HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

TROISIÈME PARTIE. — LE SAINT EMPIRE ROMAIN

CHAPITRE IV. — L'ÉGLISE ET LA FÉODALITÉ NAISSANTE (814-858).

 

 

Quand l'existence des hommes ne s'étend guère hors de l'endroit où ils vivent et meurent, dit M. Guizot, quand l'absence du commerce, de l'industrie, du mouvement d'esprit, la nullité ou la rareté des communications matérielles et intellectuelles, resserrent leur pensée dans un horizon aussi borné que celui qu'embrasse leur vue, comment une grande Société pourrait-elle subsister ? Quelles idées, quelles relations, quels intérêts en seraient le lien et l'aliment ? La seule société qui soit alors possible est une société étroite, locale comme l'esprit et la vie de ses membres. Et si, par quelque puissant accident, par quelque cause passagère, une société plus vaste est un moment formée, on la voit bientôt se dissoudre, et, à sa place, naissent une multitude de petites sociétés faites à la mesure du degré de développement des hommes et qui bientôt produisent, chacune dans ses limites, un gouvernement de même dimension... Charlemagne avait arrêté pour toujours l'invasion des Barbares, et des désordres nouveaux ne vinrent plus incessamment s'ajouter à l'immense désordre qui régnait déjà entre le Rhin et l'Océan. La société put commencer en France. Mais elle ne commença qu'en se resserrant[1].

 

I

L'empire carolingien n'avait été, en effet, ni la translation de l'empire d'Orient, auquel on n'avait rien enlevé de ce qu'il possédait, ni la restauration de l'empire romain, fondé sur de tout autres principes que les siens ; et ce n'était pas encore l'empire proprement dit du Moyen Age, clef de voûte de toute la hiérarchie féodale. L'empire de Charlemagne avait rempli l'essentiel de sa mission providentielle. Sa persistance avait contre elle les traditions et les mœurs des races germaniques, les nécessités présentes, et, dans une certaine mesure, l'Église elle-même.

La royauté, dans les traditions franques, était moins un pouvoir suprême qu'une sorte de patrimoine, qui devait être partagé entre les enfants de celui à qui il appartenait. Comme Clovis avait divisé son royaume entre ses fils, il était naturel que Charlemagne divisât le sien à son tour : première cause de faiblesse. De plus, un roi franc, d'après les coutumes nationales, devait être entouré de nombreux compagnons vivant à sa cour, qu'il s'attachait par des présents et des bénéfices, et qui, par l'effet même de ces bénéfices, lui devenaient redoutables : second péril. Enfin, à la différence des empereurs de Rome et de l'Orient, les rois francs n'avaient point d'impôts régulièrement assis. Aux contributions irrégulières qui leur venaient des dons volontaires et des tributs prélevés sur les peuples vaincus, ils avaient voulu ajouter la perception d'impôts conçus sur les bases du droit romain ; mais ils s'étaient heurtés à des résistances, dont les édits royaux portent la trace, et s'étaient vus obligés d'y renoncer[2]. Il n'y avait chez les Francs ni armée permanente ni troupes soldées. A l'appel du roi, les hommes libres devaient accourir sous les drapeaux, les riches s'équipant à leurs frais, les pauvres se groupant autour d'un grand propriétaire, qui se chargeait de leur équipement. C'est avec ces grands propriétaires que le roi était obligé de compter.

Aux causes d'affaiblissement qui venaient des traditions Les mœurs des politiques, s'ajoutèrent les éléments de dissolution qui se trouvaient dans le fond même du caractère des races germaniques. A l'encontre du Romain, toujours prêt à sacrifier sa personne à l'État souverain, le Germain était habitué à faire passer avant tout son indépendance personnelle. De là, dans la perception des impôts et dans l'appel des milices, des difficultés, des révoltes, des menaces perpétuelles d'anarchie.

Les misères du temps aggravèrent la situation. Au-dessus La misère des esclaves, des colons, des tenanciers, des prolétaires, dit Fustel de Coulanges, s'élevaient ces pauvres qui n'étaient autres que les petits propriétaires d'alleux. C'étaient eux qui souffraient le plus. Ils n'avaient pas la sécurité du serf, que son puissant maître protégeait. Ils étaient quotidiennement menacés dans leur liberté et dans leurs biens. L'autorité publique aurait dû les défendre ; mais c'étaient au contraire les dépositaires de l'autorité qui les opprimaient... Vinrent les incursions des Normands... La royauté qui n'avait ni armées permanentes, ni forteresses qui fussent à elle, ni rien encore de ce qui protège un grand corps social, fut incapable de défendre les populations. On ne lui obéissait plus. Alors tous les regards et toutes les espérances se portèrent sur les seigneurs. On était sûr de les trouver au moment du danger ; on n'avait pas à attendre qu'ils vinssent de loin ; ils habitaient la province ou le canton menacé. Entre le comte et la population du comté, le lien des intérêts était visible. Le seigneur était bien armé ; il veillait sur tous. Fort ou faible, il était le seul défenseur et le seul espoir des hommes. C'est à cette époque que l'on éleva des châteaux forts. Six siècles plus tard, les hommes furent saisis d'une immense haine contre ces forteresses seigneuriales ; au moment où elles se construisirent, ils ne sentirent qu'amour et reconnaissance. Chaque château fort était le salut d'un canton[3].

C'était la naissance de la féodalité. L'Église favorisa le mouvement de toutes ses forces : elle y voyait le salut de ceux qu'elle aimait entre tous, des pauvres, des faibles, des opprimés. Elle y entra elle-même dès le début, et pour une grande part. C'est à elle que les pauvres se recommandaient[4] de préférence. Il faisait bon vivre sous la crosse. C'est aux évêques et aux abbés que les rois avaient accordé le plus d'immunités. Les plus grands seigneurs féodaux furent d'abord des prélats. On a pu dire que l'Église a contribué à faire la féodalité plutôt qu'elle ne l'a subie toute faite.

Pourtant les origines du mouvement féodal n'eurent pas toujours ce caractère bienfaisant. Saint Grégoire de Tours parle de ce Cautinus qui mettait la main sur toutes les terres qui touchaient aux siennes[5] et de ce Pélagius qui ne cessait de voler, d'envahir les propriétés et de tuer ceux qui lui résistaient[6]. Charlemagne dut, par plusieurs capitulaires, interdire aux puissants, potentiores, d'opprimer les hommes libres qui sont pauvres, au mépris de toute justice, de manière à les forcer à vendre ou à céder leurs propriétés[7]. A côté du seigneur protecteur était le seigneur spoliateur ; et souvent la recommandation faite à un seul grand personnage fut le moyen d'échapper à l'oppression des autres[8].

La formation de tous ces petits groupes autonomes, résultat de l'impuissance de l'empire, devint à son tour une cause de désagrégation ; et, l'empire une fois désagrégé, les ambitions, les convoitises, les rivalités de ces petits États, déchaînèrent l'anarchie. L'Église essaya alors de sauver l'ordre social menacé. Par l'unité des croyances qu'elle prêchait, par la hiérarchie fortement disciplinée qu'elle maintenait parmi ses membres, elle contrebalança les influences dissolvantes de ce mouvement spontané ; par sa prédication, par les idées de justice et d'équité qu'elle répandait dans les âmes, elle s'efforça de plier, de discipliner les forces dispersées de cette féodalité bouillonnante et tourmentée. C'est dans le libre jeu de ces forces anarchiques avec les idées morales du christianisme, que devait s'élaborer la société nouvelle, se former la puissante structure du régime médiéval. Mais les transformations sociales les plus bienfaisantes s'opèrent rarement sans de douloureuses convulsions.

De ces crises la Papauté devait être elle-même la victime dans des épreuves que nous aurons bientôt à raconter. Mais ces épreuves se comprendraient difficilement, si l'on n'ajoutait au sommaire tableau que nous venons de tracer, un rapide aperçu des événements politiques de cette époque.

 

II

Charlemagne était mort en 814, après avoir, suivant la coutume germanique, fait le partage de ses États entre ses fils, Louis, Pépin et Charles. Pépin et Charles étant morts, il avait fait un second partage entre le fils de Pépin, Bernard, à qui échut l'Italie, et Louis, qui eut le reste, avec future succession à l'empire. Si des contestations s'élèvent, disait le testament, on les tranchera par l'épreuve de la croix[9] et non par la guerre. On se gardera bien de tuer mes petits-fils ou de les mutiler ou de les tonsurer par violence. L'esprit pacifique du grand'empereur se révélait jusque dans ses dernières volontés.

Les désordres prévus ne tardèrent pas à se manifester. En prenant possession du trône de son père, Louis, dit le Pieux ou le Débonnaire, se trouva en présence d'une noblesse turbulente, jalouse et divisée. Pieux, sobre, modeste, généreux, irréprochable dans ses mœurs, Louis cachait, sous les dehors d'une fermeté apparente, une âme faible et mobile. Il n'était pas de taille à soutenir l'œuvre de Charlemagne, au moment où cette œuvre était menacée de tous côtés.

Une réforme, bien intentionnée, mais maladroite, du palais impérial provoqua l'irritation de la noblesse[10]. La disgrâce et l'exil des principaux conseillers de Charlemagne, entre autres de Wala et d'Adalard, l'exaspérèrent[11]. La révolte et la mort tragique de Bernard, roi d'Italie, portèrent le désordre à son comble. La pénitence publique de l'empereur au concile d'Attigny eut surtout pour effet de discréditer l'autorité impériale. Son mariage avec Judith de Bavière, les intrigues de la nouvelle impératrice, en faveur de qui Louis brisa la constitution de 817 pour doter son fils Charles, amenèrent trois révoltes successives de ses autres fils. Louis le Débonnaire mourut le 20 juin 810, au cours d'une campagne contre son fils Louis le Germanique, en disant : Je pardonne à mon fils Louis, mais qu'il sache qu'il est l'auteur de ma mort.

Ce fut alors une lutte sans merci entre les trois frères. Lothaire, roi d'Italie, associé à l'empire par l'acte de 817, non content du titre d'empereur qui lui revient après la mort de son père, veut s'emparer des États de Louis le Germanique et de Charles le Chauve. Ceux-ci, ligués contre leur frère, lui livrent, le 25 juin 811, la sanglante bataille de Fontanet, près d'Auxerre. C'est la première fois que des Francs se battent contre des Francs dans une grande guerre. Lothaire est vaincu. Deux ans plus tard, en 813, est signé à Verdun le traité qui démembre définitivement l'empire de Charlemagne. Charles le Chauve obtient la partie occidentale, qui sera la France ; Louis a la partie orientale, qui deviendra l'Allemagne ; Lothaire a l'Italie, et, en plus, une bande de territoire, réservée entre les possessions de ses deux frères, qu'on nommera de son nom la Lotharingie ou Lorraine.

Cet événement, heureux à certain point de vue, parce qu'il permettait à trois races différentes de se développer désormais suivant des lois plus appropriées à leur génie et dans des limites qui semblaient indiquées par la géographie physique, mettait fin à un état de choses sur lequel les contemporains avaient bâti de grands rêves. Aussi ne faut-il pas s'étonner de trouver dans les chroniques du temps, de la part des lettrés, que hante encore la vieille idée impériale, des cris de désespoir comparables à ceux que provoqua la chute de l'empire romain. Pleure, France ! s'écrie le diacre Florus[12], car l'empire a perdu et son nom et sa gloire... Au lieu d'un roi, nous n'avons plus qu'un roitelet ; au lieu d'un royaume, nous n'avons plus que des fragments de royaume... Pleurez, montagnes et collines ! Pleurez, fontaines et rochers ! Il n'est plus cet empire qui s'était donné pour mission d'unir par la foi des races étrangères !

Sur les ruines de l'empire, la féodalité ne cesse de grandir. De tout ce que perd le pouvoir central, celui des seigneurs s'augmente. Le vasselage s'impose à tous les hommes libres. On n'est plus sûr d'être protégé si l'on n'est pas l'homme d'un seigneur ; on n'est plus certain d'être obéi si l'on n'est pas le seigneur d'une terre. C'est pourquoi les comtes, jadis simples fonctionnaires publics, ont besoin de devenir bénéficiers d'un domaine. Mais ce domaine, ils le transmettront à leurs héritiers et l'exercice de la fonction publique le suivra. Charlemagne nommait et révoquait ses comtes ; ses successeurs ne le pourront plus. Le capitulaire de Kiersy, en 877, aura moins pour objet d'instituer l'hérédité des offices et des bénéfices que de confirmer un état de choses déjà existant. Dès lors le droit public n'existera plus en quelque sorte ; il se confondra avec le droit privé : qui dira propriétaire dira souverain[13].

Nul ne bénéficie plus et nul ne souffre plus de cet état nouveau que l'homme d'église, évêque ou abbé. La possession de la terre qui lui donne la juridiction et l'autorité sociale dont il a besoin, le place dans la filière des suzerains et des vassaux ; et il y trouve, en haut comme en bas, l'ambition, la simonie, la rivalité jalouse. De tous les hommes d'église, nul n'en pâtira plus que le Pape. Nulle part, en effet, plus qu'en Italie, la noblesse n'est remuante, audacieuse, rompue à l'intrigue et à la conspiration, préparée à l'anarchie par de vieilles rancunes. Qu'un jour, à la faveur de ces discordes intestines, un ambitieux sans frein, une femme éhontée, s'emparant du pouvoir, fassent peser sur Rome le joug d'une suzeraineté despotique, et que, poursuivant alors la conquête de la plus haute des souverainetés, ils parviennent à faire asseoir sur le siège de saint Pierre la simonie et la débauche ; ce sera pour l'Église l'épreuve et l'humiliation suprêmes. Jamais, ni sous Néron, ni sous Julien l'Apostat, ni devant Attila, l'Église n'aura couru pareil danger. Mais si, de cette épreuve, elle sort immaculée dans sa doctrine, toujours féconde en saints et en héros, prête à reprendre avec un nouvel élan son œuvre de civilisation et de sanctification dans le monde ; si l'indigne Jean XII devient le précurseur de Grégoire VII et d'Innocent III ; alors, dans ce spectacle, n'aurons-nous pas, au lieu du scandale de la Papauté que l'impiété nous oppose, la preuve la plus vivante et la plus miraculeuse de sa divine vitalité ?

 

III

Saint Léon III survécut deux ans à peine à Charlemagne. Avant de descendre dans la tombe, il eut le temps de constater avec tristesse l'impuissance du nouvel empereur, la turbulence de la noblesse romaine, le pouvoir des ducs d'Italie. En 815, des gens du parti des nobles, dit Éginhard, organisèrent un complot qui ne tendait à rien moins qu'à se défaire du Pape par l'assassinat[14]. Léon III, ayant découvert la conspiration, fit arrêter les conjurés et, sans consulter l'empereur, les fit condamner à mort pour crime de lèse-majesté, suivant la loi romaine. C'était user d'un droit qui semblait découler de sa souveraineté. Louis le Débonnaire, doublement humilié de ce qu'une pareille révolte eût éclaté dans un État de son protectorat dès le début de son règne, et surtout de ce que le Pape l'eût réprimée sans avoir recours à lui et en appliquant le droit romain, s'irrita. Une ambassade, à la tête de laquelle était le neveu de l'empereur, Bernard, roi d'Italie, vint exposer au Pape ses réclamations. Léon III invoqua l'urgence de la répression, qui exigeait une action prompte, et l'autorité de Charlemagne, qui n'avait jamais imposé à l'État romain l'usage du droit germanique. En ce moment-là même, de terribles révoltes se produisaient dans les colonies agricoles de l'État pontifical. Pour réprimer la conjuration de la noblesse, le Pape avait fait appel à ses fidèles milices rurales.

Des groupes de mécontents, soudoyés sans doute par le parti des conjurés, parcoururent les fermes pontificales, excitant le peuple à des représailles contre les milices, répandant partout le pillage et l'incendie, soulevant les paysans contre les agents pontificaux, exploitait quelques abus accidentels pour représenter les officiers du Saint-Siège comme des tyrans. On parlait d'une marche des insurges vers home. L'intervention du duc de Spolète, Winigis, envoyé par le roi Bernard, arrêta les rebelles. L'effervescence était à peine calmée, quand le saint et grand Pontife, prévoyant sans doute bien des épreuves nouvelles pour cet État de saint Pierre qu'il avait si fermement gouverné, rendit son âme à Dieu le 12 juin 816.

Le clergé de Rome, préoccupé des dangers que pourrait faire courir à l'État pontifical une politique trop rigide, lui donna pour successeur un pacifique. C'était le diacre Étienne, universellement estimé pour sa piété, la pureté de sa vie et l'esprit conciliant de son caractère. Il était de famille noble et avait passé sa jeunesse dans le palais patriarcal du Latran sous les papes Hadrien et Léon[15]. A peine élu, ÉTIENNE IV fit prêter à tout le peuple romain un serment de fidélité à l'empereur[16]. Aucun précédent n'imposait cette démarche[17]. Mais rien n'autorise à penser que le Pape entendait par là abdiquer sa souveraineté. Tout porte à croire, au contraire, qu'il s'agissait d'un serment prêté à l'empereur en tant que protecteur et non en tant que souverain, comme l'expliquera plus tard le pape Serge II dans une circonstance analogue. Les résultats immédiats de cette politique furent une détente subite dans les relations du Pontife avec l'empereur. Étienne avait, immédiatement après son sacre, notifié son élection à Louis le Débonnaire. Les deux souverains se rencontrèrent à Reims, et,  dans une entrevue des plus cordiales, réglèrent plusieurs questions de politique ecclésiastique[18]. Le Pape en profita pour sacrer l'empereur et la reine Ermengarde.

Etienne IV ne régna que quelques mois. Élu le 22 juin 816, il mourut le 25 janvier 817. Le jour même de sa mort fut élu pour lui succéder le prêtre Pascal, qui fut le premier de son nom. De race romaine, élevé comme son prédécesseur dans le palais du Latran, il n'appartenait pas à la noblesse. Son application à la prière et aux mortifications avait porté saint Léon III à lui collier le gouvernement de l'abbaye de Saint-Étienne, qui se trouvait près de Saint-Pierre. Il devait gouverner l'Église pendant plus de sept ans. L'apaisement des esprits, obtenu par l'attitude conciliante de son prédécesseur, permit à Pascal Ier d'inaugurer une politique plus ferme. Il ne demanda pas au peuple de Rome le renouvellement du serment de fidélité à l'empereur, et se contenta de notifier son élection à Louis le Débonnaire par l'envoi d'une légation spéciale. Le plus important résultat de sa diplomatie fut l'obtention de la part de l'empereur d'une Constitution écrite, dite Constitution de 817, par laquelle était confirmée et garantie la souveraineté du Pape sur Rome, l'exarchat, la Pentapole et tous les territoires en possession desquels il avait été mis précédemment. Il était de plus entendu que l'empereur n'aurait pas à intervenir dans l'élection du Pape, laquelle se ferait suivant les règles du droit canonique ; l'intervention de l'empereur dans le gouvernement temporel de Rome serait limitée aux cas de troubles ou d'oppression de la part des puissants, potentiores[19]. Dans ce dernier mot avait-on l'intention de comprendre le Pape lui-même ? Le vague de l'expression avait-il été voulu, pour laisser à des négociations postérieures ou à la coutume le soin de trancher une divergence irréductible entre les deux négociateurs[20] ?

 

IV

Les tristes événements qui suivirent la promulgation de cette importante Constitution ne permirent pas à la ferme et habile diplomatie de saint Pascal Ier de donner tous les fruits qu'on pouvait en attendre. De 817 à 824, date de la mort du saint Pontife, ce ne sont que guerres et troubles de toutes sortes dans l'empire. Les querelles soulevés par le partage de 817, la révolte et la mort tragique de Bernard en 818, les intrigues de Judith de Bavière, les tristes scènes qui amènent et qui suivent la pénitence publique de l'empereur au concile d'Attigny en 822, l'acte qui associe à l'empire, en 823, Lothaire roi d'Italie ; les tracasseries incessantes de ce nouveau pouvoir impérial, qu'on appelle l'empire italien, pouvoir dont le siège est trop près de Rome, et dont le titulaire, n'ayant ni la piété de son père, ni la grandeur d'âme de son grand-père, est incapable de maintenir l'ordre en Italie : tels sont les lamentables incidents de cette période. Le désordre et le malaise sont partout ; mais nulle part peut-être plus qu'à Rome. La foule qui, comme l'enfant, s'en prend à tout ce qui l'entoure de ses déceptions et de ses infortunes, se tourne alors contre ce Pape qu'elle avait acclamé avec tant d'enthousiasme à ses débuts. Pascal Ier connaît tous les déboires de l'impopularité. Des seigneurs en profitent pour se rendre indépendants ; tels l'abbé de Farfa, Ingoald, un des plus puissants parmi les grands, qui parvient à faire admettre son autonomie absolue et à exclure l'intervention du Pape dans la nomination de l'abbé de son monastère. Une coalition de mécontents se forme, ayant à sa tête deux personnages importants de la cour pontificale, le primicier Christophe et son gendre Léon, nomenclateur ou secrétaire de l'Église romaine. Leur tactique Nouveau con-est de combattre le Pape en s'appuyant sur l'empereur Lothaire, qui les encourage secrètement. Les fidèles milices pontificales des colonies agricoles interviennent une fois de plus, s'emparent des deux chefs, leur crèvent les yeux et les mettent à mort. Réclamations hautaines de Lothaire. Le Pape assure par serment qu'il n'est pour rien dans l'exécution, mais refuse d'en livrer les auteurs. L'exaltation des esprits est telle, que le Pape ne se sent plus le maître, même de ses partisans. 11 tombe gravement malade au début de l'année 821 et meurt le 11 février. La surexcitation du peuple ne permet pas de transporter son corps à la basilique de Saint-Pierre. On craint quelque attentat sacrilège sur son cadavre de la part de ceux dont la haine le poursuit même après sa mort[21].

L'élection de son successeur se fait au milieu de troubles considérables. Le parti des milices rurales' et celui de l'aristocratie militaire se trouvent aux prises. S'il faut en croira Paschase Radbert, l'influence du célèbre moine Wala fait pencher l'élection du côté du candidat soutenu par la noblesse et par l'empereur[22]. Le 5 juin 821 est élu Pape l'archiprêtre de Sainte-Sabine, Eugène, Romain de naissance, également recommandable, dit son biographe, par l'humilité et la simplicité de sa vie, le prestige de sa science et de son éloquence, la générosité de son âme et la noble prestance de son corps[23]. Son pontificat, de courte durée, devait être marqué par un des actes les plus importants dans l'histoire diplomatique de la Papauté, la constitution de 824.

Un des premiers soins d'EUGÈNE II fut de prévenir, dans la mesure du possible, des troubles pareils à ceux qui avaient affligé les pontificats de ses prédécesseurs. La principale cause en était dans l'état de confusion et d'anarchie qui se trouvait alors à peu près partout en Europe, dans l'imprécision des droits respectifs des seigneurs et des souverains, des autorités ecclésiastiques et des pouvoirs civils, du Pape et de l'Empereur. Eugène II ouvrit des pourparlers avec Louis le Débonnaire, qui lui délégua son fils Lothaire accompagné du moine Wala. Le résultat de ces négociations fut une série de mesures pacificatrices, telles que le rappel de plusieurs personnages exilés[24], l'attribution d'indemnités aux veuves des dignitaires massacrés, et surtout la rédaction de la célèbre Constitution de 824, dite Constitution de Lothaire.

La base de cet accord était toujours le régime institué par saint Léon III et Charlemagne, mais plusieurs points en litige se trouvaient maintenant réglés. Ainsi la Constitution accordait aux Romains la faculté d'être jugés suivant leur droit devant les tribunaux. Le serment de fidélité serait prêté à l'empereur, mais sous réserve de la fidélité promise au Pape. Deux missi, nommés l'un par le Pape, l'autre par l'empereur, résideraient à Rome pour recevoir les plaintes des sujets contre les magistrats. ils en référeraient au Pape d'abord, et, s'il n'y était pas fait droit, à l'empereur en dernier ressort. Il fut défendu sous peine de mort de porter atteinte aux personnes placées sous la protection impériale, et sous peine d'exil de troubler l'élection pontificale, réservée aux seuls Romains. Chaque Romain dut enfin prêter serment de ne pas permettre la consécration du nouvel élu avant que celui-ci eût juré devant le missus impérial d'observer le présent pacte[25].

La Constitution de Lothaire donna à l'Église une période de paix et de sécurité. Eugène II en profita pour réunir à Rome en 826 un concile de soixante-deux évêques, qui rédigea trente-huit canons, ayant la plupart pour objet la discipline du clergé et la réforme de la vie chrétienne des laïques[26]. Le premier article proscrit, dans les termes les plus énergiques, les élections simoniaques. Les articles suivants visent les prêtres et les évêques. Les prêtres ignorants seront avertis par l'évêque, et, au besoin, déclarés suspens (a. 4) ; les évêques ne seront pas sacrés, selon les décisions des Papes saint Célestin et saint Léon, sans le consentement du clergé et du peuple du diocèse auquel ils sont destinés (a. 5). Ils ne devront pas s'absenter plus de trois semaines sans l'autorisation de leurs métropolitains (a. 6). D'autres articles ont pour objet les églises et les écoles. On devra reconstruire les églises détruites par les guerres et les pillages (a. 25) et veiller à ce que des écoles soient ouvertes auprès de tous les évêchés, de toutes les paroisses et partout où il en sera besoin (a. 34). On recommande aussi aux prêtres de ne jamais se montrer en public sans le vêtement sacerdotal (a. 12) et de vivre en commun dans les cloîtres sous la conduite de supérieurs capables et dépendants de l'évêque (a. 7).

 

V

Quand Eugène II quitta ce monde, le 27 août 827, on put croire que la paix était assurée pour longtemps. Il n'en était rien. Les passions qui avaient soulevé tant de troubles n'étaient pas éteintes. Deux clauses de la Constitution impériale allaient leur ouvrir un libre champ. Celle qui réserve l'élection pontificale aux seuls Romains, ne distinguait pas, comme la Constitution de 769, entre les clercs et les laïques ; et la clause qui différait la consécration du Pape jusqu'à la prestation de son serment devant le légat impérial allait servir de prétexte aux empereurs pour s'immiscer dans le gouvernement de l'Église.

C'est au lendemain même du décès d'Eugène II que les passions se déchaînèrent et ouvrirent une crise qui se perpétua sous les trois Pontifes suivants, Valentin, Grégoire IV et Serge II.

Le pontificat de VALENTIN, romain de noble race, élevé an Latran sous la conduite d'Eugène II, qui l'aimait comme un fils, ne dura que six semaines. Mort en octobre 827, il fut remplacé par le prêtre Grégoire, d'origine romaine et de race noble comme lui. Deux faits graves avaient signalé ces deux élections : la noblesse laïque avait pris une part active à l'une et à l'autre, et GRÉGOIRE IV n'avait été ordonné qu'après vérification de l'élection par un légat impérial. Un précédent était posé ; une brèche était ouverte aux plus funestes abus.

Cependant la force des circonstances amenait les Papes à prendre dans la société civile une place de plus en plus prépondérante. Grégoire IV, d'après les témoignages de tous les auteurs contemporains, fut un timide et un hésitant ; c'est pourtant à lui que s'attache le souvenir des premières forteresses bâties sur le domaine de saint Pierre et de la première tentative faite par un Pape pour s'immiscer directement dans les affaires temporelles des peuples.

Pendant que les princes francs se querellaient entre eux, les Sarrasins multipliaient leurs incursions sur les côtes de Provence et d'Italie. Ils avaient déjà dévasté Nice et Civita-Vecchia[27]. En 831 ils se rendirent maîtres de Palerme et s'avancèrent dans la Sicile. Toutes les côtes de l'Italie étaient menacées. Qui se lèverait pour prendre la défense des populations alarmées ? L'empereur Lothaire était absorbé par la lutte contre ses frères ; les petites principautés de l'Italie, réfractaires à toute autorité commune, et presque toujours en guerre les unes contre les autres, se désintéressaient pratiquement de la défense de leur pays et de la chrétienté. Le Pape seul représentait en Italie, en même temps que l'Église, la patrie italienne : les regards des populations se tournèrent vers lui. Grégoire IV répondit à cet appel. Il fit fortifier la ville d'Ostie, et y construisit la forteresse de Grégoriopolis, qui subsiste encore. Il avait commencé à fortifier la ville de Rome elle-même, du côté de Saint-Pierre quand la mort le surprit en 844.

Dans l'intervalle, les affaires des princes francs avaient sollicité son intervention. La rupture de l'acte de partage de 817 par Louis le Débonnaire, sous l'influence de Judith de Bavière, en faveur de leur jeune fils Charles, l'impopularité de la nouvelle impératrice, qu'on accusait des crimes les plus abominables, la maladroite composition du nouveau lot attribué à Charles[28], rangèrent du côté de Louis le Germanique et de Lothaire la population presque entière. Jusqu'au moment où les excès des fils révoltés de l'empereur ramenèrent la sympathie sur l'infortuné monarque, leur insurrection parut être la cause de la justice et de la moralité, en même temps que la cause des peuples. C'est en faveur de ce parti que se prononçaient alors presque unanimement les membres les plus éminents du sacerdoce et de l'épiscopat, l'archevêque de Reims comme celui de Lyon, l'évêque de Vienne comme l'abbé de Corbie. La place du chef de la Chrétienté y semblait indiquée. Grégoire IV n'y intervint cependant qu'à la dernière extrémité ; il fut porté à cette intervention, on peut le dire, plutôt qu'il ne s'y porta.

Dans une plaine d'Alsace, près de Colmar, en 833, les deux armées étaient en présence, prêtes à se précipiter l'une sur l'autre, quand le Souverain Pontife, accompagné de Lothaire, y arriva. Il s'était fait précéder d'une lettre très noble, dans laquelle, répondant à quelques évêques du parti de l'empereur qui lui avaient envoyé une missive irrespectueuse et menaçante, il leur disait : Vous ne devriez point oublier que le gouvernement des âmes, qui appartient au Souverain Pontife, est plus grand que le pouvoir impérial qui est temporel[29]. En intervenant dans la discorde des princes, Grégoire avait conscience de n'agir que dans l'intérêt de la paix ; il pensait que nul rôle ne convenait mieux à sa mission de père de tous les peuples chrétiens.

On sait comment ces nobles espérances furent déçues. Le parti que venait défendre le Pontife triompha, mais par des moyens différents de ceux que le Pape avait l'intention d'employer et qui déshonorèrent la cause des fils révoltés de l'empereur. Grégoire quitta ce champ de Colmar, justement désigné dans l'histoire sous le nom de Champ du mensonge, le cœur rempli d'amertume[30]. A partir de ce moment les sympathies populaires revinrent au malheureux empereur Peu de temps après, l'excès même de son infortune et l'odieuse conduite de Lothaire détachèrent de la cause de ce dernier ses plus chauds partisans.

On sait comment, trois mois après la scène du Champ du mensonge, une assemblée de seigneurs et de prélats choisis par Lothaire et réunis à Compiègne, déclarèrent l'empereur Louis déchu de son trône. Le faible souverain s'inclina devant la décision de cette assemblée sans mandat. Dans l'église de Saint-Médard, à Soissons, il s'agenouilla devant l'autel, sur un cilice étendu à terre, et récita en tremblant les formules d'une confession publique rédigée par ses accusateurs. Puis, ayant déposé son baudrier de guerre, et ayant reçu de l'évêque Ebbon la robe grise des pénitents, il fut reconduit comme un prisonnier dans le monastère de Saint-Denis. Mais la majorité du clergé se souleva alors en faveur de l'empereur déchu ; l'indignation éclata contre les lâches prélats qui l'avaient condamné. Rien n'égale les invectives de l'historien Thégau contre l'infâme Ebbon, ce fils de serf, affranchi par Charlemagne, que Louis avait aimé comme son frère, et dont une misérable ambition venait de faire un traître. Louis le Débonnaire fut rétabli dans ses droits et une assemblée de prélats, réunie à Saint-Denis, annula les actes de ce qu'elle appela le conciliabule de Compiègne.

Louis ne sut point maintenir son autorité. De nouveaux partages furent l'occasion de nouvelles querelles. Il mourut en 840, laissant l'empire en proie aux pires divisions. Quand, trois ans plus tard, quatre armées, dans lesquelles se trouvaient représentées presque toutes les nations de la chrétienté, se rencontrèrent à Fontanet, on vit se renouveler l'intervention de Grégoire IV, toujours préoccupé d'éviter une guerre fratricide. Mais les pourparlers engagés furent inutiles, le choc formidable ne put être évité. A la mort de Grégoire, qui arriva le 11 janvier de l'année 844, le démembrement de l'empire était consommé par le traité de Verdun.

Quinze jours plus tard, les grands et le peuple s'étant assemblés[31], lui donnèrent pour successeur l'archiprêtre Serge. C'était un vieillard. Né à Rome et de bonne heure orphelin de père et de mère, Serge avait été élevé dans l'école des chantres du palais pontifical. Les Papes saint Léon III, Etienne IV, Pascal Ier et Grégoire IV lui avaient successivement témoigné beaucoup de confiance. Mais à peine l'élection était-elle terminée qu'une troupe de gens du peuple acclame pour Pape un certain diacre Jean, se précipite au palais du Latran, en enfonce les portes et l'envahit à main armée. La foule est repoussée par la noblesse, qui va prendre Serge à son église de Saint-Martin et l'installe avec de grands honneurs à la basilique de Saint-Pierre[32]. Dans le désordre des institutions politiques et sociales, la dignité pontificale était restée le pouvoir le plus envié. Elle excitait les convoitises des divers partis.

Les premiers actes de SERGE II, tels que nous les rappelle son biographe, indiquèrent une ferme volonté de défendre avec énergie les droits du Saint-Siège. L'empereur Lothaire, irrité de ce que le Pontife avait été sacré et installé sans sa participation, avait envoyé à Rome une légation, à la tête de laquelle était son fils aîné Louis et son oncle Drogon, évêque de Metz, pour protester contre la violation de ses droits prétendus. La légation était accompagnée d'une armée nombreuse, qui commença par terroriser par le pillage les habitants de la campagne romaine. Quand l'ambassade se présenta à la basilique de Saint-Pierre, Serge en fit fermer toutes les portes, et, s'avançant vers le roi Louis, lui dit : Si vous venez avec une volonté sincère, pour le bien de l'État et de l'Église, je vous ferai ouvrir ; sinon, je ne le permettrai pas. Et il n'autorisa le monarque à entrer qu'après sa réponse pacifique. Une enquête, demandée par le roi, aboutit à la reconnaissance de la régularité des opérations qui avaient élevé Serge II au Souverain Pontificat. Serge sacra ensuite Louis roi des Lombards. Celui-ci lui demanda alors la prestation du serment ordonné par la constitution de 824. Le vieux Pontife répondit : Si l'on veut que nous prêtions un serment de fidélité à Lothaire, qui est empereur, j'y consens volontiers ; mais si l'on demande que nous le prêtions à Louis, qui n'est que roi, ni moi ni cette noblesse romaine n'y pourra consentir[33]. C'était indiquer clairement que le droit de Lothaire sur Rome n'était qu'un droit de protectorat, attaché à la dignité impériale, et non un droit de souveraineté, dépendant du titre de roi. Mais il est plus souvent facile de résister en face à un potentat menaçant que de ne point succomber aux perpétuelles sollicitations d'une influence familière et journalière. Serge avait un frère, ambitieux et rapace, qui sut non seulement faire fléchir la volonté faible du vieillard, mais aussi capter les bonnes grâces de l'empereur Lothaire. Nommé évêque d'Albano par la grâce du Pape et muni de pleins pouvoirs de missus par la faveur de l'empereur, Benoît, rustre, ignorant et grossier, comme parle le Liber Pontificalis[34], gouverna despotiquement l'État romain sous le nom de son frère. Ce fut le règne de la simonie  à Rome. Pendant les trois années que dura ce régime, les fonctions civiles et ecclésiastiques se vendirent au plus offrant[35]. Alors, continue le biographe du Pontife[36], comme nul n'avait le courage de s'élever contre cette tyrannie, qu'on tremblait devant elle, qu'on paraissait ne plus se souvenir qu'il vaut mieux mourir avec honneur que vivre dans la honte, le Seigneur, regardant l'opprobre de l'Église qu'il avait rachetée de son propre sang, envoya, pour manifester sa justice, le fléau des peuples infidèles.

Pendant l'année 846, on vit en effet les Sarrasins d'Afrique venir jusqu'aux portes de Rome, piller les églises de Saint-Pierre et de Saint-Paul, toutes deux hors les murs à cette époque, ravager la campagne romaine, mettre en fuite, près de Gaète, une armée commandée par le duc de Spolète et camper au pied du Mont-Cassin. Ils en furent détournés par une pluie torrentielle. Mais on les vit s'en aller, dit la chronique du monastère, en grinçant des dents et en se mordant les doigts[37], comme s'ils méditaient contre le ciel d'atroces représailles.

La chrétienté tout entière tressaillit d'indignation à ces nouvelles. L'apôtre saint Pierre avait été assailli jusque dans son sanctuaire par les soldats de Mahomet ; les vieilles basiliques, dont Rome était si fière avaient été souillées par la présence du croissant. Les âmes vraiment chrétiennes s'inclinèrent devant la justice divine. Une grande assemblée des Francs décida qu'un jeûne de trois jours serait accompli par tous les fidèles pour attirer les bénédictions de Dieu sur une expédition générale contre les Sarrasins. Les prières du peuple chrétien furent exaucées. L'expédition eut lieu en 847. Les Sarrasins furent chassés d'Italie, sinon définitivement, du moins complètement. En même temps, au faible Pape Serge, qui était mort le 27 janvier 847, succédait, le 10 avril, jour de Pâques, le saint et grand Pontife Léon IV.

 

VI

LÉON IV, dit son biographe[38], était bon, généreux, passionné pour la justice, et unissant à la simplicité de la colombe la prudence du serpent. Il était romain et avait été élevé dans le monastère de Saint-Martin, où il devint le plus régulier des moines. Grégoire IV, frappé de ses mérites, l'appela auprès de lui. Serge II l'ordonna prêtre et lui confia l'église des Quatre-Couronnés. C'est là que les suffrages du clergé et du peuple vinrent le chercher pour lui confier, au lendemain de la mort de Serge et avant même que le corps du Pape défunt. eût reçu les honneurs de la sépulture, le gouvernement de l'Église[39]. La crainte d'une irruption imminente de la part des Sarrasins détermina cette élection précipitée, dont Rome n'eut pas à se repentir. La foule s'était portée d'instinct vers celui qui était le plus capable de la défendre au milieu des périls. Sa consécration fut cependant retardée. Demanderait-on une confirmation préalable à l'empereur ? Le souvenir des. vives réclamations de celui-ci à l'occasion de l'élection du Pape Serge et des dévastations de son armée sous les murs de Rome, en faisait pencher plus d'un vers une solution affirmative, qui révoltait la conscience chrétienne des autres. Tandis qu'on hésitait, le bruit courut de nouveau que les Sarrasins approchaient. Ce fut la cause ou le prétexte d'un sacre qui fut tout aussi précipité que l'élection et qui eut lieu le 10 avril, jour de Pâques. L'empereur, cette fois, ne protesta pas.

Ces paniques populaires n'étaient pas sans motifs. Par les embouchures des cinq grands fleuves, Tibre, Rhône, Loire, Seine et Rhin, les Sarrasins et les Normands, encouragés par le désordre intérieur de l'empire, envahissaient l'Europe. En 846, des pirates normands s'étaient rendus maîtres de la Frise, presque entière[40]. D'autres portaient leurs ravages : le long de Seine et s'avançaient vers Paris[41]. Par la Loire, d'autres étaient parvenus jusqu'à Tours, refoulant les populations affolées vers le Midi. En même temps, des troupes danoises, contournant l'Espagne, pénétraient dans l'embouchure du Rhône et faisaient de la Camargue leur quartier général[42]. C'est de là qu'ils devaient partir, en 860, associés aux Sarrasins, pour piller la ville de Pise et dévaster, le littoral italien.

Plus menaçantes encore étaient les bandes sarrasines, qui, dès 842, avaient remonté le Rhône jusqu'à Arles, le Tibre jusqu'à Rome, s'étaient établies à demeure en 810, sur le territoire de l'Apulie, à Bari[43], et rayonnaient de là, répandant partout l'épouvante.

L'anarchie féodale ne faisait qu'augmenter. La forte main de Charlemagne eût seule pu maintenir un peu d'ordre dans ce chaos. En 846, le duc de Provence et comte d'Arles, Solocrat, et tous les seigneurs de la région s'étaient détachés de l'empire et déclarés autonomes, sous la conduite du célèbre Gérard de Roussillon, dont les chansons de geste devaient faire le héros de la féodalité[44]. En même temps le duc des Bretons Nomenoë se proclamait indépendant et se faisait sacrer roi[45]. D'autres, sans se détacher de leur suzerain, n'hésitaient pas à refuser de marcher sous ses ordres, comme ce vassal de Carloman, Eundachar, qui, ayant juré sa foi à l'empereur Louis et à ses fils sur les reliques de saint Emmeran, resta immobile quand vint le moment de partir, disant : Saint Emmeran, sur les reliques de qui j'ai juré, retient mon bouclier, ma lance et mon bras[46]. Parfois l'indiscipline des féodaux allait plus loin, jusqu'à la félonie et à la trahison. En 835, deux seigneurs d'Italie, Siconulfe et Radelgise, se disputant le duché de Bénévent, n'avaient pas craint de faire appel, pour défendre leur cause, aux ennemis jurés du nom chrétien. Radelgise avait appelé à son secours les Sarrasins d'Afrique. Ce que voyant, Siconulfe avait demandé l'aide des Sarrasins d'Espagne.

L'empereur Lothaire se désintéressait de plus en plus de la chrétienté, en particulier de la ville de Rome, et commençait une vie de débauche, dont le scandale devait éclater en 853, à la mort de l'impératrice Ermengarde[47]. Les Romains se plaignaient de ce délaissement[48]. Les fiançailles de Louis le Germanique avec la fameuse Engelberge, célébrées en 851[49], allaient aggraver la situation, en indisposant les Orientaux contre l'Occident[50] et surtout en faisant asseoir sur le trône l'inconduite et l'intrigue.

La néfaste influence de Benoît, frère de Serge II, avait fait parvenir aux dignités ecclésiastiques des ministres indignes. Les canons disciplinaires promulgués par le pape Eugène II, à la suite du Concile de 826, n'étaient plus observés par un grand nombre de clercs.

Défendre Rome et la chrétienté contre les ennemis du dehors, résister aux intrigues et aux violences du pouvoir impérial, et restaurer la discipline ecclésiastique : tel fut le triple objet du pontificat de Léon IV.

La grandeur du rôle de saint Léon IV dans la défense de Rome contre les Sarrasins a excité l'admiration de Voltaire lui-même. Le pape Léon IV, dit-il[51], prenant une autorité que les généraux de l'empereur Lothaire semblaient abandonner, se montra digne, en défendant Rome, d'y commander en souverain. Il avait employé les richesses de l'Église à réparer les murailles, à élever des tours, à tendre des chaînes sur le Tibre. Il arma les milices à ses dépens, engagea les habitants de Naples et de Gaète à venir défendre les côtes et le port d'Ostie, sans manquer à la sage précaution de prendre d'eux des otages, sachant bien que ceux qui sont assez puissants pour nous secourir le sont assez pour nous nuire. Il visita lui-même tous les postes, et reçut les Sarrasins à leur descente, non en équipage de guerrier, mais comme un Pontife qui exhortait un peuple chrétien et comme un roi qui veillait à la sûreté de ses sujets. Il était né Romain. Le courage des premiers âges de la République revivait en lui dans un temps de lâcheté et de corruption, tel qu'un des beaux monuments de l'ancienne Rome, qu'on trouve quelquefois dans les ruines de la nouvelle. L'empereur Lothaire, qui se montrait si jaloux d'apparaître toutes les fois qu'il s'agissait d'être à l'honneur, ne se soucia pas d'intervenir en personne pour la défense de Rome et de l'Italie. Il se contenta d'envoyer au Pape, sur la demande de celui-ci, une subvention pécuniaire pour l'aider dans ses travaux de fortifications. Léon IV, non content de protéger la ville de Rome, fit reconstruire et fortifier plusieurs villes en Italie, telles que Centumcellæ, qu'on appela depuis Léopolis, et la ville de Porto, où il accueillit une colonie de Corses ruinés par les Sarrasins. Dès 849, pour combattre les pirates, il avait favorisé les expéditions organisées par des seigneurs italiens. Il avait essayé de soulever contre eux les seigneurs francs : Déposez toute crainte, leur écrivait-il, et combattez avec courage contre les ennemis de la foi et les adversaires de toute religion... Le Tout-Puissant sait que si quelqu'un de vous meurt, c'est pour la vérité de la foi, pour le salut de la patrie et la défense du christianisme. C'est pourquoi Il lui décernera la récompense céleste[52]. A la suite de ces mesures, les Sarrasins renoncèrent à leurs incursions du côté de Rome et de l'Italie. A peine est-il question, dans une lettre écrite par le Pape en 854, de quelques travaux supplémentaires[53]. Rome et l'Italie étaient sauvées par saint Léon IV du péril musulman.

Mais Lothaire et Louis ne se contentaient pas de donner à la Chrétienté, dans ces pénibles conjonctures, le spectacle d'une déplorable inertie. On les vit, inspirés peut-être par la triste influence d'Engelberge, multiplier contre le Pape les attaques, tantôt sourdes, tantôt ouvertes, d'une opposition qui se manifesta surtout dans l'affaire des missi impériaux et dans celle de la prétendue conspiration byzantine.

La correspondance de Léon IV nous révèle les plaintes répétées du Pape contre certains légats de Louis II, qui abusaient étrangement leur autorité diplomatique. Ils rançonnaient les pèlerins qui se rendaient à Rome, et cherchaient à corrompre, par argent ou par menaces, les employés pontificaux. Deux d'entre eux, Pierre et Hadrien, associés à un certain duc Georges, frère de l'évêque de Ravenne, se conduisaient comme de vrais brigands, ne reculant ni devant de pillage ni devant le meurtre[54]. Ils furent convaincus d'avoir assassiné le légat du Pape auprès de Lothaire. Léon IV protesta, réclama que justice fût faite ; puis, voyant ses réclamations inutiles, il se décida à agir. Il fit arrêter Pierre, Hadrien et leurs principaux complices ; qui furent jugés suivant la loi romaine et condamnés à mort.

L'empereur se plaignit vivement de ce que la Constitution de 824 n'était pas observée. Le Pape empêcha l'exécution de la condamnation capitale, mais ne retira rien de ses légitimes prétentions au droit de rendre la justice sur l'État pontifical : Il faut que vous sachiez, écrivit-il à l'empereur Louis le Germanique[55], que nous ne laissons opprimer nos sujets par personne, mais, si la nécessité se présente, nous tirons vengeance immédiatement des outrages qui leur sont faits, parce que nous devons être en tout les défenseurs du troupeau confié à nos soins.

C'était en 853. Deux ans plus tard un nouvel incident ranimait le conflit.

Bien qu'à peu près impuissants à maintenir l'ordre dans l'Italie dite byzantine, bien qu'abandonnés de la plupart de leurs vassaux ou alliés, dont la dépendance était devenue purement nominale, les empereurs byzantins voyaient, par une autre voie, se renouer leurs liens avec la péninsule italique. S'il faut admettre de récents calculs, dit M. Bayet[56], cinquante mille prêtres, moines ou laïques, émigrés d'Orient pendant la querelle iconoclaste, étaient venus fortifier en Italie l'élément grec. En Calabre seulement, deux cents monastères basiliens environ dateraient de cette époque. L'empereur rattachait au patriarche de Constantinople les évêchés de ce pays, et les couvents, devenus des centres de culture littéraire, propageaient autour d'eux la civilisation byzantine. L'influence grecque se propageait plus encore en Italie par les grandes cités commerçantes, telles que Naples, Amalfi, Gaète et Venise, qui, par les comptoirs qu'elles possédaient en Orient, étaient des clientes de l'empire. Venise fournissait à l'empereur des troupes auxiliaires et même des flottes pour l'aider à lutter contre les Sarrasins. La bonne entente avec la cour de Constantinople n'était donc pas à négliger. Nous avons vu qu'elle avait été gravement compromise en 851 par les fiançailles de Louis II avec Engelberge, célébrées au mépris d'une parole donnée à la fille de l'empereur Michel III. Sur ces entrefaites, le bruit se répand qu'un des grands dignitaires de la cour romaine conspire en faveur des Grecs contre l'empire. Le gouverneur du palais pontifical, Gratien, aurait dit : Les Francs ne sont bons à rien. Pourquoi ne pas appeler les Grecs, et, avec leur aide, chasser les Francs et leur roi ? Louis II arrive brusquement à Rome, furieux et menaçant, sans avoir prévenu de son arrivée ni le Pape, ni l'aristocratie romaine[57]. Sans s'émouvoir, Léon IV demande et obtient l'introduction d'une enquête judiciaire, qui est faite suivant les règles de la procédure romaine. C'était son droit, d'après la Constitution de 82i. A la suite de cette enquête, le dénonciateur de Gratien, un certain Daniel, maître de la milice, est convaincu de faux témoignage. Par déférence pour l'empereur, qui intercède en faveur du coupable, le Pontife lui accorde sa grâce. Mais c'était l'échec complet de l'intrigue. La faveur que Daniel obtint depuis auprès de l'empereur et de l'impératrice peut faire supposer que le couple impérial n'avait pas été étranger à cette machination, digne du génie malfaisant d'Engelberge.

Ces graves affaires ne détournèrent jamais le saint Pontife de sa préoccupation dominante : préserver la sainte Église de la corruption du siècle, pénétrer de plus en plus le corps épiscopal et sacerdotal de l'esprit de l'Évangile. Nous en trouvons les vestiges précieux dans deux conciles, l'un tenu à Pavie en 850, l'autre à Rome en 853. Le concile de Rome se contente à peu près de reproduire les trente-huit canons du concile romain de 826[58]. Il y ajoute seulement quatre nouveaux canons visant des désordres accidentels. Le concile de Pavie[59], tenu en présence de l'empereur Louis, règle les devoirs et les droits respectifs des évêques, des archiprêtres, des doyens, des prêtres de la ville et de la campagne. On y voit que plusieurs évêques, trop mondains, se permettaient de donner des repas somptueux, accompagnés de spectacles, où apparaissaient des bouffons et des fous. Le concile rappelle que la place de l'évêque est au milieu des pauvres et des humbles, quand il n'est pas dans son église pour y prier ou dans sa chambre pour y travailler et s'y entretenir avec ses prêtres (art. 2). On y porte aussi des anathèmes terribles contre les usuriers (art. 21). Le laïque coupable d'usure sera excommunié ; l'ecclésiastique sera déchu de ses fonctions.

Cependant la santé du Pontife était épuisée par tant de travaux ; on pouvait prévoir sa fin prochaine. C'est alors qu'une idée paraît avoir germé dans le génie fécond en ressources de l'ambitieuse Engelberge : pousser à la Papauté un candidat favorable à l'empire.

Parmi les fonctionnaires de la cour pontificale, où l'ingérence abusive du frère de Serge II avait introduit plus d'un homme capable de jouer le rôle indigne dont l'empereur avait besoin, se trouvait un prélat aussi peu ecclésiastique de mœurs qu'il était possible, aussi correct de tenue extérieure qu'il était nécessaire pour désarmer ses détracteurs. Il s'appelait Arsène et appartenait à l'une des plus grandes familles de l'aristocratie romaine. Évêque d'Orta, chargé des fonctions de missus, il était depuis longtemps l'agent de Louis II à Rome. On créa pour lui la charge d'apocrisiaire du Saint-Siège, qui mit entre ses mains toutes les affaires de l'État. Hincmar de Reims, dont la perspicacité avait pénétré le fond de cette âme vile, a parlé avec indignation de sa ruse et de sa cupidité[60]. Arsène avait deux fils, que nous allons voir jouer un rôle très important sous les pontificats de Benoît III, de Nicolas Ier et d'Hadrien II. L'un, Éleuthère, resta dans le siècle. L'autre, Anastase, destiné à l'état ecclésiastique, reçut une éducation des plus soignées, grâce à laquelle il devint un des hommes les plus instruits de son temps. Il avait déjà été promu aux premiers ordres sacrés quand Léon IV fut élevé au Souverain Pontificat. Le nouveau Pape l'ordonna prêtre en 8i8 et lui confia l'église de Saint-Marcel. Anastase était par là même prêtre cardinal, et par suite, suivant les canons de l'Église, candidat éventuel à la papauté. Il est fort possible que sa famille ait eu dès lors des vues ambitieuses sur lui. Mais son histoire offre, à partir de son ordination, jusqu'à la mort de Léon IV, un mystère encore inexpliqué. A peine en possession de son titre, Anastase quitte Rome et se réfugie dans les États de Louis II. Le Pape multiplie les instances pour le faire revenir à Rome. Rien n'y fait. Louis II, requis de le livrer, se dérobe par des délais et de mauvaises raisons. Déposé, anathématisé, excommunié par plusieurs conciles, Anastase est introuvable. Est-il occupé à ourdir des intrigues ? On le suppose sans doute à Rome, car un anathème est porté contre quiconque oserait aider Anastase à s'emparer du Souverain Pontificat[61]. Pour donner plus de solennité à ses sentences, et sans doute pour prémunir le clergé et les fidèles contre toute campagne électorale d'Anastase, Léon IV fait afficher, au-dessus de la porte principale de Saint-Pierre de Rome, autour d'une grande image du Christ et de la Vierge, les sentences successivement prononcées contre le prêtre insoumis et déserteur.

Le 15 juillet 855, après huit années d'un pontificat douloureux, mais fécond, saint Léon IV fut rappelé à Dieu.

 

VII

Si l'on en croit le Liber Pontificalis, la voix unanime des électeurs aurait, après la mort de Léon IV, appelé à la Papauté le prêtre Benoît, titulaire de Sainte-Cécile. Il est vraisemblable cependant que les partisans d'Anastase aient fait quelque manifestation en faveur de leur candidat, n'aurait-ce été que pour tâter l'opinion. Quoi qu'il en soit, deux députés, Nicolas évêque d'Anagni, et Mercure, maître de la milice, se mettent en route pour notifier à l'empereur la nouvelle élection. Ils rencontrent en chemin l'évêque Arsène, qui essaye de les gagner à la cause de son fils Anastase. Après tout, Benoît n'est pas encore sacré ; il est temps de revenir à un meilleur choix. Les députés sont ébranlés. L'empereur décide qu'il donnera sa réponse par une ambassade spéciale. Cette ambassade, parvenue à quarante milles de Rome, rencontre à son tour Arsène, 'entouré de quelques partisans, gens d'église et gens de guerre. Moitié par terreur, moitié par persuasion, Arsène, gagne tout à fait à la cause de son fils les ambassadeurs impériaux. En peu plus loin, d'est Anastase lui-même qui vient se joindre à eux. La troupe s'accroît en chemin de tous les partisans du régime impérial, de tous les mécontents, qu'Arsène et les siens ont séduits. Des envoyés de Benoît, qu'on rencontre, sont maltraités. Bref, c'est au milieu d'un cortège de partisans qu'Anastase arrive devant Rome. Son entrée est triomphale et insolente. En passant devant Saint-Pierre, Anastase saisit une hache et la lance violemment contre l'image de la Vierge, autour de laquelle sont affichées les sentences d'excommunications portées contre lui. On envahit la basilique du Latran où se trouve le Pape élu. On s'empare de lui, on le dépouille de ses ornements et on le confie à la garde de deux prêtres, Jean et Hadrien, jadis déposés par le pape Léon IV.

C'était le samedi. Le lendemain, dimanche, on convoque les évêques, le clergé et le peuple dans la basilique Émilienne. Les légats de l'empereur s'y rendent. On les voit prendre place dans l'abside, puis parcourir les rangs des électeurs, l'épée levée, criant : Rendez-vous, et prenez Anastase pour Pape. En présence d'une telle violence, le clergé et le peuple se ressaisissent et donnent l'exemple d'une fermeté admirable. Sous les épées menaçantes, une foule immense s'écrie : Anastase est un prêtre excommunié, Anastase est inéligible. Des évêques protestent qu'ils préfèrent être mis en pièces, plutôt que de violer les lois de l'Église. On vit alors, dit le biographe de Benoît III, les gens de l'empereur échanger quelques mots en langue tudesque, et se retirer.

Trois jours après Benoît était réélu. Le dimanche suivant, ter septembre 855, il était sacré à Saint-Pierre sous les yeux des légats impériaux. BENOÎT III devait régner deux ans et demi. C'était un pontife doux et pieux. La foule qui lui avait apporté la nouvelle de son élection l'avait trouvé en prière. Ses vertus privées devaient être louées par ses ennemis aussi bien que par ses amis. Il n'eut point l'admirable énergie de son prédécesseur, et les débuts de son pontificat semblent avoir gardé l'impression des scènes de terreur qui avaient marqué son élection. Il conserva à l'évêque d'Orta sa charge de missus et d'apocrisiaire. Il fit renouveler par un synode la condamnation d'Anastase, mais il l'admit à la communion laïque et le pourvut de l'abbaye de Sainte-Marie au Transtevere. Après trois ans passés dans les exercices de la vie religieuse et les études, Anastase devait réapparaître sur la scène politique, où, sans espoir désormais de conquérir la tiare, il tenterait du moins de gouverner la Papauté.

Parmi les premiers actes du court pontificat de Benoît III, on doit citer l'approbation conditionnelle qu'il donna aux décisions du concile de Soissons, célébré en 853 sous la présidence d'Hincmar de Reims[62]. Quelques expressions de ce concile semblaient reconnaître au métropolitain des pouvoirs sans appel, indépendants de l'autorité du Souverain Pontife. Saint Léon IV avait refusé de l'approuver, saint Nicolas le devait le condamner sévèrement. Benoît III jugea à propos de le confirmer en réservant les droits de Saint-Siège[63].

D'autres actes, où l'on a eu lieu de voir l'influence de son fidèle collaborateur, le diacre Nicolas, sont l'expression d'une politique plus ferme. Il mande devant lui un frère de la reine Teutberge, qui avait envahi les monastères de Saint-Maurice et de Luxeuil[64] ; il proteste contre les laïques de la Grande-Bretagne, qui avaient chassé des évêques de leurs sièges[65] ; il ordonne au patriarche Ignace de Constantinople de lui communiquer les pièces d'un procès intenté à l'archevêque de Syracuse[66] ; il invite tous les princes chrétiens à contraindre Ingeltrude, femme du comte Boson, à réintégrer le domicile conjugal[67].

Benoît III mourut le 17 août 858. Il put prévoir, avant de mourir, l'orage qui se préparait pour l'Église du côté de l'Orient, où les manœuvres de l'empereur Michel l'Ivrogne et de son oncle, l'indigne Bardas, venaient de faire monter sur le siège patriarcal de Constantinople cet imposteur de génie qui s'appelait Photius.

L'empereur d'Occident, de son côté, put croire que le triomphe de sa politique était assuré. Son candidat à la Papauté était tout prêt. La faveur impériale s'était portée, cette fois-ci, sur un homme dont la science et les mœurs ne pouvaient soulever les susceptibilités de personne. C'était ce diacre Nicolas qui venait d'être le principal auxiliaire de Benoît III, et qui avait révélé dans l'exercice de ses fonctions de très hautes qualités diplomatiques[68]. Le nom du diacre Nicolas rallia en effet tous les suffrages. Mais le peuple chrétien n'eut pas à se repentir de ce choix. Saint Nicolas Ier devait être un des plus infatigables défenseurs des droits de l'Église, une des plus pures gloires de la Papauté.

 

 

 



[1] GUIZOT, Essais sur l'histoire de France, 3e essai, 9e édition, p. 69.

[2] Édit de Clotaire, en 614. M. G. H., Leges, I, 15.

[3] FUSTEL DE COULANGES, Les origines du régime féodal, Revue des Deux-Mondes, 1er août 1874, p. 575-578.

[4] On a conservé des formules de recommandation. Elles étaient conçues ordinairement en cette forme : Le village paiera au vicomte cinq sols à titre de commendation, et moyennant cette somme le vicomte s'engage à sauver partout et toujours les hommes du village, ou sous cette autre forme : Je vous reçois, disait le guerrier, en mon sauvement et défense, vous et vos biens. Et le laboureur déclarait qu'il se reconnaissait être sous la protection et garde du seigneur. Dans tel village, le seigneur stipule qu'il lui sera donné sur chaque maison ayant charrue un setier d'avoine. FUSTEL DE COULANGES, Les origines du régime féodal, Revue des Deux-Mondes, 1er août 1874, p. 578-579.

[5] GRÉG. DE TOURS, Hist. Franc., IV, 12.

[6] GRÉG. DE TOURS, Hist. Franc., VIII, 40.

[7] Capitulaire de 805, art. 16. BALUZE, I, 427.

[8] César avait déjà dit des Gaulois : Chacun se donna à l'un des grands pour ne pas être à la merci de tous les grands.

[9] Hist. des Gaules, V, 773, 774. Nous avons vu que Charlemagne avait toujours maintenu les épreuves judiciaires par le jugement de Dieu. L'épreuve de la croix consistait à tenir les bras étendus le pus longtemps possible pendant le service divin.

[10] Hist. des Gaules, VI, 137, 138.

[11] Hist. des Gaules, VI, 79.

[12] FLORUS, Carmen de divisione imperii. MABILLON, Analecta, I, 383 ; Hist. des Gaules, VII, 301-304.

[13] GUIZOT, Histoire de la civilisation en France, 3e leçon. M. Emile Bourgeois, dans son étude, Le capitulaire de Kiersy-sur-Oise, Paris, 1885, a bien diminué la portée qu'on attachait, depuis Montesquieu, à ce capitulaire, lequel parait n'avoir rien innové, mais plutôt avoir constaté un état de choses remontant jusqu'à Charlemagne.

[14] EGINHARD, Annales, a. 815. Hist. des Gaules, VI, 175 ; L'Astronome, dans la Chron. de Saint-Denys, Hist. des Gaules, VI, 139.

[15] Liber Pontificalis, II, 49.

[16] TRÉGAN, Vita Ludovici, c. XVI.

[17] P. LAPÔTRE, L'Europe et le Saint-Siège, p. 213, note.

[18] Liber Pontificalis, II, 49 ; Hist. des Gaules, VI, 140.

[19] BALUZE, I, 791 et s.

[20] Cet acte de 817 est la première constitution écrite que nous possédions sur les droits respectifs du sacerdoce et de l'Empire. On en a contesté autrefois l'authenticité. Fleury en regardait plusieurs clauses comme suspectes (Hist. ecclésiastique, VII, 122). Dom Bouquet, dans le Recueil des historiens des Gaules, le tenait pour apocryphe et se contentait de le résumer. On n'hésite plus aujourd'hui à le considérer comme authentique.

[21] TRÉGAN, Vita Ludovici, 30. P. L., CVI, 418.

[22] PASCHASE RADBERT, Vita Ven. Walæ, c. XXVIII, P. L., CXX, 1604.

[23] Liber Pontificalis, II, 69.

[24] Liber Pontificalis, II, 69.

[25] Voir le texte de la constitution de Lothaire dans Monum. Germ. Hist., Leges, IV, 545 ; P. L., XLVII, 459.

[26] MANSI, XIV, 999 et s.

[27] Annales regni, a. 813.

[28] La part faite au prince Charles, qui devait être Charles le Chauve, s'étendait sur les deux rives du Rhin supérieur, sur l'Alémanie, la Rhétie, l'Alsace et une partie de la Bourgogne : des Germains se trouvaient ainsi séparés de leurs frères de race et amalgamés avec des Gaulois et des Romains.

[29] P. L., CIV, 299.

[30] Voltaire (Essai sur les mœurs, ch. XXII) et plus tard Henri Martin (Hist. de France, II, p. 395 et s.) ont vivement critiqué l'intervention de Grégoire IV dans les affaires politiques de l'empire. Ils ont prétendu : 1° que cette intervention avait été déterminée par des motifs d'ambition personnelle ; 2° que, pour s'y opposer, les évêques francs, indignés, avaient songé à substituer au régime de la monarchie pontificale le régime d'une aristocratie ecclésiastique, et 3° que, pour défendre sa cause, Grégoire IV se serait appuyé sur des documents apocryphes, ceux là même qui auraient servi à former les gausses Décrétales. Or, l'étude impartiale des documents prouve au contraire : 1° que le Pape n'est pas intervenu de lui-même, mais sur les conseils d'hommes graves, et qu'il a même résisté quelque temps, par scrupule, à leurs pressantes exhortations ; c'est le témoignage formel de saint Paschase Radbert, dans sa Vie de Wala, P. L., CXX, 1635 ; 2° que l'épiscopat franc n'a nullement eu, dans son ensemble, l'attitude qu'on lui prête ; c'est le parti de Louis le Débonnaire seulement qui, réuni à Worms par l'empereur. a protesté contre la venue du Pape en termes violents, menaçant de le déposer, et disant même, dit un biographe de Louis le Débonnaire, de l'excommunier ; si excommunicaturus adveniret, excommunicatus abiret. P. L., CIV, 299 ; et c'est précisément à l'occasion de ces menaces que le Pape écrivit la lettre citée plus haut ; 3° que le pape Grégoire IV n'avait nul besoin de se servir, pour défendre ses droits, des Fausses Décrétales ou de prétendus documents devant servir à la rédaction des Fausses Décrétales ; l'autorité spirituelle et temporelle du Saint-Siège était déjà suffisamment établie par des textes et dos traditions des plus authentiques. Nous aurons l'occasion de revenir sur ce dernier fait en étudiant plus loin la question des Fausses Décrétales.

[31] Liber Pontificalis, II, 86.

[32] Liber Pontificalis, II, 86, 87.

[33] Liber Pontificalis, II, 90.

[34] Liber Pontificalis, II, 97.

[35] Liber Pontificalis, II, 98.

[36] Liber Pontificalis, II, 98, 99.

[37] Chron. Cass., l. I, c. XXVII. Cf. Annales fuldenses. Hist. des Gaules, VII, 64, 158, 161.

[38] Liber Pontificalis, II, 106.

[39] Liber Pontificalis, II, 107.

[40] Annales de Saint-Bertin, a. 841. NITHARD, IV, 2. Hist. des Gaules, VII, 64, 152, 164, 380.

[41] Annales de Saint-Bertin, ann. 857.

[42] POUPARDIN, Le royaume de Provence sous les Carolingiens, Paris, 1901, p. 25.

[43] Chronicon salern., 72-81.

[44] BOUCHE, Essai sur l'histoire de Provence, I, 192, 193.

[45] La déclaration d'indépendance eut lieu en 845. Le sacre de Noménoë se fit seulement en 848, un an après l'avènement de saint Léon IV.

[46] Cité dans F. MONNIER, Histoire des luttes politiques et religieuses dans les temps carolingiens, p. 232.

[47] Defuncta christianissima Ermengarda, duas sibi ancillas ex villa regia copulavit... aliique filii ejus similiter adulteriis inserviunt. Annales de Saint-Bertin, Hist. des Gaules, VII, 70.

[48] Romani quoque arctati Sarracenorum Maurorumque incursionibus, ob sui defensionem omnino neglectam apud imperatorem Lotharium conqueruntur. Hist. des Gaules, VII, 70.

[49] BŒHMER-MÜHLBACHER, Regesta, n° 1148.

[50] Græci concilantur contra Ludoricum propter filiam imperatoris constantinopolitani. Annales de Saint-Bertin, Hist. des G., VII, 70.

[51] VOLTAIRE, Essai sur les mœurs, ch. XXVIII.

[52] P. L., CXV, 655-657.

[53] Liber Pontificalis, II, 126. JAFFÉ, n° 2620.

[54] Voir les lettres au duc Georges, JAFFÉ, 2627 ; au roi Charles le Chauve, JAFFÉ, 2625 ; à l'évêque de Ravenne, JAFFÉ, 2628.

[55] P. L., CXV, 669. Cf. ibid., col 657.

[56] Histoire générale, de LAVISSE et RAMBAUD, I, 649.

[57] Sine litteris ad romanum directis pontificem et senatum, dit le Liber Pontificalis (II, 134). Cette mention du sénat indique ici la place prise dans Rome par l'aristocratie.

[58] MANSI, XIV, 997 et s.

[59] MANSI, XIV, 929 et s.

[60] Annales de Saint-Bertin, ann. 867, 868 ; Edit. Dehaisnes, p. 170 et s. Jean Diacre el saint Nicolas Ier donnent le même témoignage. P. L., LXXV, 207 ; CXIX, 1118. Les Annales de Saint-Bertin sont une des sources les plus sûres de l'histoire du IXe siècle et complètent heureusement le Liber Pontificalis et les Regesta des Papes. Elles ont eu trois rédacteurs : de 830 à 835, un personnage inconnu ; de 835 à 861, saint Prudence, évêque de Troyes ; de 861 à 899, Hincmar, arch. de Reims. La meilleure édition est celle de l'abbé Dehaisnes, dans la Coll. de La Société de l'Hist. de France.

[61] Annales de Saint-Bertin, an. 858. Ed. Dehaines, p. 177.

[62] MANSI, XIV, 917 et s.

[63] JAFFÉ, 2664.

[64] JAFFÉ, 2669.

[65] JAFFÉ, 2671.

[66] JAFFÉ, 2667.

[67] JAFFÉ, 2673.

[68] Sur le caractère officiel de cette candidature le témoignage de saint Prudence, évêque de Troyes, est formel : Prœsentia magis ac favore Ludovici Regis et procerum ejus quam cleri electione substituitur. Annales de Saint-Bertin, an 858. Edit Dehaisnes, p. 95.