HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

TROISIÈME PARTIE. — L'ORGANISATION DE LA CHRÉTIENTÉ

CHAPITRE V. — DE L'AVÈNEMENT D'ALEXANDRE IV À L'AVÈNEMENT DE BONIFACE YIII. - LES DERNIÈRES CROISADES. - LE IIe CONCILE GÉNÉRAL DE LYON (1254-1294).

 

 

Pendant les quarante années qui séparent la mort d'Innocent IV de l'avènement de Boniface VIII, l'histoire extérieure de l'Eglise est marquée par peu de grands événements. De 1254 à 1294, douze papes se succèdent. La brièveté de leurs règnes et la longueur relative des interrègnes, ne leur permettent pas de poursuivre un grand projet politique. D'ailleurs, à côté d'eux, dans les nations, aucune grande entreprise ne se manifeste. Sous le sceptre des derniers des Hohenstauten, l'empire germanique, épuisé par les grandes luttes de Frédéric II, se désagrège. Les anciens royaumes d'Arles, de Bourgogne, la Lorraine, s'en détachent. Les seigneurs deviennent de véritables souverains. Une anarchie semblable règne en Italie, où les cités, les ligues, après avoir triomphé des empereurs, se battent entre elles. En France, au contraire, en Angleterre et dans la plupart des autres Etats, la tendance des événements est de centraliser et de fortifier le pouvoir.

Mais tous ces mouvements de destruction et d'édification se font comme par petites secousses, sans que les contemporains semblent en avoir aperçu les grandes lignes. L'Orient offre un spectacle analogue : l'empire latin de Constantinople, né des convoitises combinées de Venise et des seigneurs, suit dans la tombe celui de Jérusalem. L'élan des croisades a disparu. Le roi de France, saint Louis, y jette l'éclat de son héroïsme et de sa sainteté ; mais il est seul, et succombe. Cependant tout n'est pas signe de ruine dans ces événements multiples et complexes. Un monde nouveau s'élabore. Mais les générations suivantes pourront seules en discerner la naissance et le progrès. Les papes, comme les rois et les peuples, de la seconde moitié du XIIIe siècle, ne peuvent, la plupart du temps, que faire face aux difficultés de l'heure présente, laissant à la Providence le soin de tout faire concourir à l'accomplissement de ses desseins.

Cependant jamais peut-être la vie intérieure de l'Eglise ne fut plus intense. Les grands pontificats de Sylvestre Il, de saint Grégoire VII et d'Innocent III, portent leurs fruits. C'est l'époque où la théologie, reine des sciences, brille, avec saint Thomas d'Aquin et saint Bonaventure, d'un éclat incomparable ; où une philosophie chrétienne s'établit sur des bases solides ; où un art chrétien se révèle ; où un droit chrétien s'organise, et s'oppose au droit antique ; où une organisation chrétienne du travail et de la propriété s'élabore ; où les sciences naturelles prennent elles-mêmes un essor jusque-là inconnu, sous l'influence d'un moine de génie, Roger Bacon. C'est rage de la Somme théologique, de l'Itinéraire de l'âme vers Dieu, de l'expansion des grands ordres de saint Dominique et de saint François, de la chevalerie à son apogée, des cathédrales gothiques, des chansons de gestes, des grandes universités et des corporations de métiers. C'est surtout par rapport à cette époque qu'on peut dire, avec M. Ernest Lavisse, que le Moyen Age est une des plus grandes époques de l'histoire[1], et, avec M. Emile Faguet, que la vie intellectuelle y fut intense, avide, passionnée, et bien plus originale que la vie intellectuelle latine[2].

 

I

Le cardinal-évêque d'Ostie, Réginald, élu pape le 12 décembre 1254, sous le nom d'ALEXANDRE IV, et mort le 25 mai 1261, se distinguait par la pureté de ses mœurs et la noblesse de son caractère ; mais il se montra trop accessible à des conseillers indignes, et il n'eut pas la fermeté nécessaire pour résister aux brigues des partis italiens, Il vécut la plupart du temps hors de Rome, où le sénateur Brancaleone balançait son pouvoir. Dans la lutte qui mit aux prises, en Allemagne, après la mort de Guillaume de Hollande, deux compétiteurs, Richard de Cornouailles, frère du roi d'Angleterre, et Alphonse de Castille, il hésita à se prononcer, quoique penchant visiblement vers le parti de Richard. En Sicile, il eut à lutter contre Manfred, qui refusait de congédier les Sarrasins qu'il avait à son service, et se mettait à la tête du parti gibelin en Italie. Tant de soucis l'empêchèrent de réaliser ses projets de croisade contre les infidèles. Il fit quelques tentatives auprès de l'empereur d'Orient, Théodore II Lascaris, en vue de l'union de l'Eglise grecque schismatique, et il combattit les hérétiques d'Europe par les simplifications qu'il apporta à la procédure de l'Inquisition[3] et par les encouragements qu'il donna à la prédication de moines mendiants.

Deux papes français lui succédèrent. URBAIN IV, Jacques Pantaléon, fils d'un humble cordonnier de Troyes, qui s'était élevé, par ses mérites, des derniers rangs de la cléricature à la dignité de patriarche de Jérusalem, lorsqu'il fut élu pape à Viterbe le 29 août 1261, dut aussi renoncer à faire de Rome sa résidence habituelle. Il travailla à concilier les deux partis qui se disputaient le pouvoir en Allemagne, et décida les deux prétendants, Richard et Alphonse, à accepter son arbitrage ; mais il mourut avant d'avoir prononcé sa décision. Comprenant la gravité de la situation dans les Deux-Siciles, il en proposa le gouvernement au roi de France, qui refusa, puis à Charles d'Anjou, qui, poussé par sa femme et par son ambition, accepta l'offre, malgré les remontrances de son frère Louis IX. Charles devait recevoir le royaume de Naples comme fief du Saint-Siège et s'engager à ne jamais réunir ni l'Empire ni la Lombardie à ses nouveaux Etats. La stipulation était dictée par un sage esprit politique : l'indépendance de la papauté exigeait que le nord et le sud de l'Italie ne fussent jamais réunis sous la même main. Mais l'ambition de Charles ne sut pas se contenir. À peine était-il installé à Naples, qu'il cherchait à s'assurer des positions partout. A. Milan, il obtenait la nomination d'un de ses sujets, le Provençal Barrai des Baux, comme podestat. À Rome, Charles lui-même était pris comme sénateur, et, à ce titre, représentait tout le Sénat. Urbain IV, dont la piété était profonde, chercha à se consoler des échecs de sa politique en favorisant le culte de l'Eucharistie. Il avait été, pendant qu'il remplissait les fonctions d'archidiacre à Liège, un des premiers approbateurs du projet d'une fête du Saint-Sacrement. Il forma la résolution d'étendre à l'Eglise universelle la célébration de cette solennité, qui se célébrait déjà dans quelques diocèses. Il demanda aux deux plus grands docteurs de l'époque, à saint Thomas d'Aquin et à saint Bonaventure, la composition d'un office spécial à cette occasion, et publia, à cet effet, une bulle en 1264. Mais la mort du pontife, arrivée peu de temps après, retarda de quarante ans la célébration de cette fête, appelée à devenir une des plus solennelles et des plus populaires de l'Eglise.

Le successeur d'Urbain IV, CLÉMENT IV, élu le 5 février 1265, après une vacance de quatre mois, se nommait Guy Le Gros. Il était originaire de Saint-Gilles sur le Rhône[4]. D'abord avocat et jurisconsulte, il fut un des conseillers intimes de Louis IX. Après la mort de sa femme, il embrassa la carrière ecclésiastique et en parcourut rapidement les degrés. Il revenait d'une mission qu'il avait remplie en Angleterre comme légat pontifical, quand il apprit que le Sacré Collège, à la mort d'Urbain IV, l'avait élu à l'unanimité. Pas plus que ses prédécesseurs, il ne put fixer sa résidence à Rome. Dans le conflit qui déchirait l'Allemagne, il revendiqua, comme Urbain IV, le droit de décider le choix de l'empereur, mais il mourut sans s'être prononcé. En Sicile, la situation devenait extrêmement critique. Les exactions et les empiétements de Charles d'Anjou étaient tels, que Clément IV ne fut pas éloigné de s'entendre avec son compétiteur Manfred[5], ce fils naturel de Frédéric II, qui travaillait en même temps à préparer les voies du pouvoir au jeune fils de Conrad IV, Conradin. Mais le prompt succès de Charles d'Anjou, qui défit et tua Manfred à la bataille de Bénévent, le 27 février 1266, coupa court à ces velléités.

Cet événement cependant ne mit pas fin à la lutte. En 1267, le jeune Conradin, qui venait d'atteindre sa seizième année, profita des mécontentements suscités par la tyrannie de Charles d'Anjou, pour entrer en scène en personne, attaquant à la fois Naples et Rome, Charles d'Anjou et Clément IV. Ce coup d'audace du jeune prince, sa valeur, sa jeunesse, soulevèrent en sa faveur les principales villes de l'Italie. Rome le reçut en triomphe, et la plus grande partie du royaume des Deux-Siciles s'était déjà prononcée en sa faveur, quand il fut fait prisonnier et conduit à Naples, où Charles d'Anjou, après un jugement sommaire, le fit exécuter sur une place de la ville, le 29 octobre 1268. Ainsi finit le dernier des Hohenstaufen. On a voulu parfois compromettre le pape Clément IV dans cette affaire[6]. Mais Clément IV, qui avait si souvent exhorté Charles d'Anjou à la sagesse, à la clémence et à la justice[7], n'eut certainement aucune part à la tragédie qui termina la destinée des Hohenstaufen. Il n'eut probablement même pas connaissance préalable de l'exécution, loin de l'approuver, et déplora sincèrement les excès de la répression sauvage qui sévit dans tout le royaume[8].

Clément IV signala son pontificat par plusieurs mesures sagement réformatrices. On lui a reproché cependant son esprit de centralisation et de fiscalité[9]. Il légalisa et par là même étendit l'usage, déjà introduit par ses prédécesseurs, de réserver au pape la nomination à tous les bénéfices vacants en cour de Rome, c'est-à-dire les bénéfices dont les titulaires mouraient dans le lieu de résidence de la cour romaine[10]. Mais c'était là un moyen d'arracher à l'influence des seigneurs locaux ou des rois le recrutement de l'épiscopat. Il fit aussi, comme Innocent IV, beaucoup de levées d'argent au profit de la curie. Mais les luttes qu'il eut à soutenir en Occident, et surtout les projets qu'il nourrissait, depuis son élévation au souverain pontificat, en vue d'une nouvelle croisade en Orient, projets dont la chrétienté tout entière devait bénéficier, justifiaient ces mesures financières.

Depuis quelques années, la situation de l'Eglise eu Orient était devenue extrêmement grave. En 1261, Michel Paléologue, empereur grec de Nicée, grâce à l'appui des Génois et à la connivence de la population grecque de Constantinople, avait chassé de la ville et détrôné, presque sans coup férir, l'empereur Baudouin II. L'empire latin avait vécu. Le pape Urbain IV, qui gouvernait alors l'Eglise, avait bien essayé de provoquer une nouvelle croisade. Louis IX avait, seul de tous les souverains, répondu à son appel. D'ailleurs, de son côté, Paléologue avait réussi à paralyser l'ardeur du pape, en entrant aussitôt en négociations avec lui en vue de l'union des Eglises. Mais il avait été bientôt visible que cette tactique n'était qu'un jeu, destiné à tromper la papauté. D'ailleurs, à l'avènement de Clément IV, la situation s'était singulièrement compliquée par l'intervention subite de Charles d'Anjou. Le roi des Deux-Siciles, dans sa lutte contre Manfred et Conradin, ne rêvait rien de moins que de reprendre, à son profit, le projet ambitieux de Frédéric II : régner sur l'Occident et sur l'Orient à la fois. Comme Frédéric, il regardait en même temps du côté de Jérusalem et du côté de Constantinople, et préparait, avec l'appui de tous les ennemis de l'empire allemand, de tous les seigneurs qui espéraient se tailler des principautés en Orient, une expédition nouvelle. Clément IV pressa saint Louis de prendre la croix. Le roi de France et ses trois fils, le prince Edouard d'Angleterre, le comte Thibaut de Champagne et de nombreux barons français, s'étaient déjà croisés, et faisaient leurs premiers préparatifs de guerre, quand Clément IV mourut à Viterbe, le 29 novembre 1268.

 

II

Cette mort parut d'abord favoriser les projets de Charles d'Anjou. Celui-ci comptait plusieurs partisans dans le Sacré Collège. Les cardinaux ne purent se mettre d'accord sur le choix du nouveau pape. La vacance du siège dura trois ans, offrant le champ libre aux ambitions du roi de Sicile. Mais l'intervention énergique de Louis IX l'arrêta. Le roi de France fixa son départ pour la croisade au printemps de 1270, et exigea que son frère vînt le rejoindre, avec toutes ses forces, à celte date, devant Tunis. Les intérêts de la politique traditionnelle des papes en Orient étaient sauvés, au moins momentanément, par l'initiative du saint roi[11].

Le débarquement des armées eut lieu le 17 juillet 1270 dans la presqu'île de Carthage. On s'empara du château de Carthage. Mais, au mois d'août, la peste se mit dans l'armée. Après avoir vu mourir le légat du pape et plusieurs de ses meilleurs chevaliers, saint Louis se sentit atteint lui-même du fléau. C'est alors que, pressentant sa fin, il écrivit à l'intention de son fils, cet admirable testament, digne de servir de règle à tout chef de peuple : Cher fils, la première chose que je t'enseigne est que tu mettes tout tore cœur à aimer Dieu... Aie le cœur doux et miséricordieux aux pauvres et à tous ceux qui souffrent de cœur ou de corps... Maintiens les bonnes coutumes de ton royaume. Ne charge pas ton peuple d'impôts... Sois rigide et loyal à tenir justice et droiture envers tes sujets... Les bénéfices de sainte Eglise, donne-les à personnes bonnes et dignes... Garde-toi d'exciter guerres, sans très grand conseil... Apaise au plus tôt que tu pourras guerres et querelles... Sois dévot à l'Eglise de Rome et au souverain pontife, notre père[12]. Une des dernières paroles du saint roi fut celle-ci : Nous irons en Jérusalem. C'est de la Jérusalem céleste qu'il parlait.

Devenu chef de la croisade par la mort de son frère, Charles d'Anjou s'empressa de conclure avec le sultan de Tunis un traité avantageux pour son royaume de Sicile, puis il s'embarqua pour l'Europe avec les princes français, remettant à trois ans l'accomplissement de son vœu de croisade. Seul, le prince Edouard d'Angleterre voulut poursuivre l'expédition jusqu'en Terre Sainte. Il débarqua à Saint-Jean-d'Acre le 9 mai 1271, mais ses forces étaient insuffisantes, et, l'année suivante, il reprit, à son tour, le chemin de l'Europe.

L'Eglise avait alors un nouveau pape. L'élu du Sacré Collège, Théobald Visconti, de Plaisance, archiprêtre de Liège, se trouvait précisément à Saint-Jean-d'Acre, auprès du prince Edouard, disposé à se rendre en pèlerin en Terre Sainte, quand il apprit le choix qu'on venait de faire de lui pour gouverner l'Eglise. Il dut rebrousser chemin vers Rome, mais il s'écria, en se détournant de Jérusalem : Ô Jérusalem, si jamais je puis t'oublier, puissé-je m'oublier moi-même ! Théobald Visconti, sacré et couronné à Rome le 13 mars 1271, prit le nom de GRÉGOIRE X.

Le pontificat de Grégoire X est sans contredit le plus fécond et le plus glorieux de la période que nous étudions en ce moment. On a dit de ce pape qu'avec saint Louis, il représente le mieux le christianisme social de cet âge. Ses grandes idées furent le relèvement de l'empire d'Allemagne, la réforme, la réunion des Grecs, la délivrance de Jérusalem, la réconciliation des guelfes avec les gibelins. Les deux grands faits de son pontificat furent la restauration de l'empire, en la personne de Rodolphe de Habsbourg, et la célébration à Lyon du XIVe concile œcuménique.

Comme saint Louis dans son royaume, Grégoire X voulait être, dans l'Eglise, l'interprète incorruptible du droit et le défenseur de la paix. S'il est du devoir de ceux qui dirigent les Etats, disait-il, de sauvegarder les droits et l'indépendance de l'Eglise, il est aussi du devoir de ceux qui ont le gouvernement ecclésiastique de tout faire pour que les rois et les princes possèdent la plénitude de leur autorité. Jugeant que l'interrègne de l'empire n'avait que trop duré, que l'anarchie qui régnait en Allemagne depuis la mort de Frédéric II, en 1250, devenait un grave péril pour la paix de l'Europe et de l'Eglise, il se rallia au choix que les princes électeurs firent, le 1er octobre 1273, du comte Rodolphe de Habsbourg comme roi d'Allemagne, et eut avec le prince une entrevue solennelle, dans laquelle Rodolphe lui promit son concours pour assurer la liberté de l'Eglise et la défendre contre les hérésies. L'adhésion du pape entraîna celle de toute l'Allemagne en faveur de celui qui devait être le fondateur de la maison d'Autriche.

Le concile que Grégoire X réunit à Lyon, le 7 mai 1274, eut principalement pour but d'établir la paix et l'union entre l'Eglise latine et l'Eglise grecque. Quatre Frères mineurs furent chargés de discuter les conditions de cette union avec l'empereur Michel Paléologue[13], tandis que le général des dominicains, Humbert de Romans, préparait un rapport sur l'état du clergé. Cinq cents évêques et beaucoup d'autres prélats furent présents à la séance d'ouverture. On y remarquait le savant dominicain Pierre de Tarentaise et le général des franciscains, Bonaventure. Le plus savant des théologiens, Thomas d'Aquin, y avait été convoqué, mais il était mort en route, dans l'abbaye cistercienne de Fossanuova, non loin d'Aquin, le 7 mars 1274. Les représentants des Templiers et des chevaliers de Saint-Jean, les ambassadeurs des rois de France, d'Allemagne, d'Angleterre et de Sicile, les patriarches latins d'Antioche et de Constantinople, étaient présents à l'assemblée.

En attendant l'arrivée de l'ambassade grecque, le concile tint trois sessions, dans lesquelles il vota douze canons disciplinaires[14] relatifs aux élections ecclésiastiques, aux biens d'Eglise, à la procédure judiciaire et à l'excommunication[15]. Le 24 juin, les ambassadeurs de l'empereur de Constantinople se présentèrent. Paléologue avait fait accepter aux évêques et au clergé grec placé sous sa dépendance, trois choses : la reconnaissance de la primauté du pape, l'acceptation du principe de l'appel à Rome, et la mention du pape dans la liturgie. Une quatrième session fut tenue, dans laquelle, au nom de l'empereur, le grand logothète ou chancelier de l'empire déclara que l'Eglise de Constantinople revenait à l'obédience du Saint-Siège. On entonna le Te Deum, et, après un discours du pape, on chanta le Credo, en répétant trois fois la formule Filioque. C'était le 6 juillet 1274. C'était la fin d'un schisme qui avait duré deux cent vingt ans[16].

Le concile de Lyon était à la fois un triomphe pour la papauté et pour les partisans de la croisade. Rien ne semblait plus faire obstacle à la délivrance de la Terre Sainte. Le pape obtint des évêques réunis au concile la levée des décimes de la croisade pendant six ans. Le roi Philippe III, la reine, beaucoup de prélats et de barons, se croisèrent. Le 1er mai 1275, Grégoire X achevait son œuvre de pacification en amenant Charles d'Anjou et Michel Paléologue à conclure une trêve. Quelques jours avant sa mort, le pape recevait une ambassade de l'empereur byzantin, qui lui renouvelait l'expression de son zèle pour la Terre Sainte. À ce moment, le roi de France, le roi de Sicile, le roi d'Angleterre, le roi d'Aragon avaient pris la croix. L'union politique et spirituelle de la chrétienté semblait accomplie. Les rêves des Urbain II et des Innocent III paraissaient près de se réaliser. Malheureusement, cet accord tout diplomatique masquait des causes de divisions trop profondes pour qu'il pût durer : aussitôt après la mort de Grégoire X, elles éclatèrent[17].

 

III

Les Grecs, en se ralliant à l'Eglise de Rome, n'avaient pas abandonné tous leurs préjugés contre l'autorité du pape et leurs vieilles rancunes à l'égard des Latins ; et Charles d'Anjou, en se soumettant au Saint-Siège, n'avait pas renoncé à ses projets ambitieux. La succession rapide de trois pontifes, en un an et demi, sur le siège apostolique, favorisa l'éclosion et le développement de tous ces germes de discorde. INNOCENT V, Pierre de Tarentaise, voulant continuer l'œuvre pacificatrice de Grégoire X, négocia la paix entre Charles d'Anjou et Rodolphe de Habsbourg. Malheureusement il mourut après cinq mois de pontificat seulement, et sans avoir pu mener son œuvre à bonne fin. Son successeur ADRIEN V, Ottobono Fieschi, de Gênes, neveu d'Innocent IV, élu alors qu'il était simple diacre, ne vécut pas assez pour se faire ordonner et couronner. Pierre Juliani, originaire de Portugal, qui lui succéda sous le nom de JEAN XXI[18], reprit les négociations entreprises par ses prédécesseurs en vue d'assurer une réconciliation stable entre le roi d'Allemagne et le roi de Sicile, mais grièvement blessé à-Viterbe par un éboulement accidentel qui se produisit dans son palais, il mourut quelques jours après, le 16 mai 1277, huit mois après son exaltation[19].

Huit cardinaux, divisés en deux partis, l'un italien, l'autre français, se trouvaient à Viterbe au moment de la mort de Jean XXI. Le parti italien l'emporta. Jean-Gaétan Orsini, proclamé pape sous le nom de NICOLAS III, chercha à limiter la puissance de la maison d'Anjou, en obtenant du roi de Sicile la renonciation à la dignité de sénateur de Rome et l'abandon de la charge de régent de l'empire en Toscane ; mais il ne put empêcher les progrès de cette maison en Orient. Nicolas III songeait à entreprendre cette œuvre difficile, quand il mourut d'une apoplexie, le 22 août 1280, à Soriano, près de Viterbe, avant d'avoir terminé la troisième année de son pontificat.

Les divisions qui s'étaient produites dans le collège des cardinaux après la mort de Jean XXI, se renouvelèrent plus ardentes, après la mort de Nicolas III. Six mois s'écoulèrent sans qu'on pût aboutir à un accord. Enfin le parti français triompha. Cette intervention de la politique dans l'élection du chef de l'Eglise universelle, fut malheureuse. Le nouveau pape, Simon de Brion, qui prit le nom de MARTIN IV[20], favorisa les projets de Charles d'Anjou, dont la situation devint prépondérante dans la chrétienté. Tout-puissant en Italie par la possession des Deux-Siciles, le titre de sénateur de Rome et le vicariat de Toscane, très influent en France par ses Etats héréditaires d'Anjou et de Provence, maitre du royaume d'Arles et des débris du royaume de Jérusalem, il s'assura, par un traité, de Venise, et déclara la guerre à l'empereur de Constantinople. Le pape, qui n'avait pas pris au sérieux la conversion de Paléologue, approuva l'expédition. Mais la catastrophe des Vêpres siciliennes vint, en 1282, faire sombrer à jamais le rêve de domination universelle de Charles d'Anjou. Le 30 mars, les Siciliens, aigris par le gouvernement despotique de Charles d'Anjou, avaient, à l'heure des vêpres, assassiné tous les Français qui se trouvaient dans Palerme. À ce signal, une coalition, s'étendant dans l'île entière, dirigée par Jean de Procida et soutenue par le roi Pierre Ill d'Aragon, gendre de Manfred, chassa le roi Charles, et donna le royaume à Pierre d'Aragon. En vain le pape prononça-t-il l'excommunication contre le nouveau souverain. Les censures pontificales, considérées comme inspirées par la politique, furent insuffisantes à contenir le mouvement d'insurrection.

D'autre part, l'empereur d Orient rompait ouvertement le pacte d'union signé au concile de Lyon. L'empereur Andronic Il déclarait désavouer la conduite de son père Michel VIII, rappelait l'ancien patriarche, et rétablissait sur leurs sièges tous les membres de l'Eglise grecque qui s'étaient montrés hostiles à l'union[21].

Quels que fussent les torts de Charles d'Anjou, les procédés sanguinaires des révolutionnaires siciliens ne pouvaient être approuvés. Le successeur de Martin IV, Jacques Savelli, qui gouverna l'Eglise, de 1285 à 1287, sous le nom d'HONORIUS IV, maintint les censures prononcées contre les usurpateurs. Romain d'origine, renommé pour ses vertus de justice, de prudence et de modération, il sut s'élever au-dessus de toute considération de parti et de nationalité. Il fit ériger dans l'Université de Paris, où il avait étudié pendant sa jeunesse, des chaires d'arabe et d'autres langues étrangères, en vue de faciliter la conversion des mahométans et la réunion des schismatiques d'Orient.

Après une vacance de treize mois, le cardinal Jérôme d'Ascoli, ancien général des Franciscains, fut appelé, malgré ses résistances à ceindre la tiare. Il prit le nom de NICOLAS IV. Dans la question de la succession de Sicile, il imita l'exemple de ses deux prédécesseurs, qui, contrairement à Nicolas III, s'étaient prononcés pour la maison d'Anjou. Sa grande peine fut de voir la perte complète et définitive de la Terre Sainte. Le 18 mai 1291, la dernière place forte des chrétiens, Ptolémaïs ou Saint-Jean-d'Acre, tomba au pouvoir du soudan d'Egypte. La ville fut rasée, et ses habitants égorgés. Sur toute la côte, la population européenne fut anéantie ou obligée de fuir. En vain le pape Nicolas IV chercha-t-il à susciter une nouvelle croisade. À l'exception du roi d'Angleterre, aucun des grands souverains de l'Europe ne consentit à prendre la croix. La France était en guerre avec l'Aragon. Parmi les autres princes, les uns s'abstinrent par pusillanimité, les autres par avarice. Tel fut le cas du successeur de Rodolphe de Habsbourg. Adolphe de Nassau. Pour comble de malheur, Nicolas IV mourut prématurément, le 3 avril 1292. C'était un religieux humble et austère, un savant qui se fit l'ardent protecteur de la science. Il fonda plusieurs universités, entre autres celles de Montpellier, de Lisbonne et de Gratz en Styrie.

Après la mort de Nicolas IV, le Saint-Siège resta de nouveau vacant pendant deux ans et trois mois. Le conclave, réuni à Pérouse, menaçait de s'éterniser, quand le roi de Naples, Charles II, dit le Boiteux, proposa et fit accepter par les cardinaux la candidature d'un humble et saint religieux, Pierre Morone ou Murrone, que rien ne semblait avoir préparé à gouverner l'Eglise. Fils d'un paysan des Abruzzes, il avait mené jusque-là la vie érémitique, d'abord sur le mont Majella, puis sur le mont Murrone, d'où lui vint son surnom. Il prit le nom de CÉLESTIN V. Son inexpérience le livra aux politiques et aux intrigants. D'abord le roi de Naples, qui voulait exploiter son autorité morale pour conquérir la Sicile, le décida à fixer sa résidence dans la ville de Naples, auprès de lui. Puis des utopistes, des aventuriers, cherchèrent à le compromettre dans leurs rêves et dans leurs intrigues. Bientôt Célestin V se sentit fléchir sous le poids de sa charge. La solitude, qu'il n'avait quittée qu'à regret, l'attirait. Il essaya d'abord de se décharger du gouvernement des affaires sur une commission de trois cardinaux. Puis, conseillé par de vrais amis, il déclara abdiquer la dignité apostolique, ordonna de procéder à l'élection d'un nouveau pape, et reprit sa vie solitaire, où il acheva de se sanctifier. L'Eglise l'a mis au nombre des saints ; mais le pape Clément V, dans la bulle même qui proclame sa canonisation, le qualifie de pontife inexpérimenté dans le gouvernement de l'Eglise universelle, ad regimen universalis Ecclesiæ inexpertus. Un de ses mérites fut de savoir comprendre son incapacité, de descendre spontanément du Siège apostolique, et de laisser cette grande leçon d'humilité à ceux qu'une erreur élèverait à des fonctions dont ils ne pourraient supporter le poids.

 

IV

Quels qu'aient été les échecs, quelles qu'aient été les variations de la politique des papes pendant la seconde moitié du XIIIe siècle, il est un point sur lequel ils continuent et développent sans défaillance l'œuvre des grands pontifes qui les ont précédés : c'est la protection accordée à deux institutions, qui seront les foyers de la civilisation chrétienne, à savoir les ordres religieux et les écoles. Honorius échoue dans ses projets sur la Sicile, mais il encourage le progrès des études dans l'Université de Paris ; Nicolas IV assiste à la ruine des chrétientés d'Orient, mais il propage les institutions d'enseignement ; rien ne reste du pontificat de Célestin V, sinon l'exemple d'une vie religieuse qui s'élève jusqu'à la sainteté.

Les ordres religieux, véritable armature de la société au XIIIe siècle, formaient comme une immense armée spirituelle, partout répandue, partout agissante, ici par l'intercession de la prière et par l'exemple de l'ascétisme, là par l'action de la parole et des œuvres. On rencontrait dans les vallées la robe blanche du fils de saint Bernard ; sur les hauteurs, la robe brune de l'enfant de saint Benoît ; dans les villages et dans les villes, la bure grise du franciscain et le manteau noir du dominicain[22]. Nous avons déjà vu à l'œuvre les moines de Cluny, de Cîteaux et de Clairvaux, les chartreux, les chanoines réguliers de Saint-Victor et de Prémontré, les religieux de Fontevrault, les Frères teutoniques, ceux du Temple et du Saint-Esprit, les trinitaires, les béghards et les béguines, les frères mineurs et les frères prêcheurs. À côté d'eux, priaient et travaillaient les carmes, les servites, les ermites de saint Augustin, les frères hospitaliers de Saint-Antoine et de Saint-Lazare, les nolasques et les humiliés, les chevaliers de Saint-Michel et les chevaliers porte-glaive.

Parmi ces innombrables légions d'apôtres, deux types nouveaux de moines étaient apparus au XIIIe siècle : le moine chevalier et le moine mendiant. Avant le XIIIe siècle, le Moyen Age avait vu le moine missionnaire, comme saint Boniface et saint Augustin, convertissant les barbares ; le moine défricheur de forêts, refaisant par sa pioche le sol de l'Europe ; le moine contemplatif, relevant l'idéal d'une race de chasseurs et de guerriers ; le moine usufruitier d'une grande abbaye, par investiture royale ou papale, cultivant les sciences, les lettres, les arts liturgiques, et répandant autour de lui l'instruction parmi les peuples. Les moines chevaliers et les moines mendiants, suscités par des besoins nouveaux, eurent quelque chose de plus alerte et de plus militant. Nous avons vu les premiers s'opposer aux flots de l'Islam en Espagne et en Palestine, et les seconds lutter contre l'hérésie dans le midi de la France. Les uns et les autres exercèrent, d'autre part, une puissante influence dans l'intérieur même de la chrétienté. Ceux-là, toujours armés, rappelaient aux chrétiens que la vie de ce monde doit être une lutte perpétuelle ; ceux-ci, dépouillés de tout, leur enseignaient à se détacher des biens d'ici-bas. Les congrégations de Saint-Dominique et de Saint-François[23], par leurs tiers ordres, faisaient pénétrer leur esprit dans les familles, dans les corporations, dans la vie privée et dans la vie publique.

L'institution des ordres mendiants exerça tout particulièrement une influence très opportune sur le clergé séculier. Deux faits considérables s'étaient produits dans la société du Moyen Age, qui avaient profondément modifié les conditions de la vie des clercs : ç'avaient été dans le haut Moyen Age, l'avènement de la féodalité, et, au XIIIe siècle, la substitution du régime bénéficiaire au régime de la propriété commune. Le régime féodal faisant reposer l'autorité publique sur la propriété, il en résulta que les divers membres de la hiérarchie catholique furent amenés à se constituer une série de domaines directs et utiles, hiérarchisés suivant les divers degrés de leurs pouvoirs. L'ascension vers les sommets de la hiérarchie devenait ainsi une ascension vers la richesse. Le péril était inévitable. La force morale et la sainteté permirent à un très grand nombre de clercs d'en triompher, et le triomphe de plusieurs fut glorieux. Mais une révolution, préparée peu à peu et à peu près consommée au XIIIe siècle, vint aggraver le mal. Ce fut l'introduction et la généralisation du régime bénéficiaire, c'est-à-dire du régime qui attribuait à un clerc en particulier les revenus jusque-là attribués au fonds commun de l'église à laquelle les clercs étaient attachés. Sans doute les théologiens ne cessèrent jamais d'enseigner qu'au fond rien n'était changé ; que le bénéficier n'était qu'un administrateur, au nom de l'Eglise, d'une part de son bien ; -qu'il ne pouvait prétendre sur cette part que son honnête entretien. Mais, aux yeux du peuple, aux yeux des patrons laïques qui distribuèrent les bénéfices, et, par voie d'influence, aux yeux de tels et tels clercs, l'obligation morale sembla changée. L'éclat des bénéfices et des prébendes allait tenter l'ambition des familles. Au lieu d'accepter d'abord l'office et, par suite, d'acquérir le droit au bénéfice, on acquit le bénéfice d'abord, sauf à se rendre ensuite apte à l'office[24]. La guerre entreprise par les papes contre les investitures laïques avait paré en partie au danger. L'institution des ordres mendiants, soustraits par une dispense générale à l'intitulation prescrite par le 6e canon du concile de Chalcédoine, détachés par là même de la hiérarchie ordinaire, préservés de ses inconvénients dans l'ordre de la propriété ecclésiastique, et professant la pauvreté jusqu'à ses plus extrêmes conséquences, fut comme une apparition nouvelle de l'antique apostolat[25].

Ce bienfait fut surtout le propre de l'ordre de Saint-François ; l'ordre de Saint-Dominique semble en avoir visé plus particulièrement un autre : le progrès des sciences ecclésiastiques et de la prédication[26].

 

V

Au XIIIe siècle, l'enseignement était donné par l'Eglise dans trois sortes d'institutions : les universités, les écoles épiscopales ou monastiques, établies auprès des cathédrales et des grands monastères, et les petites écoles, fondées dans les villages. Ces trois sortes d'institutions correspondaient à ce que nous appelons aujourd'hui l'enseignement supérieur, l'enseignement secondaire et l'enseignement.

Les universités n'avaient pas été créées par une décision de l'autorité, mais s'étaient organiquement constituées d'elles-mêmes, soit universités, par le groupement de plusieurs écoles, soit par l'affluence donnée à une école par l'enseignement d'un maitre renommé. L'école, schola, prenait alors le nom de studium, et, si une corporation, soit de maîtres, soit d'élèves, la prenait à sa charge, elle changeait ce nom de studium pour celui d'université, le mot universitas étant alors synonyme de corporatio[27].

Les universités les plus célèbres furent celles de Paris, de Bologne et d'Oxford. La première fut surtout un foyer d'études philosophiques, dont le plus illustre représentant fut le dominicain saint Thomas d'Aquin ; la seconde fut un centre d'études juridiques, toujours inspiré par l'œuvre du bénédictin Gratien ; la troisième donna au monde le plus grand génie scientifique du Moyen Age, un des plus grands de tous les siècles, le franciscain Roger Bacon[28].

L'université de Paris naquit de l'école épiscopale de Notre-Dame. À l'ombre de la cathédrale, se pressait toute une population, studieuse ou bruyante, de professeurs et d'élèves, attirés de bien loin par la réputation des écoles parisiennes. Un jour, ils voulurent s'unir par un lien corporatif. Leur association forma l'Université des maîtres et des écoliers de Paris, Cette désignation se rencontre pour la première fois dans un acte de 1221 ; mais la constitution de l'Université est certainement antérieure[29]. La corporation nouvelle se développa et s'organisa rapidement. Les maîtres se groupèrent en quatre facultés : celle de la théologie, celle du droit, celle de la médecine et celle des arts. Les étudiants de la faculté des arts, les plus nombreux de tous, prirent de bonne heure l'habitude de se réunir en groupements régionaux, suivant leurs pays d'origine. Ces groupements, primitivement très nombreux, se réduisaient à quatre au temps de saint Louis ; celui des Français, celui des Picards, celui des Normands et celui des Anglais. C'est ce qu'on appela les quatre nations. Chaque nation avait ses magistrats. Vers 1240, toutes les nations s'entendirent pour élire un chef commun, le recteur. Entre le recteur, chef des nations, et le chancelier, une lutte s'engagea, qui finit par le triomphe du recteur, lequel devint alors le chef de toute l'Université. À l'Université se rattachaient divers collèges, établissements qui se contentèrent d'abord d'offrir à certaines catégories d'étudiants le vivre et le couvert, et qui, dans la suite, s'étant attachés des maîtres, donnèrent l'enseignement à l'intérieur de leurs maisons. Le plus célèbre de ces collèges fut celui que fonda le confesseur de saint Louis, Robert de Sorbon. Ce fut l'origine de la Sorbonne.

Institution internationale par sa composition, ainsi, du reste, que toutes les autres universités, l'Université de Paris arriva peu à peu à former, comme on l'a dit, un véritable Etat scolaire, ayant ses magistrats, ses coutumes et ses privilèges ; Etat souvent agité par des rivalités turbulentes, par de véritables émeutes. La plus fameuse de ces querelles fut celle qui s'éleva entre les séculiers et les ordres mendiants, et dans laquelle on vit un écrivain âpre et passionné, maître Guillaume de Saint-Amour, attaquer les dominicains et les franciscains avec une violence extrême. Le conflit se termina par une intervention du pape Alexandre IV, qui confirma le droit des religieux mendiants à enseigner dans l'Université, et fit expulser Guillaume de Saint-Amour ainsi que les principaux meneurs.

Ces violentes attaques des séculiers contre les religieux paraissent avoir tenu à la fois à des divergences doctrinales et à des jalousies secrètes. Dans la première moitié du XIIIe siècle, en 1231, le franciscain Alexandre de Halès devint le premier titulaire de la chaire de théologie dévolue à l'ordre de Saint-François, et le dominicain Albert Bollstädt, dit Albert le Grand, jeta sur la chaire de philosophie, qu'il occupa de 1245 à 1248, un éclat incomparable. Alexandre de Halés nous a laissé, sous forme de commentaire des Sentences de Pierre Lombard, un vaste ouvrage, raisonné et méthodique, qui est considéré comme la première des sommes théologiques[30]. Saint Thomas d'Aquin devait s'en inspirer souvent dans son enseignement. La doctrine d'Alexandre, dit Gerson, était d'une ampleur qu'on ne peut assez louer. On raconte que saint Thomas, interrogé sur la meilleure manière d'apprendre la théologie, répondit qu'il fallait l'étudier dans un seul docteur choisi pour maître. Et, comme on lui répliquait, en lui demandant quel auteur choisir : Alexandre de Halès, dit-il[31]. Albert le Grand, dont l'érudition tenait du prodige et dont les ouvrages forment toute une bibliothèque[32], est l'auteur d'une immense encyclopédie, où il se montre à la fois philosophe, théologien, polémiste, exégète, savant versé dans toutes les sciences mathématiques et naturelles de son temps, mystique familier avec les voies spirituelles les plus hautes. Son influence ne fut pas moindre dans les sciences profanes que dans les sciences sacrées[33]. À son école, se forma saint Thomas d'Aquin.

C'est à Paris, vers la fin de 1245, que le jeune Thomas, alors âgé de vingt ans seulement[34], rencontra pour la première fois Albert le Grand. Ce dernier venait d'entrer dans sa quarantième année[35]. Le jeune religieux, qui devait, pendant sept années consécutives, former son esprit sous la direction de ce grand homme, était, par son père, petit-neveu de l'empereur Frédéric Barberousse, arrière-cousin de l'empereur Frédéric II, alors régnant ; et, par sa mère, il descendait des princes normands qui avaient chassé les Arabes et les Grecs de l'Italie et acquis la Sicile. On racontait de lui que ses parents l'avaient enlevé et enfermé dans un château pour le détourner de sa vocation à l'ordre de saint Dominique, mais qu'ils n'avaient pu y réussir ; qu'une femme ayant été introduite dans sa chambre, il l'avait poursuivie avec un tison enflammé à la main ; qu'il avait gagné ses deux sœurs à la vie religieuse dans des conversations où elles voulaient l'en détourner lui-même ; que le pape Innocent IV, sollicité de rompre les liens qui l'entraînaient déjà à l'ordre des Frères prêcheurs, l'avait entendu avec admiration, et lui avait offert l'abbaye du Mont-Cassin. Arrivé avec de tels bruits, le jeune comte d'Aquin, qui n'était plus que frère Thomas, fut beaucoup regardé de ses condisciples. Mais rien ne répondit en lui à leur attente. Ils virent un jeune homme simple, qui ne parlait presque pas, et dont les yeux mêmes semblaient obscurs. On finit par croire qu'il n'avait d'élevé que la naissance, et ses camarades l'appelaient en riant le grand bœuf muet de la Sicil. Son maître Albert, ne sachant lui-même qu'en penser, prit l'occasion d'une grande assemblée pour l'interroger sur une suite de questions très épineuses. Le disciple y répondit avec une sagacité si surprenante, qu'Albert fut saisi de cette joie rare et divine qu'éprouvent les hommes supérieurs lorsqu'ils rencontrent un autre homme qui doit les égaler ou les surpasser. Il se tourna tout ému vers la jeunesse qui était là, et leur dit : Nous appelons Thomas un bœuf muet, mais un jour les mugissements de sa doctrine s'entendront par tout le monde. La prophétie ne tarda pas à s'accomplir : Thomas d'Aquin devint en peu de temps le docteur le plus célèbre de l'Eglise catholique, et sa naissance même, si royale qu'elle était, a disparu dans la magnificence de sa renommée personnelle[36].

Un exposé, même sommaire, de l'œuvre philosophique, théologique, apologétique, oratoire et poétique de saint Thomas serait ici hors de place. Ce travail ne peut appartenir qu'à des ouvrages spéciaux[37]. Partout où le Docteur Angélique a porté le flambeau de son génie — et le champ qu'il a parcouru, avant de mourir, à l'âge de cinquante ans, est immense —, il a apporté l'ordre et la clarté sur les résultats acquis de son temps, et poussé plus loin que ses prédécesseurs les investigations de sa pensée. En un temps où le domaine de l'esprit était comme jonché des débris de la science antique, arabe et médiévale, et tandis que plusieurs de ses contemporains, en mettant la main à l'œuvre, ne faisaient qu'augmenter le désordre[38], il sut, de tous ces matériaux, construire un monument dont les siècles n'ont pas ébranlé la solidité. Est-ce à dire que saint Thomas n'ait laissé aucune lacune dans son œuvre, et qu'il ait sur toute chose dit le dernier mot de la science ? Le prétendre serait être infidèle à la pensée du maitre et è celle de ses plus authentiques disciples. L'un des plus anciens biographes du saint raconte que, peu de temps avant de mourir, il disait de son œuvre : Tout ce que j'ai écrit me parait une paille misérable. Saint Thomas est un phare et non pas une borne, a dit Lacordaire.

Mais la lumière de ce phare est si sure, que l'Eglise, qui doit pourvoir avec sécurité à l'éducation de ses clercs et à l'enseignement public des fidèles, a fait de saint Thomas d'Aquin son docteur officiel[39]. Elle a placé sa Somme théologique entre l'Evangile et le catéchisme, comme le chef-d'œuvre de la science entre le code de la révélation et le manuel de la foi[40].

Dans son Encyclique Æterni patris, ayant pour objet la restauration de la philosophie chrétienne dans les écoles catholiques, le pape Léon XIII n'a pas séparé de l'angélique saint Thomas le séraphique saint Bonaventure, qui, comme son émule, a su, par son talent incomparable, son zèle assidu, ses grands travaux et ses veilles, cultiver la théologie scolastique, l'enrichir et la léguer à la postérité, disposée dans un ordre parfait, éclaircie par d'abondantes explications[41].

On qualifie ordinairement saint Bonaventure de mystique. Si l'on entend par là l'opposer à saint Thomas ou le placer hors de la théologie scolastique, on se trompe. Sans doute, il se réclame volontiers de saint Augustin, du pseudo-Denis, de saint Bernard et de ré-école de Saint-Victor ; mais, comme saint Thomas, il déclare n'avoir pas d'autre intention que de suivre les doctrines anciennes, les plus communes et les plus autorisées[42] ; comme saint Thomas, il prend pour base de son enseignement la philosophie d'Aristote[43]. Il est vrai qu'à côté de son œuvre théologique, le saint docteur a composé des livres de doctrine spirituelle, où, de l'avis de tous, il a excellé. Après avoir touché au sommet de la spéculation, a dit Léon XIII, saint Bonaventure a écrit de la théologie mystique avec une telle perfection que les plus capables l'ont jugé le prince des mystiques[44]. Son Itinerarium mentis ad Deum, écrit d'un trait, en 1259, sur les sommets de l'Alverne, est, suivant de bons juges, l'ouvrage où se révèle le mieux son esprit et son cœur. C'est dans ce traité que se trouve cette magnifique définition de Dieu, défigurée par Pascal[45] : Dieu est une sphère infinie, dont le centre est partout et la circonférence nulle part. C'est là aussi qu'il adresse aux disciples d'Averroès cette belle apostrophe : Il est vraiment étonnant que vous ne puissiez découvrir le premier principe de toutes choses, alors qu'il est si près de vous, et que son nom est écrit en lettres de feu à la voûte du firmament, eu lettres d'or au fond de vos consciences ![46]

 

VI

Le principal centre des études juridiques était à Bologne. Université internationale comme celle de Paris, l'école de Bologne comprenait plusieurs corporations, distinguées en corporations d'ultramontains et de citramontains. L'Université de Bologne ne nous offre pas, durant la seconde moitié du XIIIe siècle, de grand docteur, comparable à saint Thomas d'Aquin ou à saint Bonaventure. Mais l'impulsion donnée aux études de droit par ses professeurs se répandit sur toute la chrétienté. Nous avons déjà eu l'occasion de remarquer que la plupart des papes de cette époque furent de savants canonistes ; et nous verrons bientôt que la lutte qui s'élèvera entre Boniface VIII et Philippe le Bel sera moins la lutte de deux personnes ou de deux intérêts, que celle du canoniste contre le légiste, du droit chrétien contre le droit païen.

L'introduction de l'étude du droit romain dans les écoles de droit ecclésiastique, avait eu, comme l'étude de la philosophie aristotélicienne dans les écoles de théologie, ses avantages et ses dangers. De même que le pape Grégoire IX avait dû, en 1231, mettre des conditions à l'étude d'Aristote, de même, en 1219, la pape Honorius III avait jugé opportun d'interdire aux ecclésiastiques l'étude des Pandectes[47] ; et Gratien avait fait, à l'égard du droit romain, une œuvre semblable à celle des scolastiques par rapport au péripatétisme : il en avait utilisé les méthodes et les éléments assimilables, en en rejetant l'esprit. Dès lors, l'Eglise avait pu se constituer un droit chrétien, comme une philosophie chrétienne.

Entre ce droit chrétien et le droit païen de l'ancienne Rome, les divergences étaient grandes, et parfois les oppositions formidables. Elles se manifestaient d'abord dans le droit international public, c'est-à-dire dans les relations réciproques des divers Etats entre eux. Tandis que, pour le jurisconsulte de l'antiquité, chaque Etat se trouve constitué dans une autonomie absolue, le droit chrétien, tel que les papes du Moyen Age l'enseignent et le pratiquent, repousse cette prétention. Pour eux il existe, dans les relations des Etats entre eux, des règles de justice, dont le Vicaire de Jésus-Christ sera l'arbitre tout indiqué, comme celui que son caractère et ses intérêts garantissent le plus contre la partialité des jugements. On a dit beaucoup de mal du droit censier des papes au moyen âge, c'est-à-dire de ces relations de vassalité, garanties par un cens annuel, qui s'étaient établies entre le Saint-Siège et un grand nombre d'Etats, et on a voulu n'y voir qu'un désir de domination universelle de la part de la papauté. L'histoire attentive de l'établissement du droit censier présente la question sous un autre jour. Ce furent d'abord des monastères, qui, pour se soustraire à l'avidité des laïques, se réclamèrent de la protection de l'apôtre saint Pierre, et payèrent un cens annuel, signe de cette volontaire dépendance. Lésés, ils recoururent à Rome, qui prit en main leur cause, en menaçant les seigneurs et souverains coupables ; et cette tutelle s'appela la liberté romaine, libertas romana[48]. Les seigneuries, les royaumes même, suivirent l'exemple des monastères. Alphonse, comte de Portugal ; Ramire, roi d'Aragon, devinrent ainsi vassaux de l'Apôtre. Ce puissant tuteur, dont l'excommunication était l'arme unique, eut encore dans sa clientèle les rois d'Angleterre et de Pologne, de Danemark et de Kief, les ducs de Bohême et de Croatie, les comtes de Provence. L'inscription sur le livre des cens garantissait aux titulaires une sorte de sécurité ; elle paraissait authentiquer leurs droits et préserver leurs libertés. Les souverains demandaient aussi au pape de cimenter, par une ratification religieuse, les engagements qu'ils signaient. Une paix était consacrée par des serments. Les contractants, se défiant de la loyauté d'autrui ; et peut-être aussi de la leur, réservaient un blanc sur le traité pour la signature de Dieu, qui consoliderait leur œuvre[49]. Le pape, écrit le jurisconsulte Martin de Lodi[50], peut obliger les princes à observer la paix conclue. Le crime de rupture de paix entre les princes ressortit à la justice ecclésiastique.

Dans le droit public national, pour régler les rapports du souverain avec la nation, le droit chrétien du moyen âge se trouvait pareillement en opposition avec le droit romain. Le droit impérial de l'ancienne Rome, considérant le prince comme incarnant la avec le peuple ; nation en sa personne, ne connaissait pas de limites à son pouvoir. Sa volonté faisait le droit, quidquid principi placuit, legis habet vigorem. Il n'en était pas ainsi dans la conception chrétienne. Saint Thomas enseigna que le peuple n'est pas fait pour le prince, mais le prince pour le peuple. Entre l'un et l'autre, on admit des relations juridiques. Et ici encore, en cas de conflit, on ne conçut pas d'arbitre plus impartial, et d'une autorité plus efficace, que le Vicaire de Jésus-Christ. De fait, le pape, tantôt rappela un peuple à l'obéissance envers son prince, tantôt rappela un prince au respect de la justice envers son peuple. Un des premiers droits d'une nation chrétienne étant de n'obéir qu'à un prince chrétien, et l'observation des lois de Dieu étant la meilleure garantie de l'observation de la justice envers les hommes, les papes délièrent les peuples de leurs serments de fidélité envers les princes infidèles à leurs propres serments de fidélité envers Dieu.

Que jamais les papes n'aient laissé intervenir le caprice de leur volonté propre ou le calcul de leurs intérêts personnels dans ce haut gouvernement de la chrétienté, ce serait méconnaître les conditions de la nature humaine et les faits de l'histoire que de le prétendre. Mais il faut reconnaître aussi que bien souvent le sentiment de l'effrayante responsabilité reposant sur le chef suprême de l'Eglise fut pour lui une sauvegarde, et que, pour quelques ingérences abusives, la papauté du Moyen Age épargna à la chrétienté plus d'une guerre et plus d'une révolution.

Sur le terrain du droit privé, les commentateurs des Décrétales se trouvèrent pareillement en opposition avec les commentateurs des Pandectes. Le droit romain, ressuscité par les légistes, abaissait la femme et l'enfant sous l'autorité despotique du chef de famille et de l'Etat, considérait la propriété comme un droit absolu, admettait, dans les contrats de vente et dans le louage du travail humain, une lutte sans pitié ; le droit élaboré par les papes sous l'influence de l'idée chrétienne et codifié par Gratien, relevait au contraire la dignité de la femme et de l'enfant, considérait la propriété comme une fonction sociale, n'admettait pas que la volonté des contractants pût s'exercer librement en dehors de toute considération de la dignité humaine et du bien général.

La dignité de la femme fut relevée par plusieurs institutions juridiques, telles que le douaire, bien assuré par le mari à sa femme en l'épousant, et qui garantissait à celle-ci, à la fin de sa vie, une existence honorable. Elle fut aussi favorisée par les encouragements donnés au régime de la communauté, qui associait intimement, pour la perte et pour le gain, les deux époux. La suppression de l'empêchement dirimant résultant du non-consentement des parents dans le mariage — empêchement admis à la fois par le droit germanique et par le droit romain — fut inspirée par le respect de la liberté des fils de famille. La théorie, dès lors émise par de nombreux canonistes et théologiens, qui plaçait l'essence du mariage dans le consentement des époux, venait de la même inspiration. Quant à la multiplication des empêchements de mariage entre parents, multiplication qui nous parait aujourd'hui excessive au premier aspect, elle avait un double but, suggéré par de hautes préoccupations morales et sociales : favoriser la retenue mutuelle des jeunes gens dans un même groupe familial. et apaiser les haines dans les groupes familiaux ennemis. La législation chrétienne défendit surtout le caractère indissoluble et sacré du lien conjugal, en rejetant hors de la famille les enfants naturels[51], et en frappant impitoyablement le divorce[52].

Le régime de la propriété bénéficia également beaucoup de l'intervention du droit canonique. La conception féodale, qui ne comprenait pas la possession d'une terre sans des devoirs d'hommage à un suzerain, de protection à un vassal, de justice et de charité envers les habitants du domaine, vint heureusement seconder l'idée chrétienne de solidarité fraternelle entre les hommes, de déférence envers les bienfaiteurs et de compassion envers les faibles, qui inspirait le droit ecclésiastique. Canonistes et théologiens fondaient, avec saint Thomas, le droit de propriété individuelle sur l'utilité sociale, et enseignaient que l'aumône, pour le riche, est une obligation stricte. Plusieurs institutions juridiques contribuèrent en même temps à assouplir le régime des biens : telles que l'admission des prescriptions de longue durée, le caractère légal reconnu à ces personnes fictives que les canonistes commencèrent à appeler personnes morales, la distinction du pétitoire et du possessoire, l'extension à peu près indéfinie de la quasi-possession, que le droit romain n'admettait que pour certains droits, la consécration du droit de tester, que le droit germanique ne connaissait pas.

Une influence analogue s'exerça sur le régime des contrats, qui ne furent plus conçus comme une lutte entre deux égoïsmes, mais comme des conventions subordonnées à la loi morale et à l'intérêt social. Dans le contrat de vente, l'Eglise voulut qu'on tînt compte du juste prix, et, dans le contrat de travail, du juste salaire. L'intervention fréquente du serment, c'est-à-dire de l'attestation de Dieu pour garantir la promesse de l'homme, habitua les contractants au respect de la parole donnée[53].

L'action du droit canonique se fit sentir enfin dans la procédure civile et criminelle. Si l'Inquisition du mn' siècle, en présence du grand péril que faisaient courir à l'Eglise et à la société les hérésies du temps et de la nécessité d'y remédier avec efficacité et rapidité, emprunta l'usage de la torture à la législation civile de l'époque, laquelle la tenait du droit romain[54], il faut reconnaître qu'elle l'employa avec les plus grandes précautions, la réservant pour des cas très graves, lorsque les présomptions de culpabilité étaient déjà fort sérieuses, et quand tous les autres moyens d'investigation étaient épuisés[55]. On doit aussi accorder aux canonistes ce mérite, qu'ils luttèrent contre les combats judiciaires, dotèrent l'accusé d'un défenseur, et adoptèrent l'instruction secrète et écrite. Enfin, grâce à eux, la répression ne fut plus conçue comme la vengeance d'une famille, mais comme un attribut de la puissance publique chargée de faire régner l'ordre voulu de Dieu. Le juge dut considérer moins la matérialité du délit que l'intention du coupable. Le droit pénal se transformait[56].

Il faudrait parcourir une à une toutes les matières du droit, si l'on voulait étudier dans son ampleur l'immense influence du droit canonique sur les institutions du Moyen Age et, par là, de la société moderne. En effet, le droit canonique ne fut pas seulement le seul droit applicable devant les tribunaux ecclésiastiques ; il reçut aussi son application devant les tribunaux séculiers par suite de trois causes distinctes : 1° il fut admis de bonne heure que le droit canonique s'exercerait sur toutes les institutions que l'Eglise. avait prises sous sa protection particulière, et sur toutes les causes qui mettaient en jeu le salut des âmes ; 2° lorsque la vieille procédure féodale s'altéra, puis disparut, ce fut le droit canonique qui fournit aux cours séculières les règles principales qui la remplacèrent ; 3° l'autorité de l'Eglise, l'éclat pris dans les universités par l'enseignement du droit canonique et l'habitude qu'adoptèrent les magistrats séculiers de prendre leurs grades in utroque jure, contribuèrent également à faire passer de l'étude théorique à l'application pratique. Ajoutons que le soin qu'avaient eu les canonistes de tempérer le droit écrit par la coutume, et la justice par l'équité, donnait à Leurs doctrines une souplesse d'adaptation qui leur permit, plus qu'à tous autres jurisconsultes, de répondre aux cas imprévus, aux modifications politiques, économiques et sociales que le mouvement du monde opérait alors. C'est ainsi que les facultés de droit canonique, en particulier la brillante faculté de l'université de Bologne, peuvent être considérées comme ayant été des agents civilisateurs, au premier chef, de la société du Moyen Age[57].

 

VII

Si la grande université italienne se glorifie à juste titre d'avoir été le théâtre du grand renouveau juridique du XIIe siècle ; si celle de Paris s'enorgueillit d'avoir donné une chaire au plus grand des théologiens, saint Thomas d'Aquin, Oxford réclame l'honneur d'avoir formé le plus grand génie scientifique du Moyen Age, Roger Bacon[58].

L'université d'Oxford, qui se rattachait par ses origines aux écoles ecclésiastiques fondées par Alcuin et Alfred le Grand, n'eut son organisation définitive et sa grande prospérité qu'au milieu du XIIIe siècle. Plusieurs maîtres et élèves de l'université de Paris, à la suite des troubles qui agitèrent les écoles parisiennes à cette époque, s'étaient rendus en Angleterre, et y avaient apporté des méthodes d'enseignement et d'études que les maîtres d'Oxford se hâtèrent de mettre à profit[59]. On prétend qu'à cette époque le nombre de ceux qui fréquentèrent la grande école de la Grande-Bretagne, y compris les serviteurs des maîtres et des élèves, s'élevait à trente mille[60].

Vers 1235, parmi les auditeurs les plus assidus qui se pressaient autour des nombreuses chaires de l'Université d'Oxford, se trouvait un jeune homme, dont l'esprit vif, personnel, l'universelle curiosité dans l'étude, l'obstination au travail, les manières distinguées, la piété franche et sincère, ne tardèrent pas à appeler l'attention de ses maîtres et de ses condisciples. Il s'appelait Roger Bacon. Il était né, vers 1214, d'une famille noble et puissante, qui, dans la suite, prit parti pour le roi d'Angleterre contre les barons révoltés. Le jeune seigneur, comme l'avait fait Abailard un siècle plus tôt, renonçait à la gloire des armes, pour se consacrer à l'étude. Il devait, quelques, années plus tard, renoncer même à sa fortune personnelle et à sa part d'héritage, pour embrasser la vie pauvre des fils de saint François. Mais il n'abdiqua jamais rien de sa puissante et originale personnalité. Sous la robe de bure du Frère mineur, Frère Roger Bacon restera une des personnifications les plus caractéristiques du génie de l'Angleterre, de son esprit religieux et pratique, qui entend maintenir le passé en édifiant l'avenir[61].

Les esprits encyclopédiques, également curieux de théologie et de grammaire, d'histoire et de linguistique, de mathématique pure et de sciences naturelles, n'avaient pas manqué dans l'Eglise. Sylvestre II et Albert le Grand en avaient été les plus célèbres représentants[62]. À Oxford, Roger Bacon rencontra plusieurs maîtres qui purent le conduire très avant dans toutes sortes d'études. Il nous signale lui-même Maître Hugues, peut-être Hugues de Saint-Cher, qui lui expliqua la théorie aristotélicienne de la démonstration ; Jean de Londres, l'un des deux plus grands mathématiciens de cette époque ; Adam de Marino, qui, par sa connaissance des langues étrangères, pouvait être rapproché, dit-il, d'Aristote et de Salomon, et Robert de Lincoln, surnommé Robert Grosse-Tête, de qui nous possédons encore aujourd'hui un curieux traité sur la propagation de la force, sur les lois de la réflexion et de la réfraction. Roger Bacon nous parle aussi d'un groupe de naturalistes anglais, opposés aux naturalistes parisiens sur une question d'importance capitale, la génération des humeurs par les éléments, et celle des êtres inanimés, des végétaux, des animaux et des hommes par les humeurs. À Paris, où le studieux élève se rendit ensuite pour perfectionner ses études, il entendit Alexandre de Halés et Albert le Grand. Il y connut aussi saint Thomas d'Aquin et saint Bonaventure.

De bonne heure, Roger Bacon publia le résultat de ses observations et de ses réflexions. Ses premiers ouvrages ne nous sont point parvenus Ce qui nous reste constitue encore une œuvre immense. En philosophie, sans sortir de la méthode scolastique, il se montre indépendant. Son maître préféré paraît être saint Augustin. Il connaît et veut qu'on étudie les langues étrangères : le grec, l'hébreu, le chaldéen, l'arabe. On le regarde comme un des fondateurs de la science du langage, de la philologie comparée. Mais c'est dans les sciences naturelles qu'il excelle. Il a posé les lois de la méthode expérimentale. Esprit positif et scientifique, il reconnaît à la science deux bases : 1° l'observation, une observation attentive et réitérée ; 2° le raisonnement, mais le raisonnement précis et rigoureux des mathématiques, non point celui de la sophistique, ni celui qui prétend déduire la science d'un prétendu principe philosophique. Telles sont les règles qu'il donne dans son Opus majus et dans son Opus tertium[63]. Les résultats qu'il recueille personnellement de cette méthode sont merveilleux. L'illustre docteur semble avoir pressenti six siècles à l'avance l'étonnante effloraison de la science moderne. Son opuscule De secretis operibus artis et naturæ est plein de ces visions d'avenir. Les bateaux à vapeur, les chemins de fer, les ballons, les leviers à roue, les scaphandres, le télescope, le microscope, les terribles effets de la poudre, y sont indiqués presque à la lettre[64]. Mais l'étude du monde matériel ne détourne pas Bacon de la contemplation des mystères de la religion. Il défend la vérité des dogmes de la religion chrétienne avec une piété tendre, une éloquence émue qui sort du cœur. Le style de ce savant est, d'ailleurs, partout, d'une netteté et d'une vivacité remarquables. Il a lui—même exprimé par une belle comparaison les rapports de l'art de bien dire avec l'art d'arriver au vrai : La science sans l'éloquence est comme un glaive aux mains d'un paralytique ; l'éloquence sans la science est comme un glaive aux mains d'un fou[65].

 

VIII

Ce grand homme avait rêvé de vulgariser toute science, d'enseigner en un an à un enfant docile ce qu'il avait appris en vingt ans, de transmettre de vive voix à un homme attentif, en un quart d'année, comme il disait, ce qu'il avait découvert de certain dais l'optique. Ce que valut Roger Bacon comme pédagogue, nous ne pouvons le savoir. Plusieurs résumés, rédigés sous forme de Sommes ou de Manuels, qu'il avait composés pour répandre les résultats de ses études, ne nous sont point parvenus. Mais ce que nous pouvons constater, c'est que la préoccupation du grand franciscain était celle de toute l'Eglise à son époque.

Il ne nous est pas possible de décrire ici, dans le détail, le fonctionnement de l'enseignement secondaire au Moyen Age. Ce travail a été fait dans les savantes études de l'Histoire littéraire et dans de nombreuses monographies[66]. Les canons qui ordonnaient à tout évêque d'ouvrir une école à côté de son palais épiscopal, et à tout abbé dans son monastère, restaient en vigueur. Le cas de saint Guillaume, réglementant les quarante écoles des quarante abbayes qui furent réformées par lui, nous est une preuve que ces prescriptions étaient observées. Il est certain, d'autre part, que ces écoles épiscopales et monastiques donnaient un enseignement correspondant à ce que nous appelons l'enseignement secondaire. Ce n'est pas à des enfants qu'on pouvait apprendre les sept arts du Quadrivium, arithmétique, musique, géométrie et astronomie, et, de plus, le droit, l'architecture, etc., qui figuraient au programme de plusieurs de ces écoles.

Les petites écoles ou écoles primaires étaient également très répandues. On conçoit que l'histoire de ces écoles de villages ou de quartiers, ne nous ait pas été transmise avec autant de précision que celle des universités. Mais les statuts synodaux, les procès-verbaux des visites épiscopales en constatent la présence[67]. À Paris, en 1292, il y avait douze écoles pour une population de 40.000 habitants[68]. Dans beaucoup de villes, à Brest, Autun, Chalon-sur-Saône, Dijon, et dans d'autre villes, les maîtres primaires étaient organisés en corporation, preuve non seulement qu'ils existaient, mais qu'ils étaient nombreux[69]. Ce n'est pas seulement au XIXe siècle, écrit Léopold Delisle[70], qu'on a fondé des écoles dans les campagnes. L'idée de cette institution remonte au Moyen Age. Nous en avons, au moins pour notre province, des preuves incontestables.

Ces écoles étant placées sous le contrôle du clergé, l'enseignement religieux y avait certainement une large place ; mais ce dernier enseignement était surtout donné au peuple par les prêtres eux-mêmes, au moyen de la prédication.

Rien de plus pittoresque qu'une prédication au temps de saint Louis. D'abord on prêche un peu partout, dans les chapelles, dans les écoles, dans les carrefours, même, au besoin, sur les grandes routes. Le centre ordinaire de la prédication est l'église. L'évêque du lieu, ou un simple prêtre, un frère mineur ou un frère prêcheur, un chanoine de Saint-Victor ou de Prémontré, ou encore, subsidiairement, un diacre, gravit, à l'entrée du chœur de l'église, un escalier ménagé dans l'épaisseur du mur, et apparaît dans une espèce de niche taillée en creux, avec un balcon eu encorbellement[71]. L'auditoire est ordinairement nombreux. Il se partage en deux groupes séparés : les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Les nobles dames s'assoient sur les pliants ou les coussins apportés par leurs valets. Les clercs ont leurs places réservées dans les stalles du chœur. Le reste prend place sur des bancs en pierre, qui règnent le long des murs des bas côtés ou des chapelles, ou sur des bancs et des chaises, au milieu de l'édifice. Le sujet des sermons est tantôt l'exposition de la doctrine, tantôt une exhortation sur la fête du jour, tantôt le commentaire d'une lecture pieuse. Ce sont aussi des sermons de circonstance, à l'occasion d'un événement local ou national, d'une catastrophe, d'une victoire. Dans de pareilles conjonctures, ou encore quand un prédicateur célèbre, de passage dans une ville, est prié de prêcher, l'enceinte du temple est insuffisante, ou bien on ne songe pas même à y recourir. Saint Antoine de Padoue, Philippe Berruyer, Hugues de Digne, nous sont montrés entraînant d'immenses multitudes à leur suite, sur les places, dans les arènes antiques, sur les grandes routes. On voit des prédicateurs élever la voix jusqu'au milieu des marchés et des foires. L'orateur du XIIIe siècle parle toujours la langue populaire. Il n'emploiera le latin que lorsqu'il s'adressera à un auditoire exclusivement composé d'ecclésiastiques. La parole du prédicateur et l'attitude de l'auditoire n'ont pas ce caractère solennel, quelque peu conventionnel, qu'on remarquera dans l'époque moderne. Tout y est plus vif, plus simple, plus spontané. L'orateur sacré dénonce les vices, les défauts, les travers, les décrit, les fustige. Quand il explique une vérité, il cherche à la faire comprendre par des comparaisons, des exemples tirés de la vie journalière. Un fidèle, qui ne saisit pas bien, l'interrompt, provoque une explication nouvelle. D'autres fois, c'est par un sou rd murmure d'approbation ou de désapprobation que le peuple manifeste son sentiment. Ah ! s'écrie alors le prêtre, c'est fort bien. Je vois que vous blâmez ce que je blâme. Ou bien : Qu'est-ce donc ? Que signifient ces grognements inaccoutumés ?[72] On conçoit que, dans de pareilles conditions, un véritable orateur puisse établir, entre son auditoire et lui, cette communication d'âme à âme, qui permet à celui qui parle de pénétrer de sa pensée celui qui l'écoute, de l'électriser, et d'arriver à ce triomphe suprême de l'éloquence, où orateur et auditoire, emportés par un même souffle, mutuellement excités par la répercussion réciproque de leurs sentiments, de leurs passions, de leur élan, semblent ne plus faire qu'une seule pensée et qu'une seule âme. Plus d'une fois saint Bernard et Foulques de Neuilly avaient donné ce spectacle ; saint Dominique et saint François, saint Antoine de Padoue et Hugues de Digne le renouvelèrent au XIIIe siècle[73]. C'est, en grande partie, par la puissance de la parole que l'Eglise souleva la chrétienté pour les croisades ; c'est aussi, en grande partie, par la parole, qu'elle la délivra de l'hérésie manichéenne.

 

IX

D'ailleurs, la parole du prêtre n'est pas la seule prédication. L'Eglise, cette grande éducatrice, sait que l'enseignement et l'exhortation arrivent à l'âme par les spectacles qu'elle voit, comme par les sons qu'elle entend. Plus que jamais, au Moyen Age, dans ce XIIIe siècle, où la confiance des peuples lui donne une puissance sociale inconnue jusqu'alors, elle essaiera de faire une prédication de sa liturgie et de ses temples, où tous les arts seront conviés à louer et à prêcher la religion de Jésus-Christ.

Saint Bonaventure, dans un petit traité sur la messe, expose le symbolisme des ornements du prêtre à l'autel et de toutes les cérémonies du saint sacrifice[74]. Ces cérémonies sont, à peu de chose près, celles d'aujourd'hui. Notons seulement les modifications que le XIIIe siècle y apporta. Le prêtre ne célèbre plus, comme au temps de Charlemagne, face à face avec l'assistance. Clercs et fidèles sont respectueusement rangés derrière lui, et les regards de tous convergent vers l'autel. L'oblation du pain et du vin par les fidèles, simplement facultative à partir du XIe siècle, est en voie de disparaître au XIIIe. L'élévation du corps et du sang de Jésus-Christ par les mains du célébrant, après la consécration, devient une pratique générale au temps d'Innocent III et de saint Louis[75]. L'évêque de Paris, Guillaume d'Auvergne, introduit à Paris, vers 1240, la pieuse pratique, déjà générale dans le diocèse de Reims, d'avertir les fidèles au son de la cloche, au moment de l'élévation, afin qu'ils puissent alors se prosterner et demander pardon à Dieu de leurs péchés[76]. C'est aussi au XIIIe siècle qu'on voit apparaître l'usage, pour les fidèles, de communier à genoux, comme aujourd'hui, les mains jointes, tandis que le prêtre dépose sur leurs lèvres la sainte Hostie. Jusque-là, la sainte communion était reçue debout. La communion sous l'espèce du vin n'est plus donnée au peuple. Saint Thomas le console en lui rappelant que le Christ est tout entier sous chacune des deux espèces :

Caro cibus, sanguis potus ;

Manet tamen Christus totus

Suo utraque specie.

Après avoir distribué la sainte communion, le prêtre, suivant un usage qui remonte très haut, et qui est devenu général au XIIIe siècle, place la sainte réserve dans un gracieux réceptacle, suspendu au-dessus de l'autel, ou dans une crosse ouvragée, fixée dans la maçonnerie, de manière à attirer les regards des fidèles et à provoquer leurs adorations. Enfin le célébrant, avant de quitter l'autel, bénit l'assemblée. C'est là encore une cérémonie relativement récente au XIIIe siècle. Jusqu'au IXe siècle, l'évêque seul bénissait. Mais, depuis deux siècles, cette bénédiction est tellement entrée dans le cérémonial du saint Sacrifice, que les prêtres ne peuvent plus l'omettre sans scandale grave. Cette bénédiction, dit saint Bonaventure, est l'image de celle que Jésus-Christ donnera, au jugement dernier, à ses fidèles ; en les conviant à entrer dans la demeure qu'il leur a préparée[77].

De la cathédrale elle-même, l'Eglise a voulu faire une prédication. Victor Hugo, dans un des chapitres de Notre-Darne de Paris, a écrit : Au Moyen Age, le genre humain n'a rien pensé d'important qu'il ne l'ait écrit en pierre. L'assertion est exacte. Mais le poète a tort d'ajouter : Le livre architectural n'appartient plus au sacerdoce, à la religion, à Rome ; il est à l'imagination, à la poésie, au peuple. Rien n'est plus faux : l'enseignement qui sort de l'architecture et de la sculpture des cathédrales est religieux et catholique. Lamennais a éloquemment exprimé la profonde signification religieuse de ces voûtes élevées, qui s'arrondissent comme celles des cieux, exprimant, par leurs fortes ombres et la tristesse des demi-jours, la défaillance de l'univers obscurci depuis sa chute ; de ce mouvement d'ascension de chaque partie du temple, symbolisant l'aspiration éternelle de la créature vers Dieu, son principe et son terme ; et de ces axes croisés, offrant l'image de l'instrument du salut éternel[78]. Mais il y a plus. Il n'est plus permis de douter, après la lumineuse démonstration qu'en a faite M. Emile Mâle[79], que le poétique symbolisme des cathédrales n'ait été réglé par l'autorité ecclésiastique. Dès 787, les Pères du second concile de Nicée s'exprimaient en ces termes : La composition des images religieuses n'est pas laissée à l'initiative des artistes : elle relève des principes posés par l'Eglise catholique et par la tradition religieuse. Et plus loin : L'art seul appartient au peintre ; l'ordonnance et la disposition appartiennent aux Pères[80]. Aucun siècle ne fut plus fidèle à observer ces prescriptions que le XIIIe siècle. Pendant que saint Thomas d'Aquin coordonnait toute la science théologique de son temps, et Roger Bacon toutes les sciences positives[81], un homme d'un génie moins profond, mais d'une érudition plus vaste, le dominicain Vincent de Beauvais, donnait un exposé de la science universelle. Son œuvre se divisait en quatre parties : le miroir de la nature, le miroir de la science, le miroir de la morale et le miroir de l'histoire. Ce furent ces quatre miroirs qui servirent de règle à tout le symbolisme des cathédrales. Les constructeurs de ces grands édifices religieux durent s'y conformer exactement. L'Eglise n'abandonna à leur fantaisie que les parties de pure décoration. Le reste ne fut que la reproduction, par l'architecture, la peinture ou la verrière, de l'œuvre encyclopédique de Vincent de Beauvais. La cathédrale fut ainsi pour le peuple comme une Bible de pierre, où il vint admirer les merveilles de la nature et de la science, étudier ses devoirs, parcourir l'histoire de l'humanité depuis la création, ayant pour centre l'Incarnation du Fils de Dieu et sa mort sur la croix pour le salut des hommes. Dans telle cathédrale cependant, sans abandonner le dessein de donner un enseignement encyclopédique, l'artiste a développé plus particulièrement un chapitre des miroirs de Vincent de Beauvais. Dans la cathédrale d'Amiens, l'enseignement est plus proprement messianique et prophétique. À Notre-Dame de Paris, la mariologie triomphe. À Lyon, 'c'est la science et l'érudition. Sous les voûtes de la cathédrale de Sens et sur le portail de celle de Lyon, on admire les merveilles de la création. Bourges célèbre les vertus des saints de l'Eglise universelle, et Reims, basilique nationale, reproduit sur ses vitraux les portraits de tous les rois de France. En Espagne, en Italie, en Angleterre, en Allemagne, les cathédrales de Burgos, de Tolède, de Sienne, d'Orvieto, de Westminster, de Salisbury, de Bamberg, de Fribourg, donnent des enseignements semblables. Dans le moindre village, une église s'élève, à la flèche élancée,

Qui semble un doigt levé pour lui montrer les cieux.

 

L'art roman a fait place à l'art gothique. Ce n'est pas ici le lieu de caractériser, d'une manière technique, les deux arts. Le style gothique a trois éléments principaux : la voûte d'ogives, l'arc-boutant et une ornementation spéciale. Les archéologues ont définitivement éliminé des caractéristiques du gothique, l'arc brisé, qui se rencontrait déjà dans l'art roman de Bourgogne, de Provence et de Périgord. Le style gothique, qui sort, en quelque sorte, du style roman, puisqu'il a apporté la solution des recherches qui préoccupaient les maîtres d'œuvres romans, a permis d'élever des édifices légers, clairs, spacieux et solides, quoique voûtés ; il a porté jus qu'au plus haut point le principe d'équilibre, pair l'opposition des forces, la prédominance des vides sur les pleins[82] ; et, par là même, l'église gothique a exercé sur les peuples, exerce encore sur le visiteur qui l'aborde, plus encore sur le fidèle qui y prie, une influence d'élévation et de purification. On l'a dit avec vérité : Il est impossible d'entrer dans la grande nef d'Amiens sans se Sentir purifié. L'église, par sa seule beauté, agit, en quelque sorte, comme un sacrement[83].

Pour rendre plus pénétrante et plus efficace la voix de la Bible de pierre, tous les arts ont été mis à contribution. Par les riches sculptures des portails, par les splendides verrières des églises du Nord, par les fresques ravissantes des basiliques italiennes[84], par la voix tour à tour joyeuse et mélancolique des cloches, par les accords majestueux et doux de l'orgue, par les accents d'un peuple entier chantant à l'unisson les hymnes traditionnelles, par une inspiration poétique qui donne alors au monde ces purs chefs-d'œuvre : le Salve Regina, l'office du Saint-Sacrement de saint Thomas d'Aquin, les deux Stabat Mater de Jacopone de Todi[85] et le Dies irae de Thomas de Celano, la sculpture, la peinture, la musique, la poésie, apportent leur concours à l'architecture, et font de l'Eglise chrétienne le sanctuaire de la religion et le temple de l'art. Aussi toutes les classes de la société ont-elles travaillé à bâtir l'église. L'artiste a donné son génie ; le baron, sa terre ; le bourgeois, son argent ; l'homme du peuple a offert ce qu'il avait : ses bras robustes ; il s'est attelé aux chars ; il a porté les pierres sur ses épaules. Pendant plus de deux siècles, toutes les forces vives ont collaborés[86]. De là, la vie puissante qui rayonne de ces œuvres éternelles. Les morts mêmes s'associent aux vivants. La cathédrale est pavée de pierres tombales. Les générations anciennes, les mains jointes sur leurs dalles funèbres, continuent à prier dans la vieille église. En elle, le passé et le présent s'unissent en un même sentiment d'amour. Elle est la conscience de la cité[87].

Le peuple du XIIIe siècle aime son église par-dessus tout. Elle est la maison bénie où se dilate son âme, opprimée par la dureté de la vie. Les pompes, les cérémonies de l'église sont sa joie. Il ne se trouve jamais assez longtemps retenu par le service de Dieu[88]. La messe ne lui suffit pas. Par sa forme, par ses chants alternés, par le dialogue de l'officiant et des clercs, ou des fidèles, la messe est un drame. Le peuple veut le prolonger et le développer. De ce désir est né le théâtre chrétien du Moyen Age. Les Mystères n'ont été d'abord que la variation de l'office du jour. À Noël, on chante : Quem quæeritis, pastores ?Salvatorem Christum (Que cherchez-vous, bergers ?Notre Sauveur le Christ). À Pâques :

Dic nobis, Maria

Quid vidisti in via ?

Sepulchrum Christi viventis,

Et gloriam vidi resurgentis.

(Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu sur le chemin ?J'ai vu le sépulcre du Dieu vivant, j'ai vu la gloire du Ressuscité.)

Peu à peu, ce dialogue s'amplifie, se dramatise. Ainsi se forment : le drame des Prophètes du Christ, qui se joue le jour de Noël dans les églises, le drame des Vierges folles, celui des Trois Maries, celui de la Représentation d'Adam, le plus remarquable par sa valeur littéraire[89].

Les chansons de gestes françaises, les poèmes des Minnesingers allemands, émanent moins directement de l'Eglise. Les chants de guerre y respirent souvent trop de férocité, et les chants joyeux trop de voluptueuse mollesse. Mais l'esprit chrétien y règne. Une Maxime y domine, c'est qu'on ne peut être un héros parfait, si on ne protège les faibles, si on ne se fait pas le défenseur de l'Eglise. Fais des pauvres gens tes cousins, dit le Roman de Carité ; et le plus grand des Minnesingers allemands, Walter de Vogelweide, dont le patriotisme est si férocement jaloux, chante les douleurs et les miséricordes de la Vierge Marie avec une tendresse sans égale[90].

 

X

Ainsi, sous diverses formes différentes, la doctrine chrétienne, l'esprit chrétien pénétraient dans les âmes. Mais de douloureuses expériences avaient montré à l'Eglise que rien ne dure que ce qui est organisé en institution permanente. De même qu'elle avait cherché à organiser la vie politique par l'institution de la chrétienté, l'Eglise travailla à organiser la vie privée. Pour se maintenir à la hauteur de l'idéal chrétien, la noblesse eut la chevalerie, le monde ouvrier eut la corporation, la masse de la nation eut les confréries et les tiers-ordres.

On a défini la chevalerie la forme chrétienne de la condition militaire[91], ou encore la force armée au service de la vérité désarmée. Par ses origines, la chevalerie remonte à un vieil usage des pays germaniques, la remise des armes, ou l'investiture donnée au fils du noble lorsqu'il était arrivé à l'âge de combattre. La chevalerie cependant ne doit pas être confondue avec la noblesse. Tout noble n'est pas chevalier, et même tout chevalier n'est pas noble[92]. L'ordre, qui se recrute par cooptation, a le droit de s'adjoindre un vilain qui a donné des preuves de courage, et il use parfois de ce droit. Bref, la chevalerie primitive constitue une élite d'hommes de guerre, dont toute la morale est contenue dans ces deux mots traditionnels : Sois preux. Le preux n'est pas seulement un vaillant soldat, c'est un soldat loyal et généreux ; il garde sa foi à son suzerain ainsi qu'à celui qui l'a armé, et il ne frappe jamais un ennemi désarmé.

Mais l'Eglise s'aperçoit que cette morale est insuffisante, que le chevalier est trop souvent brutal, féroce dans la bataille, irrespectueux de la femme et de l'enfant après le combat. Dès le onzième siècle, elle intervient pour donner un caractère religieux à la chevalerie et faire du chevalier le type du soldat chrétien.

Pour former un chevalier, l'Eglise prend pour modèle la formation qu'elle donne à ses clercs, à ses moines. La première qualité qu'on exige d'un candidat à la chevalerie, dit Léon Gautier[93], c'est d'avoir la vocation, c'est-à-dire l'aptitude et l'attrait pour cette carrière de soldat d'élite, de soldat chrétien. Si cette vocation se manifeste dès l'enfance, on le prendra dès l'âge de quatorze ans, de sept ans même. Sous le nom de page, de varlet ou de damoisel, il suivra à la chasse le châtelain chargé de son éducation, lancera et rappellera le faucon, maniera la lance et l'épée, remplira les fonctions d'écuyer[94], s'endurcira aux fatigues, se nourrira des récits des grandes batailles ou des chants des troubadours et des trouvères célébrant les exploits de Charlemagne et d'Arthur. Si le page s'est montré constamment courageux, loyal et bon chrétien, il pourra, à sa majorité, être fait chevalier. Cette majorité est fixée, au XIIIe siècle à l'âge de vingt et un ans.

C'est un rite très solennel, que celui qui fait d'un damoisel un chevalier. Au treizième siècle, il a revêtu un caractère tout religieux et constitue comme un huitième sacrement. Le candidat se prépare à son initiation par des cérémonies symboliques. Il prend un bain, qui signifie la pureté de corps et de cœur qu'il doit garder sous les armes. Il passe une nuit en prière dans l'église ; c'est la veillée des armes. Il se confesse, entend la messe et y communie. Puis il est revêtu d'une robe de lin blanc, nouveau symbole de pureté morale. De preux chevaliers, ses parrains, viendront bientôt adouber, c'est-à-dire lui remettre les diverses pièces de son armure : les éperons dorés, le haubert et le heaume. Au XIIIe siècle l'Eglise réserve au prêtre la partie essentielle de l'adoubement qui va faire du jeune page un chevalier. Ce dernier rite se fait devant l'autel. Le prêtre bénit une épée, en disant l'oraison suivante : Seigneur, nous t'en supplions, exauce nos prières, daigne bénir ce glaive, dont ton serviteur désire être armé, pour qu'il puisse défendre et protéger les églises, les veuves, les orphelins et tous les serviteurs de Dieu. Puis il ceint de l'épée le candidat à genoux, en lui disant Reçois ce glaive, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Le candidat se relève chevalier.

Dès lors, il est soumis à des prescriptions militaires et religieuses qu'il ne pourra enfreindre sans se rendre coupable de félonie, sans s'exposer à la peine de la dégradation. On a pu réduire à un décalogue les obligations du chevalier : 1° Tu croiras à tout ce qu'enseigne l'Eglise, et observeras ses commandements ; 2° tu protégeras l'Eglise ; 3° tu respecteras et défendras toutes les faiblesses ; 4° tu aimeras le pays où tu es né ; 5° tu ne reculeras pas devant l'ennemi ; 6° tu feras aux infidèles une guerre sans trêve ; 7° tu t'acquitteras exactement de tes devoirs féodaux ; 8° tu ne mentiras point et seras fidèle à ta parole ; 9° tu feras largesse à tous ; 10° tu tacheras de faire tout bien et de combattre tout mal.

On a dit de ce code qu'il traçait un idéal, qui n'avait jamais été réalisé que dans les chansons de gestes. Mais Léon Gautier a fait remarquer que bien des fois l'histoire de la chevalerie a été plus belle que la légende. Saint Louis, dans sa prison, n'est-il pas plus admirable que Guillaume d'Orange sur le champ de bataille d'Aliscans ? Duguesclin, pour la rançon duquel toutes les femmes de France se mettent à leurs quenouilles, n'est-il pas plus grand que Renaud, l'aîné des fils d'Aymon ? Quel est le héros d'épopée qui vaut Bayard ? Et la Jeanne d'Arc de l'histoire n'éclipsera-t-elle pas toutes les héroïnes de roman ?

On a dit encore que la chevalerie avait été une institution éphémère. Du moins, en disparaissant, a-t-elle laissé en héritage à la postérité, des sentiments à peu près inconnus avant elle, et que les nations modernes n'ont pas encore vu disparaître partout du milieu d'elles : le culte de l'honneur, et cet ensemble de manières de sentir et d'agir, si nobles, si élevées, si délicates, que nous ne pouvons qualifier autrement que par cette expression consacrée : l'esprit chevaleresque.

 

XI

En s'occupant d'ennoblir le soldat, qui défend le pays par son épée, l'Eglise n'oublie pas l'ouvrier, qui le rend prospère par son travail. C'est une vieille tradition dans l'Eglise, de s'occuper de l'ouvrier[95] ; mais le XIIIe siècle est peut-être l'époque où sa sollicitude a été le plus active et le plus efficace. Cette sollicitude s'est surtout manifestée par l'organisation de la corporation.

On a longtemps discuté, et l'on discute encore, peut-être bien en vain, en voulant assigner à la corporation une origine unique. Le collège d'artisans de l'antiquité, la ghilde germanique et la confrérie chrétienne, ont été, sous des aspects divers, des ébauches de la corporation de métier. La fondation de ces villes neuves aux XIe et XIIe siècles, qui a groupé dans une même cité les artisans dispersés dans les villæ ou dans les manses ; les associations de paix, qui ont montré les avantages de la solidarité pour l'entreprise d'une œuvre commune ; le mouvement municipal, qui en a été la conséquence ; les immenses travaux entrepris pour la construction des cathédrales, qui ont groupé plus étroitement les ouvriers d'une même spécialité, out été autant de causes successives ou concourantes, dont il est difficile de mesurer l'influence particulière. Mais, si les origines de la corporation sont antérieures au XIIIe siècle, c'est seulement à cette époque que l'institution apparaît définitivement organisée2[96]. L'organisation des corporations fut accomplie, à cette époque, par un homme dont le nom demeure attaché à l'histoire de l'industrie française, l'auteur du Livre des métiers[97], Etienne Boileau.

On sait peu de chose sur la vie d'Etienne Boileau. Il naquit vers 1200, suivit le roi à la croisade, fut fait prisonnier en 1250 et mis à rançon. En 1258, il fut appelé par la confiance de saint Louis à la prévôté de Paris, et devint par là le premier magistrat de la ville, le représentant immédiat-de l'autorité royale. C'était, au dire des contemporains, un homme droit et austère, d'une probité incorruptible[98]. Ce fut sous l'inspiration du saint roi de France qu'il entreprit de réunir, dans une seule codification, tous les usages et règlements en vigueur dans les métiers de Paris. Son Livre des métiers[99] nous permet de reconstituer la vie de l'ouvrier au XIIIe siècle. Trois éléments principaux la constituent : l'organisation du travail, la vie de famille et l'intervention de la religion dans la vie ouvrière et familiale.

La corporation, prise dans son ensemble, dit l'historien des corporations, a pour base la division de tous les artisans en trois classes : apprentis, valets, maîtres ; ceux qui s'instruisent, ceux qui servent, ceux qui commandent. À chacun de ces trois échelons, correspondent des droits et des devoirs d'une nature particulière, dont l'énumération se trouve dans les statuts du métier. Ainsi l'apprenti n'est pas abandonné sans protection à l'arbitraire du maître. Celui-ci doit exercer envers lui un véritable patronage moral et professionnel. Il a charge d'âmes. S'il manque à l'engagement solennel qu'il a contracté envers son élève, la corporation intervient pour lui rappeler ses obligations.

Mais l'apprenti a grandi et est devenu homme. Il a fini son apprentissage. Quelquefois devient maitre immédiatement ; eu effet, c'est seulement au XIVe siècle qu'un nouveau stage, le compagnonnage, a été imposé au candidat à la maîtrise. Mais, au XIIIe siècle déjà, l'apprenti ne parvient le plus souvent à la maîtrise qu'après avoir été valet. Dès ce moment, il fait définitivement partie de la corporation. Le valet n'est plus rivé, comme l'apprenti, au service d'un seul maître. Sa personnalité se dégage. Il choisit librement son maitre : il discute librement les clauses de son engagement. Il y a plus. Il a sa part d'influence dans l'administration de la communauté ; il intervient souvent dans le choix de ses magistrats ; il est membre participant de la confrérie, et, comme tel, il a droit, en cas de besoin, aux secours de la collectivité. Bref, s'il dépend, pour l'exécution de son travail, du maître qui l'a engagé, il n'en demeure pas moins un homme libre, dont la dignité est toujours respectée.

Au sommet de la hiérarchie, se trouve le maitre. Ancien apprenti, et, le plus souvent, ancien valet, il travaille enfin à son compte, soit qu'il ait succédé à son père, soit qu'il ait réuni les ressources nécessaires pour avoir une boutique à lui. Il a dû, pour cela, payer certaines redevances à la confrérie du métier, parfois au roi, enfin au maître du métier, s'il y en a un dans sa corporation. Il embauche alors généralement un ou deux valets, prend un apprenti, et exerce les droits attachés à la maîtrise. Il assiste aux assemblées, où il a voix délibérative ; il concourt à l'élection des magistrats, jurés ou prud'hommes, qui dirigent la corporation, et est appelé lui-même par la suite à remplir ces fonctions.

Toute organisation collective suppose une autorité supérieure chargée de connaître des différends et d'assurer le respect des règlements. Cette autorité est confiée, dans la corporation, à des prud'hommes jurés, pris parmi les maîtres, et en général désignés par l'élection, sous la condition de la ratification de cette élection par le prévôt de Paris. Ces magistrats ont des fonctions multiples ; tantôt financières, tantôt de police... Ils sont les protecteurs-nés des apprentis. Enfin ils exercent une sorte de magistrature officieuse dans tous les cas intéressant la sécurité de leurs subordonnés ou les intérêts généraux du métier. Leurs fonctions sont temporaires, et ils doivent rendre leurs comptes à l'assemblée des maîtres[100].

Le principe de la vie familiale est la base de tout atelier ; il devient aussi la source de nombreux avantages pour l'apprenti et le valet. Mêmes repas avec le maître, dans lesquels les âmes s'ouvrent sans peine les unes aux autres et se fortifient dans cette affection réciproque. Pas d'antagonisme. Pas de chambres en ville. Pas d'occasion de courir les mauvais lieux. L'hôtel du patron est le sanctuaire qui garde les membres de l'atelier des dangers, des chutes presque inévitables auxquelles sont fatalement voués les ouvriers d'aujourd'hui[101]. L'apprenti et le valet n'ont pas seulement dans la maison du maître la nourriture et le logement, mais encore le feu, la lumière et le blanchissage. Ce dernier doit remplir à leur égard les devoirs d'un père. Sous peine d'amende, il doit surveiller leurs mœurs comme leur travail, ne pas permettre, par exemple, qu'ils rentrent, le soir, après une heure déterminée[102].

A l'occasion de cette vie en famille avec le maître, l'ouvrier trouve facilement la compagne de son existence. Souvent il épouse la fille de son maitre. Il jouit alors des mêmes privilèges que les fils de maîtres. Alors le jour de la transmission qui lui est faite de la maîtrise, n'est plus seulement une grave solennité, que la corporation considère avec presque autant de respect que l'accolade du chevalier, que la collation du grade de docteur an savant, et même' que l'ordination du clerc ; il devient une joyeuse fête de famille, point de départ d'une nouvelle organisation d'atelier familial, où le nouveau maître transmettra les principes de moralité qu'il a reçus pendant son stage d'ouvrier.

Comme c'est l'Eglise qui a inspiré tous ces usages, il va sans dire qu'elle a donné à la religion la première place dans l'atelier familial. Le premier devoir du maître est d'inspirer à son apprenti la crainte de Dieu. Matin et soir, dit un vieux document cité par Janssen[103], et aussi pendant son travail, l'apprenti doit demander à Dieu sa protection et son secours, car il ne peut rien sans Dieu. L'apprenti doit entendre la messe et le sermon les dimanches et jours de fête, et apprendre à aimer la lecture des bons livres. Pendant le travail, il doit être diligent et ne chercher son honneur que dans la gloire de Dieu. S'il pèche contre la crainte de Dieu et l'obéissance, son maitre devra le punir sévèrement : cela fera du bien à son âme ; souvent le corps doit souffrir afin que l'âme se porte mieux.

L'accomplissement des devoirs religieux trouve un grand secours dans la confrérie. Souvent, surtout dans les débuts, les membres administrateurs de la confrérie sont les mêmes que ceux de la corporation. Là ; maures, valets et apprentis, se confondent dans une touchante égalité. La confrérie est la forme religieuse et secourable du corps de métier. Elle a deux buts : entretenir ses membres dans la pratique des devoirs religieux, et leur procurer assistance dans leurs besoins. Chaque confrérie est placée sous la protection d'un saint, patron de la corporation, dont l'image est peinte sur la bannière qu'on arbore aux jours de fêtes solennelles. Les métiers travaillant les métaux, marchent sous la bannière de saint Eloi ceux qui travaillent le bois, sous celle de saint Joseph ; les cordonniers, ont fait peindre sur leur bannière l'image des saints Crépin et Crépinien ; les boulangers, celle de saint Honoré. Un grand nombre de confréries ont leur chapelle particulière. À Paris, la grande boucherie possède une chapelle magnifique. Celle des orfèvres est d'une grande richesse. Les cordonniers font célébrer tous les lundis un service à Notre-Dame, devant les images de saint Crépin et de saint Crépinien, aux intentions de leurs membres. Les bouquetières vont à Saint-Leufroi ; les charcutiers, aux Augustins.

La confrérie est, en même temps, une société de secours mutuels. La caisse est alimentée par les cotisations régulières de ses membres, variant suivant la fortune du métier, et par les amendes encourues, parfois par les revenus d'immeubles possédés par la confrérie. Les fonds sont employés, avant tout, à secourir les ouvriers malades, infirmes, âgés, ou sous le coup d'une infortune quelconque. À Paris, la confrérie des orfèvres possède un hospice pour les vieillards et les membres devenus incapables de travailler. Ils y reçoivent tout ce qui leur est nécessaire pour une honnête existence. On ne leur demande en retour que deux choses : des prières et de bons conseils aux jeunes du métier.

De saint Louis à Louis XVI, les confréries ont vécu fièrement, sans rien emprunter à personne. Elles ont même fait, en dehors d'elles, de généreuses offrandes. Tous les ans, les orfèvres donnent un repas aux pauvres de l'Hôtel-Dieu. Les drapiers leur font aussi une offrande annuelle. Ils donnent, de plus, une quarte de vin et une pièce de viande aux prisonniers du Châtelet. Les gens de métiers ne marchandent pas non plus les offrandes aux sanctuaires. La plupart des vitraux de la cathédrale de Bourges ont été offerts par des confréries de métiers.

La confrérie est toujours distincte de la corporation, et parfois elle s'en sépare. Tantôt elle est plus restreinte : il y a des confréries de patrons et des confréries d'ouvriers. Tantôt elle comprend des gens de tout métier, ou même des personnes étrangères à toute profession manuelle[104]. Dans la grande confrérie de Notre-Dame, à Paris, se rencontrent le roi, la reine, les princes du sang, en même temps que les plus petits bourgeois et marchands[105]. On verra Louis XI, membre de celte confrérie, ne pas rougir d'aller dîner chez un confrère, petit marchand du faubourg Saint-Antoine.

Sous le titre de confréries ou de fraternités, des groupes religieux et charitables s'organisent, dans divers buts particuliers, dans toute la chrétienté. Nous avons vu, aux Pays-Bas, Lambert le Bègue fonder des béguinages, dont les membres, pour se sanctifier, s'astreignent à certaines pénitences et à certaines prières. À Paris, le docteur Guillaume fonde, avec ses étudiants et quelques amis, une maison commune, afin d'y mieux réaliser l'idéal évangélique : on l'appelle le Val des Ecoliers. Au Puy-en-Velay, la Vierge apparait à un charpentier nommé Durand Dujardin, et lui ordonne d'aller trouver l'évêque pour la fondation d'une confrérie chargée de faire régner la paix. Les capuchonnés jurent d'aller à confesse, de ne pas jouer, de ne pas blasphémer, de ne pas fréquenter les tavernes. Des confréries analogues se constituent en Auvergne, en Berri, en Aquitaine, en Gascogne, en Provence ; leurs membres s'appellent les pacifiques, ou simplement les jurés. En Italie, on constate des phénomènes du même genre. Bonfiglio Monaldi et ses amis de Florence distribuent leurs biens aux pauvres et se livrent à la pénitence. Les humiliés de Lombardie conviennent de s'associer pour travailler, prier et prêcher. Rejetés par Alexandre III, ils s'obstinent, et finissent par se faire reconnaitre par Innocent ; on les autorise à parler morale et piété, on leur interdit de traiter de la foi et des sacrements[106].

De même que les confréries ont débordé les corporations de métiers, les œuvres de charité débordent les confréries. En dehors des œuvres charitables des monastères, qui continuent à donner l'hospitalité aux pèlerins et voyageurs, et qui font des distributions régulières de secours aux pauvres, des œuvres se fondent pour venir en aide aux pauvres en général, aux lépreux, aux femmes et enfants, aux vieillards. L'hospice de Biloque, à Gand, est de 1227 ; la Maison-Dieu de Saint-Malo, de 1252 ; le Saint-Esprit de Hanovre date de 1252 ; les Quinze-Vingts, à Paris, sont de la même époque. On compte en Occident, à la fin du XIIIe siècle, de 15 à 20.000 maladreries ou hospices destinés aux lépreux[107]. L'asile des Filles-Dieu de Paris, celui des Six-Vingts de Chartres, celui des enfants trouvés de Lille, les asiles de vieillards fondés à Valence, à Tournai, les charités normandes d'Evreux, les maisons pour femmes en couches, les sociétés fondées pour l'ensevelissement des morts se multiplient en France, en Italie, en Allemagne[108].

Parmi toutes ces associations, tous ces groupements de bienfaisance et de piété, il est une forme qui, peu à peu, tendit à prévaloir. Ce furent les tiers ordres. Nous en avons vu l'origine. Au XIIIe siècle, grâce aux tiers ordres, le monde se peupla de jeunes filles, de veuves, de gens mariés, d'hommes de tout état, qui portaient publiquement les insignes d'un ordre religieux et s'astreignaient à ses pratiques dans le secret de leurs maisons. De même qu'on appartenait à une famille par le sang, à une corporation par le service auquel on était voué, on voulut appartenir par un dévouement de choix à l'une des glorieuses milices qui servaient Jésus-Christ par la parole et par la pénitence. On revêtait les livrées de saint Dominique ou de saint François, on fréquentait leurs églises, on participait à leurs prières, on suivait d'aussi près que possible la trace de leurs vertus. L'histoire de cette institution est une des plus belles choses qu'on puisse lire. Elle a produit des saints sur tous les degrés de la vie humaine, depuis le trône jusqu'à l'escabeau, avec une telle abondance, que le désert et le cloître pouvaient s'en montrer jaloux. Qui n'a entendu parler de sainte Catherine de Sienne et de sainte Rose de Lima, ces deux étoiles dominicaines qui ont éclairé les deux mondes ? Qui n'a lu la vie de sainte Elisabeth de Hongrie, la franciscaine i Ainsi l'esprit de Dieu proportionnait les miracles aux misères ; après avoir fleuri dans les solitudes, il s'épanouissait sur les grandis chemins[109].

 

Dans son encyclique Immortale Dei, le pape Léon XIII a cru devoir nous rappeler le temps où l'influence de la religion chrétienne et sa divine vertu pénétraient les lois, les institutions et les mœurs des peuples. C'est à la période dont nous venons de raconter l'histoire que le souverain pontife fait allusion. Son assertion peut paraître étrange à qui a présents à la mémoire les schismes et les hérésies, les oppositions des princes et les faiblesses des clercs, que nous avons trop souvent rencontrée au cours des trois siècles que nous venons d'étudier. Mais s'en scandaliser serait méconnaître que la conduite des hommes les plus vertueux n'atteint jamais l'idéal dont ils s'inspirent ; à plus forte raison en est-il de même de la conduite d'une société tout entière. Ce qui est incontestable, c'est qu'un idéal de vie et de perfection chrétienne a régi le Moyen Age ; c'est que, du XIe au XIIIe siècle, il n'a cessé de grandir ; c'est qu'il a pénétré de plus en plus les lois, les institutions et les mœurs, et qu'il y a produit des merveilles. Le siècle de saint François d'Assise et de saint Louis, le siècle des cathédrales gothiques et des corporations chrétiennes, de la chevalerie et des ordres mendiants, est vraiment un siècle de foi et de charité. Montalembert écrivait dans l'Introduction de son Histoire de sainte Elisabeth : Nous ne savons que trop tout ce qu'il y avait de souffrances, de plaintes, de crimes, dans les siècles que nous avons étudiés. Mais nous croyons qu'il y avait, entre les maux de ces siècles et ceux du nôtre, deux incalculables différences. D'abord l'énergie du mal rencontrait partout une énergie du bien, qu'elle semblait augmenter en la provoquant au combat. Puis, ces maux, dont le monde souffrait, étaient plutôt matériels que moraux. Une immense santé morale neutralisait toutes les maladies du corps social. La foi, qui avait pénétré Je monde, qui réclamait tous les hommes sans exception, s'était infiltrée dans tous les pores de la société comme une sève bienfaisante[110]. Le jour où le monde moderne, pour parler encore comme Montalembert, demandera à saillir du désert qu'on lui a fait, voudra qu'on lui répète les chants de sa jeunesse[111], il se souviendra sans doute que le monde gréco-romain lui a donné une philosophie et une science du gouvernement, dont l'Eglise catholique n'a eu qu'à purifier les éléments pour les faire concourir à son œuvre civilisatrice, mais il aura besoin, plus encore, de se tourner vers cet âge rayonnant de foi :

Où tous nos monuments et toutes nos croyances

Portaient le manteau blanc de leur virginité,

Où, sous la main du Christ, tout venait de renaître,

Où le palais du prince et la maison du prêtre,

Portant la même croix sur leur front radieux,

Sortaient de la montagne en regardant les cieux[112].

 

FIN DU QUATRIÈME VOLUME

 

 

 



[1] E. LAVISSE, Vue générale de l'histoire politique de l'Europe, p. VII.

[2] E. FAGUET, Hist. de la litt. française, t. I, p. 108, 116, 117.

[3] Il décida que la procédure se ferait désormais d'une manière sommaire, sans bruit de jugement et d'avocat. (Bulle de décembre 1257. Cf. POTTHAST, n. 17097.) On s'aperçut plus tard que, pour vouloir trop simplifier, on portait atteinte au droit sacré de la défense, et peu à peu, dans la pratique, les avocats parurent à côté des accusés. On multiplia même à tel point les assesseurs, qu'ils constituèrent un véritable jury. Le jury, dit M. J. Guiraud, a donc fonctionné sur notre sol français, cinq cents ans avant les réformes de 1789. (Dict. apol. de la foi cath., t. II, col. 875.)

[4] POTTHAST, n. 19.650.

[5] JORDAN, Registre de Clément IV, p. 371, n. 1015, note 2 ; POTTHAST, n. 19.552 et s.

[6] James BRYCE, le Saint Empire romain germanique, trad. DOMERGUE, un vol. in-8°, Paris, 1890, p. 274.

[7] POTTHAST, 19.602, 20.086, 20.248.

[8] H. HEMMER, au mot Clément IV, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. III, col. 60.

[9] POTTHAST, n. 20.133.

[10] POTTHAST, n. 19.326.

[11] BRÉHIER, l'Eglise et l'Orient au Moyen Age, p. 237.

[12] Voir H. François DELABORDE, le Texte primitif des Enseignements de saint Louis à ses fils, dans la Bibl. de l'Ecole des Charles, t. LXXIII (1912), p. 73-100, 237-262, 490-504.

[13] Jean GUIRAUD, Registre de Grégoire X, n. 194.

[14] Les canons 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 15, 19, 24, 29, 30.

[15] Le canon 29 décide que la défense de communiquer avec les excommuniés ne s'applique que dans les cas d'excommunication nominale.

[16] Avant de se séparer, le concile tint encore deux sessions. Parmi les décrets dogmatiques qui y furent votés, l'un des plus importants est celui qui déclare que le Saint-Esprit procède éternellement du Père et du Fils, mais non pas comme de deux principes ni par deux spirations (canon 1). Parmi les décrets disciplinaires, il faut noter celui qui, pour éviter à l'avenir les longues vacances du Saint-Siège, décida que les cardinaux qui se trouveront dans la ville où le pape mourra attendront huit jours seulement les absents, puis s'assembleront dans le palais du pontife, où ils n'auront aucune relation avec le dehors. Si, trois jours après leur entrée, l'Eglise n'est pas pourvue d'un pasteur, les cinq jours suivants on ne servira qu'un mets aux cardinaux, et, au delà de ce terme, rien que du pain, du vin et de l'eau. (Canon 2) (MANSI, XXIV. 109-132.)

[17] BRÉHIER, op. cit., p. 240-241.

[18] Pourquoi Jean XXI, plutôt que Jean XX ? Voir Hist. gén. de l'Eglise, t. III.

[19] Jean XXI abolit complètement la sévère ordonnance de Grégoire X sur la tenue des conclaves, ordonnance déjà suspendue par Adrien V.

[20] Pourquoi le nom de Martin IV, alors qu'un seul pape avait porté le nom de Martin ? (voir Hist. gén. de l'Eglise, t. III).

[21] S. VAILHÉ, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. III, col. 1393-1396.

[22] On connaît les deux vers célèbres :

Bernardus valles, montes Benedictus amabat,

Oppida Franciscus, celebres Ignalius urbes.

[23] Les deux autres ordres mendiants étaient ceux des Carmes et des Ermites de Saint-Augustin.

[24] Sur l'introduction dans l'Eglise du régime bénéficiaire et sur ses conséquences, voir Dom GRÉA, Des biens ecclésiastiques et de la pauvreté cléricale, aperçu historique, dans la Rev. prat. d'apol., 1913.

[25] Dom GRÉA, Des biens ecclésiastiques et de la pauvreté cléricale, aperçu historique, dans la Rev. prat. d'apol., 1913.

[26] La contribution des Frères mineurs au progrès des sciences et à la prédication a été néanmoins très considérable. La suite de cette histoire en apportera de nombreuses preuves. Voir, sur ce sujet : R. P. HILARIN (FELDER) de Lucerne, Histoire des études dans l'ordre de Saint-François, traduction française, un vol. in-8°, Paris, 1908.

[27] SAVIGNY, Hist. du droit romain, t. III, ch. XXI.

[28] Parmi les autres universités du Moyen Age, on peut citer : en France, Montpellier, Orléans, Angers, Toulouse ; en Angleterre, Cambridge ; en Italie, Salerne, Padoue, Naples, Pavie ; en Espagne, Salamanque ; en Allemagne, Heidelberg, Cologne, Erfurt, Prague et Vienne.

[29] E. JORDAN, les Universités, dans la France chrétienne dans l'histoire, p. 271.

[30] P. ANTOINE DE SÉRENT, au mot Alexandre de Halès, dans le Dict. d'hist. ecclés., t. II, col. 260.

[31] ECCARD, Corpus historicum medii ævi, t. I, col. 117.

[32] L'édition de 1651, due au dominicain Jammy, compte 21 in-folio.

[33] P. MANDONNET, au mot Albert le grand, dans le Dict. d'hist. ecclés., t. I, col. 1515-1524.

[34] Cf. P. MANDONNET, Date de la naissance de saint Thomas, dans la Revue thomiste de septembre-décembre 1914, p. 652-662.

[35] MANDONNET, au mot Frères prêcheurs, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. VI, col. 872.

[36] LACORDAIRE, Mémoire pour le rétabl. en France de l'Ordre des Frères prêcheurs, ch. IV, Œuvres, édit. Poussielgue, 1872, t, IX, p. 134-135.

[37] Maurice DE WULF, Hist. de la phil. médiévale, p. 259-290 ; SERTILLANGES, Saint Thomas d'Aquin, 2 vol. in-8°, Paris, 1910 ; Pierre ROUSSELOT, l'Intellectualisme de saint Thomas, un vol. in-8°, Paris, 1908 ; Ch. JOURDAIN, la Phil. de S. Thomas d'Aquin, 2 vol. in-8°, Paris, 1858.

[38] Sur le mouvement intellectuel à cette époque, et sur ses divers courants, voir l'important ouvrage du P. MANDONNET, Siger de Brabant et l'averroïsme latin au XIIIe siècle, 2e édition, 2 vol. in-4°, Louvain, 1908. Cf. Th. HEFTZ, Essai historique sur les rapports entre la philosophie et la foi, de Bérenger de Tours à saint Thomas d'Aquin, un vol. in-8°, Paris, 1909.

[39] Voir l'encyclique de Léon XIII, Æterni patris, du 4 août 1879, sur la Restauration de la philosophie chrétienne, et l'acte du 4 août 1880 proclamant saint Thomas patron des écoles catholiques. Cf. P. GÉNY, Saint Thomas le maitre par excellence, dans les Etudes, t. CXLII (1915), p. 34-50.

[40] Mgr FREPPEL, Œuvres, t. III, p. 352. Sur l'œuvre de saint Thomas d'Aquin, voir l'étude critique du P. MANDONNET, Des écrits authentiques de saint Thomas d'Aquin, 2e édition, un vol. in-8°, Fribourg, 1910.

[41] Encyclique Æterni patris.

[42] S. BONAVENTURE, Comment. in Sent., II, præloc.

[43] DE WULF, Hist. de la philo. médiév., p. 291.

[44] Allocution du 20 novembre 1890, dans les Acta ordinis fratrum minorum, 1890, p. 177.

[45] Pascal a dit : La nature est une sphère infinie, dont le centre est partout et la circonférence nulle part.

[46] Kant connaissait-il cette pensée, lorsqu'il écrivait : Deux choses remplissent mon âme d'admiration : le ciel étoilé au-dessus de ma tête et la loi morale dans mon cœur ? Sur saint Bonaventure, voir R. P. LÉOPOLD DE CHÉRANCÉ, Saint Bonaventure, un vol. in-12, Paris, 1899 ; E. DE MARGERIE, Essai sur la philosophie de saint Bonaventure, Paris, 1855. PALHORIÈS, Saint Bonaventure, dans la collection des grands philosophes, et Saint Bonaventure, dans la collection la Pensée chrétienne. — On doit aussi ranger parmi les scolastiques le franciscain Duns Scot (1266-1308), esprit subtil et puissant, qui, en exaltant le rôle de la volonté par rapport à l'intelligence, de la forme par rapport à la matière, de la théologie par rapport à la philosophie, inaugure un aristotélisme singulièrement hardi qui, dans les théories même où il suit les voies de ses devanciers, sait rester original par le tour sui generis de son esprit ; et qui, par son système de la materia primo prima, fonds commun où tous les êtres contingents plongent leurs racines, semble avoir voulu traduire métaphysiquement cette union mystérieuse des créatures qui inspirait à saint François d'Assise ses cantiques enthousiastes. (Voir VACANT, la Philosophie de Duns Scot comparée à celle de saint Thomas, dans Annales de philosophie chrétienne, 1887-1889).

[47] L'une et l'autre défense furent temporaires. Au début du XIVe siècle, l'étude du droit romain fut pleinement autorisée à Bologne. (PÉRIÈS, la Faculté de droit dans l'ancienne Université de Paris, Paris, 1890, p. 92.)

[48] Sur le développement du droit censier, voir Paul FABRE, Etude sur le Liber censuum de l'Eglise romaine, Paris, 1892, et le Liber censuum de l'Eglise romaine, publié avec une préface et un commentaire par DUCHESNE et Paul FABRE, Paris, 1895.

[49] G. GOYAU, dans la Papauté et la civilisation, un vol. in-12, p. 61-62. Cf. OTTO VON GIERKE, les Théories politiques du Moyen Age, traduction Jean DE PANGE, un vol. grand in-8°, Paris, 1914 ; Jacques ZEILLER, l'Idée de l'Etat dans saint Thomas d'Aquin, un vol. in-8°, Paris, 1910.

[50] Cité par G. GOYAU, dans la Papauté et la civilisation, p. 61-62.

[51] Voir R. GÉNESTAL, Histoire de la légitimation des enfants naturels en droit canonique, un vol. in-8°, Paris, 1905.

[52] Voir BRISSAUD, Manuel d'histoire du droit privé, Paris, 1908. p. 8 ; ESMEIN, le Mariage en droit canonique, Paris, 1891 ; A. BONUCCI, La derogabilità del diritto naturate nella scolastica, un vol. in-8°, Pérouse, 1906.

[53] Cf. H. AUFFRAY, le Droit canon, son évolution, sa transcendance, dans les Etudes, t. CXXXIX (1914), p. 145-170.

[54] LEA, Hist. de l'Inquisition, t. I, p. 421.

[55] Th. DE CAUZONS, Hist. de l'Inquisition en France, 3 vol. in-8°, Paris, 1908 et s., t. II, p. 237. Dans le Midi de la France, où l'Inquisition fut si active au XIIIe siècle et au commencement du XIVe, elle employa si peu la torture, que les ennemis de l'Eglise ont dû supposer, sans en fournir la moindre preuve, que l'emploi de la torture était mentionné dans des registres spéciaux aujourd'hui perdus. (J. GUIRAUD, au mot Inquisition, dans le Dict. apol. de la foi, t. II, col. 874.)

[56] A. DUFOURCQ, l'Avenir du christianisme, 1re partie, le Passé chrétien, t. VI, p 396. L'Eglise eut aussi à intervenir dans la grande transformation que subit au XIIIe siècle l'économie sociale, qui, sous l'influence du grand essor pris par le commerce et l'industrie à partir du milieu du XIIe siècle, prit une extension rapide. D'économie agricole et locale, elle devint économie d'échange, industrielle et commerciale. Les monastères, déjà centres agricoles, devinrent souvent des banques prêtant à crédit. Voir : R. GÉNESTAL, Rôle des monastères comme établissements de crédit, Paris, 1901 ; E. DE MOREAU, S. J., l'Abbaye de Trillers-en-Brabant aux XIIe et XIIIe siècles. Etude d'histoire religieuse et économique, un vol. in-8°, Louvain, 1908. Sur le rôle de l'Eglise dans l'économie sociale du Moyen Age, voir JANSSEN, l'Allemagne à la fin du Moyen Age, trad. franc., Paris, 1887, t. I, p. 260-407. Sur la dîme ecclésiastique au Moyen Age, voir Paul VIARD, Hist. de la dîme ecclés. dans le roy. de France aux XIIe et XIIIe siècles, un vol. in-8°, Paris, 1912.

[57] Sur ce sujet, voir Paul VIOLLET, Hist. du droit civil français, un vol. in-8°, 3e édition, Paris, 1905, passim ; ESMEIN, Hist. du droit français, Paris, 1892, p 747-756 ; JANSSEN, op. cit., passim ; BRISSAUD, Manuel d'hist. du droit privé, 1908 ; LUCHAIRE, Manuel des instit. françaises ; Mgr D'HULST, le Droit chrétien et le droit moderne, un vol. in-12, Paris, 1886.

[58] En 1914, l'université d'Oxford a célébré, par des fêtes solennelles et par l'érection d'une statue, le septième centenaire de la naissance de Roger Bacon.

[59] DENIFLE et CHATELAIN, Chartul. Univ. Paris., t. I, p. 169, 189.

[60] WELTER et WELTE, Dict. de théol. cath., au mot Oxford.

[61] F. PICANET, Roger Bacon, dans la Revue des Deux-Mondes du 1er juin 1914.

[62] Sur la culture des sciences dans l'Eglise avant Roger Bacon, voir J. GUIRAUD, Hist. partiale, hist. vraie, t. II, p. 13-56.

[63] Opus majus, part. I, ch. X ; part. IV, dist. I, ch. III, part. VI ; Opus tertium, ch. XIII, XXIX-XXXVII.

[64] L. JÉRÔME, au mot Bacon, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. II, col. 17.

[65] Opus tertium, c. I, p. 4.

[66] M. J. GUIRAUD, dans son ouvrage Hist. partiale, hist. vraie, t. I, p. 335-349, dresse la liste des écoles d'enseignement secondaire dont les documents nous ont conservé l'histoire au XIe et au XIIe siècle.

[67] Olga DOBIAGHE-RODJESTVENSKY, la Vie paroissiale en France au XIIIe siècle d'après les actes épiscopaux.

[68] VALLET DE VIRIVILLE, Hist. de l'instruction publique, p. 202.

[69] J. GUIRAUD, Hist. partiale, hist. vraie, t. I, p. 360.

[70] L. DELISLE, De la condition de la classe agricole en Normandie au Moyen Age, p. 175.

[71] Les chaires en bois datent du IVe siècle seulement.

[72] LECOT DE LA MARCHE, la Chaire française au Moyen Age, un vol. in-8°, 2e édition, Paris, 1886, p. 217.

[73] Sur Hugues de Digne, voir LECOT DE LA MARCHE, la Chaire française au Moyen Age, p. 146-147.

[74] Saint BONAVENTURE, Expositio missæ. Saint Thomas commente admirablement les cérémonies de la messe dans un article de sa Somme. (Summ. theol., p. III, qu. 83, a. 4.)

[75] L'élévation de l'hostie après sa consécration n'a pas été introduite, ainsi qu'on l'enseigne communément, pour protester contre l'hérésie de Bérenger, mais pour protester contre l'opinion de deux théologiens, Pierre le Vorace (Petrus Comestor) et Pierre le Chantre, lesquels enseignaient, contre la doctrine générale, que la transsubstantiation du pain au corps de Notre-Seigneur ne s'opérait qu'après la consécration du calice. Sur l'introduction et la diffusion du rite de l'élévation de l'hostie à la messe, voir MANGENOT, dans le Dict. de théol., t. IV, col. 2320-2328.

[76] CORBLET, Hist. de l'Eucharistie, t. II, p. 159, 360.

[77] Saint BONAVENTURE, Expositio missæ, cap. IV. Voir J. HOPPENGT, la Messe dans l'histoire et dans l'art, un vol. in-4°, illustré, Paris, 1907, p. 139-161, et Henri LABOUREAU, la Messe à travers les âges, un vol. in-12, Paris, 1914.

[78] LAMENNAIS, De l'art et du beau, ch. II.

[79] Emile MÂLE, l'Art religieux du XIIIe siècle en France, un vol. in-4°, Paris, 1910.

[80] LABBE, Concil., t. VIII, col. 831.

[81] Pendant le même temps, Durand de Mende résumait toute la science liturgique el Jacques de Voragine recueillait les plus belles légendes des saints.

[82] C. ENLART, Manuel d'archéologie française, archit. religieuse, I, 434, 435. Cf. J.-A BRUTAILS, l'Archéologie du Moyen Age et ses méthodes, un vol., Paris, 1900.

[83] MÂLE, l'Art religieux du XIIIe siècle en France, p. 461.

[84] La peinture murale n'a plus sa place dans les églises gothiques, mais en Italie, où la forme basilicale subsiste, elle produit des merveilles, par exemple dans la double église d'Assise, commencée en 1228, terminée en 1252.

[85] Voir PACHEU, Jacopone de Todi, un vol. in-12, Paris, 1914.

[86] Sur les conditions dans lesquelles se sont bâties les églises du Moyen Age, voir le très curieux et très savant ouvrage de M. Victor MORTET, Recueil de textes relatifs à l'histoire de l'architecture et à la condition des architectes en France au Moyen Age, un vol. in-8°, Paris, 1911.

[87] E. MÂLE, l'Art religieux du XIIIe siècle en France, p. 462.

[88] G. LANSON, Hist. de la litt. française, 7e édition, Paris, 1902, p. 186.

[89] PETIT DE JULLEVILLE, Histoire du théâtre en France, les Mystères, 2 vol. in-8°, Paris, 1880 ; G. COHEN, Hist. de la mise en scène dans le théâtre religieux au Moyen Age, un vol. in-8°, Paris, 1906.

[90] Cf. Etienne LAMY, les Chansons de gestes, dans la Revue des Deux-Mondes, du 15 décembre 1915, p. 592-618. Dans cet article, M. E. Lamy s'inspire de l'important travail publié par M. J. BÉDIER, les Légendes épiques. Recherches sur la formation des chansons de gestes, 3 vol. in-8°, Paris, 1908 et s. La question de l'influence des chansons de gestes a été également traitée par M. Louis REYNAUD dans son livre les Origines de l'influence française en Allemagne, 2 vol. grand in-8°, Paris, 1913-1915. Pour M. Reynaud, le Moyen Age, dans son âme profonde, n'aurait été ni germain ni latin, mais celte (t. I, p. 289 et passim). Le génie celte, identifié avec le génie français, expliquerait seul l'influence européenne de la réforme clunisienne, du mouvement intellectuel créé par Sylvestre II, de la chevalerie, des chansons de gestes, etc. L'idée générale de l'ouvrage est si manifestement paradoxale, et la prétérition systématique du rôle de l'Eglise si ouvertement injuste, que nous ne tenterons pas une réfutation directe de l'œuvre prise dans son ensemble ; mais trouve, sur le mouvement clunisien, l'action de Sylvestre II, les chansons de gestes, un grand nombre de faits bien exposés. M. Alfred LEROUX a donné une longue recension de cette publication dans la Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, t. LXXIV (1913), p. 636-653. Sur la littérature française en particulier, voir Gaston PARIS, la Littérature française au Moyen Age, 3e édition, revue et corrigée, un vol. in-16, Paris, 1905 ; Alfred JEANROY, les Origines de la poésie lyrique en France au Moyen Age, 2e édition, un vol. in-8°, Paris, 1904.

[91] Léon GAUTIER, la Chevalerie, un vol. in-4°, p. 2. Cf. Jacques FLACH, les Origines de l'ancienne France, t. II, 3e partie, la Chevalerie, in-8°, Paris, 1893.

[92] La noblesse est héréditaire, la chevalerie ne l'a jamais été. La réception dans un ordre militaire ne confère pas la chevalerie ; un chevalier de Calatrava n'appartient pas, par ce seul titre, à la chevalerie.

[93] L. GAUTIER, la Chevalerie, p. 210.

[94] Sur les fonctions d'écuyer, voir L. GAUTIER, la Chevalerie, p. 596 et s.

[95] Voir Max. SABATIER, l'Eglise et le travail manuel, un vol. in-12, Paris, 1895, Cf. Etienne DUPONT, Corporations d'autrefois et syndicats d'aujourd'hui, dans le Correspondant du 10 février 1883, t. CXXX, p. 450-496.

[96] E. MARTIN-SAINT-LÉON, Histoire des corporations, un vol. in-8°, 2e édition, Paris, 1909, p. 79. Cf. LEVASSEUR, Hist. des classes ouvrières, 2e édition, Paris, 1900-1901.

[97] Le terme de corporation est d'origine moderne. Au XIIIe siècle, l'association d'artisans est connue sous le nom de métier. Au XVIIe siècle, on l'appellera une communauté.

[98] Histoire littéraire, t. XIX, p. 104.

[99] Le Livre des métiers a été édité dans les Documents inédits de l'histoire de France, avec une préface de DEPPING.

[100] E. MARTIN-SAINT-LÉON, Histoire des corporations, p. 83-85.

[101] Hippolyte BLANC, Corporations de métiers, p. 198.

[102] JANSSEN, l'Allemagne à la fin du Moyen Age, p. 329.

[103] Exhortation chrétienne, citée par JANSSEN, l'Allemagne à la fin du Moyen Age, p. 325.

[104] Cf. FAGNIEZ, Etudes sur l'industrie et la classe industrielle à Paris.

[105] LEROUX DE LINCY, Recherches sur la grande confrérie de Notre-Dame, Paris, 1844.

[106] A. DUFOURCQ, l'Avenir du christianisme, t. VI, p. 267-268.

[107] Voir Léon LE GRAND, Statuts d'Hôtels-Dieu et de léproseries, recueil de textes du XIIe au XIVe siècle, un vol. in 8°, Paris, 1901.

[108] Léon LALLEMAND, Histoire de la charité, t. III. Cf. R. GÉNESTAL, Rôle des monastères comme établissements de crédit en Normandie du XIe à la fin du XIIIe siècle, un vol. in-8°, Paris, 1901, et Revue d'hist. ecclés. de Louvain, t. VI (1905), p. 120-127.

[109] LACORDAIRE, Vie de saint Dominique, ch. XVI.

[110] MONTALEMBERT, Œuvres, t. VII, p. 146-148.

[111] MONTALEMBERT, Œuvres, t. VII, p. 150.

[112] Alfred DE MUSSET.