HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

DEUXIÈME PARTIE. — L'AFFRANCHISSEMENT DE L'ÉGLISE

CHAPITRE III. — DE LA MORT DE SAINT GRÉGOIRE VII À LA MORT D'URBAIN II. - LA PREMIÈRE CROISADE. (1085-1099).

 

 

I

La mort de Grégoire VII, suivie, à peu d'intervalle de celle de Robert Guiscard et de celle d'Anselme de Lucques[1], conseiller de Mathilde et légat du pape pour la haute Italie, fut une occasion pour l'antipape Guibert de relever la tête. Son royal protecteur reprit la lutte avec une nouvelle ardeur. Des évêques dévoués au pape avaient été réduits par la persécution à fuir vers le Danemark ; Henri distribua leurs sièges à ses créatures ; puis, pour consolider son parti en Allemagne, il fonda, sur les flancs de la Saxe et de la Bavière, le royaume de Bohème, en faveur d'un duc national, Vratislas, qui lui donnait depuis dix ans des gages d'une alliance fidèle[2]. Pendant ce temps-là, Guibert se rendait à Rome, pour y prendre la place laissée vide par Grégoire VII. Mais Grégoire, prévoyant que des troubles pourraient s'élever après sa mort, avait, dans ses derniers jours, exprimé son désir à ses cardinaux relativement au choix de son successeur. Il leur avait indiqué son ami Didier, abbé du Mont-Cassin. Didier, cardinal-prêtre de l'Eglise romaine, était universellement estimé pour sa sagesse et sa piété. Henri IV lui-même avait montré de la déférence à son égard, et l'ascendant qu'il exerçait sur les Normands était connu. Les sympathies générales du clergé et du peuple se portèrent donc vers Didier. Rome, il est vrai, était toujours divisée en deux camps ; mais le parti impérial était privé de son chef naturel depuis que le préfet de Rome avait été fait prisonnier par les Normands. Un mouvement populaire chassa de la ville l'antipape Guibert, qui se réfugia à Ravenne.

Didier cependant ne pouvait se résoudre à accepter la charge qu'on voulait lui imposer. Il rappelait que la volonté du pape Grégoire à son égard n'avait pas été exprimée d'une manière impérative. Grégoire avait, en effet, ajouté : Si Didier refuse son consentement, vous choisirez entre Anselme de Lucques, Odon d'Ostie et Hugues de Lyon[3]. Comme un parti, à la tête duquel se trouvait Jourdain de Capoue, se proposait, pour en finir plus vite, d'imposer de vive force la tiare à Didier, celui-ci quitta brusquement Rome, et retourna au Mont-Cassin. On resta ainsi dans l'incertitude jusqu'aux fêtes de Pâques de 1086, À ce moment, les cardinaux présents à Rome, craignant que l'antipape ne profitât de ce retard pour semer la division dans l'Eglise, supplièrent Didier de quitter sa retraite et de venir à Rome, sinon pour accepter le souverain pontificat, au moins pour les aider à prendre une décision ferme à ce sujet. Le 23 mai, jour de la Pentecôte, l'assemblée des cardinaux, réunie au complet dans l'église de Sainte-Lucie, au pied du Palatin, après avoir fait inutilement de nouvelles instances auprès de l'abbé du Mont-Cassin, se disposait à élire, sur son indication, l'évêque d'Ostie, Odon[4]. Mais l'un des membres du conclave fit remarquer qu'Odon, étant évêque, ne pouvait passer d'une Eglise à une autre. C'était un vain prétexte. De telles translations se faisaient toutes les fois qu'on y trouvait des raisons suffisantes. Mais les cardinaux affectèrent d'attacher à ce motif une grande importance. Didier fut alors revêtu, malgré sa résistance, du manteau rouge, et proclamé pape sous le nom de VICTOR III[5].

On n'était pas encore au bout des pénibles négociations. Le nouveau chef des Normands, Roger, fils de Guiscard, avait son candidat, un prêtre de Salerne, qu'il protégeait. Irrité de le voir écarté, il attaque l'élection de Victor III, qu'il déclare avoir été tumultueuse. Le nouvel élu, à la faveur de cet argument, dépose les insignes de la papauté, et s'enfuit de nouveau au Mont-Cassin ; puis, s'autorisant de sa qualité de légat pour la basse Italie, convoque un concile à Capoue pour procurer l'élection du pape. Sur ces entrefaites, les voix des cardinaux, naguère unanimes, se divisent. L'antipape Guibert profite de cette division pour rentrer à Rome. Mais la comtesse Mathilde y arrive avec une armée, et chasse l'intrus, à la grande joie de la population, qui reste fidèle, dans son ensemble, à la cause de Didier. Alors le préfet de Rome, le prince Jourdain de Capoue et le duc Roger lui-même, cédant aux vœux du peuple et du clergé, font auprès de Didier de telles instances qu'ils le décident à se laisser consacrer le 9 mai 1087. L'interrègne avait duré environ un an.

Le pape qui venait de s'asseoir sur le trône de saint Pierre appartenait à une famille princière de Bénévent. Successivement moine à l'ermitage de Sainte-Agathe, puis à l'abbaye de Sainte-Sophie de Bénévent, et enfin à-celle du Mont-Cassin, il avait été élu abbé de ce dernier monastère en 1058. L'année suivante, le pape Nicolas II lui avait confié la pourpre cardinalice. On l'avait vu se passionner pour la grandeur de son abbaye du Mont-Cassin. Il y avait édifié une riche bibliothèque, une immense salle capitulaire, une basilique grandiose, et l'avait enrichie de statues, de mosaïques et d'objets d'art de toutes sortes. Il avait su, en même temps, par d'habiles travaux de défense, protéger efficacement son monastère contre les pillages des Normands, qui. installés dans l'Italie méridionale, y multipliaient leurs dévastations.

La situation de l'Eglise, au moment où Victor III prit possession du Saint-Siège, n'était pas sans inspirer de graves inquiétudes Les relations avec le roi de France, Philippe Ier, avaient revêtu, il est vrai, un caractère plus amical, et le roi d'Angleterre, Guillaume le Conquérant, malgré bien des empiétements sur le domaine spirituel, donnait au Saint-Siège de sérieux gages d'attachement. Mais, du côté de l'Italie et de l'Allemagne, tout était à redouter. En Italie, la prise de possession du trône pontifical par Victor III n'avait pu se faire que par l'intervention des armes normandes, et l'Allemagne se partageait eu deux camps bien distincts : la région de l'Est, fidèle à l'Eglise romaine, et celle de l'Ouest, obstinément attachée à la cause de l'empereur Henri IV.

Le nouveau pape s'efforça de continuer, dans sa politique, les traditions glorieuses de Grégoire VII. Mais, constamment malade pendant les quatre mois qui s'écoulèrent entre le jour de sa consécration (8 mai 1087) et celui de sa mort (16 septembre), il n'eut pas le temps de laisser son empreinte dans l'œuvre de la réforme.

S'il fallait en croire le chroniqueur Pierre Diacre, Victor II aurait, dans un concile de Bénévent, tenu en 1087, formulé un programme énergique de gouvernement : refuser tout compromis avec l'antipape Guibert, repousser toute entente avec l'empereur Henri IV, et poursuivre, malgré tout et contre tous, l'œuvre entière de Grégoire VII. Mais la véracité du chroniqueur dans la relation de ce concile de Bénévent a été contestée. On la trouve encadrée de trop de récits manifestement légendaires. La tenue de l'assemblée ne parait pas, du reste, pouvoir être mise en doute. D'autres annalistes, tels que le rédacteur des Annales Beneventini, la mentionnent expressément.

En somme, écrit le plus récent historien de Victor III[6], il serait injuste de porter sur ce pape un jugement- quelconque. Suivant certains historiens, il aurait rompu avec les directions de son prédécesseur. Tandis que Grégoire VII avait lutté pour imposer au monde la domination du Saint-Siège, il aurait reculé d'un pas et se serait modestement contenté de condamner l'investiture laïque. Pour d'autres, il aurait clairement affirmé sa volonté de continuer l'œuvre de Grégoire VII, tout en y apportant un tempérament différent et en usant de la diplomatie plutôt que des armes spirituelles ou temporelles. En résumé, Victor III reste un personnage plutôt effacé, qui fait pâle figure entre Grégoire VII et Urbain II. Son avènement a failli être fatal à l'Eglise en déchaînant une crise intérieure très grave, mais, grâce à l'esprit de discipline dont ont fait preuve les vrais grégoriens, tels que Hugues de Lyon et Eudes d'Ostie, non seulement tout danger est conjuré, mais l'unité de l'Eglise s'est magnifiquement affirmée et l'œuvre grégorienne est restée intacte.

Confident des idées de Grégoire VII, Victor III ne pouvait oublier, au milieu même des combats qui s'attaquaient à son propre pouvoir et à sa personne, le péril musulman. Cet homme vraiment apostolique, dit le chroniqueur du Mont-Cassin[7], brûlait du désir de briser la puissance des Sarrasins d'Afrique. Après avoir recueilli à ce sujet les avis des évêques et des cardinaux, il rassembla une armée composée de presque tous les peuples chrétiens d'Italie. Ces guerriers vinrent recevoir de sa main l'étendard de saint Pierre. Le pontife leur donna l'absolution de tous leurs péchés, et les envoya combattre les Sarrasins sur la côte africaine. Sous les auspices de Dieu, leur flotte aborda heureusement au rivage infidèle. La capitale du pays fut emportée d'assaut, après un combat où deux raille Sarrasins trouvèrent la mort. L'intervention divine dans la victoire des chrétiens fut si manifeste que, le soir même de cette glorieuse journée, la nouvelle en arrivait miraculeusement en Italie.

Victor III n'était plus de ce monde. Atteint, pendant le concile de Bénévent, de la fièvre qui devait l'emporter, il s'était retiré, trois jours avant la clôture de l'assemblée, au monastère du Mont-Cassin. Il y mourut le 16 septembre 1087, après avoir engagé les cardinaux qui l'entouraient à choisir pour futur pape, conformément aux avis de Grégoire VII, Odon d'Ostie[8]. En 1727, le pape Benoît XIII a autorisé la célébration de la fête de Victor III dans le monastère du Mont-Cassin, et en quelques autres lieux déterminés. L'Eglise l'honore du titre de Bienheureux[9].

 

II

Comme Grégoire VII et Victor III, Odon d'Ostie était moine, et il appartenait à cet ordre de Cluny où les papes précédents étaient allés chercher leurs meilleures inspirations de réforme, où ils avaient trouvé leurs auxiliaires les plus dévoués.

De race française, né à Châtillon-sur-Marne, au territoire de Reims, d'un père chevalier, vers l'an 1042[10], Odon avait fait ses premières études à Reims sous la direction de saint Bruno. Elevé jeune encore à la dignité de chanoine, puis d'archidiacre de l'Eglise de Reims, il avait bientôt, à l'exemple de son maitre Bruno, dit adieu au monde, pour mener, au monastère de Cluny, puis au monastère de la Cava, en Italie, la vie du moine le plus humble et le plus austère. En 1078, le pape Grégoire VII, qui aimait à confier les Eglises aux moines formés à Cluny, le chargea de gouverner le diocèse d'Ostie, naguère illustré par saint Pierre Damien. Il devint dès lors un des conseillers les plus intimes du grand pontife[11].

Au point de vue physique, entre Hildebrand et Odon d'Ostie le contraste était frappant : Odon était de haute taille et parlait d une Son portrait voix forte ; c'est ce qui avait manqué à Grégoire VII. Les caractères présentaient aussi quelques dissemblances ; celui d'Odon, moins fortement trempé, avait quelque chose de plus doux et de plus aimable, qui séduisait au premier abord ceux qui l'approchaient. Mais leurs idées sur le gouvernement de l'Eglise étaient identiques. Résolu à marcher sur les traces de notre bienheureux Père, le pape Grégoire, écrira-t-il plus tard[12], je rejette tout ce qu'il a rejeté, je condamne tout ce qu'il a condamné, j'aime tout ce qu'il a aimé, et je m'associe en toutes choses à ses pensées et à ses actes.

La Chronique du Mont-Cassin raconte ainsi l'élection d'Odon  d'Ostie au souverain pontificat. Le 9 mars 1088, les cardinaux et les évêques romains, auxquels s'étaient joints quarante évêques ou abbés, s'étant réunis à Terracine, en Campanie, dans l'église du Prince des apôtres l'évêque de Tusculum, debout au milieu de l'assemblée, rappela dans l'ordre tout ce que le pape Grégoire, et, après lui, le pape Victor, avaient statué relativement à l'élection pontificale. Il fut décidé ensuite que les trois jours suivants seraient consacrés au jeûne à la prière et aux aumônes, afin que le Dieu tout-puissant daignât éclairer l'assemblée. Le dimanche suivant, les trois cardinaux de Tusculum, de Porto et d'Albano montèrent à l'ambon, et, au milieu du silence général, déclarèrent, d'une seule voix, qu'il leur plaisait de choisir l'évêque Odon pour le souverain pontificat. Tous crièrent alors, avec un accord admirable, que l'évêque Odon était digne d'occuper le Siège apostolique[13]. L'évêque d'Albano ajouta qu'il leur plaisait de l'appeler Urbain, deuxième du nom. C'était le 12 mars 1088.

URBAIN II est surtout connu comme le promoteur de la première croisade. La croisade est bien, en effet, l'entreprise la plus caractéristique de son pontificat. Mais son œuvre peut être envisagée à un point de vue plus général. Elle complète celle de Grégoire VII et prépare celle d'Innocent III. Entre Grégoire VII, qui a lutté pour l'affranchissement de la chrétienté, et Innocent III, qui l'organisera, Urbain II travaillera à en établir la solide unité ; et cette unité se fera surtout par la croisade. C'est, en effet, par la croisade que le morcellement féodal, à la veille de devenir une cause d'anarchie, retrouvera sa cohésion sous l'inspiration d'une pensée commune, et que des provinces, des nations, jusque-là hostiles, se rangeront, à la voix du pontife romain, sous le même étendard.

Cette entreprise toutefois ne pourra se réaliser qu'après l'affermissement de l'œuvre libératrice commencée par Grégoire VII. Un antipape audacieux menace toujours le Saint-Siège ; des princes ambitieux n'ont pas encore définitivement renoncé à leurs prétendus droits d'investiture ; les ravages de la simonie et de l'incontinence sévissent toujours dans le corps des pasteurs Ces trois maux solliciteront d'abord la sollicitude d'Urbain II, avant qu'il ne soulève la chrétienté contre les infidèles pour la conquête du tombeau du Christ.

 

III

De tous les nommes que les papes ont vu se dresser devant eux, pour leur disputer leur autorité légitime, il n'en est point qui ait égalé, en activité, en obstination, en audace, l'antipape Guibert. Chassé deux fois de Rome, aux applaudissements du peuple fidèle, il y revenait, en 1089, braver le nouveau pape, et y tenait, avec le concours de quelques évêques gagnés à sa cause, au mois de juin, un prétendu concile, qui excommuniait Urbain II, relevait Henri IV de la sentence d'anathème prononcée contre lui. et condamnait, par ailleurs, la simonie et l'inconduite des clercs[14]. En même temps les partisans de l'intrus se livraient à toutes les violences. L'ancien évêque de Sutri, Bonizo, depuis évêque de Plaisance, connu pour son dévouement au Saint-Siège, fut fait prisonnier par les schismatiques ; on lui creva les yeux, et ou le massacra après mille tortures[15].

De pareils attentats se produisaient en Allemagne. Burchard, évêque d'Halberstadt, surpris à Goslar, où il venait traiter avec les impérialistes, avait été accablé de coups de pierres et percé de coups de lances ; il était mort, quelques jours après, de ses blessures, dans l'abbaye d'Ilsembourg, en chantant une hymne au prince des apôtres[16]. Sa mort, bientôt suivie de celles de Wigold d Augsbourg et de Gebhard de Salzbourg, ne laissait plus en Allemagne que quatre évêques sur le dévouement desquels le Saint-Siège pût compter : Hermann de Metz, Adalbéron de Würzbourg, Altmann de Passau et Gebhard de Constance.

C'est principalement sur Gebhard qu'Urbain II allait s'appuyer pour la restauration religieuse. Il le connaissait, pour l'avoir sacré, lors de sa propre légation dans le pays. Il l'établit légat apostolique pour toute l'Allemagne, la Bavière, la Saxe et les contrées voisines. La lettre qu'il lui écrivit à cet effet est datée du 18 avril 1089. Elle est d'une particulière importance, à cause de la gravité de ses décisions. Le pape y confirmait d'abord la sentence d'excommunication lancée par Grégoire VII contre l'antipape Clément III, le roi Henri et leurs fauteurs. Les règlements que cette lettre renferme, relativement aux mesures à prendre envers les excommuniés, ont, depuis, fait loi sur la matière, et, dans les conciles qui ont suivi, l'Eglise n'a pas cherché de règles de droit plus autorisées. Yves de Chartres et Gratien les ont, du reste, insérés dans leurs décrets[17]. Berthold appelle cette lettre Décrétale ; et Baronius lettre synodale, parce qu'elle fut écrite en synode. Le pontife y déclare, en effet, qu'il l'a écrite après avoir pris l'avis de ses frères et mûrement réfléchi sur la question de l'excommunication. On peut y juger de la parfaite prudence et de la miséricordieuse fermeté dont fit preuve Urbain II. Il fallait, dans ces temps de malheur, où le vertige était dans tous les esprits, user d'une très grande sagesse pour ne pas énerver la discipline ecclésiastique par une trop grande facilité à recevoir les tombés, et, d'un autre côté, la modération était nécessaire pour ne pas outrer le châtiment à l'égard de ceux qui avaient pu être plus faibles ou légers que pervers. Et l'on comprend que la légèreté ou la faiblesse étaient possibles quand les factieux de Guibert employaient l'argent et la séduction pour enrégimenter des partisans, d'autant que les relations sociales devenaient extrêmement difficiles à cause de la multiplication malheureuse des censures. Aussi le prudent pontife voulut-il distinguer plusieurs sortes d'excommuniés : les opiniâtres et les timides. À chaque catégorie il affecte des pénitences différentes. Ainsi, pour ceux qui communiquent avec les anathématisés, nous ne les excommunions pas, dit-il, mais, comme ils ont contracté une souillure par leur contact, nous ne pouvons les recevoir dans notre société chrétienne sans pénitence et absolution. Les saints canons portent l'anathème contre ceux qui ont des rapports avec les excommuniés. Mais, voulant tempérer les modes de pénitence et d'absolution, nous décidons que quiconque, soit ignorance, soit crainte ou nécessité, aura eu contact ou commerce avec les excommuniés, ou bien contracté une tache par l'effet de leurs prières ou de leurs marques d'affection, pourra recouvrer les faveurs de la société des fidèles avec une pénitence moindre et l'absolution. Mais ceux qui seraient tombés librement ou par une négligence grave, nous voulons que les mesures disciplinaires leur soient appliquées dans leur rigueur, afin d'inspirer une crainte salutaire aux autres[18]. D'ailleurs Urbain II déclare qu'en déterminant ainsi divers degrés de pénitence, il ne fait que marcher sur les traces de Grégoire VII, dont il confirme les décisions sur la manière de traiter les excommuniés[19] ; seulement, avec l'assistance divine, il en détermine l'esprit et l'application pratique. Et certainement, dans la pensée du pape Urbain II, c'est un esprit de modération[20]. On le voit manifestement dans cette lettre, écrite à Guillaume, archevêque de Rouen : Nous recommandons à votre fraternité d'user de miséricorde envers nos fils, porteurs des présentes lettres ; quand donc ils auront accompli en exil un an de la pénitence qui leur est imposée, renvoyez-les dans leur patrie pour achever le reste, eu ajoutant toutefois quelque pénitence de plus en compensation de l'exil. C'est qu'en effet leurs femmes, leurs enfants, même leurs mères en veuvage, ont grandement besoin de leur appui, comme eux-mêmes me l'ont raconté avec larmes[21].

Dans un même esprit de sage apaisement et de zèle évangélique, le pape Urbain II encourageait son infatigable auxiliaire en Allemagne. Gebhard de Constance, à ne point se contenter de fulminer des anathèmes, mais à travailler à propager autour de lui, parmi les fidèles, la vie chrétienne. On vit, en effet, surgir, à cette époque, autour du monastère de Hirschau, où Gebhard avait fixé sa résidence, une nouvelle forme de vie religieuse, qu'il importe de remarquer. De nombreux laïques, de tout rang et de tout sexe, se faisaient affilier aux monastères, entretenaient avec eux des relations suivies, recevaient d'eux des directions spirituelles pour l'organisation de tiers ordres leur vie et de leurs bonnes œuvres. Sans être ni clercs, ni moines, dit Bernold[22], ces laïques ne laissaient pas d'égaler parfois clercs et moines en mérites et en vertus. C'était la première ébauche de l'organisation qui devait, au XIIIe siècle, trouver sa forme définitive dans les tiers ordres. Mais cette nouveauté de vie trouva des censeurs malveillants. Urbain II en prit hardiment la défense Il parait, écrivit-il aux prélats des monastères, que certains se permettent d'attaquer l'usage, qui existe chez vous, d'admettre de simples fidèles à l'obédience monastique. Quant à nous, qui en avons constaté de nos yeux les merveilleux effets et le jugeons d'autant plus louable qu'il renouvelle les coutumes de l'Eglise primitive, nous l'approuvons comme catholique et saint, et le confirmons de toute notre autorité apostolique[23]. Sous les auspices du zélé pontife, la pieuse institution se développa rapidement. On vit des villages entiers de la Souabe se mettre sous la dépendance des institutions monastiques, et un profond esprit de piété, d'austérité, de régularité, pénétrer les familles et la société.

Ce mouvement exaspéra le roi de Germanie. Les moines avaient toujours été les meilleurs soutiens de la papauté contre le schisme ; cette extension de leur influence pouvait porter un coup funeste à la cause d'Henri IV et de Guibert. La violence des schismatiques ne connut plus de bornes. Un prêtre milanais, Luitprand, fut mis à mort à peu près de la même manière que l'évêque Bonizo. Les schismatiques, pour raffiner dans la cruauté, lui coupèrent le nez et les oreilles[24]. À Strasbourg, le comte Hugues d'Egenthein rut assassiné à côté de l'évêque. Des armes spirituelles et des instruments de propagande religieuse, des anathèmes et des confréries ne pouvaient suffire à prévenir et à réprimer de pareils attentats. La force matérielle pouvait seule mettre une barrière à ces violences. Urbain II se souvint des paroles écrites, peu de temps avant sa mort, par Bonizo, le martyr : Ce n'est point injustice que de combattre par les armes des bandits armés ; ce n'est point un crime que d'abattre des criminels[25]. Il se tourna vers les Normands et vers les Toscans.

Les deux chefs des Normands étaient alors le fils de Guiscard, Roger, à qui Urbain II avait renouvelé l'investiture des duchés d'Apulie et de Calabre, et un frère de Guiscard, du même nom de Roger, qui devint comte de Sicile[26]. Ce dernier est resté un héros légendaire dans les chroniques, qui le dépeignent beau et grand, habile dans ses discours et terrible à la guerre, brandissant son épée dans les batailles comme une faux qui fauche l'herbe verte et renversant ses ennemis comme ferait un coup de vent[27].

Urbain eut avec les deux princes normands plusieurs entrevues dans l'Apulie, à Bantino, et à Troïna, en Sicile[28]. Mais l'armée normande, alors très occupée de ses conquêtes particulières, n'était pas prête à entrer immédiatement en campagne pour la cause du pape, qui n'obtint de ses chefs, pour le moment, que des promesses de dévouement au Saint-Siège.

Plus ardente dans son zèle était, en Toscane, la jeune veuve du duc Gottfried III, cette vaillante comtesse Mathilde, que les chroniqueurs ont appelée la Débora italienne, et que le peintre florentin Cimabue a représentée sous les traits d'une vierge habillée en guerrier. portant d'une main une grenade, symbole de pureté. et conduisant de l'autre un cheval fougueux. Mais la puissance de Mathilde était bien affaiblie. Henri IV lui avait confisqué ses biens de Lorraine et paralysait ses forces dans l'Italie du nord par les fortes positions qu'il y occupait. Sur ces entrefaites, le duc de Bavière, Welf ou Guelfe IV, prince sincèrement dévoué à la défense de l'Eglise, soumit au pape Urbain le projet d'une alliance destinée à resserrer les liens qui unissaient les champions du Saint-Siège. Il proposait d'unir, par un mariage, son jeune fils Guelfe V à la comtesse Mathilde. La disproportion d'âge entre le prince, qui n'avait que dix-huit ans, et la veuve de Gottfried, qui avait dépassé la quarantaine, était le seul obstacle à l'union projetée. Le pape, qui connaissait l'élévation et la pureté de sentiments de la comtesse, lui conseilla de consentir à ce mariage, qui devait rester purement nominal, mais qui, au point de vue de l'organisation des forces catholiques, offrait l'immense avantage de confédérer la Bavière et la Toscane, c'est-à-dire l'Allemagne du Sud et l'Italie du Nord. On opposerait ainsi aux empiétements des souverains allemands un boulevard presque invincible. Le pape pressentait peut-être déjà le grand rôle que le parti des Guelfes devait jouer dans l'histoire en faveur de la papauté[29]. Le mariage projeté eut lieu. Hâtons-nous de dire que cette première intervention des Guelfes dans la politique pontificale n'obtint pas les heureux résultats qu'on en avait espérés. Le jeune Guelfe V, lorsqu'il s'aperçut que la comtesse avait, par un testament daté de 1077, disposé de ses biens en faveur de l'Eglise romaine, et qu'il n'obtenait pas ainsi les avantages matériels qu'il avait convoités dans cette union, abandonna son épouse. Quant au roi Henri, ce mariage l'exaspéra ; et le pape Urbain se retrouva, dépourvu des secours sur lesquels il avait compté, en présence d'adversaires plus irrités que jamais.

 

IV

Au moment du mariage de la comtesse Mathilde avec le duc de Bavière, en 1089, l'antipape Guibert avait été expulsé de Rome[30], et le roi Henri lui-même, découragé, avait été sur le point d'abandonner la cause de son protégé[31] ? Mais le parti du schisme lui fit abandonner son projet. Au printemps de 1090, s'étant attaché par des faveurs la maison ducale de Carinthie et d'Istrie[32], il envahissait l'Italie, ravageait les Etats de Mathilde, mettait le siège devant Mantoue, s'en emparait par trahison, rétablissait Guibert dans Rome[33], et nommait un grand nombre d'évêques intrus. Urbain II fut obligé de fuir la Ville éternelle ; la comtesse Mathilde, cédant aux plaintes de ses sujets écrasés, de ses troupes décimées, entra en pourparlers avec Henri IV, et se décida finalement à reconnaître l'autorité de l'empereur à la seule condition qu'il abandonnerait la cause de Guibert. Elle ne donna pas suite, d'ailleurs, à ce projet, et n'eut pas lieu de le reprendre, la fortune ayant bientôt tourné en sa faveur.

On était arrivé au printemps de 1093. Cette année fut désastreuse pour la cause d'Henri IV.

Le roi avait un fils. Conrad, qu'il avait fait couronner roi des Romains à Aix-la-Chapelle le 30 mai 1087, et destiné au gouvernement de l'Italie. C'était alors un jeune homme de vingt ans, que l'annaliste saxon nous représente comme doux, compatissant aux misérables, aimant les choses de l'esprit, doué toutefois d'une volonté ferme, capable d'initiative et de hardiesse, par-dessus tout attaché à la religion catholique et dévoué au Saint-Siège. Henri espérait que les qualités du jeune prince, la saine popularité dont il jouissait, lui concilieraient les esprits en Italie. Il comptait sans la droiture et la pureté de conscience de son fils. Les ignobles spectacles dont celui-ci fut le témoin à la cour. et au foyer même de son père, le révoltèrent[34]. Il s'enfuit de la cour, et, comme le roi voulait le faire arrêter, il chercha un asile auprès de la comtesse Mathilde. Peu de temps après, Anselme, archevêque de Milan, le couronna à Monza roi d'Italie. Les adversaires d'Henri IV avaient désormais un chef autour duquel ils pouvaient se grouper[35].

Vers la fin de cette même année 1093, la reine de Germanie elle-même, Praxède, princesse russe[36], qu'Henri IV avait épousée en secondes noces pendant l'été de 1089, et qu'il maltraitait depuis lors, s'échappa de la prison de Vérone où son mari la tenait enfermée, et se réfugia à son tour auprès de la comtesse Mathilde. Durant la semaine sainte de 1094, elle se rendit au concile que Gebhard de Constance tint dans sa ville épiscopale, en qualité de légat du pape, s'y plaignit des mauvais traitements dont elle avait été victime de la part de son mari, et contribua beaucoup par là à exciter les esprits contre le roi[37].

Ces événements donnèrent au parti catholique un élan nouveau. Milan, Crémone, Lodi. Plaisance, formèrent une ligue qui devait durer vingt ans. Les troupes fidèles au pape occupèrent les gorges des Alpes. en vue de barrer le passage aux armées impériales qui seraient envoyées d'Allemagne comme renfort à celles de Lombardie. On vit alors, de nouveau, la comtesse Mathilde monter à cheval, et, suivant les expressions d'un chroniqueur[38], mener aux combats, elle simple femme, des masses d'hommes de fer.

Désespéré, l'empereur[39] se retira dans une forteresse, y vécut quelque temps caché, faillit même s'y donner la mort. On arriva à temps pour l'en empêcher[40]. Le moment était, de fait, des plus critiques pour lui. L'effervescence de ses ennemis était à son paroxysme. C'est sans doute à cette époque que le pape Urbain dut intervenir, pour modérer les ardeurs des soldats, par un rescrit qu'Yves de Chartres et Gratien ont inséré dans leurs décrets. Il y disait que si l'on ne doit pas considérer comme homicides ceux qui, dans une guerre juste, comme la guerre actuelle, mettent à mort leurs ennemis, il convient cependant de leur imposer une pénitence proportionnée, à cause de la perversité possible de leurs intentions[41].

Vers la fin de l'année 1093, le pape jugea que le moment était venu pour lui de reprendre possession de Rome. Le jour de Noël de cette année, accompagné d'Yves de Chartres[42]. Il y fit sa rentrée pacifique, sans avoir eu besoin de recourir aux armes, sans que cette rentrée fût l'occasion d'aucunes représailles contre ses ennemis. Mais ceux-ci, encore nombreux à Rome, ne désarmèrent pas. Pour échapper à leurs complots, Urbain dut se retirer dans la maison des Frangipani. La famille des Frangipani était devenue, comme celle des Crescencius, une vraie puissance. Installée au Palatin, elle avait, en transformant plusieurs monuments antiques en tours féodales, établi une vaste enceinte fortifiée, comprenant, avec le Palatin, le Colisée, la Voie sacrée, les arcs de Constantin et de Titus, le grand Cirque. Les partisans de Guibert ne pouvaient espérer déloger le pape de cette forte position ; ils ne pouvaient songer, d'autre part, à ramener à Rome l'antipape, réfugié auprès d'Henri IV. La situation des deux partis semblait sans issue. La cupidité des guibertistes en trouva une. Quelques jours avant la fête de Pâques de 1091, le capitaine, à qui Guibert avait confié la garde du palais et de la basilique de Latran, offrit au pape de les lui céder contre argent comptant. Mais le Saint-Siège était pauvre. Urbain fit appel à la France, éternelle trésorière de la papauté[43]. Le secours lui vint de plusieurs collectes ordonnées par les évêques français[44], et surtout du célèbre abbé Geoffroy de Vendôme, qui avait déjà franchi douze fois les Alpes et subi trois fois la prison pour la cause de l'Eglise romaine[45], et qui, apprenant la détresse du Saint-Père, lui remit douze mille sols d'or, c'est-à-dire la valeur de cent marcs d'argent[46]. Au mois de mai 1094 Urbain II put enfin reprendre possession du Latran, qui n'avait plus revu dans ses murs de pontife légitime depuis le jour où Grégoire VII en avait été chassé par Henri IV avec l'argent des Byzantins.

Une calamité nouvelle, la peste, qui sévit dans presque toute l'Europe, en l'année 1094, ne contribua pas peu à ramener les âmes à Dieu, les princes à la paix. Ce fléau fit plus particulièrement des ravages en Germanie. Dans la seule ville de Ratisbonne, huit mille cinq cents victimes succombèrent dans l'espace de trois mois. D'après les chroniques, dans un seul bourg, il périt onze cents hommes en six semaines, et, dans un autre, quarante hommes en un jour. Cette calamité corporelle, dit l'historien d'Urbain II[47], fut la source d'un grand bien pour les âmes. Ceux qui étaient atteints voyaient la mort de trop près pour ne pas s'y préparer sérieusement. Quant aux survivants, ils étaient tellement frappés du spectacle de ce fléau, qui les laissait seuls debout au milieu de tant de victimes, que d'eux-mêmes ils renonçaient entièrement au péché. Les conversions abondèrent. La plupart des schismatiques revinrent de leurs égarements. Urbain II avait donné, particulièrement aux chanoines de Marbach, qui venaient d'être fondés par Manégold de Lauterbach, la faculté de recevoir les égarés dans la communion de l'Eglise. On arrivait en foule à Marbach pour se faire absoudre. Alors un souffle nouveau de vie chrétienne passa sur ces contrées assoupies ou perverties, les abbayes se multiplièrent, et les clercs indignes, dont on repoussait le ministère sacrilège, furent plus que jamais mis au ban de la société.

 

V

La période d'apaisement qui s'était ouverte en l'an 1094, permit au pape de s'occuper plus activement de la réforme de l'Eglise dans les diverses nations. H n'en avait jamais été détourné par les graves sollicitudes qui lui étaient venues du côté de l'Allemagne. La France, l'Angleterre, l'Espagne, la Sicile, avaient été l'objet d'une grande part de ses préoccupations.

Il était naturel qu'une grande partie de la tendresse d'Urbain II se portât sur la fille aînée de l'Eglise, qui était en même temps sa mère patrie. Or le roi de France, Philippe Ier, affligeait son cœur par un double scandale. Non content de combattre la réforme ecclésiastique dans son gouvernement, il donnait l'exemple de l'inconduite dans sa vie privée. Nous avons déjà vu Philippe Ier, soutenu par une partie de l'épiscopat français, essayer de repousser la réforme que prêchait et imposait Grégoire VII. Son opposition s'accentua sous Urbain II. Le roi de France, dit un historien[48], trouvait trop d'avantages à pratiquer la simonie, et comprenait, d'ailleurs, que le triomphe des idées réformistes diminuerait fatalement le pouvoir de la royauté sur les seigneuries d'Eglise... Tirant sa principale ressource des évêchés et des abbayes de son domaine, vivant de ses clercs beaucoup plus que de ses vassaux laïques, il ne voulait point favoriser une révolution qui l'aurait appauvri. Son opposition devint particulièrement violente quand le pape, non content de combattre les prétendus intérêts de son royaume, condamna les scandales de son foyer.

En 1092, dit le chroniqueur Ordéric Vital[49], arriva en France un événement scandaleux qui jeta le trouble dans le royaume. La comtesse d'Anjou, Bertrade de Montfort, craignant de se voir traitée par son mari comme l'avaient été, avant elle, deux autres femmes qu'il avait épousées, et d'être rejetée comme une vile courtisane ; persuadée d'ailleurs qu'elle avait assez de beauté pour plaire au roi Philippe et assez de noblesse pour être reine, lui envoya un message et lui découvrit la passion qu'elle avait dans le cœur. Elle aimait mieux, disait-elle, abandonner son mari pour en épouser un autre, que d'être honteusement délaissée. Le roi ne fut pas insensible à cette déclaration d'une femme voluptueuse ; il consentit au crime, et reçut Bertrade avec empressement dès qu'elle arriva en France. Quant à sa propre femme, Berthe, fille de Florent, comte de Hollande, reine noble et vertueuse, qui l'avait fait père de Louis et de Constance, il la répudia. La saine partie du clergé de France, encore très nombreuse, s'indigna. Que personne, s'écrie Hugues de Flavigny, ne s'irrite contre moi, si j'ose censurer amèrement la conduite du prince, sans égard pour le nom et la majesté du trône. Quand on nous empêcherait d'écrire, la France entière élèverait la voix, et tout l'Occident ne pourrait ignorer le crime de Philippe. Pour sonner à cette affaire une apparente légalité, le roi essaya de gagner à sa cause le grand canoniste Yves de Chartres. Il mit en avant un prétexte de parenté, prétendit avoir pour soi l'approbation du pape et de plusieurs évêques, et invita Yves à se rendre à Paris pour la solennité du mariage. Yves répondit n'avoir aucune connaissance de l'autorisation des évêques et du pape, et déclara qu'il n'assisterait au mariage que si les causes du divorce étaient canoniquement établies dans un concile régulier. J'aimerais mieux, ajouta-t-il, qu'on me jetât dans l'eau avec une meule au cou que d'être une pierre d'achoppement pour les faibles[50]. En même temps, l'évêque de Chartres envoya à tous les évêques invités une copie de sa lettre adressée au roi. Je vous supplie, leur disait-il, de ne pas rester comme des chiens muets qui n'ont pas le courage d'aboyer, mais d'être comme de vigilantes sentinelles, de sonner de la trompette[51]. À l'archevêque de Reims, qui avait le droit exclusif de bénir le mariage royal, il écrivait : Je compte sur votre religion pour ne rien dire ni faire, dans une question si périlleuse, qui ne soit appuyé sur l'autorité et sur la raison[52].

Dans cette circonstance, le pape fit preuve, comme toujours, d'une paternelle et patiente fermeté. Le pieux pontife, dit Ordéric Vital, envoya en France des légats apostoliques, et, par ses lettres et la voix des prêtres, il avertit, supplia, réprimanda ce roi égaré, qui avait répudié son épouse légitime pour contracter avec une autre, contrairement à la loi divine, une alliance adultère[53]. J'ai vu des lettres, dit Yves de Chartres, que le seigneur pape Urbain envoyées aux archevêques et évêques du royaume, leur demandant d'amener le roi à la raison, ou, s'il s'y refusait, de le contraindre à s'amender par la menace des foudres ecclésiastiques[54]. Le roi passa outre, fit bénir son mariage, à défaut de l'archevêque de Reims, qui s'y refusa, par l'évêque de Senlis, et fit arrêter Yves de Chartres. Mais le pape écrivit à l'archevêque de Reims, Raynald, une lettre énergique, pour lui reprocher d'avoir laissé son suffragant, l'évêque de Senlis, obéir aux caprices du roi, et pour lui demander de faire mettre l'évêque de Chartres en liberté. Pressez le roi, lui disait-il, pour la délivrance de votre frère l'évêque de Chartres ; si celui qui le tient captif ne vous écoute pas, excommuniez-le, et jetez l'interdit sur ses châteaux et ses terres[55].

Par manière de réponse, le roi réunit à Reims, en synode, trois archevêques et huit évêques, qu'il avait réussi, en les comblant d'honneurs, à entraîner dans son parti. Les Pères de ce concile, qui s'ouvrit le 18 septembre 1094, furent-ils favorables au  divorce royal ? On ne peut guère le soutenir, puisque les documents font défaut. Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'ils usèrent d'une grande modération. Mais le concile d'Autun allait, un mois plus tard, revenir sur cette affaire[56].

Ce dernier concile se réunit le 25 octobre 1094, sous la présidence d'Hugues de Lyon, nommé, à la demande d'Yves de Chartres, légat pontifical pour la France. L'ancien évêque de Die, autrefois si ardent pour la défense des droits du Saint-Siège, avait eu, sous Victor III, un fléchissement passager, qui l'avait fait écarter des affaires[57] ; mais Yves de Chartres était maintenant à côté de lui pour stimuler son zèle. Il lui écrivait[58] : Ne soyez pas de ces médecins timorés qui aiment leur tranquillité plus que le salut des malades... Quand même Hérodiade danserait devant Hérode, demanderait la tête de Jean et l'obtiendrait de l'infâme, c'est à Jean de crier : Non licet ! Hugues ne resta pas sourd à ces conseils. En présence de trente-deux évêques et de nombreux hauts personnages assemblés[59], il renouvela l'anathème porté contre Henri IV et Guibert, et prononça l'excommunication contre le roi de France, coupable de s'être remarié du vivant de sa femme[60].

L'émoi fut grand dans les Gaules. À la fin du XIe siècle, le terme d'excommunication n'avait pas encore le sens précis, qu'il acquit vers le XIIe et le XIIIe siècle, de censure particulière, bien distincte de la suspense et de l'interdit. Quand elle était prononcée d'une manière très solennelle, en matière grave, et sans restriction, elle dépouillait l'excommunié de toute dignité, même temporelle, et déliait ses sujets de toute obligation d'obéissance et de fidélité envers lui, jusqu'à ce qu'il eût satisfait à l'Eglise en se faisant absoudre[61]. Désormais, partout où le roi de France passait, l'office public s'interrompait incontinent ; aux clochers des églises, des couvents, les cloches cessaient de sonner. À son approche, les chœurs des moines se taisaient. Un silence de mort l'accompagnait partout. Les sonneries joyeuses et les chants ne reprenaient qu'à mesure qu'il s'éloignait d'une ville, d'une abbaye, ou même d'un château-fort. Guillaume de Malmesbury raconte qu'un soir, comme le roi Philippe sortait d'une ville en compagnie de Bertrade, et que les cloches se remettaient à sonner à grande volée, il s'écria, en se tournant vers sa compagne : Bertrade, entends-tu comme ces gens-là nous chassent ?[62] À partir du jour où l'anathème pesa sur sa tête. Philippe ne revêtit plus les insignes de la royauté. Pendant près de quinze années[63], dit Ordéric Vital[64], le roi Philippe ne porta plus jamais la couronne, ne revêtit plus la pourpre, ne figura en souverain dans aucune fête. On lui permit cependant de garder un chapelain dans sa demeure, et d'y entendre la messe, sans aucune solennité, avec sa famille[65]. Urbain II se montra d'ailleurs disposé à l'indulgence, fit savoir au roi qu'il renvoyait la conclusion de l'affaire à un prochain concile, qui devait se tenir à Plaisance[66], puis, à Plaisance, il accorda au roi un nouveau délai[67]. Mais le roi de France et l'épouse adultère se montrèrent sourds à ces avances, comme aux anathèmes que renouvelèrent contre eux les conciles de Clermont en 1095 et de Tours en 1096. Philippe Ier et Bertrade ne se soumirent aux lois de l'Eglise que le 2 décembre 1104, en présence d'un légat du pape Pascal II.

 

VI

Urbain II n'eut pas lieu de fulminer contre le roi d'Angleterre, comme il l'avait fait contre les rois de Germanie et de France, une sentence d'excommunication ; mais les oppositions qu'il rencontra, de la part du souverain de la Grande-Bretagne, furent très sensibles à son cœur de père.

Le chroniqueur Ordéric Vital raconte que Guillaume le Conquérant, repassant, sur son lit de mort, les violences et les injustices dont il s'était rendu coupable, suppliait la Vierge Marie de daigner lui faire miséricorde en souvenir des nombreuses fondations monastiques qu'il avait faites de l'un et de l'autre côté du détroit[68]. Son successeur, Guillaume le Roux, se montra moins respectueux des droits de l'Eglise et du Saint-Siège, mais un moine, sorti d'un des couvents protégés par son père, lui opposa une résistance invincible.

Guillaume le Conquérant, tout en maintenant avec inflexibilité les prétendus droits de la couronne sur l'Eglise, et en pratiquant l'investiture, était entré plus avant que bien d'autres dans les plans de réforme de Grégoire VII ; il avait fait observer le célibat des clercs, proscrit la simonie, et pris habituellement les conseils de l'arche-velue de Cantorbéry, le vénérable Lanfranc. Guillaume le Roux affectait de tenir la balance égale entre Urbain II et l'antipape Guibert, faisait revivre impudemment la simonie et tous les abus qui s'ensuivaient. Il prenait conseil d'un prélat indigne, Raoul Flambart, un valet de pied devenu évêque de Durham, et qui devait son surnom à la brutalité de ses extorsions. Saint Anselme appelle ce courtisan le premier et le plus ignoble des publicains[69]. Au début de son règne, Guillaume, grâce à l'ascendant qu'exerçait sur lui le vénérable Lanfranc, mit quelque frein à ses passions. Mais la mort du pieux archevêque, en 1089, laissa bientôt un libre cours à sa tyrannie. Tous les ordres de l'Etat, dit David Hume[70], eurent lieu de se plaindre d'une administration illégale et arbitraire. Les privilèges mêmes de l'Eglise, que l'on regardait alors comme sacrés, devinrent un faible rempart contre ses usurpations. Il se saisissait du temporel de tous les évêchés et de toutes les abbayes qui venaient à vaquer. et différait d'y nommer, pour jouir plus longtemps de leurs revenus. Il osa même distraire quelques terres appartenant à l'Eglise, pour les donner en propriété à ses capitaines et à ses favoris, et vendit, pour ainsi dire, à l'enchère les crosses et les bénéfices qui tombaient à sa disposition.

Parmi les sièges vacants était celui de Cantorbéry. Pendant près de quatre années, le roi en prolongea la vacance, livrant ainsi l'Eglise primatiale de l'Angleterre à toutes les exactions et à tous les désordres. On y vendait publiquement les charges ecclésiastiques, et plus de trente paroisses y virent leurs cimetières transformés en parcs à gibier. La voix publique désignait, pour succéder à Lanfranc, l'abbé du Bec, en Normandie, Anselme. Né en 1033, dans la cité d'Aoste, en Italie, d'une famille noble et riche, passionné de bonne heure pour l'étude et pour la gloire littéraire, il était accouru, jeune encore, à l'abbaye du Bec, attiré par la renommée de Lanfranc, et n'avait pas tardé à devenir son disciple préféré. L'amour de l'étude le conduisit à l'amour de la solitude et des observances monastiques. À vingt-sept ans, en to6o, il se fit moine dans l'abbaye du Bec, où, dix-huit ans plus tard, ses frères, à l'unanimité, l'élurent, malgré ses plus vives résistances, pour leur abbé. Anselme avait alors quarante-cinq ans. Il s'était déjà révélé, dans sa vie claustrale, comme le plus régulier des religieux ; dans ses leçons, comme le plus avisé des pédagogues ; dans deux ouvrages qu'il avait composés, comme le plus profond des philosophes. Grand directeur d'âmes, sachant se proportionner à tous les âges et se faire tout à tous, Anselme avait porté au loin la renommée du monastère déjà illustré par Lanfranc. Les chevaliers normands le regardaient, dit son biographe[71], comme le premier-né d'entre eux, et les seigneurs d'Angleterre lui confiaient l'éducation de leurs enfants, se disputant la faveur de lui donner les témoignages les plus expressifs de leur vénération et de leur dévouement.

Or, au mois de mars 1093, tandis qu'Anselme se trouvait en Angleterre, où il était venu, à la demande d'un grand seigneur du pays, fonder une abbaye à Chester, le roi Guillaume tomba gravement malade. Les prélats et les barons du royaume, réunis autour du lit du moribond, le décidèrent à faire venir Anselme pour recevoir de lui quelques derniers conseils. Le saint abbé exigea et obtint du roi mourant trois choses : une confession complète, la promesse solennelle qu'il corrigerait sa conduite privée, et l'engagement qu'il exécuterait sans retard les mesures réparatrices que les évêques lui demandaient pour le bon ordre des Eglises d'Angleterre. L'entourage du roi ne s'en tint pas là. Tout ce qu'il y avait là de gens de bien, dit le biographe du saint, se plaignit au roi du veuvage de l'Eglise primatiale ; et le roi ayant répondu qu'il voulait bien y mettre fin, Guillaume, qui jusque-là avait juré que l'abbé du Bec ne gouvernerait jamais une Eglise de son royaume, prononça le nom d'Anselme. Des acclamations unanimes lui répondirent. Anselme seul pâlit d'effroi, et proteste de toutes ses forces. On apporte alors une crosse, on l'approche du lit où git le roi. On force Anselme à la recevoir de ses mains. L'humble moine finit par se rendre. Mais il en gémit. Il en gémira toute sa vie. Savez-vous ce que vous avez fait, disait-il à ses collègues de l'épiscopat. Vous avez voulu atteler sous le même joug un taureau indompté et une pauvre brebis... Et qu'en arrivera-t-il ? Le taureau furieux traînera la brebis à travers les ronces et les broussailles, et la mettra en pièces[72]. Il faisait allusion par ces paroles à la collaboration, qu'il jugeait devoir être pleine de difficultés, du roi d'Angleterre avec le primat de Cantorbéry[73].

Le sacre du nouvel archevêque eut lieu le 4 décembre 1093. Les difficultés ne tardèrent pas à surgir.

Huit jours après son sacre, Anselme fut mandé à la cour. Un usage voulait que les évêques fissent, après leur nomination, une offrande au roi. Le nouveau prélat, se conformant à cet usage, mais ne voulant pas donner un présent tel qu'il parût payer l'investiture, offrit au roi 500 livres. Ce don fut jugé insuffisant et refusé. Garde ton argent et tes leçons, lui dit le roi en colère. Anselme, dit son biographe[74], se leva et partit, se disant en lui-même que ce n'était peut-être pas sans un avertissement du ciel qu'au jour où il prit possession de son siège, on lisait dans l'évangile de la messe : Personne ne peut servir deux maîtres à la fois. Quelque temps après, Anselme demanda la permission d'aller à Rome recevoir le pallium du pontife romain : De quel pontife veux-tu parler ? s'écria le roi.Du pape Urbain II, répliqua l'archevêque. À ce nom d'Urbain II, le roi entra dans une grande colère, disant qu'il n'avait pas encore reconnu Urbain pour pape, et qu'il n'entrait pas dans ses habitudes, pas plus que dans celles de son père, qu'on prononçât le nom du pape sans son agrément. Tenez pour certain, s'écria-t-il, que jamais vous ne pourrez accorder l'obéissance que vous me devez à moi-même avec celle que vous voulez rendre au pape contre ma volonté. — Prince, répliqua l'archevêque, convoquez, si vous le voulez, une assemblée des évêques et des grands du royaume, pour décider de cette question ; mais sachez-le, si cette assemblée venait à décider que je ne puis accorder ces deux obéissances dont vous me parlez, j'aimerais mieux m'exiler de votre royaume que de renoncer, ne fût-ce que pour une heure, à l'obéissance que je dois au successeur de saint Pierre[75].

Le roi pensa qu'il n'avait qu'un moyen de réduire l'intrépidité d'Anselme : c'était de réunir une assemblée où personne n'oserait le contredire et dont il dicterait les décisions. Il convoqua donc les prélats et les nobles de son royaume au château de Rockingham pour le 11 mars 1095. Les espérances du roi se réalisèrent en partie. La majorité des évêques, guidée par une prudence tout humaine, abandonna Anselme, et lui conseilla d'obéir au roi. L'archevêque répondit qu'il obéirait toujours à son souverain pour les affaires civiles, mais qu'il n'oublierait jamais la parole du Maître : Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Les évêques émirent alors l'avis que le roi retirât la crosse et l'anneau à l'archevêque de Cantorbéry. La plupart de ces évêques devaient leur élévation à la faveur royale. La noblesse laïque, plus indépendante, se montra plus fière, et refusa de se rallier à ce vœu. L'opinion publique se prononça vivement dans le même sens. Le roi jugea prudent de temporiser. La noble résistance d'un seul homme avait réveillé la conscience catholique de la nation, fait reculer le souverain, et empêché un schisme, tout prêt à éclater. On a pu dire avec raison que l'Angleterre a dû, en cette circonstance, à la courageuse attitude d'Anselme ses cinq derniers siècles de catholicisme[76].

En 1091, le roi recommença ses persécutions. Sous le prétexte que l'archevêque de Cantorbéry lui avait fourni de mauvais soldats pour guerroyer contre ceux du pays de Galles, il le menaça d'un procès devant la Haute Cour. Anselme déclara son intention d'aller à Rome prendre les conseils du pape, et malgré les menaces du roi, s'y rendit au commencement du mois d'avril de l'année 1098. Il y reçut du pape l'accueil le plus bienveillant. Ses malheurs, l'éclat de sa science et de ses vertus, la renommée de son courage, une expression de noblesse et de sainteté qui rayonnait, parait-il, de sa physionomie, lui valurent à Rome une vénération extraordinaire. On ne l'appelait que le saint. Au rapport de son biographe, un jour, des hommes soudoyés par les partisans de l'antipape pour s'emparer de lui furent tellement subjugués par son regard que, la vénération se mêlant à la terreur, ils déposèrent leurs armes, et se prosternèrent à ses pieds en lui demandant sa bénédiction[77]. La prudence et la générosité de son caractère se révélèrent particulièrement au concile de Bari, qui s'ouvrit au mois d'octobre log8, et où le pape voulut qu'il assistât. Après avoir réglé plusieurs questions de doctrine et de discipline, les Pères vinrent à parler du roi d'Angleterre. Le pape, dit un témoin présent à l'assemblée[78], prit la parole pour reprocher au roi Guillaume, entre autres griefs, la vente et l'oppression des Eglises et les injures faites à Anselme ; puis il demanda aux évêques quel était leur avis. Il n'y a pas à hésiter, répondirent ceux-ci : Guillaume, invité trois fois à se soumettre, a trois fois refusé de vous obéir : il ne reste plus qu'à le frapper d'anathème. À ces mots, Anselme, qui, durant les débats, était resté assis, les yeux baissés, se mit à genoux devant le pontife, et parvint par ses supplications à détourner du roi le châtiment que les Pères du concile réclamaient à l'unanimité. Dans cette démarche, Anselme fut-il guidé par la crainte qu'une excommunication, en exaspérant le roi, ne déchaînât à la fois la persécution et le schisme ? C'est probable. Il montra du moins que la vengeance n'avait point de place en son noble cœur, et peut-être sauva-t-il, encore une fois, par sa magnanime patience, le catholicisme de l'Angleterre.

 

VII

Pendant que la papauté brisait, en Germanie, en France et en Angleterre, les tentatives de schisme, elle présidait, dans le sud de l'Europe, à la reconquête de l'Espagne et de la Sicile sur les infidèles.

Depuis que l'invasion musulmane avait refoulé dans les montagnes septentrionales de l'Espagne les chrétiens fidèles, les chefs énergiques de ce petit groupe n'avaient cessé d'en étendre les possessions et de couvrir de châteaux-forts leurs conquêtes. De là le nom de Castille, donné au premier des Etats qu'ils fondèrent. La ruine des Omméiades, en 1031, ouvrit aux efforts des chrétiens un champ d'action plus vaste : à côté du royaume de Castille, apparurent les chrétiens de Navarre et d'Aragon. L'offensive contre les infidèles prit dès lors un élan nouveau. Elle fit un pas de géant sous Alphonse VI, roi de Castille et de Léon, par la prise de Tolède, en 1085. Cette conquête lui donnait un établissement solide au centre de la vallée du Tage. L'ancienne capitale des rois goths, si bien défendue par la force de sa situation, allait devenir le boulevard de l'Espagne du nord, en avant du formidable rempart du Guadarrama. Derrière ce double retranchement, Castillans et Léonais, qui s'étaient contentés jusque-là de chasser les musulmans et de détruire les villes, purent songer à les repeupler. La prise de Tolède marqua le début de l'œuvre de colonisation du XIIe et du XIIIe siècle[79].

Elle ouvrit aussi l'ère de la réorganisation des Eglises espagnoles. L'invasion arabe avait amené la destruction d'un grand nombre d'édifices religieux. Pourtant, en maints endroits, des traités avaient assuré la conservation des temples tant que les impôts convenus seraient payés. À Tolède, les églises avaient été laissées aux chrétiens, sauf la cathédrale, convertie en mosquée. Plusieurs évêques, celui de Tolède entre autres, jugeant intenable la situation que leur faisaient les envahisseurs, s'étaient enfuis dans les montagnes, où leurs successeurs avaient conservé les titres des évêchés tombés aux mains des infidèles. Après la prise de Tolède, le roi Alphonse VI songea à rétablir la métropole de ce titre avec tous ses anciens privilèges ; mais les circonstances ne permettaient plus de faire proclamer et reconnaître cette primatie, suivant l'ancienne coutume, par le clergé et par le roi ; plusieurs des évêques suffragants étaient encore soumis au joug des Arabes ; les autres se trouvaient répartis entre différents Etats chrétiens. On s'adressa donc à Rome, au pape Urbain II, qui promulgua, le 15 octobre 1088, une bulle dans laquelle, pour la première fois, le Saint-Siège proclama formellement les droits de la primatie de Tolède[80]. Cet acte contribua grandement à reconstituer l'unité nationale de l'Espagne.

Les émirs musulmans retardèrent, un moment, la marche de la conquête espagnole. Ils appelèrent à leur aide les Almoravides[81] du Maroc, et infligèrent aux Espagnols, à Zallaca, le 24 octobre 1086, une sanglante défaite, suivie de plusieurs autres. Mais, cinq ans plus tard, Alphonse VI répara ces désastres en reprenant une vigoureuse offensive. Au cours de cette campagne, un officier espagnol, Rodrigue Diaz de Bivar, jeta sur sa patrie un tel éclat par ses prouesses, que la légende a fait de lui, sous le nom de Cid[82] Campéador[83], le héros par excellence de l'Espagne médiévale. L'histoire critique a rapetissé la figure légendaire du Cid ; elle n'a vu en lui qu'un chef de bande, courageux, brutal et sanguinaire[84] ; mais le Cid des épopées nationales et des chansons populaires, ce type du chevalier, loyal et généreux, qui marche d'exploits en exploits, symbolise à merveille et personnifie l'enthousiasme, la bravoure et les longs efforts du peuple espagnol, dans l'œuvre qu'il a fièrement appelée sa reconquista, sa reconquête.

La reconquête chrétienne de la Sicile fut l'œuvre des Normands. Elle demanda trente-deux ans de guerre, de 1060 à 1092, au pieux comte Roger, frère de Robert Guiscard. Cette conquête de la Sicile musulmane par les Normands, a-t-on dit[85], est l'une des pages les plus émouvantes de l'histoire du Moyen Age. Elle serait vraiment digne, elle aussi, d'inspirer un grand poète. La lutte entre deux races et deux religions, de splendides batailles, où Normands et Sarrasins luttent corps à corps, au milieu de cette tourmente et de ces grands coups d'épée, une héroïne, une Normande, cette Judith, femme du comte Roger, célébrée par les vieilles chansons de geste de la Sicile, tout ce que la poésie aime à chanter, tout ce qui peut inspirer un chef-d'œuvre, est là réuni ; mais le génie n'a pas encore passé par là.

Il n'entre pas dans le plan de cette histoire de l'Eglise de raconter en détail cette campagne[86]. Mentionnons seulement la grande victoire de Cerami, remportée par Roger en 1063, à la suite de laquelle le pape envoya aux Normands un drapeau bénit, afin que sous la protection de saint Pierre ils marchassent sans crainte contre les Sarrasins[87] ; l'occupation de Catane et de Palerme, en 1072 ; la prise de Trapani en 1077 ; la capitulation de Girgenti en 1086 ; la chute de Noto en 1091.

Mais la reprise de la Sicile au nom de la chrétienté ne devait être que le préliminaire de l'organisation des Eglises. Roger, dit le chroniqueur Malaterra[88], poursuivait un double but : l'un spirituel, l'autre temporel. Il désirait ramener au culte du vrai Dieu une terre possédée par les idolâtres, et il songeait à s'emparer des biens des infidèles, sauf à les utiliser ensuite pour le culte divin. Dans l'accomplissement de sa mission spirituelle, Roger ne fit rien sans les conseils minutieux et continus du pape. C'est sous la direction du Saint-Siège qu'on le vit installer à Messine, Agrigente, Mazzara, Catane et Syracuse, des évêques choisis, dont plusieurs étaient moines normands. Il construisit ou restaura plusieurs abbayes, dont la plus célèbre fut celle de Saint-Barthélemy, dans Ille Lipari. Un genre de fondations que le pape encouragea Roger à entreprendre en Sicile, fut celles d'abbés-évêques et de monastères-évêchés. Urbain II décida que, dans telles et telles localités, par exemple à Catane, celui-là même qui serait élu par les moines aurait autorité sur le peuple comme évêque ; le même chef gouvernerait tout à la fois les religieux d'après les institutions monastiques, et le clergé et le peuple d'après les lois canoniques[89]. Cette réorganisation, sagement poursuivie, donna des fruits excellents. Un de ses résultats les plus intéressants fut la substitution du rite latin au rite grec, parmi les populations grecques de l'Italie méridionale, et, par là, le rattachement à l'Eglise romaine de ces populations qui suivaient les traditions disciplinaires de Constantinople[90].

Pour confirmer ces importantes réformes, Urbain II confia à l'évêque de Troïna, Robert, les fonctions de légat pontifical en Sicile ; mais peu après, informé que cette nomination avait déplu au comte Roger, il la révoqua. Le pape, au dire de Geoffroi Malaterra, éprouvait une vive sympathie pour cette franche figure de Normand, qui avait si généreusement combattu pour l'Eglise : Sa vie, disait-il[91], est d'une valeur inestimable pour Rome et pour l'Italie. En vue de témoigner au comte Roger sa reconnaissance pour les éminents services rendus au Saint-Siège, Urbain II lui adressa, le 5 juillet 1098, la bulle suivante, qui devait, dans la suite, soulever tant de difficultés entre Rome et les souverains de Sicile : Pleinement confiant dans la sincérité de vos dispositions, disait le pape, nous vous renouvelons par écrit ce que nous vous avons promis de vive voix ; que, pendant tout le temps de votre vie ou celle d'un autre qui soit votre héritier légitime, nous ne mettrons aucun légat de l'Eglise romaine, contre vos intentions et votre gré, dans les terres soumises à votre domination. Bien plus, ce que nous ferions par un légat, nous voulons que vous le mainteniez par votre zèle, et cela, quand même nous vous enverrions un légat a latere, dans l'intérêt de vos Eglises et pour l'honneur du Saint-Siège, auquel vous avez parfaitement obéi et que vous avez courageusement assisté dans tous ses besoins. Si l'on tient un concile, et que je vous mande d'y envoyer des évêques et des abbés de vos terres, vous enverrez ceux que vous voudrez et retiendrez les autres pour le service et la garde des Eglises[92].

On prétendit, dans la suite, que cette bulle donnait une juridiction spirituelle illimitée aux rois de Sicile. Un tribunal se constitua au XVIe siècle, à Salerne, qui, au nom de la Monarchie de Sicile s'arrogea la double puissance spirituelle et temporelle, prétendit juger les causes ecclésiastiques en dernier ressort, sans recours d'aucune sorte au Saint-Siège, et s'attribua le droit de casser à son gré les constitutions des papes. Il est évident que la bulle d'Urbain II ne pouvait avoir une pareille portée, qui n'aurait tendu à rien de moins qu'à la destruction de l'unité de l'Eglise. Les paroles du pape, si on les interprète d'après les circonstances et la doctrine bien connue d'Urbain II et de l'Eglise, ne s'adressaient vraisemblablement qu'au comte Roger et à ses successeurs immédiats, en tant que ceux-ci seraient animes du même dévouement que lui à la cause de l'Eglise. Elles ne pouvaient avoir pour effet de légitimer les abus intolérables de l'étrange tribunal sicilien du XVIe siècle[93].

VIII

Dans la pensée d'Urbain II, les deux expéditions d'Espagne et de Sicile contre les musulmans, n'étaient que les préliminaires ou les premiers épisodes d'une entreprise plus vaste, à laquelle la postérité a justement attaché son nom : la croisade.

L'idée d'une levée en masse de l'Europe contre le péril de l'Islam, avait préoccupé la pensée de Sylvestre II, de Grégoire VII et de Victor III ; mais ce grand dessein n'était pas encore mûr au temps du pape Sylvestre ; le pape Grégoire en avait été détourné par la querelle des investitures, et les circonstances n'avaient pas permis au pape Victor de le réaliser autrement que par la défense des côtes italiennes.

Or une guerre purement défensive apparaissait de plus en plus comme inefficace. Les perpétuelles invasions des Sarrasins ne pouvaient être arrêtées qu'en les atteignant à leur source. Les continuelles vexations dont les pèlerins des Saints Lieux étaient l'objet ne cesseraient qu'au jour où une puissante armée chrétienne apparaîtrait en Orient. L'esprit public, d'ailleurs, demandait la libération du tombeau du Christ avec tant d'ardeur, qu'il aurait entraîné même un pape indolent. Tel n'était pas le caractère d'Urbain. La perspicacité de son sens politique ne lui montrait pas moins que sa foi la haute portée d'une action générale en Orient. On ne pouvait trouver un meilleur dérivatif aux luttes incessantes qui désolaient le monde chrétien, un plus puissant ressort pour soulever les âmes au-dessus des misérables rancunes et des mesquines rivalités, un moyen plus efficace pour reconstituer autour du pontife romain, sous l'égide de la religion, cette unité, que le Saint Empire avait si mal assurée, et parfois si compromise. Urbain II se rendit-il nettement compte que la grande expédition qu'il rêvait était le complément nécessaire de toute l'œuvre civilisatrice tentée jusque-là par la papauté : de la trêve de Dieu, de la réforme spirituelle et morale, de la pacification de l'Europe, de l'unité du monde chrétien, de la consolidation de la puissance pontificale ? Aucun homme du XIe siècle sans doute n'eût été capable, fût-il doué de génie, d'analyser ces résultats possibles des croisades avec la précision que seul le recul de l'histoire a pu nous donner. Mais que de telles conséquences, si parfaitement en harmonie avec la politique générale de la papauté, aient été vaguement pressenties par Urbain II, c'est ce qu'il n'est pas téméraire de conjecturer. Ce furent, en tout cas, les résultats les plus clairs du grand mouvement qui emporta dès lors le monde chrétien vers la Terre Sainte ; ils étaient indépendants de la conquête du tombeau du Sauveur, et pouvaient subsister même à défaut de cette conquête.

Des motifs et des instincts moins nobles se mêlèrent, il est vrai, à ces hautes conceptions, et, plus d'une fois, les faussèrent. Le goût des expéditions lointaines, l'amour des aventures, le désir de se tailler des fiefs ou des royaumes dans cet Orient mystérieux à l'éblouissant prestige, furent les mobiles de plusieurs croisés. Les rivalités de seigneurs à seigneurs, de princes à princes, que le pape désirait abolir en Occident, se firent encore jour dans les armées. Tels chevaliers ne s'arrachèrent à des habitudes vicieuses contractées dans leur patrie, que pour succomber à des tentations plus subtiles en Asie. Somme toute, pourtant, un souffle d'enthousiasme et de foi souleva les âmes au-dessus de leur niveau ordinaire ; un esprit d'héroïsme pénétra les foules elles-mêmes ; ce ne fut pas en vain que les carillons de tous les clochers sonnèrent à l'unisson je tocsin de guerre, et que, d'un même cœur, riches et pauvres, nobles et manants, clercs et laïques, de tous pays, se mirent en campagne pour un but dégagé de tout intérêt personnel, de toute préoccupation matérielle : la délivrance du tombeau de Jésus-Christ, au nom de l'Eglise catholique.

Tel fut, en effet, le but essentiel des croisades. Que faut-il entendre, dit un des historiens qui ont le plus approfondi l'histoire Ce ces expéditions guerrières, que faut-il entendre par croisade, sinon une guerre religieuse, prêchée au nom de l'Eglise, provoquée par l'octroi solennel de privilèges ecclésiastiques, faite par une armée plus ou moins cosmopolite, et visant directement ou indirectement le recouvrement des Lieux Saints[94] ? La croisade véritable, écrit le dernier historien d'Urbain II[95], a ce double caractère, d'une guerre sainte prêchée au nom de l'Eglise, et d'une expédition armée en vue du recouvrement des Saints Lieux. Tel est incontestablement le point de vue, qui, dès le début, a dominé la pensée d'Urbain II. Les chroniqueurs contemporains les plus sûrs sont unanimes à le proclamer. Pacifier l'Occident en délivrant l'Orient : telle est la grande pensée qui, suivant Foucher de Chartres[96], a décidé le pape Urbain à franchir les Alpes et à venir en Gaule, pour y adresser un appel suprême à la chrétienté.

Cette idée lui fut-elle suggérée par l'empereur de Constantinople Alexis Comnène, comme l'ont dit les uns, ou par l'ascète picard Pierre l'Ermite, comme d'autres l'ont prétendu P Les études les plus récentes faites sur cette question obligent à rapporter au pape Urbain II toute l'initiative de la croisade. La prétendue lettre d'Alexis Comnène, qu'on invoque pour soutenir la première opinion, renferme des détails si étrangers, si peu conformes aux habitudes de la chancellerie byzantine, qu'ils suffisent à en infirmer l'authenticité[97]. Quant à la prétendue sollicitation de Pierre l'Ermite, qui aurait déterminé le pape à entreprendre la conquête des Lieux Saints, aucun document vraiment contemporain de la première croisade n'en fait mention ; c'est seulement au milieu du XIIe siècle que la légende apparaît[98]. Est-ce à dire cependant que l'empereur de Constantinople et Pierre l'Ermite n'aient joué aucun rôle dans l'entreprise de la première croisade ? Le contraire est certain ; la suite de ce récit le prouvera.

La question d'une expédition militaire en Orient fut abordée dans deux conciles : celui de Plaisance, en mars 1095, et celui de Clermont, en novembre de la même année.

Le but du pape, en convoquant à Plaisance, pour le milieu du carême de 1095, un grand concile, fut surtout de poursuivre avec énergie la réforme générale de l'Eglise entreprise par Grégoire VII. L'assemblée se tint du 1er au 7 mars. Au dire de Bernold, près de quatre mille clercs et plus de trente mille laïques s'y rendirent[99] ; si bien qu'aucune église ne se trouva assez vaste pour les contenir ; les réunions se tinrent dans la plaine. On y lança l'anathème sur tous les ennemis de la sainteté de l'Eglise : sur les trafiquants des choses sacrées, sur ceux qui déshonoraient leur sacerdoce par leur inconduite, sur ceux qui avaient reçu sciemment les saints ordres de mains sacrilèges, sur ceux qui partageaient encore l'hérésie de Bérenger, déjà plusieurs fois condamnée, enfin nommément sur l'antipape lui-même, le faux Clément III, l'hérésiarque Guibert[100]. Les princes chrétiens furent représentés à l'assemblée par l'impératrice d'Allemagne, Praxède, par une ambassade du roi de France et par une ambassade de l'empereur de Constantinople. L'impératrice Praxède s'y plaignit de nouveau des traitements ignominieux que son mari lui avait fait subir. Les ambassadeurs français excusèrent leur prince, empêché, dirent-ils, de se rendre au concile. Quant aux ambassadeurs byzantins, ils supplièrent Urbain II et tous les chrétiens, au nom de leur maître, de leur accorder  quelque secours contre les païens pour la défense de la sainte Eglise. Tels sont les termes dont se sert Bernold, auteur contemporain généralement bien informé. Tout ce que nous savons nous porte à croire que l'empereur, par ces paroles, ne faisait pas autre chose que de renouveler une demande déjà adressée au pape, qu'il avait, à plusieurs reprises supplié de favoriser l'enrôlement de mercenaires qu'il voulait recruter pour l'Orient[101]. De là à mettre en mouvement les grandes armées de chevaliers qui se dirigèrent plus tard vers Constantinople, il y avait loin. Mais il est probable que ces demandes répétées de secours agirent sur l'esprit d'Urbain et lui inspirèrent l'idée d'un appel général à tout l'Occident[102]. Le succès obtenu par la démarche de l'empereur à l'assemblée de Plaisance, où l'on vit de nombreuses personnes se lever et prêter serment d'aller au secours de l'empereur grec, purent lever les dernières hésitations du pontife[103].

On le vit, en effet, peu de temps après la clôture du concile de Plaisance, au mois de juillet 1095, se rendre en France, et y décider aussitôt la tenue d'un nouveau grand concile, qui se tiendrait à Clermont en Auvergne, le jour de l'octave de saint Martin, i8 novembre 1095. Dans l'intervalle, il parcourut le midi et l'est de la France. Son séjour est signalé, en août, au Puy, à la Chaise-Dieu et à Romans ; en septembre, à Saint-Gilles, à Tarascon, et au monastère de Montmajour, près d'Arles ; en octobre, à Lyon, Cluny, Mâcon et Autun[104]. Tout fait croire que le but de ces voyages était la préparation du nouveau grand concile, auquel le pape voulait donner une importance toute spéciale.

Ce choix du sol français, pour y faire retentir un appel aux armes, adressé à la chrétienté tout entière, a été remarqué par les plus anciens historiens des croisades. C'était la vieille coutume du Siège apostolique, écrit Guibert de Nogent[105], de chercher toujours, quand un danger le menaçait, à s'appuyer sur le peuple des Francs. C'est ce que firent les papes Etienne et Zacharie, sous Pépin et Charlemagne. Ces papes pensaient peut-être que, dans des cœurs français, plus susceptibles de vibrations enthousiastes, leur voix trouverait des échos plus retentissants.

 

IX

Quand Urbain II dépensait tant d'activité dans la préparation d'une expédition guerrière contre les musulmans pour la délivrance des Lieux Saints, il ne se dissimulait pas les difficultés de l'entreprise.

L'invasion turque avait comme infusé un sang nouveau à l'Islam. Le califat de Bagdad et le califat du Caire se jalousaient toujours ; mais, en réalité, les califes n'avaient plus qu'une souveraineté nominale ; les vrais maîtres du pays étaient les Turcs, venus du Turkestan et entrés au service des califes de Bagdad. Un de leurs chefs, Seldjouk, les avait réunis en un peuple appelé, de son nom, les Turcs Seldjoukides ou Seldjoucides. Le sultan turc, honoré du nom de commandeur des croyants, était bientôt devenu le souverain du califat de Bagdad, qu'il avait agrandi par ses conquêtes. À la fin du XIe siècle, la domination du calife de Bagdad s'étendait sur tonte l'Asie antérieure et sur la Syrie ; celle du calife du Caire, on d'Egypte, était réduite à l'Egypte, à la Palestine, à l'Afrique da nord ; mais, dans un danger commun, les sultans turcs du pays de l'Euphrate formaient le centre naturel d'une confédération de tous les princes et de tous les guerriers d'Asie Mineure et de Syrie[106].

L'organisation de cet Etat était toute militaire. Les princes, qui portaient le nom d'émir ou commandant, étaient avant tout des chefs de guerre. Ils résidaient dans des citadelles, gardées par des bandes de soldats armés. Les guerriers musulmans formaient, comme les seigneurs de l'Occident, une caste ; ils avaient aussi leurs écuyers, leurs passes d'armes, leur point d'honneur. Mais, les libéralités en biens fonds qu'ils recevaient des princes n'étant pas héréditaires, ils étaient plus étroitement dépendants du chef qui les entretenait. Ils combattaient à cheval, montant des coursiers rapides, et combattant avec des armes légères, le sabre à la lame mince et affilée, la lance en bois de roseau, l'arc de bois. Ils se recrutaient parmi les aventuriers de toute race. Les musulmans n'ayant pas de préjugé de naissance, il suffisait, pour être admis dans leurs rangs, d'être musulman[107]. Le chrétien, catholique ou schismatique, n'avait pas de droits. Cultivateur, artisan ou marchand, il n'intervenait durs la vie politique de la nation que pour payer les lourds impôts dont on le chargeait arbitrairement.

Les empereurs de Byzance avaient essayé de mettre un frein au fanatisme musulman. Mais depuis l'établissement de l'hégémonie turque, ils avaient été forcés d'avouer leur impuissance. Nous avons vu l'empereur Alexis Comnène recourir à l'Occident pour y recruter des guerriers mercenaires en vue de sa lutte contre les Turcs.

Alexis Ier Comnène était un prince brave, un politique arisé. Il avait lutté avec énergie contre les Normands de l'Italie méridionale, sur les rivages de l'Adriatique ; et, en Thrace, contre les Petchénègues et les Koumans[108]. Mais la constitution de l'empire byzantin portait en elle des vices irrémédiables. Aucune loi bien établie ne réglait la succession des souverains. Les empereurs arrivaient au trône, non, comme en France, par l'hérédité, ni, comme dans le Saint-Empire, par l'élection, mais, la plupart du temps, par des intrigues ou des complots. La seule règle qu'on semblait reconnaître, c'était le droit de l'empereur à désigner son successeur. Mais de fréquents coups d'Etat déchaînaient les passions populaires, que contenaient mal des mesures de férocité à l'égard des rebelles.

La situation extérieure de l'empire byzantin aggravait son mal intérieur. Les Croates, les Dalmates et les Serbes, ses proches voisins, naguère ses vassaux, avaient déjà secoué son joug, et s'orientaient du côté des puissances européennes. La Bulgarie se souvenait qu'elle avait, un siècle plus tôt, avec son tsar Siméon, disputé la suprématie à l'empire grec. Les Roumains se sentaient plus étrangers encore au monde byzantin par leur race. Venise n'était plus au temps où son doge était un membre de la hiérarchie byzantine et où ses citoyens se disaient les esclaves du basileus. Ses ambitions avaient grandi avec la prospérité de son commerce. Alexis Comnène, en 1082, lui concéda tout un quartier de Constantinople, avec un quai[109], où elle installa une colonie, ne relevant que de la justice vénitienne, se défendant contre les empiétements possibles du pouvoir impérial par une enceinte fortifiée. Les Normands, plus audacieux, avaient pris, contre l'empire, une attitude nettement agressive.

Depuis le schisme de Cérulaire, les Eglises d'Orient étaient séparées de Rame, et ne reconnaissaient plus que les deux autorités de leur patriarche et de leur empereur, mêlées et confondues. Le patriarche et les évêques intervenaient dans les affaires temporelles ; et l'empereur réglait et contrôlait leurs élections. Au début du schisme, on avait affecté de se soucier fort peu du Saint-Siège de Rome. Mais depuis la réforme de saint Grégoire VII, depuis que des royaumes entiers, la Hongrie, l'Angleterre, les Deux-Siciles, faisaient profession de vassalité à l'égard de la papauté, celle-ci leur paraissait une puissance avec laquelle il était nécessaire de compter, à laquelle il serait peut-être prudent de s'allier un jour ; il était du moins utile de le lui laisser croire ; et la diplomatie byzantine s'entendait à merveille à maintenir cette captieuse équivoque.

Telle était la situation des divers Etats de l'Orient, au moment où le pape Urbain II projetait de diriger vers l'Asie les armées de l'Europe.

Celle-ci était prête à entendre son appel. Depuis que l'invasion turque avait violemment mis fin au protectorat des Lieux Saints, exercé d'abord par Charlemagne et ses successeurs, puis par les empereurs de Constantinople, des plaintes, sorties des chrétientés de Syrie, venaient fréquemment rappeler aux chrétiens d'Europe la situation lamentable faite à leurs frères latins qui habitaient l'Orient ou aux voyageurs d'Occident qui allaient visiter en pèlerins les plus chers souvenirs des origines chrétiennes. Eglises dévastées, chrétiens chassés de leurs demeures, pèlerins arrêtés, emprisonnés, torturés : tels étaient les faits que des voyageurs venus d'Asie racontaient au peuple, frémissant de tant d'injustices commises sur la terre même qu'avaient sanctifiée la présence et les miracles du Sauveur.

Une expédition armée vers les Lieux Saints paraissait facilement réalisable. Les fréquents pèlerinages des Occidentaux leur en avaient rendu la route familière. Des seigneurs les avaient visités déjà avec des escortes imposantes de guerriers. Les brillants faits d'armes accomplis en Espagne et en Sicile contre les infidèles semblaient un gage de succès. À côté de l'esprit de foi, des mobiles moins nobles, se faisaient Jour, il est vrai. Des marchands étaient séduits par la perspective d'ouvrir de nouveaux débouchés à leur commerce ; et quelques chevaliers n'étaient attirés vers l'Orient que par l'espoir du pillage et des batailles, Mais la papauté, restaurée par le génie de Grégoire VII, semblait désormais assez forte pour grouper, d'une part, autour d'elle toutes les vraies forces de l'Occident, et pour empêcher, d'autre part, les éléments de désordre d'être un obstacle au caractère religieux de l'expédition.

 

X

Le grand concile décrété par Urbain II se réunit à Clermont au jour fixé, le r8 novembre 1095. Au dire de Bernold, le concile comprit treize archevêques avec leurs suffragants, et l'on n'y compta pas moins de deux cent cinq bâtons pastoraux. D'autres élèvent encore ce nombre. Sybel calcule qu'il dut s'y trouver quatorze archevêques, deux cent cinquante évêques et quatre cents abbés[110].

Le but principal du pape, en convoquant les évêques de la chrétienté à Clermont[111], avait été de faire décréter une expédition guerrière contre les détenteurs du tombeau du Christ ; mais comme, dans son idée, cette expédition était inséparable de la réforme des mœurs et de la pacification de la chrétienté, il soumit d'abord au concile un ensemble de mesures réformatrices et une réglementation nouvelle de la Trêve de Dieu.

Les décrets de Plaisance furent d'abord renouvelés, précisés et complétés. Ainsi, au rapport d'Yves de Chartres, le pape Urbain expliqua que l'Eglise, en interdisant aux princes l'investiture des bénéfices ecclésiastiques, en tant que bénéfices, c'est-à-dire la collation de la juridiction spirituelle, ne leur interdisait nullement de s'immiscer à l'élection des évêques en tant que chefs du peuple[112]. Urbain II préparait par là la formule d'accord qui devait triompher, un quart de siècle plus tard, au concordat de Worms. On doit noter aussi, parmi les décrets du concile de Clermont, celui qui détermina le mode d'administration de l'Eucharistie. La coutume, encore observée aujourd'hui parmi les Grecs, de tremper dans le Précieux Sang le Pain consacré et de le distribuer ainsi aux communiants, s'était introduite dans quelques Eglises occidentales. Cette coutume fut désormais proscrite, du moins d'une manière générale, soit qu'on redoutât les accidents qui pouvaient résulter de cette pratique, soit qu'on craignît de laisser croire aux fidèles que Jésus-Christ n'est pas tout entier sous chacune des saintes espèces.

La question de la Trêve de Dieu fut l'objet d'une attention particulière de la part des Pères du concile. Le pape voulut, avant de prêcher la guerre sainte, évangéliser la paix. Guillaume de Malmesbury donne en ces termes le premier canon voté par l'assemblée : De l'Avent à l'octave de l'Epiphanie, du dimanche de la Septuagésime à l'octave de la Pentecôte, et depuis le coucher du soleil du mercredi jusqu'au coucher du soleil du lundi, on observera la Trêve de Dieu[113]. Ce décret, dit Héfélé, a une importance particulière : la Trêve de Dieu paraît ici pour la première fois comme imposée à l'Eglise entière, tandis qu'auparavant elle n'avait été adoptée que par des assemblées provinciales[114]. Ainsi, au moment où le pape allait demander aux chrétiens de tirer l'épée pour défendre la cause de la civilisation chrétienne et pour conquérir le sol le plus sacré du monde[115], il leur commandait de faire trêve à toute hostilité qui n'aurait pour cause qu'un intérêt privé : c'était la notion même de guerre qui achevait de se transformer sous l'influence du pontife romain.

Mais la grande question pour laquelle le pape Urbain avait convoqué le concile n'avait pas encore été publiquement abordée. Le pape la réservait pour la clôture de l'Assemblée. Quand les affaires de l'Eglise furent terminées, dit un chroniqueur contemporain, le pape se rendit sur une très large place[116], car aucune église n'aurait pu contenir la foule innombrable qui l'entourait, et il adressa, avec une éloquence entraînante, à tous les assistants les paroles suivantes : Français aimés et élus de Dieu, c'est à vous que j'adresse mon discours et mes exhortations, c'est à vous que je veux faire connaître les tristes circonstances qui m'ont amené dans votre pays. De Jérusalem à Constantinople sont arrivées de mauvaises nouvelles. Un peuple maudit a envahi les terres des chrétiens, les a dévastées par le fer, le pillage et le feu. Il profane et brise les autels ; il torture les chrétiens ; il viole les femmes... Qui vengera ces injures ? À vous, Français, incombe ce devoir, à vous que Dieu a élevés au-dessus de tous les peuples par la bravoure ! Souvenez-vous des exploits de vos ancêtres. Rappelez-vous la grandeur de Charlemagne, celle de son fils Louis et de vos autres rois qui ont combattu l'empire des Turcs. Mais ce qui doit surtout vous émouvoir, c'est le tombeau sacré du Sauveur, ce sont les Saints Lieux ravagés et souillés par un peuple impur. Braves soldats, descendants de ceux qui ne furent jamais vaincus, tracez-vous un chemin jusqu'au Saint-Sépulcre, et arrachez la Terre Sainte à ce peuple abominable[117]. Le pape n'avait pas achevé son discours que le peuple criait déjà : Dieu le veut ! Dieu le veut ![118]

Levant les yeux au ciel, le pape fit signe qu'il voulait ajouter quelques mots. Ces paroles : Dieu le veut ! Dieu le veut ! seront votre cri de ralliement dans les batailles. Du reste, je ne désire pas que les vieillards, les infirmes, les femmes, prennent part à l'expédition. Celles-ci devront être accompagnées de leurs maris ou de leurs frères ; sinon, elles seraient plus nuisibles qu'utiles. De même, aucun clerc ne doit partir sans la permission de son évêque. Les laïques ne doivent pas commencer l'expédition sans la bénédiction d'un prêtre. Quiconque a l'intention de s'offrir à Dieu de cette manière doit porter sur sa poitrine le signe de la croix[119].

Baudry de Bourgueil, témoin oculaire, rapporte qu'Adhémar de Monteil, évêque du Puy, homme d'une grande réputation, d'un extérieur imposant et d'un noble caractère, s'approcha alors du pape, et, s'étant mis à genoux, lui demanda la permission de faire partie de la sainte entreprise. À sa suite, sur un signe du cardinal Grégoire, le futur Innocent II, le peuple entier s'agenouilla. Le cardinal, au nom de tous, récita une confession publique des péchés, et le pape donna à tous ceux qui se disposaient à partir l'absolution apostolique[120].

Ceux-ci, comme signe distinctif, attachèrent sur leurs vêtements un morceau d'étoffe taillé en forme de croix[121]. De là vint le nom de croisés, qui leur fut aussitôt donné. Le lendemain, le pape nomma l'évêque du Puy, Adhémar de Monteil, son légat pour la croisade, déclara inviolables pour trois ans les parents et les propriétés des croisés, prescrivit à tous les fidèles, ou peut-être seulement aux clercs, de réciter tous les samedis l'office de la Sainte Vierge[122], pour s'assurer la protection de la Mère de Dieu sur la croisade, et déclara le concile dissous.

Le jour du départ pour la croisade fut fixé au 15 août 1396, et la ville de Constantinople fut indiquée comme point de concentration de toutes les troupes. Urbain II après avoir soulevé le mouvement populaire, sut le propager et l'organiser. Par des lettres envoyées dans toutes les directions, par des synodes qu'il présida en personne à Limoges, à Angers, à Tours, à Nîmes, à Pavie et à Rome, il excita le zèle des fidèles. Des prédicateurs populaires, sous sa direction, prêchèrent la croisade. Le plus célèbre de tous fut Pierre l'Ermite.

Originaire de la ville d'Amiens, ou du moins de la Picardie, moine et solitaire, mais sans qu'on sache à quel ordre le rattacher[123]. Pierre, surnommé l'Ermite, avait certainement entrepris un voyage en Orient pour y vénérer le Saint Sépulcre, et y avait été victime de mauvais traitements de la part des Turcs. Assista-t-il au concile de Clermont ? C'est probable, bien que les historiens du concile n'en parlent pas. Les récits de ses malheurs eurent-ils quelque influence sur le pape au même titre que ceux des autres pèlerins d'Orient. Le fait n'a rien d'invraisemblable, bien que les auteurs contemporains n'en disent mot. Ce qui est certain, c'est que Pierre l'Ermite ne tarda pas à jouer un rôle considérable dans la croisade Au lendemain du concile de Clermont, il apparaît comme exerçant sur le peuple un ascendant extraordinaire Maigre, la figure émaciée et encadrée d'une longue barbe grise, portant sur sa tunique de laine un froc de moine, il parcourt le Berry, la Lorraine et le nord de la France, monté sur un âne, qui a lui-même sa part de la vénération dont on entoure son maître[124].

D'autres prédicateurs moins connus, parmi lesquels il faut nom mer Robert d'Arbrissel, portèrent la parole du pape dans les autres provinces. Partout l'appel d'Urbain II éveilla des échos enthousiastes. Les Français, dit Domnizo, accueillirent la parole d'Urbain comme la parole de saint Pierre en personne[125]. On vit tout à coup, raconte Sigebert, ducs, clercs, moines, vieillards, jeunes gens et enfants, sans que personne eût pu les empêcher, se mettre en marche. Une armée infinie se leva pour aller à Jérusalem[126]. Il n'y eut pas de peuplade si lointaine, écrit Guillaume de Malmesbury, qui n'envoyât quelqu'un pour la représenter[127]. Les voleurs et les pirates, ajoute Ordéric Vital[128], les criminels de toute sorte touchés de la grâce, sortaient de l'abîme de leurs misères, renonçaient à leurs crimes en les désavouant, et pour les expier partaient pour le pays lointain.

 

XI

Cet enthousiasme populaire eut d'heureux résultats. L'Europe entière en fut comme secouée. Nul n'y échappa Les yeux de tous se trouvèrent tout à coup tournés vers la croix de Jésus-Christ, comme vers l'objet le plus digne de solliciter le sacrifice d'une vie d'homme. Les âmes les plus vulgaires, les plus basses, se trouvèrent, en un moment, comme soulevées de terre et suspendues aux seules réalités invisibles du monde surnaturel : le Christ toujours vivant, les mystères de sa Passion, de sa grâce, du salut éternel. Mais le bon ordre souffrit de cette agitation universelle. Urbain II avait rêvé d'une expédition sagement organisée et fortement disciplinée. Des bandes populaires se formèrent spontanément, se mirent en marche, si nombreuses, animées d'esprits si divers, qu'il fut impossible de les encadrer dans une armée régulière. Les uns, inspirés par une piété confiante et naïve, partaient avec le seul espoir de subir le martyre et de gagner le ciel. D'autres, moins dégagés des choses terrestres, se précipitaient vers l'inconnu, avec la perspective d'échapper à la vie misérable que la famine et le brigandage des guerres privées leur avaient faite. Jérusalem, pour eux, c'était la fin de tous les maux dont ils souffraient. Rien de plus touchant, dit Guibert de Nogent[129], que de voir ces pauvres croisés ferrer leurs bœufs comme des chevaux, les atteler à une charrette à deux roues, sur laquelle ils mettaient leurs pauvres bagages et leurs petits enfants. À tous les châteaux, à toutes les villes qu'ils apercevaient sur le chemin, ceux-ci, tendant leurs mains, demandaient si ce n'était pas encore là cette Jérusalem vers laquelle on se dirigeait.

L'indiscipline et le désordre furent les moindres maux de ces troupes improvisées. Des éléments gravement compromettants s'y mêlèrent. De même, dit Ekkéhard[130], que, dans le champ du père de famille, l'homme ennemi sème la zizanie, ainsi le démon sema de faux prophètes au sein de la croisade. Le chroniqueur fait ici allusion à ce Guillaume le Chambellan, vicomte de Melun, qui, à la tête d'une bande de Français et d'Anglais, dévastait tout sur son passage ; au prêtre allemand Gottsckalk, qui, sous les apparences d'une religion feinte, trahissait le Dieu dont il était le serviteur[131] ; à l'imposteur Folcmar, dont les troupes, recrutées en Saxe et en Bohême, pillaient les Juifs pour s'approprier leurs richesses ; à un aventurier plus terrible encore, le comte brigand Semicho, qui, invoquant des visions célestes, réussit à grouper autour de lui une troupe de douze mille pèlerins, et, sous prétexte de venger la mort du Christ, fit mettre à mort des multitudes de Juifs à Spire, à Worms, à Mayence, à Prague. Les évêques de Worms et de Mayence, ayant donné asile à des Israélites dans leurs propres demeures, y furent assaillis par ces faux croisés, qui pillèrent leurs palais et y massacrèrent sans pitié les malheureux réfugiés[132]. Plusieurs de ces profanateurs sacrilèges de la croix de Jésus-Christ reçurent leurs châtiments en ce monde. Les soldats de Folcmar, pendant qu'ils traversaient la Pannonie, chargés de butin, y furent enveloppés par la population indigène, et presque tous massacrés, ou réduits en esclavage[133] ; les bandes de Semicho subirent le même sort sous les murs de Mersebourg, dont elles faisaient le siège, et le sanguinaire seigneur, rentré dans son château des bords du Rhin, y mourut laissant une mémoire exécrée. Les ballades populaires de la province rhénane font errer chaque nuit autour de la sombre forteresse, l'âme plaintive du hideux massacreur.

De tels méfaits déshonoraient la croisade et allaient bientôt servir de prétexte aux chefs de l'armée grecque pour abandonner, pour trahir même la cause des croisés et la grande idée chrétienne d'Urbain II.

Le seul groupe de la croisade populaire qui ait répondu aux vues du pontife romain est celui qui se forma autour de Pierre l'Ermite. Rien de plus désintéressé, dit le marquis de Vogüé, que ces croisés de la première heure. Le paysan de France qui se levait à la voix de Pierre l'Ermite ; le petit gentilhomme de Provence ou de Picardie qui vendait son modeste domaine pour prendre la croix, ne songeait guère à se tailler un fief dans les terres inconnues de l'Orient ; il obéissait aux impulsions de sa générosité et de sa foi ; la seule terre qu'il ait conquise est celle où reposent ses restes, oubliés et délaissés, au bord de la longue route qu'il a jalonnée de ses os blanchis, de la Loire au Jourdain[134]. L'autorité exercée par Pierre l'Ermite sur cette armée paraît avoir été considérable. Je ne sache pas, dit Guibert de Nogent, que jamais homme ait été vénéré, obéi, à l'égal de lui. Il avait un don pour apaiser les disputes, pour réconcilier les ennemis. Dans ses moindres mouvements, dans ses paroles, on sentait je ne sais quoi de divin. Il allait nu-pieds. Le pain était sa seule nourriture. C'est à peine si on pouvait le décider quelquefois à prendre un peu de poisson. Il ne buvait jamais de vin[135].

Le groupe conduit par Pierre l'Ermite ne forma pas une armée proprement dite. Ce fut plutôt une troupe de pèlerins, que l'austère prédicateur se chargea de conduire à Constantinople par les vallées du Rhin et du Danube, jusqu'au pied des Balkans, puis par les vallées de la Thrace, en traversant Philippopolis et Andrinople.

Plusieurs incidents fâcheux troublèrent la marche de cette expédition. Tout d'abord quelques soldats de l'avant-garde, qui marchait sous les ordres de Gauthier de Foix, furent assaillis, en traversant la Hongrie, par des gens du pays qui les dépouillèrent de leurs provisions, de leurs armes, de leurs vêtements, et leur firent subir les traitements les plus odieux. Le premier mouvement des croisés fut de s'arrêter, et de tirer de cette brutale agression une vengeance exemplaire. Mais, dit Guillaume de Tyr[136], réflexion faite, ils se dirent : C'est pour le Christ que nous avons pris les armes ; laissons le Christ venger lui-même l'offense faite à ses serviteurs Lui qui a dit qu'aucun cheveu de notre tête ne tomberait sans sa permission. Et, poursuivant leur route, ils arrivèrent en vue de Belgrade.

Le gros de l'armée, sous les ordres de Pierre l'Ermite, les suivait à quelques jours d'intervalle Aux Francs, étaient venus se joindre, sur le parcours, des Souabes, des Bavarois, des Franconiens, des Lombards, des Autrichiens, des gens de toutes les parties de l'Allemagne. Ce mélange de peuples, parlant diverses langues, et qui se comprenaient difficilement, augmenta les difficultés de l'expédition. En traversant la Bulgarie, une centaine d'Allemands, restés en arrière, isolés de la troupe, se prirent de querelle avec un Bulgare à propos d'un achat de vivres, et, pour se venger, ces fils de Bélial, comme les appelle Guillaume de Tyr[137], mirent le feu à sept moulins élevés sur les bords de la Nichava. À l'aspect des flammes, les habitants de Nissa se soulèvent, appellent à leur secours des troupes de Bulgares, de Hongrois, de Petchénèques, tombent sur ses derniers rangs de l'armée de Pierre l'Ermite, s'emparent des convois de vivres, pillent les chariots chargés des trésors de l'armée et les bagages, font un effroyable massacre des pèlerins, et emmènent en captivité tous Ceux que la lassitude les force d'épargner. Les autres, écrit Albert d'Aix[138], se réfugièrent, tels que des brebis poursuivies par des loups, les uns dans les bois, d'autres dans les montagnes du voisinage. Pierre l'Ermite se trouva, le soir, sur le sommet d'une montagne, entouré de cinq cents hommes seulement. Il crut tout d'abord que c'était là tout ce qui lui restait de sa troupe de quarante mille hommes. Mais, durant la nuit suivante, il fit sonner les trompettes et allumer des feux comme signaux de rassemblement. Sept mille fugitifs répondirent aussitôt à son appel. Il en revint, les jours suivants, vingt-trois mille. La perte totale se réduisit donc à sept mille hommes. Mais les chariots, les équipages, les provisions, avaient disparu.

L'empereur Alexis Comnène vint au secours des malheureux pèlerins. Le succès de l'expédition ne lui était pas indifférent. Il comptait sur les victoires des croisés pour sauver l'empire byzantin du périt turc. Il était impatient d'ailleurs de connaître l'illustre ermite dont la renommée était parvenue jusqu'à lui. Il lui fournit des vivres, mais à la condition qu'il ne s'arrêterait nulle part plus de trois jours, et le pria de venir en hâte à Constantinople.

Pierre l'Ermite arriva, le 1er août 1096, sous les murs de la cité byzantine, et se rendit aussitôt au palais impérial. L'exiguïté de sa taille, dit le chroniqueur Albert[139], contrastait avec la grandeur de son éloquence et de son cœur. Le moine, se présentant avec une noble assurance, salua l'empereur au nom de Jésus-Christ. lui exposa l'origine et le but de son entreprise, lui raconta les péripéties de son voyage, et lui annonça la prochaine arrivée d'une armée composée de ducs, de comtes et de chevaliers, n'ayant, comme lui, d'autre but que de vénérer et de délivrer des mains des infidèles le tombeau de Jésus-Christ. L'empereur parut profondément touché de ces

paroles. Il conseilla à Pierre d'attendre à Constantinople l'arrivée de l'armée régulière organisée par les barons, et de ne rien entreprendre sans elle. Il ne fut malheureusement pas au pouvoir de Pierre l'Ermite de contenir l'impatience des siens, qui commençaient à piller la ville. Alexis leur fit traverser le Bosphore. Mais leur entrée en Asie fut le signal d'une débandade générale. La troupe de Pierre avait donné l'exemple d'un grand élan de foi ; mais le défaut de discipline la perdit. La plupart de ces premiers croisés périrent, dans la suite, sous les coups des Turcs, ou moururent de faim et de soif[140].

 

XII

L'armée régulière annoncée par Pierre l'Ermite se composait, en réalité, de quatre armées distinctes et indépendantes. Des Lorrains, des Français du nord et des Allemands marchaient sous la conduite de Godefroy de Bouillon et de Baudouin, son frère. Des bandes de Normands et de Français s'avançaient sous les ordres des comtes de Blois et de Vermandois. Les Français du midi avaient pour chef le comte Raymond de Toulouse ; et les Normands de l'Italie méridionale étaient conduits par Bohémond et Tancrède, le premier fils aîné et le second neveu de Robert Guiscard.

C'est en termes solennels et sur un ton épique que Guillaume de Tyr commence le récit de l'expédition dirigée par Godefroy de Bouillon. L'an de l'Incarnation de Notre-Seigneur 1096, dit-il[141], et le 15 du mois d'août, le chevalier illustre et magnifique Godefroy de Bouillon, duc de Lorraine, ayant réuni tous ses guerriers et terminé tous ses préparatifs, se mit en marche pour Jérusalem. Voici les noms, dignes d'une éternelle mémoire, des principaux seigneurs réunis sous ses drapeaux : Baudouin de Boulogne, son frère utérin ; Baudouin de Mons, comte de Hainaut ; Hugues, comte de Saint-Paul, etc. En parlant ainsi, l'historien des croisades donne, dès le début, à la personne de Godefroy de Bouillon, une importance qui ne devait lui appartenir que plus tard. Le duc de Basse-Lorraine, que tant de chansons de gestes devaient célébrer comme le grand héros des croisades, y joua d'abord un râle assez effacé. La troupe qu'il leva ne se distingua pas, au début, des troupes levées par tant d'autres barons, sinon peut-être par son nombre, car, suivant la princesse Anne Comnène, elle aurait compté dix mille chevaliers et soixante-dix mille piétons[142]. Né dans le Brabant français, d'un des plus vaillants capitaines de la Belgique, Eustache II, comte de Boulogne et de Lens, et de la pieuse comtesse Ida, fille de Godefroy le Barbu, duc de Basse-Lorraine et de Bouillon, Godefroy de Bouillon avait hérité de son père le goût des batailles et de sa mère une profonde piété. Les instincts paternels prévalurent d'abord dans sa vie. Attaché au parti d'Henri IV dans la guerre des investitures, il avait pris part à la plupart des combats livrés par les troupes impériales contre le Saint-Siège, et avait été, disait-on, en 1082, le premier chevalier à entrer dans Rome, dont il ouvrit les portes aux assiégeants[143]. Retiré dans son château après la guerre, il passait son temps à lutter contre ses voisins[144]. La publication de la croisade réveilla en lui les sentiments de tendre dévotion que sa mère avait cultivés en son âme. Délivrer le tombeau du Christ, se prosterner sur les traces du Sauveur, fut désormais son unique ambition. La guérison subite d'une fièvre lente, qu'il obtint aussitôt après avoir fait le vœu de se croiser, redoubla sa ferveur. Avant de se mettre en marche, il fit la paix avec ses adversaires, engagea son château de Bouillon à l'évêque de Liège, et vendit tous ses biens patrimoniaux[145]. Les contemporains nous dépeignent Godefroy de Bouillon comme un robuste chevalier, à la large poitrine et à l'attitude mâle, mais dont la bonté transparaissait dans la douceur de ses yeux bleus, dans les traits fins de sa figure blonde, dans l'harmonie gracieuse de sa voix. Son frère Baudouin, avec sa barbe noire, son teint brun, son nez busqué, quelque chose d'âpre et de rude dans sa physionomie, formait avec lui le plus vivant contraste. D'un caractère moins souple et moins délié que Godefroy, il ne manquait pourtant ni d'élévation, ni de générosité, ni de savoir-faire.

L'armée qu'ils commandaient l'un et l'autre suivit à peu près le même itinéraire que celle de Pierre l'Ermite, par l'Allemagne, la Hongrie et la Bulgarie. Elle y rencontra des difficultés semblables, mais elle en triompha plus facilement, grâce à la stricte discipline que Godefroy s'appliqua à y maintenir. Le 23 décembre 1096, elle arriva sous les murs de Constantinople. Elle allait former le noyau le plus solide des forces chrétiennes. Aucune des autres armées, en effet, ne devait parvenir à la capitale de l'empire byzantin avec un effectif aussi intact et sous un chef aussi habile.

La seconde armée, recrutée dans le domaine royal et dans les fiefs environnants, renfermait, au point de vue de la valeur guerrière, des éléments de premier ordre. Mais son chef principal, Hugues, comte de Vermandois, frère du roi de France, était un esprit léger et brouillon ; aucun des seigneurs qui le secondaient, ni Robert, Courte-Heuse, le plus courageux de tous, ni Etienne de Blois, le plus lettré, n'avaient le courage persévérant et souple qui eût été nécessaire pour, mener à bonne fin la rude campagne. On avait décidé de prendre, pour une partie du trajet, la voie de mer de traverser les Alpes, de s'embarquer dans les ports d'Apulie, de passer ensuite par l'Epire, la Macédoine et la Thrace. Mais Hugues de Vermandois, fait prisonnier dès son débarquement à Dyrrachium, fut aussitôt conduit sous bonne escorte à Constantinople ; les troupes de Robert Courte-Heuse : et d'Etienne de Blois, poursuivies en Italie par les partisans de Guibert[146], arrivèrent épuisées en Apulie, d'où de nombreux soldats, découragés, s'en retournèrent dans leur pays[147] ; un navire chargé de quatre cents croisés fit naufrage près de Brindisi ; d'autres se noyèrent en traversant un fleuve[148]. Quand le reste de l'armée arriva à Constantinople, au mois de mars 1097, il ne se composait que de débris.

La troisième armée, qui suivit à peu près le même trajet, comptait les soldats les plus aguerris, les plus accoutumés à ces parages Elle se composait de dix mille chevaliers et de vingt mille piétons-normands, dont la plupart avaient bataillé sans relâche dans l'Italie méridionale, dont un bon nombre avaient poussé leurs incursions jusque dans l'empire byzantin. Mais le souvenir des déprédations qu'ils avaient naguère commises à leur passage, leur rendait les populations hostiles. Leurs chefs, Bohémond et Tancrède, demi-Normands, demi-Siciliens, apparaissaient avec les qualités et les défauts de leur double origine : rusés, querelleurs, ne songeant qu'à, eux et d'une avidité sans scrupules, au demeurant excellents soldats, Bohémond surtout, le guerrier à la haute taille, à la peau blanche, aux yeux d'un bleu vert que dépeint la fille de l'empereur grec, Anne Comnène[149].

Les bouillantes populations du Midi formaient la quatrième armée, qui prit la route de terre, par la Lombardie et la Dalmatie. Son chef, Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, duc de Narbonne et marquis de Provence, avait fait le vœu solennel de ne jamais revenir dans ses Etats et de consacrer le reste de sa vie à corn-battre les infidèles. Anne Comnène le montre brillant parmi les Latins comme le soleil au milieu des étoiles. On l'appelait le roi de la France du Midi. Sa vanité un peu bruyante nuisit à l'ascendant que lui méritaient sa valeur et ses talents, et lui valut en particulier l'inimitié jalouse de Tancrède. Cette quatrième armée comptait de nombreux clercs, parmi lesquels on remarquait le légat pontifical lui-même, Adhémar de Monteil, évêque du Puy, une des plus nobles figures, avec celles de Pierre l'Ermite et de Godefroy de Bouillon, de la première croisade. Adhémar, fils d'un comte du Valentinois[150], avait d'abord, avant d'entrer dans les ordres, mené la vie d'un chevalier brave et courageux. Légat du Saint-Siège, et, à ce titre, chef officiel de la croisade, il se garda, avec un tact parfait, d'interposer impérativement son autorité dans la direction des opérations militaires, au milieu des barons dont il connaissait la turbulente indépendance.

Mais tous les historiens de la guerre sainte reconnaissent qu'il fut l'âme de la croisade, et que nul plus que lui ne contribua à apaiser les conflits, à maintenir la concorde, à donner la confiance à tous. L'exemple de sa piété, et en particulier de sa dévotion envers la Sainte Vierge, dont if faisait porter la bannière devant lui[151], rayonnait autour de sa personne. La meilleure entente paraît avoir régné entre lui et le comte Raymond de Toulouse. L'un et l'autre eurent plusieurs fois à intervenir avec énergie, soit pour modérer la pétulance des soldats méridionaux, soit pour repousser les assauts des peuplades féroces qu'ils rencontrèrent en traversant l'Esclavonie et la Dalmatie. Dans les environs d'Ochrida, Adhémar fut blessé par les Petchénèques. Enfin, au mois d'avril 1097, l'armée des Provençaux arriva à peu près en même temps que celle des Normands devant la ville de Constantinople, où les avaient précédés les deux autres armées.

Un grand péril attendait là l'armée chrétienne. La magnificence de Constantinople avait toujours exercé sur les Occidentaux une fascination presque irrésistible. Au milieu de cette ville aux palais de marbres et aux dômes revêtus d'or, où s'accumulaient les œuvres d'art et les richesses de toute sorte, les rudes chevaliers d'Occident, subitement éblouis, furent tentés d'oublier Jérusalem, pour se jeter sur cette proie, qui leur sembla facile. Bohémond, l'héritier de la puissance et de la politique de Robert Guiscard, excita ces convoitises. Quelques procédés hautains et maladroits de Raymond de Toulouse aggravèrent le péril. L'attitude d'Alexis Comnène le porta à son comble. L'ambitieux empereur d'Orient avait toujours rêvé de se servir des croisés pour se délivrer, sans coup férir et sans bourse délier, des incursions des Turcs. Il laissa trop percer ses vues égoïstes. La haute sagesse de Godefroy de Bouillon et les vibrantes exhortations, pénétrées de foi, d'Adhémar de Monteil, eurent raison de ces difficultés, relevèrent l'enthousiasme des croisés pour la conquête désintéressée des Lieux Saints. L'empereur Alexis, avec un empressement qui parut suspect à quelques-uns, déclara alors vouloir se joindre aux croisés, à la condition que ceux-ci jureraient de lui remettre les villes d'Asie Mineure et de Syrie qui tomberaient entre leurs mains. Tous les chefs prêtèrent le serinent, sauf Raymond de Toulouse, qui, plus directement inspiré par Adhémar de Monteil, déclara qu'il n'était pas venu en Orient pour servir un autre seigneur que celui pour lequel il avait quitté sa patrie. Il s'engagea seulement à ne rien entreprendre contre l'honneur et la vie de l'empereur d'Orient.

 

XIII

Le premier résultat de l'alliance conclue entre l'empereur et les croisés fut le siège t la prise de la ville de Nicée.

Cette métropole de la Bithynie, dit Guillaume de Tyr, réveillait à l'esprit les plus illustres souvenirs de l'histoire ecclésiastique. Là s'était tenu, au temps du pape Sylvestre, en 325, le premier concile œcuménique, où les trois cent dix-huit Pères confondirent l'impiété d'Arius. Successivement arrivèrent autour de Nicée tous les contingents de Raymond de Toulouse, de Robert de Normandie, d'Etienne de Blois, d'Eustache de Boulogne. Ces chefs de l'armée de Dieu purent alors faire le dénombrement de leurs légions. Elles s'élevaient au chiffre de six cent mille piétons, tant soldats que pèlerins de tout sexe, et de cent mille cavaliers vêtus de cuirasses[152].

Le siège de la ville, commencé le 14 mai 1097, durait depuis plus d'un mois, quand, le 19 juin, les croisés résolurent de tenter un assaut décisif. Mais quel ne fut pas leur étonnement en voyant flotter tout à coup sur les murs le drapeau de l'empire grec ! Alexis avait secrètement négocié avec les habitants, et tout le bénéfice de cette conquête lui resta. Les troupes impériales pénétrèrent dans la place, et l'entrée en fut interdite aux croisés. L'empereur leur distribua cependant le butin conquis sur les Turcs, et, par cette largesse, fit taire l'irritation des assaillants.

Le reste de l'expédition fut bien œuvre propre des croisés. La victoire de Dorylée, la prise d'Antioche et celle de Jérusalem en furent les glorieuses étapes.

La bataille livrée le 1er juillet 1097 dans une plaine, aux environs de Dorylée, révéla, chez les croisés, un plan de campagne et une stratégie mûrement combinés. La prise de possession de cette plaine ouvrait aux croisés la route du sud. Rien ne fut négligé pour s'en rendre maître : habile choix du camp, appuyé à un marais, interdiction sévère de toute action particulière, formation d'un corps de réserve, prêt à exécuter, au moment voulu, un mouvement tournant.. Le succès de cette tactique fut complet. La marche vers Antioche commença aussitôt. Elle fut pénible à tous les points de vue. Cheminant sous un ciel de feu, harcelés sans cesse par les Turcs, souvent trahis par leurs guides, qui les égaraient à dessein, les croisés virent bientôt la bonne entente s'altérer parmi leurs chefs. Tancrède et Baudouin se séparèrent du gros de l'armée ; le premier s'empara des places fortes de Cilicie ; le second se rendit maître d'Edesse, épousa une princesse arménienne et, triste exemple que d'autres seigneurs devaient suivre, se tailla pour son propre compte, au grand détriment de l'objet même de la croisade, une principauté en Orient. Cependant, le 20 octobre, l'armée chrétienne arriva devant la grande cité d'Antioche. Fortement défendue, sur la pente d'une montagne, au bord du fleuve de l'Oronte, par une haute citadelle et par quatre cent cinquante tours, la ville paraissait imprenable. La bravoure et l'astuce de Bohémond, tour à tour mises en œuvre, en vinrent à bout. Mais le rusé Normand, en dépit des engagements pris à l'égard de l'empereur, voulut garder la place pour lui-même. Les barons, pressés par une armée turque, durent souscrire à cette exigence. Bientôt l'armée des infidèles les assiégeait eux-mêmes dans la ville conquise. La peste et la famine les décimaient. La vision d'un prêtre provençal, Pierre Barthélemy, à qui l'apôtre saint André apparut pour lui montrer l'endroit où se trouvait la sainte Lance, et la découverte de la précieuse relique au lieu désigné, relevèrent le courage des assiégés, qui, sous les ordres de Bohémond, firent une sortie générale, et mirent en déroute l'armée des assiégeants.

Antioche était la dernière étape sur la route de Jérusalem. Mais la rivalité qui s'éleva entre Raymond de Toulouse et Bohémond pour la possession d'Antioche, retarda la marche triomphante de l'armée. Adhémar de Monteil, à qui les barons songeaient à confier l'arbitrage du conflit, mourut de la peste. De nouvelles discussions surgirent. À défaut de batailles, des actions diplomatiques s'engagèrent entre les chefs des croisés et les princes orientaux, mais sans plan concerté d'avance. Bref, vingt mois après la prise d'Antioche, qui fut décidément laissée aux mains de Bohémond, les croisés se trouvèrent devant Jérusalem. C'était le 7 juin 1099.

La vue de la Ville sainte raviva les sentiments de foi qui avaient mis en mouvement vers l'Orient ces multitudes de chevaliers et de pèlerins. Aussitôt qu'apparurent à leurs yeux les murs de la ville où avait été crucifié le Sauveur, un cri s'échappa de toutes les poitrines : Jérusalem ! Jérusalem ! Tous ces guerriers tombaient à genoux, pleuraient, baisaient la terre foulée par les pas du Fils de Dieu[153]. En ce moment, toutes les divisions s'apaisèrent, et tous les intérêts particuliers se fondirent en une seule aspiration commune : délivrer le tombeau de Jésus-Christ.

Le siège commença le 7 juin. Mais on s'aperçut bientôt que la ville opposerait une résistance au moins égale à celle qu'on avait rencontrée devant Antioche. Les solides remparts de la cité sainte étaient défendus par une garnison formidable. Les fontaines et les sources avaient été détruites dans un long rayon. Aux horreurs de la soif vinrent se joindre les tortures de la faim. Beaucoup de ceux qui s'aventuraient loin du camp pour y chercher de l'eau ou des vivres, étaient massacrés par les Turcs. D'autres se battaient entre eux pour se disputer un peu de pain ou quelques gouttes d'eau fraîche. Dieu seul pouvait, à défaut de ressources humaines, secourir son peuple. Une immense procession fut organisée. Les évêques, les prêtres, les clercs de tous ordres, revêtus de leurs ornements, précédés par des croix, des bannières et des reliques de saints, suivis par le peuple entier, se dirigèrent, pieds nus, vers le Mont des Oliviers. Là, Pierre l'Ermite et un prêtre normand, du nom d'Arnould, prêchèrent la foule[154]. La cérémonie terminée, la date de l'assaut général fut fixée au jeudi suivant, 14 juillet. Une habile manœuvre de Godefroy de Bouillon et de Raymond de Toulouse, qui, pendant la nuit du 14 au 15, transportèrent leur camp de l'ouest au midi des fortifications, déconcerta les assiégés. Le 15 juillet au matin, une tour roulante, poussée contre les murailles, permit à Godefroy de Bouillon et à son frère Eustache de Boulogne d'abattre un pont-levis sur les remparts et de pénétrer ainsi dans la ville. Au même instant, Tancrède et Robert Courte-Heuse ouvraient une brèche sur un autre point, et Raymond de Toulouse se faisait livrer la Tour de. David en négociant avec la garnison égyptienne. Le premier soin de Godefroy, dit le chroniqueur Albert d'Aix[155], fut de déposer son armure, et, revêtu de la robe de laine des pénitents, d'aller se prosterner au Sépulcre du Sauveur. Plusieurs le suivirent. Mais la foule des croisés, exaspérée par tant de jours de jeûne et tant de nuits d'insomnie, ne sut pas maîtriser sa fureur contre les infidèles. Des scènes de carnage se produisirent. Les chroniqueurs évaluent au chiffre de dix mille le nombre des Sarrasins qui furent massacrés dans les rues de Jérusalem. Une lettre officielle, adressée deux mois après par le cardinal légat Daimbert, Godefroy de Bouillon et Raymond de Toulouse, au pape Urbain II, constate que les croisés chevauchaient dans le sang des victimes et qu'en certains endroits leurs moutures en avaient jusqu'aux genoux. Ainsi la première croisade finissait comme elle avait commencé, par la manifestation d'une foi ardente et de passions violentes mal comprimées par cette foi. La barbarie déchaînée y côtoyait l'héroïsme le plus pur. L'Eglise avait encore beaucoup à travailler, pour faire complètement triompher dans les mœurs l'esprit chrétien.

 

XIV

L'importance des événements extérieurs qui remplirent le pontificat d'urbain II, les longues luttes qu'il eut à soutenir contre les princes, et cette grande expédition de la croisade, dont il suivit avec anxiété les péripéties, après l'avoir organisée avec sollicitude, semblaient rendre impossible tout mouvement, intellectuel. Ce pontificat vit cependant la théologie scolastique naître et s'organiser avec saint Anselme, et la science du droit canonique prendre. avec Yves de Chartres, un essor sans précédent.

Nous avons vu plus haut l'importance du rôle politique, social et religieux de saint Anselme dans l'histoire anglo-saxonne ; son rôle dans le développement intellectuel apparaît plus grand encore. Saint Anselme, dit M. de Wulf[156], fait penser à saint Grégoire VII, qui, dans l'ordre religieux et politique, acheva l'organisation de l'Eglise et définit ses rapports avec l'Etat. Il est le Grégoire VII de la science. Organiser la synthèse de toutes les spéculations religieuses tentées avant lui, et essayer de définir les rapports de la foi avec la raison, des sciences de Dieu avec celles de la nature : tel est, en effet, le double objet de l'œuvre d'Anselme. On a pu dire de lui qu'il est le dernier des Pères de Eglise et le premier des scolastiques.

On doit entendre par mouvement scolastique l'ensemble des efforts faits an Moyen Age pour chercher l'accord des enseignements de la foi avec les données de la philosophie ancienne, en s'appuyant principalement sur la doctrine et la méthode d'Aristote[157]. Deux sortes d'esprits avaient déjà posé les bases de ces efforts. Les uns, comme Isidore de Séville au VIIe siècle et Gerbert au Xe, s'étaient surtout appliqués à réunir les matériaux de la vaste synthèse ; d'autres, tels que Raban Maur, Ratramne, Lanfranc, avaient plus spécialement tenté d'élucider certaines questions théologiques, entre autres celles de la présence réelle et de la prédestination. Une vue systématique d'ensemble avait bien été tentée, au ixe siècle, par le génie de Scot Erigène ; mais ce brillant essai, entrepris trop tôt par un esprit trop téméraire, n'avait satisfait ni les exigences de la raison ni celles de la foi. L'œuvre restait à faire. Elle demandait un esprit à la fois puissant et informé, perspicace et prudent, aussi docile à accepter de la révélation tous les mystères qui relèvent de l'autorité de Dieu, que jaloux de soumettre au contrôle de la raison tout ce qui est de son domaine. Au couvent du Bec, Anselme avait vu Lanfranc, son maître, dans sa lutte contre Bérenger, prendre pour base de sa polémique un ensemble de spéculations coordonnées entre elles, employer la logique, non plus seulement, comme ses prédécesseurs, à la réfutation de l'erreur, mais à la construction d'un système destiné à satisfaire l'esprit. D'ailleurs le mouvement de curiosité scientifique, si encouragé par Sylvestre II, n'avait pas cessé de se propager. Tandis qu'il luttait contre les schismes des princes chrétiens et contre les violences des infidèles, Urbain II n'avait pas cessé de favoriser de tout son pouvoir la vie monastique. Il disait, après saint Jérôme, que les moines sont les meilleurs des soldats, car ils font rayonner autour d'eux les mâles vertus qui rendent les hommes invincibles. Son bullaire est plein des témoignages de sa bienveillance envers les couvents de tous ordres. Or, partout où s'établissait un nouveau monastère, une école se fondait, un nouveau foyer de science apparaissait. Ces écoles monastiques devenaient, à leur tour, un stimulant pressant pour les écoles épiscopales. Dans les unes et dans les autres, les programmes d'études s'élargissaient. Des légions de copistes y travaillaient à répandre les manuscrits de l'antiquité. Dans le Trivium, qui comprenait la grammaire, la rhétorique et la dialectique, la grammaire était devenue, suivant la définition d'un contemporain, l'art d'interpréter les historiens et les poètes ; et dans le Quadrivium, qui comprenait l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie et la musique, l'invention de Guy d'Arezzo avait donné au dernier de ces arts une importance considérable. De même, la nécessité de répondre aux esprits aventureux qui, tels que les nouveaux manichéens et que les partisans de Bérenger, luttaient contre le dogme au nom de la raison, avait amené à élargir le domaine de la dialectique.

Cette troisième branche du Trivium avait pris un particulier développement dans l'enseignement de l'école du Bec, en Normandie, dont la renommée effaçait, par son éclat, dans la seconde moitié du XIe siècle, celle de toutes les autres écoles épiscopales ou monastiques. Un nombreux auditoire cosmopolite, composé surtout de Français et d'Anglais, s'y pressa d'abord autour de Lanfranc, le brillant adversaire de Bérenger, le maitre par excellence, dont on ne savait ce qu'il fallait le plus admirer, de l'érudition de son esprit, de la subtilité de sa pensée ou de l'élégance de sa parole. Mais l'enthousiasme redoubla quand Lanfranc eut cédé sa place au plus brillant de ses élèves, Anselme. Celui-ci, rompant avec les anciens usages des écoles, et usant d'une liberté que s'étaient déjà donnée quelques professeurs de cette époque, choisit le sujet de son enseignement, qu'il fit porter sur la philosophie du dogme[158].

Le succès du nouveau professeur tenait moins à l'originalité de ses doctrines qu'à l'opportune hardiesse de sa méthode ; et l'on peut dire que, si le nom de saint Anselme est le plus grand qui soit, entre celui de saint Augustin et celui de saint Thomas, dans l'histoire de la science catholique, c'est surtout à sa méthode qu'il doit cette grande renommée. Le caractère essentiel de cette méthode se trouve exprimé dans le titre même de son principal ouvrage : Monologium, seu exemplum meditandi de ratione fidei, titre que Victor Cousin traduit ainsi : Monologue, ou modèle de la manière dont on peut s'y prendre pour se rendre compte de sa foi. Fides quærens intellectum, telle est sa devise. C'est, dit le P. Bainvel[159], l'application de la raison, avec toutes ses ressources, à l'étude de la foi, ce qu'on a nommé depuis la méthode scolastique.

Lanfranc ne s'était engagé dans cette voie que d'un pas timide. La philosophie, selon lui, ne devait être introduite dans le dogme qu'avec la plus grande réserve. Dieu m'est témoin, disait-il, que je désirerais ne jamais faire intervenir les questions de dialectique dans l'exposition des vérités révélées[160]. Anselme n'a pas ces appréhensions. Il ne confond pas la foi et la raison, il ne les met pas sur le même pied, mais il ne les sépare jamais. Il tient pour acquises les données de la foi, et il les donne pour telles à ses élèves, mais il n'expose pas une seule de ces vérités à ses jeunes étudiants sans leur dire : Vous croyez cette vérité ; mais savez-vous pourquoi vous la croyez ? En comprenez-vous le sens, le rapport avec les autres, vérités naturelles ou surnaturelles ? Nous avons interrogé la révélation ; interrogeons maintenant la raison[161]. Et il va, quoi qu'on puisse lui dire, jusqu'au bout de sa raison, ayant dans la puissance de la dialectique et de la métaphysique une confiance immense[162]. C'est la méthode scolastique en ce qu'elle a d'essentiel. C'est donc avec raison qu'il a été appelé le Père de la scolastique, et que l'Eglise le présente comme ayant servi de règle à tous les théologiens qui ont traité le dogme suivant la méthode de l'Ecole[163]. Saint Anselme mérite d'autant plus ce titre de Père de la scolastique, qu'il en résume tons les aspects, que tous les courants de l'Ecole peuvent se reconnaître en lui[164]. Si, comme saint Thomas, il accorde beaucoup à la spéculation intellectuelle ; comme saint Bonaventure, il s'abandonne volontiers à l'amour ; et bien souvent, dans l'étude d'un dogme, le raisonnement, après avoir épuisé toutes ses ressources, se transforme en affectueuse contemplation. Seigneur, s'écrie-t-il dans une de ses Méditations philosophiques[165], fais que je sente par l'amour ce que je viens d'entendre par la raison.

Les principales œuvres de saint Anselme sont : le Monologium, étude philosophique sur Dieu, dont on a dit que ni les Pères ni saint Augustin n'ont rien de si puissamment raisonné sur l'essence divine, et qu'il ne semble pas que, depuis son apparition, on ait rien fait de comparable comme précis de théodicée[166] ; le Prologium, où se trouve le fameux argument ontologique invoqué pour prouver l'existence de Dieu[167] ; le Cur Deus homo, l'œuvre du saint la plus travaillée et la plus méditée, et aussi l'un des efforts les plus hardis de l'esprit humain s'exerçant sur les choses de la foi, pour en avoir l'intelligence[168] ; et les Méditations, vrais cris de l'âme, si sincères, si profonds, si éloquents, que des critiques compétents croient pouvoir les placer sur le même rang que les Confessions de saint Augustin et que les Elévations de sainte Térèse et de Bossuet, non loin de l'Imitation de Jésus-Christ.

Saint Anselme n'a pas seulement laissé une méthode, communiqué un élan nouveau aux études théologiques ; plusieurs de ses formules sont passées dans le langage dogmatique : celles, par exemple, qui expriment le mode de transmission du péché originel[169], la pureté de la Mère de Dieu[170] et le rôle de Marie corédemptrice[171]. C'est chez lui que l'on trouve pour la première fois la notion approfondie de l'unité de l'essence divine comparée à la distinction des relations opposées[172]. Il est le premier qui ait montré clairement ce qu'il y a d'infini dans le péché, et comment il fallait un Homme-Dieu pour le racheter dignement. Sur le péché originel, ses explications sont devenues classiques ; et ses distinctions sur les diverses sortes de nécessité, sur les deux volontés antécédente et conséquente, éclairent encore aujourd'hui les problèmes relatifs à la liberté de l'homme sous l'influence de la grâce de Dieu. Là même où il est discutable et discuté, comme dans le fameux argument ontologique, où il tente de prouver l'existence de Dieu par l'existence en nous de l'idée d'Etre parfait, il a eu le don d'attirer et de passionner les esprits les plus puissants[173]. Si sa formule de Dieu, Ens quo majus cogitari non potest, l'Etre tel qu'on n'en peut concevoir un plus parfait, est moins rigoureuse que celle d'Acte pur, il a eu le mérite d'avoir, le premier, posé pratiquement le problème de ce que l'on devait appeler plus tard l'essence métaphysique de Dieu[174].

 

XV

Si l'existence d'un grand mouvement théologique, au temps de la guerre des investitures et des croisades, peut étonner au premier abord, il n'en saurait être de même du mouvement d'études juridiques dont Yves de Chartres fut le plus éminent représentant. Les prétentions des princes sur les biens et les gens d'Eglise, les rivalités qui s'élevèrent entre réguliers et séculiers, les velléités d'indépendance des uns et des autres à l'égard du Saint-Siège furent les occasions et les stimulants de ces études. Celles-ci n'eurent, d'ailleurs, ni la même valeur ni le même caractère. Les unes, publiées dans l'ardeur de la lutte, lettres, invectives et pamphlets, sont surtout des œuvres de polémique, et ne s'élèvent que par moments à la hauteur de la science sereine[175]. Tout autre est le monument édifié par Yves de Chartres. Il mérite, par son importance et par l'influence qu'il a exercée sur le développement des institutions ecclésiastiques, l'attention de l'histoire.

Yves, né en Beauvaisis vers 1040, successivement chanoine à Nesles, abbé de Saint-Quentin de Beauvais en 1075, puis évêque de Chartres en 1091, avait été élevé à l'abbaye du Bec, où il avait eu Lanfranc pour maître et saint Anselme pour condisciple. Il s'y était formé de bonne heure à l'étude des lois et de la tradition catholique. Ses ouvrages et ses lettres attestent l'immensité de ses connaissances. Nous avons eu l'occasion de constater la fermeté de son attitude à l'égard des empiétements des rois de France sur les droits de l'Eglise. Son œuvre écrite eut une plus grande portée. L'Eglise de la fin du XIe siècle, dans une période où elle avait un particulier besoin d'ordre et de paix, lui doit : 1° trois précieux recueils de lois ecclésiastiques ; 2° des règles pleines de sagesse sur l'exécution de ces lois, et 3° une application de ces principes à la question pendante des investitures.

Deux sortes de collections législatives étaient à la disposition de l'Eglise à la fin du XIe siècle. Les unes étaient chronologiques, telles que le recueil de Denys, sous la forme qu'il avait prise à l'époque carolingienne, ou que celui du Pseudo-Isidore, sous des formes différentes, plus ou moins altérées par des additions et des suppressions Les autres étaient méthodiques, et la plus célèbre d'entre elles était le recueil, en vingt livres, publié, au début de ce siècle, par l'évêque de Worms, Burchard, sous le titre de Decretum[176]. Mais les collections chronologiques, très incommodes à consulter, étaient peu employées. Quant à la collection de Burchard, il s'en fallait de beaucoup, à la fin du XIe siècle, qu'elle répondit aux besoins et aux aspirations de la société chrétienne. Par la nature des sources qui en avaient fourni les éléments, c'était surtout le droit de l'époque carolingienne qu'elle reflétait. Elle résumait l'histoire d'un temps où l'influence dominante dans l'Eglise appartenait aux chefs de l'empire franc et à leur entourage. Or la seconde moitié du XIe siècle avait été témoin d'un véritable renouvellement de la société : sur les débris du monde carolingien s'était élevé un monde nouveau, dont le centre était, non plus l'empereur, mais le pontife romain. Il était naturel que les codes qui régissaient la société chrétienne se renouvelassent en même temps[177]. D'ailleurs un mouvement général portait les canonistes du XIe siècle à étudier le droit romain, à peu près négligé jusqu'alors. La collection d'Anselme de Lucques usait déjà largement des décisions des empereurs, empruntées aux diverses compilations de Justinien : aux Institutes, au Code, aux Novelles[178]. Quand Yves monta sur le siège épiscopal de Chartres, en 1091, des canonistes, italiens et français, avaient essayé de fondre, dans des recueils nouveaux, les éléments anciens et modernes ; mais aucune de ces collections ne s'imposait par sa valeur intrinsèque ou par la renommée de son auteur. Il était réservé à Yves de donner à l'Eglise l'œuvre attendue.

Presque à la même date, vers 1094 et 1095, il fit paraître trois recueils différents. On a supposé avec vraisemblance, mais sans pouvoir appuyer cette hypothèse sur des témoignages positifs, que, le pape Urbain II étant venu en France à cette époque pour y tenir plusieurs conciles, la réunion de ces assemblées avait été l'occasion pour Yves de composer son œuvre[179].

Cette œuvre comprend trois recueils : la Tripartita, collection encore inédite, qui parait n'avoir été qu'un essai ; le Decretum, collection bien plus considérable, où, en 3.760 chapitres, Yves a inséré, en même temps que la presque totalité des fragments de Burchard, des textes tirés des décrétales, des conciles, des Pères, des historiens ecclésiastiques, du Bréviaire d'Alaric, du Droit de Justinien et des capitulaires de Charlemagne ; enfin la Panormia, la vraie collection méthodique d'Yves, la plus répandue et la plus utilisée. La grande supériorité de la Panormia sur le Decretum, c'est que les textes, répartis en huit livres, sont rangés à l'intérieur de ces livres dans un ordre méthodique, de telle façon que les recherches y sont relativement faciles. On possédait ainsi les textes capitaux du droit canonique dans un recueil bref, d'un maniement commode[180]. Le recueil d'Yves de Chartres fut bientôt répandu dans tous les pays de l'Europe occidentale, où il facilita puissamment les efforts de ceux qui entreprirent, aux XIIe et XIIIe siècles, d'élever l'édifice scolastique du droit canonique à côté de celui de la théologie.

Yves de Chartres n'était pas seulement un érudit et un théoricien du droit ; c'était, dans tonte l'acception du mot, un jurisconsulte, se préoccupant de l'interprétation et de l'application des lois plus que de leurs textes ; la jurisprudence ne lui doit pas moins que la science théorique du droit, a les principes qu'il a formulés à ce sujet sont peut-être ce qu'il y a de plus remarquable dans son œuvre.

Pour l'évêque de Chartres, un principe domine tout le droit canonique : c'est qu'à côté des lois contingentes qu'il contient, il comprend des règles immuables, placées au-dessus des atteintes de toute autorité. Ces règles sont les préceptes que sanctionne la loi éternelle, et les défenses qui s'appliquent à des objets mauvais en eux-mêmes. En dehors de cette catégorie, les préceptes du droit ecclésiastique ne présentent aucun caractère de nécessité. Bien plus, ils ne doivent pas être immuables. Yves aime à redire, après saint Isidore de Séville[181], qu'il ne suffit pas que les lois soient justes ; il faut encore qu'elles s'harmonisent avec le siècle et le pays où l'application en doit être faite, car les lois de l'Eglise, loin d'être en elles-mêmes leur fin, ne sont que des moyens d'assurer le salut des âmes[182]. Mais comment concilier, en pratique, cet accomplissement nécessaire de la loi avec le respect des anciens textes ? Yves voit toute la difficulté. C'est chose grave pour les prêtres, dit-il, que de déroger aux usages antiques. Et pourtant il reconnaît que s'il fallait appliquer partout le droit strict, les ministres de l'Eglise n'auraient qu'à renoncer à leur administration et à se retirer du monde[183]. Le remède, Yves le voit dans la Dispense. C'est à la Dispense qu'il a consacré le seul exposé doctrinal qu'il ait fait d'une institution de droit canonique. Il y revient sans cesse. L'usage des dispenses accordées par les supérieurs est sans doute aussi ancien que l'Eglise ; mais Yves de Chartres en a fait, le premier, la théorie, a montré son rôle nécessaire dans le fonctionnement des institutions et dans la vie juridique des sociétés. La dispense, d'ailleurs, ne saurait être soumise au caprice de l'intéressé ; elle dépend du supérieur légitime, abbé, évêque, métropolitain, primat, et surtout du Pasteur suprême, du pape.

En abordant cette dernière question, Yves touchait à l'une des controverses les plus brûlantes de son temps, et qui allait se renouveler bientôt à propos de la querelle des investitures.

Mais, pour éviter toute équivoque, Yves de Chartres aborde résolument la question des investitures en elle-même, et y fait application de ses principes. Aussi nettement que les plus ardents défenseurs du Saint-Siège, il se prononce pour la suprématie de l'Eglise sur l'Etat. De même, écrit-il au roi d'Angleterre Henri Ier[184], que le corps ne peut rien s'il n'est régi par l'âme, de même le pouvoir temporel ne peut rien s'il ne se laisse éclairer et diriger par la doctrine de l'Eglise. Mais Yves déplore amèrement les conséquences de la querelle qui divise les deux pouvoirs. L'Eglise et l'Etat sont faits pour s'unir et marcher de concert. Leur loi est l'entente, et non pas la guerre. C'est pourquoi Yves s'attache à dissiper les équivoques qui se sont produites dans la fameuse querelle. Pour le bien de la paix, il serait même prêt à abandonner aux princes la cérémonie de l'investiture par la crosse et l'anneau, pourvu qu'il fût bien entendu que, par cette cérémonie, ils ne prétendent conférer aucun pouvoir spirituel[185]. Et, bien qu'il admette que l'investiture par la crosse et l'anneau est un mal par le symbole extérieur qu'elle exprime, il revient à sa thèse favorite. Plutôt que de s'exposer à troubler profondément la paix du monde, ne vaudrait-il pas mieux, en tel cas déterminé dont le pape serait juge, user de ce droit de dispense dont l'Eglise a souvent l'occasion de faire emploi ? Quand le salut des peuples est en jeu, dit-il[186], on doit adoucir la sévérité des canons et apporter une charité sincère à la guérison des maladies mortelles. De telles paroles préparaient le mouvement d'idées qui devait prévaloir au concordat de Worms[187].

Au moment où le grand évêque écrivait ces lignes, plusieurs symptômes pouvaient faire croire à une prochaine paix. La croisade semblait avoir frappé à mort le schisme de Guibert. Plutôt que de paraître se ranger sous le commandement du pape, les barons schismatiques s'étaient tenus d'abord à l'écart de l'entreprise. Plus tard, changeant de tactique, ils avaient essayé d'organiser une expédition à part, sous la direction du frère même de l'antipape, Albert comte de Parme[188], Mais cette tentative ne leur avait pas ramené les sympathies. Les forteresses qu'ils avaient longtemps occupées à Rome leur avaient été toutes reprises[189]. Le pape Urbain II y trouvait enfin une tranquillité dont il n'avait pas joui depuis longtemps, mais qui devait être, hélas ! de courte durée, car la grave maladie qui devait le conduire au tombeau venait de l'atteindre.

Les fondations du monastère de Fontevrault en 1096, par le Bienheureux Robert d'Arbrissel, et de Cîteaux, en 1098, par saint Robert de Molesmes, furent deux de ses dernières joies spirituelles. Né en 1047, le Breton Robert d'Arbrissel avait d'abord été coadjuteur de l'évêque de Rennes, puis avait professé la théologie à Angers. Attiré vers la vie contemplative, il s'était ensuite retiré dans la forêt de Craon, en Anjou, pour y vivre en ermite. Urbain II, qui connaissait l'étendue de sa science et l'ardeur de son zèle, le fit sortir de sa retraite, et l'obligea à prêcher dans les diocèses voisins. Il évangélisa la Normandie, la Bretagne, l'Anjou, la Touraine, dénonçant les vices du siècle avec une hardiesse inouïe, et entraînant sur ses pas des pénitents de l'un et de l'autre sexe. C'était comme une nouvelle croisade de gens qui, ne pouvant prendre part à une expédition en Terre Sainte, lui demandaient de mener une vie pénitente dans leur patrie. Robert les réunit dans un désert sauvage, du nom de Fontevrault, au diocèse de Poitiers. Ils y vécurent d'abord dans des huttes de feuillage, les hommes et les femmes séparés en deux quartiers différents, sous la conduite du saint missionnaire. Les générosités des seigneurs voisins permirent à Robert d'y construire un double monastère, que le pape Pascal II approuva en 1106, et où il fut établi que, pour rendre hommage à la Vierge Marie, les religieux reconnaîtraient la suprématie de l'abbesse des religieuses, considérée comme supérieure générale de l'ordre nouveau. Deux ans après la fondation de Fontevrault, le Champenois Robert, abbé d'un monastère dépendant de Cluny, attristé du peu de succès de ses efforts pour ramener ses moines à une vie austère, se retirait avec vingt de ses compagnons aux environs de la ville de Dijon, en un lieu solitaire, appelé Cîteaux, Cistertium, à cause, dit-on, des nombreuses citernes qui se trouvaient dans la contrée, et y faisait fleurir les vertus de pauvreté et d'humilité[190].

Mais Urbain. II vit à peine les débuts de ce nouveau monastère, destiné à une si grande renommée. Il mourut le 22 juillet 1099, quatorze jours après l'entrée des croisés dans Jérusalem, au moment a triomphait enfin, après tant de difficultés et tant de peines, l'entreprise à laquelle il avait consacré le meilleur de son âme et de sa vie.

 

 

 



[1] Il s'agit d'Anselme le Jeune, qu'il ne faut pas confondre avec Anselme l'Ancien, de Lucques, qui fut pape sous le nom d'Alexandre II.

[2] Ch. GIRAUD, Grégoire VII et son temps, dans la Revue des Deux Mondes, 1873, t. CV, p. 146-148.

[3] Hugues DE FLAVIGNY, Chron., l. II. Cet Hugues de Lyon n'est autre que l'ancien évêque de Die, légat du pape, devenu archevêque de Lyon.

[4] F. CHALANDON, Histoire de la domination normande en Italie, t. I, p. 291.

[5] Au XIe siècle, les papes ne choisissaient pas eux-mêmes un nom nouveau ; ils l'acceptaient soit du prince, soit du peuple, sauf à s'être parfois entendus à l'avance. Cf. HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 34, note 3.

[6] Augustin FLICHE, le Pontificat de Victor III, dans la Revue d'histoire ecclésiastique de juillet-octobre 1924, p. 411-412.

[7] Pierre DIACRE, Chronicon Casinense, III, 71, P. L., t. CLXXIII, col. 808.

[8] Pierre DIACRE, Chronicon Casinense, III. 73, P. L., t. CLXXIII, col. 811.

[9] Acta Sanctorum, 16 septembre.

[10] L. PAULOT, Urbain II, un vol. in-8°, Paris, 1903, p. 2-3.

[11] Son ennemi Bennon lui reprochera d'avoir été le valet de pied d'Hildebrand (M. G., SS., II, 375).

[12] Lettre du 13 mars 1088 aux évêques de Germanie, P. L., t. CLI, col. 283.

[13] Chron. Mont. Cas., IV, 2, P. L., t. CLXXIII, col. 825-826.

[14] Avec JAFFÉ (Regesta, n. 5328) et HÉFÉLÉ (édit. Leclercq, V, 326), et contrairement à quelques auteurs, nous plaçons ce synode en 1089, car il a tous les caractères d'une réponse à la lettre écrite par Urbain II le 18 avril de la même année.

[15] UGHELLI, Italia sacra, t. II, p. 211.

[16] Annales saxonnes, 6 avril 1088.

[17] Yves DE CHARTRES, Decret., VI, 406 ; XIV, 15 ; GRATIEN, Decret., Causa IX, q. 1, c. 4 ; Causa XI, q. 3, c. 110.

[18] MANSI, XX, 715.

[19] MANSI, XX, 715.

[20] PAULOT, Urbain II, p. 78-79.

[21] Collectio britannica, Epist, Urbani II, manuscrit (British Museum), Epist. 43.

[22] BERNOLD, ad ann. 1091, M. G., SS., t. V.

[23] Annal. bened., t. V, l. LXVIII, n. 18.

[24] PAULOT, Urbain II, p. 82.

[25] BONIZO, Ad amicum, l. IX, P. L., t. CL, col. 854-856. Cf. DUCHESNE, Liber Pontificalis, t. II, p. XXI.

[26] CHALANDON, Hist. de la domination normande en Italie, t. I, p. 296-297.

[27] MALATERRA, Roberti Viscardi et Rogerii ejus fratris... res gestæ, Cæsaraugustæ, 15-8. l. I, ch. IV.

[28] CHALANDON, Hist. de la domination normande en Italie, t. I, p. 296-297.

[29] MURATORI, Annali d'Italia, ad ann. 1089, t. VI, p. 152.

[30] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 347.

[31] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 347.

[32] M. G., SS., t. V, p. 450.

[33] M. G., SS., t. V, p. 451-453.

[34] Sur ces innommables scandales, voir les témoignages cités par BARONIUS, Annales, édit. TREINER, t. XVII, p. 606. Cf. M. G., SS., II, 330. Henri IV serait allé jusqu'à commander au jeune prince d'outrager sa belle-mère (PAULOT, Urbain II, p. 107).

[35] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 382.

[36] Les Allemands changèrent le nom étranger qu'elle portait, Eupraxia ou Praxelis, et l'appelèrent Adélaïde. Cf. DONIZO, dans M. G.. SS., XII, 394 ; BERNOLD, M. G., SS., V, 457 et s. Sur les odieux traitements dont la reine déclara avoir été victime, voir M. G.. SS., VII, 458 ; XVII, 14 ; HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 383, note 1.

[37] MANSI, XX, 795.

[38] Guillaume DE MALMESBURY, l. III.

[39] Henri prenait le titre d'empereur depuis qu'il avait été sacré par Guibert.

[40] BONIZO, ad ann. 1093, M. G., SS., V. 456. Les chroniqueurs qui rapportent cette tentative de suicide n'en parlent qu'avec épouvante. Le suicide était un crime à peu près inouï au Moyen Age. L'exemple que présenta, en 1206, la petite ville de Stein, d'un homme qui commit un suicide par dégoût de la vie, est, dit Hurter, un fait peut-être unique pendant le cours d'un siècle et dans l'Europe entière. (Frédéric HURTER, Tableau des institutions et des mœurs de l'Eglise au Moyen Age, trad. Cohen, 3 vol. in-8°, Paris, 1843, t. III, p. 338.)

[41] Un concile, tenu à Reims en 924 (MANSI, XVIII, 346), avait imposé une pénitence à ceux qui avaient pris part à la bataille de Soissons, entre le roi Charles et son adversaire le roi Robert, pour la raison qu'il n'est guère possible, dans les guerres civiles, de se battre uniquement pour le bien public. Voir, sur la question, Isidore DE PÉLUSE, Collationes, l. IV, epist. 200.

[42] Yves DE CHARTRES, Epist., 37, BERSOLD, Chronicon, M. G., SS., V, 457.

[43] Recueil des historiens de la France, t. XIV, p. 607.

[44] RUINART, Vita Urbani II, n. 138, P. L., t. CLI, col. 115-116.

[45] Voir MÉTAIS, Urbain II et Geoffroy Ier, un vol. in-8°, Blois, 1882 ; L. COMPAIN, Etudes sur Geoffroy de Vendôme, dans la Bibl. de l'Ecole des Hautes Etudes, 1891, t. LXXXVI.

[46] Le poids de marc, pour peser l'or et l'argent, venait (Pire introduit en France par Philippe Ier. Le marc fut évalué à la moitié de la livre, et se divisa en huit onces, ou soixante-quatre gros, cent quatre-vingt-douze deniers, trois cents mailles, quatre mille six cent huit grains. (CHÉRUEL, Dict. des instit. de la France, au mot marc.)

[47] PAULOT, Urbain II, p. 119.

[48] A. LUCHAIRE, dans l'Hist. de France de Lavisse, t. II, 2e partie, p. 172-173.

[49] Ordéric VITAL, Hist. ecclés., 3e partie, l. VIII, n 19, P. L., t. CLXXXVIII, col. 616.

[50] YVES DE CHARTRES, Epist., 15, P. L., t. CLXII, col. 27-28.

[51] YVES DE CHARTRES, Epist., 14, P. L., t. CLXII, col. 27.

[52] YVES DE CHARTRES, Epist., 5, P. L., t. CLXII, col. 15.

[53] Ordéric VITAL, Hist. ecclés., 3e partie, l. VIII, n. 19, P. L., t. CLXXXVIII, col. 616-617.

[54] YVES DE CHARTRES, Epist., 23, P. L., t. CLXII, col. 35.

[55] MANSI, XX, 686 ; JAFFÉ, n. 5469.

[56] PAULOT, op. cit., p. 125.

[57] Sur ce fléchissement passager, dû à un mécontentement, voir HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 333, et PAULOT, 55-56.

[58] Yves DE CHARTRES, Epist., 24, P. L., t. CLXII, col. 35-36.

[59] Autun, appartenant au duché de Bourgogne, se trouvait hors de la domination de Philippe ; le choix de cette ville assurait plus de liberté aux membres du synode.

[60] MANSI, XX, 799 ; Suppl., II, 131.

[61] GOSSELIN, Pouvoir du pape au Moyen Age, Paris, 1845, p. 416. Cf. GRATIEN, Decretum, pars II, caus. 15, quæst. 6, can. 4 et 5 ; Decretal., I. V, tit. 37, cap. Gravem, 13. Grégoire VII avait adouci cette peine, en permettant d'abord à la femme, aux enfants et aux domestiques de l'excommunié de communiquer avec lui, puis en étendant cette permission à tous ceux dont la présence n'était pas propre à entretenir l'excommunié dans ses mauvaises dispositions. (LABBE, Concilia, t. X, p. 371.)

[62] Guillaume DE MALMESBURY, Gesta reg. angl., l. V, n. 404, P. L., t. CLXXIX, col. 1360.

[63] Exactement douze années.

[64] Ordéric VITAL, l. VIII, ad ann. 1092, P. L., t. CLXXXVIII, col. 617.

[65] Ordéric VITAL, l. VIII, ad ann. 1092, P. L., t. CLXXXVIII, col. 617.

[66] PAULOT, op. cit., p. 129.

[67] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 388.

[68] Ordéric VITAL, Hist. ecclés., pars III, l. VII, n. 12, P. L., t. CLXXXVIII, col. 548.

[69] Saint ANSELME, Epist., IV, 2.

[70] David HUME, Hist. d'Angleterre, ann. 1089, d'après Ordéric Vita, Guillaume de Malmesbury et la Chronique saxonne.

[71] EADMER, Vita S. Anselmi. La biographie de saint Anselme par le moine Eadmer, son secrétaire et son confident le plus intime, a toutes les garanties d'une autobiographie du saint. Migne l'a reproduite P. L., t. CLVIII, col. 49-120.

[72] S. ANSELME, Epist., III, 1.

[73] Sur saint Anselme, voir le P. RAGET, Hist. de saint Anselme, 2 vol. in-8°, Paris, 1890.

[74] EADMER, Hist. nov., l. I.

[75] RAGET, Hist. de saint Anselme, t. II, p. 62-63.

[76] RAGET, Hist. de saint Anselme, t. II, p. 73.

[77] EADMER, Vita S. Anselmi, l. II.

[78] EADMER, Hist. nov., l. II ; Guillaume DE MALMESBURY, De gest. pont. angl., l. 1.

[79] MARIÉJOL, dans l'Histoire générale de Lavisse et Rambaud, t. II, p. 675-676.

[80] JAFFÉ, n. 5370 ; P. L., t. CLI, col. 290-291. Cf. ibid., col. 388-389.

[81] Du mot arabe mrabatim ou almrabatim, les dévoués, d'où nous avons fait le mot almoravides.

[82] Cid, du titre que lui donnaient les prisonniers arabes (Seid, seigneur).

[83] Campéador, parce qu'il était toujours en campagne, ou encore parce qu'il ait, un jour, défié en champ clos le plus brave de l'armée ennemie.

[84] MARIÉJOL, op. cit., p. 679-681. Cf. H. FORNERON, le Cid de l'histoire, dans le Correspondant, 1884, t. CXXXIV, p. 668 et s.

[85] DELARC, Saint Grégoire VII, t. II, p. 239.

[86] Voir F. CHALANDON, Hist. de la domination normande en Italie, t. I, p. 189-211, 327-354.

[87] MALATERRA, Hist. Sicula, II, 33, P. L., t. CXLIX, col. 1142.

[88] P. L., t. CLXIX.

[89] Acta Sanctorum, février, t. I, p. 655.

[90] ROCCO PIRRO, Sicula sacra, 2 vol. in-folio, Palerme, 1733.

[91] MALATERRA, cité par BARONIUS, Annales.

[92] JAFFÉ, n. 5706 ; MANSI, XX, 659.

[93] Les démêlés suscités, dans la suite, entre à cour de Sicile et le Saint-Siège ont été très nombreux. Ils ont été particulièrement vifs sous Clément XI, Benoît XIII et Benoit XIV ; ils n'ont pris fin qu'au XIXe siècle. Le concordat conclu en 1818, entre le roi des Deux-Siciles Ferdinand Ier et le pape Pie VII, a beaucoup contribué à l'apaisement de la querelle.

[94] Comte RIANT, Inventaire critique des lettres historiques des croisades, Paris, 1880, introd., p. 2.

[95] PAULOT, Urbain II, p. 279.

[96] FOUCHER DE CHARTRES, Hist. Hierosol., l. I, ch. I, P. L., t. CLV, col. 825.

[97] Voir cette question critique traitée par L. BRÉHIER, l'Eglise et l'Orient au Moyen Age, p. 57-58 ; PAULOT, Urbain II, p. 282-284 ; RIANT, Arch. de l'Orient latin, I, p. 71-89 ; CHALANDON, Essai sur le règne d'Alexis Comnène, p. 155. Pour la critique détaillée du document attribué à l'empereur Comnène, voir RIANT, Alexii Comneni ad Robertum I epistola spuria, un vol. in-8°, Genève, 1879.

[98] Voir L. BRÉHIER, op. cit., p. 58-60 ; RIANT, op. cit., I, p. 94 ; FORCY-RAYNAUD, le Vrai et le faux Pierre l'Ermite, Paris, 1883 (traduction du livre de HAGENMETER, Peter der Eremit, Leipzig, 1879).

[99] BERNOLD, Chronicon, dans M. G., SS., t. V. p. 461 et s.

[100] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 388-396 ; MANSI, XX, 801 ; suppl., II, 131.

[101] F. CHALANDON, op. cit., p. 155.

[102] BRÉHIER, op. cit., p. 62.

[103] C'est au concile de Plaisance que fut rendue obligatoire pour toute l'Eglise la Préface encore actuellement chantée en l'honneur de la Vierge Marie. On en attribue la composition au pape Urbain II (WATTERICH, I, 571).

[104] CRÉGUT, le Concile de Clermont et la première croisade, Clermont, 1895 ; PAULOT, op. cit., p. 292-302,

[105] GUIBERT DE NOGENT, Hist. Hieros., dans BONGARS, Gesta Dei per Francos, 2 vol. in-f., Hanau, 1611-1612, t. I, p. 478.

[106] Histoire générale de LAVISSE et RAMBAUD, t. II, p. 294-297.

[107] Histoire générale de LAVISSE et RAMBAUD, t. II, p. 296.

[108] Cf. F. CHALANDON, Essai sur le règne d'Alexis Comnène, un vol. in-8°, Paris, 1900.

[109] Scala, d'où nous avons fait échelle. Les Vénitiens obtinrent des échelles dans plusieurs autres ports.

[110] SYBEL, Geschichte des ersten Kreussugs, 2e édit., p. 184.

[111] En fait, la France, l'Italie et l'Espagne furent seules représentées à Clermont. L'épiscopat d'Allemagne et de Hongrie ne parut pas au concile.

[112] YVES DE CHARTRES, Epistol., LX, P. L., t. CLXII, col. 73.

[113] Les actes du concile de Clermont ne nous sont point parvenus intégralement. On en a reconstitué une grande partie en utilisant les fragments que nous ont conservés Guillaume de Malmesbury, Ordéric Vital et Lambert d'Arras. Voir MANSI, XX, 827, 912 ; HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 399-406.

[114] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 400-401.

[115] Le monde chrétien, a écrit Gabriel Monod, n'a fait que se défendre, en cherchant à reprendre les lieux qui avaient pour lui le caractère le plus sacré et qui lui avaient été enlevée. (Gabriel MONOD, dans l'Encycl. des sc. relig., t. III, p. 481-483, 486.)

[116] M. l'abbé CRÉGUT (op. cit., p. 123) a identifié cette place. Elle se trouvait entre la place Delille actuelle, Montferrand et le quartier de la gare.

[117] Robert LE MOINE, Historia Hierosolymitana, l. I, ann. 1095, dans BONGARS, Gesta Dei per Francos, t. I, p. 31. Il est aujourd'hui démontré que l'auteur de cette histoire n'est pas Robert le Moine, mais Albert, chanoine d'Aix-la-Chapelle, mort en 1120, lequel s'est servi de chroniques lorraines originales (HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, V, 420). Le discours d'Urbain II a été reproduit en des termes différents, mais d'une manière identique pour le fond, par Baudry de Bourgueil, Guillaume de Tyr, Guibert de Nogent, Guillaume de Malmesbury et plusieurs autres. Le pape, pour mieux être compris de la foule, s'était exprimé en langue romane. Chaque chronique a traduit ses paroles, d'une façon plus on moins libre, en langue latine.

[118] En langue d'oïl : Diex li volt ; en langue d'oc : Dio lo volt.

[119] BONGARS, Gesta Dei, t. I, p. 32.

[120] Il ne s'agissait point là d'une absolution sacramentelle, accordée aux cent mille auditeurs, pour toutes leurs fautes, sans confession préalable, mais de la rémission de la peine temporelle promise aux pécheurs repentants et pardonnés qui entreprendraient la guerre sainte. Le concile de Clermont venait de le déclarer en termes fort clairs : Quiconque, par le seul esprit de foi, sans les vains désirs d'avarice ou d'ambition, partira pour délivrer l'Eglise de Dieu à Jérusalem, ce voyage lui tiendra lieu de pénitence. (P. L., t. CLXII, col. 717.) Urbain II lui-même, quelques mois plus tard, désirant sans doute prévenir quelques malentendus, s'expliqua sans ambages sur ce point, dans un discours tenu aux fidèles de Bologne : Sachez que tous ceux qui entreprendront le saint voyage, non par des motifs d'ambition terrestre, mais uniquement pour le salut de leur âme et la délivrance de l'Eglise, obtiendront la remise entière de la pénitence après une vraie et parfaite confession de leurs péchés. (P. L., t. CLI, col. 483). Il est vrai que, durant les croisades, le clergé latin regarda comme de véritables martyrs, et, par suite, comme sauvés par le fait même, les croisés qui étaient tombés les armes à la main en combattant contre les infidèles. Ce n'était là qu'une application particulière d'une croyance commune de l'Eglise, et il faut sans doute voir une allusion à cette croyance dans ces paroles que Robert le Moine (Albert d'Aix-la-Chapelle) prête à Urbain II : Acripite igitur viam hanc in remissionem peccatorum vestrorum, securi de immarcescibili gioria regni cælorum (BONGARS, op. cit., t. I, p. 32.) L'espérance de ces faveurs spirituelles, à une époque où uns grande foi s'associait à de grandes passions, dut exercer une puissante influence sur de grands criminels, qui s'engagèrent dans la croisade pour racheter leur vit passée.

[121] Ce morceau d'étoffe, taillé en forme de croix, était cousu sur la poitrine ou sur l'épaule droite, parfois fixé au front du casque. (M. G., SS., VII, 765).

[122] Saint Pierre Damien avait déjà introduit cet usage chez les moines. Les Heures de la sainte Vierge existaient depuis trois siècles, soit dans l'Eglise grecque, soit dans l'Eglise latine. Cf. Cardinal BONA, Tract. de div. psalm., c. XII, § 2 ; MARTÈNE, De ant. Eccles, rit., t, IV, p. 82.

[123] Conjectures sur Pierre l'Ermite, par le R. P. François BALME, des Frères Prêcheurs, dans A.-M.-P. INGOLD, Miscellanea Alsatica, 9e série, Colmar, 1895, p. 39-55.

[124] De ejus mulo pili pro reliquiis rapiebantur, dit Guibert DE NOGENT, Gesta Dei, II, 8, dans le Rec. des hist. des crois., t. IV, p. 142.

[125] DOMNIZO, Vita Math., cf. CATALAN, Pontif. roman., II, 531.

[126] Ann. S. Ben. Dis., M. G., V, 43.

[127] GUILLAUME DE MALMESBURY, De Willelmo secundo, l. IV, cap. II, p. 75.

[128] Ordéric VITAL, Hist. ecclés., l. IX, P. L., t. CLXXXVIII, col. 652.

[129] GUIBERT DE NOGENT, l. II, ch. VI, dans BONGARS, t. I, p. 482, et dans le Recueil des hist. des croisades, Hist. occid., t. IV, p. 142.

[130] EKKÉHARD, Libell. Hierosolim., P. L., t. CLIV, col. 970.

[131] EKKÉHARD, Libell. Hierosolim., P. L., t. CLIV, col. 971.

[132] Sur ces bandes de pillards, qui ne prirent la croix que pour exercer leurs brigandages, voir Ekkéhard et Albert d'Aix, dans P. L., t. CLIV, et BONGARS, Gesta Dei per Francos, t. I, p. 193-196.

[133] EKKÉHARD, op. cit., P. L., t. CLIV, col. 971.

[134] Marquis DE VOGÜÉ, les Croisades, dans la France chrétienne dans l'histoire, Paris, 1895, p. 212.

[135] GUIBERT DE NOGENT, Gesta Dei per Francos, l. II, ch. VIII, Historiens des croisades, Hist. occidentaux, t. IV, p. 142-143. P. L., t. CLVI, col. 705.

[136] GUILLAUME DE TYR, Historia rerum gestarum in partibus transmarinis, l. I, ch. XIII, dans les Historiens des croisades, Historiens occidentaux, t I, 1re partie, p. 48.

[137] GUILLAUME DE TYR, op. cit., l. I, ch. XX, Hist. des crois., t. I, p. 52.

[138] ALBERT D'AIX-LA-CHAPELLE, Histor. Hyerosol., l. I, ch. XLI, Hist. des crois., Hist. occid., t. IV, p. 281.

[139] ALBERT D'AIX, Histor. Hyerosol., l. I, ch. XV, Hist. des crois., t, IV, p. 283.

[140] ALBERT D'AIX, Histor. Hyerosol., l. I, ch. XVIII-XX, Hist. des crois., t. IV, p. 286-288. Il serait injuste de faire retomber sur Pierre l'Ermite l'insuccès de cette première expédition. Son rôle fut de maintenir à une grande hauteur morale l'idéal de sa troupe prise dans son ensemble, et d'empêcher, par l'ascendant de son autorité personnelle, bien des désordres qui se seraient produits sans lui. S'il ne s'était pas rois à la tête de ce mouvement populaire, un autre s'y serait placé, car on ne pouvait songer à retenir les masses qui se précipitaient vers l'Orient. Pierre accepta une œuvre pleine de périls, et l'issue malheureuse de cette œuvre ne peut lui enlever le mérite de son initiative.

[141] GUILLAUME DE TYR, op. cit., l. II, ch. I, Hist. des crois., t. I, p. 71.

[142] Anne COMNÈNE, l'Alexiade, édit. REIFFERSCHEID, un vol. in-8°, Leipzig, X, 9.

[143] Histoire littéraire de la France, t. VIII, p. 603.

[144] Histoire littéraire de la France, t. VIII, p. 603-604.

[145] Histoire littéraire de la France, t. VIII, p. 604.

[146] FOUCHER DE CHARTRES, dans Historiens des croisades, Historiens occidentaux, t. III, p. 329.

[147] FOUCHER DE CHARTRES, dans Historiens des croisades, Historiens occidentaux, t. III, p. 329.

[148] FOUCHER DE CHARTRES, dans Historiens des croisades, Historiens occidentaux, t. III, p. 329.

[149] LUCHAIRE, dans l'Hist. de France de LAVISSE, t. II, 2e partie, p. 235.

[150] Sa famille posséda jusqu'au XIVe siècle le château de Montélimar et lui donna son nom (Montilium Adhemari).

[151] On attribue à Adhémar de Monteil la composition du Salve Regina, qu'on appelait l'hymne du Puy, M. G., SS., t. XXIII, col. 828. Cf. BRÉHIER, au mot Adhémar, dans le Dict. d'hist. ecclés., I, 552.

[152] GUILLAUME DE TYR, l. II, ch. XXIII, Hist. des croisades, t. I, p. 108. Les chiffres donnés par Guillaume de Tyr sont les mêmes que ceux de Foucher de Chartres. Ce dernier ajoute que, sans les désastres des expéditions antérieures, le nombre eût été trois fois plus grand (FOUCHER DE CHARTRES, l. I, ch. X, Hist. des crois., t. p. 333).

[153] GUILLAUME DE TYR, l. VIII, ch. XX, Hist. des croisades, t. I, p. 318.

[154] GUILLAUME DE TYR, l. VIII, ch. XX, Hist. des croisades, t. I, p. 341.

[155] ALBERT D'AIX, l. VI, ch. XXXV.

[156] M. DE WULF, Hist. de la philosophie médiévale, un vol. in-8°, Louvain, 1900, p. 179.

[157] M. DE WULF, Hist. de la philosophie médiévale, p. 147-168. C'est à tort que la plupart des historiens identifient la scolastique avec la philosophie du Moyen Age. Celle-ci comprend, en outre, non seulement deux courants de philosophie orientale, qui sont la philosophie byzantine et la philosophie arabo-juive, mais aussi plusieurs courants de philosophie occidentale anti-scolastique, confinant au panthéisme, au scepticisme, au faux mysticisme, etc. (WULF, op. cit., p. 148-149.)

[158] RAGEY, Histoire de saint Anselme, t. I, p. 113.

[159] J. BAINVEL, au mot Anselme, dans le Dict. de théol. de VACANT, t, I, col. 1343.

[160] LANFRANC, Liber de corp. et sang. Domini, cap. VII.

[161] S. ANSELME, Cur Deus homo, cap. I, II, XI.

[162] Voir la préface du Monologium.

[163] Bréviaire romain, 21 avril, leçon VI. J. BAINVEL, au mot Anselme, dans le Dict. de théol. de VACANT, t, I, col. 1343.

[164] Cf. M. GRABMANN, Die Geschichte der Scholastischen Methode, 2 vol. in-8°, Fribourg-en-Brisgau, 1909-1911.

[165] S. ANSELME, Meditationes, XI, P. L., t. CLVIII, col. 769.

[166] J. BAINVEL, au mot Anselme, dans le Dict. de théol. de VACANT, t, I, col. 1335.

[167] Sur la valeur de cet argument, voir BAINVEL, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. I, col. 1350-1360.

[168] Dict. de théol. de VACANT, t. I, col. 1338.

[169] S. ANSELME, De conceptu virginali, c. XXIII, P. L., t. CLVIII, col. 457.

[170] S. ANSELME, De conceptu virginali, c. XVIII, P. L., t. CLVIII, col. 451.

[171] S. ANSELME, Orationes, LII, col. 956.

[172] S. ANSELME, De processione Spiritus Sancti, c. II, P. L., t. CLVIII, col. 188 et passim.

[173] Il suffit de nommer DESCARTES (Discours de la Méthode, 4e partie et passim) et LEIBNIZ (Nouveaux essais sur l'entendement humain, l. IV, ch. X, § 7, et passim).

[174] J. BAINVEL, au mot Anselme, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. I, p. 1348. Voir le Saint Anselme de V. DOMET DE VORGUE, dans la collection des Grands philosophes et celui de M. COCHIN, dans la collection les Saints. M. ROUSSELOT, dans ses Etudes sur la philosophie du Moyen Age, et M. BOUCHITTÉ, dans son ouvrage intitulé le Rationalisme chrétien à la fin du XIe siècle, ont voulu faire de saint Anselme un précurseur du rationalisme, tout au moins du cartésianisme. Un abîme le sépare de Descartes et des rationalistes modernes. S. Anselme s'appuie constamment sur la foi, dont il cherche seulement à établir les fondements ou à expliquer les formules par l'effort de la raison. Il faut reconnaître toutefois que, dans certains passages, lorsqu'il cherche par exemple à retrouver par la raison le mystère de la Trinité ou à prouver rationnellement la nécessité de l'Incarnation, ses expressions sont, çà et là, outrées, et dépassent manifestement sa pensée. Les protestants qui ont prétendu voir en saint Anselme un précurseur de Luther, en s'appuyant sur certaines formules par lesquelles l'archevêque de Cantorbéry s'abandonne aux seuls mérites du Christ, ne sont pas moins dans l'erreur. Rien n'est plus catholique que de pareilles formules si on les prend dans leur contexte. M. Harnack a été mieux inspiré en voyant dans saint Anselme un des plus authentiques représentants du catholicisme (HARNACK, Précis de l'hist. des dogmes, trad. CHOISY, un vol. in-8°, Paris, 1893, p. 336) ; mais l'historien protestant ne craint pas d'affirmer ensuite que le grand dialecticien Anselme ne savait pas ce qu'est la foi. (Ibid., p. 335.) En s'exprimant ainsi, M. Harnack entend parler sans doute de la notion protestante de la foi.

[175] On trouvera tous ces ouvrages de polémique réunis dans la série in-4° des Monumenta Germanicæ sous le titre de Libelli de lite imperatorum et pontificum sæculis XI et XII conscriptis, 3 vol., 1891-1897. Migne en a publié quelques-uns dans la P. L., aux tomes CXLIII, CXLV, CLVI, CLXII, etc. Voir IMBART DE LA TOUR, la Polémique religieuse et les publicistes à l'époque de Grégoire VII, dans Questions d'histoire sociale et religieuse, époque féodale, un vol. in-12°, Paris, 1907, p. 525-266.

[176] On en trouvera le texte dans P. L., t. CXL. Cf. Paul FOURNIER, Études critiques sur le Décret de Burchard de Worms, un vol. in-8°, Paris, 1912. (Extrait de la Nouvelle Revue hist. du droit français et étranger) et le Décret de Burchard de Worms, ses caractères, son influence, dans la Revue d'hist. ecclés., t. XIII, 1912, p. 451-473, 670-701.

[177] Paul FOURNIER, Yves de Chartres et le droit canonique, dans la Revue des Questions historiques, 1898, t. LXIII, p. 387-388.

[178] Paul FOURNIER, Yves de Chartres et le droit canonique, dans la Revue des Questions historiques, 1898, t. LXIII, p. 390. Voir sur cette collection P. FOURNIER, le Premier Manuel canonique de la réforme du XIe siècle, publié dans les Mélanges d'archéologie et d'histoire de l'Ecole française de Rome, t. XIV (1894) et tiré à part.

[179] Paul FOURNIER, Yves de Chartres et le droit canonique, dans la Revue des Questions historiques, 1898, t. LXIII, p. 398.

[180] Paul FOURNIER, Yves de Chartres et le droit canonique, dans la Revue des Questions historiques, 1898, t. LXIII, p. 404.

[181] Yves DE CHARTRES, Epist., CLXXXIX. Cf. Decret, IV, 168.

[182] Yves DE CHARTRES, Epist., LX.

[183] Yves DE CHARTRES, Epist., CXC.

[184] Yves DE CHARTRES, Epist., CVI.

[185] Yves DE CHARTRES, Epist., LX. Cf. Epist., CCXXXVI.

[186] Yves DE CHARTRES, Epist., LX.

[187] Nous nous sommes borné à résumer les idées d'Yves de Chartres sur les questions d'une importance majeure au point de vue historique. Une étude plus détaillée le montrerait frayant la voie aux canonistes pour la solution des plus importantes questions du droit privé. Ainsi, à l'encontre d'Hincmar, il enseigne avec fermeté que le mariage est indissoluble dès que le pacte conjugal est parfait (Epist., CCXLVI), en d'autres termes il admet que le mariage existe par le contrat consensuel des époux et non par sa consommation. Il émet sur l'étendue des pouvoirs des évêques, des métropolitains, des prélats et du pape, des idées qui éclaireront la voie des canonistes futurs. Dans tout cet exposé de la doctrine d'Yves de Chartres, nous nous sommes beaucoup inspiré de la savante étude de M. Fournier, ci-dessus mentionnée à plusieurs reprises.

[188] Revue des Questions historiques, t. XXXIV, p. 247 et s.

[189] Dom RUINART, Vita Urbani papa, cap. CCCXIV, P. L., t. CLI, col. 258.

[190] Cf. Dom Ursmer BERLIÈRE, les Origines de Cîteaux et l'ordre bénédictin au XIIe siècle, dans la Revue d'hist. ecclés., t. I, 1900, p. 448-471, t. II, 1901, p. 253-290.