HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

INTRODUCTION.

 

 

La révolution religieuse et sociale déchaînée au XVIe siècle par l'hérésie protestante ne s'explique pleinement que par l'étude des troubles religieux, sociaux et politiques qui ont agité les XIVe et XVe siècles. Le grand Schisme d'Occident ébranle l'autorité des Papes ; la vie mondaine de quelques Souverains Pontifes et des prélats de leur entourage augmente leur discrédit ; la mauvaise volonté, parfois l'opposition violente des Princes, inspirés par les Légistes, entravent l'action de l'Eglise ; l'ivresse du savoir, la passion de l'art et des belles-lettres développent dans les âmes un esprit d'indépendance suspect ; la décadence de la scolastique favorise le développement d'un mysticisme équivoque ; le brusque développement du commerce et de l'industrie, la rapide formation des monarchies absolues et la subite apparition de la puissance nouvelle du capitalisme, en faisant disparaître les libertés et les franchises de la vieille organisation médiévale, compliquent la crise religieuse d'une crise sociale et politique, menacent de donner à la moindre secousse des proportions imprévues. Un malaise général se fait sentir. On parle partout d'une réforme nécessaire. Depuis qu'au concile de Vienne, en 1311, un grand évêque l'a demandée in capite et in membris, dans le Chef de l'Église comme dans ses membres[1], la formule a fait fortune. Les conciles et les assemblées ecclésiastiques l'ont souvent répétée.

Pendant que les sages avisent aux moyens de réaliser cette réforme par la prière et par les bonnes œuvres, dans l'Église et par l'Eglise ; des esprits turbulents et passionnés entreprennent de l'établir par la violence et la révolte, hors de l'Eglise et contre l'Eglise.

Luther en Allemagne, Henri VIII en Angleterre, Calvin en France, Zwingle en Suisse, se donnent cette mission.

Purifier l'Église de ses scandales, affranchir les princes et les peuples chrétiens de la prétendue tyrannie de Rome, libérer les consciences de l'oppression des formules doctrinales et de l'ingérence de la hiérarchie catholique, ramener le Christianisme à sa pureté primitive, tels sont les mots d'ordre des quatre prétendus réformateurs.

Comment ces hommes n'ont fait qu'aggraver les maux auxquels ils prétendaient porter remède ; comment de l'œuvre de Luther sont sortis le désordre et la corruption des mœurs en Allemagne ; de l'œuvre d'Henri VIII, l'asservissement de l'église d'Angleterre ; de l'œuvre de Calvin, la plus désespérante des doctrines et le plus inquisitorial des gouvernements ; de l'œuvre de Zwingle, le plus dissolvant des systèmes ; comment tous ces appels bruyants à la réforme ont abouti à couvrir l'Europe de sang, à troubler les consciences et à préparer les pires catastrophes sociales et religieuses : c'est ce que le présent livre a pour but de montrer par le récit des faits de l'histoire.

On y verra aussi de quelle manière l'Église catholique, sous la direction de sa hiérarchie légitime, opéra la réforme dont elle avait besoin et se régénéra elle-même par ses propres moyens. La principale de ces œuvres fut la réunion du Concile général de Trente. Mais la fondation de divers ordres religieux, particulièrement de la célèbre Compagnie de Jésus, dont l'activité devait se développer dans les divers ordres de la science et de l'apostolat, la réformation du clergé sous l'impulsion de saint Charles Borromée, la haute et ferme politique de saint Pie V, une impulsion nouvelle donnée à la piété sous l'influence de sainte Térèse, un développement inouï des missions lointaines, préparèrent, secondèrent et continuèrent l'œuvre du grand Concile.

L'impartiale étude des faits, en nous révélant ainsi l'impuissance radicale des prétendus réformateurs et l'inépuisable vitalité de l'Eglise catholique, nous montrera en même temps combien furent vains les prétextes invoqués pour justifier la révolte. Attribuer la crise religieuse du XVIe siècle aux prétendus abus de la tyrannie pontificale et à la corruption du clergé est une injustice. L'autorité pontificale n'avait jamais, nous le verrons, pesé d'un poids plus léger sur les États et sur les individus. En tout cas, ce furent les pays où l'action de Rome avait été la plus active, l'Italie, l'Espagne et la France, qui lui restèrent fidèles ; ce furent l'Angleterre, l'Allemagne du Nord et la Scandinavie qui s'en séparèrent.

Quant à la corruption du clergé, cinq siècles plus tôt le Pape saint Grégoire VII avait pu remédier à des abus non moins criants, opérer des réformes non moins difficiles. Les causes réelles de la Révolution protestante sont ailleurs. Les perturbations sociales déterminées par l'avènement des grands États et par la ruine de la Chrétienté, des hostilités profondes contre Rome qui remontaient aux grandes luttes du Sacerdoce et de l'Empire, un esprit de secte qui se rattachait aux Hussites et aux Vaudois, l'orgueil et les passions personnelles des hommes qui se mirent à la tête du mouvement prétendu réformateur, telles furent les causes déterminantes de la révolution religieuse dont le XVIe siècle fut le témoin, et dont l'Allemagne, l'Angleterre et la France furent les principaux théâtres.

Serait-il juste au moins d'imputer à l'incapacité ou à l'indolence de la Papauté, les proportions que prit la révolte et les calamités qu'elle entraîna ? Certes, il faut bien avouer que les intérêts famille d'Alexandre VI, les préoccupations politiques de Jules Ii et le culte trop exclusif des lettres et des arts qui occupa le pontificat de Léon X, détournèrent ces Papes du grand effort qu'exigeaient les intérêts religieux du monde chrétien, les empêchèrent tout au moins de voir la grandeur du péril qui menaçait l'Église. Mais de plus étraves responsabilités retombent sur ces Princes, qui trahirent leurs devoirs de défenseurs.cle l'Église, sur ces corps épiscopaux, qu'un esprit gallican avait pénétrés, sur ces Parlements qui, sans cesse en conflit avec la cour romaine, mettaient des obstacles à la pleine efficacité de l'action papale. Elles atteignent même ce peuple qui, durant tout le Moyen Age, par une participation plus active à la vie publique, par une piété plus franche et plus spontanée, avait été un soutien pour l'œuvre réformatrice des Papes. Le peuple chrétien, désormais déchu de presque toute action sociale, saisi dans les réseaux d'une administration de plus en plus centralisée, inconsciemment infecté du venin de scepticisme et de sensualité que lui offraient les œuvres d'art de la Renaissance, ne formait plus, autour du chef de l'Église, cette atmosphère de respectueuse et sympathique confiance, qui facilitait son action et la secondait puissamment. Dans toutes les catastrophes comme dans toutes les œuvres de régénération, les responsabilités s'étendent plus loin et remontent plus haut qu'il n'apparaîtrait au premier regard.

 

En terminant la Préface de son Histoire des variations, Bossuet exprime l'espoir, que son écrit se trouvera dans le fond beaucoup plus tourné à la paix qu'à la dispute, qu'en le lisant le protestant comprendra mieux comment les variations et les amoindrissements de doctrine dont il souffre ont eu leur principe dans le mouvement initial qui engendra l'hérésie, et que le catholique sera saisi d'une sainte et humble frayeur, en considérant les tentations si dangereuses et si délicates que Dieu envoie quelquefois à son Église et les jugements qu'il exerce sur elle. Ainsi, conclut-il, on ne cessera de faire des vœux pour lui obtenir des pasteurs également éclairés et exemplaires, puisque c'est faute d'en avoir eu beaucoup de semblables que le troupeau racheté d'un si grand prix a été si indignement ravagé[2].

C'est tout le bien qu'on oserait ambitionner, avec l'aide de Dieu, comme fruit du présent travail.

 

 

 



[1] BOSSUET, Histoire des variations, liv. I, chap. I. La formule Ecclesiam reformare in capite et in membris, a été employée pour la première fois par Guillaume Durand le Jeune dans son Tractatus de modo celebrandi generalis concilii, ouvrage imprimé en 1545 et aujourd'hui difficile à trouver. Cf. LELONG, Bibliothèque, t. I, n° 6810 ; VIOLLET, Droit privé, p. 84-85 ; RAYNALDI, édit. Theiner, an. 1311, en note ; Rev. des quest. hist., 1er octobre 1909, p. 421.

[2] BOSSUET, Histoire des variations, préface, n° XXVIII, XXIX.