HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

TROISIÈME PARTIE. — LE SAINT EMPIRE ROMAIN

CHAPITRE VI. — LE SIÈCLE DE FER (867-962).

 

 

Quelques jours après la mort de saint Nicolas Ier, Anastase le Bibliothécaire écrivait à Adon de Vienne, le célèbre auteur du Martyrologe qui porte son nom, les lignes suivantes : Je vous annonce, hélas ! une bien triste nouvelle ; notre père et Pape de vénérable mémoire, Nicolas, a passé à une meilleure vie, aux ides de novembre, et nous a laissés fort désolés... Maintenant, tous ceux qu'il a repris pour des adultères ou pour d'autres crimes, travaillent avec ardeur à détruire tout ce qu'il a fait et à abolir tous ses écrits... Je vous conjure d'avertir tous les métropolitains des Gaules... Au nom de Dieu, résistez à ce que l'on veut faire contre le pape Nicolas. Ce serait anéantir l'autorité de l'Église[1].

Cet énigmatique Anastase, qui, avant d'être un politique avisé, avait été un habile conspirateur, voyait juste. Comme autant de forces longtemps comprimées, mais dont les ressorts n'auraient pas été brisés, toutes les jalousies, toutes les haines, toutes les passions brutales de cette triste époque étaient prêtes à se déchaîner. Les pontificats d'Hadrien II et de Jean VIII vont les contenir quelque temps encore. Mais après eux, ce sera le débridement sans frein. Le savant et pieux cardinal Baronius, dans ses Annales, a consacré le nom de siècle de fer, donné à cette période. Ce siècle, dit-il[2], est justement appelé siècle de fer, pour sa grossièreté et sa stérilité en toute sorte de bien ; siècle de plomb, pour l'abomination du mal qui l'inonde ; siècle de ténèbres, pour le manque d'écrivains. Que les âmes pusillanimes ne se scandalisent point toutefois de voir l'abomination de la désolation envahir le sanctuaire ; qu'elles admirent plutôt la puissance de Dieu, qui n'a pas permis, comme autrefois, que l'abomination du temple fût suivie de sa destruction, mais qui l'a conservé par Jésus-Christ. Des princes temporels, des tyrans mémos, s'emparant du Siège apostolique, y ont introduit des monstres hideux.

Impossible de décrire avec plus de vivacité et de franchise les maux dont l'Église a souffert à cette époque. Nous verrons toutefois que la description de Baronius est exagérée. Baronius, dit le savant Héfélé, a commis une erreur qui fait le plus grand honneur à sa sincérité. Quoique ultramontain décidé, et toujours prêt à rompre une lance en faveur du Saint-Siège, non seulement, il a recueilli avec une scrupuleuse exactitude tous les méchants propos sur les Papes, qu'il a trouvés dans les sources, mais, poussant la crédulité à l'excès, il a mieux aimé sacrifier l'un ou l'autre Pape que d'appliquer le scalpel de la critique à des sources suspectes[3]. Des historiens venus après Baronius ont fait cette critique des sources, et le résultat des travaux des Mabillon, des Mœhler, des Héfélé et des lIergenr5ther a été, non pas de noircir le tableau, mais d'en dissiper plusieurs ombres et de réhabiliter, au moins partiellement, plusieurs des Papes calomniés par deux annalistes passionnés. Nous voulons parler de Luitprand de Crémone et de Rathier de Vérone, dont les sympathies pour le pouvoir impérial et la partialité contre les Papes ne font plus de doute. Les historiens les plus impartiaux et les critiques les plus sévères reconnaissent aujourd'hui que Luitprand satisfait des rancunes[4], qu'il émaille d'erreurs de chronologie son Antapodosis sur les Papes de la première moitié du Xe siècle [5], et que Rathier, esprit bourru, remuant et méprisable[6], est plus inspiré par la passion que par l'amour de la vérité, tandis que Flodoard, de Reims, dont la Chronique est moins défavorable aux Papes du Xe siècle, est riche en renseignements précis et bien datés[7].

 

I

Le successeur de saint Nicolas Ier, HADRIEN II, élu le 13 décembre 867, était un vieillard de soixante-quinze ans, à l'âme noble, au cœur généreux, aux allures de grand seigneur. Né à Rome, fils de Talare, qui fut depuis évêque, il appartenait à la famille des Papes Etienne VI et Serge II. Il était marié, sa femme Stéphanie vivait encore[8] et il avait une fille. On l'avait élu, paraît-il, après la mort de Léon IV, puis après la mort de Benoît III ; mais il avait su s'excuser de manière à éviter la charge du Pontificat[9]. Hadrien commença par bénéficier de la ferme politique de son prédécesseur. L'empereur Lothaire II vint au Mont Cassin faire sa soumission au Souverain Pontife, qui lui donna la communion de sa main[10]. Le nouveau Pontife eut une autre consolation : l'empereur Louis II, trahi et emprisonné par le duc de Bénévent, vint se réfugier auprès de lui et lui demanda de relever son prestige par un nouveau couronnement. Lui-même, pressentant sans doute les dangers qui menaçaient la paix de l'Église du côté de l'Orient et dans l'État pontifical, n'eut rien tant à cœur que de se maintenir en bonne harmonie avec le pouvoir impérial d'Occident.

Une de ses premières préoccupations avait été de profiter du rétablissement d'Ignace sur son siège et du bon vouloir de Basile le Macédonien, pour réunir un concile à Constantinople. L'entreprise n'allait pas sans difficultés. Photius avait introduit dans les rangs de l'épiscopat plusieurs de ses dévoués partisans, qui devaient former une opposition tenace aux projets du Souverain Pontife. D'autres évêques, gagnés à la cause photienne, ou terrifiés par l'audace des opposants orientaux, n'osaient se prononcer. Au début, on trouva à peine douze prélats fidèles au légitime patriarche. Ils devaient être dans la suite plus de cent. Les trois patriarcats de Jérusalem, d'Antioche et d'Alexandrie, placés sous la domination musulmane, ne furent pas libres d'abord de prendre part au concile. La demande préalable, adressée par les légats pontificaux à tous les Pères, de souscrire le formulaire d'Hormisdas, souleva des protestations. Finalement, devant la persistance des légats, les réfractaires finirent par céder.

Les premières sessions se passèrent à recevoir des soumissions, à entendre des protestations. A la cinquième session, Photius, convoqué par les représentants du Saint-Siège, comparut. Hautain, dédaigneux, le patriarche gardait le silence, ne répondant pas même aux questions de forme qui lui furent faites pour constater son identité. Admets-tu les décisions des papes Nicolas et Hadrien ? lui demandèrent les légats. Et comme il se taisait, se refusant ainsi à professer sa soumission à l'Église : Tu es donc dans l'Église un malfaiteur et un adultère ! lui dirent-ils. — Je me tais, dit Photius, mais Dieu m'entend. — Ton silence, lui dirent ses interrogateurs, ne te sauvera pas. — Jésus aussi s'est tu, répliqua-t-il, et il a été condamné. Cette comparaison avec le Christ, faite par un homme si fier, indigna l'assemblée. Les légats, au nom du symbole, le supplièrent de se soumettre : Mon droit n'est pas sur la terre répondit-il. Le concile lui accorda un délai pour rentrer en lui-même, et le congédia[11].

La dixième et dernière session eut lieu le 8 février 870. Elle fut très solennelle. En présence de l'empereur Basile le Macédonien et de son fils aîné Constantin, qui furent acclamés présidents d'honneur de dix ou onze députés du roi des Bulgares et de trois ambassadeurs de l'empereur Louis II, lesquels étaient Suppon, parent de l'impératrice Engelberge, Ebérard, majordome impérial, et Anastase, bibliothécaire du Saint-Siège, lecture fut donnée des canons votés par les Pères de l'assemblée. Ce fut le VIIIe concile œcuménique. On y condamnait Photius, ses doctrines et sa secte. Puis, portant le remède à la source du mal, on y réprouvait les empiètements de la puissance laïque sur les droits de l'Église et de la sainte hiérarchie. Les évêques, dit le XIVe canon, ne devront plus aller au-devant des puissants du monde ni, lorsqu'ils les rencontrent, les saluer en pliant le genou, mais avoir le courage de les blâmer, si cela est nécessaire pour les amener à se corriger. Les princes peuvent être admis dans un concile, mais il serait faux de prétendre que leur présence y est nécessaire (canon XVII, en grec XII). Aucun grand du monde ne peut, sous peine d'anathème, s'ingérer de quelque manière dans l'élection d'un évêque (canon XXII). Toute élection faite sous la pression des puissances séculières sera entachée de nullité (canon XII). En même temps, pour montrer sa bienveillance à l'égard de l'Église orientale, le pape Hadrien II accordait aux cinq patriarches des prérogatives que saint Léon le Grand et saint Nicolas leur avaient refusées : par exemple, des droits étendus de juridiction sur les métropolitains, et le privilège de convoquer et de présider des conciles patriarcaux (canon XVII).

Un point noir restait à l'horizon. La cour de Constantinople ne s'était pas encore consolée de voir les Bulgares échapper à l'influence byzantine pour se ranger sous la dépendance du patriarcat de Rome. Photius avait toujours sur le cœur l'échec de son encyclique à l'église de Bulgarie[12]. C'est en Bulgarie qu'il rencontrait le plus fougueux de ses adversaires, l'évêque Formose, qui, poursuivant avec la même ardeur tout ce qui venait de Byzance, l'hérésie photienne, le mariage des prêtres et le rite grec, faisait aux personnes et aux institutions d'Orient une guerre sans merci. Le roi Boris avait même, un moment, espéré placer Formose à la tête de son Église, en faire comme un patriarche dont il serait l'empereur, et dresser ainsi, en face de l'empire et du patriarcat byzantins, l'empire et le patriarcat bulgares. Mais le pape Nicolas ne s'était point prêté à la réalisation de ce rêve ambitieux et avait brusquement mis fin à la mission de Formose en Bulgarie[13]. De là était né un refroidissement entre le roi des Bulgares et la cour de Rome. La politique de Constantinople en profita. Elle avait invité à assister au concile les légats de Bulgarie, envoyés par le roi Michel. Trois jours après la clôture des travaux, eut lieu, au palais impérial, entre l'empereur, le patriarche Ignace, les délégués des patriarcats orientaux, les députés Bulgares et les légats du Pape, une réunion qui fut comme la revanche de la cour byzantine et de Photius contre la victoire de la cause romaine au Concile. L'empereur, les représentants de l'église orientale, le patriarche Ignace lui-même, qui fut peut-être trop complaisant en la circonstance, y soutinrent que la Bulgarie, ayant autrefois appartenu à l'empire grec et ayant reçu sa première évangélisation de prêtres grecs, devait relever uniquement du patriarcat de Constantinople. En vain les légats objectèrent-ils que la Bulgarie s'était donnée librement à l'Église romaine, qu'elle faisait partie des provinces illyriennes, dépendance de Rome de temps immémorial, que sa conversion définitive avait été l'œuvre des missionnaires latins et qu'enfin le Pape, chef suprême de l'Église, ne pouvait subordonner ses décisions à des considérations de pure politique ; la conférence décida que la Bulgarie serait désormais rattachée au diocèse de Constantinople, et le procès-verbal de cette décision fut indûment annexé aux actes du Concile œcuménique[14].

Ce ne fut pas tout. Les légats du Pape, pendant leur retour, furent assaillis et dévalisés par des pirates slaves. Les partisans de Photius en profitèrent pour mettre en circulation des actes falsifiés du Concile, dont ils croyaient être seuls à posséder les pièces. Mais le fin politique Anastase, qui avait assisté à l'assemblée en qualité de légat de Louis II, avait pris la précaution de copier pour son compte personnel les vrais documents. C'est par lui que les actes authentiques du Concile œcuménique de 869 nous sont parvenus.

Cet étrange personnage, que nous avons vu briguer insolemment le Souverain Pontificat, ce prêtre excommunié par saint Léon IV, s'était refait une virginité dans sa retraite. Secrétaire de Nicolas Ier, qui avait su utiliser ses hautes facultés dans la diplomatie et dans l'administration, cet ancien révolutionnaire était devenu le plus intelligent défenseur du pouvoir pontifical. Sa vie privée est un mystère ; sa carrière publique fut, à bien des égards, un bienfait. Dans les débats du Pape avec Photius, c'est Anastase qui avait, la plupart du temps, tenu la plume, et mis au service de l'orthodoxie les richesses de son érudition. Hadrien II lui maintint ses fonctions de préposé aux lettres pontificales et le nomma bibliothécaire en titre de l'Église romaine[15]. Sous l'autorité d'un Pontife dont la clairvoyance et la fermeté n'égalaient pas celles de saint Nicolas, la vieille ambition d'Anastase se réveilla-t-elle ? Faut-il mettre uniquement sur le compte de son père et de son frère le drame mystérieux et sanguinaire qui devait assombrir les dernières années d'Hadrien II et porter une grave atteinte au prestige du Souverain Pontificat ?

Depuis quelque temps Anastase semblait s'être dégagé de la tutelle de son père Arsène. Celui-ci, toujours apocrisiaire du Saint-Siège, s'était montré partisan trop absolu du pouvoir impérial. Anastase l'avait contrecarré sur ce point[16]. Saint Nicolas, qui utilisait les services d'Arsène comme ceux de son fils, ne l'avait pas ménagé à l'occasion. Un jour que le fastueux évêque d'Orta se présentait à une procession, vêtu d'une riche pelisse à la mode juive, le Pape, indigné, lui avait donné l'ordre de déposer à l'instant son singulier costume[17]. Une autre fois, le Pape ayant eu lieu de supposer que certaines sommes, destinées au trésor pontifical, avaient passé dans la cassette de l'apocrisiaire, lui en avait demandé un compte sévère[18].

Sous Hadrien II, l'ambition d'Arsène ne connut plus de bornes. Il n'avait pu réussir à faire monter sur le siège de saint Pierre son fils Anastase, il entreprit de faire entrer dans la famille pontificale son fils Éleuthère. Le pape Hadrien, qui s'était marié, nous l'avons vu, avant de recevoir les ordres majeurs, avait une fille. Un mariage d'Éleuthère avec la fille du Pape ne pouvait que raffermir et rehausser la situation de l'apocrisiaire. Mais Hadrien, ayant déjà fiancé sa fille à un autre prétendant, refusait son consentement. C'est alors qu'Éleuthère tente un coup de force. Il enlève la fille et la femme du Pape, et, l'empereur Louis ayant, à la demande d'Hadrien, envoyé des troupes à la poursuite du ravisseur, celui-ci, traqué par la police impériale, assassine l'épouse et la fille du Pontife. Pendant ce temps, Arsène se rendait au sud de l'Italie, où se trouvait la cour impériale, pour y intercéder et y intriguer auprès des princes francs ; mais saisi par une maladie subite, il mourut tristement en route, sans avoir reçu les derniers sacrements. Ses serviteurs voulurent ramener son corps à Rome, mais arrivés aux environs du Mont-Cassin, ils furent tellement incommodés par l'odeur nauséabonde qui se dégageait du cercueil, qu'ils enfouirent précipitamment le cadavre de l'apocrisiaire dans un pré de l'abbaye. Les religieux du monastère, témoins de la scène, en consignèrent le souvenir dans leurs archives[19].

Éleuthère, arrêté et jugé, fut mis à mort. Anastase, soupçonné d'avoir conseillé le crime, fut excommunié par Hadrien ; mais devant une assemblée du clergé romain il réussit à se disculper et le Pape le rétablit dans ses fonctions.

Ce scandale, dont Hadrien n'était que la malheureuse victime, rejaillit dans l'opinion populaire sur le Pape et sur la Papauté. Plus tard, sous Jean VIII, on n'avait pas fini, même dans les monastères, de rappeler le souvenir de la sanglante aventure, en y mêlant sans respect le nom du digne Pontife, et le successeur d'Hadrien était obligé d'envoyer à Berthaire, abbé du Mont-Cassin, cette verte remontrance : Qui êtes-vous donc, pour parler de la sorte d'un si grand Pape, pour mordre sur son cadavre comme un chien ?[20]

Autour du Pape et faisant pour ainsi dire l'assaut perpétuel du souverain Pontificat, se trouvaient d'autres personnages peu recommandables, comme ce Sergius, maître de la milice, qui avait réussi à épouser une nièce de Nicolas Ier, et qui, à la mort de son oncle, avait fait main basse sur l'argent destiné aux bonnes œuvres[21], et cet autre maître de la milice, Georges d'Aventino, voleur, débauché et assassin, qui était entré dans la famille du pape Benoît III et à qui la justice pontificale devait un jour faire crever les yeux[22].

D'un tout autre caractère moral était un homme sur lequel Hadrien ne cessa d'avoir les yeux jusqu'à sa mort. C'était l'évêque de Porto, Formose, que le pape Nicolas avait envoyé en 866 au roi des Bulgares, et dont celui-ci avait voulu faire un patriarche. Obligé de réintégrer son diocèse de Porto, Formose avait obéi, mais en jurant qu'il en sortirait un jour, pour lutter contre l'influence néfaste des prêtres orientaux. Intelligent, habile, d'un caractère impérieux et obstiné, l'évêque de Porto ne cessait de regarder du côté de la Bulgarie. Ses traits émaciés, ses mœurs austères, lui donnaient un prestige de sainteté. On ne l'avait jamais vu manger de viande ni boire de vin. On sut plus tard qu'il n'avait jamais quitté jusqu'à sa mort un cilice, dont les chaînes s'étaient incrustées dans sa chair. L'évêque de Porto était une puissance. Le pape Hadrien eut le courage de lui refuser son transfert en Bulgarie[23]. C'eut été violer les règles du droit canonique à cette époque, que de faire passer un évêque d'un diocèse dans un autre. D'ailleurs, avec ses idées trop étroites, ses antipathies trop absolues contre les rites orientaux, ses allures trop impérieuses et trop cassantes, Formose risquait, malgré ses vertus réelles, de compromettre la cause de l'Église latine. Mais, en le maintenant en Italie, on n'évitait pas tout péril. Autour de l'évêque de Porto se formait un parti de mécontents. On voyait dans son entourage, et même dans son intimité, des hommes perdus de réputation, mais redoutés, comme Georges d'Aventino. Quand, au mois de novembre 872, Hadrien II mourut, les pires catastrophes étaient à craindre.

 

II

Le successeur donné au Pape Hadrien, au mois de décembre 872, fut l'archidiacre Jean, romain de naissance, fils de Guido. C'est tout ce que nous apprend de lui le Liber Pontificalis. Nous savons par ailleurs que le nouvel élu était d'un âge avancé et souvent malade. JEAN VIII mérite d'être compté parmi les grands papes. Les insuccès de ses entreprises doivent être mis au compte des misères de son époque, mais non de la faiblesse de son caractère. En jetant un regard sur le monde chrétien au lendemain de son élévation au Pontificat, le nouveau Pape eut bien quelques sujets de consolation. Au Nord, dans la Grande-Bretagne, Alfred le Grand, après avoir rétabli la paix dans son royaume, y faisait revivre les lettres et donnait à ses peuples le bienfait d'une législation inspirée par le christianisme ; au Midi, l'Espagne chrétienne, qui venait d'ériger en royaume les comtés de Navarre et de Castille, continuait sa lutte héroïque contre les Maures. Mais en France et en Italie les conflits se renouvelaient sans cesse entre les descendants de Charlemagne ; et, depuis un quart de siècle, la cause de l'empire franc se trouvait, par la force des choses, de plus en plus liée à la cause de la Papauté. Celle-ci aurait bientôt la lourde responsabilité de se prononcer entre Charles le Chauve et Louis le Germanique. Tandis que les Sarrasins et les Normands ravageaient la Gaule et l'Italie, Photius en Orient et les amis de Formose à Rome tramaient de nouveaux complots. On a été souvent injuste envers l'infortuné Jean VIII. On a taxé de mobilité de caractère ce qui n'était chez lui que souplesse d'esprit, et de faiblesse ce qui n'était que prudence. Il est vrai que, finalement, le flot montant des appétits et des haines le déborda. Mais le vieillard maladif, qui, tremblant de fièvre, montait à cheval et s'élançait à la tête de ses troupes contre les pirates sarrasins, n'était pas une âme pusillanime ; et, quoi qu'on en ait dit, le bâtisseur de forteresses, le négociateur infatigable, le terrible justicier que fut Jean VIII n'avait rien qui put suggérer, même à la méchanceté de l'envie, le ridicule roman de la papesse Jeanne[24].

On peut rattacher toute l'histoire du pontificat de Jean VIII à quatre épisodes principaux ; le couronnement de Charles le Chauve, la réintégration de Photius sur le siège de Constantinople, l'excommunication de Formose et la lutte contre les Sarrasins.

A son avènement, Jean VIII paraît s'être rendu compte, comme Nicolas Ier et Hadrien II, que la puissance la plus capable de le seconder dans son œuvre, de l'aider à chasser les Sarrasins de la chrétienté, de réprimer les agissements des ducs italiens et les menées des factions romaines, était un pouvoir impérial bien consolidé, dégagé de toute compromission suspecte, confié à un homme énergique et capable. A l'exemple de ses deux prédécesseurs[25], il avait jeté les yeux sur Charles le Chauve, qui lui semblait posséder les qualités d'un empereur. Lorsque, après la mort de Louis II, le choix s'imposa entre Charles le Chauve et Louis le Germanique, Hadrien n'hésita pas, manda à Rome le roi de la France occidentale et, le 25 décembre 875[26], lui donna l'onction et la couronne impériale dans la basilique de Saint-Pierre.

Tant que Charles le Chauve a été considéré par les historiens comme un roi timide et poltron[27], livrant au Pape tous ses droits essentiels d'empereur et se laissant arracher par sa noblesse toutes les prérogatives les plus importantes de son titre de roi, l'initiative de Jean VIII a été sévèrement jugée par plusieurs et est restée un problème pour d'autres. Une connaissance plus exacte des qualités guerrières et administratives de Charles le Chauve justifie la démarche de Jean VIII et permet de mieux comprendre et d'apprécier plus équitablement la conception nouvelle, ou, pour parler comme le nouvel empereur, la rénovation de l'empire[28], que Charles élabora en Italie et qu'il fit approuver le 30 juin 876 à l'assemblée de Ponthion. L'Italie entrerait dans le système impérial au même titre que la France, directement soumise à l'empereur, mais protégée sur ses frontières par les trois grands marquisats de Frioul, de Spolète et de Toscane, et par le Pape lui-même, qui veillerait, comme une sorte de margrave, sur la sécurité de la partie méridionale de la péninsule. L'organisation impériale, amplifiée et unifiée, se rattacherait ainsi plus étroitement à la Ville éternelle comme à son centre ; et le nouvel empereur, pour y symboliser le nouvel idéal, revêtirait la dalmatique, porterait le sceptre et le diadème et prendrait le titre d'Auguste. Il faut bien reconnaître, les événements le montrèrent, que l'Europe n'était pas mûre pour l'exécution d'un pareil idéal, mais le dessein, non exempt de faste, n'était pas dépourvu d'une certaine grandeur.

Quinze mois après la solennelle assemblée de Ponthion, où il s'était montré dans toute la pompe de son nouveau costume, Charles le Chauve, surpris par la fièvre, mourait dans une cabane, au pied du Mont-Cenis, le 6 octobre 877. Il était âgé de 54 ans.

Au moment où s'effondraient en Occident les grands projets de rénovation impériale, l'attention de Jean VIII était appelée du côté de l'Orient.

Saint Ignace, patriarche de Constantinople, venait de mourir le 23 octobre 877, et Photius, qui avait fini par gagner les bonnes grâces de l'empereur Basile en flattant sa vanité[29], avait repris possession du siège patriarcal. L'épiscopat d'Orient était à moitié gagné. Par une tactique habile, Photius déclarait renoncer à toute opposition doctrinale, se bornant uniquement à contester ce que les Papes eux-mêmes, disait-il, n'avaient subi qu'avec peine, l'insertion illégitime du Filioque dans le symbole. Le Pape fut-il trompé par Photius ? N'agit-il qu'à bon escient et dans le but de faire aboutir ses projets relatifs à l'Église bulgare ?

Jean VIII déclara consentir à reconnaître le fait accompli, à la condition que le nouveau patriarche, après avoir demandé pardon de ses erreurs passées[30], s'engagerait à ne pas s'immiscer dans l'organisation de l'église de Bulgarie. Il est fort probable que l'esprit pénétrant de Jean VIII avait vu le fond de l'âme de Photius. Une seule chose semblait coûter à cet homme : se déjuger devant une injonction, en un mot s'humilier. Or, il venait, de lui-même, de renoncer à toute contestation de doctrine ; quant à la tentative d'immixtion dans l'église bulgare, elle avait été l'œuvre de son compétiteur Ignace, et non la sienne. Son amour-propre lui permettait d'accéder aux demandes du Pape. Quelque temps après, les deux légats chargés par le Pontife de traiter cette affaire à Constantinople, lui déclarèrent que les deux conditions étaient accomplies. Jean VIII en profita pour rattacher à Rome toute la hiérarchie du clergé bulgare. C'était un succès important, dont il rendit grâce à l'empereur Basile. On sait déjà que le résultat ne fut pas définitif, et que plus tard, fascinée par Byzance, l'église de Bulgarie abandonna l'Église romaine, se préparant ainsi au schisme dont Jean -VIII avait voulu la préserver.

Photius cependant, tout en s'abstenant, comme il l'avait déclaré ; de discuter sur les doctrines trinitaires, n'avait jamais fait la soumission demandée par le Pape. Jean, du moins, ne trouva pas suffisante une vague profession d'humilité faite à un synode convoqué par Photius en 879. Bien plus, dans ce synode, le patriarche avait obtenu, par la lecture de lettres de Jean VIII falsifiées[31], la condamnation du VIIIe concile œcuménique[32]. Peu de temps après, le 13 mars 880, les évêques d'Orient, présidés par Photius, déclaraient rejeter l'addition du Filioque et proclamaient le principe de la primauté de Byzance sur Rome[33].

Cette fois-ci, c'était le schisme déclaré. Jean VIII, informé de tout par l'habile et courageux évêque Marin, qu'il avait envoyé à Constantinople à cet effet, désavoua et condamna ses légats pontificaux, qui avaient osé prendre part à de telles délibérations et à de telles déclarations. Encore une fois, les projets de sa politique si prudente et si sage échouaient tristement.

On a accusé parfois cette politique de faiblesse. Mais, dit justement Héfélé[34], nous ne devons pas méconnaître que Jean VIII a cru, ainsi qu'il le déclare lui-même, que son devoir était de se plier aux circonstances. L'existence de l'État de l'Église était menacée tout à la fois par les attaques des princes chrétiens et par les Sarrasins. Il pouvait espérer qu'on éviterait un schisme, qu'on regagnerait la Bulgarie et qu'on obtiendrait des secours pour la défense de ses États. Sa condescendance eut, il est vrai, des suites fâcheuses ; mais pouvait-on les prévoir ?

La vieille impératrice Engelberge, la veuve de Louis II, mécontente de l'acte par lequel Jean VIII avait fait empereur Charles le Chauve, ne cessait d'intriguer. Ayant obtenu du Pape quelques jours d'entrevue en Provence, elle avait presque décidé le vieux Pontife à placer une couronne sur la tête de son gendre Boson et sur celle de sa fille Ermengarde, qui rêvait d'être impératrice[35]. A Rome elle-même, elle favorisait le parti de ceux qu'on appelait les formosiens. Etrange parti, qui groupait autour du très austère évêque de Porto des hommes perdus de vices, des parjures et des assassins, comme Georges d'Aventino, et toute une fraction de la haute aristocratie tant laïque qu'ecclésiastique, où l'on voyait la noble patricienne Constantina, fille du nomenclateur[36] Grégoire, Sergius maître de la milice, et Étienne secondicier de l'Église romaine. Jean VIII n'hésita pas à frapper un grand coup. L'excommunication et l'exil dispersèrent le groupe, et des lettres fameuses dénoncèrent au monde chrétien les crimes inouïs qui se commettaient dans ce monde de factieux[37]. Ils devaient revenir un jour en faveur, après la mort de Jean VIII, et profiter de leur crédit auprès de Marin i" pour déchirer les registres pontificaux qui contenaient la trace de leurs forfaits. Si des copies de ces lettres ne nous étaient point parvenues d'autre part, par la voie de leurs destinataires, nous n'oserions pas croire que le Saint-Siège eut été assailli par un tel flot de corruption et de méchanceté.

Quand il se tournait du côté de la noblesse des provinces italiennes, le vieux Pape ne trouvait guère plus de consolations. Pour se défendre des incursions sarrasines, l'Italie ne sarrasines, pouvait compter que sur elle-même. A Charles le Chauve avait succédé le faible Louis le Bègue. En 879, Jean VIII s'était résigné à reconnaître comme roi l'incapable Charles le Gros. Le Pape essaya de former avec les ducs de Bénévent, de Salerne, de Capoue, de Naples et d'Amalfi une ligue contre l'ennemi commun. Mais au lieu d'appuis, il rencontra souvent la défection et la trahison. Le duc Lambert de Spolète et Adalbert de Toscane se déclarèrent ouvertement les ennemis du Pape. Le prince évêque de Naples, Athanase, qui s'était allié avec les musulmans, dut être excommunié. Accablé par l'âge et par les infirmités, Jean VIII se multipliait partout où l'Italie était en péril. Il avait plus d'une fois, au début de son pontificat, pris le commandement d'une flotte et commandé l'attaque contre les Sarrasins[38]. Il se contentait maintenant de compléter les fortifications de Rome. Il appela de son nom l'enceinte qu'il fit construire Johannipolis. Mais partout il ne rencontra que misères, infidélités et désastres. Sa suprême humiliation fut de se résoudre à accepter, en février 881, le roi Charles le Gros comme empereur. Le 15 décembre 882, après une vie d'efforts et de sacrifices, qui ne furent presque jamais couronnés de succès, il rendit son âme à Dieu, victime d'un horrible attentat. Des conjurés, parmi lesquels se trouvaient de ses proches parents, disent les Annales de Fulda, convoitaient son argent et sa place. Ils lui firent administrer du poison ; puis, comme le poison n'agissait pas assez vite au gré de leurs désirs, il lui assénèrent des coups de marteau jusqu'à ce qu'il expirât[39].

Dans une lettre adressée au début de son pontificat, à l'impératrice Engelberge, Jean VIII avait écrit ces mots : Lorsque viendra le Juge suprême, il nous demandera à tous deux si nous avons laissé son Église en état meilleur que nous ne l'avions reçue, plus libre, plus tranquille, plus prospère[40]. Dans les tristes temps où la Providence l'avait placé, était-il possible d'espérer pouvoir se donner à soi-même devant Dieu un meilleur témoignage ? Jean VIII eut sans doute le droit de se le rendre en paraissant devant le Juge suprême.

 

III

Après la mort de Jean VIII, trois Papes se succédèrent en neuf ans, de 882 à 891. Ils n'eurent pas le temps, ils n'eurent peut-être pas le courage ou le pouvoir d'entreprendre de grandes œuvres. On les voit tous débuter par des actes de fermeté ; mais on dirait que bientôt, accablés sous le poids de charges effrayantes, contrecarrés par des oppositions formidables, ils se lassent et fléchissent. MARIN Ier, élu le 23 décembre 882, était ce clairvoyant et courageux prélat qui avait, à Constantinople, démasqué et dénoncé les fourberies de Photius. On voulut, dit-on, en l'élevant à la Papauté, le dédommager des injures qu'il avait reçues à cette occasion. Ancien disciple du grand Pape saint Nicolas, sacré évêque de Cæré par Jean VIII, son élection fut le premier exemple de la translation d'un évêque au siège de Rome. Ses lettres le montrent en relations intimes avec le grand roi d'Angleterre, Alfred, qu'il encouragea dans son œuvre de civilisation chrétienne. Il renouvela les condamnations de son prédécesseur contre Photius. Mais parvint-on à le convaincre que la condamnation du patriarche usurpateur devait avoir pour conséquence la réhabilitation de sou plus ardent adversaire, Formose ? Se laissa-t-il séduire à son tour par le prestige d'austère vertu de l'évêque de Porto ? Céda-t-il à un mouvement de réaction de l'opinion publique ? Formose fut relevé de ses censures et rétabli dans son évêché. Quand Marin Ier mourut, le 24 février 884, le parti des formosiens triomphait.

HADRIEN III, romain de naissance, élu le ter mars de la même année, ne fut pas sans énergie. C'est lui qui fit crever les yeux au conspirateur Georges d'Aventino et fit fustiger honteusement une de ses complices[41]. Mais c'est sous son pontificat que Photius écrivit un mémoire des plus habiles, plein d'érudition, contre le dogme de la procession du Saint-Esprit[42], et que l'empereur Basile, dans une lettre écrite sans doute sous la dictée de Photius, releva très vivement la prétendue violation des lois de l'Église dans l'élection du pape Marin, irrégulièrement transféré, disait-il, d'un évêché à un autre.

ETIENNE V, issu d'une noble famille romaine, élu six jours seulement après le décès de son prédécesseur, le 15 juillet 885, fut consacré évêque par Formose lui-même, dont la situation grandissait. Par ses négociations, il obtint de l'empereur Léon le Sage, qui venait de succéder à Basile, l'expulsion de Photius du siège de Constantinople. Mais le sacre qu'il dut faire, à son corps défendant, du duc Guy de Spolète comme empereur, en 891, ouvrit une ère de tribulations nouvelles pour la Papauté. Il mourut en août ou septembre 891, au moment même où Photius expirait dans le couvent arménien de Bordi, après cinq ans de silencieuse retraite qu'on voudrait croire cinq ans de repentir.

La maison de Spolète, qui arrivait à l'empire à la fin du ixe siècle, se flattait d'égaler la race carolingienne par la noblesse et l'antiquité de ses origines. Son chef, Guy, que ses contemporains avaient surnommé Guy-la-Rage, Wido Rabies, à cause de la vivacité de ses colères, avait épousé la fameuse Agiltrude, fille de cet Adalgis de Bénévent qui se vantait d'avoir souffleté l'empereur Louis II. Prépondérante eu Italie, alliée aux maisons de Toscane et de Bénévent, la maison de Spolète avait, à la mort de Charles le Gros, en 888, posé sa candidature au trône de France. Guy, fort de quelques alliances en ce pays, avait même réussi à se faire couronner à Langres. Mais Eudes, comte de Paris, qui devait inaugurer la race des Capétiens, le supplanta. Guy, poussé par sa femme, l'ambitieuse Agiltrude, briguait en même temps l'empire, que la reine de Provence, Ermengarde, fille de Louis II, toujours hantée par le souvenir des splendeurs impériales, convoitait aussi pour son fils. Mais son rival le plus redoutable était un fils naturel de Carloman[43], Arnulf, duc de Carinthie, vaillant guerrier, autour duquel se rangeait presque toute la noblesse de France et de Germanie, et en qui mettaient leur espoir tous ceux qui, dans Rome, avaient un réel souci des vrais intérêts de l'Église. Ce dernier seul paraissait capable de tenir la grande épée de Charlemagne son aïeul, d'arrêter les invasions normandes et sarrasines, et de protéger la Papauté sans l'opprimer. La maison de Spolète, au contraire, placée au centre de l'Italie, à côté de l'État de l'Église, mêlée à toutes les luttes des factions qui agitaient la péninsule, inspirée par l'insatiable ambition de la superbe et implacable Agiltrude, ne pouvait être pour l'Église qu'une cause d'assujettissement et de troubles.

C'est ce que comprit le nouveau Pape, qui venait de succéder, le 21 septembre 891, à Étienne V : c'était FORMOSE. Il n'y avait peut-être pas à Rome d'homme de plus haute valeur, de plus vaste culture et de plus austère tenue. Il obtint la presque unanimité des voix. Les bons l'acclamèrent pour ses vertus, les autres pour sou passé révolutionnaire et pour ses compromissions douteuses.

Des conciles réunis ou provoqués successivement à Vienne en 892, à Rome le 1er mars 893, à Chalon-sur-Saône le 1er mai 894 et à Tribur en 895, montrent dans le nouveau Pape une préoccupation éclairée des maux dont souffrait l'Église et une volonté sincère d'y remédier. Ce que poursuit le concile de Vienne, tenu sur l'ordre de Formose et sous la présidence de ses légats, c'est l'intrusion, dans les affaires d'église, des laïques, qui usurpent les biens ecclésiastiques (canon 1), maltraitent les clercs (canon 2), profitent de la mort ou de la maladie d'un évêque ou d'un prêtre pour s'emparer des fonds destinés aux aumônes (canon 3) et exigent une redevance pour la collation des fonctions ecclésiastiques (canon 4)[44]. Le concile de Rome, dont les actes sont perdus, mais dont Flodoard nous a donné le résumé, a pour but de remédier aux maux dont souffraient les églises d'Orient et d'Afrique[45]. Le concile tenu au palais impérial de Tribur, non loin de Mayence, en 895, est révélateur des mœurs de cette époque, par les nombreuses allusions qu'on y trouve à des coups et blessures (c. 20, 24, etc.), à des vols sacrilèges (c. 7), à des assassinats de prêtres (c. 5), à des invasions d'église à main armée (c. 6), en un mot par les scènes de pillage et de meurtre qu'il évoque. Le canon 18 défend de se servir de calices de bois pour célébrer la sainte Messe. Il ne faut pas abuser, dit-il, de la parole de saint Boniface le martyr, qu'autrefois des prêtres d'or se servaient de calices de bois et que maintenant des prêtres de bois se servent de calices d'or : l'honneur que nous devons à la sainte Église et au corps de Jésus-Christ nous fait un devoir de choisir les métaux les plus précieux pour nos vases sacrés[46]. Les lettres de Formose, dont plusieurs sont parvenues jusqu'à nous, indiquent une politique pacifique et conservatrice. Il demande à Eudes, comte de Paris, de ne pas attaquer Charles le Simple, roi légitime, et écrit aux évêques de France dans le même sens[47].

Sa grande intelligence lui montrait le salut de l'Église et de la société dans le couronnement d'Arnulf ; mais ses anciennes relations le rendaient comme prisonnier de la faction italienne. Il eut la faiblesse de sacrer empereur le duc de Spolète, Lambert, le fils de Guy ; puis, conseillé peut-être par son entourage, il eut la coupable maladresse d'essayer de réparer cette faiblesse par une politique double, demandant à Arnulf de venir le délivrer des mauvais chrétiens dont il s'était entouré[48]. L'intrépide roi de Germanie répondit à son appel, et marcha sur Rome à la tête d'une armée. Il faillit se heurter à forte partie. La veuve de Guy de Spolète, la mère de l'empereur Lambert, avait pris le gouvernement de Rome, et, sans un incident fortuit qui ouvrit à l'armée germanique la porte de Saint-Pancrace, un choc sanglant aurait eu lieu entre le roi de Germanie et l'impératrice mère de la maison de Spolète. Arnulf, accueilli sur les degrés de Saint-Pierre par le Pape Formose, reçut, le 22 février 896, la couronne impériale. La terrible Agiltrude devait ne jamais pardonner au Pontife ce qu'elle appelait sa trahison, et poursuivre sa vengeance jusque sur le cadavre de Formose.

Les menaces de l'impératrice déchue et la mort subite du nouvel empereur Arnulf, frappé de paralysie au moment où il marchait sur Spolète, hâtèrent peut-être la mort de l'infortuné Pontife, qui expira le 4 avril 896.

 

IV

A partir de la mort de Formose, dit le cardinal Hergenröther[49], commence pour le Saint-Siège une ère d'humiliation profonde. Dans l'espace de huit années, de 896 à 904, neuf Papes se succèdent. Tous sont plus ou moins sous la domination de la maison de Spolète, sous l'influence néfaste d'Agiltrude ; et leurs successeurs ne s'y soustrairont que pour tomber sous une domination plus triste encore, celle de la maison de Théophylacte et de l'infâme Marozie.

Après le court passage d'un prêtre qui avait été deux fois déposé, d'abord du sous-diaconat, puis de la prêtrise, et qui n'occupa le trône pontifical que pendant quinze jours, BONIFACE VI, l'influence du parti de Spolète fit élire, le 22 mai 896, l'évêque d'Anagni, ETIENNE VI. Les sympathies profondes du nouveau Pape étaient, dit-on, pour l'empereur de Germanie, mais ses puissants électeurs ne lui laissèrent aucune liberté d'agir, et, sauf les intérêts essentiels de l'Église que la Providence sauvegarda contre toutes les attaques, il fut un instrument aux mains d'Agiltrude.

C'est à cette femme qu'il faut faire remonter la responsabilité de l'attentat sacrilège dont se chargea le Pape Étienne VI contre le Pape Formose.

Le cadavre du vieux Pontife fut déterré, puis, revêtu de ses ornements pontificaux, placé sur une espèce de chaire. On lui fit alors un simulacre de procès, l'interpellant, lui donnant un avocat pour répondre. A la suite de cette lugubre parodie, Formose fut déclaré Pape illégitime ; les décrets qu'il avait rendus, les ordres qu'il avait conférés furent déclarés nuls. On coupa au cadavre les trois doigts avec lesquels il avait coutume de bénir. Enfin on le dégrada, le dépouillant de ses ornements et de ses insignes. On s'arrêta au cilice, qu'on trouva incrusté dans sa chair[50]. La populace, qu'il est bien difficile de contenir quand une fois on a excité ses passions mauvaises, exigea plus encore. Elle réclama le cadavre, qu'elle traîna jusqu'au Tibre et qu'elle jeta dans le fleuve[51].

Peu de temps après, Étienne VI, victime d'un complot, était arrêté, dégradé vivant, comme il avait fait pour Formose mort, incarcéré, puis étranglé dans sa prison pendant l'été de 897.

Tant de forfaits semblent avoir produit une légère réaction et porté au pouvoir, le 17 septembre 897, le pape ROMAIN, qui cassa tout ce qu'avait fait Étienne contre Formose, mais fut obligé de reconnaître Lambert comme empereur. Il disparut au bout de quatre mois, le 8 février 898. Son successeur, THÉODORE II, ne gouverna que vingt jours. Flodoard vante sa piété et son courage. Sous son court pontificat, l'ombre de Formose apparut, dit-on, à un moine dans un songe et l'informa de l'endroit où se trouvait son corps. Le cadavre de l'infortuné Pontife, qui avait été rejeté du Tibre par une crue, fut déposé triomphalement dans la basilique de Saint-Pierre. La foule romaine fut aussi enthousiaste en ce jour de réhabilitation solennelle, qu'elle avait été féroce au jour de la dégradation. Dans la basilique pontificale, jadis richement ornée par le zèle intelligent du pape Formose, beaucoup assurèrent avoir vu, au moment où son corps rentrait en triomphe, les saintes images, placées là par ses soins, incliner la tête pour le saluer au passage.

Huit jours après la mort de Théodore II, le 12 mars 898, fut élu JEAN IX, ancien moine bénédictin. C'était un prêtre ordonné par Formose. Il réhabilita, dans plusieurs conciles, la mémoire de ce Pape, et décida que, pour obvier aux troubles qui s'élevaient souvent à l'occasion des sacres des Souverains Pontifes, cette cérémonie ne se ferait qu'en la présence des légats impériaux.

Mais le jeune empereur Lambert, sur qui comptait Jean IX, mourut, peu de temps après, d'un accident de chasse, et les élections pontificales se trouvèrent livrées aux compétitions les plus vives et aux passions les plus humiliantes que l'histoire ait eues à enregistrer.

BENOÎT IV fut préposé au gouvernement de l'Église de 900 à 903, LÉON V, qui, un mois après son élection, fut supplanté par CHRISTOPHE et emprisonné par lui, et Christophe, qui devait subir, six mois après, le même traitement de la part de Serge III, ont laissé peu de traces dans l'histoire. Les deux premiers avaient de réelles qualités personnelles, mais leurs efforts furent impuissants.

A l'avènement de SERGE III, le 9 juin 904, commence une période de soixante années environ, dont un moine du Mont-Soracte a tracé le résumé dans une phrase d'un latin barbare, qui fut peut-être une formule populaire courante : Subjugatus est Romam potestative in manu feminæ[52]. Pendant près de soixante ans, les passions les plus honteuses d'une femme ont fait peser leur joug impérieux sur la Ville Éternelle. Dieu, dit le cardinal Bellarmin[53], voulait montrer sans doute que le pontificat romain ne doit pas sa conservation à une direction humaine ni à la prudence, et que la pierre sur laquelle il repose est tellement munie d'une singulière protection de Dieu, que les puissances de l'enfer ne prévaudront jamais contre elle.

Au milieu du désordre des institutions politiques et de la défaillance des pouvoirs constitués, on voyait se produire à Rome le spectacle qui se remarquait à peu près partout ailleurs : des familles locales émergeaient, acquéraient de l'influence et s'emparaient du pouvoir. Seulement, tandis qu'au delà des Alpes, la vaillante famille de Robert le Fort sauvait la monarchie et refaisait la France, en Italie, les intrigues de la maison de Théophylacte eussent perdu à jamais la Papauté, si la Papauté eût pu être perdue.

Sous le pape Formose, une des places les plus importantes de la cour pontificale, celle de vestiaire, vestararius, avait été confiée à un certain Théophylacte, déjà maître et duc de la milice. Le vestiaire était chargé de veiller sur le gouvernement de Ravenne et des provinces voisines. A ce seul titre, Théophylacte était un personnage considérable dans Rome. L'ambition de sa femme Théodora et de ses deux filles, Théodora la Jeune et Marozie, ne fut pas satisfaite. Théodora obtint d'abord pour elle-même la place de vestiairesse, vestararissa, qui lui permit de s'ingérer directement dans les affaires romaines. De mœurs légères, elle fait alors servir ses passions à ses projets ambitieux. Ce qu'elle demande à ses relations coupables avec les plus grands personnages, ce ne sont point tant des bijoux et des parures, que des villas et des châteaux forts. Théophylacte est bientôt devenu le plus riche personnage de la ville de Rome. L'habile Théodora en profite pour se faire une situation politique prépondérante. Entre le parti des ducs de Spolète, qui décline, et le parti allemand, qui reprend des forces[54], elle arrive, par une politique de bascule, à se faire l'arbitre de la situation. Les élections pontificales sont entre ses mains. La Papauté, malgré les misères des derniers pontificats, était toujours la plus haute puissance du monde. S'emparer de la Papauté fut tout son but.

Il est fort possible que son intervention se soit manifestée dès la dernière année du IXe siècle, notamment lors de l'élection de Benoît IV, qui eut en 900, comme concurrent, un certain Serge, probablement le futur Serge III. Les deux personnages énigmatiques qu'on vit passer rapidement sur le trône pontifical en 903, ce Léon, qui n'était pas prêtre cardinal, et qu'on qualifie de sacerdos forensis, et ce Christophe, qui, après avoir jeté Léon en prison, y fut conduit lui-même par Serge, étaient sans doute des créatures de Théodora. Mais son candidat avéré fut, en 904, Serge III. Des lettres récemment découvertes démontrent que, sous le pape Serge, Théophylacte et Théodora agissaient en maîtres presque absolus dans l'État pontifical[55].

Le scandale ne devait pas s'arrêter là Théodora, nous l'avons vu, avait une fille, Marozie. Plus corrompue, plus habile et plus audacieuse que sa mère, Marozie apparait comme le génie du mal au début du Xe siècle. Mariée en 905 ou 906 à Albéric, marquis de Camerino, en relation avec les principaux seigneurs de Rome, elle augmente les richesses de sa famille, le nombre de ses villas et de ses forteresses par les mêmes moyens que sa mare. Elle s'établit au Château-Saint-Ange. On l'appelle Madame la Sénatrice, Donna Senatrix. De quelques phrases de Luitprand et de Flodoard et d'un mot inséré au Liber Pontificalis dans la notice officielle sur Jean XI, on a conclu qu'elle aurait corrompu Serge III lui-même. C'est le premier Pape sur lequel ait pesé une si grave accusation[56]. Le nouveau Pontife, issu des comtes de Tusculum, était admirablement doué du côté de l'esprit. Consacré le 9 juin 901, il gouverna l'Église pendant sept ans et trois mois. On lui doit la restauration de la basilique du Latran, qu'il décora avec beaucoup de magnificence et de goût. Ce Pontife, dont le cardinal Bellarmin a dit : Il pécha par un exemple très mauvais, mais non par une fausse doctrine[57], défendit la pureté de la foi contre les erreurs de Photius[58], l'intégrité de la morale contre Guillaume, évêque de Turin, et la sainteté de l'état ecclésiastique en propageant la vie de communauté parmi le clergé. Le plus grand événement de son pontificat fut sans contredit la fondation du monastère de Cluny. Le 11 septembre de l'année 910, Guillaume le Pieux, duc d'Aquitaine, fils de Bernard, comte d'Auvergne, et gendre de Boson, roi de Provence, signa la charte suivante, que l'histoire doit pieusement enregistrer : Désirant employer utilement pour mon âme les biens que Dieu m'a donnés, j'ai cru ne pouvoir mieux faire que de m'attirer l'amitié de ses pauvres, et, afin que cette œuvre soit perpétuelle, j'ai voulu entretenir à mes dépens une communauté de moines. Je donne donc, pour l'amour de Dieu et de Notre-Seigneur Jésus-Christ, aux saints apôtres saint Pierre et saint Paul, de mon propre domaine, la terre de Cluny et ses dépendances ; le tout situé dans le comté de Mâcon. Je le donne pour l'âme de mon seigneur, le roi Eudes, et pour les âmes de mes parents et de mes serviteurs...

Ces moines et tous ces biens seront sous l'autorité de l'abbé Bernon, tant qu'il vivra ; mais après son décès les religieux auront le pouvoir d'élire pour abbé, selon la règle de saint Benoît, celui qui leur plaira, sans qu'aucune puissance empêche l'élection régulière...

De ce jour, ils ne seront soumis ni à nous, ni à nos parents, ni au roi, ni à aucune puissance de la terre. Aucun prince séculier, aucun comte, aucun évêque, ni le Pape même, je les en conjure tous au nom de Dieu et des saints et du jour du Jugement, ne s'emparera des biens de ces serviteurs de Dieu, ne les vendra, échangera, diminuera ou donnera en fief à personne, et ne leur imposera de supérieur contre leur volonté[59].

C'est de ce monastère de Cluny, fondé sous Serge III, que nous verrons surgir la réforme de l'Église[60].

Les deux successeurs immédiats de Serge, ANASTASE III et LANDON, ne firent que passer. Ils paraissent avoir été des créatures de la maison de Théophylacte, qui gouvernait au temporel en leur nom. Aucune grave accusation n'a été portée contre leur vie privée.

Le successeur de Landon, JEAN X, précédemment archevêque de Ravenne, sa ville natale, fut élu le 24 mars 914. Il devait occuper le Saint-Siège pendant quatorze ans, et non sans quelque éclat. Les détails romanesques que donne Luitprand sur la passion qu'il aurait excitée en Théodora sont de pure imagination. Le savant éditeur du Liber Pontificalis en a relevé les invraisemblances et les anachronismes[61]. Ce qui paraît certain, c'est qu'il dut son élévation à l'influence toute puissante de Théodora ou de Marozie. Mais Jean X fut, ainsi que le reconnaît Voltaire après Luitprand, un pape actif et énergique. Sa grande œuvre fut l'expulsion des Sarrasins. Non seulement il sut former contre eux une confédération des seigneurs de la péninsule sous la direction de Bérenger, l'ancien adversaire de la maison de Spolète, qu'il couronna empereur en décembre 915 ; mais lui-même paya de sa personne, chargeant les ennemis à la tête de ses troupes[62].

Ce furent ces allures indépendantes du Pape qui le brouillèrent avec Marozie. Celle-ci, ayant perdu son père Théophylacte et son mari Albéric, avait épousé le marquis Guy de Toscane. Elle se servit de lui pour se venger du Pontife. Aidée de son mari, Marozie provoque une émeute, et fait envahir le palais du Latran. Le frère du Pape est assassiné ; Jean X est arrêté et jeté en prison, où, peu de temps après, en 928, on le fait étouffer sous son oreiller qu'on lui serre fortement sur la bouche[63]. On ne s'affranchissait pas impunément de la tutelle de Marozie.

Aussitôt après, l'impérieuse dominatrice de Rome disposa de la tiare en faveur de LÉON VI, qui régna six mois et quinze jours (928), puis d'ETIENNE VII, qui occupa le Saint-Siège pendant deux ans, un mois et quinze jours, de 929 à 931, puis enfin en faveur de son propre fils, qui fut JEAN XI.

Ce fut l'apogée de la puissance de Marozie. Mère du Pape régnant, elle rêva de devenir reine et impératrice. Veuve une seconde fois, par la mort de Guy de Toscane, elle épousa, en 932, Hugues de Provence, un des compétiteurs à l'empire. Son fils refuserait-il de déposer une couronne impériale sur le front de celle à qui il devait tout ?

La Providence ne permit pas la réalisation de cette suprême ambition. Les noces solennelles des nouveaux époux, célébrées dans la salle du Château-Saint-Ange, précédèrent de peu la catastrophe qui précipita Marozie du faîte des grandeurs. Une vulgaire scène dé famille fut l'occasion de cette chute. La fille de Théophylacte avait un second fils, Albéric. Injurié un jour publiquement par son beau-père, Albéric groupe autour de lui des partisans, et commande l'assaut du Château-Saint-Ange. Hugues a le temps de fuir par une fenêtre au moyen d'une échelle de corde, abandonnant Marozie, qui, faite prisonnière par son fils, meurt peu de temps après, sans qu'on ait jamais rien su de précis sur les circonstances de sa fin.

 

V

Les épreuves de la Papauté ne finirent point par cette disparition. Albéric exerça une autorité dictatoriale, d'abord sur son propre frère Jean XI, puis, après la mort de celui-ci, arrivée en 936, sur LÉON VII (936-939), ETIENNE VIII (939-942), MARIN II (942-946) et AGAPIT II (946-955). Aucun de ces papes ne fut prince temporel, si ce n'est, comme on l'a dit, à la manière dont les derniers Mérovingiens étaient rois. Albéric se donnait le titre de prince de tous les Romains et faisait figurer son nom à côté de celui du Pape régnant sur les monnaies de cette époque. Les quatre Papes qui lui durent leur ordination furent d'ailleurs des hommes d'une vie privée aussi irréprochable que leur doctrine.

On vit même Albéric, dès l'année 956, inaugurer une politique fermement conservatrice. Ce fut toujours un dictateur ; il en garda toutes les allures et tous les procédés ; niais il employa son autorité à réaliser beaucoup de réformes utiles. La dictature d'Albéric, dit le cardinal Hergenröther[64], fut généralement aimée. Il respectait la liberté des élections ecclésiastiques. Il honora le clergé, dota plusieurs monastères et s'occupa de leur réformation.

Quel événement avait pu modifier ainsi la politique du fils de Marozie ? L'arrivée à Rome d'un saint.

En 936, Albéric, patrice des Romains, et Hugues, roi de Provence, qui ambitionnaient l'un et l'autre le pouvoir impérial, ou tout au moins la prépondérance dans le monde chrétien, avaient résolu de soumettre leurs différends à un arbitrage. La jeune abbaye de Cluny, fondée sous Serge III par Guillaume d'Aquitaine, commençait à répandre autour d'elle un parfum de vertu et de piété. Les seigneurs du voisinage lui offraient leurs terres ; des gens de guerre venaient y déposer leur épée pour y vivre d'une vie de retraite et de silence. C'est là parmi ces âmes maîtresses de leurs passions, élevées au-dessus de toutes les considérations mesquines de la terre, qu'Albéric et Hugues pensèrent trouver l'arbitre impartial dont ils avaient besoin. Au pieux Bernon avait succédé, à la tête de l'abbaye, celui que l'Église devait placer un jour sur ses autels sous le nom de saint Odon. Né au pays du Maine en 879, d'abord brillant officier sous les ordres de Foulques le Bon, comte d'Anjou, puis de Guillaume le Pieux, duc d'Aquitaine, Odon avait abandonné le métier des armes pour entrer chez les chanoines réguliers de Saint-Martin de Tours. Là un jour qu'il lisait Virgile, la grâce le toucha. A partir de ce moment la lecture du poète latin, qu'il avait passionnément aimé, lui parut fade en comparaison de la méditation de la Règle de saint Benoît, dont il fit désormais ses délices. Entré au monastère de Cluny, ses vertus et sa science le désignèrent au choix de ses frères, qui, en 927, au moment où la puissance de Marozie s'étalait le plus impudemment sur l'Église, l'élurent pour leur abbé.

C'est à lui que le roi de Provence et le patrice des Romains s'adressèrent pour mettre fin à leurs querelles. Odon vint à son ascendant Rome en 936 ; il y revint en 938 et 942. Non seulement il rétablit la paix entre les deux souverains, mais il sut gagner la confiance d'Albéric, qui se dirigea souvent d'après ses conseils. La mort de saint Odon de Cluny, en 942, fut un grand deuil pour l'Église, une grande perte pour le Prince des Romains. La présence et les avis du saint abbé eussent sans doute détourné, quelques années plus tard, le fils de Marozie, de l'acte regrettable qui fut la grande faute de sa vie. Aveuglé par l'affection paternelle, Albéric persuada au bon Pape Agapit II que le plus sûr moyen d'éviter des troubles quand s'ouvrirait sa succession au Siège pontifical, serait de faire acclamer dès cette heure par le peuple le futur Pontife romain ; et il désigna pour cette haute dignité son jeune fils Octavien. Rassemblé dans la basilique de Saint-Pierre, le clergé et le peuple jurèrent d'élire pour Pontife, à la mort du Pape régnant, le fils d'Albéric. Rien n'était plus contraire au droit canonique ; aucun choix ne devait être plus désastreux.

Quand, en 924, Albéric mourut, Octavien fut proclamé Prince et sénateur de tous les Romains ; l'année suivante, après le décès du pape Agapit, il fut acclamé évêque de Rome et chef de l'Eglise universelle. C'était un jeune homme de  seize ans, que rien dans sa vie ne désignait pour cette dignité, que tout aurait dû en écarter. On le voyait peu à l'église. Ses jours et ses nuits se passaient en compagnie de jeunes gens et de personnes perdues de réputation, dans les plaisirs de la table, du jeu et de la chasse, ou dans des voluptés plus coupables encore. On racontait même que plus d'une fois, au milieu d'une orgie, on avait vu le prince boire à la santé du diable. Élevé à la dignité pontificale, Octavien voulut changer de nom et s'appeler JEAN XII. C'est le premier Pape qui ait donné cet exemple. Mais le caractère pontifical ne changea rien à ses mœurs, et ne fit qu'y ajouter le sacrilège[65]. La Providence qui veille sur l'Eglise se contenta de préserver miraculeusement le dépôt de la foi, dont ce jeune débauché avait la garde. La vie de ce Pape fut le plus monstrueux des scandales, mais son bullaire est impeccable. Nous n'admirons pas assez ce prodige. Il n'est pas un hérétique, pas un schismatique qui n'ait voulu légitimer dogmatiquement sa propre conduite : Photius cherche à justifier son orgueil, Luther ses passions sensuelles, Calvin sa froide cruauté. Ni Serge III, ni Jean XII, ni Benoît IX, ni Alexandre VI, Pontifes suprêmes, définiteurs de la foi, sûrs d'être écoutés et obéis par l'Église entière, ne tenteront de dire, du haut de leur chaire apostolique, un mot qui puisse confirmer leurs désordres.

Jean XII sut même se faire, à l'occasion, le défenseur de l'ordre social menacé, du droit canonique violé et de la vie religieuse compromise.

En 950, le marquis d'Ivrée, Bérenger le Jeune, petit-fils de l'empereur Bérenger qu'avait sacré en 901 le pape Benoît IV, s'était emparé du royaume d'Italie et y exerçait une domination tyrannique. Jean XII, répondant aux vœux de la population, implora le secours du roi allemand Otton, qui descendit en Italie, chassa Bérenger et donna la paix à Rome et à la péninsule. On accueillit le sauveur comme un nouveau Charlemagne. Le 2 février 962, le pape Jean XII le couronna solennellement empereur, avec Adélaïde, son épouse, qui fit monter la sainteté sur le trône impérial. Le sacre d'Otton fut suivi d'un traité important, dont on conserve encore aux archives du Vatican une copie contemporaine authentique. C'est le célèbre Privilegium Ottonis. Par le nouveau pacte, l'empereur garantissait au Souverain Pontife toutes ses possessions ou revendications temporelles ; le Pape promettait de son côté que ses successeurs, avant leur consécration, renouvelleraient, en présence de l'empereur régnant ou de ses légats, les promesses faites par le pape Léon. Cet acte, daté du 13 février 962, faisait revivre purement et simplement le droit du IXe siècle. Les successeurs d'Otton, Otton lui-même devaient bientôt abuser des clauses de ce traité et intervenir trop autoritairement dans l'élection des Papes, mais le rétablissement de l'empire fut, en somme, un bienfait pour l'Église et pour la société. Elle délivra la Papauté du joug odieux de la féodalité italienne.

Dès l'année suivante, en 963, le premier conflit éclata. L'empereur Otton, par un abus de ses pouvoirs et pour se venger d'un procédé de Jean XII, fit déposer le Pape par un synode et fit élire à sa place le protoscriniaire Léon, sous le nom de Léon VIII. Mais Jean XII réussit à réunir à son tour un concile régulier, qui cassa les décisions de l'assemblée tenue pal Otton. Elles étaient entachées d'un double caractère de nul lité : en condamnant et en déposant le chef suprême de l'Église, le prétendu concile avait violé le principe d'après lequel le Pape ne peut être jugé par personne ; et en élisant le protoscriniaire Léon, qui n'était point dans les ordres sacrés, il avait contrevenu à une ancienne tradition, qui voulait que le Pape fut pris dans le clergé cardinal, c'est-à-dire dans le clergé attaché (incardinatus) à une église.

En défendant cette cause, le jeune Pape défendait, il est vrai, celle de ses intérêts personnels ; mais elle était aussi celle de la justice.

Il défendait ses intérêts spirituels, lorsqu'il prenait fait et cause pour les moines, favorisait leurs progrès et leur réforme, et les suppliait d'implorer pour lui la miséricorde divine. En confirmant dans ses biens et dans ses droits le monastère vénéré de Subiaco, il demandait, par une bulle spéciale, aux religieux du couvent de chanter chaque jour, pour la guérison de son âme, cent Kyrie eleison et cent Christe eleison[66]. Sur seize bulles ou lettres qui nous restent de Jean XII, neuf ont pour objet de sauvegarder les droits et prérogatives des monastères. L'avenir de l'Église était là Sous la direction de saint Mayeul, qui continuait les traditions de saint Odon et dont l'œuvre devait être poursuivie par saint Odilon et par saint Hugues, l'abbaye de Cluny voyait se grouper autour d'elle des prieurés, s'affiliait d'autres abbayes, englobait sous sa juridiction de nombreux monastères. Une forme nouvelle de la vie monastique apparaissait dans l'Église. Au lieu de maisons individuellement autonomes, une fédération de monastères, sous la direction d'une abbaye-mère et d'un Archi-abbé, un Ordre religieux proprement dit venait de naître, exempt au temporel de tout pouvoir civil comme alleu souverain, exempt au spirituel de toute autre autorité ecclésiastique que celle du Pape ; puissance considérable, qui devait, par les vertus et par la science, acquérir sur les empereurs et sur les rois, sur les seigneurs et sur les foules, sur les simples clercs et sur les Papes, une influence réformatrice profonde[67]. L'institution monastique, que la Papauté, même défaillante, avait toujours encouragée et bénie, restaurera à son tour l'honneur de la Papauté décadente ; l'Église saura ainsi trouver en elle-même la force régénératrice dont elle a besoin : d'un de ces monastères protégés par Jean XII, va sortir saint Grégoire VII.

 

APPENDICE. — LA FABLE DE LA PAPESSE JEANNE.

On trouve dans divers écrits du Moyen Age, dont aucun ne remonte authentiquement au delà du XIIe siècle, l'histoire romanesque d'une jeune fille, que la plupart appellent Jeanne, que d'autres nomment Agnès, Gilberte, Jutta ou Théodora. Cette jeune fille, née à Mayence, se serait rendue à Athènes, déguisée en homme, y aurait fait de brillantes études, et serait ensuite allée à Rome, où sa science lui aurait fait obtenir une chaire de philosophie. A la mort de saint Léon IV, en 855, la voix unanime du clergé aurait élu pour Pape le brillant philosophe, ou plutôt l'habile jeune fille, laquelle aurait gouverné l'Église pendant plus de deux ans. Mais un jour qu'elle présidait une procession solennelle, elle aurait, à la stupéfaction universelle, mis au monde un enfant et serait morte aussitôt après. On l'aurait ensevelie au lieu même de sa mort, à Saint-Jean-de-Latran, mais en décidant d'omettre son nom dans le catalogue des Papes.

Quelques historiens ont cru autrefois pouvoir considérer ce récit comme historique[68], et ont invoqué en faveur de son historicité : 1° l'autorité des dominicains Martin de Pologne et Étienne de Bourbon, qui vivaient au XIIIe siècle, et qui racontent le fait ; 2° plusieurs manuscrits du Liber Pontificalis, qui contiennent l'histoire de la papesse ; 3° deux listes de Papes, qui semblent rédigées à la fin du XIIe siècle et qui portent ces mots : Papissa Johanna non numeratur, On ne compte pas la papesse Jeanne ; 4° l'existence à Rome, à Sienne et à Bologne, de statues élevées en l'honneur de la papesse. Dietrich de Niem, secrétaire papal au XVe siècle, affirme avoir vu la statue qui était à Rome. Le socle portait l'inscription suivante : Pa. P. P. P. P. P., que l'on traduisait ainsi : Parce, Pater Patrum, paruit Papissa Papellum. 5° Enfin l'aveu des Papes eux-mêmes, notamment, au XIIIe siècle, celui du pape Jean, qui aurait dû s'appeler Jean XX, mais qui voulut, pour donner place sans doute à la papesse Jeanne dans la chronologie pontificale, s'appeler Jean XXI.

De nos jours, aucun historien sérieux ne croit plus à l'histoire de la papesse Jeanne ; mais elle est parfois objectée aux catholiques et il est bon d'exposer sommairement les arguments qui en démontrent la fausseté.

1° Les premières traces authentiques du récit apparaissent au XIIIe siècle, tout au plus au XIIe. Ceux-là même qui auraient eu si grand intérêt à en faire le reproche à l'Eglise romaine, tels que les empereurs d'Orient, si souvent en discussion avec les Papes, ou tels que Photius, si habile à exploiter les côtés faibles de ses adversaires et si bien informé des choses de l'Occident, n'en disent mot. Aux latins, qui leur reprochent d'avoir élevé une femme à la dignité de patriarche[69], ils ne ripostent point par l'histoire de la papesse.

2° Non seulement les témoignages contemporains sont muets sur la prétendue papesse, mais ils prouvent péremptoirement qu'en 855, le pape Benoît III a succédé immédiatement au Pape saint Léon IV. Le rédacteur des Annales de Saint-Bertin, à cette époque saint Prudence, évêque de Troyes, dit : Au mois d'août, le pape Léon mourut et Benoît lui succéda (Annales bertin., ann. 855. Edit. Dehaines, p. 86). Loup de Ferrières écrit au pape Benoît III qu'il a été député auprès de son prédécesseur Léon. Odon de Vienne raconte que Benoît III devint Pape à la mort de l'empereur Lothaire (décédé en 855). Hincmar de Reims rapporte en 866 que des messagers, envoyés par lui à Rome auprès de Léon IV, apprirent en route la mort, du Pontife et trouvèrent Benoît installé à leur arrivée (P. L., CXXVI, 85). Une monnaie représente le pape Benoît III et l'empereur Lothaire ; or, on sait que Lothaire est mort en 855 ; donc, dès cette année, date de la mort de Léon IV, Benoît était élu. Enfin une série de lettres, de diplômes, d'actes à date certaine, soit de Léon IV, soit de Benoît III, ne laissent aucune place au prétendu pontificat de deux ans de la papesse.

Quant aux arguments qu'on nous oppose, ils sont de peu de valeur. Martin de Pologne et Étienne de Bourbon, qui vivaient quatre siècles après les prétendus événements et dont les écrits manquent totalement de critique, ne peuvent apporter un témoignage qui compte. Les deux listes, qu'on dit être du Me siècle, ne sont pas d'une authenticité bien sûre, et ne prouveraient pas autre chose que l'existence d'une légende à cette époque. Le récit du Liber Pontificalis aurait plus d'autorité, s'il n'était évident, à la lecture du manuscrit le plus ancien, que le passage relatif à la papesse Jeanne est une intercalation du XIVe siècle faite sur un manuscrit du aire, ainsi que le démontre l'examen des caractères des deux écritures (Duchesne, Liber Pontificalis, t. II, préface, p. XXVI) Quant aux statues de Sienne et de Bologne, si elles ont existé, elles sont vraisemblablement dépendantes de la légende. La statue de Rome, représentant une divinité païenne avec un petit enfant, aurait pu être, suivant certains auteurs, l'occasion de la fable. En tout cas, l'inscription Pa. P. P. P. P. P. doit se traduire : Pap. P. P. propria pecunia posuit, Le Pape P. P. a placé cette statue de ses propres deniers.

L'argument tiré de l'aveu de Jean XXI a peu de portée. Ce Pape aurait-il partagé, au XIIIe siècle, l'erreur de Martin de Pologne et d'Etienne de Bourbon, que le fait ne saurait avoir de conséquences. Mgr Duchesne conjecture qu'il s'est fait appeler Jean XXI et non Jean XX à cause du dédoublement de Jean XV, qu'on trouve deux fois dans divers catalogues (Liber Pontificalis, II, p. 457, note I). On sait d'ailleurs que la dénomination des Papes s'est souvent faite à la hâte et sans aucune préoccupation de critique historique. Au XIIIe siècle, précisément, le successeur de Nicolas III a pris le nom de Martin IV, quoique il n'eut été précédé que d'un seul Pape du nom de Martin, parce qu'il a mal lu les noms des papes Marin Ier et Marin II, des IXe et Xe siècles.

La question des origines de la fable est obscure. On y a vu une satire de Jean VIII (Baronius), l'interprétation maligne d'une statue romaine avec son inscription (Dœllinger), un mythe ayant pour but de tourner en dérision l'acceptation par la Papauté des Fausses Décrétales, lesquelles auraient été composées à Mayence et se seraient répandues d'abord en Grèce (Blasco et Döderlein), enfin une simple fantaisie populaire sans aucune portée (Lapôtre). Nous serions enclin à y voir une grossière plaisanterie élaborée par l'imagination du peuple à propos de l'influence de Marozie sur la Papauté[70], sans nier que la statue romaine et peut-être l'histoire des Fausses Décrétales aient fourni quelques éléments subsidiaires au développement du conte populaire. Voir Lapôtre, L'Europe et le Saint-Siège, p. 359 et s. ; Duchesne, Liber Pontificalis, II, p. 26 ; Dœllinger, Les fables papales au Moyen Age. L'étude de Dœllinger sur la Papesse Jeanne a été reproduite et traduite en français par l'abbé Ph. Reihnardt, Études critiques sur quelques Papes du Moyen Age, 1 vol in-8° de 136 p., Paris, 1865. Cette étude se trouve résumée dans la traduction française de l'Histoire de l'Église d'HERGENRÖTHER, t. III, p. 178 et s. ; Cf. Bayle, Dictionnaire historique, aux mots Papesse et Polonus ; Dictionnaire de théologie de Goschler, au mot Jeanne.

 

 

APPENDICE II. — L'IMPÉRATRICE SAINTE ADÉLAÏDE

La pure et noble figure de l'impératrice sainte Adélaïde domine et illumine le siècle de fer. Saint Odilon, son contemporain, voyait dans les vertus de cette souveraine la cause, après Dieu, et le stimulant de tout le bien qui avait pu se faire en cette triste époque. Le panégyrique de la sainte, composé par le pieux Abbé de Cluny, a été traduit pour la première fois par M. P. Lorain, doyen de la Faculté de Droit de Dijon, dans sa belle Histoire de l'abbaye de Cluny[71].

En voici quelques passages, qui donnent bien l'impression produite par cette apparition de la sainteté sur le trône impérial, au moment où le Saint-Siège subissait une humiliation si profonde.

Je crains, à la vérité, dans mon empressement à célébrer cette 'grande reine, qu'on nie reproche ci-être indigne de raconter en mon pauvre style tant de noblesse et tant de vertus... Ah ! méprise, lecteur, tu en as le droit, méprise la rusticité de mon esprit ; niais, si tu attends qu'il vienne un homme assez éloquent pour raconter dignement la vie d'une telle femme, il te faudra attendre que Cicéron le rhéteur sorte des enfers ou que le prêtre Jérôme descende du ciel...

Après avoir raconté les péripéties douloureuses de la vie d'Adélaïde, sa jeunesse inquiète de Dieu, son triste veuvage du roi Lothaire, son emprisonnement dans un cachot affreux, les épisodes dramatiques de sa fuite précipitée et de sa vie errante, jusqu'au moment où l'empereur Otton la fit monter avec lui sur le trône d'Allemagne, le saint ajoute ces mots, où l'on entend, sous la forme un peu gauche du style, comme le gémissement profond de toutes les âmes pures et droites en ces temps d'intrigue et de corruption :

A la vérité, Dieu lui avait envoyé des afflictions extérieures et corporelles, de peur que sa jeunesse ne fût brûlée au dedans par les feux de la chair et de la volupté. Le Seigneur la brisa de tant de coups, afin qu'elle devint, ainsi que parle saint Paul, non pas une veuve vivante, mais une veuve morte au milieu des délices. Aussi bien, Adélaïde rendait grâce à Dieu de toutes ces épreuves. Elle aimait à raconter à ses familiers tout qu'elle avait souffert en ces temps funestes. Elle disait qu'il avait bien mieux valu pour elle d'être tourmentée d'inquiétudes qui passent, que d'être exposée par une vie délicieuse à là mort éternelle.

Le pieux Abbé raconte enfin la sainte mort de l'impératrice :

En l'an mille de l'Incarnation du Seigneur, Adélaïde, désirant voir enfin dans le Palais de Dieu le jour qui n'aura point, de couchant, disait souvent avec l'apôtre : Je souhaite la dissolution de mon corps et je veux être avec le Christ. Et vers la fin du septième jour de décembre, elle déposa heureusement le poids de la chair, et s'envola vers le plus pur éclat de l'éther le plus pur.

Elle avait été sur la terre d'une gaieté noble et douce avec les gens de sa maison, d'une politesse grave avec les étrangers, d'une bonté persévérante envers tous les hommes, d'une sévérité généreuse envers les méchants, d'une infatigable miséricorde envers les pauvres, et d'une largesse intarissable envers les églises de Dieu.

En mettant la couronne impériale sur le front de sainte Adélaïde, comme en favorisant l'Ordre de Cluny, Jean XII, instrument de la Providence, préparait à son insu le relèvement de l'Église, si gravement compromis par ses désordres.

 

FIN DU TROISIÈME VOLUME

 

 

 



[1] P. L., CXXIX, 742.

[2] BARONIUS, Annales, Introduction au Xe siècle.

[3] HÉFÉLÉ, Beiträge zur Kirchengeschichte, 1864, tome I, p. 227 et s.

[4] A. MOLINIER, Sources de l'histoire de France, I, 274.

[5] L. DUCHESNE, Liber Pontificalis, t. II, p. XII.

[6] Alb. VOCEL, Batherius von Verona, 2 vol., Iéna, 1854, p. 434.

[7] A. MOLINIER, Sources de l'histoire de France, I, 279.

[8] Au IXe Siècle, les ordres sacrés étaient encore conférés aux hommes mariés, qui étaient seulement obligés de s'abstenir alors de tout commerce conjugal, sous peine de déposition. Concile de Worms, can. 9. MANSI, XV, 871.

[9] Liber Pontificalis, II, 173.

[10] Une lettre de Jean VIII, récemment découverte, prouve que cette communion fut une véritable ordalie. Jean VIII énumérant les différentes formes du Jugement de Dieu, cite précisément cette communion administrée à Lothaire par son prédécesseur, Gesta Berengarii, p. 156. Cf. Annales Saint-Bertin, ann. 809.

[11] MANSI, XVI, 74, 339 ; HÉFÉLÉ, Histoire des Conciles, V, 624-626.

[12] P. G., CII, 724 et s.

[13] Liber Pontificalis, II, 165.

[14] MANSI, XVI, 11 ; P. L., CXXIX, 21 et s. ; BARONIUS, ann. 869 ; HÉFÉLÉ, Histoire des Conciles, V, 657-661.

[15] Annales Bert., ann. 868. — Le bibliothécaire de l'Église romaine était un personnage très important ; c'est à lui qu'on avait recours quand, pour la décision des grandes affaires, on avait besoin de consulter les anciens documents. Il est plusieurs fois question du bibliothécaire du. Saint-Siège dans le Liber Pontificalis Le premier bibliothécaire connu est Grégoire, qui depuis devint Grégoire II (L. Pont., I, 396, 410). Cf. DU CANGE, Glossarium, v° Bibliothecarius.

[16] DUCHESNE, Les premiers temps de l'État pontifical, p. 248.

[17] Jean DIACRE, P. L., LXXV, 207.

[18] P. L., CXIX, 1178.

[19] Bibliotheca cassinensis, III, 139-140. Annales bertin, ann. 868.

[20] LŒWENFELD, Epist. poncif. roman. ineditœ, p. 25. Cité par LAPÔTRE, p. 222.

[21] P. L., CXXVI, 678.

[22] JAFFÉ, p. 427, n° 3400 ; M G. H., Scriptores, III, 199. — Ces deux documents parlent de Grégoire d'Aventino. C'est le même personnage appelé dans d'autres pièces Georges d'Aventino. P. L., CXXVI, 677, 678.

[23] Liber Pontificalis, II, 185.

[24] De graves historiens, tels que Baronius, Hergenröther, ont regards la fable de la papesse Jeanne comme ayant son origine dans la mauvaise impression produite par la faiblesse et la mobilité d'esprit de Jean VIII. Cette opinion n'est plus soutenable aujourd'hui.

[25] Saint Nicolas et Hadrien avaient eu déjà le projet de sacrer empereur Charles le Chauve. Cf. P. L., CXXVI, 669 et CXXII, 1320.

[26] Annales bertin., ann. 876. — Les Annales de saint Bertin, qui font, suivant l'usage, commencer l'année au jour de Noël, comptent le 25 décembre 875 comme le premier jour de 876.

[27] Ce sont les expressions de l'annaliste de Fulda (Ann. Fuld, ann. 875, 876 ; lequel détestait Charles le Chauve. Les travaux du P. Lapôtre et de M. Emile Bourgeois ont présenté sous un jour plus favorable la physionomie de Charles le Chauve. Cf. LAPÔTRE, L'Europe et le Saint-Siège, p. 265 et s. ; Emile BOURGEOIS, Le capitulaire de Kiersy-sur-Oise, chap. V et VI ; LAVISSE, Hist. de France, t. II, 1re partie, p. 389 ; P. DE SMEDT, Le papa Jean VIII, dans Revue des Questions hist. de 1896, t. LIX, p. 180 et s.

[28] Le sceau de plomb longtemps attribué à Charlemagne et qui porte l'inscription Renovatio imperii romani, doit sans doute être attribué à Charles le Chauve. (Histoire de France de LAVISSE, II, 1, p. 388).

[29] Il avait envoyé à l'empereur un savant travail de généalogie, qui le faisait descendre de Tiridate, premier roi d'Arménie.

[30] Misericordiam quærendo. Lettre de Jean VIII au clergé de Constantinople, P. L., CXXVI, 866.

[31] HÉFÉLÉ, Histoire des Conciles, VI, 39.

[32] HÉFÉLÉ, Histoire des Conciles, VI, 49.

[33] HÉFÉLÉ, Histoire des Conciles, VI, 52.

[34] HÉFÉLÉ, Histoire des Conciles, VI, 26.

[35] P. L., CXXI, 174 ; Annales de Saint-Bertin, ann. 879.

[36] Le nomenclateur pontifical était une sorte de maître des cérémonies.

[37] P. L., CXXVI, 675-679 ; JAFFÉ, 4041.

[38] Par exemple en février 875. JAFFÉ, 3008.

[39] Annales de Fulda, ann. 883. Hist. des Gaules, VIII, 47-48.

[40] JAFFÉ, 3028.

[41] Liber Pontificalis, II, 225.

[42] P. L., CII, 230 et s., 564 et s., 798 et s.

[43] Généalogie des Carolingiens d'Allemagne :

LOUIS II LE GERMANIQUE

|

CARLOMAN

LOUIS III LE JEUNE

CHARLES LE GROS

|

ARNULF

 

[44] MANSI, XVIII, 122. — HÉFÉLÉ, Histoire des Conciles, VI, 126.

[45] MANSI, XVIII, 126. — FLODOARD, Hist. rem., IV, 2. P. L., CXXXV, 267.

[46] MANSI, XVIII, 129 et s.

[47] MANSI, XVIII, 103, 109.

[48] JAFFÉ, 3481, 3482, 3486, 3500, 2501.

[49] HERGENRÖTHER, Hist. de l'Église, III, 221.

[50] VULGARIUS, De causa formosiana. DÜMMLER, Auxilius und Vulgarius, p. 131.

[51] Les principales sources sur cet événement sont : 1° le récit de Luitprand, évêque de Cremone, dans son Antapodosis (P. L., CXXXVI, 804). 2° Les livres composés par le prêtre franc Auxilius et par le grammairien Vulgarius (DÜMMLER, Auxilius und Vulgarius, p. 95), tous deux contemporains des événements. 3° Les actes d'un concile tenu à Rome en 904, sous Jean IX (MABILLON, Mus. italic., IIe partie, p. 86, et MANSI, XVIII, 222 et s., et d'autres documents qu'Héfélé se contente de mentionner, Hist. des Conciles, VI, 136, 137).

[52] Benoît DE SAINT-ANDRÉ, Chronicon, M. G. H., Scriptores, III, 714. Cet étrange latin pourrait se traduire littéralement de la manière suivante : On fut sous le joug à Rome, despotiquement, sous la main d'une femme.

[53] BELLARMIN, De romano pontifice, préface.

[54] C'était les débuts des partis guelfe et gibelin, qui devaient troubler tout le Moyen Age de leurs luttes.

[55] Neues Archiv., t. IX, p. 517.

[56] Que le pape Jean XI soit le fils de Marozie, c'est ce qui résulte du témoignage d'un grand nombre d'auteurs contemporains. LUITPRAND, FLODOARD, etc., et ce qui est admis généralement par les historiens. Cf. HÉFÉLÉ, MŒLLER et ROHRBACHER. Mais LUITPRAND et le Liber Pontificalis affirment, de plus, qu'il eut pour père le pape Serge : Johannes natione romanus, dit sa notice officielle, ex patre Sergio papa, sedit annos IV, menses X (Liber Pontificalis, II, 243).

Si l'on admet cette paternité, pourrait-on l'attribuer à un mariage légitime ? Non. Jean XI en effet a été élu Pape en 932, d'après le Liber Pontificalis ; et d'après tous les historiens il arriva très jeune au Pontificat. On lui donne généralement de 20 à 26 ans à cette époque (HÉFÉLÉ, VI, 150). Il serait donc né de 906 à 907. Mais en 907, Marozie était déjà mariée à Albéric. On fixe généralement le mariage de Marozie et d'Albéric à l'an 905. Supposons qu'elle n'eut pas encore épousé Albéric, comment le pape Serge, son époux, aurait-il permis son union avec le marquis de Camerino ? Comment aurait-il eu, avec Albéric, ces rapports intimes d'amitié que tout le monde constate ?

Les rapports coupables de Serge et de Marozie, s'ils ont existé, auraient-ils été sacrilèges ? La réponse affirmative s'impose. Il résulte du livre d'un dos défenseurs de Formose, le prêtre Auxilius, contemporain de Serge III (Hist. litt., VI, 122 et s.), que Serge fut promu au sous-diaconat par le vape Marin, donc de 882 à 884, au diaconat sous Étienne V, de 885 à 891, à l'épiscopat, par Formose, de 891 à 890. Son nom figure dans un concile romain de 898 (Liber Pontificalis, II, 568). Pour qu'il n'y eut pas eu sacrilège, il faudrait reporter la naissance de Jean XI au moins jusqu'en 885, et même jusqu'en 884, car les sous-diacres étaient tenus au célibat en Occident depuis le Ve siècle (VACANDARD, Études de critique et d'histoire, 2e édition, p. 104, 105). Mais, sans compter que ce calcul contredirait les auteurs qui parlent de la jeunesse du pape Jean XI, en lui donnant 50 ans à son avènement, la naissance d'un fils de Marozie est peu probable en 884. Nous savons qu'elle s'est mariée eu troisièmes noces en 932. La supposer mère de Jean XI en 884, ce serait lui attribuer, lors de son troisième mariage, un âge invraisemblable.

[57] De romano pontifice, l. IV, cap. 12.

[58] Concile de Troslé, prés de Soissons, canon 14, MANSI, XVIII, 304.

[59] MABILLON, Acta sanctorum O. S. B., t. V, p. 77.

[60] E. CHÉNON, L'ordre de Cluny et la réforme de l'Église dans La France chrétienne, p. 187 et s.

[61] Liber Pontificalis, II, 240-241.

[62] JAFFÉ, 3556.

[63] Flodoard, notant la fin tragique de Jean X, rapporte divers bruits à ce sujet. Le pape serait mort de terreur, selon les uns, dit-il, et par violence, selon les autres. P. L., CXXXV, 430, 440.

[64] Histoire de l'Église, III, 223.

[65] HÉFÉLÉ, Histoire des Conciles, VI, 187 et s. ; MANSI, XVIII, 465 ; M. G. H., Scriptores, III, 342.

[66] P. L., CXXXIII, 1024. Faut-il voir là quelque sentiment de repentir ? N'était ce qu'une impie formule de chancellerie ?

[67] E. CHÉNON, L'ordre de Cluny et la réforme de l'Église, dans La France chrétienne dans l'histoire, p. 191.

[68] Un seul historien du XIXe siècle, Kist, a osé soutenir l'existence de la papesse Jeanne. Cf. KRAUS, Histoire de l'Église, t. II, p. 113 (8e édition française).

[69] C'est le chroniqueur de Solenne qui raconte le roman de cette femme-patriarche. M. G. H., Scriptores, III, 481. Léon IX y fait allusion dans sa lettre à Michel Cérulaire, P. L., CXLIII, 760.

[70] Le souvenir de cette triste période, pendant laquelle, suivant l'expression du moine du Mont Soracte, on vit une femme faire peser sur Rome un joug despotique, ne serait-il pas la première source du conte populaire de la papesse Jeanne ?

[71] P. LORAIN, Histoire de l'abbaye de Cluny, 1 vol. in-8°, Paris, 1845, 2e édition, p. 299.