HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

PREMIÈRE PARTIE. — LA DÉCADENCE DE LA CHRÉTIENTÉ ET LA RENAISSANCE

CHAPITRE III. — DE L'AVÈNEMENT DE CLÉMENT V À LA MORT DE GRÉGOIRE XI. LES DOCTEURS HÉTÉRODOXES (1305-1378).

 

 

Pendant la période dont nous allons raconter l'histoire, l'opposition dirigée contre les institutions du Moyen Age et l'autorité souveraine de la Papauté ne sera plus seulement le fait de légistes laïques, tels que Pierre du Bois, et Guillaume de Nogaret ; elle se rencontrera parmi des gens d'Église, comme Guillaume d'Occam, Marsile de Padoue et Jean Wiclef. Elle prétendra désormais s'appuyer non plus seulement sur les principes du droit romain, mais sur les maximes de l'Évangile et de la Tradition Chrétienne, Quand l'Angleterre d'Edouard III, l'Allemagne de Louis de Bavière et la Rome de Rienzi essaieront, après la France de Philippe le Bel, de secouer l'autorité temporelle du Saint-Siège, des moines révoltés se feront les conseillers et les défenseurs des princes réfractaires et tenteront de saper les bases mêmes de la puissance spirituelle des Papes. Au milieu de tels périls, les Pontifes suprêmes qui occuperont le Saint-Siège en Avignon, Clément V, Jean XXII, Benoît XII, Clément VI, Innocent VI, Urbain V, et Grégoire XI, paralysés parleurs embarras financiers, amollis par le luxe d'une cour trop frivole, souvent prisonniers des coteries et des factions, ne seront pas toujours â. la hauteur de leur tâche difficile. Cependant, l'éminente sainteté d'une sainte Angèle de Foligno, d'une sainte Gertrude, d'une sainte Elisabeth de Portugal, d'une sainte Julienne de Falconieri, d'un saint André Corsini, d'un saint Jean Colombini, et, en Provence même, autour des Papes, d'un saint Elzéard, conte de Sabran, d'une sainte Delphine, son épouse, d'une sainte Roseline et d'un saint Roch témoigneront de l'inépuisable vitalité des vertus chrétiennes au sein de l'Église catholique.

 

I

La mort de Benoît XI avait été suivie d'une longue vacance du Saint--Siège. Durant onze mois, le puissant parti des Colonna, dévoué aux intérêts de.la cour de France, fut aux prises avec le parti italien des Orsini et des Gaetani. Le 5 juin 1305, le choix du conclave tomba sur un Français d'origine, sujet immédiat du roi d'Angleterre, ancien ami fidèle de Boniface VIII, Bertrand de Got ou d'Agout, archevêque de Bordeaux. Il avait quarante ans à peine. Né en Gascogne, au village de Villandrau, il était Ses origines, allié aux illustres familles de Périgord et d'Armagnac. Après de brillantes études de belles-lettres à Toulouse et de droit à Orléans et à Bologne[1], il avait été successivement chanoine de l'Église de Bordeaux, vicaire général de son frère l'archevêque de Lyon, Béraud de Got, puis chapelain du Pape, évêque de Comminges et archevêque de Bordeaux. Bertrand de Got était un des évêques qui, en 1302, avaient bravé les défenses du roi pour se rendre au concile convoqué par le Pape. Quand, bientôt après, Philippe le Bel réclama l'appui du clergé de France dans son conflit avec le chef de l'Église, l'archevêque de Bordeaux fut encore de ceux qui refusèrent leur souscription. Il dut même, à cette occasion, s'exiler de France et vivre quelque temps à la cour de Boniface VIII. La politique d'apaisement de Benoît XI lui avait donné l'occasion de rentrer en grâce auprès de Philippe le Bel et de renouer avec le roi des relations d'amitié qui remontaient à sa première jeunesse[2]. Philippe, qui se trouvait être son suzerain à cause du siège de Bordeaux qu'il occupait[3], avait pensé sans doute que Bertrand de Got était le seul prélat français qui pût agréer au conclave, et avait appuyé sa candidature à la Papauté[4]. Mais la prétendue entrevue du roi de France avec l'archevêque de Bordeaux dans la forêt de Saint-Jean d'Angély et le mystérieux pacte simoniaque qui s'en serait suivi[5], sont de pures légendes, suggérées, pendant l'exil d'Avignon, à l'imagination des Italiens par leur ressentiment national[6].

Bertrand de Got reçut la nouvelle de son élection au cours d'une visite de sa province. Il ne crut pas pouvoir, lui, français, fixer à Rome sa résidence, quand Benoît XI, italien, avait été obligé de s'en éloigner.

C'est dans la ville de Lyon qu'il convoqua la cour romaine, le roi de France, le roi d'Angleterre et tous les grands seigneurs d'Italie, pour y recevoir la couronne pontificale de la main de Matthieu Rosso des Ursins, doyen du Sacré Collège, le 14 novembre 1305[7]. La métropole des Gaules déploya à cette occasion les pompes les plus solennelles des cérémonies liturgiques. Mais les Italiens, toujours méfiants, considérèrent comme de mauvais augure deux accidents regrettables qui se produisirent au milieu de ces grandes fêtes. Le jour du couronnement, tandis que le Pape retournait à cheval à son logis, tiare en tête, et que le roi de France conduisait à pied la monture pontificale, suivant l'usage traditionnel, une vieille muraille, trop chargée de spectateurs, s'écroula sur le passage du cortège ; le pape, renversé de cheval, laissa tomber sa couronne, et une escarboucle de grand prix s'en détacha. L'un des frères du roi de France, Charles de Valois, fut grièvement blessé. Neuf jours plus tard, dans un dîner qu'offrait le Pape, à l'occasion de sa première messe pontificale, une querelle éclata entre ses gens et ceux des cardinaux italiens ; un frère du Pontife fut tué. Les Italiens étaient découragés. Le vieux cardinal Matthieu Rosso des Ursins disait, en hochant tristement la tête : Le parti français est arrivé à ses fins. C'en est fait. De longtemps l'Église ne reviendra plus en Italie[8].

Clément V mena d'abord une vie errante, de Lyon à Cluny, de Cluny à Nevers et à Bourges, puis, après une maladie qui le retint une année à Bordeaux, il se dirigea successivement vers Toulouse, Narbonne, Montpellier, Nîmes, et enfin s'arrêta en Avignon.

On était au printemps de l'année 1309. Sur cette rive du Rhône, dont le décor lumineux devait bientôt séduire les prélats d'au-delà des monts, en leur apparaissant comme une autre Italie, aussi enchanteresse et non moins éprise du culte des beaux-arts, Clément ne cherchait alors qu'un asile provisoire. Il y demanda la modeste hospitalité d'un couvent de Frères Prêcheurs. Il faudra plus d'un demi-siècle de calamités et les appels inspirés d'une sainte pour arracher la Papauté au séjour enchanteur d'Avignon.

 

II

Encadrée dans le Comtat-Venaissin, qui faisait partie du domaine pontifical, Avignon, ville du comté de Provence, devait devenir, par sa proximité du royaume de France, un séjour dangereux pour le Saint-Siège. La tour de Philippe le Bd, élevée bientôt après sur l'autre rive du Rhône, en face de la demeure papale et comme pour l'épier, demeure encore l'expression symbolique de la surveillance hautaine exercée par les rois de France sur les Papes avignonais.

Dès l'année précédente[9], Philippe le Bel, ou plutôt le cercle intime de ses conseillers, dont Pierre du Bois était l'âme et dont Guillaume de Nogaret aimait à se faire l'exécuteur, avait attiré le Pape dans la ville de Poitiers, pour des conférences où l'on essayerait de gagner le Pontife aux vastes plans que rêvait l'ambition des Légistes. En 1306, Pierre du Bois avait publié sous ce titre : De recuperatione terræ sanctæ, le plus important de ses ouvrages[10], celui qui donne la clef de tous les autres et peut-être de toute la politique du règne de Philippe IV. Faire du roi de France le chef de la Chrétienté ; sous le prétexte d'une croisade, recueillir beaucoup d'argent ; mettre entre les mains du roi les richesses des ordres religieux et du clergé séculier : telle est la préoccupation dominante du Légiste. En vue d'une expédition en Terre Sainte, qui paraît n'être qu'un prétexte, du Bois expose tout un plan de réformes, tendant à dépouiller totalement la Papauté et le clergé de leurs biens, que remplaceraient des pensions payées par l'État français.

Cette exaltation de la puissance politique du roi de France ne pourra se réaliser, on le sent bien, sans l'abaissement correspondant de l'autorité du Saint-Siège. Voilà pourquoi une des premières préoccupations du roi sera de lier le Pape par des promesses, de l'entourer de cardinaux français, et surtout de détruire, si l'on peut, la grande œuvre doctrinale et le grand prestige moral du pontificat de Boniface VIII.

Ce sera le but de tous les efforts du roi et de ses conseillers aux conférences de Poitiers. Ce qu'on demandera, dans ces pourparlers, c'est que tous les actes de Boniface, depuis la Toussaint de l'an 1300, soient annulés ; c'est qu'il soit déclaré hérétique ; que ses ossements soient déterrés et brûlés publiquement. En présentant au Pape quarante-trois articles d'hérésies attribuées à Boniface VIII, le conseil du roi ajoute bien que son ardent désir est que l'innocence du Pape soit reconnue et proclamée[11] ; le Légiste Guillaume de Plaisians, que nous avons déjà rencontré à côté de Nogaret, sollicite d'ailleurs, pour la gloire de la Papauté, la canonisation du Pape Célestin, prédécesseur de Boniface ; Clément V ne pouvait concevoir aucune illusion sur l'hypocrisie de ces demandes ; mais il n'était pas de taille à soutenir l'assaut de tant de haines et de passions conjurées. Il eut fallu un Grégoire VII ou un Innocent III.

Le Pape essaya de gagner du temps, consulta ses cardinaux[12] et finalement, le 1er juin 1308[13], publia la bulle Lætamur in te, où, cherchant à éluder les demandes du roi relativement à Boniface VIII, il exhortait Philippe, au nom de la paix et de l'union, à se désister de ses accusations et à laisser à l'Église l'examen de cette affaire. Par contre, à l'effet de montrer au roi sa bonne volonté, Clément V révoquait et annulait toutes les sentences d'excommueication ou d'interdit ou de toutes autres peines, prononcées contre le roi de France, son royaume et tous ses confédérés, fauteurs ou adhérents. Quant à Nogaret, dont la cause avait toujours été considérée à part depuis l'attentat d'Anagni, on lui enjoignait pour l'expiation de son crime, de se mettre, après trois ans révolus, à la tête d'une croisade[14].

Les conseillers de Philippe, mécontents en somme de la conférence de Poitiers, affectèrent de considérer cette Bulle comme lettre morte[15]. Nogaret, à force d'artifices de procédure et de chicanes, parvint à faire admettre qu'elle ne tranchait rien au fond et que la question du procès de Boniface restait intacte. On a justement comparé cette question du procès de Boniface VIII à une épée de Damoclès, que les Légistes de Philippe le Bel tinrent constamment suspendue sur la tête de Clément V, pour le forcer à servir leur politique. Tant que l'œuvre et la personne de l'auteur de la bulle Unam Sanctam n'étaient pas discréditées dans l'opinion publique, dans l'Église elle-même, rien ne leur semblait fait.

Sur de nouvelles instances, Clément finit par promettre d'introduire le procès contre Boniface et déclara que, malgré sa foi en l'innocence de son prédécesseur, il consentirait, pour répondre aux désirs du roi de France, à entendre les accusateurs du Pontife.

Le procès s'ouvrit le 16 mars 1310 à Avignon, où le Pape venait de fixer sa résidence. Il devait se prolonger jusqu'au mois de février 1311, au milieu d'incidents pénibles et d'agitations violentes. Les gens des Colonna et de Nogaret apportaient avec une audace inouïe les accusations les plus infâmes contre le Pape défunt : hérésie, trahison, débauche, tous les bruits calomnieux que la haine avait méchamment répandus depuis une dizaine d'années[16]. Des partisans dévoués du Pontife, entre autres deux de ses neveux, ripostaient avec force, et ne savaient pas toujours maintenir leur colère[17]. La tactique de Clément V, terriblement embarrassé de cette affaire, dont on avait arraché l'introduction à sa faiblesse, était de la faire traîner en longueur. Les questions préjudicielles et les incidents dilatoires se succédaient. Finalement, au mois de février 1311, une lettre de Philippe IV arrêta subitement la procédure. Le roi déclarait que, vu la gravité des événements et les nombreuses préoccupations actuelles du Pape Clément V, absorbé par les soucis que lui donnaient la question de la Terre-Sainte, le rétablissement de la paix entre la France et l'Angleterre et le procès des Templiers, il renonçait à poursuivre contre Boniface VIII un procès, qu'il savait pénible au Pape actuel, et s'en référait à celui-ci pour terminer heureusement cette affaire, à la gloire de Dieu et de l'Église, ainsi que celle des Templiers, dans un prochain concile[18].

Clément, subitement délivré des transes cruelles au milieu desquelles il vivait depuis un an, ne mesura pas assez les témoignages de sa joie et de sa reconnaissance. Non content de féliciter le roi de France de son heureux désistement, il déclara que Philippe et ses amis avaient agi par un zèle louable et tout fait de bonne foi dans cette affaire[19]. Dans une Bulle, Rex gloriæ, du 17 avril 1311, il répéta que, dans toute la campagne amenée contre Boniface VIII par le roi et ses conseillers, les intentions de ceux-ci avaient été bonnes et pures. Il n'exceptait que l'attentat d'Anagni, mis sur le compte de Nogaret et de quelques autres. En conséquence toutes les pièces portant sentences de condamnation contre le roi et ses amis devaient être détruites dans les livres de l'Église romaine et anéanties par tous possesseurs, dans le délai de quatre mois, sous peine d'excommunication[20].

C'était tomber en plein dans le piège tendu par les Légistes. Le vrai motif de Philippe, en interrompant la procédure contre Boniface VIII, avait été de consacrer désormais toutes ses forces à poursuivre l'Ordre du Temple, dont il convoitait les richesses, et d'entraîner le Pape dans ce long procès des Templiers, qui devait réserver à Clément V de si lourdes responsabilités.

 

III

Dans la terrible tragédie, qui devait se terminer par supplice du grand maitre du Temple sur la place du Parvis de Notre-Dame de Paris, les études les plus récentes et les plus impartiales sont de plus en plus favorables aux victimes et chargent de plus en plus le roi de France.

L'ordre illustre qui, d'abord de concert avec celui des Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, puis en rivalité avec lui, avait été le dernier boulevard de la Chrétienté contre les infidèles d'Orient, était alors à l'apogée de sa grandeur. Il possédait d'immenses richesses. Les artisans, les bourgeois enrichis, les riches propriétaires venaient déposer leurs épargnes dans ses imprenables châteaux forts. Les Templiers étaient ainsi devenus les grands banquiers de l'Europe. Les rois et les Papes, Philippe le Bel lui-même, avaient eu recours à eux dans des besoins pressants[21]. De leur côté, les paysans, les ouvriers, les petites gens, pour se soustraire aux poursuites et aux exactions des officiers seigneuriaux, et même des agents royaux, se faisaient les hommes du Temple, souscrivaient des chartes, dans lesquelles ils s'engageaient, pour l'avantage et l'utilité, et afin d'éviter les périls à venir[22], à payer au Temple un faible cens de quelques deniers en signe de dépendance. Les Templiers, liés par des vœux de religion, ne relevant effectivement que de leur chef, à peu près soustraits pratiquement à la juridiction pontificale, constituaient en Europe une force sociale presque autonome, qui pouvait devenir un redoutable péril. La puissance de l'argent, le prestige de l'épée et le respect de la croix s'unissaient pour leur donner un ascendant unique. On disait : Orgueil de Templier.

Or, vers les premières années du XIVe siècle, antérieurement à l'élection de Clément V, on raconte qu'un religieux templier, enfermé pour ses crimes dans une prison royale, avait fait à ses compagnons de captivité des révélations étranges sur de graves désordres qui se passaient dans le Temple et que le plus grand mystère avait enveloppés jusqu'alors. Les événements postérieurs devaient montrer que ces récits n'étaient pas dénués de tout fondement. Le bruit en étant venu jusqu'au roi, celui-ci en avait entretenu le nouveau Pape[23], et peut-être les engagements mystérieux, dont nous avons parlé plus haut, de la part de Clément V à l'égard de Philippe le Bel, avaient-ils trait précisément à des mesures à prendre contre le puissant Ordre des Templiers.

Mater l'insolence d'une puissance si menaçante pouvait être, pour le roi de France, une nécessité d'ordre social, et réprimer les graves abus des religieux du Temple par des mesures disciplinaires, au besoin par la suppression de l'Ordre, était peut-être exigé par le bien de l'Église. Une entente à cet effet entre le Pape et le roi n'avait rien que de très légitime. Mais les âpres convoitises de Philippe le Bel devaient donner à la poursuite et à la répression un caractère odieux de vengeance et de cruauté.

Cette grave question avait déjà attiré l'attention de saint Louis, de Grégoire IX, de Nicolas IV et de Boniface VIII. On en avait tenté la solution par des projets de fusion de l'Ordre du Temple avec celui des Chevaliers ou Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Le but des deux institutions était le même, et on pouvait espérer tempérer l'orgueil du Temple par la mansuétude bien connue des Hospitaliers de Saint-Jean[24]. Mais on s'était toujours heurté à une opposition irréductible de la part des Templiers. En 1307, le Grand Maître du Temple, Jacques de Molay, craignant que le Pape ne reprît l'idée de saint Louis, lui avait adressé un mémoire qui faisait ressortir les dangers d'une réunion des deux Ordres. Ce serait, disait-il, aller au-devant de grands périls : les Templiers et les Hospitaliers ont des armes[25]. Ces mots étaient presque une menace.

Clément V, après avoir conféré avec Philippe le Bel, se disposait à procéder à une enquête régulière, quand on apprit que le 13 octobre 1307, au matin, tous les Templiers de France avaient été arrêtés, à la même heure, par ordre du roi.

Lors même que nous manquerions de documents à ce sujet, il serait facile de soupçonner dans ce coup de force la main de Nogaret. Un document conservé au Trésor de la couronne ne permet aucun doute à ce sujet. Dans un conseil tenu le 23 septembre à l'abbaye royale de Maubuisson, Nogaret s'était chargé de cette besogne[26].

La circulaire qui accompagnait l'ordre d'arrestation, et qui fut lue au peuple, essayait de rendre le Pape solidaire de la mesure royale, par cette phrase ambiguë : Après avoir consulté[27] notre très saint Père en Dieu, Clément, et après avoir délibéré avec nos prélats et avec nos barons... nous vous commettons et nous vous mandons, par ordre étroit, de vous transporter à... d'y arrêter tous les frères sans exception, de les tenir prisonniers, pour les présenter au jugement de l'Église, de saisir leurs biens meubles et immeubles...[28]

Clément V protesta avec indignation. Au mépris de toute règle, écrivit-il à Philippe, pendant que nous étions loin de vous, vous avez étendu votre main sur les personnes et sur les biens des Templiers. Vous avez été jusqu'à les mettre en prison... Il ne nous est pas permis de douter que, plutôt aujourd'hui que demain, dès que nos envoyés seront auprès de vous, prêts à recevoir de votre main les personnes et les biens de l'Ordre du Temple, vous vous empresserez de les remettre le plus promptement, le plus sûrement et le plus honorablement que cela se pourra[29].

Les juristes consommés qui conseillaient Philippe avaient cru trouver un moyen d'assurer la légalité de ces arrestations et de ces confiscations arbitraires. L'Église seule, on le savait, avait juridiction sur les personnes et sur les biens d'Église. Seule elle avait le droit de mettre en cause un Ordre religieux. Mais la procédure inquisitoriale parut offrir aux ennemis du Temple un moyen légal de parvenir à leurs fins. Le confesseur de Philippe, Guillaume de Paris[30], en vertu de son titre d'inquisiteur général du royaume, avait le droit de requérir du roi l'intervention du bras séculier, à l'effet de poursuivre, non pas un Ordre entier, mais individuellement chaque membre de l'Ordre. C'est ce qu'on obtint de lui, pensant s'abriter ainsi derrière les formes de la stricte légalité.

Mais le Pape n'en jugea point ainsi. Il frappa comme indignes les inquisiteurs qui s'étaient prêtés à cette odieuse mesure, suspendit les pouvoirs de l'Inquisition en France et évoqua l'affaire à son tribunal.

Voyant son plan déjoué, Philippe feignit de se soumettre, promit de remettre aux mandataires du Pape les personnes des Templiers, et fit placer leurs biens sous séquestre. Mais, tandis que le Pape le félicitait de son bon vouloir[31], ses Légistes ne demeurèrent pas inactifs. Pierre du Bois, dont la plume esquissait les projets révolutionnaires qu'exécutait l'épée de Nogaret, écrivit à tous les princes de l'Europe un long mémoire, dans lequel, sous le couvert d'un grand projet de croisade, il leur suggérait un plan de destruction complète de l'Ordre du Temple et de sécularisation de ses biens, par la voie de la procédure inquisitoriale, à laquelle tous les pouvoirs seraient rendus[32].

Une Requête du peuple de France, qui avait beaucoup d'analogie avec la Supplique du peuple de France contre Boniface VIII, sortait également de la plume de Pierre du Bois, qui multipliait les pamphlets, injuriait le Pape, l'accusait d'avarice, de népotisme, d'exactions et de toutes sortes de crimes, et allait jusqu'à le déclarer, par ces faits, déchu de tout droit. Qui fait ce qu'il doit est fils de Dieu, s'écriait-il. Qui varie ou diffère par peur, par amour, par haine, est fils du diable, et renie Dieu par ce seul fait. C'était déjà la théorie de Wiclef. Il disait ailleurs : La voie à suivre nous est enseignée par Moïse, à propos de l'apostasie d'Israël aux pieds du veau d'or : que chacun prenne son glaive, er tue son plus proche voisin... Pourquoi le roi, prince très-chrétien. ne procèderait-il pas ainsi, même contre tout le clergé, si le clergé (Dieu nous en garde !) errait ou soutenait les erreurs ? C'était déjà la doctrine d'Henri VIII, d'Elisabeth et de Cromwell[33].

Le Pape restait silencieux en présence de ces violentes attaques.

Cependant les inquisiteurs avaient recueilli un grand nombre d'aveux de la bouche des Templiers arrêtés. Les procès-verbaux des assises de Paris, de Champagne, de Normandie, de Querci, de Bigorre et de Languedoc nous ont été conservés.

A Paris, les accusés comparurent dans une salle basse de leur forteresse, devant des moines délégués par Guillaume de Paris et des conseillers du roi. Les procès-verbaux ne mentionnent pas de tortures ; mais les déclarations postérieures des accusés portent à croire qu'elles ne furent pas omises et qu'elles furent atroces[34]. Jacques de Saci déclara plus tard avoir vu mourir vingt-cinq frères, des suites de la question. Sur 138, près de 130 avouèrent avoir pris part à des crimes abominables. Jacques de Molay, le grand maître, reconnut avoir renié le Christ et craché sur la croix. D'autres déclarèrent avoir participé à des débauches immondes. La plupart devaient plus tard rétracter ces aveux.

Mais il fallait convaincre le Pape de la culpabilité des Templiers. Philippe choisit, parmi les principaux accusés, soixante douze chevaliers. Eurent-ils honte ou peur de démentir, à si peu d'intervalle, des aveux arrachés par la torture ? Etaient-ils vraiment coupables ? Le fait est que, devant trois cardinaux, à Chinon, en toute liberté, s'il faut en croire le procès verbal officiel, sans coaction ni menace, après avoir juré de dire la vérité, ils se déclarèrent coupables des crimes qu'on leur imputait[35]. Quand le Pape eut pris connaissance du procès-verbal de ces aveux, quand, en Avignon même, en plein consistoire, il eut entendu un homme de grande autorité et générosité[36] les confirmer par sa parole, sa conviction fut faite. Avec une précipitation peut-être excessive, mais que les pathétiques péripéties de cette ténébreuse affaire suffisent à expliquer, il leva les suspenses portées contre les évêques de France et leur donna l'ordre de procéder sans retard à des informations contre les religieux du Temple.

Alors commencèrent, non seulement en France, mais hors de France, ces enquêtes, qui changèrent l'Europe, ainsi qu'on l'a dit, en un vaste tribunal d'instruction[37].

Clément V finit par autoriser formellement l'emploi de la torture[38]. Jamais peut-être, dit l'abbé Vacandard, les tribunaux de l'Inquisition ne déployèrent plus de rigueur et de violence que dans l'affaire des Templiers[39].

A Paris, un synode provincial, tenu par Philippe de Marigny, archevêque de Sens et favori du roi, condamne comme relaps quarante-cinq Templiers, qui, livrés au bras séculier, sont brûlés vifs le 12 mai 1310[40]. Une frayeur panique s'empare alors des prisonniers. Hier, s'écrie le chevalier Aymeri de Villiers-le-Duc, j'ai vu mes frères, dans les fourgons, en route pour le bûcher. J'avouerais tout, je le sens. J'avouerais que j'ai tué Dieu, si on le voulait. Mêmes scènes à Senlis. En Provence, où les Templiers avaient été enfermés au château de Meyrargues et au château de Pertuis, le tribunal qui doit les juger n'est composé que de leurs ennemis déclarés[41]. Un honnête homme, Guillaume Agardi, ou d'Agard, prévôt de Saint-Sauveur, refuse les fonctions de commissaire dans un procès ainsi engagé. On a raconté que Charles de Valois, frère de Philippe le Bel, avait fait brûler des Templiers de Provence ; les traditions locales affirment au contraire que Robert le Bon, qui gouvernait la Provence les laissa vivre[42].

Le roi de France avait invité tous les princes d'Occident à imiter sa conduite à l'égard des Templiers. Edouard II d'Angleterre, après avoir répondu négativement, se décida le 7 janvier 1308 à faire emprisonner tous ceux qui se trouvaient en Angleterre, en Irlande et dans le pays de Galles. Très peu se reconnurent coupables, et l'on peut conjecturer que la torture, la crainte ou les promesses leur arrachèrent ces aveux[43]. En Espagne, sur le désir de Ferdinand IV, roi de Castille et de Léon, le Pape institua, le 31 juillet 1308, une commission pontificale chargée de procéder à l'interrogation des accusés. On ne put les convaincre d'aucun crime[44]. Dans l'Aragon, les Templiers, cités à comparaître par le roi Jacques II, se retirèrent dans leurs citadelles et y soutinrent de longs sièges contre les troupes royales. Ils déclarèrent enfin se rendre au Pape, et non pas au roi, parce que leurs châteaux forts, disaient-ils, étaient biens d'Église et non du roi. Malgré une dure captivité et de cruelles tortures, ils n'avouèrent jamais aucun crime. Dans l'île de Chypre, les chevaliers du Temple tentèrent aussi de se défendre dans leurs couvents fortifiés[45]. En Portugal, ils prirent la fuite. En Italie et en Allemagne, les procédures qu'on employa à leur égard et les traitements qu'on leur fit subir furent très divers. Mais partout ils furent traqués, emprisonnés, torturés.

 

IV

Cependant le Pape s'était réservé le jugement sur le corps entier et la procédure à l'égard des grands dignitaires. Le 4 avril 1310, Clément V, par sa Bulle Alma Mater[46], fixa au 1er octobre 1311 la réunion d'un Concile général à Vienne à l'effet de prendre des décisions sur les trois points suivants : la question des Templiers, les secours à recueillir pour la Terre Sainte et la réforme de l'état ecclésiastique. Un grand nombre d'évêques s'y rendirent de France, d'Italie, d'Espagne, d'Allemagne, d'Angleterre, d'Ecosse et d'Irlande[47].

Dès le début, la grande question qui parut dominer toutes les autres et les absorber presque, fut celle de l'abolition de l'Ordre du Temple. La situation de Clément V était critique. D'une part, Philippe le Bel qui était venu se fixer à Lyon, pour y surveiller de plus près le Concile, exigeait impérieusement la suppression immédiate de l'Ordre. D'autre part, la grande majorité des Pères du Concile déclarait qu'il était impossible de supprimer juridiquement le Temple, à moins d'avoir entendu les chevaliers dans leurs défenses. Sur ces entrefaites, et pour comble d'embarras, neuf chevaliers du Temple apparaissent inopinément au Concile et se déclarent prêts à défendre leur Ordre contre toutes les accusations. On parle en même temps de 1.500 à deux mille Templiers qui, errants dans les montagnes du Lyonnais, sont prêts à venir à Vienne pour se défendre à leur tour. Le Pape s'émeut et se trouble. Il écrit à Philippe le Bel pour le prévenir du péril[48]. Quelque temps après, le roi de France arrive à Vienne avec une escorte si imposante, qu'elle ressemble à une armée. Le décret d'abolition de l'Ordre du Temple était déjà préparé. Conformément au sentiment de la presque unanimité des Pères, le Pape renonçait à prononcer une sentence juridique, les Templiers n'ayant pas été entendus contradictoirement ; mais, en vertu d'une ordonnance administrative, per modum provisionis seu ordinationis apostolicœ, non autem de jure nec per modum definitivæ sententiæ, il déclarait l'Ordre du Temple aboli. Ce fut l'objet d'une décision prise par le Pape le 22 mars 1312, en consistoire secret. Le 3 avril suivant, dans un consistoire public auquel assista Philippe le Bel, il promulgua, en présence d'une foule immense, la bulle Ad providam qui prononçait la dissolution de l'Ordre des Templiers et disposait de ses biens en faveur des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, attendu, disait la bulle, que ces biens, ayant été donnés à l'origine pour les intérêts de la Terre-Sainte, ne sauraient être distraits de leur destination[49].

Par la mauvaise volonté des Légistes, ce but du Pape ne put être atteint. Non seulement le roi de France ne rendit pas l'important numéraire qu'il avait fait saisir dans les banques du Temple ; mais, alléguant d'anciens comptes qui n'avaient pas été réglés, il se prétendit créancier de l'Ordre pour des sommes considérables, dont il était, d'ailleurs, hors d'état de spécifier le montant. Les Hospitaliers durent consentir à une transaction, en vertu de laquelle ils payèrent au roi 200.000 livres tournois, le 21 mars 1313. Et ce sacrifice ne les délivra pas de toute réclamation. Ils durent encore indemniser la couronne de tout ce qu'elle était censée avoir déboursé pour l'entretien des Templiers emprisonnés, des frais de geôle et des frais de torture. En résumé, écrit M. Langlois[50], il paraît avéré que les Hospitaliers furent plutôt appauvris qu'enrichis par le cadeau fait à leur Ordre.

Restait à conclure le procès du grand maître, Jacques de Molay et de quelques grands dignitaires de l'Ordre, dont le Pape s'était réservé la cause. Ce fut le dernier acte de la sombre tragédie.

Le Concile de Vienne avait décidé qu'on ferait preuve de douceur envers les accusés et qu'on ne se montrerait sévère qu'à l'égard des opiniâtres et des relaps. Mais, encore une fois, la perfidie de Philippe le Bel et la regrettable inaction du Pape, faible et valétudinaire, rendirent vaines ces prescriptions.

La commission pontificale nommée pour procéder au jugement se trouva composée de cardinaux et d'évêques dévoués au roi et résolus à sévir avec la dernière rigueur. On décida, suivant une procédure abusive déjà appliquée, que quiconque reviendrait sur ses aveux serait condamné comme relaps à être brûlé vif. Comme les grands dignitaires inculpés avaient déjà reconnu leur culpabilité, on semblait leur fermer toute voie de salut : c'était pour eux la détention perpétuelle s'ils maintenaient leurs déclarations premières ; c'était la mort sur le bûcher s'ils se rétractaient. Or ils étaient retenus en prison depuis sept ans. Désespérés, ils refusèrent d'y rentrer.

Mais laissons ici la parole au chroniqueur le plus fidèle de cette époque, le continuateur de Guillaume de Nangis.

Comme le grand maître du Temple et ses trois compagnons, les visiteurs de France, d'Aquitaine et de Normandie, avaient publiquement avoué les crimes qui leur étaient imputés, et persistaient dans leur aveu[51], finalement, en voyant que cette persévérance ne se démentait pas, les cardinaux, après mûre délibération, les firent conduire sur la place du Parvis de Notre-Dame de Paris, pour leur notifier la sentence qui les condamnait au mur et à la détention à perpétuité. C'était le lundi qui suit la fête de saint Grégoire (le 12 mars 1314)[52]. Mais voici qu'au moment où les cardinaux croyaient que tout était fini, tout-à-coup, contre toute prévision[53], le grand maître du Temple et le maître de Normandie se retournèrent avec fermeté, et non sans quelque irrévérence, vers le cardinal qui venait de faire la lecture et vers l'archevêque de Soissons, et déclarèrent rétracter leurs aveux et tous ceux qu'ils avaient pu faire auparavant. Ce fut un étonne ment général. Les cardinaux remirent les accusés au prévôt de Paris, qui se trouvait présent, afin qu'il les gardât jusqu'à une délibération plus complète de l'affaire, que l'on comptait faire le lendemain. Mais le bruit ne tarda pas à parvenir au roi de France, qui était dans son palais. Philippe délibéra avec ses conseillers, sans toutefois appeler ses clercs, et, après mûre réflexion, vers lé soir de la même journée, il fit livrer aux flammes d'un même bûcher, dans une petite île de la Seine, entre le jardin du roi et l'Église des Ermites de saint Augustin[54], les deux Templiers relaps. Ils affrontèrent les flammes avec une telle résolution et subirent la mort avec une telle constance et un tel mépris de la vie, que la foule qui les contemplait en fut frappée d'une admiration mêlée de stupeur. Les deux accusés qui ne s'étaient point rétractés subirent la détention dans la prison qui leur fut assignée[55].

Cette intrépidité suprême en face de la mort était-elle le signe d'une conscience pure ? Ne fut-elle que le geste désespéré de deux âmes, lassées de toutes les souffrances et de toutes les injustices qu'une odieuse procédure leur avait fait subir, et se précipitant dans le trépas pour y échapper à jamais ? L'histoire ne permettra peut-être jamais de se prononcer sur ce ténébreux et angoissant problème[56].

 

V

Au moment où la nouvelle de la terrible exécution parvint au Pape, celui-ci, retiré au château de Monteux, près de Carpentras, était déjà atteint de la maladie dont il devait mourir bientôt après. Mais des soucis de toutes sortes devaient l'accabler jusqu'à ses derniers jours.

En Italie et en Allemagne, la lutte des Guelfes contre les Gibelins se poursuivait sans relâche avec une ardeur toujours croissante. Le 14 mars 1314, trois jours après le supplice de Jacques de Molay, Clément V était amené par les événements à faire sur l'Allemagne un acte d'autorité dont on ne connaissait encore qu'un exemple[57] : nommer de sa propre autorité un vicaire de l'Empire pour l'Italie, chargé d'administrer provisoirement les provinces italiennes d'empire au nom du Pape. Ce nouveau souverain était le chef même du parti Guelfe, Robert d'Anjou.

Pour comprendre la portée de cette mesure, il est nécessaire de reprendre le récit des événements d'un peu plus haut.

Quand, le 1er mai 1308, l'empereur Albert d'Autriche périt assassiné par son neveu Jean de Souabe, les Légistes de Philippe le Bel avaient hardiment porté leurs regards d'ambition sur l'empire vacant. Philippe, écrivait Pierre du Bois, fixera en France le sens de la politique européenne. Il pacifiera l'Allemagne et l'Italie, et pourra ensuite conduire l'Occident uni à la conquête du tombeau du Sauveur. Le roi de France essaya de faire élire son propre frère Charles de Valois, et sollicita même à cet effet l'appui de Clément V, qui fit des promesses vagues[58]. Le Pontife accueillit au contraire avec faveur l'élection d'Henri de Luxembourg, petit seigneur d'un comté de la forêt des Ardennes, qui prit le nom d'Henri VII et parut d'abord seconder avec zèle les vues du Pape. Clément V le fit couronner empereur à Rome, le 22 juin 1313, par ses légats[59]. Mais des rêves de domination universelle, éveillés par de longs séjours en France et à Rome, hantaient aussi l'esprit du nouvel empereur. Du jour où, poussé par son ambition, il mit au ban de l'empire Robert d'Anjou, chef des Guelfes, sous le prétexte du vasselage de son comté de Provence et des droits souverains de la majesté impériale, du jour surtout où on le vit soutenir à Rome même le parti gibelin, que représentait toujours la terrible famille des Colonna, le Pape ne put s'empêcher de protester. Henri VII mourut le 21 août 1313, au moment où il préparait une expédition en Apulie, affrontant l'excommunication dont le Pape venait de menacer quiconque attaquerait le royaume de Naples, fief de l'Église romaine. L'empire était vacant une fois encore.

Philippe le Bel, toujours zélé à soutenir les droits du Pape quand il le croyait utile à ses desseins, encourageait Clément à maintenir, contre les prétentions impériales, les prérogatives de la Papauté. C'est dans cet esprit que le Pontife publia deux Décrétales, insérées ensuite dans les Clémentines, où il condamnait les prétentions d'Henri VII et réfutait les arguments de ses juristes[60]. C'est dans la même intention qu'au milieu des luttes incessantes qu'entretenait en Italie la multitude des petits souverains qui s'y disputaient le pouvoir, le Pape venait de nommer un vicaire pontifical pour y administrer les terres d'empire[61]. Mais si l'empire était mort, en un sens, sous la forme de son ancienne organisation, l'esprit gibelin d'autonomie nationale et d'opposition à la Papauté était plus vivant que jamais. Dante venait de s'en faire le prophète éloquent, non seulement dans sa Divine Comédie[62], mais aussi et surtout dans son fameux traité De la Monarchie[63]. Et les mouvements de défiance envers l'autorité pontificale que provoquaient partout, mais principalement dans les pays de langue italienne, les savantes théories et les vers enflammés du grand poète florentin, n'étaient pas une des moindres causes de la tristesse qui assombrissait les derniers mois du Pontife en son château solitaire de Monteux.

Ses relations avec l'Angleterre avaient été troublées aussi par des difficultés. Dans un synode national, qui se tint vers la fête de l'Ascension de l'année 1312, le roi Edouard II protesta contre la prétention du Pape de prélever sur les clercs des églises d'Angleterre une redevance établie en vue d'une pieuse entreprise. Il s'agissait sans doute d'une croisade. L'abbé de Saint-Edmond en appela même au Pape à cet effet[64]. A la même époque, il est vrai, on voit Clément V, à l'occasion d'une révolte de la noblesse, envoyer en Angleterre deux légats pour y rétablir la paix. Mais, dans les réclamations d'Edouard II à propos d'une contribution pécuniaire, on distingue comme le murmure précurseur du refus solennel qu'opposera bientôt Edouard III à une demande pareille de la Papauté.

 

VI

Les grandes consolations du Pape Clément V lui vinrent de la promulgation, en l'année 1312, des Actes du Concile général de Vienne, et de la collection méthodique de ses constitutions que, dans un consistoire tenu le 21 mars 1314, quatre semaines avant sa mort, il présenta au Sacré Collège.

Les Décrets du Concile de Vienne et les Clémentines sont les deux impérissables monuments de son pontificat[65].

Le Concile de Vienne n'avait pas, on l'a vu, pour seul objet l'examen de la cause des Templiers, il devait s'occuper aussi de la réforme de l'Église.

L'examen du procès des Templiers avait révélé trois principales sources d'abus dans l'Église, à savoir l'exemption trop absolue de certains Ordres religieux à l'égard des évêques, une vie trop séculière des clercs et, à la faveur de ces deux causes, l'infiltration dans l'Église de doctrines suspectes.

Il est évident, s'était écrié l'archevêque de Bourges, que les religieux du Temple ne se seraient pas livré à l'impiété et à la corruption dont on les accuse, s'ils avaient été sous une surveillance plus étroite de l'épiscopat[66]. Les Pères du concile semblèrent un moment disposés à supprimer toutes les exemptions. Réflexion faite, on se borna à réprimer certains abus soit des religieux exempts, soit des prélats[67].

Guillaume Durand, évêque de Mende[68], dans le remarquable Mémoire, où il demandait la réforme de l'Église in Capite et in membris, avait signalé les graves abus amenés par la vie trop séculière des clercs. Nous ne savons au juste dans quelle mesure le concile pourvut à ces désirs, les procès-verbaux de l'assemblée ne nous étant point parvenus dans leur intégrité[69]. Il nous reste des décrets défendant aux clercs de vaquer à des commerces peu convenables et de porter des habits peu décents[70].

Les hérésies diverses, dont les enquêtes poursuivies à propos du procès des Templiers avaient mieux révélé l'existence, furent l'objet d'une particulière attention du concile. Il fut difficile de les atteindre chez les Templiers eux-mêmes, tant les dépositions des témoins et les aveux des accusés furent vagues, incohérents, contradictoires. L'impression qui se dégage pourtant de l'étude de cette cause célèbre, est que de grands désordres, conséquences naturelles de l'opulence, de l'oisiveté et des habitudes laïques des chevaliers, s'étaient introduits dans plusieurs Temples de France. Des superstitions orientales remontant peut-être, à travers les sectes auxquelles les Templiers les avaient prises, jusqu'aux Gnostiques, Caïnites et Ophites des temps les plus reculés, semblent avoir laissé des traces dans certains objets mystérieux sur lesquels la science archéologique n'a pas pu encore se prononcer avec assurance[71].

Les doctrines erronées étaient plus saisissables chez les Béghards, les Béguines et les Frères spirituels.

Nous aurons à parler plus loin des doctrines propagées par ces sectes diverses. Un mouvement d'indépendance, analogue à celui qui portait les États à s'affranchir de l'autorité de l'Église, poussait certaines âmes impatientes et inquiètes à se libérer de toute règle positive ; et, ici comme là, on allait parfois aux excès les plus monstrueux. Le VIe canon du concile de Vienne énumère les principales erreurs des béghards et des béguines en Allemagne[72] ; elles se résument en une seule proposition : l'homme parfait est affranchi de toute règle morale. De là des conséquences révoltantes d'immoralité, qui passaient parfois dans la vie pratique[73]. Le Ve canon du concile abolit le genre de vie des béguines sous peine d'excommunication[74].

La corruption et l'hérésie des béguines leur étaient venues des Frères spirituels, Fraticelles, Frères du libre Esprit et autres sectes pseudo-mystiques du mue siècle, contre lesquelles les Papes et les conciles durent sévir avec plus de sévérité. Voici quelle en avait été l'origine. Vers la fin du mue siècle, le Pape Nicolas III, voulant répondre aux attaques injustes qui se produisaient de divers côtés contre la règle de saint François, avait déclaré, dans la bulle célèbre Exiit qui seminat[75], que la vie des Frères mineurs était conforme aux préceptes de l'Evangile et que leur pauvreté n'était que l'imitation de celle de Jésus-Christ et des apôtres. Quelques franciscains zélés triomphèrent bruyamment. Ils conclurent de la bulle pontificale que, la règle franciscaine résumant les préceptes du Christ, tout chrétien était tenu de l'observer, et que la pauvreté, réalisant la perfection chrétienne, devait être absolue, s'étendre jusqu'au simple usage (usus pauper, l'usage pauvre) des choses indispensables à la vie. A la tête de ces zélés se trouva un jeune frère mineur, originaire de Sérignan, dans le Languedoc, Pierre Jean d'Olive. Six siècles d'études et de discussions n'ont pu encore mettre d'accord les historiens sur ce singulier chef d'école, que les fils de saint François continuent à vénérer, en le disculpant de toute grave erreur dans la doctrine[76], tandis que beaucoup de sérieux historiens l'inculpent d'hérésie[77].

Esprit brillant, cultivé, enthousiaste, Pierre d'Olive est convaincu que la fondation de l'Ordre de saint François a inauguré une ère nouvelle dans l'histoire de l'Église. Le règne de l'Esprit va triompher enfin, croit-il, du culte de la matière. Sa vie personnelle est, du reste, d'une admirable austérité. Il aime l'Église d'un amour passionné. Mais il la voudrait pure et sans tache. Il tonne contre ceux qui possèdent des biens terrestres, qui recueillent des revenus de leurs biens, qui plaident pour des frais de funérailles, qui s'enrichissent par des fondations de messes, qui vont à cheval, bien vêtus et bien chaussés. La pauvreté évangélique, dit-il, n'exige pas seulement qu'on ne possède rien, mais encore qu'on use pauvrement des choses qu'on ne possède pas[78]. Il consacre à cette question un ouvrage spécial, l'Usage pauvre. Condamné par son supérieur général, Jérôme d'Ascoli, depuis Pape sous le nom de Nicolas IV, pour avoir presque divinisé la Sainte Vierge, Frère Pierre d'Olive se soumet et brûle son livre de ses propres mains. Mais convoqué à Avignon, dans un chapitre général, par son nouveau supérieur Bonagratia, puis à Paris, en 1285, par Arlotto da Prato, successeur de Bonagratia, pour répondre de ses doctrines, il se défend si bien, avec tant de talent et de modestie, qu'on ne prend contre lui aucune mesure décisive. En 1290, le Pape Nicolas IV fait procéder à une enquête contre les sectateurs de Pierre d'Olive et les déclare imbus d'opinions erronées et coupables de rébellion. Mais l'ardent réformateur de la vie franciscaine et de la vie chrétienne échappe à toutes les dénonciations de ses ennemis, à toutes les rigueurs de l'autorité. Il meurt le 6 mars 1298, après avoir reçu les sacrements de l'Eglise, fidèle à ses idées jusqu'à son dernier soupir.

Sa doctrine ne périt pas avec lui. Dans les années qui précèdent le Concile de Vienne, la doctrine de l'usage pauvre avait soulevé de vives controverses et avait eu même ses martyrs[79].

Il y avait d'ailleurs dans les disciples de Pierre d'Olive un mal plus grand que ce fanatisme de pauvreté ; des erreurs contre la foi s'étaient glissées dans leur doctrine. Ils enseignaient que le baptême, à la vérité, efface la coulpe ou faute originelle, mais sans conférer la grâce et les vertus infuses ; ils affirmaient que le Christ vivait encore lorsqu'il reçut le coup de lance ; ils niaient ou mettaient en doute que la substance de l'âme raisonnable fût par elle-même et à raison de sa nature la forme du corps[80]. La première de ces propositions rappelait les erreurs des vaudois. La seconde était contraire au témoignage formel de l'apôtre saint Jean. Sous la formule de la troisième proposition, on soupçonna peut-être quelque erreur dérivée de la doctrine averroïste, telle que saint Thomas l'avait comprise, et d'après laquelle, chaque homme étant constitué par une forme végétative ou sensitive, un même intellect ou âme raisonnable, informait le genre humain. Il est certain que cette théorie semi-panthéiste devait inspirer plus tard les sectes les plus avancées des Frères du libre Esprit[81]. Le concile de Vienne condamna ces trois propositions[82].

Les travaux du concile de Vienne avaient achevé d'user la santé de Clément V. Au printemps de 1314, il se mit en route pour Bordeaux. Mais arrivé à Roquemaure, sur les bords du Rhône, sa faiblesse ne lui permit pas d'aller plus loin ; il expira le 20 avril[83]. Son pontificat avait duré huit ans et dix mois. Les historiens d'Italie, qui lui reprochent d'avoir éloigné le Saint-Siège de Rome, ont été souvent sévères pour sa mémoire. Les grandes difficultés de l'époque de transition où la Providence l'avait placé, l'état toujours précaire d'une santé chancelante doivent entrer en ligne de compte, si l'on veut apprécier la responsabilité personnelle de ce Pape, qui fut un homme remarquable, s'il ne mérita pas le titre de grand.

 

VII

Parmi les plus fermes auxiliaires de Clément V et les plus intimes de ses confidents, était un homme célèbre par la singularité de sa fortune. Fils d'un humble cordonnier de Cahors, il s'était élevé par l'assiduité de son travail et par la droiture de sa vie aux plus hautes dignités de l'Église. Il s'appelait Jacques d'Euse ou d'Ossa[84]. Il touchait à la vieillesse quand le Pape Clément V le nomma, en 1310, évêque d'Avignon. Les services éminents que Jacques d'Ossa rendit, par sa science approfondie du droit et par son habitude des affaires, au Concile de Vienne, dont il fut le secrétaire, lui obtinrent le chapeau de cardinal et le titre d'évêque de Porto. Petit, grêle, contrefait, d'une laideur presque repoussante, il cachait sous ces humbles dehors un génie supérieur et une grande âme. Le 7 août 1316, après deux ans de vacance du Siège, pendant lesquels les trois partis, français, italien et gascon, s'étaient mesurés sans résultat, le Sacré Collège donna pour successeur à l'auguste allié des maisons de Périgord et d'Armagnac, le fils du savetier de Cahors, qui prit le nom de Jean XXII[85]. Il devait être le plus remarquable des Papes d'Avignon.

A l'exemple de Boniface VIII et de Clément V, Jean XXII ne perdit jamais de vue le grand projet d'une croisade. Ce fut, on peut le dire, le grand objectif de ses efforts. Mais il devait se heurter à l'indifférence croissante des princes et des peuples. L'opposition à la Papauté s'accentuait dans les esprits. Le mouvement soulevé par les Légistes et par les Frères spirituels aboutissait à l'agitation des Docteurs hétérodoxes. Après Pierre du Bois et Pierre d'Olive, allaient bientôt apparaître Guillaume d'Occam, Marsile de Padoue et Jean de Jandun, groupés autour de l'empereur Louis de Bavière. Le centre des hostilités se déplaçait en effet, et passait de la France à l'Allemagne.

L'empire était toujours vacant. Le fils d'Henri VII, Jean de Bohême, était trop jeune pour être un candidat sérieux à la succession de son père. L'Allemagne se partagea en deux camps. Une double élection éleva au trône impérial Frédéric le Bel, duc d'Autriche, et Louis, duc de Bavière. Mais ni l'un ni l'autre ne-pouvait invoquer le titre qui, suivant le droit public de l'époque, était la consécration officielle du droit impérial, à savoir l'approbation pontificale. Jean XXII prit une résolution hardie, par laquelle il se montra de la race des Grégoire VII et des Innocent III. Le 5 septembre 1316, il fit savoir aux deux rivaux qu'il était prêt à leur servir d'arbitre, suivant le droit du Saint-Siège, et qu'en attendant, l'empire restant légalement vacant, il confirmait le titre de vicaire de l'empire en Italie au roi Robert de Naples.

Ardents, impétueux, trop fiers pour s'incliner devant l'arbitrage du Pape, soutenus par des partis de forces presque égales, les deux compétiteurs préférèrent confier leur sort aux hasards des batailles. La fortune se décida pour Louis de Bavière. Le 28 septembre 1322, les troupes autrichiennes étaient écrasées à Muhldorf, et Frédéric tombait aux mains de son vainqueur. Quelques mois plus tard, en 1323, la diète de Nuremberg affermissait la couronne impériale sur la tête de Louis de Bavière. Mais la sanction pontificale lui manquait toujours. L'intrépide vieillard qui siégeait en Avignon était d'autant moins disposé à la lui accorder, que le nouvel empereur mécontentait le Saint-Siège en combattant le roi Robert de Naples, vicaire de l'empire, et en soutenant de toutes ses forces le terrible Galeazzo Visconti, principal chef des gibelins.

Ce fut alors entre Jean XXII et Louis de Bavière la reprise des grandes luttes du Sacerdoce et de l'Empire.

Le Pape avait signifié à Louis, sous peine d'excommunication, de renoncer, dans le délai de trois mois, à l'administration de l'empire. A la diète de Nuremberg, Louis protesta, en demandant la convocation d'un concile général pour juger le Pontife[86]. En mars 1324, celui-ci excommunia Louis de Bavière, qui, le 22 mai, par un manifeste daté de Sachsenhausen, accusa Jean XXII d'hérésie et d'usurpation sur les droits des princes électeurs[87].

Réduite à ces seules proportions, la lutte s'annonçait comme plus grave que celle qui avait mis aux prises Clément V et Philippe le Bel. Les éléments nouveaux qui s'y mêlèrent en augmentèrent encore la gravité.

Personnellement Louis de Bavière, âme passionnée mais caractère faible et mobile, n'était pas de la taille de ces empereurs de Souabe, qui avaient jadis soutenu de si grandes querelles contre l'Église romaine ; mais autour de lui se groupaient tous les esprits mécontents de l'Église, et, en particulier, cette branche réfractaire des Franciscains, ces Frères spirituels, qui, depuis Boniface VIII, et surtout depuis le concile de Vienne, frappés de censures, condamnés dans la personne de leurs chefs et dans leurs doctrines, cherchaient partout un appui et une force. De France et d'Angleterre, des hommes d'Église, des docteurs que les théories des Légistes avaient séduits, venaient mettre leur plume au service de l'empereur insoumis et révolté. Defende me gladio, s'écriait le franciscain anglais, Guillaume d'Occam, et defendam te verbo : Défends-moi par ton épée et je te défendrai par ma parole.

A première vue, les questions qui avaient mis en révolte le groupe des franciscains spirituels contre leurs supérieurs légitimes et contre le Pape, nous paraissent subtiles et oiseuses. Il s'agissait de savoir si le franciscain peut posséder quelque objet en propre, si Jésus-Christ et les apôtres ont possédé quelque chose, en particulier ou en commun. Ni les graves décisions des Papes en ces matières[88], ni les débats violents et les scènes sanguinaires qui ont marqué ces longs débats[89], ne semblent leur donner une grande importance dans le mouvement général de l'histoire. Mais au fond, sous ces discussions d'ordre théologique et exégétique, seule forme que prenaient alors les questions débattues dans les cloîtres, s'agitaient les plus redoutables problèmes. En soutenant que le moine mendiant, par un renoncement à toute propriété, même des choses de simple usage, usu consumptibilium, s'élevait seul à l'imitation du Christ et à la perfection évangélique, le Frère spirituel se plaçait au-dessus de tout le clergé séculier et même de son Chef suprême, non astreint à de telles règles de vie. D'autre part, si le Christ n'avait rien possédé temporellement, le Vicaire du Christ, en exerçant des droits de propriété et de domination, ne pouvait le faire, semblait-il, en tant que vicaire du Christ, mais seulement en vertu d'un droit temporel. Enfin, si le Sauveur avait ainsi radicalement condamné la propriété, n'était-ce pas faire entendre que celle-ci est un mal, mal inévitable, mal toléré par la faiblesse, mais essentiellement opposé à la perfection ? Bien qu'aucun Frère spirituel ne soutînt alors de pareilles conséquences, qui peut nier qu'elles ne fussent en germe dans les cerveaux de ces moines révoltés ? Jean Wiclef et Jean Hus en dégageront un jour les formules.

Quant aux théologiens qui, tels que Guillaume d'Occam et Mar-suie de Padoue, vinrent joindre leurs efforts à ceux des faux mystiques de l'ordre de saint François, leurs doctrines n'étaient pas moins révolutionnaires.

Le point de départ des théories politiques de Guillaume d'Occam semble avoir été le De Monarchia de Dante, mais il y ajoute des idées plus radicales et plus subversives. Chez Occam, la théorie monarchique de l'empire se complique d'une théorie démocratique de l'Église. Un des points sur lequel l'audacieux franciscain revient le plus souvent, c'est que la loi chrétienne est une loi de liberté[90]. Les conciles généraux peuvent se tromper aussi bien que le Pape. Les seules règles infaillibles sont l'Ecriture Sainte et les dogmes acceptés par l'universalité des fidèles. L'Église d'ailleurs doit se transformer suivant les besoins des temps[91].

C'est en 1328 que Guillaume d'Occam, en compagnie de deux franciscains révoltés, Bonagratia de Bergame et Michel de Césène[92], se rendit à Pise, auprès de Louis de Bavière, pour se mettre à son service. Les trois moines y trouvèrent deux savants docteurs de l'Université de Paris, décidés, eux aussi, à mettre leur science et leur influence aux gages de l'empereur ; c'étaient Marsile de Padoue et Jean de Jandun[93].

Tour à tour médecin, soldat, recteur de l'Université de Paris en 1313 et chanoine de l'Église de Padoue en 1316 par l'entremise du Pape Jean XXII, Marsile Mainardino, dit Marsile de Padoue, est un de ces savants, encyclopédiques par les études, cosmopolites par les relations, que la Renaissance devait bientôt multiplier en Europe. Son séjour à l'Université de Paris l'avait mis en relation avec un maître de théologie, Jean de Jandun, chanoine comme lui. Ils s'étaient passionnés de concert pour les idées hardies qu'une jeune école, s'abritant sous l'autorité de Duns Scot, propageait dans la capitale de la France. De la collaboration de ces deux hommes sortit, en 1321, une œuvre étrange, obscure, tortueuse, inégale, et si aventureuse, en religion comme en politique, qu'on a pu y reconnaître une première ébauche des doctrines développées aux époques de la Réforme et de la Révolution française[94].

Cet ouvrage avait pour titre : Defensor pacis. Les auteurs se demandaient quelles pouvaient être les conditions sociales de cette paix que le Christ est venu apporter sur la terre et qui est indispensable à la prospérité des sociétés. Ces conditions, ils les cherchèrent beaucoup moins dans l'abolition absolue de la propriété, telle que les moines spirituels l'avaient rêvée, ou dans le pouvoir divin d'un monarque universel, tel que les Légistes l'affirmaient. Ils crurent les trouver plutôt dans la théorie de la souveraineté du peuple. Le seul souverain, disaient-ils, c'est le peuple, c'est-à-dire l'universalité, ou du moins la plus notable partie des citoyens[95]. Au peuple appartient l'exercice du pouvoir législatif ; il serait imprudent de le confier à un petit nombre d'hommes sages, la multitude ayant mieux qu'eux ce qu'il faut pour discerner le bien du mal[96]. Les agents du pouvoir exécutif dépendront du peuple, qui les nommera à l'élection[97]. Le chef de l'État lui-même, s'il outrepasse ses pouvoirs, sera dépossédé par le peuple[98].

On a fait remarquer que des doctrines semblables se rencontrent dans les auteurs du Moyen Age et qu'on en trouve des formules approchantes dans saint Thomas d'Aquin[99] ; mais elles n'y ont jamais cette rigueur absolue ; chez les démocrates du Moyen Age, les droits de la justice naturelle, du bien commun, des services rendus, de la coutume, de la conscience individuelle et surtout du pouvoir spirituel de l'Église, contrebalancent et tempèrent les droits de la communauté. Marsile de Padoue et Jean de Jandun ne font aucun cas de ces tempéraments salutaires. Pour eux, les droits de l'État sont illimités ; c'est l'État, représentant absolu de la souveraineté, qui réglera l'emploi de l'activité des citoyens et déterminera leurs professions. Par là le démocratisme de nos deux sociologues rejoint le césarisme le plus radical des Légistes impériaux.

Ils s'ingénient d'ailleurs à faire application de cette théorie démocratique à l'Église elle-même. L'autorité suprême dans l'Église, pour eux, c'est le Concile, qui, en principe, comprend l'universalité des fidèles, et, en pratique, leurs délégués, clercs ou laïques[100]. D'ailleurs, dans les conflits qui peuvent s'élever entre l'Église et l'État, c'est du côté des droits de l'État que les deux auteurs feront toujours pencher la balance. Les évêques et le Pape ne sauraient avoir de juridiction coactive ni sur les clercs, ni sur les laïques, à moins qu'elle ne leur ait été concédée par le peuple, auteur de toute loi[101] ; et lors même qu'une juridiction coactive aura été concédée à un évêque ou à un prêtre, l'intéressé pourra toujours en appeler au pouvoir civil[102]. C'est à l'assemblée des fidèles ou à son délégué, le chef de l'État, qu'il appartient de choisir les sujets destinés aux ordres sacrés[103], de leur distribuer les bénéfices, de fixer le nombre des églises[104], d'autoriser les établissements religieux[105] et de donner la licence d'enseigner[106].

Les deux réformateurs laissent voir les conséquences extrêmes de leurs doctrines. Pour eux le Pape n'est que le grand dragon, le vieux serpent, digne d'être appelé diable ou Satan[107], et l'une des tirades les plus violentes du livre se termine par ces mots : Je vous le dis et je vous le crie, comme un héraut de vérité : Rois, princes, peuples, tribus de toutes langues... ces évêques de Rome cherchent à vous réduire à leur sujétion ![108]

Composé à Paris en 1321[109], le Defensor pacis ne devait être divulgué que deux ans plus tard. Les auteurs attendaient sans doute un moment favorable pour le présenter au roi des Romains, à qui il était dédié.

La plume du continuateur de Guillaume de Nangis a comme un frémissement d'horreur en annonçant, en 1326, l'arrivée de Marsile de Padoue et de Jean de Jandun à la cour de Louis de Bavière : Vers ces temps-là, dit-il, ces deux fils du diable vinrent à Nuremberg. Suivant le même chroniqueur, l'empereur aurait commencé par manifester quelque répulsion pour les hardiesses de l'ouvrage qu'on lui présentait[110], mais il se laissa bientôt gagner par l'habile docteur de Padoue, retint les deux auteurs parmi ses familiers et fit de Marsile son médecin ordinaire.

A partir de ce moment, celui-ci devint le confident du roi. Dans la campagne de Louis de Bavière contre le Pape, on trouve son inspiration[111]. La collation de la couronne impériale par le peuple romain, dit Pastor[112], et l'élection d'un antipape dans la personne de Pierre de Corbière, des Frères mineurs, ne furent autre chose que la traduction, dans le langage des faits, des doctrines du Defensor pacis.

En effet, Jean XXII ayant condamné l'ouvrage des deux docteurs de l'Université de Paris[113], le prêtre Jean (c'est ainsi qu'ils appelaient le Pape), fut déclaré hérétique et indigne, et la marche sur Rome fut résolue.

Le 7 janvier 1328, le roi des Romains fit son entrée dans Rome le 18 avril suivant, il s'y fit couronner solennellement par Sciarra Colonna, entouré de trois citoyens romains, syndics du peuple, et le prêtre Jean de Cahors fut déclaré déchu de sa dignité de Souverain Pontife. Le 12 mai, fête de l'Ascension, dans une assemblée populaire tenue sur la place Saint-Pierre, Louis fit acclamer comme Pape un de ces franciscains dégénérés qui donnaient, sous les dehors d'une hypocrite austérité, le scandale de tous les désordres, Pierre Rainallaccio de Corbière[114]. Le peuple, un moment saisi par le spectacle de ce Frère mendiant, à la robe de bure, qui prenait place à côté de l'empereur, ne tarda pas à être désabusé au mois d'août, la populace le chassa à coups de pierres, aux cris de : Mort à l'antipape ! Vive le Saint-Siège ![115]

A la voix du Pape, le parti des Guelfes avait en effet pris les armes. Louis de Bavière, honteux de sa défaite, se retira en Allemagne.

Ce fut le signal d'une réaction, qui eut ses excès fâcheux. Tandis que les Romains, dans l'ivresse du triomphe, offraient, d'une commune voix, la souveraineté de la ville à Jean XXII, des défenseurs exagérés de la Papauté, un Italien, Agostino Trionfo, et un Espagnol, Alvarez Pelayo, compromirent sa cause dans leurs écrits. Confirmant cette règle qu'un extrême provoque un extrême contraire, dit Pastor[116], ils ne repoussèrent le César-Pape, muni de pouvoirs illimités, inventé par Marsile, que pour lui opposer un Pape auquel ils attribuaient une puissance également illimitée ; ce n'était plus un Pape avec ses prérogatives traditionnelles, n'était un demi-Dieu, c'était au point de vue religieux le maître absolu de l'univers.

 

VII

L'activité de Jean XXII n'avait pas été absorbée par sa lutte contre l'empereur d'Allemagne. Les progrès des sciences et des arts, les missions lointaines chez les peuples infidèles, la réunion des Grecs schismatiques à l'Église catholique, l'entreprise d'une grande croisade contre les musulmans avaient été l'objet de ses préoccupations continuelles.

Pendant que se tenait le Concile de Vienne, le Bienheureux Raymond Lulle, cet étonnant représentant de la science et de l'apostolat au début du XIVe siècle, qui devait mourir martyr de la foi sur la terre d'Afrique, après avoir ébloui le monde comme savant, comme poète et comme mystique[117], avait adressé aux Pères de l'assemblée une pétition dans laquelle il demanda que trois collèges fussent fondés, l'un à Rome, l'autre à Paris et l'autre à Tolède, où les hommes pieux et savants en théologie apprendraient les langues des infidèles, pour pouvoir aller prêcher l'Évangile dans tout l'univers et mourir pour l'exaltation de la foi. Le Concile avait fait droit à cette demande et décrété que l'hébreu, l'arabe et le chaldéen seraient, à l'avenir, publiquement enseignés partout où se trouverait la cour romaine et dans les universités de Paris, d'Oxford, de Salamanque et de Bologne[118]. C'est à Jean XXII que l'on dut l'exécution de cet important décret.

La mort de Raymond Lulle, en 1315, n'avait pas découragé le zèle des missionnaires en Afrique. Le continent noir s'ouvrait de plus en plus à la civilisation chrétienne. En Asie, la Chine, où Clément V avait érigé, en 1306, l'évêché de Pékin, recevait de nouveaux apôtres. Nous possédons encore les relations qu'écrivirent de ce pays, pour Jean XXII, André de Pérouse et Odoric de Pordenone[119]. Les rapports avec les Grecs étaient devenus aussi plus fréquents. Avec les Papes d'Avignon, dit M. Jean Guiraud[120], le nombre augmenta des Latins qui surent parler grec et des Grecs qui surent parler latin. En 1321, Marino Sanudo vint rendre compte au Pape de ses voyages en Arménie, à Chypre et à Rhodes. Après la soumission de Pierre de Corbière, Jean XXII put s'occuper plus activement de son projet de croisade. Il réveilla le zèle endormi des princes, souleva l'enthousiasme des foules et réussit à armer quatre galères, qui, jointes à la petite flottille du roi de France, cinglèrent vers Négrepont où elles remportèrent une victoire glorieuse sur les forces coalisées des Turcs[121].

Ces œuvres de science et d'apostolat, ces entreprises de politique chrétienne avaient demandé à Jean XXII de grandes dépenses[122]. Des sommes plus considérables lui paraissaient nécessaires pour la grande croisade qu'il projetait. Les besoins financiers étaient d'autant plus pressants que les redevances autrefois tirées de l'Italie ne revenaient plus aux Papes d'Avignon et que les puissances tributaires, par crainte qu'une partie des sommes versées ne passât à la France, se montraient fort irrégulières dans l'exécution de leurs engagements. De là la nécessité pour la Papauté d'affermir et de développer son organisation financière. Jean XXII se donna à cette œuvre avec une infatigable activité.

De mœurs simples, sobre dans le vivre, peu dépensier pour lui-même, il réorganisa tout d'abord sa cour, en ayant soin d'en bannir le luxe[123]. Mais une prudente économie dans la gestion des affaires n'aurait pas suffi à combler les déficits des budgets pontificaux ; Jean XXII eut recours à un procédé, dont l'impopularité devait être bientôt exploitée par les ennemis du Saint-Siège, l'institution des Annates.

Jean XXII n'a pas créé les Annates. Thomassin, dans un savant chapitre de son Ancienne et nouvelle discipline, a démontré qu'elles sont fort anciennes[124]. Le prélèvement des fruits de la première année d'un petit bénéfice vacant, tel qu'un prieuré ou une cure, fut fait, dès la plus haute antiquité, au profit du grand bénéfice, abbaye, évêché ou archidiaconé, dont il dépendait. Ces petits bénéfices semblaient alors, dit Thomassin[125], comme réunis pour un temps au corps dont ils avaient été autrefois dé membrés, et l'église matrice était comme une riche source qui recevait dans son sein les ruisseaux qui en étaient autrefois écoulés.

Les Papes ne pouvaient invoquer un pareil motif, les bénéfices, grands ou mineurs, n'ayant jamais été démembrés de leur domaine. Mais le jour où la centralisation nécessaire de leur pouvoir augmenta leurs dépenses, ils eurent à déterminer des modes de contribution dans l'Église ; il était naturel qu'ils eussent alors recours à cette forme déjà existante. Dans son fameux Mémoire au Concile de Vienne, Durand de Mende parle vaguement de prélèvements faits au profit des cardinaux et du Pape quoad portionem a prœlatis qui promoventur. En 1319, jean XXII décida qu'il percevrait à titre d'impôt extraordinaire, pendant trois ans seulement, les revenus de la première année des bénéfices mineurs qui viendraient -à vaquer pendant cette période. Cette contribution fut renouvelée et devint comme de droit commun : les bénéfices majeurs y furent soumis à leur tour et la bulle Execrabilis ayant augmenté le nombre des bénéfices dont la disposition appartenait au Pape, la pratique de l'Annate se généralisa. Les chroniqueurs et les poètes se firent l'écho des gémissements provoqués par ces mesures fiscales. Les loups sont maîtres dans l'Église, s'écriait l'espagnol Alvarez Pelayo. Sous le vêtement des pasteurs, disait Dante[126], on voit des loups rapaces dans les pâturages. Ô protection de Dieu ! pourquoi t'endors-tu ? Sans doute un observateur impartial peut constater le noble usage que savait faire de ces revenus celui qu'on a pu appeler un administrateur incomparable[127], apprécier les largesses de son inépuisable charité[128] ; mais la Papauté devait beaucoup souffrir du discrédit jeté sur elle par ces mesures financières.

A ce discrédit[129] s'ajoutait l'irritation des Italiens et des Allemands, blessés de voir le transfert de la Papauté en Avignon se confirmer par l'entreprise de constructions nouvelles et par la nomination de sept cardinaux français.

Une opinion singulière, émise par le Pape, en matière dogmatique, ne contribua pas peu à diminuer l'autorité du souverain Pontificat dans l'esprit des fidèles.

Jean XXII prêchait très souvent dans les églises d'Avignon. Au cours d'un sermon prononcé le jour de la Toussaint en 1331, il avait émis cette idée, que les âmes des Saints ne jouissent de la pleine vue de Dieu qu'après le jugement universel. Cette opinion, soutenue par quelques Pères, avait contre elle l'enseignement général des théologiens. Les ennemis du Pape, Occam, Michel de Césène, tout le groupe des Spirituels, crièrent à l'hérésie. L'Université de Paris s'émut. Philippe de Valois, roi de France, et Louis de Bavière, empereur d'Allemagne, jugèrent à propos d'intervenir et, au dire d'un chroniqueur, de menacer[130]. Jean XXII ne put d'abord contenir sa colère. Il alla jusqu'à faire mettre en prison un dominicain qui avait contredit son sentiment[131] ; mais, après avoir réuni une assemblée de cardinaux et de savants théologiens, il revint sur son opinion. Peu de temps après, le 4 décembre 1334, sur son lit de mort, il rétracta publiquement la doctrine qu'il avait émise, non point comme chef de l'Eglise, mais comme simple docteur privé. Jean XXII venait d'atteindre sa quatre-vingt dixième année. Ce grand Pape avait vécu comme un simple moine, gouvernant la chrétienté du fond d'une modeste cellule[132]. Il laissait la chancellerie pontificale complètement réorganisée[133]. Mais l'opposition à la Papauté était loin de s'éteindre. Son foyer, qui avait été jusqu'ici en France et en Allemagne, va se transporter bientôt à Rome même.

 

VIII

Ni le sage gouvernement du bon Benoît XII, ni le règne brillant du fastueux Clément VI, ni la prudente administration de l'austère Eugène IV, ne devaient avoir l'importance du grand pontificat d'Innocent VI. Sous ces trois derniers Pontifes, tandis que la jeune cour pontificale d'Avignon, adonnée aux plaisirs des lettres, des arts et de la vie facile sous le beau ciel provençal, préparait la Renaissance, Rome, découronnée de ses Pontifes, s'agitait dans le rêve chimérique d'une résurrection de son vieux passé. Il apparut bientôt que l'unique solution de la crise était dans un prompt retour des Papes à la Capitale traditionnelle du monde chrétien. Les saints furent les premiers à le voir et à le dire en face aux Papes d'Avignon Urbain V et Grégoire XI le comprirent. Durant tout le temps de leur pontificat, ils eurent les yeux tournés vers la Ville éternelle ; mais lorsque leur projet put se réaliser, il était trop tard : de la Captivité de Babylone, la Papauté tomba dans le Grand Schisme d'Occident.

Depuis que les Papes s'étaient fixés en Avignon, les agitations de Rome et de l'Italie s'étaient aggravées. L'absence de la Papauté livrait le pouvoir à la noblesse. Celle-ci, divisée, se rangeait autour des Colonna et des Orsini, toujours en lutte. Le peuple, qui souffrait de ces divisions intestines, tantôt se tournait avec inquiétude vers le pouvoir impérial, qu'il saluait comme un libérateur, tantôt se donnait à de petits princes ou à des aventuriers étrangers, qui fondaient en Italie le régime des petits tyrans. L'étude des lettres antiques, celle des monuments de l'ancienne Rome, que les artistes et les lettrés répandaient autour d'eux, réveillaient en même temps l'orgueil du nom romain. On se répétait les vers de Dante, pleurant sur l'Italie esclave. Sous Jean XXII, une ligue s'était formée pour la défense de la liberté de la patrie, pro tuenda libertate patriæ[134]. L'effervescence était partout.

Le moine austère que les suffrages unanimes du Sacré Collège venaient d'élever à la dignité suprême de l'Église, le 20 décembre 1334, Jacques Fournier, qui prit le nom de Benoît XII, se préoccupa, dès les premiers jours, de cette situation difficile. Malheureusement la science des affaires n'égala pas en lui la vertu. Il est impossible de découvrir, dans les actes de ce Pontife, l'application d'un système politique suivi. Profondément attaché à ses devoirs, il cherche seulement à parer aux abus présents, dès qu'il les découvre. Un de ses premiers actes fut de témoigner sa sollicitude au peuple de Rome en consacrant cinquante florins à la réparation de ses églises[135]. En 1335, pour répondre aux réclamations qui lui venaient d'Italie, il nomma l'archevêque d'Embrun, Bertrand de Deaulx, réformateur des terres de l'Église et le chargea de recueillir toutes les plaintes du peuple[136]. Le 19 janvier 1336, Bertrand de Deaulx obtint des Colonna et des Orsini la conclusion d'une trêve, jurée solennellement par les deux parties[137]. Pour renforcer l'autorité de son représentant, Benoît XII choisit, parmi l'ordre militaire des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, des capitaines chargés de rSsister, au besoin par la force, aux oppresseurs et aux perturbateurs de l'Église. Mais les Romains demandaient, les uns par souci du bien de l'Église, les autres par fierté ou par orgueil national, une mesure plus efficace : le retour du Pontife à Rome. Benoît XII, après quelques hésitations, ne jugea pas à propos d'accéder à leurs réclamations[138]. Le doux et pacifique Pontife cependant n'eût pas été de force à tenir tête aux factions, et n'eût peut-être abouti qu'à compromettre son autorité suprême. D'ailleurs, le roi de France, et la maison d'Anjou lui eussent barré la route, s'il avait pris le chemin de Rome[139].

Bientôt même, le Pape s'attacha si fort aux bords du Rhône, qu'en 1339 il y jeta les fondements de la splendide habitation papale qui, agrandie et embellie par ses successeurs, devait rester, sous le nom de Château des Papes, la gloire d'Avignon ; colossale construction, aux tours massives, à l'architecture imposante, plutôt château fort que palais, où l'on eût dit que le Schisme, avant d'éclater, se préparait sa forteresse ; sombre demeure faite pour l'irréductible obstination d'un Benoît XIII.

Benoît XII fit preuve d'une volonté bien arrêtée de supprimer les abus de son temps. Les mesures disciplinaires qu'il fit prévaloir dans le clergé de son entourage excitèrent un tel enthousiasme, qu'un chroniqueur contemporain s'écrie : L'Église était tombée au rang d'Agar, Benoît lui a rendu la dignité de Sara. Elle était esclave, il l'a rendue libre[140]. Le Pape fut moins heureux dans ses tentatives pour mettre fin au conflit, toujours pendant, avec Louis de Bavière, dans ses efforts pour réunir l'Église grecque à l'Église romaine, dans son projet de reprendre l'œuvre des croisades, dans les mesures qu'il prit pour assurer la réforme des ordres religieux et du clergé séculier, dans le soin avec lequel il s'appliqua à supprimer les contributions trop lourdes ou trop peu justifiées. Il laissa, quand il mourut, le 25 avril 1312, la situation politique de l'Église toujours menaçante.

 

IX

Le Pape Clément VI, qui monta sur le trône pontifical le 7 mai suivant, offrait avec son prédécesseur un contraste frappant. Pierre Roger, né au château de Maumont, près de Limoges, avait été porté en quelques années et comme par enchantement, de dignité en dignité, jusqu'aux plus hauts degrés de la hiérarchie ecclésiastique. Admiré des grands pour la haute distinction de son esprit, applaudi des peuples pour son éloquence entraînante, Clément VI devait disperser en peu de temps, par ses imprudentes largesses, les économies du trésor pontifical, lentement et péniblement amassées par Benoît XII ; mais son intelligence politique fut réelle et M. Pastor[141] n'hésite pas à dire de lui qu'il fut, à beaucoup de points de vue, un homme éminent.

Là où la sincère bonne volonté, un peu maladroite, de son prédécesseur avait échoué, Clément VI, favorisé d'ailleurs par les circonstances, triomphe. Diplomate avisé, il travaille à établir la paix entre la France et l'Angleterre, fait consentir aux deux rois de ces pays la trêve de Malestroit, conclue le 19 janvier 1343, et intervient efficacement, trois ans plus tard, au lendemain de la défaite de Crécy, pour modérer le vainqueur. Administrateur habile, il négocie l'achat d'Avignon à la reine de Naples[142]. Théologien de valeur, il obtient la soumission de Guillaume d'Occam et met fin à l'agitation de ces moines spirituels dont le fanatisme troublait depuis si longtemps l'ordre de saint François et l'Église entière. A l'égard de Louis de Bavière, il reprend la ferme politique de Jean XXII, tire habilement profit contre l'empereur de l'opposition des maisons de Lutzelbourg et de Wittelbach, et lui suscite un rival dans la personne de Charles de Luxembourg, petit-fils d'Henri VII. La mort inopinée de Louis de Bavière, arrivée le 11 octobre 1347, hâte le succès de Charles, qui, sacré empereur, prend l'engagement de satisfaire à toutes les exigences de la curie romaine, si bien qu'il reçoit le surnom d'empereur des prêtres[143].

Ne nous faisons pas illusion cependant sur ces grands succès politiques. Les trêves obtenues entre la France et l'Angleterre feront place bientôt à des luttes violentes ; la soumission d'Occam et des Spirituels n'empêchera pas leurs idées révolutionnaires de se propager sourdement, et la docilité de l'empereur Charles IV ne tardera pas à se transformer en indépendance absolue à l'égard de la Papauté par la publication Ide la Bulle d'Or en 1356.

Mais c'est de l'Italie et de Rome même que devait surgir le danger le plus formidable.

Un homme du peuple, que ses études classiques avaient passionné pour les gloires de l'ancienne Rome et à qui une éloquence naturelle et une imposante stature donnaient une influence dominatrice sur les foules, s'était fait l'interprète des aspirations de la multitude, de ses rancunes et de ses rêves, qu'il fomentait habilement. Il s'appelait Nicolas ou Cola Rienzi. Après l'élection de Clément VI, Rienzi avait fait partie de la légation romaine chargée de demander au nouveau Pape son retour à Rome. Le noble et généreux Pontife, séduit à son tour par les qualités brillantes du jeune homme, lui avait confié la charge de notaire de la chambre apostolique. Bientôt le peuple fut persuadé qu'il allait accomplir, par Nicolas Rienzi, l'œuvre de libération et de restauration qu'il avait vainement demandée à ses barons, aux empereurs d'Allemagne et aux Papes exilés en Avignon. Par des discours enflammés, par des figures allégoriques destinées à frapper l'imagination des masses, Rienzi gagne la confiance de la foule. En 1347, il se fait acclamer tribun, ressuscite les magistratures de la vieille Rome, lève une milice, réorganise la police et le fisc. Tout semble le favoriser. Les lettrés de la cour d'Avignon, qu'éblouit tout ce qui réveille en eux les souvenirs de l'antiquité romaine, encouragent le nouveau tribun du peuple. Pétrarque le chante en une ode triomphale. Clément VI lui adresse un bref de félicitations. Les barons féodaux, abandonnés du peuple et pressentant de vagues représailles, quittent Rome, se retirent dans leurs châteaux, et Rienzi règne seul sur la Cité.

Mais un pareil triomphe enivre le dictateur. Fier de ses succès, il rêve tout à coup d'établir sa dictature sur le monde entier. Il cite à son tribunal les deux compétiteurs à l'empire, il attaque le pouvoir temporel du Pape, s'entoure d'un faste insensé, tombe dans tous les excès et toutes les infamies qu'il avait reprochés aux barons. Alors tout l'abandonne. La foule se tourne contre lui. Frappé d'excommunication par le Pape, il voit que son règne est fini, quitte Rome et se rend au monastère du Mont Majella. Là, sous le prétexte de se plonger dans une vie de retraite et de méditation, il se pénètre de toutes les rêveries des Fraticelles. Après deux ans de vie solitaire, Rienzi se dit désigné par l'Esprit-Saint pour travailler à la régénération du monde. H se rend auprès de l'empereur Charles IV, à qui il propose de le conduire à la conquête de l'Italie. Mais Charles le fait arrêter comme suspect d'hérésie et le renvoie à Clément VI. Le Pape, après l'avoir gardé quelque temps dans la partie supérieure de la tour de Treuillas, lui rend la liberté dans la ville d'Avignon, sous la surveillance de la police.

Ici encore, Clément VI triomphait politiquement. Mais les conséquences morales de pareilles agitations étaient graves. Il ne pouvait être indifférent pour l'ordre de la Chrétienté qu'à un moment donné, au sein de la ville éternelle, l'esprit de révolte des vieux Légistes se fût rencontré, en la personne d'un seul homme, avec les plus folles rêveries des Frères spirituels et le faste le plus sensuel de la Renaissance païenne.

 

X

Quelque temps avant sa mort, le Souverain Pontife avait reçu, par l'intermédiaire d'un membre du haut clergé scandinave, l'évêque Hemming, la lettre suivante, écrite, lui disait-on, au nom du Christ et sous sa dictée : Moi, Jésus-Christ, je t'ai exalté. Je t'ai fait passer par tous les honneurs. Lève-toi... Viens en Italie contempler les lieux arrosés du sang de mes saints... J'ai été patient ; mais maintenant mon temps est proche. Le tien va finir. Je te demanderai compte de tes négligences... Tu pouvais réformer, améliorer beaucoup de choses ; tu ne l'as pas voulu !... Si tu demandes quel esprit inspire de telles paroles, sache que tu connais celle qui t'écrit... Scrute le livre de ta conscience et tu reconnaîtras que je dis la vérité. Celle qui écrivait ces choses était en effet déjà connue du Chef de l'Église. C'était Brigitte de Suède, sénéchale de Néricie, première maîtresse du palais à la cour de Stockholm. Grande dans le monde, elle était plus grande encore par les révélations surnaturelles dont Dieu l'avait favorisée sur les plus hauts mystères, par la fondation de l'Ordre du Saint-Sauveur qu'elle venait d'établir à Vadsléna et par l'admirable austérité de ses vertus. En présence de l'inaction de son Pontife, Dieu suscitait, du milieu des simples fidèles, une femme, pour lui rappeler ses devoirs. Le 2 décembre 1352, Brigitte avait eu une autre vision. L'heure de la colère est venue, lui avait dit Jésus. Je jugerai ce Pape qui a dispersé le troupeau de Pierre. Cependant, s'il se tourne vers moi, je courrai au-devant de lui comme un tendre père ; et, dans une extase, Brigitte avait vu l'âme du Pontife, prête à paraître devant son Juge, saisie d'effroi à l'aspect du démon et en même temps consumée du désir de posséder le Dieu d'amour[144]. Elle pensa que la charité de Clément VI[145] et sa fidélité à ses devoirs de moine bénédictin lui épargneraient les plus horribles souffrances du Purgatoire.

Clément VI mourut le 6 décembre 1352. Le 18 décembre, le cardinal-évêque d'Ostie, Etienne Aubert, Limousin comme lui, fut élu pour lui succéder. Il prit le nom d'Innocent VI. Au moment où on l'intronisait, Jésus se fit encore entendre à sa servante : Le Pape Innocent, lui dit-il, est d'un airain mieux trempé que son prédécesseur. S'il connaissait les révélations que je t'ai faites, il deviendrait meilleur encore... Sa bonne volonté lui tiendra lieu d'actes et sera récompensée.

Après la mort de Clément VI, les cardinaux, effrayés des scandales possibles d'une Papauté trop mondaine et trop absolue, avaient voulu, dans un mouvement instinctif, facile à expliquer, mais excessif, limiter les pouvoirs du Pape par ceux du Sacré Collège, et, en même temps, élever au Saint-Siège, non un politique, mais un homme de prière et d'oraison, Jean Birel, général des chartreux. Mais ils s'étaient ravisés. Effrayés d'une réforme qui aurait fait du Pape une sorte de souverain constitutionnel, les plus sages avaient ajouté la clause : si l'acte est conforme au droit et Jean Birel avait décliné l'offre de la Papauté. Le conclave de 1352 ne renouvela donc pas la fâcheuse imprudence du conclave de 1291, qui avait arraché au désert le solitaire Pierre Morone pour lui confier une charge au-dessus de ses forces. Une inspiration plus éclairée lui fit élire le vertueux et érudit Étienne Aubert qui, par ses qualités d'ancien professeur de droit civil et d'ancien juge-mage de la ville de Toulouse, lui offrait toutes les garanties d'un gouvernement prudent et sage.

Un des premiers actes du nouveau Pape fut d'annuler, comme non conforme au droit, la constitution rédigée par le Sacré Collège dans un moment de trouble et peut-être de pression de la part de la cour de France[146]. D'autre part, il se fit un devoir de s'inspirer autant qu'il le put des conseils de Jean Birel, et, dit un chroniqueur, si le nouveau Pape ne donna point dans les abus du mysticisme, s'il se montra plus difficile dans la distribution des grâces, si les bénéfices furent accordés sous son règne à des sujets généralement dignes, c'est aux lettres de l'homme de Dieu que l'Église en est redevable[147]. Ainsi le Pontife qui se faisait le défenseur intrépide de la sainte hiérarchie de l'Église n'hésitait pas à reconnaître le besoin qu'a souvent cette hiérarchie de recourir à l'aide respectueuse et soumise de la sainteté.

Innocent VI fit disparaître le luxe de la cour pontificale, restreignit le nombre de ses employés, abolit beaucoup de réserves et de commendes, renvoya dans leurs églises les nombreux prélats qui résidaient en Avignon sans y avoir été appelés, et menaça de l'excommunication ceux qui manqueraient au devoir de la résidence[148].

Depuis le départ de Rienzi, la ville de Rome était retombée dans l'anarchie, et de l'anarchie, comme par une pente naturelle, dans la dictature. Le nouveau tribun, Baroncelli, un homme du peuple, plus brutal et plus vain que son devancier, terrorisait la ville par ses cruautés et la souillait de ses excès. Innocent VI, trompé par les allures de Rienzi, qu'il crut amélioré par les épreuves, songea d'abord à opposer l'ancien tribun au nouveau. Ce fut une imprudence. Rienzi, reçu à Rome comme un libérateur, ne tarda pas à ressusciter le plus odieux despotisme. Mais sa dictature fut de courte durée. Le 8 octobre 1351, au moment où il prenait pour le signe d'une soumission sans bornes le silence de terreur qui régnait dans la ville, une insurrection subite éclata. Les cris de : Mort au traître Rienzi ! retentirent de tous côtés. Au moment où il essayait de se sauver, il fut assailli par la populace, qui le massacra après lui avoir fait subir les plus ignobles traitements.

Innocent VI venait de rencontrer, pour remettre l'ordre en Italie, un homme de génie, le cardinal Albornoz. Ægidius Alvarez d'Albornoz, Espagnol de sang royal, avait d'abord été capitaine, conseiller du roi et archevêque de Tolède. Sous Pierre le Cruel, dont il avait courageusement blâmé les crimes, il avait jugé prudent de s'expatrier. Le Pape, ayant apprécié ses hautes qualités, lui confia les pouvoirs les plus étendus, tant civils et militaires que religieux, sur toute l'Italie. En quatre mois, par ses habiles négociations diplomatiques, par ses expéditions guerrières, par l'ascendant de son savoir et de ses vertus, par son inlassable activité, il parvint à rendre l'indépendance au domaine de saint Pierre, à forcer les petits tyrans italiens à faire leur soumission, à assurer le respect des règles canoniques parmi les religieux et les prêtres séculiers, à remettre un peu d'ordre dans la société civile par un code de lois admirablement approprié aux circonstances. Le jour de la fête de Pâques de l'année 1355, il put, dans l'Italie pacifiée, faire sacrer et couronner l'empereur Charles IV, au nom du Pape Innocent VI. Albornoz possédait le merveilleux secret, non seulement de vaincre les résistances et de captiver les intelligences, mais aussi de gagner les cœurs. Un pape résolu, qui se fut mis en route pour Rome en ce moment, aurait suscité partout en Italie, sur son passage, des acclamations unanimes. Innocent VI y songea un moment[149]. Malheureusement l'âge et la maladie l'empêchèrent de réaliser son projet.

Ce retard donna à la situation le temps d'empirer. Les demandes fréquentes d'argent que les Papes d'Avignon étaient obligés de faire mécontentaient de plus en plus les États. Pour se mettre à l'abri de ces prélèvements, l'Angleterre avait recours à des mesures législatives sévères[150]. Le mécontentement de l'Allemagne se manifestait d'une autre manière, à cause du manque d'unité d'action ; mais les intéressés, grevés par les guerres nationales, marquaient individuellement leur irritation par des murmures. La désaffection de la Papauté en était la conséquence. La célèbre Bulle d'Or, du 13 janvier 1356, ainsi nommée de la capsule d'or où le sceau de l'empire était gravé, peut être regardée comme le résultat le plus grave de cette sourde opposition. Avec le consentement des princes électeurs, des comtes et des autres seigneurs, ainsi qu'il est dit dans le préambule de la fameuse charte, l'empereur Charles IV transportait définitivement et exclusivement le droit d'élire le souverain à sept Electeurs privilégiés ; on passait sous silence la confirmation du nouvel élu par le Pape ; on ne tenait aucun compte de la prétention qu'avait le Souverain Pontife, de nommer des vicaires de l'empire dans les cas de vacance. Innocent VI protesta. Les rapports personnels d'amitié qu'avaient entre eux le Pape et l'empereur atténuèrent pratiquement le différend. Mais la brèche faite aux privilèges traditionnels de la Papauté était d'une extrême importance. Bref, quand Innocent VI expira, le 22 septembre 1362, dans la dixième année de son pontificat, la brillante situation faite un moment à la Papauté par le génie d'Albornoz était déjà compromise.

 

XI

Le choix du Sacré Collège, après s'être un moment arrêté sur le célèbre cardinal espagnol, pour remplacer le Pape défunt, se fixa sur l'abbé bénédictin de Saint-Victor de Marseille, qui se trouvait à cette époque à Vienne en qualité de nonce, Guillaume Grimoard, qui prit le nom d'Urbain V. Pétrarque, se faisant l'interprète de l'opinion publique, salua cette élection comme le résultat d'une inspiration divine. L'Église devait en effet placer un jour sur ses autels le nouveau Pontife, et deux grands événements devaient faire de son pontificat un des plus importants de l'histoire : le retour de la Papauté à Rome et le rétablissement du Saint Empire

Le retour du Pape à Rome, qui n avait pas revu ses Pontifes depuis soixante ans, fut un vrai triomphe. Quand, le 16 octobre 1367, Urbain V arriva devant les portes de la ville de saint Pierre, dont les édifices à demi-ruinés offraient de tous côtés le spectacle d'un dépérissement lamentable, comme si les pierres elles-mêmes pleuraient l'absence des Papes, son retour fut salué par l'enthousiasme populaire. Jean Colombini, fondateur des Jésuates, s'étant mis à la tête de ses compagnons, était allé avec eux jusqu'à Corneto en chantant des psaumes. Pétrarque emprunta, pour célébrer le retour du Pape à Rome, les paroles du Psalmiste : Lorsque Israël sortit de l'Égypte, et la maison de Jacob du milieu d'un peuple étranger, ce fut partout le signal de la joie et de l'allégresse.

Après trois ans passés dans la Ville Éternelle, à y rétablir l'ordre et, suivant sa formule familière, la paix dans la justice[151], Urbain V, croyant que sa présence était nécessaire en France pour arrêter les hostilités prêtes à recommencer entre ce pays et l'Angleterre, s'embarqua au port de Corneto le 5 septembre 1370. Il ne devait plus revoir le sol italien ; la maladie devait trahir ses forces et le conduire bientôt à la tombe.

Son séjour à Rome avait été marqué par un événement qui semblait réaliser les rêves les plus magnifiques d'un Grégoire VII et d'un Innocent III. L'empereur Charles IV y vint confirmer solennellement l'accord de l'Empire d'Occident avec l'Église[152], et l'empereur d'Orient, Jean Paléologue, y abjura le schisme grec[153]. Le souverain de Byzance venait demander un secours contre les musulmans. Mais le temps des grandes croisades était passé. On avait bien vu, quelques années auparavant, en 1365, Pierre de Lusignan parcourir l'Europe et soulever encore les imaginations populaires et l'enthousiasme d'une poignée de chevaliers à l'idée de reconquérir la Terre Sainte ; on avait vu le Bienheureux Pierre Thomas, légat du Pape, et le roi de Chypre se mettre en marche vers l'Orient, avec l'illusion que l'Europe entière allait s'ébranler à leur suite. Mais les princes et les seigneurs qui leur avaient promis leur concours s'étaient laissés reprendre par le souci de leurs intérêts politiques. Les grandes puissances maritimes, satisfaites de leurs traités avec les musulmans, étaient opposées à toute entreprise[154]. L'Angleterre, qui avait autrefois pris une part si brillante à ces expéditions chrétiennes, se montrait particulièrement froide.

C'est d'Angleterre d'ailleurs que venait, en ce moment même, l'opposition la plus redoutable, le mouvement de révolte le plus pénible que la Papauté eût eu à supporter depuis longtemps.

Nous avons vu que, depuis quelque temps, les redevances prélevées par les Papes d'Avignon avaient excité des récriminations parmi le peuple. Les laïques, dit Hume[155], étaient extrêmement prévenus contre la puissance de la tiare, et même contre leur propre clergé, relativement à ses liaisons intimes avec le Souverain Pontife. Ils prétendaient que la famine, la misère et tous les fléaux avaient leurs sources dans les usurpations du Saint-Siège ; ils présentèrent un jour une requête au roi, pour le supplier de n'employer aucun ecclésiastique dans les affaires de l'État, et parlèrent même de secouer le joug de l'autorité pontificale : des gens qui parlaient d'un pareil ton n'étaient guère éloignés de la réformation.

Un des tributs les plus impopulaires était celui de 1.000 livres annuelles que l'Angleterre devait au Saint-Siège depuis Jean-Sans-Terre, qui l'avait promis lors de la levée de l'interdit lancé contre lui. Le peuple voyait là le signe d'une vassalité contre laquelle protestait le sentiment de l'autonomie nationale. Depuis plusieurs années, le tribut n'avait plus été payé. Mais la question de droit restait à résoudre. En 1367, lorsque Urbain V. renouvela sa demande, le roi Edouard III renvoya la solution de cette affaire au Parlement, lequel décida que le roi Jean n'avait pu, sans le consentement de la nation, assujettir son royaume à une puissance étrangère. C'était beaucoup grossir la question. Mais ce qui l'aggrava encore ce fut l'intervention d'un théologien, Jean Wiclef, qui, invité à paraître au Parlement pour y donner son avis, avait déclaré qu'au point de vue du droit divin et ecclésiastique, comme au point de vue du droit national, la promesse du roi Jean était radicalement nulle et de nul effet.

Ce Jean Wiclef, qu'on voit apparaître dans la politique à l'occasion de cet incident, devait condenser dans sa doctrine tout ce que les ennemis de la Papauté depuis deux siècles, les Albigeois et les Vaudois, les Apocalyptiques et les Spirituels, les disciples d'Occam et ceux de Marsile de Padoue, avaient émis d'opinions téméraires, hérétiques, dissolvantes de toute discipline et de tout dogme chrétien. Sa doctrine devait former comme le trait d'union qui relie toutes ces sectes à la révolte protestante.

Né en 1321, au village de Wiclef, qui lui a donné son nom, il avait étudié la philosophie, la théologie et les deux droits à la célèbre université d'Oxford, où l'esprit de révolte de Guillaume d'Occam avait malheureusement laissé des traces. L'âme inquiète, ambitieuse, passionnée du nouveau docteur exagéra ces funestes tendances. La publication, en 1356, de son traité De ultima œtate Ecclesiæ, plein de récriminations amères sur l'état de l'Église et de rêveries apocalyptiques sur la fin prochaine du monde ; la part qu'il prit aux luttes de l'université contre les Ordres mendiants, qu'il accusait, dans un style de grossier pamphlétaire, digne précurseur de Luther, d'empester l'atmosphère[156] et de pourrir l'humanité ; l'ardeur immodérée avec laquelle il prit fait et cause pour le Parlement contre le Pape dans son nouveau pamphlet, Determinatio quœdam Magistri Joannis W. de dominio contra unum monachum ; tout cela n'était que le prélude de nouvelles audaces, dont le scandale fut épargné au saint Pontife qui gouvernait l'Église. Le 19 décembre 1370, Urbain V, étendu sur un pauvre grabat, revêtu de la robe de bénédictin, qu'il n'avait jamais quittée, rendit à Dieu son âme bienheureuse[157].

 

XII

Le 29 du même mois, dans un conclave qui ne dura qu'un jour, le collège des cardinaux, qui comptait quinze français, trois italiens et un anglais, éleva au trône pontifical un jeune cardinal de trente-six ans, Pierre Roger de Beaufort Turenne, qui prit le nom de Grégoire XI. C'était le neveu du Pape Clément VI. Sa pâle et douce figure, la modestie et la gravité de son maintien, plus encore que la noblesse de son origine, l'avaient rendu sympathique à tous. Il s'inclina devant un appel où il crut voir la volonté de Dieu, et, prenant la tiare, fit le vœu, dit-on, de la reporter à Rome. Le jeune Pontife ne se fit point illusion, sans doute, sur les difficultés d'une pareille mission : le climat de Rome et les tribulations d'un pontificat très agité devaient bientôt ruiner sa frêle santé. Mais le départ d'Avignon s'imposait.

Depuis la mort du cardinal Albornoz, l'Italie était retombée dans l'anarchie. De plus en plus, par-dessus les haines particulières qui divisaient les petits états et mettaient en lutte les factions, un même sentiment national soulevait toute la population de la péninsule contre la politique pontificale. Le départ précipité d'Urbain V pour Avignon, la composition du Sacré Collège, où l'influence française était devenue prépondérante, firent craindre aux Italiens de voir la Papauté déserter définitivement Rome et devenir un instrument politique aux mains des rois de France. La haine de l'étranger et la résistance aux mauvais pasteurs de l'Église, furent les mots d'ordre d'une insurrection dont la république florentine prit la tête. Celle-ci attribuait aux seuls légats du Saint-Siège des calamités dont la cause la plus profonde existait dans sa propre constitution politique et dans ses mœurs païennes[158]. Les Florentins, déployant un drapeau rouge sur lequel était écrit le mot : LIBERTAS, se soulevèrent aux cris de Mort aux légats ! A la suite de Florence, les villes de Milan, de Pérouse, de Cita di Castello arborèrent l'étendard de la rébellion.

Le pacifique et timide Pontife tenta vainement d'user des voies de la mansuétude[159]. La populace déchaînée, les seigneurs surexcités par les vieilles rancunes gibelines semblaient ne rien entendre. Le prieur des chartreux de Florence, revêtu du caractère de nonce, fut saisi par la foule, écorché vif, promené dans an tombereau. Des hommes diaboliques, comme les appelle saint Antonin, s'emparèrent du pouvoir et répandirent partout la terreur[160]. Grégoire jugea que le moment était venu de recourir aux armes spirituelles. Il promulgua contre la ville rebelle un décret redoutable. Les Florentins et leurs adhérents étaient excommuniés ; la ville était mise en interdit ; Florence était déclarée hors la loi ; tous les traités passés avec la ville étaient déclarés nuls ; défense formelle était faite, sous peine d'excommunication, de fournir à ses habitants le bois, le pain, le vin[161]. De son côté l'empereur Charles IV lançait l'anathème contre les Florentins. Mais l'irritation était trop grande pour s'arrêter devant ces peines spirituelles : les croyances étaient trop affaiblies, pour qu'un interdit, si sévère qu'il fût, eût le pouvoir, comme autrefois, de faire reculer tout un peuple. La bulle pontificale ne fit qu'exaspérer la fureur des révoltés.

Dans le Sacré Collège, un homme dont les aptitudes se déployaient aussi aisément au milieu d'un champ de bataille que dans la délibération d'un conseil, le cardinal Robert, comte de Genève, proposa de lever une armée de dix mille hommes de toute langue et de toute tribu, et de marcher à sa tête contre les provinces révoltées. Grégoire, ne voyant pas d'autre moyen de parer au péril, y consentit, et donna plein pouvoir au terrible cardinal, que saint Antonin, dans son Histoire, devait comparer à Hérode et à Néron.

C'était la guerre déclarée entre le dernier Pape d'Avignon et l'Italie, et une guerre épouvantable. Une troupe, composée de quatre cents lances de Gascons, formant douze cents hommes, et une compagnie de Bretons de mille chevaux, fondit sur l'Italie, sous le commandement de Jean de Malestroit, de Silvestre de Budes et de Ramond de Turenne, répondant au pillage par le pillage et au sang par le sang[162].

Au milieu de ces scènes de meurtres, la voix d'une jeune fille s'éleva.

Elle était née à Sienne, en 1317, d'une humble famille bourgeoise. Son père, Jacques Bénincasa, homme simple et droit, exerçait la profession de teinturier. Catherine de Sienne, entrée en 1365 dans le tiers-ordre de saint Dominique, avait jusque-là Pratiqué, dans une existence des plus cachées, les plus humbles Tertus de la vie chrétienne et religieuse. Mais les maux dort souffrait la sainte Église brisaient son cœur. En 1376, son con, fesseur, Raymond de Capoue, arrivant de Florence, lui raconta les horreurs de la guerre qui s'y livrait. Catherine tomba à genoux au pied de son crucifix et y resta une heure environ, plongée dans une méditation profonde.

Quand l'humble Mantellate de saint Dominique se releva, on eût dit qu'elle était une personne toute nouvelle. Sa voix, en effet, ne devait plus cesser de retentir jusqu'à sa mort, se faisant entendre aux peuples et aux souverains, dominant le tumulte des disputes et des guerres. Brigitte, la noble fille de Suède, ne sera .lus seule à faire entendre ces paroles prophétiques, que Dieu inspire au milieu des grandes crises. Un siècle plus tôt, une jeune fille, Rose de Viterbe, avait été l'âme du parti guelfe en Italie ; un demi-siècle plus tard, une autre jeune fille, Jeanne d'Arc, devait recevoir la mission de sauver le royaume très chrétien. La vocation de Brigitte de Suède et de Catherine de Sienne fut plus grande encore. C'est à la Papauté qu'elles eurent mission de s'adresser. Différents étaient leur caractère et leur origine. L'une incarnait la vieille noblesse des temps féodaux, et l'autre la jeune bourgeoisie des temps modernes ; par Brigitte les races du Nord et par Catherine les races du Midi semblaient avoir trouvé leur interprète ; la première parlait toujours au nom du Christ, la seconde au nom des peuples chrétiens ; mais l'une et l'autre eurent une mission identique : supplier le Pape de donner la paix aux peuples, et, pour y parvenir, réclamer sans trêve du Chef de l'Église la réforme des mœurs du clergé et le retour de la Papauté à Rome.

Au commencement de l'année 1371, sainte Brigitte avait écrit au Pape Grégoire XI : Écoutez, Saint Père, les paroles que vous adresse Jésus-Christ : Votre cour mondaine ruine ma cour céleste... Presque toutes les âmes qui viennent à votre cour, vous les envoyez dans les géhennes du feu... Venez à Rome, à votre Siège, le plus tôt que vous pourrez[163]. Certes, si le paganisme cruel et sensuel régnait dans les cours italiennes, cette cour d'Avignon, où tant de femmes élégantes, — de Miramonde de Mauléon, nièce de Clément V, à Almodie de Besse, nièce de Clément VI, et à Enémonde de Boulbon, nièce d'Innocent VI, — avaient gaiement romansoyé en toute sorte de rithme provensalle[164], ne respirait pas le parfum de piété que l'Église pouvait en attendre.

Le soir même du jour où le Bienheureux Raymond de Capoue son confesseur, lui avait appris la désolation de Florence, sainte Catherine avait écrit au Pape : Très Saint Père, votre fille indigne, Catherine, servante et esclave des serviteurs de Jésus-Christ, écrit à votre Sainteté avec le désir de vous voir unir vos enfants dans la paix... Vous fondez le bien des pauvres en soldats, qui sont des mangeurs d'hommes, et le saint désir que vous avez de la réformation de l'Église, votre épouse, est empêché[165]. Ô Père, dit-elle dans une autre lettre, faites rentrer au cœur de votre Église cette charité brûlante qu'elle a perdue ; des vampires lui ont sucé tant de sang, qu'elle en est toute pâle[166]. Les lettres de sainte Catherine de Sienne à Grégoire XI, dit M. Pastor, sont peut-être des documents uniques dans leur genre. Elle y aborde franchement toutes les questions, en se plaçant toujours au point de vue le plus élevé, disant au Pape les vérités les plus dures, sans s'écarter jamais du respect dû au Vicaire de Jésus-Christ[167].

L'ambassade que sainte Catherine remplit à la cour d'Avignon, au nom du gouvernement de Florence, en juin 1376, ne put aboutir au résultat désiré, les autorités florentines persistant à vouloir imposer au Pape des conditions inacceptables ; mais la sainte profita de son séjour auprès de Grégoire XI, pour encourager le Pontife aux trois œuvres qu'elle était chargée par Dieu de lui faire réaliser : le rétablissement de la paix entre les nations, la réforme du clergé et le retour de la Papauté à Rome.

Le pontificat de Grégoire XI fut aussi réparateur que l'infortune des temps le permettait. Il avait réussi, dès le début de son règne, à rétablir la paix entre la France et l'Angleterre. Il mit fin aux guerres qui désolaient la Castille, l'Aragon et la Navarre. Ses négociations avec l'Allemagne eurent un caractère pacificateur. La guerre et le manque de vertus, lui disait Catherine de Sienne, voilà les deux causes de ruine pour l'Église[168]. Le Pape se rendit aux instances de la sainte. Plusieurs de ses lettres eurent pour objet la célébration des conciles provinciaux, l'organisation de la croisade, la réforme des monastères et du clergé. L'Italie seule semblait plus éloignée que jamais de la paix et de la réforme. La sainte répétait au Pontife que le seul remède était dans son départ le plus prompt possible pour Rome. Venez, lui disait-elle, relever la grandeur de Rome, ce jardin arrosé du sang des martyrs, qui bouillonne encore et qui en appelle de nouveaux[169]. Martyr, Grégoire devait l'être en effet, si c'est être martyr, au sens large du mot, que de briser, pour accomplir son devoir, les liens les plus chers de l'amitié et de la famille, que de risquer l'inimitié d'un puissant souverain, et que de s'en aller, dans un pays dont on ignore la langue, au milieu d'un peuple prévenu contre soi, mourir sous le poids de ses peines et d'un climat malfaisant[170]. Ce fut le sort de Grégoire. En dépit de tant d'obstacles, il prit courageusement le chemin de Rome. Il y arriva le 17 janvier 1377. Le 27 mars 1378, il y rendait le dernier soupir, obsédé par les plus sombres prévisions[171].

Ainsi finit la période qu'on a coutume d'appeler la captivité de Babylone ; expression exagérée, si l'on veut dire par là que, pendant près de soixante-dix ans, les Souverains Pontifes furent les captifs de la politique des rois de France ou des molles délices du pays provençal. Un Jean XXII et un Les saints sous Grégoire XI, pour ne parler que de ceux-là, surent avoir, nous l'avons vu, une politique personnelle ; et, autour de la prétendue Babylone, que de saints avaient embaumé le XIVe siècle des plus douces et des plus austères vertus ! C'était, par exemple, ce noble seigneur provençal, saint Elzéar de Sabran, qui avait réglé sa maison comme un monastère, où l'on ne s'entretenait que des choses de Dieu, où l'on ne s'occupait que des œuvres de charité. Mêlé aux affaires du monde dans la mesure où il croyait pouvoir être utile à l'Église et à son pays, il mourut à Paris, en 1323, pendant une ambassade qu'il remplissait auprès du roi Charles le Bel. Sa pieuse épouse, sainte Delphine, eut le bonheur d'assister à sa canonisation par Urbain V, en 1369, et le rejoignit au ciel quelques mois après. Dans la Chartreuse de Cella-Robandi, près de la petite ville des Arcs, en Provence, l'aimable sainte Roseline de Villeneuve, la gloire de l'ordre des Chartreux, rendit son âme à Dieu le 11 juin 1329, après une vie Saint Roch. de prière et de pureté admirable. Deux ans plus tôt, saint Roch, le pieux pèlerin, né à Montpellier vers le commencement du règne de Philippe le Bel, après avoir édifié le Languedoc et quittait ce monde le 16 août 1327. Son nom, célèbre par les miracles obérés sur son tombeau, devait être désormais invoqué Les saints en par les peuples contre les diverses épidémies. Plus loin du centre de la chrétienté, l'Espagne donnait au ciel, vers la même époque, saint Pierre Pascal († 1300) et saint Pierre Armengol († 1304) ; le Portugal, sa reine sainte Elisabeth († 1336) ; la bienheureuse Angèle de Foligno († 1309), le Bienheureux Colombini († 1367) et sainte Julienne de Falconieri († 1314) ; l'Allemagne, les bienheureux Herman († 1327) et Otton († 1344), et les deux admirables voyantes, sainte Mechtilde († 1305) et sainte Gertrude († 1334), nobles parentes de l'empereur Frédéric II. Dans la guerrière-Hongrie, que de terribles drames agitèrent pendant ce XIVe siècle, les vertus de sainte Elisabeth se perpétuèrent dans deux de ses petites nièces, Hélène et Marguerite, que l'Église honore d'un culte public à la date du 4 mars. Autour du Bienheureux Urbain V, Pape d'Avignon, de belles âmes ne forment-elles pas à l'Église du XIVe siècle une admirable couronne de sainteté ?[172]

 

 

 



[1] BALUZE, Vitæ Paparum avenionensium, t. I, ad notas, p. 615 et s., p. 622.

[2] Licet in anglia regione præsul esses, tamen Philippo gratissimus, eo quod a juventute familiaris extitisset. — FERRETI DE VICENCE, l. IX, p. 1014, dans MURATORI, Rerum ital. Script., t. IX.

[3] Bordeaux appartenait alors à l'Angleterre, mais était fief du roi de France.

[4] Que Philippe ait vu avec plaisir l'élection de Clément V, cela n'est pas douteux, dit justement M. Boutaric ; et que la majorité du Sacré Collège, en le choisissant pour Pape, ait voulu plaire au roi de France, cela n'est pas moins certain. Rev. quest. hist., t. X, p. 309. — L'assertion de M. Boutaric s'appuie sur des aveux très significatifs — Cf. Une lettre du cardinal Napoléon des Ursins, Bibl. Nat., n° 4991. — BALUZE, Vitæ pap. avenion., t. II, p. 289 et s.

[5] Giov. VILLANI, l. VIII, c. 80. Voir la traduction du récit de Villani dans Rev. quest. histor., t. X, p. 304.

[6] La publication des Mansiones et Itinera de Philippe le Bel (Historiens de la France, t. XXI, p. 443-445) et celle du journal des visites de l'archevêque de Bordeaux (RABANIS, Clément V et Philippe le Bel, Paris, 1898), démontrent, par des pièces authentiques, l'alibi des deux personnages. Le dramatique récit de Villani est d'ailleurs démenti par des relations plus sures que la sienne, par exemple par celle de Ferreti de Vicence (MURATORI, Scrip. rer. italic., t. IX, p. 1012). Qu'il y ait eu toutefois quelque entente, quelque sorte de promesse entre Clément V et Philippe IV, c'est ce qu'il parait impossible de nier. — Voir sur ce point Rev. quest. histor., t. X, p. 310, 311. — Cf. BALUZE, t. II, p.62 ; RABANIS, Clément V et Philippe le Bel, p. 76.

[7] VILLANI, VIII, 81. — BALUZE, Vitæ pap. aven., p. 63, 624, 625.

[8] VILLANI, VIII, 81.

[9] La plupart des historiens placent les conférences de Poitiers en 1307. Mais les Mansiones et Itinera de Philippe le Bel, dressés par M. de VAILLY, dans le tome XXI des Historiens de la France, démontrent que le roi ne séjourna pas à Poitiers, en 1307, tandis qu'il y séjourna deux mois et demi en 1308, du 15 mai à peu près jusque vers le 1er août... Historiens de la France, XXI, p. 448-450. — Cf. Histoire littéraire, t. XXVII, p. 308.

[10] Cet ouvrage fut d'abord publié comme anonyme par Bongars, dans son recueil intitulé Gesta Dei per Francos. M. Boutaric a prouvé qu'il est sûrement de Pierre du Bois.

[11] RAYNALDI, Ann., ad. ann. 1307, n° 10. — DUPUY, Histoire, p. 31, 32 ; Preuves, p. 286, 298, 376, 379. — BALUZE, I, col. 30. — TORTI, II, 219. — FLEURY, l. XCI, n° 13. — Hist. litt., XXVII, p. 306.

[12] VILLANI, VIII, c. 91. — FLEURY, l. XCI, n° 13.

[13] Nous avons vu plus haut que cette bulle est probablement mal datée. Elle porte la date de 1307, mais doit être placée vraisemblablement en 1308.

[14] BALUZE, t. I, col. 30. — RAYNALDI, ad ann. 1307, n° 10. — BAILLET, Preuves, p 46-51.

[15] C'est ce qui explique que Dupuy ne l'ait pas trouvée aux Archives de la Couronne. Mais la pièce est au Vatican.

[16] HÉFÉLÉ, Histoire des Conciles, IX, p. 326-338.

[17] Des accusateurs de Boniface VIII prétendirent que, tout près d'Avignon, leurs adversaires leur avaient tendu un guet-apens, prêts à leur faire un mauvais parti. Voir DUPUY, Histoire, p. 28 et s.

[18] DUPUY, loc. cit., p. 296 et s. — HÉFÉLÉ, IX, 339. 310.

[19] Lettre de Philippe, dans DUPUY, p. 296, 592 et s.

[20] RAYNALDI, 1311, c. 26, 32. — DUPUY, 592-601. — HÉFÉLÉ, IX, 355-348. — On ne sait comment HÉFÉLÉ a pu écrire que la Bulle Rex gloriæ débute par des principes bien opposés à ceux de Boniface VIII. Clément se contente de dire, avec une emphase tout à fait inopportune, que les royaumes terrestres ont été créés par Dieu, et que la France joue, dans la nouvelle alliance, à peu près le rôle que remplissait autrefois le peuple d'Israël.

[21] Vers le milieu de l'année 1306, dans une émeute provoquée à Paris par l'altération des monnaies, le roi Philippe ne trouva pas d'abri plus sûr que le Temple et il s'y réfugia. — DUPUY, Preuves, p. 288.

[22] Pro commodo et utilitate, et ad vitanda futura pericula. — BOUTARIC, La France sous Philippe le Bel, p. 127.

[23] D'après un chroniqueur contemporain, le continuateur de Guillaume de Nangis, il fut question des Templiers aux conférences de Poitiers : Deliberatum fuit super pluribus... ae præsertim de Templariorum captione. — Chronique de G. de NANGIS. — Edition de la Société de l'hist. de France. t. I, p. 359.

[24] BOUTARIC, Rev. quest. hist., t. XI, p. 17.

[25] Possent multa pericula provenire quia Templarii et Hospitaliarii habens arma. BALUZE date à tort ce mémoire de 1311. M. Boutaric le place plus vraisemblablement en 1307. — Rev. quest. hist., t. XI, p. 17.

[26] Anno Domini MCCCVII, lie veneris, post festum B. Mathie apostoli, Rege existente in monasterio regali B, Marie juxta Pontisaram, traditum fuit sigillum domino G. de Nogareto, militi, ubi tunc tractatum fuit de captione Templariorum. — Reg. XLIV du Trésor des Chartes, fol. 3. Archives nationales, J.J. 44.

[27] Ce mot insinuait qu'on avait l'approbation du Pape. Or rien n'était plus faux.

[28] Publié par BOUTARIC, d'après l'original, conservé au Trésor des Chartes, J. 413, n° 22.

[29] Cette lettre, datée du 27 octobre 1307, avait été omise par Baluze. M. Boutaric l'a publiée pour la première fois d'après le texte original, conservé au Trésor des Chartes, J. 416, n° 2.

[30] Sur Guillaume de Paris, voir l'étude de M. Félix LAJARD, dans l'Hist. littéraire, t. XXVII, p. 140-152.

[31] BALUZE, t. II, p. 113.

[32] BOUTARIC, Rev. quest. hist., t. X, p. 337, 338.

[33] Hist. littéraire, t. XXVII, p. 524 527. — BOUTARIC, Notices et extraits des manuscrits, publiés par l'Institut, t. XX, 2e partie, p. 175 et s., p. 182 et s. — Revue quest. hist., t. X, p. 340.

[34] Voir documents cités par LEA, Histoire de l'Inquisition, trad. Reinach, t. III, et VACANDARD, l'Inquisition, p. 225, 226.

[35] Prœstito juramento... libers ac sponte, absque coactione qualibet et terrore coram ipsis tribus cardinalibus... deposuerunt. — Bulle : Ad omnium fere notitiam, dans DUPUY, p. 278. — Dans un mémoire lu le 28 mai et le 4 juin 1909 à l'académie des Inscriptions et Belles Lettres, M. Paul Viollet soutient que les attestations du procès-verbal rédigé à propos de l'interrogatoire de Chinon ne peuvent faire foi de la vérité. Le cardinal Bérenger de Fiédol aurait, dans une bonne intention, pour sauver les Templiers innocents, introduit dans le procès-verbal, l'aveu des religieux poursuivis, entre autres de Jacques de Molay. Le roi avait dit, en effet, que les chevaliers qui n'avoueraient pas seraient exécutés. Cf. Noël Valois, Deux nouveaux témoignages sur le procès des Templiers, comptes rendus de l'Ac. des Insc., 1910, p. 229-211 ; G. LIZERAND, Clément V et Philippe le Bel, 1 vol. in-8, Troyes, 1910 ; V. CARRIÈRE, Faits nouveaux en faveur des Templiers, dans la Revue de l'Hist. de l'Egl. de France, de janvier-février, 1912, p. 55-71. — Dans son étude sur les Dépositions de Jacques Molay, publiées dans le Moyen Age de mars-avril 1913, M. LIZERAND conteste absolument l'hypothèse faite par M. Viollet et conclut que Molay fut loin d'être un héros.

[36] Magnæ actoritatis ac generositatis virum.

[37] CHRISTOPHE, Histoire de la Papauté au XIVe siècle, t. I, p. 255

[38] RAYNALDI, ann. 1311, n° 53 — L'introduction de la torture dans la procédure inquisitoriale était dût) à l'initiative d'Innocent IV, au milieu du XIIIe siècle. On sait que saint Nicolas Ier avait repoussé l'emploi des moyens violents à l'égard des accusés (Responsa ad Bulgaros, cap. 86) et que le Décret de Gratien défend d'extorquer un aveu par la torture (Causa, XV, quest. XV, cap. 1). Ce furent les Légistes qui, en ravivant partout et en tout les traditions de l'antiquité, commencèrent à recourir à la torture comme à un moyen rapide d'information. Les plus anciens exemples que j'en aie rencontrés, dit M. LEA, se trouvent dans le Code Véronais de 1228 et dans les constitutions siciliennes de Frédéric en 1231. LEA, Hist. de l'Inquisition, t. I, p. 421. — VACANDARD, l'Inquisition, p. 177, 178.

[39] VACANDARD, l'Inquisition, p. 225.

[40] HÉFÉLÉ, t. IX, p. 356, d'après HAVEMANN, Gesch. d. Ausgans d. Tempelherrordens.

[41] BOUGRE, Essai sur l'histoire de Provence, t. I, p. 348.

[42] BOUGRE, Essai sur l'histoire de Provence, t. I, p. 349.

[43] HÉFÉLÉ, t. IX, p. 356, 357.

[44] Antonio BENAVIDRE, Memorias de D. Fernando IV de Castilla, t. I, p. 629, 684, cité par HÉFÉLÉ, t. IX, p. 358.

[45] HÉFÉLÉ, t. IX, p. 359, 360.

[46] HARDOUIN, t. VII, p. 1334.

[47] BALUZE, t. I, p. 43. On n'est pas fixé sur le nombre de ces prélats.

[48] La lettre de Clément V à Philippe a été publiée par CHRISTOPHE, t. I, p. 430, 431.

[49] MANSI, t. XXV, p. 389 et s. — Voir dans HÉFÉLÉ, t. IX, p. 411-417, des détails sur les diverses bulles publiées par Clément V à propos de l'abolition de l'Ordre du Temple.

[50] LANGLOIS, dans l'Hist. de France de Lavisse t. III, 2e partie, p. 198.

[51] Cum prœdicti quatuor nullo excepto crimina sibi imposita palam et publice confessi fuissent et in hujus confessione persisterent (Historiens de France, t. XX, p. 609.)

[52] Le chroniqueur dit 1313. Mais on sait que l'année commençait alors à Pâques en France, tandis qu'à Rome elle avait commencé dès le jour de Noël.

[53] Dum cardinales finem negotio imposuisse credidissent, confestim et ex insperato... non absque multorum admiratione. — Historiens de la France, t. XX, p. 609.

[54] En face du quai actuel des Augustins.

[55] Chronique de Guillaume de Nangis, Historiens de la France, t. XX, p. 609.

[56] En cest an, disent les Chroniques de Saint Denis, au mois de mars, au temps de quaresme, le général maistre du Temple et un autre grand maistre et après li en l'ordre, comme si leu dist, visiteur, a Paris en lille devant les Augustins furent ars, et les os deulz furent ramenés en poudre ; mais oncques de leurs fourles norent nulle recognoissance. Historiens de la France, tome XX. p. 691.

[57] En 1263, le Saint-Siège avait nommé le roi Charles Ier vicaire de l'empire.

[58] Hist. générale, t. III, p. 23, 614.

[59] RAYNALDI, ad ann. 1311, n° 6 et s.

[60] Constit. II, Pastoralis, II, XI, de Sent, et R. judic. — Constit. un. Romani principes, II, IX.

[61] RAYNALDI, ad ann. 1314, n° 2. — BALUZE, t. I, p. 53.

[62] Divin. Comm., Purgat. VI, 88 et s ; VIII, 124 et s. ; Parad. XVIII, 115 et s. ; XXVII, 139 et s.

[63] Dante y soutient : 1° qu'une monarchie universelle est nécessaire an bien terrestre de l'humanité ; 2° que Dieu en a confié immédiatement le gouvernement à l'empereur romain ; 3° que le pape, en tant que prince, est subordonné à l'empereur. — Dante d'ailleurs attaquait moins la souveraineté temporelle des Papes que sa très grande extension et les obstacles que le parti guelfe suscitait à la monarchie. — Les arguments présentés par Dante à l'appui de sa thèse sont curieux à examiner. — Dans toute multitude qui a une fin commune, dit-il, il faut un chef unique. — Le meilleur état du monde est de ressembler le plus à Dieu, qui est un, le maitre du monde entier n'a rien à désirer, donc il n'a plus de passions, et chez lui la bonne volonté ne rencontre plus d'obstacles. — Le monarque n'est donc pas pour lui, mais pour les autres — D'où il suit que sous une monarchie le peuple est très libre. — D'ailleurs ce qui peut se faire par un seul est toujours mieux fait par un seul que par les autres. — Enfin, Dieu lui-même n'a-t-il pas sanctionné de son autorité l'excellence de la monarchie universelle ? C'est pendant qu'Auguste faisait régner l'unité et la paix dans le monde que le Verbe a voulu s'incarner, et c'est ce temps que saint Paul appelle la plénitude des temps.

[64] MANSI, t. XXV, p. 517-520.

[65] Sur la date de la publication des Décrets du Concile de Vienne, voir HÉFÉLÉ, t. IX. p. 419. Les Clémentines, recueil méthodique des constitutions de Clément V, ne furent publiées que par son successeur Jean XXII, en 1317. Voir Proœmium, de Jean XXII, en tête des Clémentines dans le Corpus juris, édit. Richter, t. II, p. 1056 — Edit. Bœhmer, t. II, p. 1041. Sur les objections faites par le P. Damberger contre l'œcuménicité du Concile de Vienne, voir HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, t. I, p. 88.

[66] RAYNALDI, ad ann. 1312, n° 24.

[67] Clémentines, l. V, tit. VI, De excessibus prælatorum et tit. VII, De excessibus privilegiatorum.

[68] Ce prélat remarquable était le neveu du célèbre Guillaume Durand, né à Puymoisson, en Provence, auteur du Speculum juris, légat du Pape Grégoire X au Concile de Lyon.

[69] HÉFÉLÉ, Histoire des Conciles, t. IX, p. 454. HAVEMANN (Gesch. d. Ausgaus d. Tempelherrordens, p. 288) a soupçonné Philippe le Bel et ses partisans d'être pour quelque chose dans cette perte. Ce qui nous reste se trouve dans Raynaldi, Mansi, Hardouin et dans les Clémentines du Corpus juris canonici.

[70] Clémentines, l. III.

[71] Des bas-reliefs, couverts de figures obscènes et d'inscriptions arabes, ont été découverts de nos jours, quelques uns dans le voisinage d'anciennes commanderies du Temple. E. Pfeiffer croit que ces monuments, après avoir appartenu à des sectes arabes qui continuaient les traditions gnostiques, ont été importés d'Orient en France par des croisés, peut être des Templiers. Mais les soi-disant inscriptions arabes du coffret d'Essarois, le plus connu de ces monuments, ont été fabriquées certainement par des gens qui savaient très mal l'arabe. D'après M. S. Reinach, œ sont des faux. A quelle époque ces faux ont ils été Commis ? Au XIIIe siècle ou de nos jours ? Pourquoi ont-ils été commis ? Est-ce pour faire croire à l'existence d'un culte secret, à tendances asiatiques, ou bien est-ce pour donner un aspect oriental à des objets réellement destinés aux fidèles d'un culte de cette espèce ? On ne le sait pas encore. LANGLOIS, dans Hist. de France de Lavisse, t. III, 2e partie, p. 195.

[72] MANSI, t. XXV, col. 410.

[73] Sur les béghards et les béguines, voir l'article d'HÉFÉLÉ dans le Dict. de théologie de Wetzer et Welte. — MOSHEIM, De behardis et beguinabus, 1790.

[74] HÉFÉLÉ, Histoire des Conciles, t. IX, p. 431.

[75] Decret, lib. sext., c. 3. lib. 5, tit. 12.

[76] WADDING, Annales minorum, t. V, p. 3S5 et s., t. VI, p 197.

[77] Noël Alexandre, Fleury, etc. Héfélé se contente de rapporter les diverses opinions, t. IX, p. 421-423.

[78] NOËL VALOIS, Hist. litter., t. XXXIII, p. 481. Cf. F. EHBLE, Petrus Johannis Olivi sein Leben und seine schriften, dans Archiv. für Literaturund Kirchengeschichte, t. III, p 465, 498, 507, 547. — DAUNOU, Hist. litt., t. XXI, p. 46 et s.

[79] Deux frères du couvent de Villefranche, en Provence, Raimond Auriol et Jean del Primo, furent, de ce chef, emprisonnés, enchaînés et traités de la façon la plus dure. Le premier succomba, le second survécut à grand peine. Voir NOËL VALOIS, Hist. litt., t. XXXIII, p. 482. Cf. F. EHBLE, Zur Vorgeschichte des Concils von Vienne, dans Archiv für Literatur, t. III, p. 42 et s., 63, 143, 155.

[80] On entend ici par forme le principe d'activité qui différencie les êtres, et qui, les pénétrant de sa vertu, leur donne los propriétés qui les distinguent. Dans le tas présent, c'est l'âme raisonnable qui, pénétrant le corps de sa force et de sa vertu, lui donne ses propriétés humaines, qui le distinguent des végétaux et des animaux.

[81] La condamnation du concile de Vienne parait toutefois porter plus loin et atteindre toute doctrine qui, reconnaissant en chaque homme une âme raisonnable individuelle, mettrait en dehors d'elle la forme, c'est-à-dire le principe de la vie humaine. — Voir le Bref de Pie IX, du 15 juin 1867.

[82] Corpus juris canonici, édit. RICHTER, t. II, p. 1057 et s. Cf. HÉFÉLÉ, t. IX, p. 423, 424. — La doctrine opposée à. la première proposition est déclarée plus probable et plus conforme à l'enseignement des saints et des théologiens modernes ; la seconde proposition est notée comme contraire à l'Ecriture, la troisième est condamnée comme hérétique. Cf. DENZINGER-BANNWART, n° 481. Il est remarquable toutefois que le Pape Pie IX, dans sa lettre du 30 avril 1860 à l'évêque de Breslau, et il s'élève contre les erreurs du chanoine Baltzer, qui reprenait la thèse condamnée à Vienne, ne stigmatise celle-ci que comme erronée et en opposition avec une interprétation du dogme. Le même Pape, dans une lettre antérieure, du 15 juin 1857, adressée à l'archevêque de Cologne, au sujet des erreurs de Gunther, avait déjà écrit que la théorie niant que l'âme raisonnable soit la forme du corps, blesse seulement la doctrine et l'enseignement catholique sur l'homme. DENZINGER-BANNWART, n° 1655. Que conclure de ces textes, sinon que le mot hérétique a été pris par le concile de Vienne, en l'espèce, dans le sens large que lui donnait à cette époque le droit inquisitorial. Voir, sur ce sujet, L. GARZEND, l'Inquisition et l'hérésie, 1 vol. in-8°, Paris, 1913, p. 130-135.

[83] La mort de Philippe le Bel, survenue six mois plus tard, donna lieu à la légende d'après laquelle Jacques de Molay aurait, sur son bûcher, donné rendez-vous dans l'année au Pape et au Roi devant le tribunal de Dieu. Aucun chroniqueur contemporain ne parle de cette prétendue prophétie.

[84] Les contemporains écrivent tantôt Euse, d'Euse, Huèze, Duèze, tantôt Ossa, Osa ou Oza. BALUZE, t. I, p. 689, et le dernier historien de Jean XXII, l'abbé Verlaque, s'efforcent de prouver que le successeur de Clément V était issu d'une famille noble. Quoi qu'il en soit, l'humble profession de son père est incontestable. Patre plebeio ortum trahens, dit Saint Vincent Ferrier ; Filius vatoris, dit saint Antonin.

[85] Le récit de Villani (l. IX. c. 79), d'après lequel le cardinal d'Ossa, choisi pour arbitre par ses collègues pour désigner le nouveau Pape, se serait désigné lui-même en disant : Ego sum Papa, ne mérite aucune créance. En effet, 1° Il est contredit, par les récits de plusieurs auteurs contemporains, généralement bien informés, tels que Alvarez Pelayo (De planctu ecclesiæ, c. 3), Ptolémée de Lucques, Pierre de Hérental, etc. (apud BALUZE, t. I) ; 2° Le chapitre de Villani où celui-ci raconte l'anecdote est plein d'erreurs ; 3° Jean XXII, dans une encyclique, affirme qu'il a été élu par les suffrages unanimes des cardinaux. Sur cette question, voir CHRISTOPHE, Hist. de la Papauté au XIVe siècle, t. I, p. 437 et s. ; VERLAQUE, Jean XXII, sa vie et ses œuvres, chap. Ier ; G. MOLLAT, L'élection du pape Jean XXII, dans la Revue d'histoire de l'Eglise de France de janvier et mars 1910.

[86] HARTZENE, Concilia Germaniæ, t. IV, p. 298 et s. RAYNALDI, ad. ann. 1328, n° 34 et s.

[87] BALUZE, t. II, p. 178 et s.

[88] En 1322, Jean XXII rédige une bulle pour déclarer que in rebus consumptibilibus, le dominium et d'usus ne peuvent être séparés (Extrav., tit. XIV, cap. 3) ; cri 1323, il déclare hérétique quiconque soutiendra que Jésus-Christ et les apôtres n'ont rien possédé, ni en particulier ni en commun (Extrav., tit. XIV, cap. 4) ; en 1325, pour atteindre ces erreurs dans leur source, il condamne le commentaire de Pierre d'Olive sur l'Apocalypse.

[89] Pillage des Franciscains conventuels à Carcassonne, Narbonne et Béziers ; apostasie de plusieurs Spirituels, qui se réfugient chez les infidèles ; exécution de quatre Spirituels à Marseille. Voir HÉFÉLÉ, t. IX, p. 479 ; CHRISTOPHE, t. I, p. 299-426 ; PASTOR, t. I, p. 88 et s. ; F. CALLARY, O. M. C., L'idéalisme franciscain spirituel au siècle, 1 vol. in-8°, Louvain, 1910.

[90] OCCAM, Dialogues, pars III, tract. I, cap. 5, 6, 7, 8.

[91] PASTOR, Hist. des Papes, t. I, p. 90.

[92] Michel de Césène était supérieur général de l'Ordre ; Jean XXII le déposa et nomma le cardinal Bertrand de la Tour administrateur provisoire à sa place.

[93] L'arrivé de Marsile de Padoue et de Jean de Jandun à la cour de Nuremberg date très probablement de l'été de 1326 (PASTOR, Hist. des Papes, t. I, p. 90, 91). Cf. NOËL VALOIS, dans l'Hist. litter., t. XXXIII, p. 589.

[94] NOËL VALOIS, dans Hist. litter., t. XXXIII, p. 587. M. Noël Valois démontre, dans cette étude, l'existence, jadis niée, de la collaboration de Jean de Jandun et de Marsile de Padoue ; Cf. p. 571 et s.

[95] Legislatorem humanum, solam civium universitatem esse, aut valentiorern illius partem. Defensor pacis, I, 12 ; III, 2, Concl. 6.

[96] Defensor pacis, I, 13.

[97] Defensor pacis, I, 12 et Concl. 10.

[98] Defensor pacis, I, 15.

[99] Summa theol., Ia IIæ qu. 103, art. 1, ad 1um, qu. 90, art. 4 ; qu. 95, art. 1 ; IIa IIæ, qu. 42, art. 2, ad 3em ; De regimine principum, lib. I, cap. 6, cap. 10 ; lib. III, cap. 11.

[100] Defensor pacis, II, 20

[101] Defensor pacis, II, 5 ; III, 2, concl. 7.

[102] Defensor pacis, III, 2 ; concl. 37.

[103] Defensor pacis, II, 17 ; III, 2, concl. 21.

[104] Defensor pacis, concl. 22.

[105] Defensor pacis, concl. 29.

[106] Defensor pacis, II, 17, 21 ; III, 2, concl. 23, 24, 25.

[107] Defensor pacis, II, 26.

[108] Defensor pacis, II, 24. — DŒLLINGER (Lehrbuch, t. II, 1re part., p. 259) et PASTOR (Hist. des Papes, t. I, p. 93) font remarquer la parenté qui existe entre le système du Defensor pacis et celui de Calvin. Suivant Pastor, il n'est pas invraisemblable que le Defensor pacis ait exercé une influence directe sur le réformateur de Genève.

[109] Edit. Géraud, t. II, p. 74. — Hist. litt., t. XXXIII, p. 589.

[110] NARGIS, II, 75.

[111] Hist. litter., t. XXXIII, p. 591.

[112] PASTOR, Hist. des Papes, t. I, p 96.

[113] DENIFLE et CHÂTELAIN, Chartularium Univers. paris., t. II, p. 301. — Hist. litt., t. XXXIII, p. 590.

[114] Petrum de Corbaria, quem in Urbe cognovi verum hypocritam... inter mulierculas romanas quasi continue residentem. ALVAREZ PELATO, De planctu Ecclesiæ, l. I, cap. 37.

[115] VILLANI, l. X, c. 96.

[116] PASTOR, Hist. des Papes, t. I, p. 94. Sur les théories d'Agostino Trionfo, voir BAUDRILLART, dans la Revue d'hist. et de litt. relig., année 1898, p. 334 et s.

[117] Les principaux ouvrages du Bienheureux Raymond Lulle sont L'art général, Le livre des merveilles du monde, L'arbre de la philosophie de l'amour. Voir le Bienheureux Raymond Lulle, par Marius ANDRÉ, un vol. in-12, Paris, 1909. O. KRICHEN, O. F. M., Raymondus Lullus, 1 vol. in-8°, Munster, 1909.

[118] Clementines, l. V, tit. 1.

[119] WADDING, Annales Ordinis Minorum, ad ann. 1305, 1312, 1326.

[120] J. GUIRAUD, L'Eglise et les origines de la Renaissance, 2e édit., p. 55.

[121] G. MOLLAT, dans Rev. d'hist. ecclés., t. V, p.534.

[122] A ces dépenses, nécessitées par les œuvres de science ou d'apostolat et par les projets de croisade, il faut ajouter des dépenses de luxe, que les Papes d'Avignon semblent avoir multipliées dans un double dessin politique : rassurer les nations par une magnificence qui paraissait un signe de leur indépendance à l'égard du roi de France, et bien faire sentir aux Romains, inquiets et turbulents, que le Saint Siège se fixait en Avignon, cum animo manendi.

[123] G. MOLLAT, dans Revue d'hist. ecclés., t. V, p. 531. — MÜNTZ, L'argent et la luxe à la cour pontificale d'Avignon, dans la Revue des quest. hist., t. LXVI (1899), p. 5.

[124] THOMASSIN, Anc. et nouv, disc., IIIe partie, liv. II, chap. 58 : Des annates, leur origine et leurs progrès jusqu'au concile de Constance.

[125] THOMASSIN, Anc. et nouv, disc., Edition André. t. VII, p. 192.

[126] DANTE, Paradis, chant XXVII, v. 95.

[127] Expression de M. MÜNTZ, Revue quest. hist., t. LXVI, p. 14.

[128] Voir à ce sujet la savante étude de M. G. MOLLAT : Jean XXII, fut-il un avare ? dans la Revue d'hist. ecclés., t. V (1904), p. 522 et s., t. VI (1905), p. 33 et s. — Une des plus intéressantes fondations de Jean XXII fut la Pignotte (de l'ital. Pagnotta, petit pain, suivant DU CANGE), aumônerie pontificale, qui se développa dans de vastes proportions, avec réfectoires pour les pauvres, greniers à blé, paneterie, magasine d'habillement, etc. Le souvenir de cette institution est conservé dans la Place Pignotte, d'Avignon, délimitée par la Place Pie et la rue Philonarde.

[129] De 1316 à 1322, Jean XXII achète à Avignon plusieurs maisons, agrandit et aménage sa demeure. — Cf. JEAN GUIRAUD, L'Eglise et les origines de la Renaissance, p. 24, 25.

[130] D'après Villani, Philippe VI aurait menacé d'infliger au Pape la peine réservée aux hérétiques.

[131] HÉFÉLÉ, Hist. des Conciles, t. IX, p. 494.

[132] HÉFÉLÉ, Hist. des Conciles, t. IX, p, 493.

[133] Sur le pontificat de ce Pape, voir G. MOLLAT, Lettres communes de Jean XXII.

[134] PAPERCORDT, Cola di Rienzo, p. 53.

[135] Ms 820, fonds italien de la Bibl. nationale, f° 16, cité par H. DE LPINOIS, Le gouvernement des Papes, d'après des documents tirés des archives secrètes du Vatican, p. 243.

[136] THRINER, Cod. diplom., II, 12.

[137] THRINER, Cod. diplom., II, 11.

[138] H. DE LPINOIS, Le gouvernement des Papes, p. 243.

[139] C'est ce que reconnaît PASTOR, Hist. des Papes, t. II, p. 98. On a reproché à Benoît XII sa dépendance à l'égard du roi de France, mais il faut bien reconnaître quo toutes les fois que les sollicitations du pouvoir séculier lui parurent contraires à la justice, il se montra inflexible : Iste non timebat quemquam, dit le Liber Pontificalis, quando jus et justitia non servatur. Liber pont., II, p. 486.

[140] BALUZE, t. I, p. 232. Sur la constitution Benedictus Deus, de Benoît XII, publiée le 29 janvier 1336, et condamnant l'erreur de Jean XXII à propos de la vision béatifique, et sur son Libellus de erroribus ad Armenos, voir deux savantes études du P. Le Bachelet, dans le Dict. de théol. cathol., t. II, p. 657-704.

[141] PASTOR, Histoire des Papes, t. I, p. 102.

[142] Il n'est point vrai que Jeanne de Naples, accusée de complicité dans l'assassinat de son mari ait vendu Avignon à Clément VI en échange d'une absolution. Mais il est vrai que les 80.000 florins stipulés dans la vente servirent à Jeanne pour repousser les troupes vengeresses de son beau-frère. — BOUCHE, Essai sur l'histoire de Provence, t. II, p. 370. — CHRISTOPHE, Histoire de la Papauté au XIVe siècle, t. II, p. 141 et s. et p. 465-471. — D'après M. Müntz, le florin valait alors de 60 à 75 francs de notre monnaie actuelle. — Rev. quest. hist., LXVI, p. 5.

[143] PASTOR, Hist. des Papes, t. I, p. 100. — HEMMER, au mot Clément VI, dans le Dict. de theol. cathol., t. III, col. 70.

[144] Révélations de Sainte Brigitte, l. IX, c. 144, l. VI, c. 96.

[145] Généreux, chevaleresque, Clément VI montra un grand courage pendant la terrible peste noire de 1348 et 1349. Le peuple en ayant rendu responsables les Juifs, il menaça d'excommunication ceux qui les molesteraient.

[146] HÉFÉLÉ, Hist. des Conciles, t. IX, p 589.

[147] DORLANDI, Chron. carthus., L IV, c. 22. — Jean Birel mourut quelques années plus tard. Innocent VI s'écria : Plaise à Dieu que mon âme apparaisse devant Lui aussi pure que celle du Père Jean Birel... L'Eglise a perdu le plus saint de ses prêtres.

[148] RAYNALDI, ad ana. 1352, 25-30 ; ad ann. 1353, 29-31.

[149] Voir sa lettre à Charles IV, datée du 28 avril 1361, dans MARTÈNE, Thesaur., t. II, p. 946, 947.

[150] LINGARD, Hist. d'Angleterre, t. IV, p. 178 et suivantes.

[151] On a quelquefois mis en doute l'utilité de ce court séjour d'Urbain V à Rome. Voir dans H. de l'Épinois, Le gouvernement des Papes, p. 327-337, l'énumération, avec preuves à l'appui, des importantes réformes opérées à Rome par Urbain V.

[152] PASTOR, t. I, p. 109.

[153] BALUZE, t. I, p. 383.

[154] BRÉHIER, L'Eglise et l'Orient au Moyen Age, p. 300.

[155] DAVID HUME, Histoire d'Angleterre, chap. XVII.

[156] Inficientes acrem oum ingurgitato stomacho et sudoribus evaporatis... — Trialogus, cap. 35.

[157] Urbain V a été béatifié par Pie IX, qui a fixé sa fête au 19 décembre.

[158] PASTOR, t. I, p. 114.

[159] Voir dans RAYNALDI, ad ann. 1375, n° 17, une paternelle lettre du Pape aux florentins.

[160] SAINT ANTONIN, Hist., pars III, tit. XXIII, cap. 14, § 16.

[161] RAYNALDI, ad ann. 1376, n° 1-6 ; card. CAPECELATRO, Histoire de sainte Catherine de Sienne, 108.

[162] MURATORI, Scriptores rer. ital., t. XVI, n. 526.

[163] Révélations de sainte Brigitte, liv. IV, chap. 142. Cf. Acta sanctorum, Bolland. octob. t. IV, p. 427.

[164] JEAN DE NOSTRE-DAME, Vie des plus célèbres poètes provençaux.

[165] TOMMASEO, Le lettere di santa Caterina di Siena, t. I, lett. 2, p. 10.

[166] TOMMASEO, Le lettere di santa Caterina di Siena, t. III, p. 162.

[167] PASTOR, t. I, p. 117.

[168] TOMMASEO, Lettre 2.

[169] CAPECELATRO, Histoire de sainte Catherine de Sienne, p. 129 et s., 155, 214, 215.

[170] Tout se liguait, dit Pastor, pour retenir Grégoire en France : son respect pour son père, le comte de Beaufort, ses égards pour sa mère, pour ses quatre sœurs, pour son roi, pour ses cardinaux, enfin sa propre répulsion pour aller habiter un pays dont il ne comprenait pas même la langue. Hist. des Papes, t. I, p. 23.

[171] Ce que dit Gerson (Tract. de examin. Doctrina, pars II, consid. 3), que Grégoire XI au moment de mourir, recommanda à ses cardinaux de se méfier des hommes et des femmes qui, sous le voile de la religion, débitent des visions de leur tête, n'est pas vraisemblable, en tant que les paroles du Pape viseraient sainte Brigitte et sainte Catherine de Sienne. Gerson, qui n'était pas témoin de la scène, a pu mal interpréter des récits relatifs aux derniers moments de Grégoire XI.

[172] Cf. Guillaume MOLLAT, Les Papes d'Avignon (1305-1378), 1 vol, in-12, Paris, 1911.