HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

TROISIÈME PARTIE. — L'ORGANISATION DE LA CHRÉTIENTÉ

CHAPITRE II. — DE L'AVÈNEMENT DE FRÉDÉRIC BARBEROUSSE À L'AVÈNEMENT D'INNOCENT III. — NOUVELLE LUTTE CONTRE L'EMPIRE. — LA TROISIÈME CROISADE. LE TROISIÈME CONCILE ŒCUMÉNIQUE DE LATRAN (1152-1198).

 

 

Le chroniqueur Otton de Freisingen, oncle du nouveau roi de Germanie, déclare que le désir de la grandeur de l'Allemagne avait guidé les électeurs dans le choix qu'ils firent du successeur de Conrad III. Deux familles entre toutes, dit-il, étaient alors illustres dans l'empire, celle des Weiblingen (ou Gibelins) et celle des Welfs (ou Guelfes), accoutumées à fournir, l'une des empereurs, l'autre des ducs puissants. Leur rivalité avait souvent troublé l'Etat. Mais, par un dessein de la Providence, sous le règne d'Henri V, le père de Frédéric, de la famille des Weiblingen, avait épousé la fille du duc Welf de Bavière. Les princes choisirent donc Frédéric, non seulement à cause de son activité et de sa valeur, mais parce qu'il pouvait concilier en lui les deux familles ennemies[1].

Le nouvel élu réalisera partiellement ces espérances. Frédéric Ier, plus connu sous le nom de Frédéric Barberousse, sera par excellence le souverain de l'Allemagne au Moyen Age. Il n'est point d'homme peut-être en qui le peuple allemand ait mieux incarné ses ambitions légitimes et ses rêves chimériques. Comme roi de Germanie, Frédéric assurera le triomphe presque absolu de ces ambitions ; mais comme empereur, il assistera à l'échec complet de ces rêves. Sous son règne, son pays verra, en effet, l'unité du gouvernement s'affermir, l'ordre se rétablir dans les provinces, le commerce fleurir dans les grandes cités, la cour briller d'un éclat inouï, la poésie nationale s'épanouir en œuvres nobles et gracieuses. Mais, empereur, il aura des visées trop hautes. Hanté par l'idée d'une restauration de l'empire romain en sa personne, se considérant comme ayant reçu de Dieu l'héritage des Césars, Frédéric Barberousse prétendra soumettre à sa domination tout ce qui se rattache de près ou de loin à l'ancien monde, y compris la hiérarchie ecclésiastique et le pape lui-même, dont il voudra faire un instrument de sa puissance dans Rome sa capitale. Pour atteindre ce but, il ne négligera rien. On le verra descendre en personne, à cinq reprises, en Italie, susciter pour sa cause trois antipapes, mettre à son service la science des légistes les plus fameux, ériger en système de guerre, quand il le jugera nécessaire, les plus odieux procédés de barbarie. Mais ses efforts se heurteront à deux obstacles infranchissables. Les libertés municipales, si fortement développées en Italie, jusqu'à constituer çà et là de véritables républiques, se tourneront contre lui ; et la papauté, longtemps défiante de ce mouvement, en deviendra, au moment du danger, la naturelle et puissante protectrice. Par là même, la querelle des Guelfes et des Gibelins, qu'on avait voulu éteindre, se ranimera, plus ardente et dans des proportions plus formidables : tout ce qui tiendra pour la cause du pape et de la liberté de l'Italie, se dira guelfe ; et tout ce qui se rattachera à la cause de l'empereur, se proclamera gibelin. En fin de compte, l'imprudente agression de Frédéric Barberousse aura eu surtout pour effet de raviver le sentiment de l'indépendance italienne et de rendre plus populaire la cause de la papauté.

Une pareille entreprise, tentée en Angleterre par le roi Henri II, aboutira à de semblables résultats.

 

I

Né vers 1123, le nouveau roi de Germanie avait, au moment de son élection, trente ans à peine. Beau de sa personne, svelte et grand, d'un esprit cultivé, d'une intelligence prompte, de mœurs simples dans sa vie privée, d'une grande dignité dans les cérémonies d'apparat, d'une extrême vaillance dans les batailles, il gâtait tant de belles qualités par une ambition sans bornes et par une inflexible dureté. Le jour de son couronnement à Aix-la-Chapelle, un de ses fidèles, condamné par lui, se prosterne à ses pieds, implorant son pardon, et l'assistance entière se joint aux prières du suppliant. Ma sentence a été juste, réplique le roi ; et, inexorable, il refuse de revenir sur la condamnation.

Le premier de ses désirs était d'aller à Rome, pour y affirmer en personne son autorité. La situation peu rassurante de la Germanie l'obligea à différer l'exécution de ce projet. Mais la mort d'Eugène III et l'élection, faite quelques jours après, le 12 juillet 1153, d'un nouveau pape, lui parut une circonstance favorable pour hâter l'accomplissement de son dessein. Il ne s'agissait de rien de moins que de soumettre l'Italie à la suprématie impériale, que de rendre effectif ce titre nominal de roi des Romains dont ses prédécesseurs s'étaient décorés depuis Charlemagne. Le nouveau chef de l'Eglise, Conrad de Suburra, cardinal-évêque de Sabine, élu sous le nom d'ANASTASE IV, était un vieillard, renommé pour sa miséricorde et sa bonté. Dès les premiers jours de son pontificat, il avait, dans un esprit de conciliation, accordé le pallium à l'évêque de Magdebourg, naguère nommé par le roi de Germanie contre le gré d'Eugène III. Frédéric compta sur la complaisance du nouveau pape. Par ailleurs, il ne négligea rien pour préparer le succès de son expédition en Italie. Il se réconcilia d'abord avec Henri de Saxe, en lui cédant le duché de Bavière ; puis, pour combattre plus efficacement les Normands des Deux-Siciles, il négocia une entente avec leur ennemi-né, l'empereur de Constantinople. Mais l'expédition était à peine en marche, qu'on apprit la mort d'Anastase IV, décédé le 3 décembre 1154, et l'élection faite, dès le lendemain, à l'unanimité des suffrages, de son successeur ADRIEN IV. On se trouvait désormais en face d'un pape actif et d'âge mûr, réputé pour la vivacité de son esprit, l'étendue de ses connaissances, la générosité de son caractère, et qui, dans les diverses fonctions qu'il avait occupées jusque-là, avait donné des preuves d'initiative et de fermeté.

Il était Anglais de race, et s'appelait avant son élévation Nicolas Breakspear ou Brise-lance. Réduit, dans son enfance, à la suite d'événements sur lesquels l'histoire n'a pas fait la lumière suffisante, à vivre d'aumônes dans sa patrie, il était venu de bonne heure en France, où, d'étape en étape, il avait gagné la ville d'Avignon. Aux environs de cette ville, les chanoines réguliers de Saint-Ruf[2] l'avaient recueilli, fait instruire, puis admis dans leur communauté[3]. Il y avait connu toutes les vicissitudes qui sont d'ordinaire le partage des hommes supérieurs. Ses éminentes qualités l'avaient bientôt fait élire prieur, et, peu après, abbé du monastère ; mais son zèle pour les réformes l'avait mis en butte aux accusations de quelques-uns de ses moines, qui l'avaient traduit devant le tribunal pontifical. Le résultat de ces événements fut de le mettre en présence du pape Eugène III, qui, frappé de ses capacités et de ses vertus, le retint auprès de lui, le nomma cardinal-évêque d'Albano, et ensuite le chargea d'une importante légation dans les pays scandinaves. Nicolas Breakspear érigea l'archevêché de Drontheim pour la Norvège, et s'efforça de faire d'Upsal la métropole de la Suède. Elu souverain pontife, Adrien IV ne se fit pas illusion sur le lourd fardeau qui tombait sur ses épaules et sur les obstacles qu'il allait rencontrer sur son chemin. Je sais, dit-il, que la route où l'on m'engage est semée d'épines, et ce manteau pontifical qu'on m'impose, bien qu'en lambeaux, est encore assez pesant pour accabler les plus forts[4]. Il était à peine sacré, en effet, qu'on lui annonçait la nouvelle de l'arrivée de l'armée impériale en Italie. Pour compliquer les difficultés, la municipalité romaine, excitée par Arnaud de Brescia, Une émeute venait de se déclarer indépendante, et le sommait d'abdiquer le gouvernement de Rome. Adrien IV jugea prudent, dans de pareilles conjonctures, de se retirer dans la citadelle de Saint-Pierre. Il voulait tout faire pour calmer l'effervescence des passions, et surtout éviter à tout prix l'effusion du sang. Ses efforts furent vains. Un cardinal, qui venait le visiter, fut blessé grièvement par les partisans d'Arnaud. Adrien IV mit aussitôt la ville en interdit. Les offices divins furent supprimés dans toutes les églises de Rome. La mesure fut efficace. La population romaine, impatiente de voir reparaître les cérémonies religieuses, força les sénateurs à se soumettre au pape et Arnaud de Brescia à quitter la ville.

Cependant Barberousse était parvenu dans la haute Italie. À mesure qu'il avançait, ses intentions se manifestaient d'une manière de plus en plus claire, sa tactique se révélait. Des villes italiennes lui résistèrent. Milan, Chieti, Asti, Rosate, Trecate, Brescia, Tortona, refusèrent de lui ouvrir leurs portes. Frédéric, ne se sentant pas en force de soumettre Milan, passa outre ; mais les autres villes furent rasées, pillées, détruites en tout ou en partie. À Sutri, il rencontra Adrien IV. Quelle allait être l'attitude du roi de Germanie ? L'usage voulait qu'en pareille occurrence le souverain tînt par la bride le cheval du pape et lui présentât l'étrier. Frédéric crut pouvoir se soustraire à ce cérémonial. Sur quoi, Adrien refusa de lui donner le baiser de paix. Cependant, réflexion faite, la crainte d'avoir un démêlé avec le pape et de ne pas recevoir de lui la couronne impériale, sur laquelle il comptait, fit revenir le monarque sur sa décision : les rites habituels furent accomplis. Ils étaient à peine terminés, qu'une députation du Sénat de Rome se présenta. Le but de la démarche n'était pas difficile à deviner. Vaincus par les armes spirituelles du pape, les sénateurs venaient chercher un appui auprès de l'empereur. Mais l'interprète de la Commune romaine n'avait pas achevé de formuler ses désirs, que Barberousse l'interrompit brusquement : Je suis le successeur de Charlemagne et d'Otton le Grand, et, comme tel, le légitime possesseur de Rome. Crois-tu donc qu'il soit possible à quelqu'un d'arracher la massue de la main d'Hercule ?[5]

De telles paroles ne pouvaient laisser aucune illusion sur les dispositions de Frédéric. Il eut beau renouveler au pape sa promesse de restaurer le pouvoir du Saint-Siège sur la ville de Rome, pénétrer dans la ville à la tête de son armée, déloger les partisans du Sénat des positions qu'ils y occupaient, et, tandis que le pape posait sur son front, le 18 juin 1156, la couronne impériale, prononcer le serment traditionnel des empereurs ; il était manifeste que c'était en maître, et non en simple défenseur, que Frédéric Barberousse entendait intervenir dans les affaires de Rome et de l'Italie. Dès lors, apparaissait le nouveau caractère de la lutte qui allait s'ouvrir entre le Sacerdoce et l'Empire. La question des investitures n'était plus au premier plan, comme au temps de Grégoire VII ; c'était, avant tout, son indépendance temporelle, son libre gouvernement de Rome et des Etats pontificaux, que le pape allait avoir à défendre contre les prétentions impériales. Les événements allaient d'ailleurs se précipiter, accusant en ce sens le caractère de la lutte.

En cette même année 1156, un nouveau conflit s'éleva entre les deux puissances. Pendant que le roi, de retour en Allemagne, y était occupé à contenir les prétentions excessives de ses vassaux, le pape conclut à Bénévent, avec le roi Guillaume de Sicile, un traité[6], par lequel il reconnut ses titres de roi de Sicile, de duc d'Apulie, de prince de Capoue, et, en retour, reçut de lui un serment de vassalité. C'était prendre une mesure opportune, pour empêcher l'Empire d'enclaver l'Etat romain par le nord et par le sud, comme on pouvait le craindre. La pensée de l'empereur, en effet, était de joindre les Deux-Siciles aux domaines de sa couronne. Frédéric se plaignit avec vivacité, disant que le pape manquait aux engagements du Saint-Siège. Le reproche était mal fondé, car les engagements auxquels le roi faisait allusion ne pouvaient être que la promesse faite, à Constance, par Eugène III, laquelle avait simplement pour objet le maintien et le développement de l'honneur de l'Empire[7].

Dans ces récriminations, il était facile de deviner l'influence d'un mauvais conseiller, que Frédéric venait d'élever, en 1156, à la haute dignité de chancelier de l'empire, Rainald de Dassel[8]. Ce n'était que son premier pas dans la voie de l'intrigue et du mensonge contre l'autorité du Saint-Siège. En 1157, Frédéric, ayant négligé de prendre en main, comme son devoir de l'empereur l'y obligeait, la cause de l'archevêque de Lund, dépouillé et emprisonné par des malfaiteurs au cours d'un voyage à Rome, Adrien IV lui écrivit : Je ne puis m'expliquer le motif de ton indifférence. Tu sais quelle surabondance de dignité et de gloire t'a procurée (contulerit) ta mère la sainte Eglise. Nous-même, nous aurions eu plaisir à te conférer des bienfaits (beneficia) plus précieux encore, s'il eût été nécessaire. Mais, puisque tu ne prêtes aucune attention à un pareil forfait, subissant l'influence de l'homme mauvais qui sème l'ivraie, je t'envoie deux de mes fils les plus chers, les cardinaux Bernard et Roland[9]. Le chancelier Rainald de Dassel traduisit sur-le-champ en allemand la lettre du pape. Mais, profitant du sens ambigu que pouvaient avoir les mots contulerit et beneficia, il en faussa la signification, faisant dire au pape que l'empereur tenait du Saint-Siège la dignité impériale, et qu'il ne pouvait aspirer à posséder Rome et l'Italie que comme fiefs[10], en tant que vassal du pape. Rainald profita, en même temps, de l'occasion, pour rappeler méchamment à son souverain le souvenir d'un tableau dont celui-ci avait été, paraît-il, fort offusqué en visitant à Rome le palais du Latran. L'empereur Lothaire y était représenté recevant du pape la couronne impériale, et un distique latin, placé au-dessus du tableau, en expliquait ainsi la signification :

Rex venit ante fores, jurans prius urbis honores.

Post, homo fit papæ, sumit quo dante coronam.

C'est-à-dire : Le roi se présente à la porte et fait hommage à la ville de Rome. Il devient par là l'homme du pape, de qui il tient sa couronne.

Aussi, quand les légats pontificaux joignirent l'empereur, vers le milieu d'octobre 1157, dans une diète qui se tenait à Besançon, l'irritation de l'empereur fut-elle violente. Elle s'éleva au dernier degré de la fureur, quand l'un des légats, Roland Bandinelli, le futur Alexandre III, soit qu'il ne se rendît pas compte du motif de l'exaspération du souverain, soit qu'il ne pût retenir un mouvement de vivacité, lui répliqua : Et de qui donc l'empereur tient-il sa dignité impériale, si ce n'est du pape ? Le comte Otton de Bavière, à ces mots, leva son épée en l'air, pour fendre la tête du légat. L'empereur retint le comte, mais, se tournant vers l'envoyé pontifical : Si nous n'étions pas dans l'église, lui dit-il, tu éprouverais combien sont lourds les glaives allemands. Les légats eurent l'ordre de quitter immédiatement le territoire de l'Empire par la voie la plus directe, sans visiter aucun évêque ni abbé[11]. Peu de temps après, le pape, dans une lettre pleine de dignité, écrivit à l'empereur : Tu as traité nos deux excellents frères, les cardinaux Bernard et Roland, d'une manière peu digne de ta majesté impériale. Tu t'es ému, paraît-il, du mot beneficium. Nous l'avons pris dans son sens primitif et naturel ; il signifie bienfait et non pas fief. Ceux-là seuls qui veulent troubler la paix entre l'Etat et l'Église ont pu l'expliquer en un autre sens. De même, par le mot conferre, nous voulions seulement dire imponere[12]. Cette déclaration, lue et traduite par Otton de Freisingen, calma Frédéric, qui se déclara satisfait. La réconciliation fut regardée comme conclue entre le pape et l'empereur ; mais il n'y eut plus désormais entre eux d'entente cordiale, et on peut dire que le feu, toujours prêt à éclater, continua à couver sous la cendre[13].

Au fond, une réelle et très importante divergence subsistait entre les deux souverains à propos des droits respectifs de la Papauté et de l'Empire. Si le pape ne considérait pas l'empereur comme un vassal, ni l'Empire comme un fief, il ne pouvait accorder que la dignité impériale fût conférée immédiatement par Dieu, ni que le couronnement de l'empereur à Rome fût pour lui un devoir Ni le pacte conclu entre Léon III et Charlemagne, ni aucune des conventions subséquentes. ne supportaient une pareille interprétation. Le rôle de protecteur de la papauté ne pouvait se concevoir comme un droit absolu et indépendant du consentement du Saint-Siège.

 

II

Telle était pourtant la conception de Frédéric Barberousse[14]. Bientôt aucune équivoque ne fut possible sur ce point. Au cours del année 1158, non content de terroriser l'Italie par ses incursions, de soumettre Milan et Gênes à sa puissance, il fit appel à la science des plus fameux légistes pour soutenir ses prétentions. Cette intervention des légistes dans la querelle du Sacerdoce et de l'Empire est un fait d'une trop haute importance pour ne pas exiger quelques développements.

Le droit romain n'avait jamais cessé d'être connu, allégué et pratiqué dans le haut Moyen Age[15]. Il occupe une grande place dans la correspondance de saint Grégoire le Grand. Saint Isidore de Séville cite plusieurs fois le Digeste[16]. Nous avons vu les principales collections juridiques des Romains utilisées dans les recueils de droit canonique. Or, au XIIe siècle le mouvement politique produit en Lombardie par le développement des libertés municipales y fut l'occasion d'une étude passionnée du droit antique. Le centre de ces études fut Bologne, où enseigna, de 1088 à 1125, le célèbre Irnerius, regardé comme le vrai fondateur de l'école bolonaise. Les circonstances extérieures, la commodité de l'accès, la douceur du climat, contribuèrent sans doute à faire de Bologne une grande ville universitaire ; mais l'éclat de son Ecole de droit romain lui vint surtout de la remarquable activité scientifique de ses professeurs. Faire revivre les lois de l'antique Borne, c'était, dans leur idée, travailler à cette résurrection des vieilles libertés municipales, qui hantait les esprits de cette époque. Les légistes furent si considérés dans la ville, qu'ils occupèrent une place prépondérante dans la direction politique des affaires[17]. Le grand mérite des disciples d'Irnerius fut d'interpréter directement les lois romaines par l'étude minutieuse des textes et leur comparaison critique ; si bien que, pour beaucoup d'entre eux, ils en ont fixé le sens d'une manière définitive. Mais l'histoire a le devoir de leur reprocher plusieurs graves défauts. D'abord ils ne connurent pas assez l'histoire romaine et la littérature latine, et, par là, le sens et la portée de plusieurs institutions leur échappa. Défaut plus grave encore, ils négligèrent totalement, dans l'explication des lois qu'ils proposaient telles quelles à la société de leur temps, la considération des conditions faites au Inonde par le progrès économique et social et par l'esprit chrétien ; d'où le système de législation qu'ils élaborèrent apparut, non seulement sans contact immédiat avec la vie pratique, mais empreint d'un caractère de raideur et d'absolutisme, souvent en contradiction avec les idées morales apportées au monde par le christianisme.

Or ce fut précisément ce caractère d'absolutisme donné au droit par l'Ecole de Bologne qui lui valut les sympathies de l'empereur Frédéric. Lui aussi n'aspirait qu'à ressusciter les traditions de l'empire romain. Un droit qu'on s'était appliqué à reconstituer et à commenter dans la forme originelle qu'il avait au temps de l'empereur Justinien, lui parut un instrument merveilleusement approprié à la réalisation de ses desseins. Il combla de ses faveurs les légistes de Bologne, qui, en retour, soutinrent avec acharnement ses idées politiques. Le droit romain, tel qu'on l'enseignait à Bologne[18], devint dès lors, tantôt le vêtement dont se revêtirent les revendications impériales, tantôt le principe d'où l'empereur déduisit de nouvelles prétentions.

Au moment où une grande lutte s'annonçait entre l'Empire et la Papauté, Frédéric Barberousse, politique avisé, ne pouvait négliger de mettre en valeur la force nouvelle qui s'offrait à lui[19]. Il convoqua, pour le 11 novembre 1158, en une diète qui se tiendrait dans la plaine de Roncaglia, entre Plaisance et Crémone, les principaux légistes de son empire. Comme il ne pouvait, disait-il, gouverner l'empire romain avec justice et honneur, sans connaître avec précision les prérogatives impériales, il assemblait la diète pour examiner cette grave question. Les professeurs de Bologne, tous à la dévotion de l'empereur, et plus ou moins à sa solde, dominaient dans l'assemblée. Ils trouvèrent dans les Pandectes un texte qui qualifiait l'empereur de dominateur du monde entier ; et il se rencontra un évêque qui osa commenter ce texte dans les termes suivants : La faculté de faire les lois vous appartient à vous seul. Votre volonté fait le droit, car ce qui plaît au prince a force de loi. Tua voluntas jus est ; quod principi placuit, legis habet vigorem[20]. Sur ces principes, les jurisconsultes de Roncaglia établirent un code de lois, où les prétentions les plus arbitraires de l'empereur furent transformées en droits indiscutables. Ses attributions furent énormément élargies. Les juridictions ordinaires furent suspendues, et remplacées par des juridictions impériales. Evêques et laïques durent restituer tous les regalia dont ils jouissaient, c'est-à-dire les fiefs et biens quelconques qui étaient censés leur venir directement ou indirectement de la libéralité des empereurs, ou qui avaient été placés, de gré ou de force, sous leur protection spéciale. De plus, les légistes reconnurent à l'empereur les droits suivants : I° la souveraineté territoriale, c'est-à-dire le droit de nommer les ducs, les margraves, les comtes, les consuls des villes ; 2° la souveraineté sur les routes, les fleuves, les rivières navigables, et le droit de percevoir tous les péages et impôts quelconques sur ces voies de communication ; 3° le droit, exclusif et sans limite, de battre monnaie ; 4° le droit de percevoir le produit des mines, salines, amendes judiciaires, biens confisqués, etc. ; 5° le droit de faire toutes les réquisitions qu'il jugerait convenables en hommes, chevaux et fourrages ; 6° le droit exclusif de bâtir et de posséder des forteresses ; 7° la moitié du trésor. Autant dire que l'Empire tout entier, avec ses ressources de toutes sortes en biens et en hommes, avec ses villes, ses provinces et ses institutions, était mis à la discrétion de l'empereur. Les libertés populaires n'étaient pas moins sacrifiées que la liberté de l'Eglise. Aucune diète italienne, a écrit Sismondi[21], n'abandonna aussi honteusement les droits des peuples.

Pour nous en tenir aux empiétements de l'empereur sur le domaine ecclésiastique, Frédéric Barberousse s'autorisa de la constitution de Roncaglia pour investir le duc Welf de Bavière de tout l'héritage de la comtesse Mathilde. Sans se soucier du concordat de Worms, il conféra, de sa propre autorité, à Rainald de Dassel l'archevêché de Cologne, et à un autre de ses favoris, Guy de Brandate, l'archevêché de Ravenne. Le souverain pontife protesta énergiquement. Aux fêtes de Pâques de 1159, il dépêcha au quartier général de l'empereur, qui se tenait aux environs de Bologne, quatre légats, lui demandant formellement : 1° de ne plus envoyer à Rome, à l'insu du pape, aucun représentant de l'Empire, parce que toute autorité dans Rome vient de saint Pierre ; 2° de ne plus prélever aucun fodrum sur les domaines du pape. Par ce mot de fodrum, les souverains allemands entendaient un droit assez vague, qui permettait à tout soldat en campagne, sous le prétexte que la guerre doit nourrir la guerre, de faire toutes réquisitions, exactions, pillages et autres actes vexatoires que le commandant de corps jugeait opportuns[22] ; 3° de ne plus exiger des évêques d'Italie un serment de vassalité, mais seulement un serment de fidélité ; 4° de restituer à l'Eglise les biens de la comtesse Mathilde, les îles de Sardaigne et de Corse et le duché de Spolète[23]. Barberousse répondit : Une disposition divine m'ayant conféré le titre et les fonctions d'empereur romain, je ne représenterais qu'une ombre de souveraineté, je porterais un nom inutile et vide de sens, si je ne tenais pas dans mes mains le gouvernement suprême de la ville de Rome[24].

Effectivement, Frédéric, par des agents qu'il entretenait habilement dans Rome, par une entente secrète avec le Sénat, cherchait à dominer et à contrecarrer constamment l'autorité du pape ; si bien qu'en mai 1159. Adrien IV dut quitter la ville, et, en compagnie de douze cardinaux, se rendre à Anagni, où il eut des pourparlers avec Guillaume de Sicile et avec les représentants de plusieurs villes lombardes. Plusieurs de ses conseillers, entre autres Roland Bandinelli, l'ancien légat à la diète de Besançon, pensaient que le moment était venu de lancer l'excommunication contre le souverain allemand. Adrien lui écrivit : Réfléchis, réfléchis. Tu as reçu de nous l'onction et la couronne. En ambitionnant ce qui ne te revient pas, tu pourrais perdre ce qui t'appartient. L'empereur lui répondit : Tous les droits régaliens que possède la papauté, elle les tient de la libéralité des princes[25]. Le pape était gravement malade quand il reçut cette lettre insolente. Il allait, dit-on, répondre à l'empereur par une sentence d'excommunication, quand la mort le surprit, à Anagni, le 1er septembre 1159.

 

III

Adrien IV mourait en pleine crise. L'élection de son successeur était d'une importance grave. Les cardinaux délibérèrent pendant trois jours[26]. La discussion fut ardente, approfondie. Finalement, ils se mirent d'accord sur le nom de Roland Bandinelli. Au lendemain d'une brutale agression, ils choisirent celui qui avait le plus vivement conseillé au pape Adrien de prendre une mesure décisive contre l'empereur. À la veille d'une guerre qui s'annonçait comme une campagne scientifique en même temps qu'une expédition militaire, ils élurent l'homme le plus capable de répondre aux sophismes des légistes. Egalement connu par l'énergie de son caractère et par la profondeur de sa science juridique, Roland Bandinelli avait été l'un des plus illustres professeurs des écoles de Bologne. À une époque où les diverses branches de la théologie n'y étaient pas encore l'objet d'enseignements distincts, il y avait professé, en qualité de lecteur d'Ecriture sainte, le dogme, la morale et les lois ecclésiastiques. On a peu de détails sur ses origines. Il était né à Sienne. La date de 'sa naissance est inconnue. Mais nous possédons deux de ses ouvrages, dont la valeur justifie la grande renommée dont il jouit auprès de ses contemporains et les hautes dignités qui lui furent conférées. Ses Sententiæ sont une Somme théologique, dans laquelle il rectifie les erreurs d'Abailard, dont il adopte pourtant la méthode ; et son Stroma est un résumé du Décret de Gratien, remarquable par l'ordre et la clarté[27]. D'après le Liber Pontificalis[28], Roland Bandinelli fut d'abord honoré d'un canonicat à Pise. Eugène III le nomma successivement chanoine de Latran, cardinal-diacre du titre des Saints Côme-et-Damien, cardinal-prêtre de Saint-Marc, et enfin chancelier du Siège apostolique. Il remplissait ces dernières fonctions quand il fut élu souverain pontife. Sa valeur personnelle, ses sympathies politiques, qu'on savait acquises au roi de Sicile et aux villes lombardes, le souvenir de son attitude à la diète de Besançon, pouvaient faire pressentir en lui un redoutable adversaire de la puissance impériale. Aussi Frédéric Barberousse, après avoir tout fait pour empêcher son élection, au profit d'un de ses partisans, le cardinal Octavien Maledetti, ne négligea-t-il aucun effort pour le faire supplanter par ce dernier. Roland était à peine revêtu de la cape rouge pontificale, qu'Octavien, se précipitant sur lui, la lui arracha, et s'en revêtit à son tour. En même temps, une troupe armée faisait irruption, entraînait Octavien sur le siège de saint Pierre, le proclamait pape sous le nom de Victor IV, et le faisait acclamer par le peuple. Roland n'eut que le temps de s'enfuir dans une maison fortifiée, où il fut gardé comme prisonnier par les soldats de la commune romaine. Cependant la foule, revenue de sa surprise et mise au courant de ce qui s'était passé, se retournait contre l'intrus. On le hua quand il parut en public. Les enfants, faisant allusion à son nom de famille, Maledetti, criaient sur son passage : Va-t-en, maudit, fils de damné ! Le 17 septembre, le peuple, sous la conduite d'un des membres de la famille Frangipani, délivra Roland, qui, le dimanche 20 septembre, en présence de nombreux cardinaux, clercs et laïques, fut consacré, Ad Nymphas, par le cardinal-évêque d'Ostie, sous le nom d'ALEXANDRE III. L'antipape Victor, de son côté, se fit consacrer à Fada, le Li octobre. Les rois de France et d'Angleterre, bientôt suivis par ceux d'Espagne, de Hongrie, d'Ecosse et d'Irlande, se rallièrent au pape Alexandre, dont la légitimité n'était pas douteuse. L'Allemagne seule se rangea sous l'obédience de Victor. Une guerre de dix-sept ans allait être la conséquence de ces événements tragiques.

Non moins dramatique dans ses divers épisodes que la guerre qui avait mis aux prises, un demi-siècle plus tôt, l'empereur Henri IV et le pape Grégoire VII, celle qui éclatait, en 1160, entre l'empereur Frédéric Barberousse et le pape Alexandre III allait comprendre deux phases bien distinctes. De 1160 à 1166, une série presque ininterrompue de succès militaires et diplomatiques pour l'empereur, aboutira à l'exil du pape, à l'écrasement de ses alliés et au couronnement solennel d'un antipape dans la basilique de Saint-Pierre ; mais, à partir de ce moment, une suite de revers éclatants amènera l'orgueilleux souverain à tomber, à son tour, aux pieds du pape. Par certain côté, du point de vue politique et social, la lutte qui s'engage a une ampleur et un retentissement plus grands que la querelle des investitures. D'un côté, c'est un souverain allemand, appuyé sur des légistes, qui prétend faire revivre à son profit, et imposer, si c'est possible, au monde entier, l'absolutisme impérial de l'antique Rome ; de l'autre, c'est un pape, qui a pour alliés les cités qui se sont levées pour le maintien de leurs libertés municipales, les peuples qui veulent défendre leur autonomie contre le despotisme germanique. Avant de mourir, Adrien IV, non content de resserrer les liens de son alliance avec le roi de Sicile, a obtenu, des villes de Milan, de Brescia, de Plaisance et de Crème, l'engagement de ne point traiter avec Frédéric sans son autorisation. Alexandre III proteste de son désir de faire cause commune avec l'Italie municipale ; et celle-ci, qui a chassé les podestats envoyés par l'empereur, compte sur la papauté pour la défendre contre les professeurs ès lois.

Mais pour l'empereur Frédéric Ier, pour son perfide conseiller Rainald de Dassel, pour les hommes enivrés de science qui lui dictent ses maximes, tous les moyens sont bons, du moment qu'il s'agit de faire triompher l'hégémonie de l'Empire. Pour parvenir à leurs fins, ils ne reculeront devant aucun moyen de terreur, devant aucune fourberie, devant aucune atrocité.

Vers la fin d'octobre 1159, l'empereur convoque les prélats de l'Empire à un synode, qui doit se réunir à Pavie le 13 janvier 1160. La lettre de convocation contient des menaces à l'adresse d'Alexandre, simplement qualifié de cardinal Roland, s'il ne comparaît pas[29]. Ni le pape ni la plupart des évêques italiens ne répondent à l'appel de Frédéric. Mais l'antipape Victor, tous les prélats allemands qui tiennent leurs fiefs de l'empereur et sont préoccupés de ne pas les perdre, sont présents. On leur signifie que la reconnaissance d'Alexandre comme pape serait une source perpétuelle de discorde entre le Sacerdoce et l'Empire et, par suite, l'occasion d'une infinité de maux, tandis que l'adhésion à Victor sera une garantie de paix et de prospérité. Pour mieux gagner les suffrages, les partisans de Victor ont recours à une fourberie insigne : ils produisent de prétendues lettres d'Alexandre, afin de prouver que ce dernier a conclu avec les Lombards et le roi de Sicile une ligue offensive contre l'empereur. Cette ruse décourage les mieux intentionnés[30]. Toute résistance étant ainsi brisée, on prononce, sous l'influence d'un terrorisme violent[31], une sentence d'anathème contre Roland Bandinelli, prétendu pape sous le nom d'Alexandre III[32]. Les contemporains ajoutent que, pour faire nombre, on fit signer au concile des gens qui n'avaient aucune qualité pour y prendre part, des évêques excommuniés, de simples laïques. On y porta comme adhérents des prélats qui avaient gardé le silence ou même qui s'étaient prononcés pour Alexandre[33].

Restait à vaincre l'opposition des villes italiennes. Celles-ci possédaient des milices armées, prêtes à la résistance. L'empereur allemand organisa, pour les réduire, un système de barbarie, qu'il fit appliquer d'une manière implacable. On l'avait vu déjà, dans sa première expédition en Italie, ordonner le pillage, l'incendie, l'empoisonnement des sources[34]. La méthode fut généralisée et portée jusqu'à ses derniers degrés de férocité. Deux des panégyristes de l'empereur, le chroniqueur Radevic de Freisingen et le poète Gunther, racontent, sans qu'un cri d'indignation leur échappe, tant l'admiration qu'ils ont pour leur souverain obscurcit leur jugement, comment Frédéric, assiégeant Crème, avait fait attacher des enfants, retenus comme otages, à l'avant de ses machines de guerre, afin de les exposer aux coups de leurs propres parents[35]. Ainsi furent réduites Crème, Tortona, Mantoue. Milan résistait encore. Pour s'en rendre maître, Frédéric donna l'ordre de brûler les blés, d'arracher les vignes, de couper les arbres dans un rayon de quinze milles autour de la ville. Ceux qui étaient saisis avaient les mains ou les narines coupées et les yeux arrachés. Des troupes, postées dans les lieux fortifiés, étaient chargées d'intercepter toutes les communications entre les assiégés et leurs alliés de Plaisance et de Brescia. Tous ceux qui étaient pris portant des vivres dans la ville affamée, avaient la main droite coupée3 Un chroniqueur, témoin oculaire de ces faits, raconte qu'en un seul jour il en fut coupé vingt-cinq[36]. Nul n'osa plus rien conduire à Milan, qui fut forcée par la famine de se rendre sans conditions. Les habitants furent obligés à quitter la ville et à se retirer, sous la surveillance d'officiers impériaux, en des lieux désignés, en pleine campagne, où ils durent se construire eux-mêmes leurs maisons[37]. L'épouvante qu'inspirèrent de pareilles scènes précipita la soumission de toute l'Italie centrale. Le pape Alexandre III, ne se trouvant plus dès lors en sûreté à Anagni, quitta l'Italie et se réfugia en France.

 

IV

On était arrivé au printemps de 1162. La crainte que le pape ne décidât le roi Louis VII à prendre les armes pour sa défense, parut hanter un moment l'esprit de l'empereur. Le bruit courut même qu'il méditait une invasion en France. Frédéric, réflexion faite, se contenta de s'acheminer vers la Bourgogne impériale[38]. De là, il intrigua, mais sans succès, auprès des rois de France et d'Angleterre, pour les gagner à la cause de l'antipape. De son côté, l'empereur Manuel Comnène essayait en vain de vendre au pape Alexandre son adhésion et la soumission complète de l'Eglise d'Orient, au prix de la couronne d'Occident. Le souverain pontife refusa d'entrer dans ces marchandages. Une entente avec le roi de France lui paraissait une combinaison plus pratique et plus sérieuse. Il fixa sa résidence à Tours, puis à Bourges, et enfin à Sens, où il demeura d'octobre 1163 à avril 1165, et où Louis VII pourvut à l'entretien de sa personne et de sa cour.

La protection du roi de France lui permit de réunir et de présider en personne, à Tours, le 19 mai 1163, un grand concile, où 17 cardinaux, 124 évêques et 414 abbés, venus de toutes les provinces de la France, de l'Angleterre, de l'Irlande, de l'Ecosse, de l'Espagne, de la Sardaigne, de la Sicile, de l'Italie, et même de l'Orient, renouvelèrent l'anathème lancé contre l'antipape Octavien, Rainald de Dassel et leurs partisans[39]. L'esprit schismatique de Rainald, l'âme damnée de Barberousse, s'était révélé, peu de temps auparavant, avec une telle insolence, que son attitude avait suffi pour écarter à jamais les rois de France et d'Angleterre de la cause de l'empereur. Comme ces deux souverains parlaient d'une réunion d'évêques où l'on essayerait de tirer au clair la question de la légitimité d'Alexandre III ou de Victor IV : L'empereur ne reconnaît à personne, s'était écrié le chancelier, le droit d'intervenir dans la question romaine ; elle ne regarde que lui seul[40].

L'importante manifestation du concile de Tours, où toutes les nations chrétiennes, sauf l'Allemagne, étaient représentées, les honneurs accordés au pape Alexandre III par les rois de France et d'Angleterre, eurent leur retentissement au delà du Rhin. Le solide noyau de partisans fidèles que le pontife comptait en Germanie s'augmentait de jour en jour. Alexandre profita de ce mouvement pour faire auprès de Frédéric Ier plusieurs démarches paternelles en vue d'une réconciliation. Elles furent repoussées avec hauteur. La mort même de l'antipape Victor IV, survenue le 20 avril 1164, n'abattit pas l'empereur ; ou, du moins, s'il eut alors, conseillé par l'archevêque de Mayence, le désir de faire la paix avec Alexandre[41], Rainald de Dassel l'en détourna aussitôt. Le jour même de l'enterrement d'Octavien, sans attendre les instructions impériales, celui-ci fit élire à sa place, par deux cardinaux-prêtres, deux évêques allemands et le préfet de Rome, le cardinal Guy de Crème, qui prit le nom de Pascal III ; puis il mit l'empereur en présence du fait accompli. Il fit valoir en même temps à son souverain la possibilité de gagner à sa cause le roi d'Angleterre Henri II, alors en conflit sourd avec Alexandre à cause de l'archevêque de Cantorbéry, Thomas Becket.

L'empereur réunit à Würzbourg, à la Pentecôte de 1165, une diète, en vue, disait-il, de délibérer sur la situation religieuse de l'Empire, en réalité dans le dessein de grouper tous ses sujets autour de l'antipape. Après une humble invocation à l'Esprit-Saint, il fit jurer à tous les grands de l'Empire, puis aux évêques, qu'ils ne reconnaîtraient jamais comme pape Alexandre III. Il étendit cette obligation du serment à tout le clergé, puis à toute la population de la Germanie. Plusieurs évêques ne prêtèrent qu'avec des réserves plus ou moins vagues ce serment tyrannique. D'autres, cédant à la pression impériale sur le moment, le révoquèrent plus tard[42]. Mais de telles mesures ne créaient, Rainald de Dassel le comprenait bien, qu'un lien tout extérieur et d'ordre purement disciplinaire dans l'Eglise d'Allemagne ; pour y faire naître une cohésion plus profonde, le chancelier imagina de prononcer, le 24 décembre 1165, avec l'assentiment de l'antipape Pascal III, la canonisation de Charlemagne. La dévotion au grand empereur allait être, espérait-il, le lien religieux qui unirait, dans le schisme, la nation allemande[43].

Ces mesures n'eurent qu'une efficacité passagère. En Allemagne même, plus d'un évêque, tel que Conrad de Salzbourg, resta inébranlablement fidèle à la cause d'Alexandre[44], et, malgré les persécutions de l'empereur, fut suivi par tout son clergé. Dans la haute Italie l'opposition s'était organisée. Une ligue de villes, appelée la Ligue véronaise, parce que Vérone en fut le centre, s'était formée en vue de résister à l'empereur et à son antipape. Milan se relevait de ses ruines au milieu de l'enthousiasme populaire. Le pape Alexandre avait cru même, de l'avis des rois de France et d'Angleterre et de ses cardinaux, que le moment était venu de faire sa rentrée dans Rome. Il y était rentré, en effet, le 23 novembre 1165, au milieu des acclamations. Mais Barberousse et Rainald tentèrent alors un effort suprême. Vers la fin de juillet 1167, l'empereur arriva sous les murs de Rome à la tête d'une armée. Après huit jours de lutte, il pénétra dans la ville, et mit le feu à l'église de Saint-Pierre, qui put cependant échapper à la destruction. Alexandre III n'eut que le temps de s'enfuir, déguisé en pèlerin. Le Ier août, Frédéric le' se fit sacrer à Saint-Pierre par l'antipape, et les Romains furent forcés de venir jurer fidélité à Pascal III. Le triomphe du schisme parut complet.

Ce triomphe fut de courte durée. Barberousse et son antipape avaient pour eux les hommages extérieurs, tout ce que peuvent donner la force, la terreur, le prestige du succès ; mais ils n'avaient pas les âmes. De tels triomphes sont toujours précaires, et ils sont parfois suivis de terribles lendemains.

Le 2 août, une peste terrible éclata subitement dans l'armée impériale, et, en peu de jours, enleva, dit-on, vingt-cinq mille hommes. Le 6 août, Frédéric dut, à son tour, quitter la ville avec ce qui lui restait de troupes valides. Mais, dit un historien, l'ange de la mort le poursuivit dans sa retraite. Le 14 août, Rainald de Dassel fut emporté par le fléau. Il avait été élevé, deux ans plus tôt, par Frédéric à l'archevêché de Cologne ; Dieu lui laissa, dit-on, le temps de se repentir et de recevoir les derniers sacrements. Frédéric dut abandonner ses dernières troupes, débris d'une magnifique armée, pour ne songer qu'à échapper lui-même au danger. Cette chute subite, épouvantable, de la plus haute prospérité à la détresse la plus profonde, apparut à tous comme une punition de Dieu, et releva le courage des partisans d'Alexandre autant qu'elle abattit leurs adversaires. Les Lombards se révoltèrent ouvertement, chassèrent les amis et les partisans de l'empereur, et travaillèrent à reconquérir leurs anciennes libertés. Le nombre des révoltés s'accrut rapidement. Le 1er décembre 1167, la grande Ligue lombarde comptait déjà treize villes. C'est à grand'peine que l'empereur, soutenu par quelques princes et quelques cités, put se soutenir dans la péninsule jusqu'au mois de mars de l'année suivante. Il dut alors feindre de se réconcilier avec l'Eglise, recourir à un déguisement, et, avec une faible escorte, parvint à gagner l'Allemagne par le Piémont et la Bourgogne. Son départ ne fit que fortifier la Ligue. Le pape y était entré ouvertement pour soutenir, contre l'absolutisme impérial, la liberté civile aussi bien que la liberté ecclésiastique. Le 1er mai 1168, il en fut reconnu le chef. C'est alors qu'il bâtit la ville d'Alexandrie, la Rome lombarde, dont les consuls devaient jurer fidélité au pape, et qui fut, dès l'origine, un hommage à Alexandre III, un défi à l'empereur et le boulevard de la liberté italienne[45].

Dans cette Allemagne elle-même, dont il avait voulu assurer l'hégémonie mondiale, Frédéric se sentit abandonné. Quand, en 1174, il fit appel au concours des grands seigneurs pour tenter une nouvelle expédition en Italie, la plupart se dérobèrent. Le plus puissant de tous, le chef de la maison des Guelfes, Henri le Lion, dont il avait fait la haute situation en Germanie pour s'assurer son alliance, lui refusa son aide. Un antipape qu'il avait fait élire en 1168, à la mort du pseudo-Pascal III, Jean de Struma, qui prit le nom de Calixte III, recueillit peu de sympathies. La campagne de l'empereur en Italie ne compta que des désastres. Il attaqua sans résultats C Ancône et Alexandrie. Des pourparlers engagés avec le pape, échouèrent. En 1176, les confédérés vinrent eux-mêmes attaquer

l'armée impériale, et lui infligèrent à Legnano une terrible défaite. Frédéric, à bout d'expédients, essaya en vain alors de détacher le pape de la Ligue. Alexandre refusa fièrement de trahir ses alliés et leur noble cause. Il ne restait plus à l'empereur qu'à négocier les conditions de sa soumission au pontife suprême et de la liberté des Etats italiens. Ces conditions furent réglées dans deux traités distincts : l'un fut signé avec le pape, à Venise, le 1er août 1177 ; le second ne fut conclu avec les Lombards qu'en juin 1183, à Constance.

Par le traité de Venise, l'empereur Frédéric Ier reconnaissait l'autorité légitime d'Alexandre III, et promettait de rétablir sur leurs sièges épiscopaux tous les évêques que leur fidélité au pape Alexandre en avait fait chasser. En retour, le pape promettait à l'antipape repentant une abbaye, et à ses prétendus cardinaux leur réintégration dans les fonctions qu'ils occupaient avant le schisme. En ce qui concerne les biens, l'empereur s'engageait à restituer tous ceux dont il s'était illégitimement emparé, mais il était autorisé à retenir encore pendant quinze ans, à titre de fief, l'héritage de la comtesse Mathilde. Dans une solennelle assemblée de clôture, l'empereur fit publiquement la déclaration suivante : Je reconnais que la dignité impériale ne m'a malheureusement point préservé de l'erreur. J'ai été trompé par de mauvais conseillers ; et, une fois trompé, j'ai gravement porté préjudice à l'Eglise, que je prétendais défendre. Je l'ai divisée. Je reviens maintenant dans le sein de cette Eglise. Je reconnais le pape Alexandre comme pontife suprême et comme père. Je conclus présentement la paix avec l'Eglise, avec le roi de Sicile et avec les Lombards[46]. Le traité conclu en 1183 avec les Lombards devait régler les détails de cette paix. L'accord se fit sur les bases suivantes : l'empereur eut le droit de maintenir en Lombardie des représentants permanents, mais il promit de respecter les libertés municipales des cités[47].

 

V

Tandis qu'Alexandre III luttait contre les prétentions de l'empereur d'Allemagne, un conflit semblable avait agité l'Eglise et l'Etat en Angleterre, et s'était terminé pareillement par l'humble soumission du souverain.

Au cours de ses campagnes contre la papauté, l'empereur Frédéric Barberousse avait, à plusieurs reprises, tourné ses regards du côté de la Grande-Bretagne, espéré un secours du roi Henri II.

Quand en 1154, le jeune Henri Plantagenêt, à peine âgé de vingt-deux ans, monta sur le trône d'Angleterre, le clergé de ce pays ne fut pas sans inquiétude au sujet des libertés religieuses conquises par saint Anselme, et qu'il craignit de voir compromettre par le nouveau souverain. Ces appréhensions se fondaient sur l'entourage du prince, en particulier sur l'influence de sa mère, l'ex-impératrice Mathilde, fille et nièce de deux rois d'Angleterre qui avaient persécuté saint Anselme, veuve de l'empereur Henri VI qui avait emprisonné Pascal II. Le caractère personnel du nouveau roi, dès qu'il eut l'occasion de se manifester, justifia ces craintes.

Au physique, Henri Plantagenêt contrastait avec Frédéric Barberousse. De taille moyenne, fortement charpenté, avec ses bras musclés comme ceux d'un lutteur, ses mains calleuses, sa mise toujours négligée, il n'avait rien de l'élégance et de la majesté de l'empereur allemand. Mais, chez l'un et chez l'autre, on remarquait la même défiance à l'égard de la puissance ecclésiastique, la même jalousie de leur suprématie, la même âpreté à la défendre. Seulement, chez Henri II, le cercle des prétentions était mains vaste ; sa politique était anglaise, et non pas mondiale. Diplomate autant que guerrier, négociateur subtil et rusé autant que brutal, le Plantagenêt mettait au service de son ambition de remarquables qualités d'intelligence pratique. On observait toutefois en lui, parmi bien des qualités incontestables, des lacunes manifestes. La hauteur des vues, la perspicacité et la finesse psychologique dans l'appréciation et dans l'emploi des hommes, l'intelligence du point de vue surnaturel auquel devaient se placer les chefs de l'Eglise dans le gouvernement des âmes, lui faisaient à peu près totalement défaut.

Un de ses premiers actes fut la promotion de l'archidiacre de Cantorbéry, Thomas Becket, à la haute dignité de chancelier[48]. Cette nomination fut faite à l'instigation du primat de Cantorbéry, Thibaut, qui exerçait une influence personnelle considérable sur le jeune prince, et qui avait eu l'occasion d'apprécier la haute valeur de son archidiacre dans l'accomplissement de ses fonctions[49].

Thomas Becket était fils d'un Normand établi à Londres. De fortes études, commencées dans sa ville natale, poursuivies aux écoles de Paris, de Bologne et d'Auxerre, avaient révélé en lui un talent vigoureux. Des fonctions administratives et des missions délicates, remplies à Rome au nom de son archevêque, l'avaient formé au maniement des affaires et des hommes. La compétence et le zèle avec lesquels il s'acquitta de ses hautes fonctions administratives, fit croire d'abord au roi qu'il avait rencontré l'instrument, désiré par lui, de sa politique absolutiste. De fait, le nouveau chancelier se donnait tout entier à la défense des intérêts du roi, laissant aux évêques, représentants officiels de l'Eglise, le soin de prendre en main sa cause. Légiste consommé, financier habile, capable d'un coup de force comme d'un expédient de procédure, on le vit réprimer les brigandages, terrifier les usuriers, favoriser l'agriculture, ramener la sécurité et la prospérité dans le royaume. Magnifique, fastueux même dans son train de vie, l'homme d'Etat semblait parfois vouloir faire oublier l'homme d'Eglise ; le laïque, effacer le clerc.

Pourtant, chose étrange, cet homme, qui s'entourait d'un grand luxe dans sa vie publique, vivait en ascète dans sa vie privée. Il était d'une bienfaisance inépuisable envers les pauvres, d'une irréprochable réserve dans ses relations[50]. Appelé par le roi à intervenir dans les nominations épiscopales, il ne parut jamais guidé par des vues humaines, et ne proposa que d'excellents choix au monarque. Mais son activité infatigable dans la défense des droits et des privilèges de la couronne, trompa Henri II, qui ne vit qu'un aspect de ce caractère. Au fond, Thomas Becket était avant tout, et devait rester jusqu'à la fin de ses jours, un homme de devoir, poussant peut-être alors à l'excès la conscience du loyalisme professionnel. Sans doute aussi, à cette époque, se laissa-t-il trop entraîner par cette fièvre des affaires extérieures contre laquelle saint Bernard mettait en garde ses disciples[51]. Bref, le siège de Cantorbéry et la fonction de primat du royaume étant devenus vacants par la mort de Thibaut, le roi d'Angleterre pensa qu'en les confiant à son chancelier, il trouverait en lui un serviteur complaisant pour ses vues ambitieuses. Mais Thomas, à la première avance qui lui fut faite à ce sujet, ne voulut rien laisser ignorer au roi de ses dispositions : Seigneur, lui dit-il, si vous faites cela, j'ai bien peur que votre amitié pour moi ne se change en haine ; car vous voulez, je le sais, faire certaines choses que je ne pourrai pas supporter tranquillement[52]. Le roi ne comprit pas toute la portée de cette parole ; il tint bon, et Thomas Becket finit par céder à ses instances, appuyé par celles du légat pontifical, Henri de Pise. Sur la proposition d'Henri II, les moines de la cathédrale de Christ Church de Cantorbéry, à qui revenait le droit de nommer le primat, élurent le chancelier Thomas comme archevêque de la grande Eglise d'Angleterre, et leur vote fut confirmé, le 3 juin 1162, par une assemblée plénière d'évêques et de hauts barons, tenue à Londres sous la présidence royale[53].

A partir de ce moment, Thomas Becket donna libre carrière à ces goûts d'ascète, qu'il avait cru devoir, jusque-là, maintenir dans le sanctuaire caché de sa vie intime. On le vit revêtu d'un capuchon semblable à celui des moines, et l'on sut plus tard qu'il avait dès lors porté un cilice sous ses vêtements. Une vie plus recueillie le fit peut-être aussi mieux réfléchir sur les graves dangers de cet absolutisme que voulait inaugurer Henri II. Comme celui de Frédéric Barberousse, dont les tristes conséquences se déroulaient précisément sous ses yeux, l'absolutisme du Plantagenêt lui parut blesser à la fois les droits de l'Eglise et les libertés traditionnelles de la nation anglaise. Il se rendit bientôt compte que le roi Henri, pour assujettir nobles et clercs à une loi commune, violait les traditions et réagissait violemment contre le passé[54]. Comme l'empereur d'Allemagne, il s'entourait de conseillers imbus des principes du droit romain[55], et, par là même, ennemis des vieilles coutumes nationales.

Le premier choc se produisit à propos d'une question d'impôts. Un jour que le roi était dans sa ville de Woodstock, en présence du primat et des principaux du pays, il déclara vouloir revendiquer désormais pour le fisc royal une contribution que les shérifs recevaient annuellement de la générosité des tenanciers des seigneurs et des églises, comme indemnité gracieuse de leurs pénibles fonctions. L'assemblée, stupéfaite, gardait le silence. Thomas Becket se fit l'interprète de tous : Seigneur Roi, dit-il, Votre Altesse ne doit pas s'approprier cet argent, qui est offert librement, à des fonctionnaires dignes de sympathie, par la reconnaissance des populations. — Par les yeux de Dieu, reprit le roi en colère, cette redevance sera exigée par mon fisc. — Par le même serment, riposta l'archevêque avec une majesté calme, je jure qu'aucun de mes gens ou des tenanciers de mes églises ne donnera un seul denier à votre fisc. Le roi ne répondit rien ; mais tous eurent la sensation qu'entre le souverain et l'archevêque la guerre était déclarée[56].

Elle se poursuivit bientôt sur une question de juridiction. D'après un privilège connu en droit canonique sous le nom de privilège du for, les ecclésiastiques ne pouvaient être poursuivis, même pour des délits de droit commun, que devant les tribunaux ecclésiastiques. L'application de ce privilège avait donné lieu à quelques abus. Les tribunaux ecclésiastiques, ne condamnant jamais à la peiné de mort et se montrant d'une manière générale plus cléments que les tribunaux laïques, donnaient l'impression, peu fondée en droit, mais réelle dans l'esprit du peuple[57], de favoriser la criminalité chez les clercs. L'Eglise prouva, peu d'années après, qu'elle était disposée à envisager sérieusement la question, et à y remédier par des mesures efficaces ; mais le roi d'Angleterre voulut la trancher d'une manière brutale. Brusquement, il convoque, le fer octobre 1163, une assemblée du parlement à Westminster, et lui fait décider : 1° qu'à l'avenir on adjoindra à l'archidiacre un officier royal chaque fois qu'un clerc comparaîtra pour être jugé ; 2° que tout clerc condamné sera remis au tribunal du roi pour subir sa peine. Aussitôt le primat, de son côté, se concerte avec les évêques, et, quelques jours après, sans se prononcer sur la première disposition du roi, il lui déclare, au nom de l'épiscopat, que l'Eglise d'Angleterre ne peut accepter sa seconde proposition. Mais Henri II, avec sa désinvolture coutumière, a déjà changé de Lactique et choisi un nouveau terrain. Il se contente de demander aux évêques d'accepter les vieilles coutumes, consuetudines avitæ, du royaume. Sous cette expression vague, il espère faire accepter toutes les dispositions tracassières que ses légistes prétendront exhumer du vieux droit national. Thomas Becket voit la ruse, et y répond par une formule équivalente. Soit, on acceptera les vieilles coutumes, consuetudines avitæ ; mais sous réserve des droits du clergé et de l'Eglise, salvo ordine nostro et jure Ecclesiæ.

Henri comprend qu'il est joué. Mais il lui reste une ressource : diviser l'épiscopat. Deux prélats dévoués au roi, Roger d'York et Gilbert de Londres, s'y emploient activement. Des négociateurs, envoyés à Rome, détachent de la cause du primat plusieurs cardinaux, obtiennent du pape lui-même une lettre invitant Thomas à céder au roi pour ne pas troubler la paix[58]. L'archevêque consent à laisser tomber la clause salvo ordine, mais il y substitue la formule bona fide. En d'autres termes, il accepte de se conformer aux vieilles coutumes, mais la bonne foi restant sauve. Le roi se déclare satisfait. Puis, dans une assemblée du parlement, ouverte le 30 janvier 1164, au château royal de Clarendon, il fait rédiger en seize articles les vieilles coutumes dont il exige l'acceptation. Il y est déclaré, entre autres choses, que tout litige relatif au patronat des églises relèvera des tribunaux royaux ; que tout clerc incriminé devra comparaître, soit devant un tribunal séculier, soit devant un tribunal ecclésiastique assisté d'un juge laïque ; que, sans la permission du roi, aucun évêque ne pourra sortir du royaume, ni aucun fidèle ne pourra faire appel d'une sentence en cour de Rome, ni aucun tenant de fief royal encourir aucune censure. Les bénéfices vacants des évêchés seront entre les mains du roi, et aucune élection d'évêque ne se fera sans sa permission[59]. L'acte de Clarendon est le digne pendant du code impérial de Roncaglia.

Thomas Becket, croyant d'abord sa conscience suffisamment sauvegardée par la clause bona fide, qu'il a fait accepter par le roi, promet verbalement l'observance des vieilles coutumes rédigées à Clarendon. Mais bientôt il se reproche cette adhésion comme mie défaillance. Vers le 1er mars 1164, il prononce contre lui-même une suspensio a divinis, s'abstient de toute fonction ecclésiastique, s'impose des jeûnes, et écrit au pape pour implorer son pardon. Il en reçoit, au mois d'avril, une réponse paternelle. Alexandre III le réconforte en lui rappelant qu'en toute chose il faut considérer l'intention. Son intention a été bonne. Le pape l'absout pour le passé, et lui ordonne de reprendre les fonctions ecclésiastiques[60].

Peu de temps après, on le trouve en France, réfugié auprès du roi Louis VII, qui l'accueille avec vénération, et lui offre l'hospitalité dans la ville royale de Sens. Henri d'Angleterre ayant, à ce propos, écrit au roi de France, pour lui reprocher de recevoir l'ex-archevêque de Cantorbéry : L'ex-archevêque ? répond Louis VII, qui donc l'a déposé ? Certes, je suis roi, tout aussi bien que le roi d'Angleterre, mais je ne pourrais pas déposer le moindre clerc de mon royaume. Henri II ne se contente pas d'agir contre Thomas Becket auprès du roi de France ; il menace le pape Alexandre III de se mettre sous l'obédience de l'antipape Pascal ; il se rapproche de l'empereur d'Allemagne. La situation du pape est difficile. Il ne peut consentir à livrer l'Eglise d'Angleterre aux mains d'un Plantagenêt, mais il veut tout tenter pour éviter un schisme. En 1166, il a conféré à Thomas Becket les pouvoirs de légat pontifical en Angleterre, et Thomas Becket est sur le point d'user de ces pouvoirs pour excommunier le roi. Non seulement il écrit à l'archevêque de Cantorbéry de ne pas donner suite à son projet, mais, le 19 mai 1168, pour rassurer plus complètement le roi, il suspend la juridiction du primat. Alors le Plantagenêt triomphe insolemment. Mais la grossièreté de son insolence le perd. Il se flatte de tenir le pape dans sa main ; il se vante d'avoir fait tout acheté des cardinaux ; il indique le prix que tel ou tel lui a conté. Il exige que Thomas se soumette aux vieilles coutumes purement et simplement, sans aucune réserve. Nos pères, dit Thomas, sont morts pour ne pas taire le nom du Christ, je ne supprimerai pas l'honneur de Dieu. Je prêterai le serment salvo honore Dei et Ecclesiæ. Le soir de Noël de 1170, Henri II, hors de lui, s'écrie : Il ne se trouvera donc personne pour me débarrasser de ce clerc ? Ces paroles, évidente provocation au meurtre, sont interprétées en ce sens par quatre chevaliers, qui se rendent, le 29 décembre, au palais de l'archevêque de Cantorbéry, et le somment avec menaces d'absoudre tous ceux qu'il a excommuniés. Le prélat s'y refuse. Mais, au moment où il entre dans son église, à l'heure des vêpres, les quatre chevaliers du roi se dirigent vers lui. Thomas défend à ses gens de se servir de leurs armes : La maison de Dieu, dit-il, ne doit pas être défendue comme une forteresse. Il refuse de fuir, et se dirige lentement vers le chœur. Atteint par les meurtriers, non loin de l'autel de Saint-Benoît, il tombe percé de coups d'épée, en s'écriant : Seigneur, je remets mon âme entre vos mains.

A la nouvelle de ce meurtre, le roi fut saisi d'épouvante. La gravité de l'attentat, les circonstances tragiques de son accomplissement dans une enceinte sacrée, lui firent craindre de voir l'interdit jeté sur son royaume. Il protesta qu'il n'était pour rien dans le crime. En expiation de sa parole irréfléchie, et en témoignage de son horreur pour le sacrilège accompli, il se tint enfermé dans son palais pendant plusieurs jours. Le pape, mis au courant de l'attitude et des sentiments du roi par deux chapelains, aussitôt expédiés à Rome, se contenta d'excommunier les auteurs et les instigateurs du crime, et envoya en Angleterre de nouveaux légats.

Mais ni le pape ni l'opinion publique ne pouvaient se contenter de ces vagues démonstrations. Des miracles s'accomplissaient sur le tombeau du saint. La conscience du roi, autant que son intérêt, lui montra qu'il ne pouvait se borner à ses premières manifestations de repentir. Il dut d'abord annuler la constitution de Clarendon, et rétablir tous les privilèges de la primatie de Cantorbéry. Aux yeux du peuple anglais, cela ne suffisait pas encore pour apaiser la colère de Dieu. Henri finit par le comprendre. Quatre ans après le meurtre, en 1174, il vint, en pèlerinage de pénitence, s'agenouiller sur le tombeau du martyr. Dépouillé des insignes de la royauté, il se fit publiquement flageller en présence de plusieurs abbés, évêques et moines. Cette scène rappelait celle de Canossa. Sur le tombeau de celui que l'Eglise allait bientôt honorer du titre de saint, le roi prit des engagements plus précis et plus étendus en faveur des libertés de l'Eglise. Son jeune fils ajouta à la parole de son père la garantie de la sienne. Tout le monde comprit que ce n'était pas seulement le roi Henri II, mais la royauté qui s'engageait envers l'Eglise, et qui lui donnait sa première charte d'affranchissement[61]. La papauté, de son côté, tint à prouver qu'elle était prête à faire à la royauté toutes les concessions compatibles avec sa propre indépendance. Il fut admis que, dans certains cas, nettement spécifiés, où la sécurité publique serait engagée, les tribunaux civils auraient le droit, pour juger, d'intervenir à côté des tribunaux ecclésiastiques afin d'assurer la protection du clergé[62]. Bref, quand, en 1177, l'empereur Frédéric renonça publiquement à ses tyranniques prétentions sur l'Eglise, la cause de l'omnipotence de l'Etat était définitivement vaincue en Angleterre. De tous les troubles qui avaient désolé la Grande-Bretagne, il ne restait d'autres vestiges que les hommages rendus de toutes parts à la mémoire d'un archevêque martyr.

 

VI

Alexandre III profita de cette période d'apaisement pour réunir un grand concile. L'objet de ce concile, qui se tint au Latran, du 5 au 19 mars 1179, et qui fut le onzième œcuménique, était de confirmer la paix conquise par les luttes des années précédentes, et d'en assurer les heureux résultats par des mesures de réforme et d'organisation. L'assemblée, présidée par le pape en personne, compta près de mille membres, dont plus de trois cents évêques. La paix de Venise fut ratifiée. Parmi les vingt-sept canons disciplinaires qui furent portés, on doit remarquer celui qui régla les conditions de l'élection pontificale. Celui-là seul sera pape, fut-il décidé, qui aura été élu par les deux tiers des électeurs. Par là même, il était bien entendu que ces électeurs étaient les cardinaux seuls. Un certain nombre de dispositions eurent pour but de rappeler aux clercs la vertu de désintéressement ; tels furent les canons qui leur défendirent de recevoir aucune rémunération pour cause d'installation, de sépulture, de mariage, d'administration de sacrements et même d'enseignement. D'autres décisions furent dictées par le désir de promouvoir et de développer les œuvres d'assistance et d'éducation. Des églises et des prêtres furent spécialement affectés au service des lépreux ; et il fut statué qu'auprès de chaque cathédrale une école gratuite serait entretenue pour instruire les pauvres. Le souci de la paix sociale et de la protection des pauvres gens inspira les décisions relatives à la Trêve de Dieu et la défense faite aux petits seigneurs d'établir de nouveaux impôts sans l'autorisation expresse des souverains. Enfin, le concile se préoccupa de prémunir la société chrétienne contre les attaques ou les infiltrations dangereuses des infidèles et des hérétiques, lesquels étaient, la plupart du temps, des perturbateurs de l'ordre social. Défense fut faite aux juifs et aux musulmans d'avoir des esclaves chrétiens ; l'anathème fut prononcé contre quiconque fournirait des armes, du bois, des pilotes aux Sarrasins ; et les princes furent invités è réprimer par la force les bandes de Cathares et de Cottereaux qui, en même temps qu'ils professaient de funestes doctrines, troublaient la société par les désordres de leur vie, parfois par leurs brigandages.

L'activité réformatrice et organisatrice d'Alexandre III fut loin de se borner à la tenue de ce grand concile. Il entra en négociations, sans succès d'ailleurs, avec l'empereur Manuel Comnène pour la réunion des Eglises d'Orient à l'Eglise romaine. II favorisa de tout son pouvoir les missions en Asie. Il réserva au Saint-Siège seul le droit de procéder aux canonisations, et canonisa, en dehors de tout concile général, saint Thomas Becket en 1173, saint Bernard en 1174. Protecteur des universités, il accorda des dispenses de résidence pour faciliter aux clercs la fréquentation des cours[63]. Canoniste de marque, il enrichit le droit canonique de décrétales nombreuses[64]. Il favorisa beaucoup l'ordre des Chartreux, dont il approuva la règle en 1176[65], et encouragea les débuts de l'ordre des Carmes[66]. Enfin il montra un grand zèle pour la répression et l'extinction des hérésies.

L'histoire des mesures qu'il cru t devoir prendre à cet égard demande quelques développements. Elle se rattache, en effet, à l'histoire générale des origines de l'Inquisition.

Jusqu'au milieu du XIIe siècle, les pénalités infligées aux hérétiques ne furent que des représailles populaires ou des mesures exceptionnelles de salut public. Comme l'a remarqué un historien[67], on n'appliquait pas à des coupables convaincus d'un crime la peine portée par la loi ; il n'y avait ni crime ni peine ; on prenait une mesure politique de sûreté, pour couper court à ce que l'on considérait comme un danger public. On a parfois représenté l'Inquisition comme une institution imaginée par l'Eglise, imposée par elle aux princes chrétiens et passée par là dans les mœurs publiques du Moyen Age. La vérité est que son établissement a suivi une marche toute contraire. Les premières exécutions des hérétiques ont eu un caractère populaire, et se sont faites souvent contre le gré des princes et de l'Eglise. Le manichéisme, qui fut la grande hérésie des XIe et XIIe siècles, avait, par le caractère mystérieux de son organisation, par l'audace de ses doctrines antisociales, par les violences et par les mœurs suspectes de ses adeptes, excité dans le peuple une méfiance qui s'était peu à peu changée en haine. On avait vu ces cathares, ces patarins, ces ariens, ces poplicans, ces piples, ces bulgares ou boulgres, car tels étaient les noms divers par lesquels on désignait, suivant les pays, les adhérents de cette hérésie, piller les églises, briser les calvaires élevés le long des routes par la piété des fidèles, rejeter les sacrements de l'Eglise, prêcher contre la famille et le mariage avoir une sorte de culte pour un Dieu mauvais, qui ne pouvait être que Satan lui-même, et le bruit courait que des crimes contre nature se commettaient dans leurs conciliabules secrets[68]. En 1040, à Milan, la foule, s'étant emparée d'un groupe d'hérétiques, éleva un bûcher sur la place publique, et, malgré les efforts de l'archevêque de la ville, brûla tous ceux qui refusèrent de rétracter leurs erreurs. En 1077, à Cambrai, le peuple s'empara d'un patarin, qui venait d'avouer son hérésie devant l'archevêque, et, sans attendre le jugement, l'enferma dans une cabane, où il mit le feu. En ri di, la population de Soissons, profitant d'une absence de l'évêque, se porta à la prison épiscopale, en arracha les hérétiques, alluma un bûcher hors de la ville, et les y brûla[69]. Le peuple, dit Guibert de Nogent, appréhendait à leur égard l'indulgence du clergé[70].

Vers le milieu du XIIe siècle, en présence des progrès que faisaient les sectes manichéennes et du caractère à la fois anticatholique et antisocial de leurs doctrines[71], les princes entrèrent résolument en campagne et allumèrent des bûchers en France, en Allemagne, en Italie, en Flandre[72]. On vit même, à Vézelay, en 1167, l'abbé du monastère suivre ce mouvement, entraîné par la foule. Des accusés venaient d'être convaincus d'hérésie. Une multitude nombreuse avait suivi les diverses phases de l'interrogatoire. L'abbé s'adresse au peuple : Que voulez-vous qu'on fasse de ceux qui persistent dans leur erreur ? Un même cri s'échappe de toutes les poitrines : Qu'on les brûle ! qu'on les brûle ! Ce qui fut fait[73].

D'une manière générale, l'Eglise, loin d'encourager le peuple et les princes dans cette voie, continuait de proclamer, par l'organe de ses évêques, de ses docteurs et de ses conciles, qu'elle a horreur du sang[74]. Certains canonistes, Anselme de Lucques et l'auteur de la Panormia, avaient sans doute proclamé que la peine de mort pouvait être appliquée aux hérétiques[75]. Mais ces textes ne paraissent avoir exercé aucune influence en dehors de l'Ecole[76]. En 1139, le concile de Latran[77], et, en 1148, le concile de Reims[78], reconnurent au pouvoir civil le droit et le devoir de réprimer les hérétiques manichéens par des peines corporelles. Mais cette législation ne suffit pas à l'ardeur des princes qui l'avaient provoquée. Il est curieux de les voir accuser le pape et l'Eglise de faiblesse envers l'hérésie et réclamer toujours de nouvelles rigueurs. Parmi ces rois acharnés contre les hérétiques, il faut placer au premier rang Louis VII le Jeune[79]. Alexandre III lui fit d'abord répondre que l'indulgence sied mieux aux gens d'Eglise que la dureté et lui rappela la conseil de l'Ecriture : Craignons de pousser trop loin la justice, Noli nimium esse justus[80]. Plus tard, cependant, au concile de Tours, en 1162, sur de nouvelles instances du roi de France, qui lui montra l'hérésie manichéenne s'étendant comme un chancre dans les provinces de France, le même pape, non seulement ordonna aux princes de punir les hérétiques de la prison et de la confiscation, mais enjoignit aux évêques et aux prêtres de les chasser du pays où ils les découvriraient[81]. Le roi d'Angleterre, Henri II, au moment même où il était en guerre ouverte avec le pape, et excommunié lui-même, se montra violent persécuteur de l'hérésie. Dans l'article 21 de sa constitution de Clarendon, il défendit à jamais de recevoir chez soi des hérétiques, sous peine de voir sa maison détruite[82]. Il fit marquer au front au fer rouge et fouetter publiquement tous les hérétiques qu'il put saisir[83].

Cependant le progrès des sectes hérétiques, leurs doctrines subversives de toute autorité, amenèrent le pape Alexandre III à s'engager plus résolument dans la voie de la répression. Au concile de Latran de 1179, le pape, tout en rappelant que le clergé doit avoir horreur du sang, cruentas effugiat ultiones, engagea les princes et les peuples à prendre les armes contre les cathares du comté de Toulouse, de la Gascogne et de l'Albigeois. C'était à la fois poser le dernier acte préliminaire de l'Inquisition, qui allait être réalisée, cinq ans plus tard, par le pape Lucius III, et préluder à la croisade contre les Albigeois, que devait entreprendre Innocent III.

 

VII

En prenant, à son corps défendant, sous la pression des événements, ces mesures répressives, le pape Alexandre n'oubliait pas que le meilleur moyen de ramener au vrai les âmes égarées par les séductions d'un faux mysticisme et d'une fausse doctrine, est la diffusion de la vraie science et de la vraie sainteté. L'une et l'autre brillaient alors d'un grand éclat dans la célèbre abbaye de Saint-Victor de Paris, principalement représentée, dans la seconde moitié du XIIe siècle, par un grand théologien, Richard, et par un grand poète, Adam.

Richard de Saint-Victor, originaire de l'Ecosse, avait sans doute rencontré à Paris l'Italien Pierre Lombard. Un même dévouement à l'Eglise et à la science animait ces deux hommes ; mais leurs méthodes, répondant à des nécessités diverses, furent différentes. Pierre Lombard, esprit positif et judicieux, en groupant et en expliquant à la lumière du sens commun, dans son livre des Sentences, un riche trésor de textes patristiques, prémunissait les esprits contre les troubles intellectuels qu'aurait pu susciter le Sic et Non d'Abailard. Richard de Saint-Victor, âme méditative et mystique, allait empêcher de dévier vers les conceptions d'une spiritualité suspecte les âmes éprises de contemplation et d'amour.

Nature ardente, Richard de Saint-Victor se révèle tout entier dans la préface de son principal ouvrage, son traité de la Trinité : Portons-nous, dit-il[84], vers la perfection... Secoue ta poussière, fille de Sion, ô mon âme. Dresse l'échelle de la contemplation. Prends des ailes, comme l'aigle. Soulève-toi au-dessus de la terre, élance-toi jusqu'au ciel. Mais, comme on l'a dit, si Richard pense surtout par le cœur, il sait que la raison doit guider les élans de l'amour. Il exerce son intelligence sur le mystère ; il médite, il raisonne, il argumente ; il discute[85]. Dans la foi, dit-il[86], est le commencement de tout bien, mais dans la connaissance est la consommation de tout bien. Hâtons-nous donc de passer, par tous les degrés possibles, de la foi à la connaissance. Toutefois Richard ne discute pas à la manière de la plupart de ses devanciers. Il a peu de goût pour les querelles d'école. Il ne prend aucune part aux disputes qui agitent la montagne au pied de laquelle est bâti son monastère[87]. Il connaît les Pères grecs et latins, mais il ne cite jamais un auteur dans ses ouvrages. Ce procédé s'explique par sa nature mystique. On dirait que tout ce qui est érudition devient pour lui, quand il médite, comme un poids qui gêne l'élan de sa pensée. Ces caractères se rencontrent surtout dans son traité de la Trinité, si court à lire, si long à méditer[88]. Sa conception du dogme de la Trinité est originale. Elle est fondée sur l'analyse de l'amour. L'amour est ce que nous concevons de meilleur dans un être. Dieu est essentiellement amour. Mais s'aimer soi-même, ce n'est pas vraiment aimer. Aimer un autre d'un amour exclusif, sans s'unir à lui pour aimer un troisième, sans permettre qu'un troisième l'aime en même temps que nous, c'est mélanger son amour d'égoïsme. L'amour pur et désintéressé comporte la trinité. Mais cet amour, tout en accusant la personnalité des trois êtres, implique entre eux une fusion de ce qu'ils ont de plus profond, fusion qui, poussée à l'infini, doit aboutir à l'unité de substance[89]. Ce résumé succinct peut donner une idée de la manière du grand victorin. Ses démonstrations sont plutôt faites pour être méditées que pour être discutées. Il est plus facile d'en sentir la force que d'en exposer la trame. Elles ne passeront pas, comme celles de saint Thomas d'Aquin, dans l'enseignement classique. Mais les âmes amies de la réflexion silencieuse et de l'analyse psychologique aimeront toujours à y alimenter leur pensée et leur vie spirituelle.

Tout autre fut la destinée de l'œuvre d'un autre moine victorin, contemporain de Richard, le poète Adam de Saint-Victor. Peu de temps après sa mort, Odon de Sully inséra ses proses dans le missel de Paris[90] ; en 1215 le pape Innocent III approuva solennellement son œuvre liturgique[91], et, pendant tout le Moyen Age, ses poésies eurent une place d'honneur dans les Eglises de la chrétienté[92].

Adam de Saint-Victor, s'il n'est pas l'auteur des traités dogmatiques et liturgiques qu'on lui a attribués[93], est du moins le plus illustre représentant au mi siècle d'une rénovation de la poésie liturgique. On ignore le lieu de sa naissance. Entré dans l'abbaye de Saint-Victor à Paris, ses dispositions musicales et littéraires le firent parvenir à la charge de préchantre ou chef de chœur, qu'il occupa avant 1130. Il mourut après 1173. Nous ne savons rien de plus sur sa vie ; mais ce que nous possédons de son œuvre, une cinquantaine de proses, dont l'authenticité est hors de toute discussion[94], nous révèle à la fois l'originalité de son talent et l'importance des innovations que lui doit la poésie sacrée. Avec lui, la prose mesurée et rimée, qui n'avait été qu'une exception et un essai chez Notker et chez Abailard, se développe et prend une place aussi brillante, dans les chants d'église, que l'antique poésie fondée sur la métrique et la quantité des syllabes. Avec lui, chaque pièce est divisée en strophes d'un nombre égal de vers, et chaque strophe est partagée en demi-strophes symétriques. Ses vers riment d'après des combinaisons variées. Adam de Saint-Victor est un inventeur fécond de rythmes charmants, un frappeur de strophes, aussi habile, aussi harmonieux que los plus grands poètes du XIXe siècle[95]. Il faut, de plus, lui faire honneur de la composition musicale de ses proses, ou du moins de leur adaptation à de très gracieuses mélodies, qui marquent la fin du développement liturgique de l'art grégorien. En effet, si la mélodie est encore tout empreinte de la grâce de la vieille cantilène, le rythme et la tonalité sont déjà presque entièrement ceux d'un autre art[96].

Est-ce à dire que ce mouvement mystique, si opportunément opposé par l'Ecole de Saint-Victor au faux mysticisme des sectes manichéennes, fût lui-même exempt de tout danger ? Nullement. Des membres de cette école en exagéreront les tendances. De l'imperfection de la raison, écrira Achard de Saint-Victor, procède la perfection de la foi. Et l'abbé Absalom s'écriera, avec plus d'exagération encore : On arrive à connaître la cause des causes, non pas en philosophant, mais en vivant bien... L'Esprit de Dieu ne peut régner là où domine l'esprit d'Aristote[97].

Alexandre III, vainqueur de Barberousse et d'Henri II, put donc, avant de mourir, constater que tout péril n'était pas écarté de l'Eglise. À Rome même, dans cette démocratie qui s'était ralliée un moment à lui pour combattre l'empereur, il trouva de lâches abandons. Peu après le concile de Latran, il était chassé de Rome et mourait en exil à Civita-Castellana, le 30 août 1181. Son épitaphe l'appela à juste titre la lumière du clergé, l'ornement de l'Eglise, le père de la ville et du monde.

 

VIII

Les cinq papes qui se succédèrent de 1181 à 1198, Lucius III, Urbain III, Grégoire VIII, Clément III et Célestin III, furent des pontifes vénérables ; mais le premier et le dernier étaient des vieillards, les trois autres ne régnèrent que peu de temps. Ce qu'on peut dire d'eux, d'une manière générale, c'est que, ayant à gouverner l'Eglise au milieu de difficultés de toutes sortes, ils ne laissèrent pas dépérir l'héritage d'Alexandre III, et permirent à la chrétienté d'attendre, sans grave dommage, le grand pontificat restaurateur d'Innocent III. Quatre faits doivent être particulièrement remarqués durant cette période : la première organisation de l'Inquisition, par Lucius III et Frédéric Ier, en 1184 ; deux expéditions en Orient, sous Clément III et Célestin III, et la lutte que ce dernier pape eut à soutenir contre les injustes prétentions de l'empereur Henri VI.

Ubald Allucingoli, cardinal-évêque d'Ostie, qui fut élu pape le 1er septembre 1181 sous le nom de LUCIUS III, appartenait à une illustre famille de Lucques. Son expérience des affaires, qu'il avait montrée dans plusieurs missions importantes, remplies en France, en Sicile et auprès de l'empereur Frédéric Ier, la conformité de ses vues avec celles de son prédécesseur, réunirent rapidement sur son nom les suffrages de ses collègues. Mais son grand âge et ses longs travaux avaient épuisé ses forces. Pendant son court pontificat, qui dura quatre ans seulement, il dut faire face à de graves difficultés, qui lui vinrent à la fois de la population de Rome, de l'Orient, de l'empereur Barberousse et des sectes hérétiques. L'effervescence populaire, qui avait déjà obligé son prédécesseur à quitter Rome, ne lui permit pas de s'y maintenir. Il eut la douleur de voir plusieurs clercs de sa suite horriblement maltraités par les émeutiers, qui leur crevèrent les yeux. Il dut se fixer à Vérone, et diriger de là les affaires de l'Eglise. Il y reçut, peu de temps après, une ambassade des chrétiens d'Orient, réclamant son appui contre les vexations des Turcs. Le pape l'adressa au roi d'Angleterre, Henri II, qui, en expiation du meurtre de Thomas Becket, avait promis de se croiser ; mais la démarche demeura sans résultat. L'empereur d'Allemagne, depuis la paix de Venise, semblait avoir renoncé à toute politique de conquête, mais son absolutisme, circonscrit aux limites de la Germanie, ne s'était guère adouci. Non seulement le pape ne put aucunement compter sur lui pour la protection de son autorité dans Rome, et pour la défense des chrétiens d'Orient, mais il eut à combattre les prétentions de Frédéric, à nommer de son propre chef l'archevêque de Trèves, à conserver indéfiniment l'héritage de la comtesse Mathilde, à confirmer dans leurs pouvoirs les prélats institués par les antipapes, et à faire couronner empereur, de son vivant, son fils Henri. Dans une série de conférences que le pape et l'empereur eurent à Vérone, en octobre et novembre 1184, ce dernier dut céder sur les deux derniers points. La solution des deux autres questions fut renvoyée à une date ultérieure.

Un acte d'une plus haute portée fut rédigé au cours de ces négociations de Vérone. Lucius et Frédéric, en politiques perspicaces qu'ils étaient l'un et l'autre, ne pouvaient se faire illusion sur le grand danger que les sectes néo-manichéennes faisaient alors courir à l'Eglise et à la société. Une nouvelle période semblait s'ouvrir dans leur développement. Conscientes de leur force au milieu des divisions de la chrétienté, elles formaient maintenant une communion à laquelle elles donnaient audacieusement le nom d'Eglise. Quoique indépendantes les unes des autres, elles avaient entre elles des relations suivies et fréquentes, soit pour propager leurs croyances, soit pour resserrer leur lien d'unité[98]. Après en avoir mûrement délibéré avec Frédéric Ier, le pape Lucius III réunit à Vérone une nombreuse assemblée, comprenant, avec lui, l'empereur, des patriarches, des archevêques et un grand nombre de princes venus de toutes les parties de l'empire. Avec leur concours, et surtout avec celui de l'empereur Frédéric, le pape Lucius III promulgua, le 4 novembre 1184, une constitution contre les cathares, les patarins, ceux qui s'appelaient faussement les humiliés et les pauvres de Lyon, les passagini, les josephini, les arnaldistæ. Cette constitution était beaucoup plus précise que toutes celles qu'avaient jusqu'ici édictées les papes et les conciles, et elle demeura longtemps en vigueur, car Grégoire IX la fit plus tard entrer dans les Décrétales. Elle excommuniait, avec les hérétiques, ceux qui les protégeaient, avaient reçu d'eux le Consolamentum[99], se disaient croyants ou parfaits. Ceux d'entre eux qui seraient clercs se verraient dégradés, dépouillés de leurs charges et de leurs bénéfices et livrés à la puissance civile pour être punis par elle. Les laïques seraient livrés de la même manière et pour le même objet au bras séculier, surtout s'ils étaient relaps. Tout archevêque et évêque devrait inspecter soigneusement, en personne ou par son archidiacre ou par des personnes de confiance, une ou deux fois l'an, les paroisses suspectes, et se faire désigner sous serment par les habitants les hérétiques déclarés ou cachés. Ceux-ci devraient se purger par serment du soupçon et se montrer désormais bons catholiques. S'ils refusaient de prêter le serment ou retombaient ultérieurement dans l'erreur, l'évêque les punirait. Les comtes, barons, recteurs, consuls des villes et autres lieux, devraient prêter serment d'aider l'Eglise dans cette œuvre de répression, sous peine de perdre leur charge, d'être excommuniés et de voir l'interdit lancé sur leurs terres. Les villes qui résisteraient sur ces points aux ordres des évêques, seraient mises au bande toutes les autres ; aucune ne pourrait commercer avec elles. Quiconque recevrait chez lui des hérétiques serait déclaré infâme à jamais, incapable de plaider, de témoigner et d'exercer une fonction publique. Enfin les archevêques et évêques devraient avoir toute juridiction en matière d'hérésie et être considérés comme délégués apostoliques par ceux qui, jouissant du privilège de l'exemption, étaient placés sous la juridiction immédiate du Saint-Siège.

On a remarqué avec raison que cet édit était le plus sévère qui eût encore été fulminé contre l'hérésie[100]. En effet, on ne se contentait pas de frapper les hérétiques qui étaient surpris et ceux qui leur assuraient la liberté ; on les recherchait. Bien plus, cette recherche était organisée et confiée au zèle des évêques, qui en étaient responsables. Tout hérétique ainsi découvert devait abjurer, sous peine d'un châtiment que l'autorité civile devait infliger. L'obstination dans l'hérésie, la complicité avec l'hérésie, n'étaient pas seulement des fautes de conscience, tombant uniquement sous des sanctions spirituelles ; elles devenaient des crimes réprimés par des pénalités temporelles graduées. À vrai dire, c'est l'Inquisition qui était établie par cette constitution de 1184, non pas encore l'Inquisition pontificale qu'exerceront, au nom du Saint-Siège, des inquisiteurs appartenant le plus souvent à des ordres religieux, mais l'Inquisition épiscopale, dont devra s'acquitter l'évêque dans chaque diocèse, en vertu de ses attributions ordinaires de défenseur et de gardien de la foi[101]. Cette date de 1184 marque donc une étape importante dans l'histoire de la répression de l'hérésie[102].

 

IX

Le jour même de la mort de Lucius III, le 25 novembre n85, le vote unanime des cardinaux désigna, pour lui succéder, l'archevêque de Milan, Humbert Crivelli, dont la famille avait eu beaucoup à souffrir de la part de l'empereur. Le nouveau pape prit le nom d'URBAIN III. La promptitude et l'unanimité de ce vote furent regardées comme une démonstration d'hostilité envers le souverain allemand. Il est possible, en effet, que les cardinaux aient voulu manifester par là leur désir d'une politique plus combattive, à l'égard de l'empereur, que celle du pontife défunt. Quoi qu'il en soit, l'irritation du monarque ne tarda pas à se manifester. Le nouveau pape y répondit par des mesures énergiques, et les deux ans de son règne ne furent qu'une lutte presque sans trêve entre les deux pouvoirs.

Le 27 janvier 1186, Frédéric fit célébrer à Milan, dans le plus grand apparat, le mariage de son jeune fils Henri avec la princesse Constance de Sicile. Son but politique était évident. Constance avait dix ans de plus que son mari et était fort laide, mais elle était l'unique rejeton de la famille de Robert Guiscard. Par elle, l'empire pourrait s'annexer l'Italie du sud et préparer la voie à la domination des Hohenstaufen dans la péninsule. Le pape répondit en suspendant de ses fonctions le patriarche d'Aquilée, qui, assistant aux noces, avait conféré la couronne lombarde au roi Henri. Le 1er juin, il trancha brusquement le conflit, resté en suspens, au sujet de l'archevêché de Trèves, en consacrant de ses propres mains le compétiteur du candidat impérial[103]. Il protesta amèrement contre l'usurpation de Frédéric, qui usait des biens de la comtesse Mathilde comme de sa propriété. De son côté, l'empereur ferma les passages des Alpes, pour empêcher toute communication du Saint-Siège avec l'épiscopat allemand, et son fils Henri envahit les Etats de l'Eglise, qu'il ravagea sans merci. Mais tant d'agitations et de soucis avaient ruiné la santé du pontife. Au moment où il se disposait à lancer l'excommunication contre l'empereur, il mourut subitement à Ferrare, le 20 octobre 1187.

L'élection de son successeur se fit le lendemain de sa mort. Le choix des cardinaux se porta sur le chancelier de l'Eglise romaine, le cardinal-prêtre Albert de Moras, originaire de Bénévent, qui prit le nom de GRÉGOIRE VIII. La tension excessive des rapports de l'Eglise avec l'empire porta les cardinaux à choisir, cette fois, un homme pacifique, propre à préparer une réconciliation entre les deux puissances. Les anciennes relations que le nouveau pape avait eues avec l'empereur le rendaient apte à cette tâche ; il s'y donna tout entier. La prise de Jérusalem par Saladin, dont la nouvelle était parvenue en Italie la veille même de son élection, dictait au pape une seconde mission : l'organisation d'une nouvelle croisade. Mais Grégoire VIII eut à peine le temps de mettre la main à ces deux grandes œuvres. Il mourut le 17 décembre 1187[104]. Son successeur, Paul Scolari, Romain de naissance, élu le 19 décembre sous le nom de CLÉMENT III, reprit sa politique et en recueillit les fruits. Non seulement il parvint à terminer par des transactions les principaux conflits qui divisaient le Saint-Siège et l'Empire, mais il réussit à mettre fin à l'exil de la papauté. Plus heureux que ses deux prédécesseurs, il put rentrer dans Rome et y résider en paix jusqu'à sa mort. Cette œuvre de pacification s'imposait au moment où une nouvelle croisade devenait nécessaire et demandait l'union de toutes les forces vives de la chrétienté.

 

X

La prise de Jérusalem par Saladin, le 2 octobre 1187, n'était que le dernier désastre d'une campagne où tous les Etats chrétiens de l'Orient venaient de succomber. La première moitié du XIIe siècle avait été pour ces Etats une époque de prospérité. Vers le milieu du siècle, de 1158 à 1167, des alliances, contractées entre plusieurs princes chrétiens et divers membres de la famille impériale de Constantinople, semblèrent assurer la stabilité de leurs royaumes[105]. Mais le manque de cohésion entre les Etats chrétiens, l'absence d'une autorité suprême incontestée, la faiblesse des secours envoyés d'Occident, permirent aux ennemis qui entouraient les colonies chrétiennes d'en préparer les ruines[106].

Limités au nord par l'empire d'Orient, qui avait imposé sa suzeraineté à Antioche, et par les atabeks de Mossoul, qui tenaient la principauté d'Edesse, les Etats chrétiens ne s'étaient pas sentis jusque-là sérieusement menacés du côté du sud et de l'est. La situation changea quand l'atabek de Mossoul, Nour-ed-Din, entreprit d'étendre sa domination sur l'Egypte, et surtout quand, par suite d'événements qu'il nous paraît inutile de raconter, la domination de l'Egypte passa entre les mains d'un de ses généraux, Schirkouh, et enfin du neveu de celui-ci, Salah-ed-Din ou Saladin, qui, après avoir soumis peu à peu la Syrie et la Mésopotamie, prit le titre de sultan. Les Etats chrétiens se trouvèrent désormais enfermés dans un cercle d'ennemis. C'est alors que des appels furent faits par le roi de Jérusalem, Amaury, à Louis le Jeune, à Frédéric Barberousse, à tous les souverains de l'Europe ; mais ces appels n'obtinrent aucune réponse favorable. Malheureusement, les dissensions intestines, loin de s'apaiser, augmentèrent entre les princes chrétiens d'Orient. Après la mort d'Amaury, en 1173, deux partis, celui du comte de Tripoli et celui de Guy de Lusignan, se disputèrent le pouvoir. Saladin, général énergique et habile, inspiré par un ardent fanatisme religieux, profita de ces divisions.. Il avait des plans gigantesques ; il rêvait de détruire toutes les chrétientés d'Orient et même d'attaquer l'Occident.

En 1187, on put croire que ce rêve allait se réaliser. Prenant occasion du pillage d'une caravane par un seigneur chrétien, Renaud de Châtillon, le sultan Saladin fit proclamer la guerre sainte en Mésopotamie, en Syrie, en Egypte, et envahit le royaume de Jérusalem. L'armée chrétienne fut défaite en une grande bataille, près de Tibériade. En quelques semaines, toutes les villes du royaume se rendirent, excepté Jérusalem et Tyr. Saladin vint diriger en personne le siège de la Ville sainte, qui, à la première brèche, capitula. Le sultan, entré dans la ville le 2 octobre 1187, fit abattre les croix, briser les cloches, purifier les mosquées avec de l'encens. L'œuvre de plus d'un siècle sembla perdue.

Le pape Clément III se donna la mission de la sauver. Déjà son prédécesseur, Grégoire VIII, avait pris les premières mesures. Des jeûnes et des prières publiques avaient été prescrits à toute la chrétienté ; des lettres avaient été adressées à tous les princes chrétiens la Trêve de Dieu, proclamée pour sept ans[107]. Le moment était, en effet, venu de laisser tomber toutes les querelles pendantes entre les Etats catholiques. Clément III donna l'exemple, en proposant une réconciliation à l'empereur, par l'offre de tous les sacrifices compatibles avec les droits essentiels de l'Eglise. Les peuples et les rois de l'Europe marchèrent sur ses traces. Le 21 janvier 1188, Philippe-Auguste et Henri II Plantagenêt, en lutte ouverte, se donnèrent le baiser de paix sous l'orme de Gisors. Le roi de Sicile et l'empereur byzantin déclarèrent oublier leur vieille rivalité. Venise fit la paix avec la. Hongrie. Pise et Gènes promirent au pape Clément III de mettre fin à leurs perpétuels conflits. L'archevêque de Cologne et les princes allemands qui avaient combattu l'empereur, jurèrent de renoncer à leurs rancunes. Jamais les princes chrétiens n'avaient montré un accord aussi unanime ; jamais les peuples n'avaient manifesté une union plus intime avec leurs souverains. Tous ceux qui ne devaient pas prendre la croix offrirent, pour subvenir à l'expédition de Terre Sainte, la dixième partie de leurs revenus et de leurs biens meubles[108]. C'est ce qu'on appela, du nom de l'ennemi que l'on allait combattre, la dime saladine. Il est vrai que, du côté adverse, la guerre prenait aussi un caractère plus général. Dans les deux premières croisades, les chrétiens n'avaient eu affaire qu'à des tronçons d'Etats, séparés les uns des autres par des jalousies politiques et religieuses ; ils avaient maintenant devant eux un chef que la prise de Jérusalem avait couvert de gloire dans le monde musulman et qui disposait à la fois des forces de l'Egypte et de l'Asie. Contre les chrétiens, il venait de faire prêcher la guerre sainte et d'organiser une contre-croisade[109]. Le Turc tenait la Ville sainte sous son joug ; l'infidèle s'était emparé de la vraie Groix. La guerre prenait les proportions d'un duel à mort entre la Chrétienté et l'Islam.

Malheureusement les inimitiés entre les princes chrétiens, un moment assoupies, allaient renaître et empêcher le succès complet de l'expédition. Les armées chrétiennes marchèrent sous la conduite de trois souverains : l'empereur d'Allemagne, Frédéric Barberousse, le roi d'Angleterre, Richard, qui venait de succéder à son père Henri II, et le roi de France. Philippe Auguste. Mais une mort tragique enleva le premier dès son arrivée en Syrie, et la division ne tarda pas à se mettre entre Philippe Auguste et Richard.

L'armée allemande avait suivi le chemin de la première croisade, par le Danube et la Bulgarie ; puis, après la traversée de l'Hellespont, elle s'était engagée dans l'Asie Mineure, et, sous le commandement de l'empereur, s'était emparée de la ville d'Iconium au cri de : Christus regnat ! Christus imperat ! Mais, le 10 juin 1190, Frédéric Barberousse, arrivé aux bords du Selef, ayant voulu traverser le fleuve à cheval, on vit tout à coup la monture trébucher et le cavalier disparaître. Quand on le retira, il avait cessé de vivre. Les conséquences de cette mort furent désastreuses pour l'armée germanique. Les uns, pris de découragement, se rembarquèrent pour l'Europe ; les autres, sous la conduite de Frédéric de Souabe, se dirigèrent péniblement vers Antioche, où ils furent décimés par une terrible épidémie.

Les rois de France et d'Angleterre avaient pris la voie de mer. Des disputes éclatèrent entre eux dès leur première rencontre à Messine. Elles se perpétuèrent tout le temps de l'expédition. Mais les deux princes étaient vaillants : Richard plus audacieux, Philippe plus habile ; le roi d'Angleterre poussant l'intrépidité jusqu'à l'imprudence, l'énergie jusqu'à la brutalité ; le roi de France allant parfois jusqu'à confondre la politique, où il fut un maître, avec l'astuce ; et la diplomatie, où il ne connut pas de rival, avec la duplicité. En faisant route vers l'Orient, Richard avait pris d'assaut la ville de Messine et conquis l'île de Chypre. C'est à Messine que la fierté brusque de ses manières lui avait valu le surnom de Cœur de Lion.

Les deux rois, suivant les indications du roi de Jérusalem, Guy de Lusignan, qui tenait beaucoup à posséder un port, allèrent rejoindre, sous les murs de Saint-Jean-d'Acre, des croisés de tous pays qui s'y étaient déjà rendus, et commencèrent aussitôt les opérations de l'investissement. Dans ce siège mémorable, digne d'une épopée, qui retint, pendant deux ans, sous les murs de la ville, les plus vaillantes troupes de l'Occident et de l'Orient, Richard et Philippe déployèrent leurs qualités guerrières. As-tu donc vu le roi Richard ? disaient les cavaliers musulmans à leurs chevaux quand ils les voyaient se cabrer de peur. Le 13 juillet 1191, la ville capitula. Mais les rivalités sourdes qui persistaient entre les rois de France et d'Angleterre, se compliquèrent de celles qui mirent aux prises deux princes chrétiens d'Orient, Guy de Lusignan et Conrad de Montferrat. Philippe Auguste prit parti pour Lusignan ; Richard, pour Montferrat. La ville de Saint-Jean-d'Acre conquise, Philippe se décida brusquement à revenir en France, après avoir juré à Richard de respecter ses domaines. Peu de temps après, ce dernier apprenait que son frère, Jean sans Terre, complotait avec le roi de France. Le 9 octobre 1192, il s'embarqua à son tour pour l'Europe. En Orient, la querelle entre Lusignan et Montferrat s'était aigrie à ce point, que Montferrat alla jusqu'à s'allier avec Saladin. On ne pouvait songer à faire désormais une tentative contre Jérusalem. La mort même de Saladin, en 1193, ne put réveiller l'espérance d'un succès. Une nouvelle croisade d'Allemands, en 1197, devait seulement permettre aux chrétiens de reprendre toutes les villes de la côte. De telle sorte que, à la fin du XIIe siècle, l'influence chrétienne en Orient se déplaça. Des quatre Etats latins, deux étaient perdus : celui d'Edesse et celui de Tripoli ; et le royaume de Jérusalem avait pour capitale Saint-Jean-d'Acre ; mais les chrétiens avaient conquis à l'ouest deux Etats nouveaux, l'ile de Chypre, que Richard donna à Lusignan et qui devint le royaume de Chypre, et les petits territoires arméniens de la Cilicie, dont on fit le royaume de la Petite-Arménie.

 

XI

Clément III n'avait pu voir ici-bas l'issue de la croisade. Huit mois après l'empereur Frédéric Barberousse, il était mort à Rome[110], et avait été aussitôt remplacé par un vieillard de quatre-vingt-cinq ans, Hyacinthe Orsini, cardinal-diacre de Sainte-Marie in Cosmedin, qui occupa le Saint-Siège sous le nom de CÉLESTIN III. Un de ses premiers actes fut le couronnement de l'empereur Henri VI, qui venait de succéder à son père. Fidèle à la politique de son prédécesseur, le nouveau pape avait résolu de pousser jusqu'aux extrêmes limites sa condescendance à l'égard des princes chrétiens, en un moment où le péril musulman rendait si nécessaire l'union de toutes les puissances européennes ; ce premier acte en était le témoignage ; mais il se montra inflexible lorsqu'une grave loi de l'Eglise lui sembla intéressée ; son attitude envers Philippe Auguste et envers Alphonse IX de Léon dans des questions où la sainteté du lien conjugal lui parut violée, en fut la preuve.

Le caractère du nouvel empereur mit la patience du pontife à de rudes épreuves. Henri VI prétendit poursuivre l'idéal politique de son prédécesseur, mais en lui donnant des proportions plus chimériques encore, et en essayant de le faire aboutir par des procédés plus barbares. Jamais l'esprit allemand n'avait tenté de réaliser un rêve plus fantastique par des procédés plus brutaux. L'ambition du fils de Barberousse ne visait à rien de moins qu'à soumettre à l'Empire allemand, rendu héréditaire dans la maison des Hohenstaufen, toutes les nations de l'Occident et de l'Orient. Ce plan gigantesque comportait d'abord la conquête de l'Europe, par l'assujettissement de l'Italie et l'inféodation de l'Angleterre et de la France ; puis l'absorption de l'Orient, par des négociations diplomatiques et des combinaisons matrimoniales habilement conduites ; enfin l'abaissement de la haute aristocratie germanique, par la suppression de son droit d'élection ; et, par suite, la transformation de l'Empire en monarchie unitaire, héréditaire, absolue, gouvernant le monde[111]. Pour parvenir à ses fins, Henri VI comptait sur la terreur ; sur la fourberie, et sur l'enthousiasme qui ne pouvait manquer de soulever le peuple allemand à la vue d'une telle perspective.

Par suite de son mariage avec une descendante de Robert Guiscard, il s'attribua en 1189, au décès du roi Guillaume, mort sans enfants, le royaume de Sicile. Mais les Siciliens s'étaient donné, en la personne d'un fils naturel du duc Roger, le vaillant Tancrède de Lecce, un roi national. L'intervention du pape en faveur de Tancrède et la résistance énergique de la ville de Naples, firent échouer l'entreprise du souverain allemand.

L'arrestation de Richard Cœur de Lion par le duc d'Antioche, à l'instigation d'Henri VI, et l'emprisonnement du roi d'Angleterre par l'empereur, entraient dans le même plan. En juin 1193, Richard, à Worms, fut obligé, pour obtenir sa liberté, de déclarer l'Angleterre fief de l'Empire. Les excitations faites à Richard contre la France allaient au même but : écraser ce royaume, pour l'inféoder à son tour. Le mariage de Philippe de Souabe, frère d'Henri VI, avec la princesse Irène, fille d'Isaac l'Ange, et les démarches faites, en 1194, pour obtenir la suzeraineté des royaumes de Chypre et d'Arménie, étaient des tentatives non équivoques de mainmise sur tout l'Orient. Un prélat de l'Empire, Conrad de Querfurt, écrivait : Dieu a permis que la domination du très glorieux Henri s'étende jusqu'aux confins de l'univers[112]. Et le poète Walter de Vogelweide, s'adressant à l'empereur, chantait : À vous le droit de punir et de récompenser. Les autres princes vous sont soumis. Vous possédez la terre, comme Dieu possède les cieux. Vous êtes son vicaire[113].

Ces panégyristes se taisaient sur les moyens par lesquels l'empereur travaillait à établir sa domination universelle. Ils ne disaient pas qu'en Sicile il avait fait crever les yeux au jeune prince Guillaume, fait ouvrir et profaner le tombeau de Tancrède ; qu'il avait fait scier en deux des conjurés ; que d'autres avaient été, par ses ordres, enterrés vivants ou couronnés d'un diadème de fer rougi. Ils n'osaient pas lui faire honneur de la destruction sauvage de Tivoli, livrée aux fureurs des Romains[114].

Par cet acte, Henri VI avait-il voulu se concilier la faveur de la populace dans la Ville éternelle, pour s'en faire une arme menaçante contre le Saint-Siège ? Tout au moins le pape se sentait menacé par cette puissance envahissante, qui semblait chercher à l'étreindre comme dans un étau. Non content de protester contre les prétentions d'Henri sur la Sicile, Célestin III avait intercédé pour la délivrance du roi Richard. Mais, loin d'écouter les conseils et les menaces du chef de l'Eglise, l'orgueilleux empereur refusait le serment d'hommage au Saint-Siège pour ses possessions de Sicile, et interdisait à ses sujets tout appel, tout voyage à Rome. Il allait sans -boute se livrer à de nouveaux attentats, quand brusquement la mort l'arrêta, à l'âge de trente-deux ans. Par une étrange ironie, lui qui avait voulu assurer l'hérédité de l'Empire, ne laissait qu'un enfant en bas âge, et sa succession allait déchaîner la guerre et l'anarchie[115].

Les douleurs causées au vieux pontife par les brutales agressions d'Henri VI ne furent pas les seules. Célestin III eut aussi à souffrir de la conduite de Philippe Auguste, roi de France, et de celle d'Alphonse IX, roi de Léon.

A son retour de Terre Sainte, Philippe Auguste, qui avait perdu depuis trois ans sa première femme, Isabelle de Hainaut, avait demandé en mariage et solennellement épousé à Amiens, le 14 août 1193, la princesse danoise Ingeburge, sœur du roi Canut III. Ce mariage parait avoir été inspiré par des considérations d'intérêt politique. Philippe, qui méditait alors un débarquement en Angleterre, voulait s'assurer le concours du roi de Danemark. Tous les témoignages contemporains s'accordent à vanter la beauté, les vertus, la distinction parfaite de la nouvelle reine, alors âgée de dix-huit ans. Le roi de France l'accueillit avec les manifestations d'une joie sincère. Mais, dès le lendemain du mariage, un revirement étrange s'opéra dans ses dispositions. Un sentiment de répulsion violente s'empara de lui. Les causes de cette aversion subite sont un problème pour l'histoire. Le roi voulut remettre incontinent la reine aux ambassadeurs danois qui l'avaient amenée. Celle-ci déclara ne pas vouloir les suivre, rester en France pour y soutenir son droit et son rang. Philippe réunit à Compiègne ses barons et ses évêques, et obtint d'eux un jugement de complaisance, déclarant nul le mariage d'Ingeburge, sous prétexte qu'elle était parente de la première femme du roi. Quand la sentence fut notifiée à la victime, comme elle ne savait pas notre langue, elle répondit par ce cri : Roma ! Roma ! L'épouse injustement répudiée en appelait au pape du verdict extorqué par le roi. En même temps, le roi Canut exerçait un recours à Rome. La réponse de Célestin III ne se fit pas attendre. Le pape déclara nulle et non avenue la décision du tribunal de Compiègne, et enjoignit au roi de France de reprendre sa légitime épouse Ingeburge. Mais les légats pontificaux, chargés de notifier la bulle du pape, furent arrêtés à leur entrée en France et internés à Clairvaux. Philippe-Auguste passa outre, et, pour rendre son divorce irrévocable, il épousa la fille d'un grand seigneur bavarois, Agnès de Méranie. L'infortunée reine Ingelburge fut conduite, par ordre du roi, au monastère de Fervaques, et ; de là, dans un couvent de Soissons. L'affaire du divorce de Philippe Auguste devait se poursuivre sous Innocent III, et amener une rupture entre le roi de France et la papauté.

Un conflit analogue s'était élevé en Espagne, on, le roi de Léon, Alphonse IX, avait épousé, malgré les prohibitions de l'Eglise, sa cousine germaine, Teresa, fille de Sanche, roi de Portugal. Pendant cinq ans, le monarque résista aux objurgations réitérées du Saint-Siège. Célestin III dut prononcer contre lui l'excommunication et jeter l'interdit sur ses Etats. Alphonse IX se soumit enfin et se remaria, mais, cette fois encore, sans dispense, avec une proche parente, Bérangère, fille du roi de Castille, et le Saint-Siège dut condamner cette nouvelle union[116].

Les œuvres de lutte n'avaient point détourné la sollicitude du pontife des œuvres d'édification. Célestin favorisa de tout son pouvoir les fondations des Chevaliers de l'Ordre Teutonique, des Frères Pontifes, de diverses communautés de béguines et de béguins.

La règle des Chevaliers Teutoniques avait été déjà approuvée par Clément III ; le pape Célestin, pour reconnaître les services qu'ils rendaient à l'Eglise, leur assura tous les droits et franchises dont jouissaient les Templiers[117]. Les Frères Pontifes ne formaient pas un ordre religieux proprement dit ; c'était une corporation d'hommes charitables, desservant les ponts et leurs hospices, qu'ils avaient construits. La communauté la plus célèbre des Frères Pontifes était celle d'Avignon, fondée par saint Bénézet[118]. Les communautés de béguines, qui ne reçurent leur organisation définitive qu'au début du XIIIe siècle[119], remontent aux dernières années du XIIe, au moins pour ce qui concerne les Pays-Bas[120]. On donnait le nom de béguines à des veuves ou à des jeunes filles qui, désirant échapper aux dangers du monde et ne voulant pas entrer dans un couvent, formaient des communautés, où elles vivaient d'une vie recueillie et ascétique, s'obligeant, pour le temps de leur séjour dans l'association, à la pratique de l'obéissance, de la chasteté et de la pauvreté. Elles n'avaient pas de clôture stricte ni de vœux, et s'occupaient de diverses œuvres de charité et de piété[121]. Des communautés de béguins et de béghards se formèrent dans la suite sur le modèle des communautés de béguines.

Le pape Célestin III mourut le 8 janvier 1198. Il avait été précédé dans la tombe, nous l'avons vu, par l'empereur Henri VI, décédé le 28 septembre 1197, à Messine, et, depuis ce moment, l'Empire était clans l'anarchie. Deux partis puissants se disputaient le pouvoir : le premier avait élu un Hohenstaufen, Philippe de Souabe, frère d'Henri VI ; l'autre, un Guelfe. Otton de Brunswick, fils d'Henri le Lion. Le choix du nouveau pape, en ce moment critique, était d'une importance exceptionnelle.

 

 

 



[1] Otton DE FREISINGEN, Gesta Friderici, l. II, cap. II, dans MURATORI, Rerum italicarum scriptores, t. VI, col. 699-700.

[2] Sur les chanoines réguliers de Saint-Ruf, près d'Avignon, voir Gallia christiana, t. XVI, p. 354.

[3] Liber Pontificalis, t. II, p. 388.

[4] JEAN DE SALISBURY, Policraticus, l. VIII, dans M. G., SS., t. XXVII, p. 50.

[5] OTTON DE FREISINGEN, Gesta Friderici, l. II, cap. XXII, dans MURATORI, Rer. ital. script., t. VI, col. 722.

[6] F. CHALANDON, Hist. de la domination normande en Italie, II, 232-234.

[7] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 886.

[8] Sur ce personnage instruit, infatigable, ambitieux, qui fut chancelier de l'Empire du 10 mai 1156 au 30 juin 1159, et qui mourut archevêque de Cologne en 1167, voir J. FICKER, Reinald von Dassel, un vol. in-8°, Cologne, 1850.

[9] MANSI, XXI, 789 et s.

[10] Le mot beneficium pouvait, en effet, suivant les circonstances, se traduire par bienfait ou par fief (Lehen).

[11] MANSI, XXI, 709 et s.

[12] JAFFÉ, n. 10386 ; MANSI, XXI, 793.

[13] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 901.

[14] M. G., XX, 422.

[15] Voir SAVIGNY, Histoire du Droit romain, trad. GUENOUX, t. II, passim.

[16] SAVIGNY, Histoire du Droit romain, p. 47.

[17] En 1123, les jurisconsultes composaient déjà exclusivement une des trois assemblées supérieures de la ville (GUIRDARDACCI, Storia di Bologna, un vol. in-fol., 1596, l. II, p. 64).

[18] Dans d'autres écoles, notamment à Paris, on se préoccupa davantage de commenter le droit romain par la considération des progrès de la vie sociale.

[19] Ainsi une institution primitivement inspirée par la revendication des libertés communales, devenait l'instrument du despotisme impérial, ennemi déclaré de ces libertés.

[20] M. G., SS., XX, 449.

[21] S. DE SISMONDI, Hist. des républiques italiennes, t. II, p. 97. Cf. Georges BLONDEL, Etude sur les droits régaliens et la Constitution de Roncaglia, dans les Mélanges Paul Fabre, Paris, 1902, p. 236.

[22] Voir DU CANGE, Glossarium, au mot Fodrum.

[23] WATTERICH, II, 378 et s.

[24] RAGEWIN, Gesta Friderici, l. IV, cap. IV, dans M. G., SS., t. XX, p. 466.

[25] WATTERICH, II, 373.

[26] Trois jours après la sépulture d'Adrien IV, qui eut lieu le 4 septembre. L'élection se fit le 7 septembre 1159. Voir JAFFÉ, n. 10.583.

[27] Sur ces deux ouvrages et leur importance scientifique, voir E. PORTALIÉ, qui résume dans le Dict. de théol. de VACANT, t. I, col. 711-714, les savants travaux des PP. Giell et Deuifle.

[28] Edit. DUCHESNE, t. II, p. 397.

[29] Voir la lettre impériale convoquant le pape Alexandre dans M. G., Leges, sect. IV, l. I, p. 255 et s., n. 184 ; WATTERICH, II, 459 et s.

[30] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 936.

[31] C'est l'expression de l'historien allemand REUTER, Geschichte Papst Alexander's III, Berlin, 1845, in-8°, 2e édit, p. 118.

[32] MANSI, XXI, 1111 ; Suppl., II, 519.

[33] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 941 ; REUTER, Geschichte Papst Alexander's III, p. 119, 513, 514.

[34] OTTON DE FREISINGEN, Gesta Friderici, l. II, cap. XIV-XVII, dans MURATORI, Rer. ital. script., t. VI, col. 710-720.

[35] RADEVIC DE FREISINGEN, Gesta Friderici, l. II, cap. XXVII, dans MURATORI, Rer. ital. script., t. VI, col. 821-822.

[36] Qui portabant a Placentia vel ab aliqua parte mercatum Mediolanum, si capiebantur, manus dextræ amputabantur, et una die viginti quinque amputatæ sunt (SIRE RAOUL, sive RADULPHI MEDIOLANENSIS, De rebus gestis Friderici primi in Italia, dans MURATORI, Rer. ital. script., t. VI, col. 1186).

[37] RADULPHI MEDIOLANENSIS, De rebus gestis Friderici primi in Italia, dans MURATORI, Rer. ital. script., t. VI, col. 1187-1188.

[38] A cette époque, une partie de la région orientale de l'ancienne Gaule, la Bourgogne, appelée aussi le royaume d'Arles, était dépendante de l'Empire. — Voir P. FOURNIER, le Royaume d'Arles et de Vienne, un vol. in-8°, Paris, 1891.

[39] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 963 et s.

[40] WATTERICH, II, 529 et s.

[41] WATTERICH, II, 548 et s.

[42] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 1016-1017.

[43] CABROL et LECLERQ, au mot Charlemagne (Culte de), dans le Dict. d'arch., t. III, col. 803.

[44] M. G., SS., IX, 611-616.

[45] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, t. V, p. 1025-1026. — Sur les rapports du pape avec la Ligue lombarde, voir JEAN DE SALISBURY, Epist., CCLXXXVIII, P. L., t. CXCIX, col. 389, et Liber Pontificalis, édit. DUCHESNE, t. II, p. 418.

[46] MANSI, XXII, 122. — En abordant Alexandre, sur le seuil de l'église de Saint-Marc, à Venise, l'empereur baisa les pieds du pape, comme le voulait le cérémonial traditionnel. Mais c'est une fable qu'Alexandre ait ensuite mis le pied sur la tête de Frédéric en disant : Super aspidem et basiliseum ambulabis, et conculcabis leonem et draconem.

[47] Histoire générale, t. III, p. 151-153.

[48] Le chancelier des rois saxons et danois n'était dans le principe que leur archichapelain, qui devint, dans la suite, leur secrétaire intime, et, par là mémo, le dépositaire des secrets d'Etat. Cette fonction n'avait pas encore toutefois des attributions bien déterminées. Thomas Becket en augmenta l'importance par l'initiative et la vigueur de son administration.

[49] Sur la fonction d'archidiacre au XIIe siècle, voir THOMASSIN, Anc. et nouv. discipline, Ire partie, l. II, ch. XX.

[50] Sur les admirables vertus d'austérité, de charité et de chasteté de Thomas Becket pendant qu'il était chancelier à la cour, voir ROBERTSON, Materials for the history of Thomas Becket, 9 vol. in-8°, 1875-1885, t. II, p. 6.

[51] Non totum te nec semper dare actioni (S. BERNARD, De consid., l. I, cap. VII).

[52] A. DU BOYS, l'Eglise et l'État en Angleterre depuis la conquête des Normands, 1 vol. in-12°, Paris, 1887, p. 210 et s.

[53] A. DU BOYS, l'Eglise et l'État en Angleterre depuis la conquête des Normands, p 210-214.

[54] A. LUCHAIRE, dans l'Hist. de France de LAVISSE, t. III, Ire partie, p. 49.

[55] A. LUCHAIRE, dans l'Hist. de France de LAVISSE, t. III, Ire partie, p. 49.

[56] ROBERTSON, Materials, t. II, p. 373. M. A. Luchaire nous parait tendancieux et injuste en disant, à propos de ce fait, que Thomas Becket commença la lutte par une résistance très vive sur de mesquines questions d'argent (Hist. de France de LAVISSE, t. III, Ire partie, p. 51). C'est, ce nous semble, bien rapetisser un grand débat, où nous voyons engagés, au contraire, les deux grandes questions des libertés populaires et de l'immunité ecclésiastique. Dans toute l'histoire de Thomas Becket, M. A. Luchaire nous parait se départir de la sérénité habituelle de sa critique. On trouvera une note plus juste sur le grand archevêque dans l'Histoire des conciles de Mgr HÉFÉLÉ (t. V, p. 963-1001, 1027-1044), et dans A. du Boys, l'Eglise et l'Etat en Angleterre, p. 156-321. — On pourra d'ailleurs se faire une idée personnelle sur saint Thomas Becket en consultant le précieux recueil de ROBERTSON, Materiels for the history of Thomas Becket. Ces neuf volumes dispensent d'avoir recours à toute autre collection de sources historiques.

[57] Les ecclésiastiques, en effet, subissaient des pénalités spirituelles et une déchéance morale dont la honte pouvait bien équivaloir à des pénalités matérielles plus sévères.

[58] Héfélé croit que cette lettre était fausse ou falsifiée (Hist. des conciles, V, 981). A. du Boys en admet l'authenticité (op. cit., p. 235).

[59] MANSI, XXI, 1187 et s. ; HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. Des Conciles, V, 983-988 ; A. DU BOYS, l'Eglise et l'État en Angleterre depuis la conquête des Normands, p. 239-242.

[60] MANSI, XXI, 1,93.

[61] A. DU BOYS, l'Eglise et l'État en Angleterre depuis la conquête des Normands, p. 311.

[62] A. DU BOYS, l'Eglise et l'État en Angleterre depuis la conquête des Normands, p. 311-312.

[63] JAFFÉ, n. 13751.

[64] Jaffé en a enregistré plus de cinq cents. Voir H. MOUREAU, à l'article Alexandre III (Décrétales d'), dans le Dict. de théol. de VACANT, t. I, col. 717-721.

[65] JAPPÉ, n. 12733, 12794, 12882.

[66] Voir B. ZIMMERMANN, au mot Carmes, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. II, col. 1776 et s.

[67] Julien HAVET, l'Hérésie et le bras séculier au Moyen Age, dans Œuvres, t. II, p. 134.

[68] Sur les doctrines de ces sectes manichéennes, voir J. GUIRAUD, au mot Inquisition, dans le Dict. apol. de la foi cathol., t. II, col. 834 et s. ; VACANDARD, l'Inquisition, un vol. in-12°, Paris, 1907, p. 39 et s., 85 et s. ; DOUAIS, les Albigeois, un vol. in-8°, Paris, 1879.

[69] Voir Charles MOELLER, l'Inquisition au XIIIe siècle, Origine des bûchers, dans la Revue d'hist. ecclés., t. XIV, 1913, p. 722-743.

[70] Clericalem verens mollitiem, dans le Recueil des historiens des Gaules, t. XII, p. 266. Cf. sur tous ces faits J. GUIRAUD, au mot Inquisition, dans le Dict. apol. de la foi cathol., t. II, col. 828-829.

[71] VACANDARD, l'Inquisition, p. 81 et s.

[72] Historiens des Gaules, t, XII, p. 60.

[73] Historiens des Gaules, t, XII, p. 343-344.

[74] VACANDARD, l'Inquisition, p. 57.

[75] TANON, Hist. des tribunaux de l'inquisition en France, Paris, 1893, p. 453-454.

[76] VACANDARD, l'Inquisition, p. 57, note 1.

[77] MANSI, XXI, 718.

[78] MANSI, XXI, 532.

[79] J. GUIRAUD, op. cit., col. 830.

[80] MARTÈNE, Ampliss. coll., II, 683.

[81] MANSI, XXI, 1178.

[82] LEA, Hist. de l'Inquisition au Moyen âge, trad. Salomon REINACH, t. I, p. 129.

[83] VACANDARD, l'Inquisition, p. 60. On a voulu expliquer ces rigueurs d'Henri II par le désir qu'il aurait eu de se poser en farouche défenseur de l'Eglise au moment où il luttait contre Thomas Becket ; mais au moment où il était réconcilié avec le Saint-Siège, il donna les mêmes preuves de sa haine contre les hérétiques.

[84] De Trinitate, Prologus, P. L., t. CXCVI, col. 889.

[85] Th. DE RÉGNON, Etudes de théol. posit. sur la Trinité, t. II, p. 236.

[86] De Trinitate, Prologus, P. L., t. CXCVI, col. 889.

[87] Quelques arcades ogivales, existant encore aujourd'hui dans la cour du n° 20 de la rue Cuvier, sont tout ce qui reste de l'antique abbaye. Voir M. DE ROCHEGUDE, Promenades dans toutes les rues de Paris, V. arrondissement, un vol in-12°, Paris, 1910, p. 113.

[88] Th. DE RÉGNON, Etudes de théol. posit. sur la Trinité, t. II, p. 241.

[89] De Trinitate, troisième partie. Cette explication de la Trinité par l'amour avait déjà été tentée par saint Augustin (De Trinitate, l. VIII, cap. X). Il l'abandonna ensuite, pour expliquer le mystère par l'intelligence et la volonté. (Ibid., l. IX, cap. III.) Voir une étude approfondie de la théorie trinitaire de Richard de Saint-Victor dans Th. DE RÉGNON, Etudes de théol. posit. sur la Trinité, t. II, p. 305-335.

[90] Paul LEJAY, au mot Adam de Saint-Victor, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. I, col. 388.

[91] J. DE PARIS, Mém. hist., Bibl. Nat., Ms. lat., 15011, f° 428.

[92] Dom GUÉRANGER, Année liturgique, Noël, t. I, p. 283.

[93] P. LEJAY, les Traités attribués à Adam de Saint-Victor, dans la Rev. d'hist. et de litt. rel., t. IV, p. 161 et s., 288 et s.

[94] Eugène MISSET, Essai philol. et litt. sur les œuvres poétiques d'Adam de Saint-Victor, Paris, 1881.

[95] Léon GAUTIER, Œuvres poétiques d'Adam de Saint-Victor, 2 vol, in-16°, Paris, 1858, t. I, p. IX.

[96] A. GASTOUÉ, l'Art  grégorien, Paris, 1911, p. 97. Voir le recueil de ces mélodies dans Hild. PRÉVOST, Recueil complet des séquences d'Adam le Breton, Ligugé, 1904.

[97] Voir d'autres citations dans HAURÉAU, Hist. de la phil. scol., t. I, p. 505 et s. ; t. II, p. 1, 69-7o. Cf. M. DE WULF, Hist. de la philosophie médiévale, p. 221-222.

[98] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Histoire des Conciles, V, 1124-1125.

[99] On appelait ainsi l'initiation cathare. Sur le consolamentum, voir J. GUIRAUD, dans l'Albigéisme languedocien au XIVe siècle, introduction du Cartulaire de N.-D. de Prouille, 2 vol. in-4°, Paris, 1907.

[100] LEA, Hist. de l'Inquisition au Moyen âge, trad. S. REINACH, t. I, p. 131.

[101] On peut distinguer cinq formes différentes d'inquisition : 1° l'inquisition épiscopale, instituée en 1184 par l'édit de Lucius III ; 2° l'inquisition légatine, organisée en 1198 par Innocent III, qui la confia aux cisterciens ; 3° l'inquisition monacale, réglée par le décret du 13 avril 1233 de Grégoire IX, qui la confia aux dominicains ; 4° l'inquisition romaine, établie en 1542 par Paul III ; 5° l'inquisition espagnole, devenue un instrument d'unification nationale et d'absolutisme royal.

[102] J. GUIRAUD, au mot Inquisition dans le Dict. apol. de la foi cathol., t. II, col. 833. En jetant un coup d'œil d'ensemble sur les mesures qui ont préparé cette constitution de 1184, eu cours du mie siècle, on peut affirmer : 1° que, répugnant d'abord aux peines temporelles et s'en tenant aux spirituelles, l'Eglise n'a soumis qu'à la fin du XIIe siècle l'hérésie à des châtiments matériels ; 2° qu'elle a été amenée à cette recrudescence de sévérité par la pression qu'ont exercée sur elle, non seulement des rois pieux et soumis à sa direction, tels que Louis VII, mais encore des princes en révolte fréquente contre elle, tels qu'Henri II d'Angleterre et l'empereur Frédéric Barberousse ; 3° et que, dès lors, l'Inquisition a été presque universellement pratiquée par l'autorité civile avant d'être établie par une décision ecclésiastique (J. GUIRAUD, op. cit., col. 834).

[103] WATTERICH, II, 666, 676.

[104] Sur Grégoire VIII, voir G. KLEEMANN, Papst Gregor VIII, broch. in-8°, Bonn, 1912, et VAN DER ESSEN dans la Rev. d hist. ecclés., t. XIV, 1913, p. 599-602.

[105] En 1158, le roi de Jérusalem, Baudouin III, épouse une cousine de Manuel Comnène, la princesse Théodora ; le 25 décembre 1165, Manuel Comnène lui-même s'unit, en secondes noces, à une fille de Raymond d'Antioche ; en 1167, l'empereur marie une de ses sœurs au roi de Jérusalem, Amaury, successeur de Baudouin III.

[106] L. BRÉHIER, au mot Croisades, dans le Dict. apol. de la foi cath., t. I, col. 822.

[107] Voir les lettres de Grégoire VIII dans MANSI, XXII, 419, 527, 531, 619.

[108] MANSI, XXII, 576.

[109] BRÉHIER, op. cit., p. 121.

[110] La plus grande incertitude règne sur le jour de la mort de Clément III. Voir JAFFÉ, n. 16674.

[111] A. LUCHAIRE, Innocent III, la Papauté et l'Empire, un vol. in-12°, Paris, 1906, p. 8.

[112] LUCHAIRE, Innocent III, la Papauté et l'Empire, p. 9.

[113] LUCHAIRE, Innocent III, la Papauté et l'Empire, p. 10.

[114] HERGENRÖTHER-KIRSCH, Kirchartgeschichte, t. II, partie II, ch. IV.

[115] Hist. générale, III, 174.

[116] JAFFÉ, n. 17241-17243 ; J. LAURENTIN, Saint Ferdinand, un vol. in-12°, Paris, 1910, p. 20, 22.

[117] HURTER, Tableau des institutions du Moyen Age, trad. COMME, t. III, p. 167.

[118] SAINT-VENANT, Saint Bénézet, Bourges, 1889.

[119] HALLMANN, Hist. de l'ordre des Béguines de Belgique, Berlin, 1843.

[120] Dict. de théol. de VACANT, t. II, col. 528.

[121] Sur l'origine des béguines, et sur l'étymologie de ce nom, qui vient probablement d'un de leurs supérieurs, Lambert le Bègue, voir Dict. de théologie de WELTER et WELTE, trad. Goschler, au mot Béguines.