accord ne parut pas moins difficile entre protestants. Zwingle avait communiqué à la diète une confession de foi toute différente de celle de Mélanchton. Les quatre villes de Strasbourg, Lindau, Constance et Memmingen, en avaient envoyé une troisième. D'ailleurs Mélanchton, à cause de ses concessions et de ses compromis, était considéré comme un traître par ceux de son parti. Mais nul ne fit à l'accord une opposition plus violente que Luther. Proscrit par l'édit de Worms et n'osant se montrer à Augsbourg, il écrivait de Cobourg à ses amis : Aucune union n'est possible tant que le Pape ne renoncera pas à la Papauté[232] ; et encore : Si l'on admet le canon et la messe privée, il faut rejeter toute la doctrine protestante. — En vérité, je crève de colère et de dépit, s'écriait-il ; au nom de Dieu, tranchez la question, cessez de tant ergoter et revenez à la maison[233].

La tentative de conciliation subit donc un échec à 'Augsbourg. C'était cependant un fait capital dans l'histoire du protestantisme, qu'on eût tenté de formuler ses dogmes en une profession de foi et de les faire protéger par l'autorité séculière. Par ce seul fait le protestantisme rompait, comme on l'a dit, avec le luthéranisme. Plus tard, les protestants orthodoxes se réclameront de la Confession d'Augsbourg devenue leur symbole de foi, tandis que les protestants libéraux déclareront se rattacher à ce luthéranisme primitif, à cet individualisme à outrance, à ce christianisme sans Eglise, à cet évangile sans hiérarchie et sans dogme ou à peu près, qui avait constitué la vie religieuse des premiers disciples de Luther.

 

XV

La diète d'Augsbourg n'avait fait que mettre en évidence l'opposition irréductible de la plupart des protestants, et surtout de Luther, à l'Eglise romaine. Dans son Avertissement à mes chers Allemands au sujet des conclusions d'Augsbourg, Luther leur disait : Les papistes n'ont pour eux ni droit divin ni droit humain. Le 27 février 1532, une ligue, dite de Smalkalde, fut formée entre la Saxe électorale, la Hesse, trois autres états et onze villes, pour défendre la parole de Dieu contre toute attaque. Les complications politiques de l'Europe vinrent au secours des révoltés. Le 21 avril, François Ier, saisissant cette occasion d'affaiblir la puissance impériale et de favoriser l'anarchie allemande, promit son secours à la ligue ; le 3 mai, Henri VIII, sur le point de répudier Catherine, d'Aragon, tante de l'empereur, pour épouser Amie de Boleyn, joignit sa promesse à celle du roi de France. Le Danemark donna aussi son adhésion. Les ducs de Bavière, jaloux de Ferdinand, se liguèrent à leur tour. La ligue ne désespérait pas d'obtenir l'appui du sultan, qui menaçait d'envahir l'Allemagne. La gravité du péril décida l'empereur à accorder, le 12 juin 1532, la paix dite de Nuremberg, qui réglait que, jusqu'au prochain concile, tous procès pour affaires concernant la foi seraient suspendus. C'est ce qu'on appela l'Interim.

Divers incidents, dont le principal fut la fondation du royaume des Anabaptistes à Munster, sous la protection du landgrave Philippe de Hesse, rallumèrent la guerre.

Dans la ville de Strasbourg, où les doctrines zwingliennes s'étaient répandues dès l'année 1524, des esprits exaltés, s'autorisèrent de la parole de Luther : Tout chrétien est juge de ceux qui l'enseignent, parce que Dieu lui-même l'instruit au-dedans, et de la parole de Zwingle : Le baptême est un pur symbole. Ils rejetèrent toute autorité extérieure, y compris celle de la Bible, n'écoutèrent plus que la lumière du dedans, ne firent aucun cas de leur baptême sacramentel, et se donnèrent entre eux, en signe d'alliance, un second baptême. On les appela les Anabaptistes. Grâce au zèle d'un mégissier de Souabe, prédicant ambulant du prot9stantisme, la doctrine anabaptiste se répandit dans la Hollande et la Basse-Saxe. Sous ce ciel triste et brumeux, favorable à l'éclosion des rêveries mystiques et des utopies sociales, l'anabaptisme ne tarda pas à prendre une forme révolutionnaire. Un boulanger de Harlem, Jean Mathys, prit la tête du mouvement, organisa la propagande, et se rendit en Westphalie, où il établit la polygamie et la communauté des biens chez ses partisans. Ce fut le royaume de Sion, qui devait conquérir le monde et déposséder tous les princes, à l'exception du landgrave de Hesse. Mathys ayant péri dans une sortie contre l'armée de l'évêque de Munster, son autorité passa aux mains d'un tailleur hollandais, le jeune et beau Jean de Leyde, qui fit de la ville de Munster un foyer d'anarchie religieuse et sociale. Il ne fallut pas moins d'une année de siège pour se rendre maître de la ville. Dans la nuit du 24 au 25 juin 1535, les troupes de l'évêque y pénétrèrent enfin. Le roi de Sion, Jean de Leyde, et ses principaux officiers périrent dans d'épouvantables supplices. Luther, qui avait combattu dès le début cette secte compromettante, eut lieu de se réjouir de sa ruine. Mais l'esprit d'individualisme qui l'avait inspirée n'était pas mort avec elle et devait souvent, dans la suite, troubler les églises protestantes.

 

XVI

Charles-Quint ne cessait de poursuivre, sous les auspices du Pape Paul III, l'œuvre d'union qu'il avait entreprise. Le 24 février 1533, le Pape et l'empereur, dans une entrevue qu'ils avaient eue à Bologne, s'étaient réciproquement engagés à faire tout pour hâter la réunion d'un concile pacificateur. Le 2 juin, le Souverain Pontife, dans une lettre pleine de bienveillance adressée à l'électeur de Saxe, qui était le principal appui de Luther, lui faisait savoir que le concile serait libre, universel, semblable de tous points aux anciennes assemblées de l'Eglise chrétienne[234]. Le 2 juin 1536, une lettre pontificale invita officiellement toutes les nations chrétiennes à se faire représenter à l'assemblée conciliaire. Quelques protestants modérés, ayant à leur tête Mélanchton, essayèrent de décider leurs coreligionnaires à accepter la proposition du Pape[235]. Mais l'opinion des princes et surtout celle de Luther l'emporta. Loin d'adhérer à l'invitation de Paul HI, les princes protestants firent déclarer par Mélanchton lui-même qu'ils repoussaient l'offre pontificale[236]. L'électeur de Saxe et le landgrave de Hesse, toujours à la tête des opposants, proposèrent même la réunion d'un anti-concile, sous le nom de concile national évangélique[237], et l'année suivante Luther publia, sous le titre d'Articles de Smalkalde, une confession où il s'écartait nettement en plusieurs points de la Confession d'Augsbourg. Il s'élevait avec une violence inouïe contre la Messe cette abomination exécrable, cette comète traînant après elle la vermine de l'idolâtrie, et contre le Pape, cet Antéchrist, ce vrai Satan[238].

Charles-Quint ne désespéra pas cependant. Il institua à Haguenau, puis à Worms et enfin à la diète de Ratisbonne, en 1511, entre catholiques et protestants, des conférences religieuses, dans lesquelles il espéra régler les graves questions dogmatiques et disciplinaires qui divisaient les esprits, comme on règle une question politique. Ce fut son illusion. De telles conférences ne pouvaient aboutir à aucun résultat durable. L'Interim de Ratisbonne, qui accordait aux princes protestants des privilèges canoniquement inadmissibles, tels que le pouvoir de réformer et de supprimer les couvents situés sur leur territoire, fut repoussée par Luther lui-même et resta lettre morte. La Ligue de Smalkalde se renforçait de nouvelles adhésions et devenait plus menaçante pour l'empire. La propagande protestante gagnait toujours des provinces nouvelles, et prenait une allure de plus en plus révolutionnaire. On pillait les églises, on exhumait les morts, on dispersait les saintes Hosties. Les idolâtries romaines, comme ils disaient, étaient partout abolies, tandis que partout les cabarets regorgeaient de monde ; il n'y avait plus de limites à l'intempérance et à la débauche. Qui de nous, s'écriait Luther, aurait eu le courage de prêcher l'Evangile, s'il avait pu prévoir les calamités, les séditions, les scandales, les blasphèmes, l'ingratitude, la perversité qui devaient suivre notre prédication ?[239] Il semble, écrivait Erasme[240], que la réforme aboutisse à défroquer quelques moines et à marier quelques prêtres ; et cette grande tragédie se termine enfin par un événement tout à fait comique, puisque tout finit en se mariant, comme dans les comédies. En 1540, Philippe de Hesse, un des grands protecteurs du mouvement protestant, ayant répudié sa femme, en épousait une seconde avec l'autorisation expresse de Luther et de Mélanchton lui-même. Ce que la loi mosaïque a permis, disaient les réformateurs, ne peut pas être défendu par l'Évangile[241].

Dans le courant de l'année 1545, Luther publia, à la prière de l'électeur de Saxe, un libelle violent intitulé : Contre la Papauté fondée à Borne par le diable. La grossièreté de ses injures dépassait tout ce qu'on peut imaginer. Bossuet, dans son Histoire des Variations a cru pouvoir en transcrire quelques lignes : Je voudrais, dit-il, qu'un des sectateurs de Luther prît la peine de lire seulement un discours qu'il composa du temps de Paul III contre la Papauté : je suis certain qu'il rougirait pour son maître, tant il y trouverait, je ne dis pas de fureur et d'emportement, mais de froides équivoques, de basses plaisanteries et de saletés... Le Pape, dit Luther, est si plein de diables, qu'il en crache, qu'il en mouche : n'achevons pas ce que Luther n'a pas eu honte de répéter trente fois[242]. A la lecture de ce libelle, beaucoup de contemporains pensèrent que le réformateur était devenu fou ou possédé du démon[243].

Vers la fin de juillet 1545, il exprima le désir de quitter Vittemberg, de fuir la société de ses amis et de s'en aller à l'aventure, mendiant son pain[244]. Vers le milieu de février 1546, étant allé à Mansfeld pour remplir un rôle d'arbitre dans un différend entre les comtes de Mansfeld à propos de mines de cuivre, il se sentit faiblir. Il était épuisé physiquement et moralement. Il expira dans la nuit du 18 février 1516[245].

Ce prétendu réformateur, ce véritable révolutionnaire laissait partout, dans les institutions comme dans les âmes, le trouble et la désunion. Un tel résultat n'était pas dû seulement à la violence du caractère de Luther et aux fautes de ses disciples. Il tenait aussi à. un vice profond de sa doctrine. Luther avait voulu d'abord, pour s'affranchir de toute autorité, ne reconnaître d'autre critère de la vérité que l'interprétation individuelle de l'Écriture, mais bientôt, effrayé de l'anarchie de son œuvre, il avait prétendu lui imposer des dogmes fondamentaux. Des historiens protestants, tels qu'Adolphe Harnack, ont reconnu l'existence de ce dualisme dissolvant dans la doctrine de Luther[246].

Après la mort de son fondateur, la réforme protestante fut donc amenée à se scinder en deux fractions dissidentes : les uns travaillèrent à s'unir en s'entendant sur un fonds commun de croyances ; les autres, laissant à la conscience individuelle de chacun le soin de se faire un symbole, ne cherchèrent plus qu'à développer en eux-mêmes le sentiment de la piété : ce sont ces deux mouvements qu'on a appelés le syncrétisme dogmatique et le piétisme individualiste.

Le syncrétisme dogmatique, qui avait trouvé sa première forme dans la Confession d'Augsbourg, en 1530, essaya de s'organiser, pendant la seconde moitié du XVIe siècle, sous la direction des princes allemands. L'Interim d'Augsbourg qui, en 1548, essaya de se rapprocher le plus possible de la doctrine de Luther, la Paix religieuse d'Augsbourg, qui, en 1555, accorda à chaque prince le jus reformandi, ou droit de fixer la religion à pratiquer par ses sujets, le Catéchisme de Heidelberg, qui, en 1563, tenta de faire l'union religieuse de tous les pays protestants d'Allemagne sur un symbole calviniste[247], et le Formulaire de Concorde qui, en 1580, entreprit de mettre le sceau définitif à l'œuvre luthérienne[248] marquèrent les principales étapes de l'histoire du syncrétisme dogmatique au XVIe siècle.

Le piétisme individualiste, qui avait rencontré sa première expression dans le mouvement anabaptiste, ne devait avoir son plein développement qu'au x-vire siècle, sous l'impulsion de Jacques Spener ; mais Gaspard Schwenkfeld (1490-1561), Valentin Weigel (1533-1588) et Jacques Bœhme (1575-1624) en furent les précurseurs.

Gaspard Gaspard Schwenkfeld, né à Ossig, en Silésie, fut d'abord un disciple enthousiaste de Luther ; mais la sécheresse désespérante de la doctrine luthérienne, non moins que les procédés tyranniques du réformateur, révoltèrent bientôt son âme pieuse. Il se retourna contre son maître, l'accusa de se faire esclave d'une lettre morte et de vouloir extirper le bon grain avec l'erreur. Pour Schwenkfeld, la piété intérieure est tout, l'organisation externe et la formule dogmatique sont par elles-mêmes indifférentes et ne valent que comme moyens indirects d'exciter la foi et l'amour. La parole et le signe s'adressent à l'homme charnel ; l'Esprit de Dieu agit seul sur l'homme spirituel, y produit la grâce et rend l'âme capable d'entendre la parole du dehors. Le symbole le plus expressif de cette action vivifiante de Dieu dans les âmes est le Sacrement de l'Eucharistie, pure cérémonie, et, en tant que figure, singulièrement frappante et efficace. La christologie de Schwenkfeld était une sorte d'eutychianisme : la chair du Christ, selon lui, avait bien été une chair humaine, mais tellement pénétrée par la grâce dès l'origine, et transfigurée de telle sorte par la résurrection, qu'elle en avait été complètement divinisée, qu'elle était Dieu même. Quiconque croyait ces choses et en vivait, à quelque secte qu'il appartînt, était prédestiné, et la société des prédestinés formait la vraie et seule Église[249].

Schwenkfeld prêcha sa doctrine à Wittemberg, à Augsbourg, à Ulm, à Tubingue, à Strasbourg. Combattu à la fois par les luthériens et par les catholiques, il ne put établir une église nombreuse, mais il communiqua sa foi à des disciples fidèles, enthousiastes, qui conservèrent et propagèrent sa doctrine après sa mort.

Dans la seconde moitié du XVIe siècle, un pasteur protestant de Saxe, Valentin Weigel, groupa del nouveau autour de lui un grand nombre de ceux qui, mécontents des dogmes desséchants de la doctrine protestante officielle et de son organisation tyrannique, aspiraient à une vie intérieure libre de toute entrave. Nourri des œuvres de Maître Eckart et de Tauler, de Carlostadt et de Schwenkfeld, fondant les vues de l'Aréopagite avec celles de la Théologie Germanique, Valentin Weigel enseignait que la lumière interne suffit à tous les besoins religieux de l'âme ; ce qui vient du dehors ne peut que la troubler. Il empruntait aussi au célèbre médecin Paracelse[250] cette idée, que l'opération de la grâce dans les âmes est en tout semblable à celle de Dieu dans la nature. La chimie peut donc donner la solution des problèmes de l'esprit. Il y avait, en Weigel, du gnostique et de l'alchimiste.

Au début du XVIIe siècle, on rencontrera une sorte de synthèse du piétisme de Schwenkfeld et de celui de Weigel dans les écrits du cordonnier philosophe Jacques Bœhme, qui dira tenir toute sa révélation intérieure d'intuitions personnelles et qui essaiera d'expliquer sa mystique par les couleurs, les sons, les phénomènes physiques et chimiques. Il insistera plus que ses devanciers sur la mort à soi-même pour vivre en Dieu, et tâchera de fonder son système religieux sur des principes ontologiques. Les ouvrages de Bœhme, traduits en français par Claude de Saint-Martin (le Philosophe inconnu), fondateur de la secte des Martinistes, exerceront une réelle influence, non seulement en Allemagne et en France, mais encore en Angleterre[251].

 

Telles furent, à la fin du XVIe siècle, les issues du protestantisme en Allemagne.

Une étrange doctrine sur la justification, imaginée par un moine sans vocation pour expliquer ses angoisses de conscience, est prêchée avec une éloquence fougueuse et passionnée ; elle agite les esprits, déjà si troublés par l'humanisme ; puis, grâce à la connivence d'un mécontentement général, provoqué par les perturbations économiques de l'époque, par l'anarchie des seigneurs et par les abus du clergé, elle déchaîne la guerre civile. Cependant, le dogme luthérien, par son inconsistance, se dissout de lui-même, enfante mille sectes qui s'entre-dévorent, et l'état social de l'Allemagne s'aggrave de jour en jour : l'histoire a démontré une fois de plus que l'hérésie, puissante pour détruire, est incapable de rien fonder.

 

 

 



[1] Luther und Luthertum in der ersten Entwiehelung. Quellenmässig dargestellt von P. Heinrich DENIFLE, O. P., und P. Albert Maria WEISS, O. P., t. II, in-8°, Mayence, 1909, n° 57, p. 107.

[2] C'est le surnom qui fut donné à l'empereur Maximilien Ier. On a trouvé dans sa chambre, au château royal d'Insprück, ces mots tracés sur la muraille :

Moi, roi par la grâce de Dieu, si je porte la noble couronne,

C'est pour épargner le pauvre,

C'est pour être équitable envers lui

Aussi bien qu'envers le riche,

Afin que nous puissions tous vivre éternellement ensemble

Dans la joie du paradis !

JANSSEN, L'Allemagne et la Réforme, I, 492.

[3] JANSSEN, L'Allemagne et la Réforme, I, 495.

[4] En Saxe, entre 1485 et 1509, dit Janssen, un maçon ou un charpentier recevait par jour environ deux gros quatre pfennings, c'est-à-dire plus du tiers de ce que valait alors le boisseau de blé. A Meissen, l'ouvrier maçon, outre ce salaire, avait encore droit chaque jour à deux cruches de conet (sorte de boisson fermentée) et à trois gros pour son argent de bain. En six jours, en ne comptant que son salaire quotidien, il pouvait acheter trois moutons et une paire de souliers. JANSSEN, I, 335.

[5] JANSSEN, I, 371.

[6] JANSSEN, I, 368-370.

[7] On ne fera jamais trop ressortir l'influence des causes économiques sur le développement du protestantisme. Les brusques fluctuations des salaires, qui faisaient passer tour à tour l'ouvrier de l'excès du luxe à l'extrémité de la misère, l'ouverture des débouchés du Nouveau-Monde, qui transporta sans transition le mouvement commercial du bassin de la Méditerranée à celui de l'Atlantique, la rupture des liens de vassalité, remplacés par des relations contractuelles, instables et précaires, l'agglomération des ouvriers dans les grandes villes industrielles, étaient de nature à donner à toute révolte un retentissement profond, à faire de toute idée nouvelle un ferment d'anarchie. Les violences commises par les protestants dans la propagation de leurs doctrines et par les catholiques dans leur œuvre de répression, violences dont nous aurons bientôt à raconter la lamentable histoire, seront donc d'ordinaire moins imputables à la malice personnelle des hommes, — et c'est un soulagement pour la conscience chrétienne de le penser, — qu'à des conditions sociales dont la responsabilité se répartit et se divise à l'infini.

[8] Qui trecentos equites, balistis, lanceis ac bombardis instructos, secum ducit. ERASME, Commentaire sur saint Marc, chap. XXIX. — Si l'on veut avoir un tableau exact et authentique des abus ecclésiastiques à cette époque, il faut lire les Cent un griefs de la nation allemande, présentés à la diète de Worms, en 1521. WALCH, XV, 1636.

[9] JANSSEN, I, 578. Sur le triste état du clergé allemand à cette époque, voir PASTOR, t. VII, ch. VII, p. 228-241.

[10] A. BAUDRILLART, L'Eglise catholique, la Renaissance, le Protestantisme, p. 42. A Cologne, Barthélemy du Cologne et Ortwin Gratins ; à Heidelberg, Rodolphe Agricola, le chancelier Jean de Dalberg, Reuchlin, l'illustre abbé de Sponheim Jean Trithème, le plus grand historien du siècle à Erfurt, le fameux cercle d'humanistes fondé par Mantorius, Pisterus avec Crotus Rubeanus, Eoban Hesse, Hermann Busch, Mutian, les poètes qui bientôt s'opposeront aux scolastiques ; à Bâle, Heylin von Stein, qui tient encore à l'école scolastique et la représente avec honneur ; à Strasbourg enfin, Wimpheling, à qui un ardent patriotisme joint à un travail étendu dicta la première histoire d'Allemagne qu'ait écrite un humaniste. Ibid., p. 42-43.

[11] Cité par BAUDRILLART, op. cit., p. 43.

[12] IMBART DE LA TOUR, Les origines de la Réforme, t. II, p. 341.

[13] IMBART DE LA TOUR, Les origines de la Réforme, t. II, p. 542.

[14] Didier de Rotterdam, qui, suivant un usage cher aux humanistes, traduisit son nom en grec (Desiderius, Έράσμιος, aimable), était né le 28 octobre 1467, dans les circonstances les plus malheureuses, ex illicito et, ut timet, incestuoso concubitu, dit un mémoire de Léon X du 25 janvier 1517, cité par JANSSEN, II, 6. Orphelin dès sa première jeunesse, dit le grand historien de la Réforme allemande, lésé dans ses droits d'héritier par des tuteurs cupides, Erasme avait embrassé la vie monastique, sans aucune vocation sérieuse, chez les Augustins de Stein, non loin de Gouda. Depuis lors il ne cessa de nourrir une haine profonde contre les vœux religieux tels que l'Eglise les approuve. En 1491, il abandonne son couvent, et pendant une dizaine d'années il mène, dans de continuelles pérégrinations à travers l'Europe, une vie nomade et agitée, pense à s'établir tantôt on Angleterre, tantôt en France, on bien en Italie, ou bien encore aux Pays-Bas on en Bourgogne, et parle même d'aller finir ses jours en Espagne ou en Pologne. De bonne heure il encourt le reproche de ne dire presque jamais la sainte messe et de l'entendre rarement, bien qu'étant prêtre. Le très savant Erasme trouve ridicules les prières du bréviaire, les prescriptions de l'Eglise touchant le jeûne et l'abstinence... Sur sa conduite morale, il avait l'habitude d'énoncer los jugements les plus bienveillants. L'amour des richesses lui était inconnu ; l'ivrognerie et la débauche répugnaient à sa nature (Op., t. III, p. 1527-1530, App. epist. des 8, 9 juillet 1514). Sa frêle constitution lui eût interdit tout excès. On a cependant pensé que son goût pour les vins capiteux était cause de certaines douleurs qui le tourmentaient fréquemment... Il exerça sur son époque une immense influence. On reste confondu quand on énumère ses travaux incessants et variés. La richesse de son style a été égalée par bien peu d'écrivains Son coup d'œil pénétrant embrassait toutes choses, JANSSEN, II, 6-10. Lorsque Luther eut été mis au ban de l'empire, Erasme regretta ce qu'il avait écrit à la louange du moine apostat, et résista aux sollicitations pressantes de Mélanchton, de Zwingle et de Hutten, qui voulaient l'entraîner dans leur parti ; mais il refusa en même temps à Léon X, Adrien VI et Clément VII de faire une campagne, contre l'hérésiarque. Le Pape Paul III était disposé à lui donner le chapeau de cardinal. Il déclina l'offre, et mourut le 12 juillet 1536, en disant : Domine, miserere mei.

[15] G. PLANCKE, Le catholicisme d'Erasme, dans Rev. prat. d'Apol., du 15 déc. 1908, p. 419-439.

[16] ERASME, Colloquium, Convivium religiosum.

[17] Voir sur ce sujet, DEDIEU, Les origines de la morale indépendante dans Rev. prat. d'apol. du 15 juin 1909.

[18] JANSSEN, II, 22.

[19] Enchiridion, c. II ; Lett., Op., t. III, p. 189.

[20] Lettre de Léon X à Erasme, du 10 sept. 1515. — ERASME, Op., t. III, p. 156 ; Bref du 16 sept. 1518, t. III.

[21] BINDSEIL, Martini Lutheri colloguia, 3 vol. in-8°. Lemgoviæ et Detmodiæ, 1863-1866, l. II, p. 153.

[22] Coll., III, 160.

[23] Luther signa du nom de son père Luder jusqu'en 1517, époque à laquelle il abandonna ce nom, qui signifie charogne, pour celui de Luther, qui vient, dit-il, de Lothaire ou Lauter.

[24] C'est la conclusion d'une étude attentive faite par Janssen sur le paysan allemand du XVe siècle. JANSSEN, L'Allemagne et la Réforme, I, 335.

[25] JANSSEN, L'Allemagne et la Réforme, I, 368-370.

[26] JANSSEN, II, 67.

[27] JANSSEN, II, 67 ; KUHN, I, 22 ; Sämmtl. Werke, LXIII, 332.

[28] Luther raconte que sa mère fut longtemps tourmentée par les enchantements diaboliques d'une voisine, sorte de sorcière qu'il fallut gagner par des présents. Coll., III, 9.

[29] Coll., III, 9.

[30] Ne méprisez pas, disait-il plus tard, ne méprisez pas les pauvres écoliers qui vont demander en chantant un peu de pain pour l'amour de Dieu. J'étais comme l'un d'eux : j'ai mendié aux portes des maisons. Il importe de réduire cet incident à ses justes proportions. Le fait de chanter dans les rues et de recevoir à cette occasion l'obole du passant n'avait rien d'extraordinaire pour un écolier allemand de cette époque. Quand deux ou trois personnes sont ensemble, dit un livre de 1509, cité par JANSSEN, I, 219, il faut qu'elles chantent. Chansons bachiques et cantiques religieux, romances sentimentales et couplets satiriques emplissaient de leurs échos les rues et les carrefours. Le jeune Luder, dont la voix plaisait par son timbre agréable et sonore, dut prendre une grande part h, ces artistiques distractions. Il a, du reste, toujours gardé un souvenir ému des chants religieux exécutés ou entendus par lui dans sa jeunesse. Les papistes, dit-il dans un de ses sermons, ont autrefois composé de bien beaux cantiques, par exemple : Ô toi qui a brisé l'enfer, ou bien : Le Christ est ressuscité. Ces chants semblaient vraiment partir du cœur. A Noël on chantait : Un beau petit enfant nous est né, à la Pentecôte : Prions tous le Saint-Esprit. Et pendant la messe on entendait le beau cantique : Sois béni, ô Dieu très saint, toi qui nous a nourris de ta substance. — Janssen dans une brochure intitulée : A mes critiques, p. 61-62, a prouvé que la moitié des chants spirituels dont on fait honneur à Luther ont une origine plus ancienne et ont été simplement remaniés par lui, pour être mis d'accord avec sa nouvelle doctrine. — Mais on ne chantait pas que des cantiques dans les rues de Magdebourg, et le jeune étudiant dut entendre et sans doute répéter des chansons à boire, telles que celle-ci : Vive le vin ! Vive le vin du Rhin ! il donne l'audace au timide ; il rend généreux le vilain. — Celui que j'aime est lié, lié par des anneaux de fer ; celui que j'aime a une robe, une robe de bois ; celui que j'aime c'est le vin, le vin du Rhin dans son tonneau ! — Vive le vin, vive le vin du Rhin ! il donne l'audace au timide ; il rend généreux le vilain. Cf. JANSSEN, I, 215, 222.

[31] Tel est le texte original, que les historiens protestants ont parfois cherché à adoucir. Cf. JANSSEN, II, 68. Luther l'a donné dans son commentaire de la Bible, au Livre des Proverbes, XXXI, 41. — Nul n'a jamais prétendu qu'Ursule Cotta fût une femme répréhensible ni que Luther eût manqué alors à la délicatesse en quoi que ce soit. Toutefois la qualification de digne matrone donnée à Ursule à cette occasion par quelques historiens parait exagérée. Janssen fait remarquer qu'on trouve, plus de 40 ans plus tard, un de ses fils étudiant à Wittemberg. Elle ne pouvait être bien âgée en 1500. JANSSEN, II, 68, note.

[32] KÖSTLIN, cité par JANSSEN, II, 68.

[33] Timeo, dit-il dans une lettre à Spalatin, ansam acceleratæ suæ mortie fuisse. Un des derniers historiens de Luther, le P. Denifle, dans son Luther und Lutherthum, trad. italienne, p. 198-199, remarque que Luther est resté un argumentateur scolastique de première force, qu'il en a tous les procédés classiques, avec cette seule différence qu'il les emploie, non pour arriver à une exposition plus précise et plus nette, mais pour tout embrouiller et tout troubler.

[34] MÉLANTCHON, Vita Lutheri, dans le Corpus reformatorum, t. VI, p. 151.

[35] JANSSEN, II, 62.

[36] JANSSEN, II, 28, 31.

[37] On s'est demandé la raison de cette apparition an rie siècle de la danse macabre dans l'art. Il semble bien qu'il faille attribuer cette représentation systématique de la mort à l'influence des moines prédicateurs, qui, pour réagir contre la vanité du siècle, faisaient souvent appel à la méditation des fins dernières. D'autre part, ces représentations de la mort n'avaient plus pour les artistes de la Renaissance l'impression douce et sereine que les artistes du Moyen-Âge avaient su en dégager. L'art nouveau avait habitué les peintres à représenter les corps et non les âmes. De là sous leurs pinceaux plus de volupté dans les êtres vivants et plus d'horreur dans les morts. Cf. E. MALE, La danse macabre dans la Revue des Deux-Mondes du 1er avril 1908.

[38] Coll., III, 271.

[39] Studien und Kritiken, 1871, p. 41.

[40] Les étudiants portaient habituellement une épée.

[41] MÉLANTCHON, Vita Lutheri, dans le Corpus Reformatorum, VI, 7.

[42] A ce moment critique de la vie de Luther on a cru trouver un indice de consultation spirituelle. Un manuscrit cité par KUHN, Luther, sa vie et son œuvre, I, 44, rapporte que Luther consulta sur sa vocation son præceptor et quelques matrones. Mais il a été prouvé que le fait rapporté n'appartient pas à la vie de Luther ; il a été emprunté textuellement à la biographie de Myconius, son disciple.

[43] Coll., III, 187.

[44] Il est difficile de porter un jugement d'ensemble sur l'état des mœurs monastiques en Allemagne au début du XVIe siècle. On rencontrait dans les monastères à côté d'exemples admirables, de regrettables scandales. Mais il est certain que les maisons de l'Ordre de saint Augustin, qui devait aller en masse au protestantisme, étaient descendues bien bas. Voir DENIFLE, Luther und Luthertum, I, 351 et s. ; PASTOR, Hist. des Papes, t. VII, p. 238-240.

[45] JANSSEN, II, 70, 71.

[46] Ou plutôt des gens qui veulent se justifier, præsumptuosissimus justitiarius, JANSSEN, II, 71.

[47] KUHN, I, 55.

[48] JANSSEN, II, 71. — Luther s'est plaint, plus tard, d'avoir été victime des jeûnes et des veilles de règle dans la vie monastique. Le P. DERIFLE, Luther und Luthertum, p. 355 et s., démontre par l'examen minutieux de la règle du couvent et par les aveux de Luther lui-même, que la règle du couvent était très douce. CRISTIANI, Luther et le luthéranisme, Paris, 1908, p. 54-58, a résumé l'argumentation de Denifle.

[49] JANSSEN, I, 72.

[50] DE WETTE, I, 3.

[51] Coll., III, 169.

[52] Coll., III, 156.

[53] KUHN, I, 56-57.

[54] Quelle était la nature des tourments de Luther ? Quelques historiens ont pensé qu'il était atteint d'épilepsie ou d'hypocondrie ; d'autres ont soutenu qu'il était possédé du diable. A l'appui de ces opinions, on a cité le fait rapporté par Cochlœus : Un jour, à la messe, pendant que le prêtre lisait l'évangile du démoniaque, Luther tomba à terre comme précipité par une force inviible et s'écria : Ah ! non sum ! non sum ! (KUHN, I, 55). Il parait bien qu'une maladie nerveuse a accompagné ses troubles moraux.

[55] KUHN, I, 62.

[56] Jusqu'à cette époque, on ne voit pas que Luther ait eu un confident pour la conduite de sa vie. Ce præceptor, qui l'arrêta au moment de son ordination tandis qu'il allait quitter l'autel, n'était qu'un de ces répétiteurs qui aidaient les étudiants dans leurs travaux scolaires. Quand Luther fait allusion à ses confessions jusqu'en 1508, il ne parle jamais d'un confesseur particulier. Il dit nos confesseurs. Nous fatiguions nos confesseurs, et eux nous effrayaient par leurs absolutions conditionnelles (Coll., I, 69).

[57] Luther avait pris, en entrant en religion, le nom d'Augustin. Il l'abandonna dans la suite, disant qu'il lui répugnait de paraître renier son baptême en répudient le nom qu'il y avait reçu.

[58] Inter papam et Christum medius hœret, LUTHERI, Opera, Epist., I, 211.

[59] On prétend que Luther savait par cœur le manuel scolastique de Gabriel Biel et les œuvres principales de Pierre d'Ailly.

[60] C'est l'opinion de Harnack et des protestants libéraux, comme celle du P. Denifle, que Luther n'a cherché à constituer une église protestante qu'à partir de la diète de Worms (1521), lorsqu'il s'est vu à la tête d'un grand mouvement, et qu'effrayé de son œuvre, il a cherché à l'enrayer. C'est alors que l'appui de Mélanchton lui a été utile et l'a amené à sanctionner de son autorité les dogmes protestants de la confession d'Augsbourg. Dès lors, le protestantisme se substitue au luthéranisme.

[61] Sämmtl. Werke, t. XL, p. 184.

[62] Ces paroles font songer à celles que Lamennais écrivait dans le journal l'Avenir, en s'adressant au Souverain Pontife : Ô Père, lisez dans les cœurs de vos enfants. Si une seule de leurs pensées, une seule s'éloigne des vôtres, ils la désavouent et l'abjurent. Dans la description de l'état d'âme de Luther, 'nous nous sommes appuyés souvent, à la suite de Döllinger, de Janssen et de Pastor, sur les déclarations même de Luther. L'opinion récemment exprimée par Denifle, que l'histoire de Luther avant la querelle des indulgences est impossible à écrire parce qu'elle repose sur le témoignage 'inique de Luther, nous parait excessive. Les erreurs et faussetés patiemment relevées par Denifle dans les écrits de Luther, si incontestables qu'elles soient, ne suffisent pas à faire révoquer en doute son témoignage, lorsque celui-ci concorde avec des faits connus par ailleurs, s'adapte au caractère du personnage, explique sa vie postérieure et sa doctrine, et respire un accent de sincérité. C'est uniquement dans ces conditions que nous avons cru pouvoir invoquer la parole de Luther dans notre récit.

[63] A. JUNDT, Le développement de la pensée religieuse de Luther jusqu'en 1517, p.54

[64] LUTHERS, Schriften, éd. Walch, part. XXII, p. 553.

[65] JANSSEN, II, 73, note.

[66] A. JUNDT, dans son ouvrage, Le développement de la pensée religieuse de Luther jusqu'en 1517, insiste trop, croyons-nous, sur ces influences intellectuelles.

[67] M. Buchwald a publié en 1893 les notes que Luther traçait en marge des œuvres de saint Augustin. Cf. JUNDT, p. 78, 76. Les annotations sur Pierre Lombard, faites par Luther vers 1511, lorsqu'il fut appelé à commenter le Livre des Sentences, sont faites dans le même sens. JUNDT, p. 101.

[68] Le P. Denifle a prouvé que Luther n'a pas fait des mystiques une étude approfondie. Mais il les a consultés, feuilletés souvent avec avidité.

[69] Que Luther n'ait emprunté aux auteurs qu'il a lus que les idées conformes à son expérience personnelle, c'est ce dont conviennent les principaux historiens protestants de sa vie et de ses doctrines. Un des exemples les plus remarquables de ce fait se trouve dans la théorie luthérienne de la Rédemption.

On sait quelle fut la primitive ébauche de théorie émise par saint Irénée et calquée sur les mœurs de l'esclavage antique. Elle expliquait aux fidèles que le Christ avait payé au démon la rançon de l'homme esclave de Satan. Au sue siècle deux théories s'étaient substituées à celle-là. Ce furent la théorie juridique de Feint Anselme, dite théorie de la substitution vicaire, laquelle se rattachait à la tradition augustinienne, et la théorie psychologique et morale d'Abailard, qui se rapprochait plutôt des doctrines pélagiennes.

Pour saint Anselme, la Rédemption consiste en ce fait, que le Christ se substitue à l'homme pécheur pour réparer l'offense faite à Dieu ; ce faisant, le Rédempteur efface dans l'homme le péché et la tache du péché. Pour Abailard, la Rédemption se fait essentiellement dans le cœur de l'homme, par une conversion, dont la vie et la mort du Christ ne sont que les excitants et les moyens. Au XIIIe siècle, saint Thomas avait tempéré et complété la théorie anselmienne de la substitution vicaire par l'idée de la solidarité mystique établie entre Jésus-Christ et les hommes. Au XIVe siècle, l'école mystique française de Pierre d'Ailly et de Jean Gerson fait subir à son tour une correction à la théorie d'Abailard. Ils partent, comme Abailard, du point de vue psychologique, mais ils en prolongent la perspective jusqu'à Dieu. Si le besoin d'une conversion par réparation existe dans le cœur de l'homme, dit Pierre d'Ailly, il est aussi exigé dans le sein de Dieu par la Justice et par la Miséricorde infinies ; et, dans une sorte de prosopopée dramatique, il montre la Justice absolue accusant l'homme, tandis que la Miséricorde infinie intercède pour lui. L'issue du grand débat est le décret de l'incarnation et de la mort du Christ Rédempteur.

Pourquoi Luther, à qui les œuvres de Pierre d'Ailly étaient familières, a-t-il repoussé, cette doctrine, dont Zwingle s'inspirera, pour lui préférer celle de la rédemption extérieure et juridique, dont il approuvera le caractère extrinsèque ? C'est, encore une fois, que Luther ne s'est fait, au moins jusqu'à la Concession d'Augsbourg, une théorie religieuse que pour expliquer sa propre psychologie. Pour le moine impuissant à repousser la concupiscence, l'homme est incapable de se convertir, de se faire pardonner. Le Christ Rédempteur ne fait que jeter le manteau de sa justice sur la lèpre du pécheur, en qui rien n'est changé intérieurement. — Il avait, d'ailleurs trouvé dans saint Augustin, à propos des effets du baptême sur la concupiscence, des formules bien dangereuses dans leurs expressions littérales, telles que celle-ci : Par le baptême, la concupiscence est remise en ce sens qu'elle n'est plus imputée à péché (De nuptiis et concupicentia, ch. XXIV-XXVI, n° 27-29, P. L., XLIV, col. 429-430. Cf. P. L., XLIX, col. 173, 178). On sait que pour saint Augustin le péché originel consiste dans la concupiscence.

[70] Le F. Denifle a démontré, d'ailleurs, que Luther, en prétendant s'appuyer sur les divers auteurs, soit de l'école augustinienne, soit de l'école mystique, soit de l'école nominaliste, ne s'est pas contenté de faire un choix convenable à ses idées. Il les a souvent falsifiés. Voir en particulier dans Luther und Luthertum, l. I, sect. I, n° 2, 3, 6, 8.

[71] LUTHERI, Opera latina, t. I, p. 57.

[72] DE WETTE, t. I, p. 16-18.

[73] Opera latina, I, 315.

[74] Sämmtl. Werke, XXI, 192-193.

[75] JANSSEN, II, 77. Dans le Commentaire sur l'Épître aux Romains, écrit en 1515-1516, Luther enseigne son système sur la justification. Ce commentaire, encore inédit, se trouve dans le manuscrit 1826 de la Bibl. palatine, au Vatican. M. Ficker doit le publier dans l'édition de Weimar.

[76] JANSSEN, II, 77.

[77] Cf. DE WETTE, I, 24, 45,49, 53, 58, 64. Walch, XXII, 2276.

[78] Raro mihi integrum tempus est horas persolvendi et celebrandi, dit-il dans une lettre à son ami Lang. ENDERS, I, 66. Le P. Denifle s'étonne avec raison que les éditeurs ou biographes protestions de Luther comme Köstlin et Kawerau, n'aient pas compris le sens de ce mot, celebrandi, qui signifie dire la messe. DENIFLE, Luther un i Luthertum, sect. I, § Ier.

[79] D'après Michelet, Tetzel était un homme perdu de mœurs. Tetzel, dit-il, convenait bien à l'entreprise. Il pouvait dire : Voyez celui que l'indulgence a blanchi ; après ce tour de force, que ne fera-t-elle pas ? Une pareille accusation ne repose que sur les dires des ennemis de Tetzel ; c'est une calomnie.

[80] KUHN, I, 188, affirme ce fait sans en apporter la preuve. Héfélé, Hergenröther et Janssen ont justifié l'orthodoxie de la prédication de Tetzel. Cf. HERGENRÖTHER, Hist. de l'Eglise, t. V, p. 194-194 ; JANSSEN, L'Allemagne et la Réforme, t. II, p. 79-80.

[81] Le cardinal Sadolet protesta contre ces scandales. SADOLET, Opera, Moguntiæ, 1607, p. 753.

[82] Pour les détails de ce honteux traité, ainsi que l'appelle JANSSEN (II, 66), voir HENNES, Erzbischof Albrecht von Mainz, p. 4-10, 21-23. Nous avons vu plus haut que Rome, pour subvenir aux besoins du Saint-Siège, avait imposé de lourdes contributions aux églises à l'occasion des élections épiscopales. A Mayence le pallium coûtait 20 florins du Rhin, à répartir entre les divers districts du diocèse. Le jeune Albert de Brandebourg, ayant promis de se charger du paiement de cette somme, avait été élu par le chapitre grâce à cette déclaration. Mais, en 1517, il n'avait pu encore s'acquitter auprès des banquiers d'Augsbourg, qui lui avaient avancé la somme. Des hommes d'affaires eurent l'idée de proposer au Pape de désintéresser les Fugger au moyen du produit des indulgences. Léon X eut le tort d'écouter de pareilles propositions.

[83] Weimar, I, 141.

[84] Weimar, I, 31 et s.

[85] Weimar, I, 111 et s.

[86] Sämmtl. Werke, XXI, 212-213 ; JANSSEN, II, 78-79.

[87] JANSSEN, II, 208. Ce n'est pas seulement à la langue du peuple, c'est à l'onomatopée la plus bizarre, la plus échevelée que le moine tribun aura recours. On a souvent cité le passage suivant d'un sermon destiné à prouver qu'il ne faut pas différer de faire pénitence : Quand Sodome et Gomorrhe furent englouties en un clin d'œil, tous les habitants de ces villes, hommes, femmes et enfants, tombèrent morts et roulèrent dans les abimes de l'enfer. Alors on n'eut pas le temps de compter son argent ni d'aller courir la pretantaine ; mais en un instant tout ce qui vivait tomba mort. Ce fut la timbale et la trompette du bon Dieu. C'est ainsi qu'il fit son : Poumerlé poump ! pournerlé poump ! plis ! schmir ! schmir ! Ce fut le coup de timbale du Seigneur, ou, comme dit saint Paul, la trompette de Dieu ; car, lorsque Dieu tonne, cela fait comme un coup de timbale : Poumerlé poump ! Ce sera le cri de guerre et le taratantara du bon Dieu. Alors tout le ciel retentira de ce bruit : Kir ! Kir ! poumerlé poump !

[88] BOSSUET, Variations, I, 6.

[89] PROTEOCLUS, De vitiis, sectis omnium hæreticorum.

[90] Contra veniarum apostolicarum veritatem qui loquitur sit ille anathema et maledictus.

[91] JANSSEN, II, 79.

[92] HÉFÉLÉ, Täbinger Quartalschrift, 1854, p. 631.

[93] DE WETTE, Luthers Briefe, I, 132.

[94] Erlangen, XXVI, 52.

[95] Sur le péril juif en Allemagne au XVe siècle, voir JANSSEN, I, 371-379.

[96] Sur Crotus Rubeanus et sur son retour à l'Eglise catholique, voir DÖLLINGER, La Réforme, t. I, p. 137-141.

[97] Cité par JANSSEN, II, 29.

[98] JANSSEN, II, 29.

[99] JANSSEN, II, 29, KUIPSCHULTE (Die Universität Erfurt in ihrem Verhätniss zu dem Humanismus und der Reformation, t. I, p. 86), cherche à attribuer les expressions antichrétiennes de Mutian à son animosité contre ses collègues les chanoines. L'explication ne parait pas acceptable ; les idées de Mutian se trouvent exposées dans des lettres intimes, où elles semblent bien l'expression sincère de sa pensée personnelle.

[100] Mutian avait pris la résolution de ne point écrire d'ouvrages, mais d'agir par ses entretiens sur ses disciples. C'est le seul moyen efficace de répandre ses idées, disait-il ; Socrate et le Christ n'ont pas procédé autrement. Un motif de prudence s'ajoutait sans doute à celui-là : Garde-toi bien, écrivait-il à un ami, de répandre ces choses ; nous devons les ensevelir dans le silence comme jadis les mystères d'Eleusis ; pour les questions religieuses il faut toujours se servir de l'allégorie et de l'énigme. JANSSEN, II, 29, 30.

[101] Personnellement Reuchlin était un homme digne de toute estime ; mais le parti des Poètes, qui se rangeait autour de lui, donnait lieu à toutes les suspicions légitimes. Cf. PASTOR, VII, 251.

[102] JANSSEN, II, 88, 89.

[103] DE WETTE, Luthers Briefe, I, 21.

[104] KAMPSCHULTE, II, 30.

[105] DE WETTE, I, 196-197.

[106] DE WETTE, I, 247-249.

[107] BOSSUET, Variations, III, 3. Il devait plus tard, dit Bossuet, se marier comme les autres, et même pour ainsi parler, plus que les autres, puisque, sa femme étant morte, il passa à un second et même à un troisième mariage. Variations, III, 3.

[108] BOSSUET, Variations, II, 8.

[109] Il avait composé les deux vers suivants :

O monachi, vestri stomachi sunt amphora Bacchi.

Vos estis, Deus est testis, teterrima pestis.

On le voyait, en compagnie de son ami Ulrich de Hutten, parcourir la ville en criant : Pereat Tetzel ! Vivat Luther !

[110] Léon X, au lieu de chercher à apaiser cette âme inquiète et troublée, mit ses foudres au service des ennemis de Luther. Ernest DENIS, Hist. générale de LAVISSE et RAMBAUD, IV, 402.

[111] BANEN, Hist. de la Papauté, I, 83, 86.

[112] BEMBI, Epist. Leonis X, XVI, 18.

[113] Weimar, I, 527 et s.

[114] RAYNALDI, ann. 1518, n° 90.

[115] Sur ce bref important, dont Ranke avait mis en doute l'authenticité, voir KALKOFF, Forschungen zu Luthers römischen Prozess, Rome, 1905. Cette savante monographie est l'étude la plus importante qui ait été publiée sur le procès de Luther depuis le bref du 23 août 1518 jusqu'à la bulle Exsurge du 15 juin 1520.

[116] Sur le célèbre théologien, voir l'article Cajétan dans le Dictionnaire de théologie catholique VACANT-MANGENOT.

[117] DE WETTE, Luthers Briefe, I, 112.

[118] DE WETTE, I, 130.

[119] DE WETTE, I, 130.

[120] DE WETTE, I, 145, 146.

[121] Ernest DENIS, dans l'Histoire générale de Lavisse et Rambaud, t. IV, p. 402.

[122] On appelle, en droit canonique, Extravagantes les décrétales des Papes et les décrets des conciles qui ne sont pas renfermés dans le Décret de Gratien.

[123] Abrogationem concilii basileensis recitatrit, dit Luther, et Gersonistas damnandos censuit. LUTHERS Werke, édit. KNAAKE, Weimar, t. II, p. 2. Ce tome II contient, sous le titre d'Acta Augustana, la relation faite par Luther de ses conférences avec le cardinal Cajétan. Cette relation est suivie de pièces justificatives.

[124] Weimar, II, 8.

[125] Extrayag. comm., l. V, De pœnitentia, t. IX, c. 2.

[126] Weimar, II, 7. Dans une lettre à Spalatin, il relève plus vivement encore cette attitude de Cajetan, qu'il représente grimaçant comme un fou, ganz imgeberdig.

[127] Lettre du 14 octobre 1518 à Spalatin.

[128] Weimar, II, 17.

[129] DE WETTE, I, 161, 163.

[130] On a prétendu que Cajétan avait donné l'ordre de faire jeter Luther en prison. Cette version est démentie par le récit même da Luther, qui déclare seulement que Cajetan s'était vanté d'avoir les pouvoirs nécessaires pour le faire incarcérer ; mais nous savons dans quelles conditions. Weimar, II, 17.

La précipitation de la fuite de Luther parait donc due uniquement à une panique survenue pendant la nuit et que la psychologie de Luther explique suffisamment. Il écrit le 10 octobre à Spalatin qu'il n'a pas eu le temps d'emporter ses chausses.

[131] Weimar, II, 28 et s.

[132] Weimar, II, 36 et s.

[133] Get schon mit viel grösserem um. DE WETTE, I, 492. — Sur l'histoire de Luther jusqu'en 1530, voir Hartman GRISAR, S. J., Luther, Freiburg im Brisgau, 1911.

[134] KALKOFF, Forschungen, 19.

[135] PALLAVICINI, dans son Hist. du concile de Trente, l. I, ch. XIII, n° 8, dit que Miltitz parlait avec légèreté, aimait à boire et se félicitait de n'être pas prêtre, parce que, disait-il, il n'aurait pas pu remplir les devoirs du sacerdoce.

[136] Telle est du moins la conclusion de KALKOFF, Prozess, 279 et s. et de PASTOR, Histoire des Papes, VII, 299, contre plusieurs auteurs qui admettent un accord plus précis sur quatre points déterminés. On donne parfois comme conclusion de ces entrevues une lettre datée du 3 mars 1519, dans laquelle Luther se déclare l'ordure du monde fæx mundi. DE WETTE, I, 324. Des recherches récentes ont démontré que la dite lettre a été écrite le 5 ou 6 janvier de la même année et n'a jamais été envoyée. Cf. PASTOR, Histoire des Papes, VII, 300, et KALKOFF, Prozess, 401.

[137] AUDIN, Hist. de Luther, 4e éd. 1845, p. 75, et Hist. de Léon X, t. II, p. 479 et s.

[138] HŒFER, au mot Luther de la Nouvelle biographie générale.

[139] Luther charge peut-être le personnage dans le récit qu'il a fait de sa première entrevue avec Miltitz ; mais quand on pense au jugement porté sur Miltitz par le cardinal Pallavicini, on est porté à conclure que la charge ne va pas jusqu'au travestissement. En abordant le moine, le seigneur diplomate lui aurait dit : Ah ! c'est toi Martin ? Je m'attendais à voir un vieux théologien habitué à radoter au coin de son feu, et je me trouve en face d'un gaillard vert et bien portant ! Puis, pour le rassurer contre toute contrainte par corps : Vois-tu : quand j'aurais avec moi vingt-cinq mille hommes d'armes, il me serait impossible de te conduire à Rome. Je m'en suis bien rendu compte en voyageant. Tout le long de la route, j'interrogeais les uns et les autres : Etes-vous pour le Pape ou pour Martin Luther ? Sur quatre, j'en trouvais à peine un pour le Pape ; les trois autres étaient pour Martin Luther. Puis, ajoutant à ces flatteries la plaisanterie vulgaire : Je disais parfois, ajoutait-il, aux filles d'auberge et aux bonnes femmes ? Que pensez-vous du Siège de Rome ?Oh ! les sièges de Rome ! me répondaient-elles, nous ne savons vraiment pas sur quoi à Rome vous vous asseyez. Vos sièges sont-ils de pierre ou de bois ? On se figure l'entrevue du moine gaillard et du diplomate sceptique, devisant ainsi dans un cabaret, les coudes sur la table, en face d'une bouteille de vin du Rhin...

[140] Deus rapit et pellit.

[141] DE WETTE, I, 216.

[142] DE WETTE, I, 239.

[143] Jean Eck, né en 1486, était un des hommes les plus savants de son temps. Élève du fameux pédagogue Adam Potken, qui faisait parcourir à des enfants de 10 à 14 ans le cours complet des classiques latins, des auteurs chrétiens et des écrivains modernes, il était également versé dans les œuvres d'Homère, de saint Augustin, de Gerson et de l'Arétin. A 20 ans, il était déjà en relations avec les premiers savants de son époque, tels que Reuchlin et Peutinger. Eck, dit JANSSEN (I, 111), était, il est vrai, un homme de l'ancien temps, une nature conservatrice ; mais c'était aussi un champion zélé de toute vraie réforme, un de ces sages qui, tout en aimant le passé, savent mettre à l'écart les choses surannées.

[144] André-Rodolphe Bodenstein, dit Carlostadt ou Carlstadt, à cause du lieu de sa naissance, Carlstadt en Franconie, était né en 1480. Archidiacre de l'église de Tous les Saints à Wittemberg et professeur de théologie à l'université, c'est lui qui présida, en 1512, la séance ou Luther gagna son bonnet de docteur. Ce pauvre diable de Carlostadt, s'écriait plus tard Luther, nous donnait pour deux florins le grade de docteur en théologie. Cet homme est resté pour moi le type du dialecticien creux et du rhéteur ignorant. (Tisch Reden, p. 575). Carlostadt est, au XVIe siècle, le type de ces natures inquiètes et déséquilibrées, dont les époques de crise révèlent les penchants désordonnés en les précipitant dans tous les extrêmes. Catholique en 1512, luthérien en 1520, anabaptiste en 1545, sacramentaire en 1530, anarchiste en 1534, il étonne le monde par les excès de ses opinions successives. Mais en 1519 Luther n'avait pas assez d'éloges pour le professeur de Wittemberg, dont il disait : Si notre université avait plusieurs Carlostadt, elle en remontrerait à celle de Paris.

[145] DE WETTE, I, 125.

[146] Le fait que le débat public a été provoqué par Luther résulte de plusieurs lettres de Luther, DE WETTE, I, 171, 185, 216, 276.

[147] Jeu de mots sur Eck, qu'il transformait en Treck (ordure).

[148] Cité par ZIMMERMANN, Luthers Schriften, I, 350.

[149] Sur les disputes de Leipzig, voir les lettres de Luther dans DE WETTE, I, 284-306.

[150] Philippe Schwarzerde qui traduisit son nom en grec et s'appela, Mélanchton (μέλαινα-χθών, noire terre), était un jeune professeur de littérature grecque de l'université de Wittemberg. Neveu, ou du moins proche parent du célèbre Reuchlin et disciple d'Erasme, qu'il égale sous bien des rapports, dit Döllinger, et qu'il surpasse même sous quelques-uns (DÖLLINGER, La Réforme, I, 340), il fut séduit, pendant la dispute de Leipzig, par l'attitude pleine de grandeur et d'audace héroïque qu'il crut voir dans le moine révolté. Plus tard, choqué par la pol45mique brutale de son maître et par son despotisme, il modérera son enthousiasme, et quand Luther rompra avec Érasme, Mélanchton se rangera du côté de ce dernier. Mais, de 1520 à 1524, il est dévoué à Luther de toute l'ardeur de son âme, et Luther professe pour lui nue admiration sans réserve. Je ne fais pas moins de cas de Philippe que de moi-même, écrit-il en 1523, si ce n'est sous le rapport de la science et de la dignité car là non seulement il me dépasse, mais il me fait rougir. DE WETTE, II, 407.

[151] BOSSUET, Variations, V, 1, 2.

[152] DE WETTE, I, 223.

[153] ERASME, Epistolæ, l. XVIII, 25 ; l. XIX, 3.

[154] HERGENRÖTHER, Histoire de l'Eglise, V, 215.

[155] Comme nous nous mettions en route, dit Gœtz de Berlichingen, cinq loups se précipitèrent sur un troupeau de moutons. J'eus plaisir à les voir et leur souhaitai bonne chance, ainsi qu'à nous-mêmes. Je leur dis : Bonne chance, camarades, bonne chance à tous ! Et je regardai comme un bon signe d'être ainsi entré en campagne en même temps que nos camarades les loups.

[156] BÖCKING, Ulrici Hutteni opera, I, 320.

[157] DE WETTE, I, 446, 449, 475.

[158] LUTHER, Sämmtliche Werke, XXI, 274-360.

[159] RAYNALDI, ann. 1520, n° 51 ; DENZINGER-BANNWART, n° 741-781. Le texte entier de la Bulle se trouve dans MANSI, t. XXXII, p. 367 et HARDOUIN, t. IX, p. 1228.

[160] J. PAQUIER, Jérôme Aléandre, p. 143-144.

[161] PASTOR, VII, 318-322.

[162] DE WETTE, I, 478.

[163] DE WETTE, I, 522.

[164] LUTHERI, Opera latina, V. 252-256.

[165] ANSHELM, Chronique de Berne, V, 478.

[166] JANSSEN, II, 120.

[167] Voici une de ses strophes guerrières :

Je fais appel à la fière noblesse :

Bonnes villes, soulevez-vous ;

Fiers Allemands, levez la main,

Voici l'instant d'entrer en lice

Pour la liberté ! Dieu le veut !

Pour cette croisade d'un nouveau genre, on n'hésitera pas à faire appel à l'étranger :

Oui, je le jure sur mon âme,

Si Dieu m'accorde sa grâce,

Lui qui veille sur l'innocence,

Je laverai mon injure de ma propre main,

Dussé-je avoir recours à l'étranger.

Ce qu'on médite, c'est une invasion de Rome et de l'Italie et un sac de Rome, à l'imitation des Vandales et des Goths. Cf. JANSSEN, II, 120.

[168] Histoire générale de LAVISSE et RAMBAUD, IV, 404.

[169] Par exemple L'exorcisme des fous, La corporation des fripons, Le moulin de Foliecourt. Celui qui veut connaitre les mœurs de ce temps, dit Lessing, celui qui désire étudier la langue allemande dans toute son étendue, qu'il lise avec attention les récits de Murner. Nulle part ailleurs il ne trouvera aussi bien réunies toutes les qualités de cet idiome : énergie, rudesse, réalisme et tout ce qui le rend propre à la raillerie et à l'invective.

[170] WALDAU, Thomas Murner, p. 84-85 ; JANSSEN, II, 128-134.

[171] JANSSEN, I, 407-409 ; II, 139-140.

[172] BODMANN, Œuvres posthumes, cité par JANSSEN, II, 132.

[173] La politique de bascule pratiquée par Léon X dans cette affaire a été longuement analysée et appréciée par Rima, Hist. des Papes, t. VII, p. 199-228, Prétendre, comme l'a fait BAUMGARTEN, Die Politik Leon X, 555 et 566, que cette politique a été dominée par des préoccupations de népotisme, est une erreur. Les intérêts de famille y eurent leur part, mais ne prirent jamais le pas sur des considérations plus élevées, qui eurent pour principal objet l'indépendance des états italiens et, par conséquent, du Saint-Siège.

[174] PAQUIER, Jérôme Aléandre, p. 184. Sur Aléandre, voir PASTOR, VII, 316-317 et 342-344.

[175] J. PAQUIER, Jérôme Aléandre, p. 172 et s.

[176] J. PAQUIER, Jérôme Aléandre, p. 198-203.

[177] Dépêche d'Aléandre publiée par BALAN, Monumenta Reformationis lutherana ex tabulariis Sanctæ Sedis secretis, Ratisbonnæ, p. 62.

[178] BALAN, p. 160.

[179] Ce fut là, au dire de ses partisans, que Luther accomplit son premier tirade. Pendant qu'il prêchait, un bruit insolite se fit entendre. La foule, prise de panique, se précipita vers les portes en se bousculant : Mes chères âmes, s'écria le prédicateur, c'est le diable qui nous vaut cette alerte ; mais rassurez-vous. — Et, Luther ayant menacé le démon, dit le chroniqueur, le silence se rétablit aussitôt. Ceci est le premier miracle de Luther, et ses disciples s'approchèrent de lui et le servirent. KUIPSCHULTZ, Die Universität Erfurt in ihrem Verhältniss..., t. II, p. 98.

[180] Cité par JANSSEN, II, 169. Cf. BALAN, p. 175. Les ambassadeurs de Strasbourg disent n'avoir pu entendre Luther parce qu'il parlait d'une voix très basse mit niderer stim, PAQUIER, p. 237.

[181] JANSSEN, II, 172, 173.

[182] BÖCKING, Ulrici Hutteni opera, t. II, p. 50 et s. L'avenir montra le compte qu'il fallait faire d'un pareil serment. Au moment même où Luther était condamné par la diète, on vit Sickingen abandonner le parti révolutionnaire pour offrir son épée à l'empereur. Robert de la Mark, encouragé par François Ier, avait envahi le pays héréditaire de Charles-Quint, et celui-ci venait, à des conditions pécuniaires très avantageuses sans doute, d'enrôler dans ses troupes le terrible chef des Chevaliers-brigands. Quant à Hutten, il avait suffi, pour le réduire à l'inaction, de lui promettre au nom de l'empereur une pension annuelle de quatre cents florins, JANSSEN, II, 178.

[183] BALAN, p. 223. — Sur l'accusation portée contre Aléandre d'avoir antidaté l'édit de Worms, et sur les objections faites contre la légalité de cet édit, voir J. PAQUIER, Jérôme Aléandre, p. 268-270.

[184] Je me laisse enfermer et cacher, écrivait Luther au peintre Lucas Cranach le 24 avril 1521. Pour le moment, il faut se taire et souffrir. DE WETTE, I, 588-589.

[185] On voit, par le journal que tenait à cette époque le célèbre peintre Albert Dürer, combien grande fut l'émotion produite par ces bruits. THAUSING, Dürers Briefe, p. 119-123.

[186] Deux historiens contemporains, JOVE, Vita Leonis X, I, 4 et GUICHARDIN, t. XIV, p. 4, ont parlé, à propos de cette mort, d'empoisonnement. Pastor, après avoir critiqué les divers témoignages, conclut que tout, au contraire, fait supposer que Léon X a été enlevé par une maladie de caractère pernicieux. Hist. des Papes, VII, 395.

[187] LUTHER, Sämmtliche Werke, t. LXIII, p. 115, 156-158.

[188] C'est à tort que l'on cite parfois la traduction allemande de Luther comme la première qui ait été donnée en langue vulgaire. Janssen a démontré que les traductions de la Bible étaient très répandues au XVe siècle. Il compte, avant la version luthérienne, 14 versions en haut allemand et cinq en bas allemand, plus un grand nombre d'éditions des Evangiles et des Psaumes. JANSSEN, I, 43.

[189] Des savants de premier ordre, tels que DÖLLINGER (La Réforme, III, 135-169), JANSSEN (L'Allemagne et la Réforme, II, 210), et HERGENRÖTHER (Hist. de l'Eglise, V, 237), ont démontré que, dans sa traduction, Luther cherche avant tout à populariser sa doctrine et ne recule pas devant les falsifications de textes pour atteindre son but. En voici un exemple. On avait reproché à Luther d'avoir traduit les mots de δικαιοΰσθαι πίστει, être justifié par la foi (Rom., III, 28), par les mots allemands allein durch den Glauben, seulement par la foi. Luther écrit à son ami Lynk : Votre papiste se tourmente à cause de ce mot que j'ai ajouté : seulement. Répondez-lui : Le docteur Martin Luther le veut ainsi. Papiste et âne ne font qu'un. Je ne suis pas l'écolier des papistes, mais leur juge, et il me plait de me pavaner devant leurs tètes d'âne. Je regrette de n'avoir pas traduit χωρίς έργων νόμου (sans œuvre de la loi), par ces mots : sans aucune œuvre d'aucune loi. DÖLLINGER, La Réforme, III, 135-169.

Luther ne traduisit à la Wartbourg que le Nouveau Testament, publié en 1522. L'Ancien Testament fut publié en 1534 à Wittemberg.

[190] LUTHERI opera, édit d'Iéna, II, 518 et s., DE WETTE, III, 23 et s.

[191] LUTHER, Sämmtliche Werke, XLVI, 226 229, LX, 82. Cf. LIX, 297 ; XLVIII, 358.

[192] Ce qui me remplit d'étonnement, c'est que je ne puis avoir moi-même une pleine confiance en ma doctrine, Sämmtliche Werke, LXII, 122.

[193] Pour se consoler dans ses doutes, il cherchait à se persuader que saint Paul, lui aussi, n'était jamais parvenu à croire fermement à sa doctrine, et que le doute avait été cet aiguillon de la chair dont il est parlé dans ses épîtres. JANSSEN, II, 185.

[194] DE WETTE, IV, 188. — Luther se dit d'ailleurs convaincu que l'Evangile n'exige de nous aucune œuvre, qu'au lieu de nous dire : Fais ceci, fais cela, il nous commande simplement de tendre le pan de notre robe et de recevoir, disant : Tiens, accepte ce don, crois-y et tu seras sauvé. Erlangen, I, 139, Cf. DÖLLINGER, La Réforme, III, 35. Aussi peut-il écrire, le 1er août 1521, à Mélanchton : Pèche hardiment, pèche fortement et crois plus fortement encore. Esto peccator, et pecca fortiter, sed fortius crede. DE WETTE, II, 37. L'année précédente, Luther avait osé dire en chaire : Si la tentation vient et que ta chair s'enflamme, te voilà aveuglé, si laide que soit la créature ; qui n'a pas d'eau prend même du fumier pour éteindre l'incendie. Weimar, IX, 213, 215.

[195] Sämmtliche Werke, XXV, 408.

[196] Edit. WALCH, t. III, p. 136 et 9.

[197] Ego otiosus et crapulosus sideo tota die. ENDERS, III, 154. On a prétendu que cette phrase est une exagération et une plaisanterie. Cette plaisanterie se renouvelle plusieurs fois sous la plume de Luther. En 1522, un comte Hoger de Mansfeld écrit à un ami qu'il avait d'abord été très porté vers Luther, mais il s'est convaincu que Luther n'est qu'un polisson ; il s'enivre et mène une vie facile. Cf. GRISAR, Der « gute Trunk » in den, Lutheranklagen dans Historiches Jahrbuch, t. XXVI, p. 479-507. Mélanchton écrit, à propos d'une soirée passée avec Luther le 19 octobre 1522 : On a soiffé, on a crié comme de coutume, Corpus reformatorum, I, 579. En 1522, peu de temps après son départ de la Wartbourg, Luther fait la théorie de l'ivrognerie et écrit : Ebrietudo est toleranda, non ebrietas (DENIFLE, Lutero e luteranismo, I, 110). En 1530 il écrira : Tu me demandes pourquoi je bois si abondamment, pourquoi je parle si gaillardement et pourquoi je ripaille si fréquemment ? C'est pour faire pièce au diable, qui s'était mis à me tourmenter (Cité par DENIFLE, p. 111). En 1535 il signera une lettre : Martinus Lutherus, doctor plenus (cité par DENIFLE, ibid.). Sur cette tendance de Luther à la boisson, voir K. BENRATH, Luther im Kloster, Halle, 1905, p. 71 et s., et P. KALKOFF, Aleander gegen Luther, Leipzig, 1908, p. 141 et s. Ces deux derniers auteurs sont favorables à Luther.

[198] Le diable lui dit : Toi qui célèbres la messe depuis quinze ans. Or Luther a été ordonné prêtre en 1507. Le dialogue aurait donc eu lien en 1522.

[199] BOSSUET, Variations, IV, 17.

[200] BOSSUET, Variations, II, 30.

[201] C'est le titre d'un poème publié par Hans Sacha, en 1523, en faveur de Luther.

[202] Cité par BOSSUET, Variations, VIII, 12.

[203] Il soutenait que la justification s'opère en nous, non point par l'imputation de la justice du Christ, comme le voulaient les autres protestants, mais par l'intime union de la justice substantielle de Dieu avec nos âmes. Il outrait la doctrine de la présence réelle jusqu'à soutenir qu'il fallait dire du pain de l'Eucharistie : ce pain est Dieu. On appela cette dernière doctrine l'impanation. BOSSUET, Variations, VIII, 11, 12.

[204] BOSSUET, Variations, II, 24. Œcolampade s'appelait primitivement Jean Hausschen. Il traduisit son nom en grec et se fit appeler Œcolampade (lumière de la maison).

[205] Voir dans DENIFLE, Lutero e luteranismo, p. 102, 104 et passim, et dans BOSSUET, Variations, VI, 11, les incroyables théories de Luther sur la chasteté. Cf. CRISTIANI, Luther et le luthéranisme, p. 207-258.

[206] Voir le texte de cette importante déclaration dans JANSSEN, II, 367. C'est le principe d'où devait sortir la fameuse formule : cujus est regio, illius sit et religio.

[207] JANSSEN, II, 366.

[208] On sait qu'Albert de Brandebourg ne fut heureux ni dans le gouvernement de son duché ni dans sa famille. Son duché fut le théâtre de révolutions incessantes. Il disait plus tard avec mélancolie qu'il aurait mieux fait de garder des moutons que d'essayer de gouverner les hommes. De son mariage avec la fille du roi de Danemark il eut sept enfants, dont six moururent en bas âge. D'un second mariage, contracté avec une princesse de Brunswick, il eut une fille aveugle, et son fils unique, Albert-Frédéric, fut toute sa vie sujet à des accès d'hypocondrie et de folie furieuse, qui le faisaient parfois jeter la vaisselle à la tête de ses hôtes. Sur les origines de la Prusse, voir JANSSEN, III, 79-86.

[209] E. DENIS, dans l'Histoire Générale, de Lavisse et Rambaud, t. IV, p. 416.

[210] C'est Luther lui-même qui rapporte le mot de Reuchlin dans toute sa crudité : Tu scribis, lui disait-il déjà en 1522, mea jactari ab iis qui lupanaria solunt. Et nuque miror neque metuo. Lettre du 27 juin 1522.

[211] C'est à propos de cette dernière réclamation que le socialiste Lassalle a traité les paysans du Bundschuh de réactionnaires, parce qu'ils poursuivaient l'idéal du Moyen Age, c'est-à-dire de la société gouvernée par les principes religieux, tandis que les seigneurs travaillaient, selon lui, pour la laïcisation des états.

[212] Cf. JANSSEN, II, 484-488.

[213] Luther avait prétendu qu'en disant ces mots : Sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, Jésus-Christ s'était montré lui-même du doigt. Carlostadt soutenait qu'il s'était pareillement désigné du geste en disant : Ceci est mon corps.

[214] BOSSUET, Variations, II, 49.

[215] Voir MOEHLER, Symbolique, p. 47 et s. ; JANSSEN, III, 92 et s.

[216] Joann., XV, 1.

[217] Joann., X, 7.

[218] I Corinthiens, X, 4.

[219] Exode, XII, 11.

[220] ERASME, Epistolæ, lib. XVIII, ép. 9 ; BOSSUET, Variations, II, 25.

[221] On m'eût fait grand plaisir, écrivait-il, de me donner quelque bon moyen de la nier, parce que rien ne m'eût été meilleur dans le dessein que j'avais de nuire à la Papauté. Epist. ad Argentin.

[222] BOSSUET, Variations, II, 35.

[223] ERASME, Epistolæ, lib. XVIII, 3 ; XIX, 3, 113 ; XXXI, 59, etc.

[224] MÉLANTCHON, Epist., IV, 76.

[225] BOSSUET, Variations, II, 41.

[226] E. LAFFAY, Origines du protestantisme, Luther, Paris, 1905, p. 54-55.

[227] Cité par KRAUSS, Histoire de l'Eglise, t. III, p. 45.

[228] Catherine Bora eut souvent à se plaindre aussi, de son côté, du dédain ces femmes de Wittemberg. Luther lui-même nous a fait part, dans ses Propos de table, des inquiétudes qui agitaient parfois la malheureuse : Maitre, lui disait-elle un jour, comment se fait-il que, quand nous étions papistes, nous priions avec tant de zèle et de foi, et que maintenant notre prière soit si tiède et si molle ? Tischreden, p. 213.

[229] JANSSEN, III, 166-169.

[230] JANSSEN, III, 193.

[231] Bossuet, au livre III de son Histoire des Variations, a longuement exposé et réfuté ces assertions de protestants, qu'il n'hésite pas à appeler des calomnies. On voit, conclut-il, que les luthériens reviendraient de beaucoup de choses, et rose dire de presque tout, s'ils voulaient seulement prendre la peine de retrancher les calomnies dont on nous charge.

[232] DE WETTE, IV, 147.

[233] DE WETTE, IV, 170.

[234] RAYNALDI, ann. 1533, n° 7-8, PALLAVICINI, l. III, c. XIII.

[235] Corpus reformatorum, III, 293, 298-327.

[236] PASTOR, Reunionsbestrebungen, p. 93 et s.

[237] JANSSEN, III, 386.

[238] LUTHER, Sämmtliche Werke, XXV, 109-146.

[239] JANSSEN, III, 592. Cf. DE WETTE, II, 107, et les textes cités par DŒLLINGER, La Réforme, III, 195-197.

[240] ERASME, Epistolæ, XIX, 3.

[241] Sur la bigamie du landgrave de Hesse et son approbation par Luther, voir JANSSEN, III, 449-458. DENIFLE, Luther und Luthertum, l. I, § 1, n° 6, et le protestant Bezold, qui voit dans cet incident la tache la plus noire de la Réforme. BEZOLD, Geschichte der deutschen Reformation, p. 795. En autorisant cette bigamie, le chef de la réforme était conséquent avec les principes émis par lui dans un sermon de 1522. Quand les femmes sont opiniâtres, il est à propos que leurs maris leur disent : Si vous ne voulez pas, une autre le voudra ; si la maîtresse ne veut pas venir, que la servante approche. Cité par BOSSUET, Variations, VI, 11.

[242] Sümmtliche Werke, XXVI, 108-228. BOSSUET, Variations, I, 33.

[243] JANSSEN, III, 590.

[244] BUNKARDT, Luther's Briefwechsel, p. 475, Variations, I, 33.

[245] Le docteur Majunke, de Mayence, a soutenu que Luther avait mis fin à ses jours par la pendaison (Luther's Ende, Mayence, 1886). Mais ses arguments ne sont pas convaincants. Voir PAULUS, Luther's Lebensende und der Eislebener Apotheker Johann Landau, Mayence, 1896, Luther's ; Lebensende, Frib. en Br., 1898 ; JANSSEN-PASTOR, Geschichte des deutschen Volkes, III, 599.

[246] HARNACK, Précis de l'histoire des dogmes, trad. Choisy, n. 442 et s. Le protestantisme, a dit M. Auguste Sabatier, doyen de la Faculté de théologie protestante de Paris, le protestantisme souffre d'une antinomie interne, qui dérive de son principe même... Si vous n'avez pas de confession de foi, qui êtes-vous ? Quelle société formez-vous ? Pourquoi existez-vous ? Et si vous promulguez une profession de foi, si vous voulez me l'imposer d'autorité et malgré la résistance de ma conscience, comment êtes-vous encore protestant ? Que faites-vous d'autre que ce que fait le catholicisme, et contre quoi vous dites que, Luther et Calvin ont bien fait de se révolter ? A. SABATIER, Journal de Genève du 5 mai 1896. M. Henri HAUSER, plus récemment, a écrit de Calvin : Il n'a pas vu, ou n'a pas voulu voir, l'effrayante antinomie qui est au fond de son œuvre même ; refaire une autorité, un dogme, une Eglise, en partant du libre examen. Henri HAUSER, Etudes sur la Réforme française, p. 63. Voir cette objection éloquemment exposée dans la Deuxième lettre de la montagne, de Jean-Jacques Rousseau.

[247] JANSSEN, IV, 205.

[248] Préface du Formulaire de Concorde.

[249] Cf. DÖLLINGER, La Réforme, t. I, p. 229-268.

[250] Théophraste Bombast de Hohenheim (1493-1541), médecin suisse, prit dans ses écrits le nom d'Auréole-Théophraste Paracelse. Après avoir soutenu des doctrines fort extravagantes, il mourut dans le catholicisme.

[251] Sur Jacques Bœhme, voir une étude d'Émile BOUTROUX dans ses Etudes d'histoire de la philosophie. L'étude est très sympathique à l'œuvre du cordonnier philosophe et mystique.