HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

INTRODUCTION.

 

 

Le régime politique et social fondé et organisé par les papes du XIIe et du XIIIe siècle est généralement connu sous le nom de Chrétienté.

Jamais, en effet, comme on l'a justement écrit[1], la chrétienté n'a entrevu de plus près le complet développement de sa constitution. Certes, le conflit du bien et du mal s'y montre parfois très aigu. Des intérêts puissants s'y heurtent avec violence. Les forfaits les plus inouïs y côtoient les plus ineffables vertus. Mais, ainsi que l'a remarqué Frédéric Schlegel[2], un examen attentif et exact révèle avec évidence que tout ce que cette époque a de grand et de bon, dans l'Etat comme dans l'Eglise, provient du christianisme et de l'universelle influence que celui-ci exerce alors sur les cœurs. Tout ce qui s'y manifeste au contraire d'incomplet, de défectueux, de funeste, doit être attribué aux passions des hommes et à la barbarie de ces temps. Au surplus, partout, dans les luttes les plus turbulentes de cette époque, on sent comme une plénitude de vie, on découvre des élans sublimes, on admire les traces d'une force supérieure et divine, triomphant des révoltes des hommes et de leurs pires appétits.

Parmi les ouvriers de la cause du bien à cette époque, on remarque trois sortes d'hommes : des papes, des moines et des chevaliers. Parmi la série des papes, émergent tour à tour les grandes figures de Sylvestre II, de saint Grégoire VII et d'Innocent III. Saint Bruno, saint Bernard, saint Dominique, saint François d'Assise, saint Thomas d'Aquin, saint Bonaventure, sont les plus illustres des moines de ce temps. Saint Henri en Allemagne, saint Ferdinand en Espagne, saint Louis en France, sont les types accomplis des chevaliers.

L'action concordante de l'institution monarchique et de la chevalerie est toujours subordonnée, d'ailleurs, à l'autorité suprême de la papauté, dont la puissance spirituelle et temporelle atteint, au XIIIe siècle, le plus haut degré auquel elle soit jamais parvenue.

Cette action a un double but : libérer l'Eglise de toutes les puissances du mal, en particulier de toutes les oppressions des pouvoirs terrestres, et soumettre de plus en plus les choses de la terre aux choses du ciel, en faisant triompher partout, sur les sociétés comme sur les individus, la loi du Christ.

Lequel de ces deux buts a-t-il été le plus immédiatement visé ? Quelques historiens n'ont voulu voir, dans tout l'effort de l'Eglise au Moyen Age, qu'une lutte gigantesque pour la libération des âmes chrétiennes, ramenant tonte l'inspiration des papes à cette devise de Jean de Salisbury : Religion et liberté[3], ou à cette parole de Pierre de Blois[4] : La défense de la liberté de l'Eglise est le premier devoir et le plus grand honneur de ses pasteurs. La conquête de la prépondérance du pouvoir spirituel sur les puissances temporelles n'aurait été qu'un moyen d'atteindre ce premier but. D'autres auteurs ont cru pouvoir affirmer que l'Eglise, dès le début, s'inspirant de l'analogie des rapports de l'âme avec le corps, a nettement visé la prépondérance du spirituel sur le temporel comme l'état normal d'une société parfaitement constituée. L'étude impartiale des faits et des déclarations des pontifes nous parait démontrer que les deux buts. perçus comme solidaires l'un de l'autre, ont été simultanément poursuivis.

Quoi qu'il en soit, il est impossible de ne point apercevoir, dans la grande tâche courageusement ébauchée par Sylvestre II, héroïquement entreprise par saint Grégoire VII, et glorieusement couronnée par Innocent III, une œuvre immense de réforme et de libération. Les écrivains les plus désintéressés des croyances dogmatiques se sont accordés pour le reconnaître. La période d'apogée du Moyen Age fut, suivant Auguste Comte[5], l'époque où le monde a été le mieux organisé, et, suivant Uhlhorn[6], un temps qui ne peut être comparé à aucun autre au point de vue de l'organisation et de la ferveur de la charité chrétienne, tant publique que privée.

Un catholique ne peut qu'être fier de constater la coïncidence.de ce triomphe moral avec l'action la plus profonde que le pouvoir pontifical ait jamais exercé sur la société.

Un savant historien, se plaçant à ce point de vue, a cru pouvoir montrer, dans l'histoire de l'Eglise au Moyen Age, la plus vivante des apologies du catholicisme. L'Eglise catholique, dit Léon Gautier[7], n'a pu faire triompher ses idées qu'au temps de sa domination. Or, quel a été ce temps de la domination de l'Eglise l De l'aveu de tous, c'est le Moyen Age. C'est donc au Moyen-âge que l'Eglise a fait triompher ses idées. Or, de deux choses l'une : ou vous êtes chrétien, ou vous ne l'êtes pas. Si vous êtes chrétien, le Moyen Age sera pour vous l'époque qui a établi sur la terre le règne du Vrai et du Bien. Si vous n'êtes pas chrétien, vous devez haïr cette époque, parce que les idées de l'Eglise, qui triomphèrent alors, sont pour vous antinaturelles et fausses. La question du Moyen Age n'est donc entre nous que la question de la vérité du christianisme.

 

L'histoire de la chrétienté du Moyen Age peut se diviser en trois grandes phases.

Profondément troublée, au centre même de son œuvre, par les factions italiennes, la papauté cherche d'abord un appui dans la

protection impériale. Otton, roi de Germanie, appelé par Jean XII, qui ressuscite en sa faveur l'empire d'Occident, pose les bases d'une entente, qui donne à l'Eglise, de l'année 962 à l'année 1049, un siècle environ de sécurité relative. L'apogée de cette période est marqué par le glorieux pontificat de Sylvestre II.

Mais les ingérences abusives des empereurs dans le gouvernement ecclésiastique suscitent la querelle du Sacerdoce et de l'Empire.

De 1049 à 1124, une série de pontifes, parmi lesquels brille la grande figure de saint Grégoire VII, lutte avec vigueur pour l'affranchissement de l'Eglise. C'est la seconde période.

Pendant une troisième période, qui va de l'an 1124 à l'an 5294, l'organisation de la chrétienté, enfin affranchie du joug impérial, est la principale préoccupation des papes. Le plus illustre de ces papes est Innocent III.

 

 

 



[1] BRUGÈRES, Tableau de l'hist. et de la litt. de l'Eglise, p. 251.

[2] Frédéric SCHLEGEL, Philosophie de l'histoire, trad. Lechat, 2 vol. in-8°, Paris, 1836, t. II, p. 171.

[3] Jean DE SALISBURY, Epist. CXCIII, P. L., t. CXCIX, col. 207.

[4] Pierre DE BLOIS, Epist. X, P. L., t. CCVII, col. 27.

[5] Auguste COMTE, cité par E. FAGUET, Politiques et moralistes du XIXe siècle, un vol. in-12°, Paris, 1898, p. 338.

[6] UHLHORN, cité par MARX, Kirchengeschichte, p. IV, 5, § 93.

[7] Léon GAUTIER, professeur à l'Ecole des Chartes, Etudes et tableaux historiques, un vol. in-8°, Lille, s. d., p. 103.