HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

PREMIÈRE PARTIE. — LA DÉCADENCE DE LA CHRÉTIENTÉ ET LA RENAISSANCE

CHAPITRE PREMIER. — VUE GÉNÉRALE SUR LA DÉCADENCE DES INSTITUTIONS DU MOYEN ÂGE.

 

 

Le XIIIe siècle avait marqué l'apogée de la vie et de l'influence chrétienne. Une vaste fédération des peuples chrétiens, groupés sous l'autorité suprême du Pape, chef spirituel de tous les fidèles et arbitre reconnu des peuples et des rois ; une hiérarchie fortement liée de droits et de devoirs, établie sur la possession de la terre et couronnée par la suprématie de l'empereur, défenseur né de l'Église : tel avait été l'idéal que les Papes du Moyen Age, de saint Nicolas Ier à Innocent III, avaient conçu, poursuivi, réalisé autant qu'il pouvait l'être, et que Boniface VIII allait défendre avec la dernière énergie. Au sommet de cette grande organisation politique était le Pape. Chef spirituel, il lui appartenait de dénoncer les hérésies, d'armer le bras séculier pour les réprimer, de juger les actes politiques des souverains temporels ratione peccati, de mettre en marche, à son appel, toutes les armées de la Chrétienté et de les lancer contre l'infidèle ; chef social, investi d'une autorité morale indiscutée, c'était à lui de se prononcer souverainement dans les conflits qui s'élevaient entre les divers Rats ; et, dans l'intérieur de chaque nation chrétienne, entre les diverses classes de la société, notamment entre les princes et les sujets.

Il serait injuste de faire uniquement retomber sur les attaques de quelques hommes, si puissants qu'ils fussent, la responsabilité des événements qui ébranlèrent ce grand édifice social de la Chrétienté. Sa décadence tient à des causes plus profondes et plus générales. La formation des grands états européens, le développement du pouvoir absolu des monarchies, l'avènement de la grande bourgeoisie financière en avaient sourdement miné les assises et troublé le régulier fonctionnement ; le grand Schisme d'Occident, en rendant presque impossible le discernement du vrai Pape, porta les peuples à se tourner vers ses chefs immédiats, évêques, prêtres et princes séculiers. Le pouvoir de mon maître est réel, disait dès le début du XIVe siècle, Pierre Flote, légiste de Philippe le Bel, au pape Boniface VIII, le vôtre est verbal[1]. Les théories des légistes, les attaques des docteurs hétérodoxes et les menées des agitateurs populaires auraient été moins efficaces et peut-être ne se seraient pas produites, si elles n'avaient été provoquées par l'apparition de ces nouvelles forces politiques et sociales, autour desquelles se groupaient les intérêts et les ambitions.

En Allemagne, les conflits et les guerres suscités par les empereurs contre l'Église avaient affaibli le lien moral qui faisait l'unité de l'Empire. La dilapidation des revenus domaniaux sous Frédéric II et le partage des prérogatives royales entre les États, favorisaient le pouvoir des Princes, qui ne visaient plus qu'à acquérir des domaines dont ils fussent seuls maîtres[2]. Les efforts de Rodolphe de Habsbourg et de son fils Albert pour rétablir l'unité de l'Empire en s'appuyant sur les forces de la bourgeoisie, augmentèrent les pouvoirs de celle-ci. De cette époque datent les prérogatives et les grands développements des villes libres, élément social nouveau, qui, stimulé par un développement extraordinaire de l'industrie et du commerce, grandissait en dehors du système féodal et en opposition avec lui[3]. La grande prospérité des grandes villes et bientôt leur indépendance politique devaient faire dire à Machiavel qu'elles étaient le nerf de l'Allemagne[4].

En Italie, les luttes du douzième et du treizième siècles avaient amené la formation de puissantes ligues entre les principales cités. Florence, la ville du mouvement et du bruit, Venise, la ville de l'immobilité silencieuse et de la mystérieuse politique, devaient garder longtemps encore leur puissance et leur prééminence sociale. Mais autour d'elles les petites tyrannies locales, que la faiblesse de l'Empire avait laissées se former, étouffaient les libertés civiles en même temps qu'elles outrageaient la foi chrétienne. Ce Ferrante, de Naples, qui se plaisait à emprisonner ses ennemis dans des cages bien solides et qui, après leur mort, collectionnait leurs momies[5] ; ce Jean Marie Visconti, de Milan, qui dressait ses chiens à chasser l'homme[6] ; cet Agnello, de Pise, qui exigeait qu'on le servît à genoux[7], s'inspiraient plus des souvenirs païens de l'empire romain que des traditions chrétiennes du Moyen Age[8].

En Angleterre, tandis que les grandes villes, Londres, York, Norwich, Bristol, Coventry, s'enrichissaient et s'élevaient par l'industrie et le commerce[9], les rois multipliaient plus que partout ailleurs les conflits avec l'Eglise romaine[10]. La guerre des Deux-Roses, en ruinant la haute noblesse, et l'apparition de diverses sectes, comme celle des Lollards, en brisant l'unité de la foi, mirent fin au Moyen Age anglais.

En France, l'absolutisme de la monarchie, avant de trouver dans le droit romain sa théorie justificative et ses formules, avait été l'œuvre de l'histoire. Le besoin d'ordre et d'unité, la nécessité de se défendre contre les invasions étrangères, avaient peu à peu groupé les forces sociales autour du roi ; comme les perplexités religieuses, déterminées par le Schisme d'Occident, avaient rassemblé les fidèles autour des évêques. La renaissance agricole, industrielle et commerciale, favorisée par l'unité politique, attirait en France une immigration étrangère considérable[11] et un bien-être inouï[12]. La noblesse féodale perdit son prestige. C'est l'époque où le vieux château fort, à la masse pesante, à l'appareil formidable de défense, est délaissé ou se transforme en une demeure nouvelle, aux balcons ajourés, aux grandes fenêtres à croisillons sculptés, aux galeries pleines de lumière. Souvent la nouvelle habitation devient la demeure d'un bourgeois enrichi, d'un argentier, d'un magistrat anobli pour son dévouement au pouvoir royal. Mais la nouvelle noblesse, loin de combler les fossés qui séparaient les classes de la nation, ne faisait que les creuser davantage[13]. Les parvenus fusionnaient mal avec la vieille aristocratie et ils se séparaient avec plus de morgue des classes populaires.

Deux causes entretenaient et activaient dans celles-ci un ferment révolutionnaire : c'étaient un mouvement rapide vers la liberté civile et politique et une aggravation simultanée de la misère et du paupérisme.

Le progrès vers la liberté s'était accéléré dans la seconde moitié du XVe siècle. sous l'influence de causes diverses, les unes d'ordre religieux ou humanitaire, les autres d'ordre économique ou politique. Les seigneurs et les rois avaient un intérêt politique et économique à affranchir les serfs, qui, une fois libres, venaient repeupler les villages déserts et y ranimer la culture par un travail plus assidu et plus efficace, parce qu'il était plus intéressé. Vers les premières années du XIVe siècle, le servage, dit M. Imbart de la Tour[14], paraîtra de plus en plus une exception.

Les serfs affranchis s'empressaient de s'organiser en pouvoirs politiques. Les communautés rurales élisaient leurs prud'hommes, leurs procureurs et leurs syndics. Aux Etats-Généraux de 1484[15], les communautés de villages seront représentées pour la première fois.

Malheureusement cet élan vers la liberté n'était favorisé que dans les classes rurales. Il était entravé chez les ouvriers urbains, et il coïncidait avec une extension du paupérisme. Malgré le développement de l'agriculture et du commerce, qui marquent cette époque, il se produisit Un renchérissement des denrées premières, blés, vins, bois et étoffes, etc. Ce renchérissement était dû à une fiscalité mal organisée et surtout aux guerres incessantes.

Or, les salaires restaient immobiles. En 1500, dit M. Imbart de la Tour, le salaire de l'ouvrier est certainement trop faible pour le faire vivre, pour faire vivre sa famille ; après 1515, il acculera l'ouvrier à la mendicité ou à l'emprunt.

L'Eglise, au moyen de ses confréries, et l'Etat, au moyen de subventions et d'institutions diverses, essayaient bien de parer au mal. Mais ils ne pouvaient y suffire. Les institutions du Moyen Age étaient en ruine, et celles du monde moderne en formation.

Or de ces deux faits, l'élan vers les libertés politiques et le paupérisme, résultait fatalement un esprit révolutionnaire. Dans chaque ville, dit un historien[16], se propage un foyer d'agitation et de désordres. Imaginez, dans cet amas d'explosifs, une étincelle : une élection, un impôt nouveau, une menace de disette ; la ville est en feu. On prévoit ce que seront les luttes religieuses dans de pareils milieux... Sous les splendeurs de la Renaissance, le brillant des victoires et des fêtes, les élégances de la richesse... il suffit de prêter l'oreille pour entendre le murmure des misérables, qui se traduira en clameurs farouches, le jour où, le choc des croyances armera tous ces appétits et absorbera tous ces attentats.

On a dit que la Réforme protestante s'était faite en Angleterre par les rois, en Allemagne par les seigneurs, et en France par le peuple. Cette formule trop systématique est inexacte[17]. Mais le peuple de France n'était que trop préparé à écouter d'une oreille docile toute parole de révolte ou de révolution.

 

 

 



[1] DUPUY, Histoire du différend entre Boniface VIII et Philippe le Bel, Paris, 1655, in-folio.

[2] JANSSEN, L'Allemagne et la reforme, trad., Paris, tome I, p. 417.

[3] JANSSEN, L'Allemagne et la reforme, trad., Paris, tome I. p. 425.

[4] MACHIAVEL, Opera, t IV, p. 157.

[5] Paul JOVE, Histor., I, p 14.

[6] CORIO, Storia di Milano, p. 301 et s.

[7] Filippo VILLANI, Storie, XI, 101.

[8] Cf. J. BURCKHARDT, La civilisation en Italie au temps de la Renaissance, trad. Schmitt, 2 vol., in-12, Paris, 1906. — Chap. I à VI.

[9] Ch. BÉMONT, dans Histoire générale, III, 109.

[10] THÉSAL, Les origines du schisme anglican, Paris, 1908, 1 vol., in-12, p. 4.

[11] IMBART DE LA TOUR, Les origines de la réforme, I, 287-295.

[12] IMBART DE LA TOUR, Les origines de la réforme, I, 302.

[13] IMBART DE LA TOUR, Les origines de la réforme, I, 460, 461.

[14] IMBART DE LA TOUR, Les origines de la réforme, I, 468, 469.

[15] IMBART DE LA TOUR, Les origines de la réforme, I, 491. Aux Etats-Généraux de 1302, Philippe le Bel avait convoqué des gens du commun, mais l'unité juridique de la communauté rurale ne prend place dans les institutions publiques qu'à partir de 1484.

[16] IMBART DE LA TOUR, Les origines de la réforme, t. I, p. 512.

[17] Cf. H. HAUSER, La Réforme et les classes populaires en France au XVIe siècle, dans la Revue d'hist. mod. et contemp., t. I, 1899-1900, et G. HANOTAUX, Hist. du cardinal de Richelieu, t. I, p. 473-475.