HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

TROISIÈME PARTIE. — L'ORGANISATION DE LA CHRÉTIENTÉ

CHAPITRE PREMIER. — DE L'AVÈNEMENT D'HONORIUS II À L'AVÈNEMENT DE FRÉDÉRIC BARBE ROUSSE. - LE DEUXIÈME CONCILE GÉNÉRAL DE LATRAN. - LA DEUXIÈME CROISADE. - SAINT BERNARD. (1124-1152).

 

 

Entre la mort du dernier empereur franconien, Henri V, en 1125, et l'avènement du plus célèbre des Hohenstaufen, Frédéric Barberousse, en 1152, cinq papes se succèdent sur le trône de saint Pierre ; un concile général est célébré ; une croisade est entreprise : des hérétiques et des schismatiques troublent l'Eglise, tandis que des savants l'instruisent et que de grands saints l'édifient ; et il est difficile, au premier abord, de trouver quelque unité dans cette période de transition. Mais l'unité de cette époque se trouve au moins dans l'action du grand moine qui la domine de son génie et la pénètre de son inspiration. Bernard de Clairvaux. Conseiller des papes, lumière des conciles, prédicateur de la croisade, adversaire le plus redoutable des hérésies et représentant le plus éminent des sciences sacrées, Bernard accomplit l'œuvre providentielle : il assure à l'Eglise les fruits de sa victoire sur les empereurs franconiens, et il la prépare à soutenir la lutte contre la nouvelle dynastie des Hohenstaufen.

 

I

Presque coup sur coup, l'Eglise eut à élire un pape, et l'Allemagne un empereur. Cette double élection se produisit au milieu de circonstances particulièrement difficiles. Un des fâcheux résultats de la querelle des investitures, avait été de favoriser, à Rome comme en Germanie, un accroissement excessif de la puissance aristocratique. Pour gagner les seigneurs à leur cause ou pour les y retenir, les papes et les empereurs avaient été amenés à multiplier leurs privilèges, à tolérer leurs empiétements. Mais ces générosités et ces tolérances avaient abouti à constituer, à côté du pouvoir pontifical et du pouvoir impérial, des maisons puissantes, avec lesquelles il fallait compter.

A Rome, deux grandes maisons rivales, celle des Frangipani et celle des Pierleoni, comptaient bien, chacune de son côté, imposer à l'Eglise un pape de son choix. Les Frangipani semblent avoir eu des sympathies pour la politique germanique, tandis que les Pierleoni incarnaient plutôt le parti populaire et national[1]. Les premiers avaient pour candidat le cardinal Lambert, évêque d'Ostie, négociateur du concordat de Worms ; les seconds mettaient en avant un des légats pontificaux à Worms, le cardinal Saxo. Les cardinaux, pour éviter le danger de l'élection d'un antipape, écartèrent les deux candidats, et choisirent à l'unanimité le cardinal Théobald, qui prit le nom de Célestin II. On entonne le Te Deum. Lambert d'Ostie mêle sa voix à celle de l'assemblée. Mais le chant d'actions de grâces est à peine commencé, que Robert Frangipani, environné d'une troupe de ses partisans, acclame tout à coup Lambert, et fait jeter sur ses épaules le manteau pontifical. L'évêque d'Ostie résiste, refuse de se prêter à une élection si peu régulière. Le désordre, fomenté par les deux partis hostiles, dure cinq jours. La sagesse des cardinaux y met fin. Célestin II, pour assurer la paix, abdique, et les électeurs se rangent à Lambert, qui, dans ces nouvelles conditions, accepte la tiare. Il est canoniquement proclamé pape, le 21 décembre 1124, sous le nom d'HONORIUS II, et reconnu immédiatement par tous. Le nouveau pape était issu de parents peu fortunés et de condition obscure du comté de Bologne, et s'était élevé, par les seules forces de son talent, aux situations les plus considérées dans l'Eglise[2]. Il devait rester fidèle toute la vie à l'esprit de sagesse et de modération dont il venait de faire preuve au moment de son élection.

Non content d'avoir ainsi mis fin aux pénibles conflits soulevés à Rome à propos de l'élection pontificale, Honorius II fit tout pour parer aux luttes dont il prévoyait l'éclat à propos de l'élection impériale. De plus âpres convoitises y étaient engagées. Honorius II avait eu de fréquentes occasions de les connaître au cours des négociations qu'il avait été chargé de poursuivre en Allemagne relativement à la querelle des investitures. Son premier soin, en apprenant la mort d'Henri V, fut d'envoyer en Allemagne un légat, pour y suivre de près les événements qu'il redoutait.

Les craintes qu'Henri IV et Henri V avaient souvent manifestées, au cours de leur lutte contre Rome, à propos des prétentions de l'aristocratie germanique, n'avaient rien d'exagéré. Tandis que les empereurs étaient absorbés par leurs conflits avec le Saint-Siège, l'Allemagne féodale se constituait à peu près telle qu'elle devait se maintenir jusqu'aux temps modernes. Tous les fiefs y étaient devenus héréditaires. La juridiction de la couronne y était moins étendue. L'idée que la partie véritablement essentielle de l'Empire n'était pas son chef suprême, mais bien l'association de ses princes et de ses barons, commençait à gagner du terrain[3]. Pendant un siècle la maison impériale de Saxe, et pendant un autre siècle la maison impériale de Franconie, avaient travaillé à rendre l'Empire héréditaire, par la désignation, que faisait le souverain régnant, de son fils, en l'associant à l'Empire ou en l'indiquant au choix des électeurs. Mais les grands seigneurs étaient désormais décidés à faire triompher dans toute sa plénitude le principe électif[4]. En vain Henri V, avant sa mort, avait-il convoqué, devant tous les princes présents à sa cour, sa femme Mathilde et son neveu Frédéric de Hohenstaufen, confiant à ce dernier le soin de protéger la princesse et de veiller sur son héritage. Ce choix implicite, si discret fût-il, avait plutôt indisposé les seigneurs contre le duc Frédéric qu'elle ne les avait gagnés à sa cause.

Jeune encore, ne comptant pas plus de trente-cinq ans, Frédéric le Borgne, duc de Souabe, descendant de la noble famille des Hohenstaufen, était doué de grandes qualités. Mais les seigneurs, tant ecclésiastiques que laïques, dans une assemblée que présida l'archevêque de Mayence Adelbert, et à laquelle prit part le légat pontifical Gérard, lui préférèrent un homme d'âge plus mûr, Lothaire de Supplimbourg, duc de Saxe, margrave de Misnie et de Lusace. Aux seigneurs ecclésiastiques, ce candidat offrait la garantie d'un dévouement au Saint-Siège, sinon plus sincère, du moins plus éprouvé que celui du duc de Souabe ; les princes laïques apprécièrent qu'il s'appuyait sur la partie la plus homogène de l'Empire ; les uns et les autres affirmèrent leur indépendance sur son nom, et le pape Honorius, sollicité d'approuver ce choix, le ratifia solennellement[5]. Frédéric de Hohenstaufen lui-même lui prêta le serment de fidélité[6].

La Narratio de electione Lotharii déclare formellement' que Lothaire, au moment de son élection, renonça à deux privilèges importants du concordat de Worms, à savoir le droit d'assister personnellement aux élections épiscopales et celui de donner l'investiture avant le sacre[7]. Le silence des chroniqueurs et historiens sur ce point, et le fait que Lothaire exerça dans la suite, sans soulever aucune protestation du Saint-Siège, les droits susmentionnés, ont fait mettre en doute le témoignage de la Narratio. Il parait plus vraisemblable d'admettre, avec quelques historiens, que le roi fit personnellement au légat les concessions dont il est parlé, mais qu'elles n'obtinrent pas le consentement nécessaire des princes[8]. Quoi qu'il en soit, Lothaire se montra toujours, dans la suite, non seulement fidèle à suivre toutes les clauses du concordat de Worms favorables au Saint-Siège, mais prêt à prendre généreusement en main la cause de l'Eglise toutes les fois que l'occasion s'en présenta.

Honorius, de son côté, soutint toujours fermement la cause de Lothaire. Le frère de Frédéric de Souabe, Conrad de Hohenstaufen, s'étant élevé contre le nouvel élu, avec le titre de roi, et s'étant fait le parti des donner la couronne d'Italie par l'archevêque de Milan, le pape, au Hohenstaufen. milieu de la solennité pascale de l'an 1128, le 22 avril, prononça, avec le cérémonial accoutumé, l'excommunication du faux roi Conrad, de son frère Frédéric et de leurs partisans[9]. Honorius envoya, en outre, en Lombardie le cardinal Jean de Crème, qui, dans un concile tenu à Pavie, fit excommunier et déposer l'archevêque de Milan, pour avoir osé couronner Conrad. Ces mesures et la déposition des patriarches d'Aquilée et de Grado, qui avaient embrassé le parti de Conrad, eurent pour conséquence d'isoler promptement le Hohenstaufen, et de l'obliger à retourner en Allemagne sans avoir rien obtenu.

Honorius II manifesta la même sagesse et la même fermeté politique dans ses rapports avec l'Angleterre, la France et la Sicile.

Un double conflit, remontant au précédent pontificat, et non encore apaisé, rendait les relations fort tendues entre le Saint-Siège et le roi d'Angleterre. En 1119, le pape Calixte II avait sacré à Reims, malgré la défense expresse du roi, le prêtre Thurstin, archevêque élu d'York, qui avait refusé de reconnaître la suprématie de l'archevêque de Cantorbéry et de recevoir de lui la consécration épiscopale. Henri Ier, très froissé, avait alors interdit à Thurstin le séjour en Normandie et en Angleterre[10]. De plus, le roi d'Angleterre prétendait tenir, d'un privilège remontant à Guillaume le Conquérant, le droit d'empêcher à son gré tout légat pontifical d'exercer ses fonctions en Angleterre. Il ne s'agissait point, disait-il, de porter atteinte à la primauté du pape, mais de sauvegarder les droits du légat-né pour la Grande-Bretagne, l'archevêque de Cantorbéry. Honorius II résolut de mettre fin aux deux conflits. À la suite de longues négociations, qu'il n'y a pas lieu de raconter ici, il parvint non seulement à obtenir la rentrée de Thurstin en Angleterre' et l'acceptation du légat Jean de Crème, mais encore la tenue à Londres, en 1125, d'un concile, où Thurstin d'York siégea à côté de Guillaume do Cantorbéry. Le concile de Londres confirma les ordonnances réformatrices publiées par saint Anselme en 1102 et 1108 et renvoya à Rome la solution du différend qui divisait les archevêques d'York et de Cantorbéry[11].

Les difficultés qui mirent en opposition, vers la même époque, le roi et l'épiscopat de France, étaient, par elles-mêmes, d'une nature moins grave ; mais par les incidents qu'elles soulevèrent, par les passions qu'elles mirent en mouvement et par les équivoques funestes dont elles furent l'occasion, elles faillirent déchaîner un orage également redoutable pour l'Eglise et pour la France. Le zèle ardent de Bernard de Clairvaux et la prudence consommée d'Honorius, en amenèrent la pacifique solution.

Les grands progrès de la réforme monastique, dont Cluny, Clairvaux, Saint-Victor et Prémontré étaient les centres et les foyers, n'avaient pas été sans amener quelque trouble dans l'Etat. Chose étrange, le roi Louis le Gros, malgré son attachement à l'Eglise, ne s'était guère montré favorable à l'introduction de la réforme religieuse dans son royaume. Ce prince, dont la vie fut une longue épopée militaire, était naturellement porté à considérer les évêques et les abbés comme de simples vassaux. Quand surgissait entre lui et son clergé un conflit d'intérêts, il résistait difficilement à la tentation d'opposer la force au droit. En cela son conseil favorisait singulièrement sa politique. Moins une abbaye est régulière, disait-on couramment à la cour, plus elle est dépendante du roi, et plus elle est utile, en ce qui touche du moins les intérêts temporels[12]. Avec de tels principes, un conflit entre l'Eglise et l'Etat était inévitable[13].

Il éclata à propos de la réforme que l'évêque de Paris, Etienne de Senlis, converti par saint Bernard, voulait introduire dans son clergé. Louis le Gros défendit expressément à l'évêque de rien changer aux coutumes, statuts et ordres de l'Eglise de Paris[14]. L'empiétement du roi sur le domaine de la discipline ecclésiastique était manifeste. Le prélat passa outre à la défense du monarque. Celui-ci fit saisir ses régales. L'évêque répondit en jetant l'interdit sur le diocèse de Paris. La rage des palatins fut alors à son comble. Menacé dans sa vie, Etienne se réfugie à Sens, chez son métropolitain, pendant que ses ennemis se jettent sur ses biens comme sur une proie[15].

C'est alors que l'abbé de Clairvaux juge à propos d'intervenir. Par une lettre courageuse, puis, de vive voix, dans une audience qu'il obtient du roi, il fait valoir les prescriptions très nettes des lois de l'Eglise, menace le roi d'un interdit plus général que le premier, et finalement s'écrie : Seigneur, prenez garde que Dieu ne venge sur votre fils aîné l'injure que vous faites à ses évêques ! Le roi, saisi d'une vague terreur, promet toutes les satisfactions qu'on lui demande[16].

Mais le rusé monarque n'avait pas attendu ce moment pour manœuvrer du côté de Rome. Peu de temps après cette entrevue un bref d'Honorius parvient à Paris, levant sans conditions l'interdit prononcé par l'évêque Honorius, trompé par les rapports mensongers que Louis le Gros lui a fait adresser, se prononce pour le roi. Celui-ci retire aussitôt toutes ses promesses À partir de ce moment, l'affaire devient très embrouillée Nous avons une lettre éplorée de saint Bernard, suppliant le Pontife, pour l'honneur de l'Eglise, de revenir sur le rescrit qui lui a été subrepticement arraché par un mensonge. Nous savons aussi qu'après avoir séjourné quelque temps à Lagny, dans les Etats du comte de Champagne, Etienne de Senlis dut comparaître devant Louis le Gros. Les détails de cette entrevue sont restés un mystère pour les historiens. Mais ce qui est certain, c'est qu'Honorius revint sur sa décision, et qu'il envoya en France un légat, Mathieu, cardinal-évêque d'Albano, chargé du soin de négocier la paix entre l'évêque de Paris et Louis le Gros. Ces négociations aboutirent à un accord, car aucune trace du conflit n'apparaît plus dans les écrits des contemporains, et, vers la fin de l'année 1129, ou au commencement de 1130, la paix semble bien rétablie entre l'Eglise et l'Etat.

L'issue des débats qui s'étaient élevés entre le pape et le comte Roger de Sicile, fut moins heureuse. Roger, après la mort de son cousin Guillaume, duc d'Apulie, survenue le 26 juillet 1127, avait envahi ses domaines, sans égard pour les prétentions de Bohémond, qui se trouvait alors en Palestine, et pour les droits du pape en qualité de suzerain. Honorius fulmina l'anathème contre l'usurpateur, et chercha à lui résister. Mais Roger réussit à faire traîner l'affaire en longueur, et en profita pour détacher plusieurs seigneurs de la cause du pape, qui fut réduit à traiter avec son adversaire. Honorius renonça à lui contester la possession de l'Apulie ; il exigea d'ailleurs de Roger le serment de vassalité et la reconnaissance des droits du Saint-Siège, tant de fois contestés, sur Bénévent.

 

II

Pendant qu'il travaillait à apaiser ces divers conflits, le pape Honorius n'ignorait pas que ses ennemis en préparaient un plus terrible. Vaincue à l'élection pontificale de 1125, la famille des Pierleoni épiait la mort du pontife pour renouveler ses ambitieuses prétentions à la tiare. Au commencement de février 1130, le pape, se sentant grièvement atteint par la maladie, se fit transporter du Latran au monastère de Saint-Grégoire. Son but était de mettre autant que possible l'élection future à l'abri des empiétements de la noblesse romaine. Mais celle-ci ne restait pas inactive ; à mesure que la maladie faisait des progrès, une effervescence de plus en plus grande se manifestait dans Rome. Le Sacré Collège se vit dans l'obligation de prendre des mesures exceptionnelles eu vue des violentes compétitions qui se préparaient. Une commission de huit cardinaux fut nommée, qui, aussitôt après la mort du pape, se réunirait dans l'église de Saint-Adrien, et là, munie de pleins pouvoirs par les autres membres du Sacré-Collège, procéderait seule à l'élection. Des moyens de défense furent établis autour de cette église. En même temps, on manda le chef du parti des Frangipani et celui du parti de Pierleoni, et on exigea d'eux le serment de reconnaître le pape régulièrement élu. Des rumeurs, des émeutes populaires, excitées par les Pierleoni, et la lutte qu'il fallut soutenir pour prendre possession de l'église de Saint-Adrien, démontrèrent que toutes ces précautions ne suffisaient pas. Les Pierleoni étaient riches ; ils pouvaient aisément, avec leur fortune, payer et organiser toute une armée. Il fallait éviter à tout prix qu'ils ne prissent les devants, et, qu'ayant une fois proclamé leur candidat, ils ne l'imposassent par la force, rendant toute autre élection impossible. Le pape Honorius étant mort dans la nuit du 13 au 14 février, dès l'aube du jour, et avant que le bruit du décès fût divulgué dans la ville, le corps du pape fut déposé à la hâte dans un caveau provisoire, et les cardinaux présents, quatre évêques, cinq prêtres, cinq diacres, en tout quatorze membres du Sacré Collège, procédèrent à l'élection du nouveau pontife. Le cardinal-diacre Grégoire de Saint-Ange fut désigné par l'unanimité des suffrages, et, après un moment d'hésitation bien naturelle, accepta le redoutable fardeau[17]. Il prit le nom d'INNOCENT II. Mais, dans l'après-midi de la même journée, vingt cardinaux, partisans des Pierleoni, s'assemblèrent, et élurent pour pape, sous le nom d'Anaclet II, le cardinal-prêtre Pierleone. La puissante maison avait déjà gagné le peuple par son or et une grande partie de la noblesse par ses relations. Le jour même de son élection, Innocent II, ne se trouvant pas en sûreté, dut se réfugier dans un monastère. Deux familles romaines seulement lui restaient fidèles : les Frangipani et les Corsi. Au mois de mai, la défection des Frangipani, passés au parti de son adversaire, le força à se retirer dans une forteresse de sa famille, au Transtevere. De nouvelles menaces pour la sécurité de sa personne, la conviction qu'aucune lumière, aucune solution ne pouvait surgir de l'agitation des partis dans Rome et dans l'Italie, le déterminèrent à se réfugier en France, auprès de Louis le Gros. De là, il s'adresserait plus facilement à l'Eglise universelle. Le roi Lothaire, prévenu, dès le mois de février, de la situation du pape, par un légat, puis par deux lettres, adressées l'une à sa personne, l'autre à ses sujets, n'avait pas répondu. À mesure que l'Allemagne se dérobait à la mission protectrice de l'Eglise qu'elle s'était donnée jadis, la France devenait de plus en plus l'appui providentiel auquel la papauté recourait en temps de crise.

Ce qu'Innocent II allait trouver en France, ce n'était pas seulement la nation dévouée par tradition à la défense du Saint-Siège, ce n'était pas seulement un roi puissant, et, malgré certaines faiblesses, sincèrement attaché à la foi, c'était aussi le grand réformateur dont le prestige s'imposait de plus en plus dans la chrétienté tout entière. Aussitôt que le pontife et le roi de France eurent manifesté le désir de convoquer un concile en France, pour trancher la question du pape légitime, tous les regards se tournèrent vers Bernard de Clairvaux. Louis le Gros et plusieurs évêques le prièrent instamment de venir à l'assemblée. Le saint abbé se prépara par la prière et par le jeûne au rôle qui l'attendait. Le concile se réunit à Etampes[18]. Une des premières décisions de l'assemblée fut de décider, à l'unanimité, que Bernard serait juge de la grande question.

Jamais, dans le cours des âges, pareille mission n'avait été confiée à un homme. La question était des plus graves et des plus délicates. Au fond, au point de vue de la stricte légalité, ni l'une ni l'autre des élections n'était à l'abri de toute critique. Si le vote des vingt cardinaux qui avaient acclamé Anaclet II avait été tumultueux, on pouvait reprocher à celui des quatorze cardinaux qui avaient élu Innocent d'avoir été subreptice. Mais l'abbé de Clairvaux, en véritable homme de gouvernement, se plaça à un point de vue plus positif. Une enquête sur la régularité canonique des opérations électorales était impraticable. On pouvait cependant comparer entre eux les deux compétiteurs, les deux partis, les deux élections. Lequel des deux compétiteurs offrait dans sa personne le plus de garanties d'intégrité et de dignité ? Lequel représentait la partie la plus saine du corps électoral ? Lequel avait été élu de la façon la plus régulière[19] ? Les trois réponses militaient évidemment en faveur d'Innocent Tout, dans la personne d'Anaclet, comme dans celle de ses électeurs et dans le mode de son élection, suggérait les idées d'indignité, de simonie et de désordre. Bernard se prononça pour Innocent. Si quelque chose manquait à la légitimité de son élection, c'était à l'Eglise universelle d'y suppléer en ratifiant le vote de ses électeurs. Ce supplément de garantie, si tant est qu'il fût nécessaire, ne tarda pas à être donné. La décision de saint Bernard et du concile d'Etampes fut comme un trait de lumière, qui détourna aussitôt de l'antipape Anaclet d'abord l'Eglise de France, puis, à sa suite, les Eglises d'Allemagne, d'Angleterre, de Castille et d'Aragon. Anaclet n'eut bientôt, pour soutenir sa cause, que le duc d'Aquitaine et le comte de Sicile. Le premier était poussé par Gérard, évêque d'Angoulême, qu'Innocent II n'avait pas voulu confirmer dans sa dignité de légat ; l'antipape avait gagné le second, en lui conférant la dignité royale et en lui donnant la main de sa sœur.

 

III

Sans doute le duché d'Aquitaine et le comté de Sicile ne constituaient qu'une minime partie de la chrétienté. Mais le prestige dont jouissait Gérard d'Angoulême, l'âme du schisme dans le sud-ouest de la France, était immense, et les Normands de Sicile représentaient une puissance militaire avec laquelle il fallait compter. Innocent II, ou plutôt son conseiller désormais le plus écouté, Bernard de Clairvaux, pensa qu'il importait avant tout de s'assurer du concours du roi Lothaire. L'entente était facile. Le chef de l'Eglise avait besoin de l'appui armé du monarque ; celui-ci désirait recevoir, comme ses prédécesseurs, la couronne impériale des mains du pontife romain. En novembre 1132, le pape et le roi de Germanie eurent, près de Plaisance, dans les plaines de Roncaglia, une entrevue dont nous ne connaissons pas les détails, mais dans laquelle nous savons au moins qu'ils fixèrent au printemps suivant leur marche commune vers Rome.

L'antipape Anaclet trembla pour sa cause, d'autant plus que son autorité déclinait à Rome. et qu'en Italie son principal soutien, Roger de Sicile, venait d'être vaincu par une insurrection des seigneurs d'Apulie. Il s'empressa de négocier avec Lothaire. Ses propositions étaient flatteuses pour l'ambition du monarque : les deux compétiteurs se retireraient de la lutte, et le roi de Germanie présiderait à une nouvelle élection pontificale. Lothaire et sa cour étaient sur le point de se laisser prendre au piège ; mais l'abbé de Clairvaux, qui avait accompagné le pape dans son voyage, démasqua la ruse. Il fit voir que le projet de l'antipape était contraire aux canons. L'Eglise universelle a parlé, dit-il[20] ; elle s'est prononcée contre Anaclet et ses complices ; la cause est jugée ; il n'est pas permis de déférer à un tribunal particulier une sentence portée par toute la chrétienté. Le roi se rendit à cet argument. L'entrée dans Rome, à la tête d'une puissante armée, était, il le comprit, le seul moyen d'éteindre le schisme.

L'expédition se fit sans rencontrer de résistance. Le 30 avril 1133, les troupes impériales firent leur entrée dans la Ville éternelle. Le lendemain, Innocent II occupa le palais du Latran. Les derniers partisans d'Anaclet s'étaient réfugiés dans les forteresses des Pierleoni, et tenaient encore la basilique de Saint-Pierre. Lothaire négligea de les chasser de ces derniers retranchements par un siège en règle, qui eût demandé trop de temps. Le séjour de Rome était devenu dangereux pour l'armée allemande à cause des fièvres. À défaut de Saint-Pierre, Lothaire demanda à recevoir la couronne impériale dans l'église du Latran. Le 4 juin 1133, entre les mains d'Innocent II, il jura de protéger la dignité papale et de défendre les fiefs du Saint-Siège ; puis le pontife le couronna empereur[21].

Bien qu'affaibli, le schisme persistait à Rome Il était surtout vivace en Aquitaine et en Sicile. C'est là que Bernard de Clairvaux entreprit la tâche de le poursuivre.

C'est une bien significative figure que celle de Gérard d'Angoulême. Ancien légat des papes Pascal Il Gélase II, Calixte II et Honorius II, Havait conduit avec un merveilleux talent de diplomate les affaires les plus délicates. Ancien professeur dans les écoles de Poitiers, il s'y était acquis la renommée d'un théologien perspicace, d'un canoniste informé, d'un moraliste prudent et sûr. Ses axis avaient fait autorité dans les conciles[22]. Le charme de son commerce et la noblesse de son éloquence, non moins que la dextérité qu'il savait employer dans les grandes affaires, lui avaient fait, dans les nombreux pays qu'il avait parcourus, des admirateurs et des amis enthousiastes. Beaucoup de ceux-ci, même après ses pires défections, lui resteront fidèles, pallieront ses fautes, le couvriront de tant d'éloges, adressés à sa science et à son caractère, qu'ils déconcerteront le jugement de plusieurs historiens[23]. L'écueil de Gérard fut précisément dans cet immense succès. Il ne parait pas que l'évêque d'Angoulême ait jamais manqué de dignité dans sa conduite morale, et il est avéré qu'il se montra charitable envers les pauvres jusqu'à sa mort, Mais il ne sut pas résister à l'enivrement du pouvoir. Il avait eu en main, sous quatre pontificats successifs, la conduite des plus graves affaires de l'Eglise. Quand il vit, en 1125, deux candidats se disputer la tiare, il craignit de voir sa haute situation lui échapper. On le vit solliciter de chacun des deux compétiteurs le maintien de sa dignité. Ce fut sa première faiblesse. Anaclet s'empressa d'accéder à sa demande. Mais ce fut le grand honneur d'Innocent II, conseillé sans doute en cette circonstance par l'abbé de Clairvaux, de percer à jour l'orgueil de cet homme, de refuser des services suspects d'être inspirés par une vulgaire ambition. Déchu de ses fonctions de légat pontifical, Gérard, qui n'avait vu au-dessus de lui que l'autorité du pape, et qui, ne pouvant y aspirer ; ne voulait pas se résoudre à descendre plus bas, se donna la mission de faire un pape. Pour pousser Anaclet au pouvoir, en en chassant Innocent II, il remua les diocèses d'Angoulême, de Limoges, de Poitiers, de Bordeaux ; il rédigea en faveur de l'antipape des mémoires pleins de science juridique et de sophismes habilement étudiés[24] ; il gagna surtout à sa cause le comte Guillaume X de Poitiers. Ce prince, d'un caractère faible et violent, de mœurs frivoles et d'une piété mal entendue, mit au service de l'antipape et aux mains de Gérard une force matérielle imposante.

Plusieurs démarches de Pierre le Vénérable et de saint Bernard étaient venues se briser contre l'obstination du prélat et du comte, lorsque, vers la fin de 1131, l'abbé de Clairvaux jugea le moment venu de renouveler ses tentatives. L'affermissement de l'autorité d'Innocent II avait diminué forcément la puissance du schisme. D'autre part, l'occupation irrégulière du siège épiscopal de Bordeaux par l'évêque d'Angoulême, avait indisposé contre lui à la fois ses suffragants et la population bordelaise. Bernard se rend en Aquitaine, et propose aux deux chefs du parti schismatique un débat contradictoire et public. Gérard se dérobe. Guillaume consent seulement à discuter avec l'abbé de Clairvaux en son château de Parthenay. Ebranlé par la dialectique puissante du moine, mais n'osant pas rompre avec ses amis, le comte hésite, tergiverse, prolonge la controverse pendant plusieurs jours. Pour en finir, Bernard propose au comte de recourir à Dieu. Il célébrera la sainte messe dans le sanctuaire vénéré de Notre-Dame de la Couldre, et, en présence du peuple, implorera les lumières du ciel. Le sacrifice commence, et se poursuit jusqu'au moment de la communion, au milieu d'un religieux silence. Après avoir donné la paix au peuple, Bernard, comme sous le coup d'une inspiration subite, prend l'hostie consacrée sur la patène, et se dirige droit vers le comte de Poitiers : Voici le Fils de la Vierge qui vient à toi, s'écrie-t-il. Voici ton juge. Vas-tu le repousser ? Vas-tu le mépriser, comme tu as fait de ses serviteurs ? Le seigneur, comme foudroyé par ces paroles et par ce spectacle, tombe à genoux, et promet de renoncer au schisme[25]. Il devait mourir pieusement, trois ans plus tard, le vendredi saint de l'année 1137, dans un pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle. Gérard l'avait précédé d'une année dans la tombe[26].

Les récits des historiens sur les derniers moments de l'évêque d'Angoulême sont contradictoires. Saint Bernard dit qu'il mourut subitement. Il est permis d'espérer que l'aumône, que le prélat pratiqua jusqu'à sa dernière heure, et qui a le pouvoir, suivant l'Ecriture, d'effacer les péchés[27], obtint la grâce d'un repentir suprême à celui qui, avant d'être la victime de sa propre renommée, avait été une des gloires de l'épiscopat français au douzième siècle.

 

IV

Pendant que ces événements se passaient en Aquitaine. Innocent II vivait à Pise, où il s'était retiré pour éviter un conflit avec Anaclet. Il y attendait une occasion favorable pour reprendre la lutte contre le parti de l'antipape. Au commencement de 1135, une lettre de l'abbé de Clairvaux lui fit comprendre que le moment était venu. Voici, écrivait Bernard, que Pise a été choisie pour remplacer Rome. Cela n'est pas l'effet du hasard, mais une faveur de la Providence... Ô Pisans, Pisans, le Seigneur s'est proposé de faire en vous de grandes choses[28]. Mais, avant de se mettre en campagne, il fallait s'assurer d'un appui matériel. Dans un concile tenu à Reims, au mois d'octobre 1131, le pape avait reçu les adhésions des rois Henri Ier d'Angleterre, Alphonse VII de Castille et Alphonse Ier d'Aragon. En ce ni nie concile, il avait sacré le fils du roi de France Louis le Gros. Mais aucun de ces princes ne pouvait prendre un rôle que Lothaire se réservait comme la mission propre de sa dignité d'empereur. Innocent II envoya donc Bernard en Allemagne, pour y hâter la pacification de l'empire, toujours troublé par les compétitions des Hohenstaufen. Pendant l'été de 1134, le gendre de Lothaire, Henri de Bavière, avait, en une brillante campagne de deux mois, réussi à isoler l'armée ennemie et forcé Philippe de Souabe à venir demander grâce et pardon. Le premier mouvement de l'empereur avait été de refuser toute condition et de ruiner complètement la puissance de son adversaire ; mais l'abbé de Clairvaux, dans une diète qui s'était tenue à Bamberg le 17 mars 1135, et à laquelle il avait assisté au nom du pape, avait fait accepter aux deux parties un traité de paix, en vertu duquel Frédéric recouvrait son duché de Souabe, mais promettait, en retour, sa fidélité à l'empereur et son assistance dans une expédition contre Rome. Conrad persista quelque temps dans son opposition, mais il dut se rendre à son tour et accepter, vers la fin de septembre 1135, des conditions analogues.

Innocent II n'attendait que la fin de la diète de Bamberg pour réunir à Pise un concile. Il l'y tint au mois de mai 1135[29]. On y frappa d'anathème l'antipape Anaclet et son principal défenseur Roger de Sicile. On y prononça l'interdit sur la Sicile et l'Apulie, et on accorda à tous ceux qui avaient pris les armes contre Roger et contre l'antipape une absolution semblable à celle qu'Urbain II avait accordée à Clermont pour la première croisade. Le concile de Pise promulgua également plusieurs canons relatifs à la simonie, au droit d'asile et à l'hérésie des henriciens[30].

Bernard, dont l'intervention avait été prépondérante dans tous ces événements, voulut couronner l'œuvre du concile par une grande assemblée populaire, qui se tint dans la basilique de Saint-Ambroise.

Devant l'autel, les consuls de la ville, au nom de tout le peuple, prêtèrent serment d'obéissance au pape Innocent II et à l'empereur Lothaire.

La cause de Lothaire ne devait plus subir aucune attaque ; mais les adversaires d'Innocent II avaient encore deux centres d'action : en Sicile et à Rome. C'est là qu'on dut successivement les réduire.

Deux expéditions : l'une pacifique, de saint Bernard, l'autre guerrière, de Lothaire., mirent fin au schisme de la basse Italie. La parole et les miracles du saint abbé de Clairvaux exercèrent une immense influence sur le peuple[31] ; mais Roger, dont l'ambition était toujours de se rendre maître de toute l'Italie méridionale, et qui restait fidèle à Anaclet, ne cessait d'étendre ses conquêtes. À la demande instante du pape, Lothaire, au mois de septembre 1136, arriva en Lombardie, par la vallée de Trente, avec une nombreuse armée. Grâce aux nombreuses intelligences qu'il rencontra dans les villes et les châteaux de la péninsule, la conquête fut rapide. À l'approche de l'empereur, Roger quitta l'Italie et se réfugia en Sicile. Au mois de juin, voyant ses principales forteresses aux mains de l'ennemi, il implora la paix ; mais il refusa obstinément, malgré les efforts de saint Bernard, de renier l'antipape. Ni la rentrée à Rome d'Innocent II, en octobre 1137, à la suite de l'armée impériale, ni même la mort d'Anaclet, peu de temps après, le 25 janvier 1138, ne mirent fin au schisme. Roger de Sicile fit, en effet, aussitôt proclamer un nouvel antipape, le cardinal Grégoire, sous le nom de Victor IV ; mais ce dernier ne tarda pas à se réconcilier avec Innocent, sur les instances de l'abbé de Clairvaux, et les Pierleoni eux-mêmes se rallièrent au vrai pape.

L'empereur Lothaire ne fut pas témoin de cette réconciliation. Il était mort, au retour de son expédition, dans une cabane du Tyrol, le 4 décembre 1137[32].

Dans l'élection de son successeur, l'indépendance des grands seigneurs allemands s'affirma de nouveau. En donnant à son gendre Henri de Bavière les joyaux de la couronne et le marquisat de Toscane, en lui octroyant, en outre, en fief le duché de Saxe, Lothaire l'avait manifestement désigné aux électeurs. Ce fut précisément sa puissance qui épouvanta beaucoup de princes[33]. Non seulement le choix des électeurs ne se porta pas sur lui, mais il parut se faire contre lui. Le père de cet Henri de Bavière, de la noble famille des Welfs ou Guelfes, avait été un des adversaires les plus acharnés de Frédéric de Souabe, chef de la maison des Weiblingen ou Gibelins. Au fils du compétiteur de Frédéric de Souabe, on préféra le propre frère de ce dernier, Conrad de Hohenstaufen. Au Guelfe on opposa le Gibelin. Ainsi se poursuivait cette lutte entre Guelfes et Gibelins, qui devait, en changeant plusieurs fois de caractère et de signification, diviser profondément, dans la suite, les Etats et les villes de l'Allemagne et de l'Italie[34]. Dans cette élection, les seigneurs ecclésiastiques avaient marché d'accord avec les seigneurs laïques, et le pape avait été favorable au choix de Conrad, qui, depuis sa réconciliation avec Lothaire, s'était montré aussi respectueux envers l'Eglise que fidèle à son souverain.

Le temps d'accalmie relative qui suivit ces événements, parut favorable au souverain pontife pour la réunion d'un concile général. Elle eut lieu le 4 avril 1139[35], au Latran. Près de mille prélats[36], patriarches, archevêques, évêques et autres dignitaires de l'Eglise, y assistèrent, sous la présidence du pape. Nous possédons de ce concile trente canons, qui ne contiennent rien de nouveau. Ils ne font que rappeler et confirmer les lois relatives à la simonie, à l'incontinence des clercs, au luxe du clergé, à la rupture de la Trêve de Dieu, aux duels, et prouvent par là que ces lois n'étaient pas suffisamment observées. Mais le but principal du pape, en réunissant autour de lui en ce concile, les représentants de toute la chrétienté, paraît avoir été de flétrir avec toute l'énergie possible le schisme et ses fauteurs. La Chronique de Morigny nous a conservé en partie le discours par lequel le pontife ouvrit l'assemblée. Vous savez, dit-il, que Rome est la tête du monde. Mais vous savez aussi que toute son ambition est de réconcilier entre eux ceux qui sont divisés, de remettre l'ordre là où il n'existe pas. Or, nous le disons en pleurant, nous avons vécu assez longtemps pour voir le droit foulé aux pieds et remplacé par la force. Des hommes ont élevé, contre le Saint-Esprit et contre ses saints, leur orgueil, comme une nouvelle tour de Babel. Aussi devons-nous maintenant, et sans autre délai, nous servir comme d'un glaive des lois de Dieu, qui, pendant la paix, sont semblables à des socs de charrue[37]. Ceci dit, le pape dépouilla nommément de leurs dignités, non seulement les évêques et abbés qui persistaient dans le schisme, mais encore plusieurs de ceux qui n'y avaient pris part que momentanément, et s'en étaient déjà repentis, tels que l'évêque Pierre de Pise, dont la déposition fut si sensible à saint Bernard qu'il écrivit aussitôt au pape, d'ailleurs sans résultat, une lettre fort vive pour s'en plaindre[38].

 

V

La sévérité du pape se comprendra d'autant mieux, qu'an moment même où il parlait, d'autres symptômes de révolte se manifestaient dans l'Eglise. En Sicile, le comte Roger restait insoumis et menaçant, et, dans la haute Italie, un jeune clerc, Arnaud de Brescia, reprenait, avec une éloquence enflammée, et faisait valoir, en faveur de la liberté des cités italiennes, quelques-unes des idées violentes émises naguère dans la querelle des investitures en faveur des souverains allemands.

Battu par l'empereur, excommunié par le pape, le neveu de Robert Guiscard[39] n'avait abandonné aucune de ses ambitions ; entre autres celle de se constituer, par la conquête de l'Apulie et du duché de Capoue, un grand royaume, de faire accepter par le pape ce titre de roi que lui avait conféré l'antipape, et de marcher ainsi de pair avec les grands souverains d'Europe. Les circonstances le servirent. Le duc d'Apulie, Rainulfe, étant mort subitement le 3 avril 1139, Roger se précipita aussitôt, avec une armée, sur le duché convoité, poussa ses conquêtes dans l'Italie méridionale jusqu'au Garigliano, et s'empara même de la personne du pape, qui avait eu l'imprudence de s'avancer dans la zone des opérations militaires. Captif, comme autrefois Léon IX, Innocent II dut souscrire aux conditions que lui dicta le vainqueur : reconnaissance de son titre de roi, ratification de ses nouvelles conquêtes et levée de l'excommunication qui pesait sur lui. En retour, Roger prêta le serment de vassalité au pape, et lui promit le paiement d'une redevance annuelle. Telles furent les principales clauses du traité conclu à Miniano le 25 juillet 1139. Le rêve de l'ambitieux Normand était réalisé. À partir de ce moment, on le vit, plein de déférence envers l'Eglise, multiplier les donations en faveur des monastères et s'attirer les vives félicitations de saint Bernard[40].

Pendant que l'Italie méridionale se constituait ainsi en une monarchie fortement centralisée, de vives passions politiques agitaient le reste de la péninsule, où nombre de cités s'organisaient en républiques.

La persistance en Italie des vieilles institutions municipales du monde romain, l'autonomie qui résulta, pour bien des villes, de la suprématie du pouvoir épiscopal[41], la liberté relative que leur laissèrent les luttes des rois contre l'Eglise et des antipapes contre le pape légitime, avaient contribué s former, au centre et au nord de la péninsule, surtout en Lombardie et en Toscane, de vrais- petits Etats ayant leur organisation propre et leur indépendance jalouse.

Les richesses, que le progrès industriel, l'élan donné au commerce par les croisades, procurèrent à certaines villes, excitèrent leurs prétentions. Une administration supérieure, où l'on vit des bourgeois siéger à côté des seigneurs en qualité de consuls ; un conseil, composé de notables, sans l'avis desquels les consuls ne pouvaient prendre aucune mesure grave ; une assemblée générale, à laquelle le peuple entier prenait part et devant laquelle, en certains endroits, les consuls venaient rendre compte de leur gestion : telle fut, dans ses grandes lignes, l'organisation des grandes cités lombardes et toscanes. Chaque cité avait ses coutumes, où se mêlaient le droit romain et le droit national. Il faut le reconnaître, ces institutions parurent plutôt, dans la plupart des villes, assurer la liberté de la cité que celle des individus. Des factions y entretenaient une agitation permanente, y livraient parfois de furieuses batailles. Dans telle cité, la rivalité entre la riche bourgeoisie et la plèbe, le peuple gras et le peuple maigre, comme on disait, fut une source de troubles incessants.

Parmi les grandes cités italiennes, il en était que leur situation maritime avait particulièrement enrichies par le commerce avec l'Orient. Telles étaient Venise, Gênes, Pise, Amalfi. Leurs chefs, nommés doges, étaient devenus de très puissants personnages. Venise, Gênes et Pise avaient, nous l'avons déjà vu, des quartiers à Constantinople. L'aspect de ces villes, au début du XIIe siècle, était autant oriental qu'italien. L'empire grec comptait avec elles ; et leurs flottes eussent pu disputer victorieusement aux Arabes l'empire de la Méditerranée, si des divisions funestes ne les eussent affaiblies. Jusqu'en 1173, à Venise et à Gênes, les doges seront en lutte avec l'aristocratie ; en 1136, Pise s'emparera d'Amalfi et la détruira ; plus tard, Gènes abattra Pise ; entre Gênes et Venise la lutte durera jusqu'à la fin du Moyen Age.

Il était impossible que les effets d'un- pareil mouvement ne se fissent point sentir dans l'Etat pontifical et à Rome même. En 1140, la petite ville de Tivoli, après avoir conquis plusieurs châteaux voisins et s'être bâti des forteresses, se souleva contre le pape et les Romains. Une expédition militaire y rétablit en 1142 l'autorité pontificale. Mais le pape refusa de céder au désir des Romains, qui voulaient ruiner la ville. Alors, dit un chroniqueur, les Romains se révoltèrent. Ils s'assemblèrent au Capitole. Désireux de rendre à la ville son ancienne dignité, ils rétablirent l'ordre sénatorial, qui avait depuis longtemps disparu[42]. À l'exemple des cités lombardes, le peuple de Rome voulut se constituer sous la forme républicaine. L'esprit national, le souvenir de la vieille Rome, auquel nous avons vu souvent les Romains faire appel au cours des luttes et des querelles soulevées par les prétentions impériales, se réveilla tout à coup, plus ardent que jamais, mais avec une orientation nouvelle. Tant que les empereurs, poursuivant la pensée d'être souverains de Rome, s'étaient montrés les adversaires des papes, le parti qui, à Rome, voulait aussi restaurer la splendeur des temps païens, avait suivi les empereurs. Aujourd'hui qu'avec Lothaire et Conrad, les empereurs, au lieu de suivre le plan ambitieux d'Henri IV, reprenaient la généreuse pensée d'Henri II, le parti se séparait d'eux et voulait agir seul[43].

Ce mouvement s'était déjà incarné dans un homme, Arnaud de Brescia. Il était né à Brescia, ville lombarde, vers la fin du XIe siècle. Les spectacles qu'il y eut sous les yeux paraissent avoir exercé une grande influence sur sa vive imagination et, par là même, sur toute la direction de sa vie. Il y fut témoin des efforts infructueux de l'évêque Manfred pour ramener à une vie régulière les clercs simoniaques et dissolus qui peuplaient la ville. D'autre part il y vit une jeune municipalité, également indépendante de l'Eglise et de l'empire, faire les premiers essais de sa liberté. Deux consuls, annuellement élus par le peuple, y exerçaient les pouvoirs judiciaires et militaires. L'évêque, homme irréprochable d'ailleurs dans sa vie privée, n'y avait guère d'autre pouvoir, semblait-il, que celui que lui donnait sa grande fortune, et se trouvait également impuissant en présence d'un clergé insoumis et de magistrats indépendants. Généralisant imprudemment les faits qu'il avait sous les yeux, Arnaud vit dans les richesses du clergé la source de tous les maux dont souffraient l'Eglise et la société ; dans le gouvernement des cités par des laïques représentants du peuple, le secret de toute régénération et de toute vraie grandeur. La lecture de l'histoire romaine acheva d'enflammer son esprit. Entré dans l'ordre des Chanoines réguliers, il se donna pour mission de prêcher les principes qu'il croyait avoir découverts. Il le fit avec une ardeur et une éloquence qui rappelaient les invectives de Pierre Damien. L'austérité de sa vie, le feu de sa parole, la séduction peu commune de ses manières, lui attirèrent des disciples. Le concile de Latran de 1139 paraît s'être ému de sa prédication. Comme il ne soutenait pas encore d'hérésie formelle, les Pères se contentèrent de lui interdire la prédication[44]. À la suite de cette condamnation, il fut déposé de sa charge et banni de l'Italie. Il vint en France, où il se passionna pour les idées d'Abailard[45]. Peu à peu, ses idées s'organisèrent en système, et ce système apparut comme manifestement hérétique. Il n'est pas prouvé qu'il ait professé, comme on l'a dit, des opinions blâmables sur le baptême des enfants et sur l'Eucharistie[46]. Mais il soutint : 1° qu'un clerc et un moine possesseurs de terres ne peuvent être sauvés ; 2° que toute propriété appartient de droit à l'autorité civile ; 3° que l'Eglise, corrompue dans la personne de ses moines et de ses clercs propriétaires, n'est plus la véritable Eglise ; que son pape n'est plus le vrai pape ; que ses fidèles ne doivent plus recevoir les sacrements des prêtres de l'Eglise catholique, mais se confesser les uns aux autres ou au Christ[47]. Arnaud de Brescia était-il à Rome au moment où les Romains, hantés par les souvenirs du passé, tentèrent d'y ressusciter la république romaine ? C'est probable[48]. En tout cas, son esprit y présida. Au pied de ce Capitole où la vieille Rome avait couronné ses triomphateurs, autour de ces palais, de ces statues qui rappelaient les gloires antiques, la vie municipale devait apparaître avec un tout autre prestige que dans une simple cité de Toscane ou de Lombardie. L'insurrection qui aboutit, en 1143, à installer le pouvoir du Sénat en face de celui du pape, fut le point de départ d'une lutte qui dura quarante ans. Innocent II n'en vit que le début. Ce fut une des dernières tristesses de sa vie. Il mourut le 24 septembre 1143, après treize ans de pontificat.

 

VI

Trois jours après la mort d'Innocent IL le 27 septembre 1143, le cardinal Guy de Castello fut élu pape sons le nom de CÉLESTIN II. C'était un ancien élève d'Abailard. Il était renommé pour sa science et pour son caractère pacifique et conciliant[49]. Le choix de sa personne paraît avoir été déterminé par la considération de ces deux qualités, si opportunes au moment où tant d'idées s'agitaient autour de la chaire d'Abailard et où une ardente fermentation de vie municipale soulevait les cités italiennes. Mais la courte durée du pontificat de Célestin IL qui fut de cinq mois seulement, ne lui permit pas de répondre aux espérances de l'Eglise. La levée et l'interdit qui pesait sur le roi de France et une tentative faite auprès de Roger de Sicile pour rompre le traité imposé à son prédécesseur, furent les deux principaux événements de son règne. Le fils et successeur de Louis le Gros, Louis VII, dit le Jeune, s'était montré encore moins favorable que son père à la réforme ecclésiastique. Il s'était, dès les premières années de son règne, trouvé en conflit avec l'abbé de Clairvaux à ce sujet. En 1141, destinant à l'archevêché de Bourges un clerc de sa chapelle, il avait refusé de reconnaître le titulaire de cet archevêché, Pierre de la Châtre, régulièrement élu par le chapitre et sacré par le pape lui-même. En présence de cette opposition, Innocent II avait jeté l'interdit sur la terre du roi. Ce n'était point l'excommunication, c'était la défense de célébrer les offices religieux partout où le roi de France passerait. Le monarque, loin de se soumettre, avait déclaré la guerre à Thibaut de Champagne, à qui il reprochait, entre autres griefs, d'avoir pris fait et cause pour Pierre de la Châtre, archevêque de Bourges sacré par le pape. Mais les efforts combinés de saint Bernard et de Suger, conseiller du roi, avaient amené une détente. L'esprit pacifique du pape Célestin H acheva l'œuvre des deux moines. En retour de la levée de l'interdit pontifical, Louis le Jeune donna l'investiture des droits de régale à Pierre de la Châtre. Il prit aussi, dit-on, l'engagement de faire le pèlerinage de Jérusalem[50].

Célestin II étant mort le 8 mars 1144, on lui donna aussitôt pour successeur le cardinal-prêtre Gérard, qui prit le nom de Lucius II. Le nouveau pape s'était distingué, comme légat en Allemagne, par son intelligence des affaires et son activité. Il reprit le programme de son prédécesseur. Le conflit avec le roi de France étant apaisé, son attention se porta vers les affaires de Sicile et de Rome. Il eut une entrevue avec Roger, qui manifesta d'abord l'intention de revenir sur les conditions imposées à Innocent II au traité de Miniano. Mais, Blessé par le refus que firent les cardinaux de consentir à certaines de ses propositions, Roger changea tout à coup d'attitude et fit même envahir le domaine pontifical par une armée. Le pape, ne pouvant résister, fut réduit à conclure une trêve[51]. Les négociations du pape avec la municipalité romaine subirent à peu près le même sort. Les sénateurs, cédant aux paternelles sollicitations du pape, consentirent d'abord à se désintéresser des affaires Municipales ; mais l'échec des négociations entreprises par le Saint-Siège avec le roi de Sicile détermina chez eux un revirement subit. Non contents de reprendre leur situation au Capitole, ils rétablirent, de leur propre autorité, la dignité de patrice, abolie par Henri III, et la confièrent à un frère de l'antipape Anaclet, nommé Giordano[52]. En même temps, essayant d'appliquer les théories d'Arnaud de Brescia, ils cherchèrent à convaincre le pape qu'il y aurait avantage pour l'Eglise à revenir à l'âge d'or de là pauvreté des premiers siècles : on confierait au patrice la gestion des biens temporels, et les clercs se contenteraient de recevoir les offrandes et les dîmes. Le piège était grossier. Le plan des Chefs de la municipalité révolutionnaire ne tendait à rien de moins qu'à subordonner absolument à 'son autorité celle du pape. En présence de si hautaines prétentions, Lucius ne vit de salut que dans une lutte ouverte. Il rappela au roi Conrad III le rôle de protecteur de l'Eglise dont se glorifiaient les rois de Germanie, et ses promesses personnelles. Bernard de Clairvaux écrivit au monarque dans le même sens. Mais Conrad ne put ou ne voulut s'engager dans une expédition armée. Lucius, comprenant alors qu'il ne devait compter que sur ses propres forces, leva des troupes, et, avec une poignée de soldats résolus, tenta courageusement l'assaut du Capitole. La tentative échoua. Lucius lui-même, qui était venu encourager les assaillants par sa présence, fut atteint par un projectile et mourut des suites de sa blessure le 15 février 1145.

 

VII

Le jour même de la mort de Lucius II, les cardinaux durent procéder à la hâte et en secret à l'élection de son successeur. Plus que jamais un coup de main était à redouter. Le parti révolutionnaire avait en main l'administration et la police de la ville. L'élection d'un antipape aurait eu, dans ces circonstances, des résultats désastreux. L'entente et l'union des membres du Sacré Collège écartèrent ce péril. S'étant réunis dans le monastère de Saint-Césaire[53], un peu à l'écart de la cité, ils élevèrent, à l'unanimité[54], sur le trône pontifical, un moine cistercien, Bernard de Pise, abbé de Saint-Anastase aux Trois-Fontaines, un des disciples chéris de Bernard de Clairvaux. L'estime que faisait de ce religieux son ancien maitre, les hautes qualités dont il avait fait preuve dans l'administration du couvent de Saint-Anastase depuis 1140, étaient des gages de la sagesse et de la fermeté de son gouvernement sur le siège apostolique. Il prit le nom d'EUGÈNE III. Il devait, écrit la chronique pontificale[55], recevoir, le dimanche suivant, la consécration à Saint-Pierre, suivant la coutume de l'Eglise ; mais il reçut avis que le Sénat était disposé à faire casser par la force son élection, à moins qu'il ne donnât à ses usurpations la confirmation pontificale. Il profita donc du silence de la nuit pour sortir de Rome avec un petit nombre de fidèles, et chercha un asile dans la citadelle de Monticelli. Le lendemain, ayant réuni autour de lui tous les frères qu'avait dispersés la crainte des fureurs du peuple, il gagna, avec son entourage, le monastère de Farfa, dans la Sabine. Le dimanche suivant, il reçut la grâce de la consécration pour la plénitude de son apostolat. La nouvelle s'en répandit aussitôt, comme un chant de joie, chez toutes les nations, et l'Eglise universelle en tressaillit d'allégresse. Le pape quitta bientôt Farfa pour Viterbe, mais il ne devait rentrer à Rome que le 23 décembre 1145. Pendant ces neuf mois d'exil, il ne fut pas inactif. Par les entretiens qu'il eût à Viterbe avec Arnaud de Brescia, par les députations qui lui furent envoyées des pays orientaux et par la correspondance qu'il eut avec Bernard de Clairvaux, il put se faire une idée juste des besoins de l'Eglise, et il paraît avoir, dès ces premiers mois de solitude et d'inaction apparente, élaboré tout le programme de son pontificat : combattre dans ce qu'il avait de révolutionnaire le mouvement d'indépendance municipale inspiré par les idées d'Arnaud de Brescia, reprendre l'œuvre des croisades, continuer celle de la réforme religieuse, défendre la pureté du dogme contre les hérésies nouvelles et promouvoir le progrès des sciences ecclésiastiques.

La lutte contre les agitations révolutionnaires qui désolaient la ville de Rome, était la plus urgente des entreprises. Depuis le départ du pape, l'anarchie régnait dans Rome. Le Sénat ayant déclaré abolie la préfecture et soumis la population à la seule autorité du patrice, une populace ameutée s'était cru tout permis. Les maisons des clercs et des nobles fidèles au pape, avaient été pillées ; l'église Saint-Pierre, saccagée[56]. Pendant ce temps-là, Arnaud de Brescia parcourait la France et l'Allemagne, prêchant contre les richesses et l'ambition des clercs, attirant à lui les foules par les dehors d'une austérité affectée, multipliant ses attaques contre l'abbé de Clairvaux avec une haine obstinée. Mais Bernard ne perdait pas de vue l'agitateur. Eclaires par lui, le roi de France d'abord avait chassé Arnaud de ses Etats ; l'évêque de Zurich l'avait ensuite expulsé de son diocèse ; le peuple lui-même, après un premier mouvement d'enthousiasme, finissait par voir clair et par se détacher de lui. Le cardinal-légat en Allemagne, Guy, profita de ces déboires du novateur, pour lui inspirer la résolution d'aller trouver le pape exilé et de lui faire sa soumission. Les nouvelles qui lui venaient de Rome ne purent qu'encourager Arnaud à suivre ce conseil. Diplomate habile et fin tacticien, Eugène III avait su intéresser à sa cause les comtes de la Campanie, les habitants de Tivoli et des villes ou villages avoisinants. Groupant toutes ces forces, accrues encore par les intelligences qu'il avait dans la place, il avait réduit en quelques mois ses ennemis à la dernière extrémité. Le Sénat vaincu demanda à entrer en pourparlers. Ce fut le pontife qui dicta les conditions de la paix. Le patriciat était aboli, et la préfecture de Rome rétablie. Si le Sénat de Rome fut maintenu, ce fut à la condition qu'il garderait un caractère purement municipal[57]. Arnaud de Brescia, vers la fin de l'année 1145, se rendit à Viterbe, abjura ses doctrines, et fut reçu par Eugène III dans la communion de l'Eglise, à la condition d'accomplir dans la ville de Rome, en pénitence de ses péchés, des jeûnes, des veilles et des prières déterminés par le pontife[58]. Peu de temps après, le 20 décembre 1145, le pape fit son entrée dans la Ville éternelle au milieu des cris de joie de la population[59].

Cet apaisement fut malheureusement de peu de durée. La soumission d'Arnaud de Brescia avait sans doute été déterminée plus par les insuccès de sa cause que par un vrai repentir. Quelques mois après, la démagogie était de nouveau déchaînée dans Rome, et Arnaud en était le chef. Du haut du Capitole, il ne se contentait plus de tonner contre le clergé en général. Il s'attaquait directement à la papauté, qu'il déclarait déchue de tout droit au respect des peuples ; au pouvoir temporel, dont il niait la légitimité ; à la personne même d'Eugène III. qu'il proclamait anathème[60]. Arnaud de Brescia devait rester maître de Rome pendant dix ans, jusqu'au moment où, la démagogie se perdant par ses propres excès, il dut honteusement quitter la ville en 1155, sous Adrien IV. Les troupes de Frédéric Barberousse s'emparèrent de lui ; et le préfet de Rome, qui représentait à la fois la papauté et l'empire, le condamna à être pendu. Son cadavre fut brûlé, et ses cendres jetées dans le Tibre[61].

 

VIII

Les malheurs de Rome n'avaient pas un instant fait oublier au souverain pontife les infortunes d'une autre ville sainte, Jérusalem, et des Etats chrétiens de la Palestine.

Pendant son exil à Viterbe, en 1145[62], le pape Eugène reçut deux ambassadeurs venus d'Orient. Des députés arméniens vinrent lui exposer certains différends qu'ils avaient avec les Grecs, et l'évêque de Gibelet[63], Hugues, lui annonça que la ville d'Edesse était tombée, le 23 décembre 1144, après une sanglante bataille, entre les mains de Zenki, prince de Mossoul[64]. Les Grecs et les musulmans menaçaient à la fois l'œuvre de la première croisade.

Les papes avaient cru un moment qu'ils pourraient trouver dans les empereurs de Constantinople des auxiliaires, qui dirigeraient la lutte de la chrétienté contre les musulmans. Urbain II avait exhorté les croisés à délivrer les Eglises orientales. Pascal II avait négocié avec Alexis Comnène un rapprochement des Eglises de Rome et de Constantinople. L'intransigeance du clergé grec avait rendu vaines toutes ces tentatives. Les empereurs prétendaient profiter des conquêtes françaises pour rétablir leur domination sur tout l'Orient [65]. Ils se fondaient sur le serment prêté par les chefs de la première croisade entre les mains d'Alexis Comnène. Innocent II, dans une bulle du 22 août 1138, blâma cette prétention, et défendit aux fidèles d'aider l'empereur à occuper les villes possédées par les croisés[66]. En 1144, Manuel Comnène alla plus loin, dans ses exigences, que son prédécesseur. Il requit et obtint du prince Raymond d'Antioche la promesse d'accepter à Antioche un patriarche choisi dans le clergé de Constantinople[67]. Dès ce moment, il était avéré que l'empire grec devait être considéré non plus comme un auxiliaire, mais comme un adversaire à redouter, dans l'entreprise des croisades.

Les Etats musulmans, qui entouraient les Etats chrétiens, leur offraient un péril plus immédiat. Leurs principaux chefs étaient les califes[68] omméiades de Bagdad, les fatimites[69] du Caire, le soudan[70] de Damas et l'émir de Mossoul. Les premiers étaient asservis aux Seldjoucides, qui dominaient sous leur nom. Les fatimites d'Egypte avaient beaucoup souffert de leurs nombreuses pertes en Palestine. Les Turcs étaient plus à redouter. Leurs forces étaient intactes, et, comme ils avaient la connaissance pratique des lieux, ils venaient, non avec des armées régulières, mais par bandes, harceler leurs ennemis durant les marches, leur tendre des embuscades, les assaillir dans leur fuite. Ils n'avaient point de plan de guerre suivi, à cause des discordes de leurs chefs ; mais leurs attaques étaient incessantes ; des hordes toujours nouvelles arrivaient à chaque instant du Khorassan, du Tigre, du Caucase, pour remplacer ceux que la guerre avait exterminés. Les soudans de Mossoul, sur le Tigre. se laissaient gouverner par des ministres, ou Atabeks[71], dont l'un, Imad-ed-Din Zenki, s'étant rendu indépendant, obtint la Mésopotamie et la Syrie, du Soudan, de Bagdad, à qui il persuada qu'il était important de réunir sous une seule main les petits Etats situés entre le Tigre et la Méditerranée. Zenki, aussi audacieux qu'habile, résolut de détruire tous les Etats chrétiens. C'est lui qui, en 1144, paraissant tout à coup devant la ville d'Edesse, en fit miner les murs, et, aussitôt après leur écroulement, envahit la ville avec une armée, et en massacra les habitants, avant que les autres Etats chrétiens eussent eu le temps d'envoyer des secours à la ville.

Edesse était considéré comme le boulevard de Jérusalem. La consternation fut grande en Europe à la nouvelle de sa chute. L'idée d'une nouvelle croisade dut naître simultanément dans l'esprit du pape et dans celui des souverains chrétiens. Le roi de France, Louis le Jeune, était plus particulièrement préparé à la faire sienne. Il avait déjà fait le vœu, nous l'avons vu, d'aller, en expiation de ses fautes, à Jérusalem. Le jour de Noël de 1145, il annonça à ses barons qu'il avait l'intention de prendre la croix. Comme quelques-uns d'entre eux faisaient des objections, il manda l'abbé de Clairvaux[72]. qui conseilla de s'en remettre au pape[73]. Eugène III répondit à la demande du roi par une bulle, qui conviait tous les fidèles du royaume de France à s'armer pour la défense du tombeau du Christ[74]. La prédication de la croisade fut confiée à Bernard de Clairvaux.

Bernard entrait alors dans sa cinquante-sixième année. Il était à l'apogée de sa gloire. L'Allemagne et la France le vénéraient comme un apôtre et un prophète, nous dit Otton de Freisingen[75]. Sa réputation de thaumaturge le précédait partout[76]. Une assemblée fut convoquée pour le jour de Pâques de 1146, à Vézelay, en Bourgogne. Bernard y parut, sur une estrade dressée en plein champ, à côté du roi. Il lut la bulle du pape, puis fit un discours pour exhorter les fidèles à prendre part à la croisade[77]. Comme à Clermont, la foule répondit à l'orateur par des acclamations. Les cris Des croix ! des croix ! s'élevèrent de toutes parts. On se précipita vers le saint prédicateur, pour recevoir de lui le signe sacré La reine Eléonore de Guyenne et plusieurs dames de la cour voulurent elles-mêmes prendre la croix.

Après avoir prêché la croisade dans les diverses provinces de France, Bernard passe en Allemagne. Partout il est accueilli comme le messager de Dieu. L'empereur Conrad hésitait à s'enrôler. Dans une harangue qu'il prononce à Spire, devant le roi, Bernard l'interpelle au nom du Christ : Ô homme, que n'ai-je pas fait pour toi ? s'écrie-t-il. Je t'ai donné la gloire, les richesses, les bons conseils, la santé du corps et la force de l'âme. Ô homme, ô roi, que feras-tu pour ton Dieu ? Le roi ne peut résister à ces accents, et s'enrôle sur l'heure, suivi par un grand nombre de seigneurs. En Angleterre, en Italie, en Bohême, dans l'Europe entière, les discours ou les lettres de Bernard soulèvent l'enthousiasme, entraînent les adhésions. Deux armées se forment, composées chacune de 70.000 chevaliers, et accompagnées d'une foule énorme de gens de pied. Le roi de France prend le commandement de l'une ; le roi de Germanie se met à la tête de l'autre. Sous leurs ordres, c'est l'Europe entière, représentée par les meilleurs de ses chevaliers, qui marche contre l'infidèle.

Ce grand enthousiasme, ce soulèvement de toute la chrétienté, à la voix d'un moine, pour une cause dépassant toutes les causes terrestres, fut le vrai, le seul succès de cette seconde expédition. L'attitude hostile prise par l'empereur grec et l'entrée en scène, avec les Turcs de Zenki, d'une race jeune, forte, guerrière, à laquelle l'islamisme communiquait son prosélytisme et son ardeur, rendaient la réussite de l'entreprise extrêmement difficile. Les divisions des princes chrétiens, l'insuffisance de l'organisation, menacèrent de s'ajouter à toutes ces causes d'insuccès. Eugène III et Bernard se rendirent compte de ces difficultés. On chercha à prévenir les obstacles qui avaient paralysé l'action des premiers croisés. Défense fut faite à aucun groupe de se former en dehors des deux armées régulières ; les troupes de pèlerins non combattants durent s'y rallier et en dépendre militairement. Le pape interdit aux barons d'emmener avec eux chiens et faucons, et leur prescrivit même une forme particulière d'armes et de vêtements. L'itinéraire de la croisade fut tracé d'avance : on suivrait, pour éviter les risques de s'égarer en chemins inconnus, la route qu'avaient prise Godefroy de Bouillon et la majorité des pèlerins de la première croisade. L'union, la concorde, la pureté et l'austérité de vie furent chaudement recommandées aux croisés au nom de la sainte cause pour laquelle ils allaient combattre. Eugène III et Bernard avaient rempli leur devoir d'apôtres. La cause des peuples chrétiens pouvait, malgré tout, triompher, si Louis VII et Conrad III remplissaient avec le même zèle leur devoir de capitaines.

Ce dernier devoir ne fut qu'imparfaitement rempli. La foule des non-combattants, qu'une discipline rigoureuse aurait dû contenir, devint une cause de désordres et d'embarras pour les mouvements des troupes. La présence de la reine Eléonore, de plusieurs dames de sa cour et de bon nombre d'autres femmes, qui suivirent leur imprudent exemple, donna lieu à des scandales, dont le roi de France lui-même eut personnellement à souffrir. Enfin, les chefs des deux armées commirent, dans la direction générale de l'expédition, deux fautes capitales de tactique. Au lieu de se suivre à peu de distance, sur la même route, pour être prêts à se prêter main-forte, comme le voulait l'abbé de Clairvaux[78], ils se séparèrent ; et, malgré l'évidente hostilité de l'empereur grec, ils s'obstinèrent à ne pas le considérer nettement comme un ennemi.

L'armée allemande prit les devants. Courir au plus vite, en pillant le plus possible sur son passage : tel semble avoir été son mot d'ordre ; telle fut du moins la grande tentation à laquelle son chef ne sut pas l'arracher. Ses pillages, dans la traversée de la Thrace, furent tels, que l'empereur Manuel Comnène envoya une troupe pour les combattre, et les battit près d'Andrinople[79]. Ce ne fut plus dès lors qu'une cohue indisciplinée, qui, sans cesse harcelée par les cavaliers turcs, voltigeant autour d'elle sur leurs chevaux légers, s'épuisa de jour en jour, et n'offrit plus de résistance au choc de l'armée turque qui l'écrasa à Dorylée.

L'issue de l'expédition était dès lors décidée. Les Français, pour éviter la route où l'armée allemande avait péri, firent le tour de l'Asie Mineure, le long de la côte, par Smyrne, Ephèse et Laodicée. Mais, le long des chemins montagneux, difficiles et inconnus, qu'ils durent traverser ; les croisés se débandèrent. Un moment, le roi de France, séparé de ses troupes, isolé sur un rocher, dut se défendre en s'adossant à un arbre contre plusieurs ennemis qui le prenaient pour un simple soldat. Il sauva son renom de bravoure, mais une grande partie de son armée, surprise dans un défilé par les Turcs, fut massacrée. Les deux rois se rejoignirent à Jérusalem, accompagnés de quelques troupes de chevaliers, débris de leurs armées. La marche contre Edesse était désormais impossible. Le roi de Jérusalem, Baudouin III, leur persuada d'assiéger Damas. Mais, après plusieurs assauts infructueux, les deux souverains, découragés, levèrent le siège, et repartirent pour l'Europe.

Bernard tira la leçon de ce grand échec. Nous annoncions la paix, s'écria-t-il[80], et la paix n'est point venue ! Nous promettions le succès, et nous avons eu la désolation Nous marchions avec confiance sous les ordres du pontife suprême, c'est-à-dire sous les ordres mêmes de Dieu, et Dieu a permis que la croisade échouât lamentablement ! Qui rendrons-nous donc responsable de ce désastre ? Il est un fait que personne de nous n'ignore, et que pourtant tous, à cette heure, semblent avoir oublié. Moïse avait promis aux Hébreux de les conduire dans la terre de Chanaan, et nul d'entre eux ne pénétra, lui vivant, dans la Terre promise. Les Hébreux, me direz-vous, furent incrédules et rebelles. Mais qu'ont donc été les croisés ? Interrogez-les. À quoi bon répéter ce qu'ils avouent eux-mêmes ? Dans l'un comme dans l'autre cas, les promesses de Dieu ne prescrivent pas contre les droits de sa justice.

 

IX

Une fois de plus, le succès des armes chrétiennes en Orient apparaissait comme lié à la réforme morale et religieuse de l'Occident. Réprimer les schismes et les hérésies, propager l'esprit évangélique par les moyens les plus efficaces, en particulier par la multiplication de ces foyers de vie chrétienne qu'étaient les monastères, et le faire rayonner de là sur les mœurs privées et publiques, sur les progrès de la science et sur le développement des institutions : telle fut la mission que se donna, conseillé par son maître Bernard, le pape Eugène III.

Le schisme et l'hérésie ne se présentaient jamais, au Moyen Age, comme une simple atteinte à la foi : c'étaient des attentats contre l'ordre public, des crimes sociaux. Quiconque ébranlait l'autorité de l'Eglise et de ses dogmes, était considéré comme ébranlant par là même la foi au Christ, fondement et garantie de tout ordre et de toute paix. Saint Bernard enseignait sans doute que l'hérétique devait être pris par des arguments, et non par les armes[81] ; mais il ajoutait qu'il fallait lui enlever tout moyen de perdre les autres[82]. De là l'ardeur avec laquelle on le voyait combattre, sous la direction du pape Eugène, toutes les hérésies de son temps, en particulier celles d'Abailard, d'Henri de Lausanne et de Gilbert de la Porrée.

Dans le cours de l'année 1140, l'abbé de Clairvaux reçut de l'ancien abbé de Saint-Thierry, Guillaume, alors religieux cistercien à Signy, une lettre pleine d'alarmes, dans laquelle le pieux et savant moine lui signalait avec épouvante treize erreurs capitales, qu'il venait de découvrir en parcourant, la plume à la main, deux récents ouvrages d'Abailard : l'Introductio ad theologiam et la Theologia christiana. Il ne s'agit de rien de moins, lui disait-il, que de la foi en la sainte Trinité, de la personne du Médiateur, du Saint-Esprit, de la grâce de Dieu et du mystère sacré de notre rédemption. Il appelait particulièrement l'attention sur les erreurs suivantes : Abailard, disait-il[83], soutient que les noms de Père, de Fils et d'Esprit sont employés improprement à l'égard de Dieu, et ne sont qu'une description de la plénitude du Souverain Bien. Il prétend que le Saint-Esprit est l'âme du monde. Selon lui, l'homme pourrait vouloir et faire le bien sans la grâce divine. Ce n'est point pour nous délivrer du joug du démon que le Christ s'est fait homme et a souffert. Les tentations de l'homme ne sont que les résultats de causes purement physiques. Dans l'Eucharistie, la forme de la substance du pain et du vin reste en l'air. Ce que nous appelons la foi n'est que le jugement que nous portons sur les choses invisibles. La réponse de Bernard fut modérée et prudente. Ton zèle est fondé, répondit-il[84], et le petit livre que tu me fais parvenir me prouve que ce zèle n'est pas celui d'un oisif... Le mieux, je crois, est que nous ayons une entrevue pour examiner cette affaire.

Le résultat de cette entrevue, qui eut lieu peu de temps après, fut la résolution que prit Bernard de conférer de ces graves questions avec Abailard lui-même. Il eut avec le célèbre professeur deux conférences, l'une en tête-à-tête, l'autre en présence de deux témoins. Abailard parut touché des observations qui lui furent présentées, et promit de faire des corrections à ses ouvrages[85].

Bernard de Clairvaux et Abailard étaient alors les deux hommes les plus en vue de la France, et peut-être de la chrétienté. La nouvelle des entretiens qui venaient d'avoir lieu entre les deux docteurs se répandit bientôt dans les écoles et les monastères ; elle y fit grand bruit ; et, comme il arrive d'ordinaire, le zèle intempestif des disciples envenima la controverse des maîtres. Un chanoine de Tours, Hugues Métel, bel esprit de ce temps, fit pleuvoir les épithètes les plus désobligeantes sur le professeur de la Montagne-Sainte-Geneviève, cette hydre des temps nouveaux, ce Phaéton, ce vase d'Ezéchiel, mis en ébullition sur un foyer excité par l'Aquilon[86]. De son côté, Abailard, en remontant dans sa chaire, y fut accueilli par les applaudissements de ses auditeurs. Un vent d'orage semblait souffler de part et d'autre.

Sur ces entrefaites, une solennelle exposition de reliques se prépare dans la cathédrale de Sens, alors métropole de l'Eglise de Paris. De nombreux prélats, le roi de France lui-même, ont promis de venir rehausser par leur présence l'éclat de cette fête. Abailard demande à l'archevêque de Sens, et obtient de lui l'autorisation de s'expliquer devant l'assemblée des prélats, transformée en concile. L'abbé de Clairvaux n'augure aucun bien d'un retentissant débat. Il se rend à l'invitation de l'archevêque, mais, dans une réunion préliminaire des évêques présents, il a bientôt fait de les convaincre qu'il ne peut s'agir d'offrir au novateur l'occasion d'une joute brillante. C'est en accusé, et non en provocateur qu'Abailard doit comparaître. Bernard produit les ouvrages incriminés, en extrait les propositions les plus audacieuses, en prouve l'hétérodoxie, et, quand Abailard se présente devant l'assemblée, c'est pour s'entendre dire que le choix lui est offert, ou de renier ses doctrines, ou de les justifier par des raisons théologiques. Déconcerté par la tactique de l'Assemblée. et prévoyant une condamnation, Abailard refuse de se justifier, et déclare avec fierté qu'il en appelle au pape. Le concile lui donne acte de son appel, et censure, dans ses œuvres, quatorze articles, qu'il déclare opposés à la foi et manifestement hérétiques[87].

Abailard semble avoir été une de ces natures que ta popularité enivre, que le bruit exalte, mais que le silence et la solitude ramènent à la sagesse. Peu de temps après le concile de Sens, il écrivait : La logique m'a rendu odieux au monde... Je ne veux plus être philosophe, s'il faut me révolter contre Paul. Je ne veux pas être Aristote, si je suis séparé du Christ ; car il n'est pas sous le ciel d'autre nom que le sien, en qui je doive trouver mon salut[88]. Cependant Innocent II, saisi à la fois par Abailard et par Bernard, avait instruit l'affaire. Dès le 16 juillet 1140, il écrivit à l'archevêque de Sens pour confirmer la sentence du concile[89] ; puis, dans un édit, il ordonna qu'Abailard fût enfermé dans un monastère et que ses livres fussent brûlés[90]. Abailard s'inclina devant le jugement suprême. Il sollicita seulement du pape la grâce de finir ses jours sous la conduite de Pierre le Vénérable, en l'abbaye de Cluny. Innocent II accéda à sa demande. Après avoir édifié la grande abbaye par la régularité de sa vie, le religieux pénitent dut se retirer, à cause des nombreuses infirmités qui étaient venues l'assaillir, dans le prieuré de Saint-Marcel, près de Chalon, sur les bords de la Saône. C'est là qu'il mourut, le 21 avril 1142, après avoir reçu dans des sentiments d'édifiante componction les derniers sacrements[91]. Il était âgé de soixante-trois ans. Aucun homme peut-être, depuis Origène, n'avait groupé, autour d'une chaire de professeur, une foule plus nombreuse et plus enthousiaste. Abailard fut une des plus illustres et des plus infortunées victimes du succès. Prise dans son ensemble, son influence a été des plus funestes. Cependant, de même que tout n'est pas à blâmer dans sa vie, tout n'est pas à rejeter dans son œuvre. En montrant, dans son Sic et Non, la nécessité d'employer une critique sévère dans l'usage des textes des Pères ou même des textes bibliques, il a préludé à une réforme des études[92] ; et une école qui s'est réclamée de lui[93] a introduit trois perfectionnements essentiels dans l'enseignement théologique : l'idée de condenser dans une Somme la synthèse de toute la théologie, l'introduction des procédés plus sévères de la dialectique, et la fusion de l'érudition patristique avec la spéculation rationnelle[94].

 

X

Peu de temps après la mort d'Abailard, vers 1143, le prévôt de Steinfeld, Evervin ou Ebroïn, signalait à Bernard l'existence d'une nouvelle secte d'hérétiques aux environs de Cologne. Ils s'enveloppaient de mystère. Leur devise était : Jure et parjure-toi, mais ne livre jamais le secret. On savait cependant que, comme règle de foi, ils n'admettaient que la Bible ; qu'en matière de dogme, ils rejetaient le baptême des enfants et la communion des saints, et qu'en morale la réalité de, leur conduite ne répondait pas à l'austérité de leurs maximes. Bernard reconnut facilement à ces traits une ramification de l'hérésie manichéenne. Il réfuta les hérétiques de Cologne dans deux de ses sermons[95].

Deux ans après, c'est dans le midi de la France qu'il eut à combattre une autre branche de la même secte. Henri de Lausanne, le fougueux disciple de Pierre de Bruys, avait infesté de son hérésie les diocèses d'Angoulême, de Limoges, de Toulouse, de Bordeaux, de Périgueux, d'Albi, d'Agen, de Cahors. Des villages entiers adhéraient à la nouvelle doctrine ; des seigneurs y donnaient leur appui. Bernard parcourut toutes ces régions, prêchant dans les églises et en plein air, multipliant les démarches, dépensant sans compter les forces d'une santé toujours chancelante. Dieu confirma plusieurs fois sa prédication par des miracles[96]. Mais, en plusieurs endroits, le missionnaire se trouva en présence de fanatiques irréductibles : On ne les convainc pas par des raisons, disait-il[97], ils ne les comprennent pas ; on ne les fléchit pas par la persuasion, ils sont endurcis. Et ces fanatiques ne se contentaient pas de répandre leurs fausses doctrines ; ils pillaient les églises et brisaient les croix. Bernard pensa qu'à côté du devoir de l'Eglise, qui est de prêcher, le devoir de l'autorité civile était de réprimer par la force tant d'audace[98]. L'arrestation du chef de l'hérésie, le moine apostat Henri de Lausanne, et son incarcération perpétuelle, furent les coups les plus sensibles portés au mouvement séditieux, qui menaçait d'envahir toute la France méridionale[99].

Bernard avait à peine terminé sa mission dans le Languedoc, qu'on fit appel une fois de plus à son zèle, pour démasquer et réfuter une nouvelle erreur. Celle-ci était attribuée à un personnage important de l'Eglise de France, Gilbert de la Porrée, évêque de Poitiers.

On a souvent comparé Gilbert de la Porrée à son contemporain Abailard. Esprit moins brillant, mais plus profond, il formait, à plusieurs points de vue, avec le célèbre professeur de la Montagne Sainte-Geneviève, un vif contraste. L'un se piquait d'invention, et l'autre de fidélité à la tradition. Le premier captivait ses disciples en revêtant ses théories des images les plus brillantes ; l'autre saisissait l'esprit de ses auditeurs dans le réseau d'une dialectique savante. Abailard rejetait à la fois le réalisme et le nominalisme ; Gilbert professait le réalisme le plus strict. Né à Poitiers, vers 1076, Gilbert, après avoir étudié sous les meilleurs maîtres, avait successivement professé à Poitiers, à Chartres et à Paris. En 1142, il fut promu à l'évêché de sa ville natale.

On raconte qu'au concile de Sens, Abailard, tandis qu'on attaquait sa doctrine, aperçut près de lui, dans l'assemblée, son rival Gilbert de la Porrée, et, qu'avec cette présence d'esprit qui était un des charmes de sa parole, il lui murmura ironiquement ce vers :

Nam tua res agitur, paries quum proximus ardei.

Prends garde à ta maison quand le mur voisin brûle.

Il faisait allusion à la doctrine de Gilbert sur la Trinité. Appliquant au mystère de Dieu en trois personnes sa doctrine réaliste, Gilbert distinguait la Divinité de Dieu. De même, disait-il, que l'humanité est distincte de l'homme, la Divinité est logiquement et réellement distincte de Dieu. Entendait-il dire, comme l'a cru saint Bernard, que la Divinité et Dieu se distinguent comme le font deux choses différentes, deux entités réelles, aliud et aliud[100] ? Ce n'est pas certain. La pensée et l'expression de l'évêque de Poitiers sont souvent obscures. Mais l'interprétation donnée par l'abbé de Clairvaux était au moins possible dans l'esprit des auditeurs et des lecteurs de Gilbert. Aussi fut-il condamné, en 1148, dans un concile de Reims, que présida le pape Eugène III. Il se soumit humblement. À l'énoncé de chacune des propositions incriminées, il exprima son désaveu, en disant au pape : Si vous croyez autrement, je le crois comme vous[101].

Gilbert de la Porrée laissa une école que des travaux récents ont fait connaître[102]. Gilbert, dit un historien de la théologie, resta un grand nom dans la théologie scolastique. Albert le Grand faisait si grand cas de ce philosophe, qu'il a composé un commentaire sur son traité De sex principiis. Saint Thomas, lorsqu'il le nomme â propos d'une erreur qui lui était imputée, semble l'excuser par une inattention[103]. Grande leçon de respect bonne à méditer ! Un auteur soumis et fidèle n'est pas déconsidéré parce que l'Eglise, sa Mère et sa Maîtresse, lui montre du doigt quelques écarts de pensée. La science sacrée tire profit toujours de la correction pour éviter une erreur humaine, souvent de l'œuvre corrigée pour y puiser avec plus de sécurité[104].

 

XI

Les théories d'Abailard et de Gilbert de la Porrée sur les mystères chrétiens, n'avaient pas seulement le tort de blesser l'orthodoxie, elles avaient le grave défaut de faire trop de part à la spéculation rationnelle dans la considération de ces mystères. Un écrivain de ce temps a finement exprimé le malaise que de pareilles méthodes inspiraient aux cœurs chrétiens. Il convient, dit-il, de s'abstenir des distinctions propres à la logique lorsqu'il s'agit des articles de foi. Ou, du moins, si on admet la dialectique dans ces questions, pour qu'elle n'en soit pas complètement absente, qu'on se hâte ; et, si le syllogisme fait trop de tapage, qu'on le mette à la porte... Les eaux de Siloë coulent en silence, et l'on n'entendait ni le marteau ni la hache dans la construction du Temple de Dieu[105].

De cette réaction naquit l'Ecole mystique de Saint-Victor.

L'honneur d'avoir fait de la célèbre abbaye parisienne un centre intellectuel pouvant rivaliser avec le cloître Notre-Dame, revient à Guillaume de Champeaux ; mais celui d'avoir donné une orientation doctrinale bien caractérisée à l'enseignement de Saint-Victor, revient au troisième successeur de Guillaume dans sa chaire, Hugues de Blankenbourg, plus connu par la postérité sous le nom d'Hugues de Saint-Victor. Il était né, vers 1096, de Conrad, comte de Blankenbourg, au manoir familial de Hartingam, en Saxe[106]. Sa famille le destinait à quelque grande situation dans l'empire. Il préféra revêtir l'humble habit de chanoine régulier dans l'abbaye de Saint-Victor, fondée par Cassien à Marseille, d'où, après un court séjour, il se dirigea, attiré sans doute par la renommée de l'enseignement de Guillaume de Champeaux, vers l'abbaye du même nom à Paris En 1133[107], le second successeur de Guillaume, Thomas, étant tombé sous le fer de quelques assassins, Hugues fut prié de monter dans sa chaire. Il n'avait pas quarante ans. Pendant huit ou neuf ans, il s'appliqua à initier, dans son enseignement journalier, les jeunes moines de l'abbaye[108] à toutes les sciences et à tous les arts connus de son temps. Son savoir était encyclopédique. Les nombreux ouvrages qu'il a publiés en sont le témoignage. Belles-lettres, histoire, sciences expérimentales, philosophie, exégèse, théologie positive et rationnelle, ascétique et mystique, Hugues a tout abordé ; mais, quel que soit l'objet de son étude, sa méthode est unique, et son but ne varie sa méthode, jamais. On a souvent dénaturé cette méthode. On s'est trop plu à considérer Hugues de Saint-Victor comme sacrifiant la raison à la foi, l'intelligence à l'amour. De savants travaux ont désormais vengé le célèbre philosophe et théologien de cette interprétation erronée. On sait maintenant qu'Hugues de Saint-Victor a gardé la véritable mesure ; que la distinction des deux ordres est établie chez lui aussi nettement qu'elle le sera plus tard dans les ouvrages de saint Thomas d'Aquin[109]. La raison, dit-il[110], aide la foi, et la foi perfectionne la raison. Mais ce qui caractérise sa méthode, c'est la grande part qu'il y fait à ce qu'il appelle la méditation. Il distingue d'ailleurs soigneusement la méditation naturelle ou scientifique et la méditation surnaturelle ou religieuse. Selon lui, aucune observation, aucune lecture ne sont fécondes, si on ne les complète par la méditation[111]. Et il définit la méditation une application de l'esprit assidue, prudente, à la recherche de la cause, de l'origine, du mode et de l'utilité de chaque chose[112]. Cette méditation, du reste, doit tout embrasser : l'observation de l'âme comme celle du monde, ou, suivant ses propres expressions, ce qui est au dehors comme ce qui est au dedans. Nul n'a plus justement prétendu donner une démonstration scientifique de l'existence de Dieu ; or voici comment il résume sa thèse : Ce qui est au dehors de nous répond à ce qui est au dedans de nous, pour démontrer la même vérité, et la nature tout entière, en témoignant de sa propre dépendance, proclame l'existence de son auteur[113].

Mais, pour Hugues de Saint-Victor, le savoir, même lorsqu'il a Dieu pour objet, n'a pas son but en lui-même. Il est le vestibule de la vie mystique. La théologie mystique s'occupe de la foi dans ses données objectives, et surtout dans le sentiment affectif qu'elle fait naître. Hugues décrit les étages de l'ascension de l'âme vers Dieu. La pensée (cogitatio) qui cherche Dieu dans le monde, la méditation religieuse (meditatio) qui le découvre dans notre for intérieur, et la contemplation (contemplatio) qui le connaît surnaturellement par un regard intuitif, sont les fonctions d'un triple œil de l'âme[114].

Mais quels sont les moyens pratiques de suivre cette voie, ou plutôt de se disposer à recevoir la grâce qui seule conduit dans cette voie mystique ? Hugues les résume en une formule : faire le vide en son cœur, pour y faire place à Dieu. De là son insistance à prêcher la vanité des choses qui passent. Dans son Dialogue De vanitate mundi, il présente un des interlocuteurs, Indaletius, comme se laissant prendre aux charmes des œuvres de l'homme. Soit, elles sont admirables, concède Dindyme, mais attends la fin. Et il l'entraîne sur des hauteurs où, d'un coup d'œil, on embrasse le spectacle du monde. Que vois-tu ?Un navire qui vogue à pleines voiles sous un ciel bleu. L'équipage se récrée et chante des chansons joyeuses. Et, au bout d'un moment : Que vois-tu encore ?Hélas ! Je tremble de le dire : des nuages qui montent, la tempête qui gronde, la mer qui entrouvre ses abîmes, le naufrage, une lutte terrible avec la mort. Et tout est fini... — Eh bien, que dis-tu maintenant de la puissance et du bonheur des hommes ?Vanité des vanités ! Tout n'est que vanité[115]. Et, de la sorte, défilent, décrits par un homme qui, séparé du monde de bonne heure, avait su l'observer, une riche caravane, un palais opulent, un cortège nuptial, une école florissante. Indaletius, que vois-tu ?Je vois une école nombreuse, où des adolescents et des vieillards étudient côte à côte. On y apprend à couvrir le parchemin d'élégantes miniatures, à reconnaître le cours des astres et à tromper les hommes par de savants sophismes. Et après ? A-t-on trouvé la vérité, et, avec la vérité, le bonheur ? Nullement. Sans Dieu, point de vérité. Sans Dieu, point de bonheur[116].

Ce docteur, qui parlait d'un ton si pénétré de la vanité du monde, mourut comme un saint. Nous avons le récit de ses derniers moments écrit par un témoin oculaire. La veille de sa mort, dit-il, je le vins voir de grand matin. Il me dit : Sommes-nous seuls ? Sur ma réponse affirmative, il ajouta : As-tu célébré aujourd'hui la messe ?Certainement.Approche donc, et souffle-moi sur le visage en forme de croix, afin que je reçoive le Saint-Esprit... Déjà saisi par l'agonie, il murmura, d'une voix à peine intelligible : Je l'ai obtenu... Il recevra mon âme. Puis, se frappant la poitrine, il dit : Sainte Marie, priez pour moi. Saint Pierre, priez pour moi. Saint Victor, priez pour moi. Ce furent ses dernières paroles. La bouche de ce juste, organe de la sagesse, devint muette pour toujours[117]. Hugues de Saint-Victor avait, en effet, achevé sa mission en ce monde, mais son œuvre, l'école mystique de Saint-Victor, allait lui survivre. Richard devait en être le grand théologien, et Adam le poète inspiré.

 

XII

Parmi les nombreux ouvrages dus à l'activité intellectuelle d'Hugues de Saint-Victor, se trouvent deux remarquables essais de synthèse dogmatique : le traité De Sacramentis et la Summa Sententiarum. Il avait été précédé dans cette voie par Abailard, dont le Sic et Non était un recueil de textes patristiques sur les principaux problèmes philosophiques et théologiques. Il fut suivi par plusieurs autres écrivains de son époque, Robert Pulleyn, Robert de Melun, lingues de Rouen, et surtout par celui qui devait mériter le titre de Maître des Sentences, Pierre Lombard.

Dans le mouvement qui portait les esprits vers les études philosophiques et théologiques, et en présence de la multitude des matériaux à exploiter pour ces travaux, un besoin urgent de classification et d'organisation se faisait sentir. Aussi les Sommes de Sentences, les Livres de sentences, eurent-ils un immense succès. Finalement l'un de ces recueils supplanta les autres et s'imposa aux Ecoles du Moyen Age comme le texte classique offert aux commentaires des professeurs ; ce fut le Liber sententiarum de Pierre Lombard.

Vers 1136[118], l'abbé de Clairvaux reçut de l'évêque de Lucques une lettre par laquelle le prélat recommandait à sa charité un jeune clerc de Novare, qui avait l'intention de se rendre en France pour se perfectionner dans les sciences sacrées. Encouragé par une réponse favorable, le jeune étudiant se dirigea d'abord vers Reims, où Bernard fournit à ses besoins, puis vers Paris, où Gilduin, abbé de Saint-Victor, sur la recommandation de Bernard[119], lui rendit le même service. Le studieux protégé de l'évêque de Lucques, Pierre, que ses compagnons d'études prirent l'habitude d'appeler, à cause de sa nationalité, le Lombard, ou Pierre Lombard, n'avait pas l'intention de faire un long séjour à Paris ; mais l'activité intellectuelle qu'il y rencontra, les inestimables ressources qu'il y trouva pour ses études, l'y retinrent. Son acharnement au travail était infatigable. Les écrits des Pères lui devinrent familiers. De disciple, il devint maitre. On conjecture qu'il professa à Sainte-Geneviève et à Saint-Victor[120]. Ses leçons ressemblèrent peu à celles d'Abailard et d'Hugues. Il n'eut ni les téméraires audaces du premier ni les élans mystiques du second. Mais son érudition était si vaste et si sûre, il dirigeait avec tant d'aisance ses auditeurs à travers le labyrinthe de la patrologie, que son succès ne fut pas moindre. La haute dignité d'évêque de Paris, dont il occupa le siège pendant quelques mois seulement, de 1159 au mois d'août 1160[121], vint couronner la laborieuse carrière de Pierre Lombard.

Le plus célèbre de ses ouvrages est le livre des Sentences. Il y classe un grand nombre de textes de l'Ecriture sainte et des Pères suivant un ordre systématique, qui, à lui seul, est révélateur de l'état d'esprit de cette époque. Distinguant, dans le monde, des réalités et des symboles, il considère les uns et les autres au point de vue de la Béatitude éternelle.

Les réalités comprennent : 1° Dieu, objet suprême de la Béatitude ; 2° les créatures, moyens providentiels de la Béatitude ; 3° les anges et les hommes, sujets de la Béatitude. Ces trois réalités font l'objet des trois premiers Livres de l'ouvrage. Le quatrième Livre est consacré aux symboles. Pierre Lombard entend par là les sacrements et tous les rites religieux qui symbolisent les réalités surnaturelles qu'ils confèrent.

Tel est l'ouvrage qu'Albert le Grand, saint Thomas, saint Bonaventure, commenteront dans les grandes universités du Moyen Age. Il faudra la Somme de saint Thomas pour le détrôner, après de longues hésitations, de la place exceptionnelle qu'il occupera dans les Ecoles. On y a relevé des erreurs de détails, des imprécisions et des lacunes. On lui a reproché de donner souvent des exposés contradictoires, sans trancher les difficultés par des solutions nettes. Mais il constitua, au XIIe siècle, le corps de théologie le plus complet que l'on connût alors, depuis l'Exposition de la foi de saint Jean Damascène[122] ; et, malgré les imperfections de son œuvre, le Maitre des Sentences, le savant qui sut rester laborieux et humble dans la chaire d'Abailard et sur le siège de saint Denis[123], a droit à une place d'honneur dans l'histoire de l'enseignement catholique[124].

Est-ce à l'école mystique d'Hugues de Saint-Victor ou à l'école positive de Pierre Lombard qu'il faut rattacher saint Bernard ? Par l'élan de sa piété, l'abbé de Clairvaux se rattache plutôt à la première de ces écoles ; mais, de parti pris, et par la complexité même de son œuvre, il se dérobe à toute classification. Oh ! que m'importe la philosophie ? s'écrie-t-il[125]. Mes maîtres sont les apôtres. Ils ne m'ont pas appris à lire Platon, ni à démêler les subtilités d'Aristote. Mais ils m'ont appris à vivre. Et, croyez-moi, ce n'est point là une petite science. Malgré le dédain qu'il professe pour les hautes spéculations théologiques, Bernard, dit son dernier historien[126], est un théologien très averti et très profond. Si les vaines querelles de l'école lui échappent, la vraie métaphysique n'a pas pour lui de secrets. D'un mot, il éclaire les questions. Sa connaissance de l'Ecriture et des Pères est remarquable. La Bible lui est familière ; saint Ambroise, saint Augustin et saint Grégoire le Grand sont ses auteurs de chevet. Mais, philosophe comme Hugues de Saint-Victor, érudit comme Pierre Lombard, il ne se soucie pas d'organiser ses idées ou ses connaissances en système. Le devoir de sa charge cependant, le souci de la direction d'un grand monastère, l'amèneront à exposer d'une manière didactique ses principes de vie spirituelle. Il sera un ancêtre de la théologie ascétique et de la théologie mystique.

L'ascétique avait déjà eu ses docteurs. Au début du Ve siècle, Cassien, en recueillant les maximes et les exemples des moines d'Orient, en avait formulé les règles définitives. Bernard en expose la doctrine complète dans ses deux traités : De gradibus humilitatis et superbiæ[127] et De diligendo Deo[128]. Dans le premier, il définit l'humilité, base de toute perfection : da vertu qui rend l'homme vil à ses propres yeux par la connaissance très vraie qu'il a de son état n ; puis il donne l'explication de douze degrés de l'orgueil, en une série de tableaux dont quelques-uns ne dépareraient pas la galerie des Caractères de la Bruyère[129]. Dans le traité De diligendo Deo, Bernard analyse, au contraire, les degrés de l'amour, qui sont : l'amour de soi, l'amour de Dieu pour soi, l'amour de Dieu pour lui-même et l'amour pur : en d'autres termes : l'amour-propre, l'amour mercenaire, l'amour filial et l'amour béatifique. Quant à la règle qui doit nous guider dans la pratique de l'amour, il la formule en une maxime que saint François de Sales a faite sienne : La mesure d'aimer, c'est d'aimer sans mesure. Modus, sine modo diligere. Pour les questions de détail et les applications pratiques qui se rattachent à sa doctrine spirituelle, elles sont traitées dans ses sermons et dans ses lettres, où abondent les formules heureuses et les traits saisissants. Supprimez la volonté propre, s'écrie-t-il[130], et il n'y aura plus d'enfer. Croyez-en mon expérience, écrit-il à son disciple[131], qu'il veut amener à la pratique de la méditation, vous trouverez quelque chose de plus dans les forêts que dans les livres, amplius in sylvis quam in libris. Dans la voie de la sainteté, dit-il, qui n'avance pas, recule[132]. Tout ce qui s'ajoute à nos vanités est un vol fait à nos besoins[133]. Sous prétexte qu'on ne peut eu appeler de vous à personne, écrit-il au pape Eugène III, gardez-vous de croire que vous n'avez d'autre loi que votre volonté, et d'exercer votre puissance sans tenir compte de la raison[134]. Ne vous livrez jamais tout entier à l'action ; réservez toujours quelque chose de votre âme pour la méditation[135]. On ne donne que de son trop-plein, écrit-il encore ; si vous voulez être sage, faites-vous réservoir avant d'être canal[136]. L'habit ne fait pas le moine, dites-vous. Soit, mais le cœur vain met sur le corps la marque de sa vanité[137]. Un insensé sur un trône, c'est comme un singe sur un toit[138].

Au fond, ce piquant observateur des hommes et des choses est un contemplatif ; ce moine, qui voit si bien les défauts et les travers de l'humanité, quand son ministère lui commande de les regarder pour les combattre, n'aspire qu'au silence et au tête-à-tête avec Dieu ; et la partie la plus originale de l'œuvre de saint Bernard est sa théologie mystique. On en trouve l'exposé dans les quatre-vingt-six sermons qu'il a donnés sur le Cantique des cantiques.

Jusqu'au XIIe siècle, l'Eglise n'a pas possédé d'autres traités de mystique que les écrits du pseudo-Denis et leurs commentaires. Mais ces profonds ouvrages n'ont en vue que la contemplation des attributs les plus mystérieux de la Divinité. Saint Bernard, le premier, décrit les étapes de l'âme qui s'élève à l'union divine ; et, s'il n'atteint pas à l'admirable précision de sainte Thérèse dans la description des divers états de l'âme attirée vers les plus hauts sommets de l'amour, il en marque du moins les traits essentiels. Dans les tableaux qu'il ébauche, il est possible de reconnaitre ce que les modernes appelleront : l'oraison de quiétude, la nuit de l'âme, l'union mystique, l'union parfaite, le ravissement et l'extase. Il parle de cet état tranquille, où tout repose, où la tranquillité de Dieu tranquillise tout, tranquillus Deus tranquillat onmia[139] ; il a connu, lui aussi, la grande et suave blessure de l'amour, grande et suave vulnus amoris[140]. Il célèbre, en des termes dont nul n'a dépassé la hardiesse et la délicate pureté, cette union intime entre l'âme et Dieu, où tout devient commun, comme entre époux, una domus, una mensa[141]. Il parle de ces instants où, comme dans un éclair rapide, on entrevoit la Divinité : Divinitus aliquid raptim et veluti in velocitate corusci luminis interlucet[142]. Et c'est bien l'extase qu'il décrit, lorsqu'il rappelle cet état, où, toute image sensible s'étant évanouie, tout sentiment naturel ayant disparu, l'âme n'est plus sujette à la tentation et au péché. Tout y est pur, dans sa vie comme dans son amour. C'est en vain, dit-il à ce propos, qu'on jette un filet devant les pieds de ceux qui ont des ailes[143].

Dans la description de ces divers états, Bernard ne dissimule point qu'il parle, la plupart du temps, d'après son expérience personnelle. Mais les enseignements de cette expérience ont pu être complétés par les communications d'une âme avec laquelle il a été en rapports, sainte Hildegarde. Née en tog8, d'une famille noble et chrétienne, aux environs de Mayence, Hildegarde est favorisée, dès l'âge de cinq ans, de visions dont le sens lui échappe d'abord, mais s'éclaircit ensuite peu à peu. D'abord simple religieuse, puis supérieure des bénédictines de Disibodenberg, elle éprouve, à partir de 1141, un besoin irrésistible d'écrire ses révélations. L'objet de ces révélations est Dieu, sa nature, la Trinité, la Création, la Rédemption, les anges et les hommes. En 1147, le pape Eugène III institue, pour juger ses visions, un tribunal, dont Bernard fait partie. L'abbé de Clairvaux, après un mûr examen, s'écrie qu'il ne faut pas souffrir qu'une telle lumière demeure sous le boisseau[144]. Le tribunal tout entier et le souverain pontife se rangent à cet avis, et recommandent seulement à la voyante de ne révéler qu'avec une extrême circonspection les choses que l'Esprit la poussera à révéler[145]. La réputation d'Hildegarde se répand dans toute la chrétienté. En correspondance avec les évêques, les papes et les empereurs, la pieuse religieuse reste humble et discrète, comme le pape le lui a recommandé, et meurt en odeur de sainteté, en 1179, âgée de quatre-vingt-un ans, laissant à la postérité trois livres de révélations, souvent obscurs, mais pleins de vues d'une merveilleuse splendeur : le Scivias, le Liber vitæ meritorum et le Liber divinorum operum[146].

Tandis que la théologie dogmatique s'organisait avec Hugues de Saint-Victor et Pierre Lombard, la théologie mystique avec saint Bernard, un moine italien, Gratien, composait patiemment un recueil de textes juridiques, qui devait remplir, dans l'étude du droit canonique, le même rôle que les Sentences de Pierre Lombard dans l'étude de la théologie.

On sait peu de choses de la personne de Gratien. Il était Italien, et moine camaldule au couvent des Saints-Nabor-et-Félix, à Bologne, où il enseigna le droit. Quelle avait été jusque-là sa vie ? Nous l'ignorons. Nous ne connaissons pas, non plus, l'époque de sa mort, qui dut arriver certainement avant le troisième concile de Latran, tenu en 1179[147]. Son recueil parut vers 1140[148], sous le titre de Concordantia discordantium canonum. Il est plus connu sous le titre de Decretum ou Décret. Il supplanta aussitôt tous les autres ouvrages similaires. Ce succès fut dû à deux causes principales : 1° Gratien mettait dans sa compilation un ordre plus rigoureux et plus logique, dont il empruntait les grandes divisions au droit romain ; 2° il donnait à son ouvrage un caractère d'exposition et de discussion dogmatiques, se proposant pour but, ainsi que l'indiquait le titre du recueil, de concilier les textes en apparence contraires. L'ouvrage se divise en trois parties. La première s'occupe du droit en général et des personnes ecclésiastiques ; la seconde traite des causes ecclésiastiques, et la troisième des rites. Le Décret de Gratien ne tarda pas à devenir la base de l'enseignement canonique, le texte que les professeurs de droit ecclésiastique commentèrent, comme les professeurs de théologie commentèrent les Sentences de Pierre Lombard. Mais ce Décret n'a jamais eu d'autorité légale comme collection. L'approbation même que le pape Grégoire XIII donnera à l'édition corrigée par ses soins, ne lui conférera pas un caractère officiel. Les textes qu'il contient n'auront jamais d'autre valeur que celle des documents divers dont ils sont extraits[149].

Le Décret de Gratien exerça dans l'Eglise une double influence. Il amena d'abord une division dans la science théologique. Jusqu'alors la discipline de l'Eglise n'était pas séparée de la théologie proprement dite ; on les étudiait ensemble, et le même professeur les enseignait toutes les deux. Mais cette vaste collection fit sentir les besoins de cours spéciaux. On les inaugura naturellement à Bologne, où l'on professait le droit romain. En France, Orléans d'abord, Paris ensuite, virent s'élever des chaires de droit canonique, lesquelles furent d'abord, en même temps, chaires de droit civil. La capitale de la France put s'enorgueillir, dans ce nouveau professorat, avant la fin du XIe siècle, des Gérard la Pucelle, des Mathieu d'Angers et des Anselme de Paris[150]. Le second résultat, conséquence du premier, fut de donner au gouvernement de l'Eglise un caractère plus juridique, de consolider, par une jurisprudence plus ferme et plus raisonnée, les progrès faits dans le sens de la centralisation de l'autorité autour du Saint-Siège, de l'uniformité de législation et de coutumes dans l'Eglise et de l'organisation de la hiérarchie[151].

 

XIII

Quand, dans son traité De consideratione, saint Bernard reconnaissait une nécessité providentielle[152], dans l'immense pouvoir que s'était acquis la papauté, et lui demandait seulement d'en rester parfaitement digne, il était vraiment l'incarnation de la conscience chrétienne[153]. Assurées sur la réorganisation de l'Eglise et la puissance de la papauté, les âmes renaissaient à la vie[154]. Les grandes institutions monastiques formaient les centres de cette vie. Cluny et Clairvaux en étaient toujours les principaux foyers. Sans doute, bien des désordres s'y étaient manifestés. Les moines de Clairvaux reprochaient à ceux de Cluny le luxe de leurs églises, et mettaient dans leurs reproches une acrimonie qui était à son tour répréhensible. Saint Bernard dut réprimer à la fois les excès des uns et le pharisaïsme des autres[155]. On le vit stimuler le zèle de presque toutes les maisons bénédictines du nord de la France. Ses rapports avec la Grande-Chartreuse, l'abbaye de Saint-Victor de Paris et celle de Prémontré, furent pour ces monastères une occasion de rénovation. Il exerça une action décisive sur la réforme des Templiers, parmi lesquels plusieurs abus s'étaient glissés[156].

Les abus n'existaient pas seulement dans les monastères. Ils se rencontraient parmi les évêques, et l'abbé de Clairvaux les leur dénonce dans son traité De moribus et officio episcoporum ; ils se trouvaient dans le clergé inférieur, à qui Bernard dut adresser son véhément discours De conversione. À prendre à la lettre le De laude novæ militiæ, ils s'affichaient impudemment dans la chevalerie séculière. Nous avons vu que la cour des rois en était trop souvent le théâtre. Une papauté puissante pouvait seule, soit par elle-même, soit par des instruments dociles sous sa main, exercer, contre de tels abus et à une telle époque, une action efficace. À côté du nom de saint Bernard, qui fut le plus illustre de ces instruments l'histoire ne peut oublier deux autres noms : celui de saint Malachie, évêque de Down, et celui de Suger, abbé de Saint-Denis.

Malachie, né à Armagh, en Irlande, vers 1095, d'abord solitaire, puis prêtre et collaborateur du primat d'Irlande dans la réforme des Eglises de ce pays, archevêque d'Armagh et enfin évêque de Dcwn. est, pour saint Bernard, l'évêque idéal. Il m'a été donné, écrit-il, de voir cet homme ; j'ai joui de sa vue et de sa parole ; et, tout pécheur que je suis, j'ai trouvé grâce devant ses yeux[157]. L'œuvre de Malachie se résume en deux mots : il a restauré la discipline ecclésiastique en Irlande, et il a rattaché, par des liens étroits, les Eglises de son pays au Siège apostolique. Saint Patrice, en introduisant le christianisme dans l'île, n'avait pas songé à porter atteinte aux anciennes lois et coutumes de l'Irlande. Or quelques-unes de ces lois el coutumes avaient été préjudiciables à la discipline ecclésiastique. Ainsi les Eglises s'étaient organisées à l'imitation des clans nationaux ; l'évêque s'était vu entouré de collaborateurs qui, sous le nom de chorévèques, lui disputaient son autorité. De plus, la coutume de l'hérédité aboutit, non seulement à assurer à une même famille tel siège épiscopal ou telle abbaye, mais encore à les faire passer, à défaut de clercs, en des mains laïques. Au prix de longs efforts, et en s'entourant de moines, Malachie parvint à extirper ces abus. Puis, en soumettant la fondation de la métropole de Cashel à l'approbation du pape, et en sollicitant du pontife le pallium pour les deux premiers sièges du royaume, il rendit permanent et stable le lien qui commençait à unir son pays à la papauté C'est donc avec raison que l'Irlande vénère en saint Malachie son plus grand apôtre après saint Patrice[158].

A la même époque, Suger, abbé de Saint-Denis, était la gloire de la France. Les historiens ne concordent ni sur la patrie de Suger ni sur la date précise de sa naissance, que les uns placent en l'an 1080 et que les autres reculent jusqu'en 1083 ; mais tous s'accordent pour reconnaître qu'il sortait du peuple et qu'il était né dans la pauvreté[159]. Probablement de condition servile, il fut offert, dès son enfance, comme oblat, à l'abbaye de Saint-Denis. Il y fut élevé avec le fils ainé du roi Philippe Ier. L'arrière-petit-fils d'Hugues Capet et le descendant des serfs grandirent à coté l'un de l'autre, suivirent les mêmes leçons, échangeant, au milieu des bouleversements politiques et religieux dont le bruit venait jusqu'au monastère, leurs préoccupations et leurs idées ; et il faut croire que celles qui venaient du pauvre écolier parurent sages au jeune prince, car, devenu roi sous le nom de Louis VI, il lui confia plusieurs fois des missions délicates. Suger était moine alors vers 1122, il fut même choisi par ses frères en religion pour diriger en qualité d'abbé, le monastère de Saint-Denis. Mais Saint-Denis, à cette époque, était moins, suivant la juste remarque d'un historien, un établissement monastique qu'une institution de la monarchie[160]. Suger se livre tout entier à la politique, et la discipline du monastère, déjà très compromise par son prédécesseur, est le moindre de ses soucis. L'antique moutier ressemble plus que jamais à une cour princière, non seulement par le train somptueux qu'on y mène, mais encore par la nature dei affaires qui y sont traitées[161]. La lecture de l'Apologia de l'abbé de Clairvaux ouvre les yeux de Suger. Il rompt avec ses habitudes frivoles, s'assujettit aux rigueurs de la discipline monastique, et, en quelques années, rétablit dans sa maison l'austérité de la règle bénédictine. Ô l'heureuse nouvelle ! lui écrit Bernard. La maison de Dieu n'est plus ouverte aux gens du monde. Les seuls enfants du Christ remplissent désormais le lieu saint[162]. L'abbé de Saint-Denis n'abandonne pas, d'ailleurs, le soin des affaires publiques Sous Louis VII, comme sous Louis Vl. il sera le principal conseiller de la royauté. Pendant la seconde croisade il aura la régence du royaume. La basilique de Saint-Denis reconstruite par lui, restera le monument de sa piété : et l'émancipation collective d'une localité tout entière, dont il donnera un des plus anciens exemples, sera le témoignage de sa bonté pour les humbles. Il écrira la biographie des deux rois qu'il a servis, et ses récits révéleront une telle conscience d'historien, qu'on pourra dire d'eux que le XIIe siècle n'en a pas produit de plus autorisés ni plus intéressants[163]. Louis VII lui décernera le surnom de Père de la patrie, et saint Bernard écrira de lui au pape Eugène III : S'il y a, dans notre Eglise de France, un vase d'honneur, et, dans la cour du prince, un serviteur fidèle comme David, c'est, à mon jugement, l'abbé de Saint-Denis[164]. L'histoire, à son tour, dira que Suger, en inspirant Louis le Gros dans sa mission de haute justice, et en fondant, sous Louis le Jeune, l'étroite alliance de la royauté et de l'Eglise, a sauvé la France, qu'il a pressenti de loin la pensée de saint Louis, et préparé son grand règne[165].

Quand, le 13 janvier 1151, l'abbé de Saint-Denis fut rappelé à Dieu, Bernard se sentait déjà atteint par la maladie qui l'emporta deux ans plus tard. Quant au pape Eugène III, il précéda d'un mois son ancien maitre dans la tombe : il mourut le 8 juillet 1153, à Tivoli. L'autorité du Saint-Siège affermie, l'enthousiasme des croisades ravivé, la vie monastique et cléricale ramenée à son véritable esprit, le schisme et l'hérésie énergiquement réprimés, les sciences ecclésiastiques encouragées dans leur essor tels avaient été les fruits de son glorieux pontificat Mais quelques mois avant la mort du pape un grand événement politique s'était accompli en Allemagne, qui pouvait compromettre ces heureux résultats. Le 4 mai 1152, les princes de l'Empire avaient élu, en remplacement de Conrad III son neveu Frédéric, duc de Souabe, destiné à devenir célèbre dans l'histoire sous le nom de Frédéric Barberousse. Le nouveau monarque avait, dès son avènement, écrit au Pape Eugène, pour l'assurer du concours de son bras dans la défense de l'Eglise[166] ; mais l'insistance avec laquelle il proclamait en même temps son désir de restaurer l'antique splendeur du pouvoir impérial. la prétention qu'il manifesta, dès la première année de son règne, d'imposer son candidat au siège vacant de Magdebourg, au mépris du concordat de Worms, et de faire précéder d'un jugement de l'autorité civile toute excommunication pontificale prononcée pour atteinte aux biens d Eglise, l'habileté qu'il avait de faire accepter par son peuple, comme des traditions nationales, ses ambitions personnelles, pouvaient faire craindre, en la personne du nouveau roi de Germanie, un adversaire redoutable, un nouvel Henri IV, plus ferme de caractère et plus soutenu par sa nation. L'avenir justifia ces craintes. Avec Frédéric Barberousse, une nouvelle période de lutte contre le pouvoir impérial allait commencer pour l'Eglise.

 

 

 



[1] GREGOROVIUS, Geschichte der Stadt Rom, t. IV, p. 390.

[2] De mediocri plebe comitatus Bononiensium, bene tamen litteratus, dit le Liber pontificalis, édit. DUCHESNE, t. II, p. 327.

[3] James BRYCE, le Saint-Empire romain germanique, trad. Domergue, un vol. in-8°, Paris, 1890, p. 213.

[4] James BRYCE, le Saint-Empire romain germanique, p. 213.

[5] JAFFÉ, n. 7413.

[6] WATTERICH, t. II, p. 160 et s. Le droit d'élection n'était pas alors le privilège d'un petit nombre de princes-électeurs, et surtout il n'était pas encore soumis à un règlement officiel. Il n'est fait mention des princes-électeurs comme d'un corps distinct qu'en 1156 (M. G., Leges, t. II). Mais on voit, dans cette élection de 1125, l'ébauche de cette organisation Dix des plus hauts princes de l'Empire se réunissent pour préparer les voies à l'élection d'un nouveau roi. Puis ils nomment une commission de quarante personnes de confiance. On adopte un certain règlement dans les délibérations (HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Histoire des Conciles, t. V, p. 653-654).

[7] M. G., SS., t. XII, p. 511.

[8] H. WITTE, Forschungen zur Geschichte des Wormser Koncordais, part. I, Göttingen, 1877, p. 92.

[9] JAFFÉ, n. 7308.

[10] P. L., t. CLIX, col. 505.

[11] MANSI, X XI, 333 et s. ; HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Histoire des Conciles, V, p. 657-660.

[12] ABAILARD, Hist. calamitatum, dans le Rec. des hist. des crois., XIV, 290.

[13] VACANDARD, Vie de S. Bernard, t. I, p. 263.

[14] LUCHAIRE, Louis le Gros, n. 424.

[15] S. BERNARD, Epist., XLV.

[16] S. BERNARD, Epist., XLVI, XLVII.

[17] Sur les détails de cette élection, et sur la critique des documenta qui nous la racontent, voir HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Histoire des Conciles, V, 676-680, et VACANDARD, Vie de S. Bernard, t. I, p. 280 et s.

[18] Sur la date de ce concile, qui eut lieu probablement au printemps de 1131, voir VACANDARD, Saint Bernard et le schisme d'Anaclet II en France, dans la Rev. des quest. hist., janvier 1888, p. 12. Cf. HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Histoire des Conciles, t. V, p. 681, note 1.

[19] Quis dignior ? Quæ electio sanior ? Quæ actio ordinabilior ? S. Bernard, dans une de ses lettres (Epist., CX XIV), expose les motifs qui l'ont décidé à se prononcer en faveur d'Innocent II.

[20] S. BERNARD, Epist., CXXVI, n. 11.

[21] A cette occasion, le pape et l'empereur renouvelèrent la promesse d'observer religieusement les engagements réciproques pris à Worms. Ils conclurent, de plus, un accord au sujet des biens laissés par la comtesse Mathilde au Saint-Siège et sur lesquels les empereurs allemands prétendaient avoir des droits de suzeraineté et même de propriété. Il fut décidé que, moyennant le payement annuel de cent livres d'argent, l'empereur et son gendre Henri de Bavière recevraient en fiefs les alleux que Mathilde avait donnés à l'Eglise romaine. Le duc Henri de Bavière prêterait au pape le serment de vassalité et de fidélité, et, après la mort du duc et de sa femme Gertrude, les biens de Mathilde feraient retour intégralement à l'Eglise romaine (JAFFÉ, n. 7633). Cf. THELNER, Cod. diplom. dom. remp., t. I, p. 19. Quelle fut l'étendue de la donation de la comtesse Mathilde ? On a beaucoup disserté sur ce point. Les avis se trouvent bien partagés. Sans entrer dans cette discussion, nous allons autant que possible en préciser les résultats. Dans l'acte de donation, Mathilde dit seulement : Dedi omnia bona mea jure proprieiario. Je donne tous mes biens possédés en vertu d'un droit de propriété, c'est-à-dire ses alleux, ses terres franches de sujétion, ne relevant d'aucun seigneur. Quels étaient donc ces alleux ? Ce n'était point, comme on l'a dit, la Marche toscane, donnée en fief par l'empereur au père, et auparavant au grand-père de la comtesse. Ce n'était point non plus le comté de Ferrare, concédé par le pape, possession qui, après la mort de la vassale, devait revenir au suzerain. Rien n'est plus bizarre et plus difficile à expliquer que la répartition des alleux au milieu des fiefs. Ils sont disséminés sur [étendue du territoire. En réunissant les textes ayant rapport à la donation de la comtesse Mathilde, on voit que cette donation porte sur des terres distantes, le plus souvent, les unes des autres, et ne formant une certaine étendue que dans l'extrémité de la Romagne, proche des frontières du pays qui devint le duché de Modène. Ainsi Gavagnana, Carpi, Monte-Baranone, Carpenetto, Argellata, Bibianello, Medicina, Bondcno, Prignano, comté d'Imola, etc. (Henri DE L'EPINOIS, le Gouvernement des papes, un vol. in-12°, Paris, 2e édition, 1867, p. 43-44.)

[22] Notamment au concile de Latran de 1112, où il avait trouvé moyen de délier Pascal II de ses funestes engagements contractés envers Henri V (Historiens des Gaules, t. XII, p. 394).

[23] VACANDARD, Vie de S. Bernard, t. I, p. 317.

[24] Historiens des Gaules, t. XII, p. 366-368.

[25] Vita Bernardi, l. II, cap. VI, n. 37-38.

[26] Historiens des Gaules, t. XII, p. 395, 397.

[27] Tobie, XII, 9.

[28] S. BERNARD, Epist., CXXX. Cf. CL.

[29] Sur la date du concile de Pise, définitivement fixée par Jaffé, voir HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Histoire des Conciles, V, p. 706-707.

[30] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Histoire des Conciles, V, p. 711-713.

[31] F. CHALANDON, Hist. de la domination normande en Italie, t. II, p. 52-97.

[32] Après la conquête de l'Apulie, lorsqu'il fut question d'investir du duché un nouveau titulaire, un différend faillit brouiller le pape et l'empereur. Innocent II, s'appuyant sur des titres qui remontaient à Louis le Débonnaire, et que les empereurs Otton le Grand, Henri II, le comte Roger lui-même, avaient reconnus, réclamait la suzeraineté du duché. Lothaire opposait à ces titres l'exemple de plusieurs de ses prédécesseurs, qui avaient exercé une autorité absolue sur l'Italie méridionale. Dans l'intérêt de la paix, les deux souverains ajournèrent la conclusion du débat, et donnèrent simultanément l'investiture au nouveau duc.

[33] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Histoire des Conciles, V, 717.

[34] Romolo CAGGESE, Su l'origine della parte Gucifa e ie sue relazioni sol comune, un vol. in-8°, Firenze, 1903.

[35] Et non le 8, comme l'ont dit certains historiens. Voir HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Histoire des Conciles, V, 721.

[36] On varie, pour le chiffre, entre 500 et 1.000.

[37] Chronicon Mauriniacense, dans DU CHESNE, Hist. Franc. Scr., III, 383.

[38] La lettre de saint Bernard est, en effet, très vive, mais elle est, au point de vue disciplinaire, d'une correction irréprochable. De la décision du Saint-Père, Bernard fait appel, non pas à un concile, ni au Christ, mais au Saint-Père lui-même : J'en appelle, dit-il, de vous à vous-même. N'est-ce pas vous qui m'avez délégué dans l'affaire de la réconciliation de Pierre de Pise ? Si vous le niez, je vous le prouverai par témoins. (S. BERNARD, Epist., 213.) Cette lettre fut écrite peu de temps après le concile de Latran. Pierre de Pise répudié resta à l'écart durant tout le pontificat d'Innocent II. Du moins on ne le retrouve en possession de sa dignité que sous le gouvernement de Célestin II (JAFFÉ, n. 8433) Aux yeux d'Innocent II, et, on peut le dire, de la plupart des chrétiens de ce temps, le schisme était regardé comme le plus désastreux de tous les maux, et les perturbateurs de l'unité chrétienne commettaient un tel crime que, même après leur repentir, leur châtiment devait rester comme une réparation et un exemple.

[39] Roger II de Sicile, né en 1093, mort en 1154, était le fils de Roger Ier, mort en 1101, frère de Robert Guiscard. On donne souvent à Roger II, deuxième comte de Sicile, le nom de Roger Ier, parce qu'il en fut le premier roi.

[40] S. BERNARD, Epist., CCIX.

[41] La liberté municipale en Italie, dit le savant C. Hegel, sortit au XIe siècle de la suprématie épiscopale. — Ce fut à l'ombre du pouvoir épiscopal, dit C. Bayet, que se formèrent les municipes lombards. (Hist. gén., t. III, p.129). Cf. PROVANA, Studi critici, un vol. in-8°, 1844, cap. I, II, p. 148 ; BANAINI, Archivio istorico, XVI, p. 28 ; H. DE L'EPINOIS, le Gouvernement des papes, p. 46.

[42] Otton DE FREISINGEN, Chronicon, l. VII, cap. XXVII.

[43] H. DE L'EPINOIS, le Gouvernement des papes, p. 45-46.

[44] Otton DE FREISINGEN, dans M. G., SS., t. XX, p. 403.

[45] Il n'est pas prouvé qu'Arnaud ait été, comme le disent certains auteurs, un élève d'Abailard. Cf. COMBA, I nostri protestanti, Florence, 1895, t I, p. 173.

[46] VERNET, au mot Arnaud de Brescia, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. I, col. 1974.

[47] VERNET, au mot Arnaud de Brescia, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. I, col. 1973-1974.

[48] ROCQUAIN, la Cour de Rome et l'esprit de réforme ayant Luther, Paris, 1893, t. I, p. 199, notes.

[49] Saint Bernard, dans une lettre, lui reproche d'avoir montré trop de faveur à Arnaud de Brescia.

[50] VACANDARD, Vie de S. Bernard, t. II, p. 182-202 ; A. LUCHAIRE, dans l'Hist. de France, de LAVISSE, t. III, 1re partie, p. 4-9.

[51] JAFFÉ, n. 8653.

[52] Cette nouvelle révolte eut lieu pendant l'automne de 1144. Elle fut le point de départ d'une ère nouvelle qu'adoptèrent alors les Romains. Voir JAFFÉ, n. 8684.

[53] Sur le monastère de Saint-Césaire, voir DUCHESNE, Liber Pontificalis, t. II, p. 136, note 23.

[54] Liber Pontificalis, t. II, p. 386.

[55] Liber Pontificalis, t. II, p. 386.

[56] OTTON DE FREISINGEN, Chronicon, VII, 31.

[57] VACANDARD, Vie de S. Bernard, II, 266-267.

[58] M. G., SS., t. XX, p. 537.

[59] JAFFÉ, n. 8807-8808 ; Liber Pontificalis, t. II, p. 387.

[60] M. G., SS., t. XXIX, p. 133.

[61] Sur Arnaud de Brescia, voir VACANDARD, dans la Rev. des quest. hist., 1884, t. XXXV, p. 52-114.

[62] Selon les Annales du Mont-Cassin, Eugène III aurait séjourné à Viterbe du 15 avril 1145 à la fin de novembre de la même année (HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 797, note 5).

[63] L'ancienne Byblos de Syrie.

[64] OTTON DE FREISINGEN, Chronicon, I, VII, cap. VIII.

[65] BRÉHIER, l'Eglise et l'Orient au Moyen Age, p. 103.

[66] GUILLAUME DE TYR, XV, 3.

[67] NICÉTAS, Histor., I, 11.

[68] Titre que prirent, après la mort de Mahomet, les membres de sa famille qui régnèrent sur les musulmans.

[69] Descendants de Fatima, qui régna sur l'Afrique du Nord au commencement du Xe siècle.

[70] Nom donné aux sultans de Syrie et d'Egypte.

[71] De Ata, père, et Bey, seigneur.

[72] Otton DE FREISINGEN, Gesta Frid., I, 34, dans le Recueil des historiens des Gaules, t. XIII, p. 652.

[73] Otton DE FREISINGEN, Gesta Frid., I, 34.

[74] P. L., t. CLXXX, col. 1064.

[75] OTTON DE FREISINGEN, Gesta Frid., I, 34.

[76] VACANDARD, Vie de S. Bernard, II, 278.

[77] Ce discours ne nous a pas été conservé. À en juger par l'effet qu'il produisit, dit M. Vacandard, ce fut la plus grande action oratoire de sa vie. (Vie de S. Bernard, II, 278.)

[78] A. LUCHAIRE, dans l'Hist. de France de LAVISSE, t. III, 1re partie, p. 14-15.

[79] ODON DE DEUIL, M. G., XXVI, 64-65.

[80] S. BERNARD, De consideratione, l. II, cap. I.

[81] S. BERNARD, In contic., Sermo LXIV, n. 9.

[82] S. BERNARD, De consideratione, l. III, cap. I, n. 3.

[83] P. L., t. CLXXX, col. 249 et s.

[84] S. BERNARD, Epist., CCCXXVII.

[85] Vita Bernardi, l. III, cap. V ; S. BERNARD, Epist., CCCXXXVII.

[86] HUGO METELLENSIS, dans HUGO, Sacra antiq. monum., II, 330.

[87] S. BERNARD, Epist., CCCXXXIII.

[88] COUSIN, Œuvres inédites d'Abailard, Paris, 1836 t. I, p. 680-681.

[89] P. L., t. CLXXIX, col. 515 ; JAFFÉ, t. I, n. 8188.

[90] P. L., t. CLXXIX, col. 517.

[91] VACANDARD, Vie de S. Bernard, t. II, p. 177-178.

[92] VACANDARD, Vie de S. Bernard, t. II, p. 181.

[93] Les savantes recherches du P. Denifle et du P. Gietl ont révélé l'existence d'une école théologique relevant d'Abailard. Voir E. PORTALIÉ, à l'article Abélard (Ecole théologique d'), dans le Dict. de théol. de VACANT, t. I, col. 49-55.

[94] E. PORTALIÉ, à l'article Abélard (Ecole théologique d'), dans le Dict. de théol. de VACANT, t. I, col. 54.

[95] S. BERNARD, In contic., Sem. LXV. LXVI. Cf. P. L., t. CLXXXII, col. 676.

[96] VACANDARD, Vie de S. Bernard, t. II, 237.

[97] S. BERNARD, Serm. LXVI, n. 12.

[98] S. BERNARD, Epist., CCCLXIII, n. 6, 7 ; cf. P. L., t. CLXXXII, col. 293-295, 361-365, 434-436.

[99] Au moment où ces diverses sectes manichéennes apparaissaient en Occident, une hérésie analogue se manifestait en Orient. On s'est demandé quels rapports unissaient les sectaires d'Orient à ceux de l'Occident. Les opinions ont varié à ce sujet. (Voir L. LÉGER, dans la Rev. des quest. hist., 1870, t. VIII, p. 495, et A. RÉBELLIAU, Bossuet hist. du protest., Paris, 1891, p. 475-484.) Il est probable que l'origine de toutes les branches de cette hérésie doit être cherchée en Bulgarie. La branche orientale donna à ses adeptes le nom de bogomiles, du nom de son premier chef, le prêtre Bogomile. Au commencement du XIIe siècle, elle était dirigée par un médecin du nom de Basile. L'empereur Alexis Comnène découvrit l'existence de la secte en 118. Il condamna à mort Basile. La plupart des hérétiques abjurèrent par peur des supplices. Des missions furent organisées pour convertir ceux qui persévéraient. En 1143, deux évêques orientaux furent déposés pour avoir adhéré à l'hérésie. En 1147, le patriarche de Constantinople Cosme fut déposé à son tour pour avoir favorisé le moine bogomile Niphon. Voir E. VERNET, au mot Bogomiles, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. II, col. 926-930.

[100] S. BERNARD, In contic., Serm. LXXX, n. 5.

[101] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Histoire des Conciles, V, 832-838.

[102] F. VERNET, à l'article Gilbert de la Porrée, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. VI, col. 1354-1355. — Cf. B.-M. MARTIN, le Péché originel d'après Gilbert de la Porrée et son école, dans la Rev. d'hist. ecclés., t. XIII, 1912, p. 674-688.

[103] S. THOMAS, I. qu. 38, a. 2.

[104] R. P. DE RÉGNON, S. J., Etudes de théologie positive sur la sainte Trinité, t. II, p. 112-113.

[105] JEAN DE CORNOUAILLES, Eulogium, P. L., t. CXCIX, col. 1065.

[106] Fourier BONNARD, Hist. de l'abbaye de Saint-Victor, t. 1, p. 86. P. FRÉRET le fait naître en Flandre, aux environs d'Ypres, sinon dans la ville elle-même (la Faculté de théologie de Paris, Moyen Age, t. I, p. 6). L'Histoire littéraire (t. XII, p. 1-2) conjecture qu'il était Lorrain.

[107] Gallia christiana, t. VII, col. 664.

[108] Il ne paraît pas que les successeurs de Guillaume de Champeaux aient eu, comme auditeurs, ces foules d'étudiants qui avaient entouré la chaire du maitre.

[109] MIGNON, les Origines de la scolastique et Hugues de Saint-Victor, 2 vol. in-8°, Paris, 1895, t. I, p. 66.

[110] HUGUES DE SAINT-VICTOR, De sacramentis, l. I, part. III, cap. XXX.

[111] Principium doctrinæ est in lectione, consummatio in meditatione (HUGUES DE SAINT-VICTOR, Eruditionis didascalicæ libri septem., l. III, cap. XI, P. L., t. CLXXVI, col. 772).

[112] HUGUES DE SAINT-VICTOR, Eruditionis didascalicæ libri septem., l. III, cap. XI, P. L., t. CLXXVI, col. 772.

[113] De sacramentis, l. I, part. III, cap. X, P. L., t. CLXXVI, col. 219-220.

[114] M. DE WULF, Hist. de la philos. médiévale, p. 221.

[115] De vanitate mundi, l. I, P. L., t. CLXXVI, col. 705-706. L'érudition moderne tend à attribuer ce traité, non plus à Hugues de Saint-Victor, mais à Hugues de Fouilloi, religieux Augustin.

[116] De vanitate mundi, l. I, P. L., t. CLXXVI, col. 709-710.

[117] Epistola Osberti de morbo et obitu Hugonis, P. L., t. CLXXV, col. CLXII.

[118] VACANDARD, Vie de S. Bernard, t. II, p. 115, note 4.

[119] S BERNARD, Epist., CCCCX.

[120] P. FÉRET, la Faculté de Paris, le Moyen Age, t. I, p. 15.

[121] Gallia christiana, t. VII, p. 67 et s.

[122] L'étude critique du Livre des Sentences révèle sa dépendance à l'égard de saint Jean Damascène comme à l'égard de l'œuvre d'Hugues de Saint-Victor.

[123] Sur l'humilité de Pierre Lombard., voir l'anecdote racontée dans l'Histoire littéraire, t. XII, p. 586-587.

[124] Cf. PROTOIS, Pierre Lombard, son époque, sa vie, ses écrits, un vol. in-8°, Paris, 1881.

[125] S. BERNARD, In festo sancti Petri, n. 1. Cf. Sermo III, in Pentecosten, n. 5.

[126] VACANDARD, au mot Bernard (saint), dans le Dict. de théol., de VACANT, t. II, col. 582.

[127] P. L., t. CLXXXII, col. 941 et s.

[128] P. L., t. CLXXXII, col. 973 et s.

[129] VACANDARD, au mot Bernard (saint), dans le Dict. de théol., de VACANT, t. II, col. 752.

[130] Sermo III, n. 3.

[131] Epist., CVI.

[132] Epist., XCI.

[133] De officio episcoporum, cap. II, n. 6

[134] De consideratione, l. III, cap. IV.

[135] De consideratione, l. I, cap. VII.

[136] In contic., XVIII, 2-4.

[137] Apologie, X, 25-26.

[138] De consideratione, l. II, cap. VII.

[139] In contic., Serm. XXIII, n. 16.

[140] In contic., Serm. XX, n. 6.

[141] In contic., Serm. VII, n. 2.

[142] In contic., Serm. XLI, n. 3.

[143] In contic., Serm. LII, n. 4. Saint Bernard ne croit pas à un état proprement dit de pur amour. L'immunité de fait, dont il parle, n'appartient qu'au moment de l'extase, et l'extase est passagère. (In contic., Serm. XLI, n. 3 ; XVIII, n. 6 ; De gratia et libero arbitrio, cap. V, n. 15.)

[144] Vita Hildegard., l. I, cap. I, P. L., CXCVII, col. 95.

[145] Vita Hildegard., l. I, cap. I, P. L., CXCVII, col. 95.

[146] Dans P. L., t CXCVII. Voir P. FRANCHE, Sainte Hildegarde, un vol in-12°, Paris, 1903. — Nous avons, de sainte Hildegarde, des sortes de livrets de tragédie, mis en musique par elle-même. Dom Pothier a publié plusieurs de ses compositions musicales dans la Revue du chant grégorien.

[147] A. VILLIEN, au mot Gratien, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. VI, col. 1728.

[148] C'est la conclusion d'une savante étude de M. Paul FOURNIER, Deux controverses sur les origines du décret de Gratien, parue dans la Rev. d'hist. et de litt. relig. de mars-juin 1898.

[149] Telle est la doctrine exposée avec une grande précision par BENOIT XIV, De Synodo, l. VII, cap. XV, n. 6.

[150] P. FÉRET, la Faculté de Paris, le Moyen Age, t. I, p. XV. — La théologie et le droit canonique continuèrent cependant à exercer l'un sur l'autre une influence réciproque. Voir J. DE GHELLINCE, la Théologie chez les glossateurs du Décret, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. VI, col. 1731-1751.

[151] Ces résultats ne paraissent pas contestables. Mais dire, avec HARNACK (Précis de l'hist. des dogmes, trad. Choisy, 1893, n. 323), que le XIIe siècle se caractérise par le parfait amalgame du dogme et du droit, que la forme dogmatique s'efface complètement derrière celle du droit, c'est méconnaître absolument les nuances que comporte l'histoire ; c'est, par une affirmation massive, fausser complètement les faits historiques.

[152] De consideratione, III, 2, 6.

[153] A. DUFOURCQ, l'Avenir du christianisme, t. VI, p. 108.

[154] A. DUFOURCQ, l'Avenir du christianisme, t. VI, p. 108.

[155] Apologie, cap. V-VI.

[156] VACANDARD, Vie de S Bernard, t. I, p. 230 et s.

[157] Vita Malachiæ, cap. XVI, n. 38.

[158] VACANDARD, Saint Malachie, dans la Rev. des quest. hist. de juillet 1892, t. LII, p. 1-57. — Saint Malachie parait avoir été doué du don de prophétie. C'est sans doute à cause de son renom de prophète, qu'un inconnu lui a attribué, à la fin du XVIe siècle, une prophétie sur la succession des papes. Cette prétendue prophétie de Malachie, publiée pour la première fois en 1595, fut composée en 1590 pour soutenir la candidature du cardinal Simoncelli, qui prétendait à la tiare. Il est remarquable, en effet, que, jusqu'à Grégoire XIV, les devises s'appliquent assez bien soit aux armes, soit au lieu de naissance, soit au genre de vie de ses prédécesseurs. La devise du successeur d'Urbain VII devait être la suivante : De antiquitate urbis. Dans l'esprit du faussaire, elle convenait parfaitement au cardinal Simoncelli, natif d'Orvieto (area vetus). Mais l'élection da cardinal Sfondrate, originaire de Milan, qui prit le nom de Grégoire XIV, fit de la prophétie un logogriphe inexplicable. (VACANDARD, dans la Rev. des quest. hist. de juillet 1892, t. LII, p. 51.) Voici les principaux arguments qu'on peut faire valoir contre l'authenticité de cette prétendue prophétie : 1° Aucun auteur n'en parle avant la fin du XVIe siècle, saint Bernard, dans sa Vita Matachiæ, écrite alors que la prophétie aurait eu son accomplissement partiel par les élections de Célestin II, de Lucius II et d'Eugène III, n'y fait pas la moindre allusion. — 2° Comment attribuer une origine surnaturelle à une prophétie, qui place sur le même rang les papes et les antipapes, et qui, malgré la sentence du Sauveur, fixe, à quelques dizaines d'années près, la date de la fin du monde ? — 3° Des erreurs manifestes ont été relevées dans la prétendue prophétie. Voir le P. MÉNÉTRIER, S. J., Réfutation des prophéties faussement attribuées à saint Malachie, Paris, 1689. — 4° L'hypothèse de la composition du document en 1590, à l'occasion de la candidature de Simoncelli à la tiare, explique toutes les difficultés. — Voici, à titre de curiosité, les qualifications des papes depuis le début du XIXe siècle : Peregrinus apostolicus (Pie VI ?), Aquila rapax (Pie VII ?), Canis et coluber (Léon XII ?), Vir religiasus (Pie VIII ?), De balneis Etruriæ (Grégoire XVI ?), Cruz de cruce (Pie IX ?), Lumen in cœlo (Léon XIII ?), Ignis ardens (Pie X ?), Religio depopulata (Benoit XV ?), Fides intrepida, Postor angelicus, Postor et nauta, Flos forum, De medietate lunæ, De labore solis, De gloria olivæ. — La prophétie se termine ainsi : In persecutione extrema sacre romane Ecclesiæ, sedebit Petrus Romanus, qui pascet oves in multis tribulationibus. Quibus transactis, civitas septicollis diruetur, et Judex tremendus judicabit populum.

[159] A. DE CARNÉ, les Fondateurs de l'unité française, 2 vol. in-8°, Paris, 1856, t. I, p. 76.

[160] A. DE CARNÉ, les Fondateurs de l'unité française, t. I, p. 107.

[161] VÉTAULT, Suger, Tours, 1872, p. 166.

[162] S. BERNARD, Epist., LXXVIII, n. 1-8.

[163] A. LUCHAIRE, dans l'Hist. de France de LAVISSE, t. III, 1re partie, p. 23.

[164] S. BERNARD, Epist., CCCIX.

[165] A. DE CARNÉ, les Fondateurs de l'unité française, t. I, p. 154.

[166] JAFFÉ, Bibl. rerum germanicarum, t. I, p. 373, 499 et s. ; WATTERICH, p. 315 et s.