HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

TROISIÈME PARTIE. — LE SAINT EMPIRE ROMAIN

CHAPITRE II. — L'EMPIRE CAROLINGIEN (757-800).

 

 

La constitution de l'État pontifical n'intéressait pas seulement les fidèles de Rome, mais aussi les fidèles du monde entier. Autour de la République de saint Pierre allait se former cette vaste fédération des peuples convertis qu'on appela la République chrétienne. Au IIIe concile de Tolède, tenu en 589, saint Léandre, évêque de Séville, s'était écrié dans un éloquent discours[1] : Sainte Église de Dieu, réjouis-toi ! Sachant combien douce est la charité et combien délectable est l'unité, tune prêches que l'alliance des nations, tu ne soupires qu'après l'union des peuples. Réjouis-toi dans le Seigneur ; car tes désirs ne seront pas trompés... L'orgueil a divisé les races par la diversité des langues ; il faut que la charité les réunisse. Issues d'un même homme, unies par l'origine, l'ordre naturel veut que toutes les nations soient unies par la foi et par la charité.... Le possesseur de l'univers est un, les choses possédées doivent aussi s'allier dans l'unité. Aussi bien l'idée impériale était toujours vivante. L'empire apparaissait toujours aux hommes lettrés de ce temps comme la forme idéale et définitive de l'organisation politique du monde. Les prédicateurs chrétiens, en citant aux princes les exemples des grands empereurs, en entretenaient le prestigieux souvenir ; et, de cet empire idéal, Rome apparaissait toujours comme la tête ; si ce n'était plus au titre de cité de Romulus, c'était au titre, bien plus vénérable, de ville consacrée par le martyre de saint Pierre.

 

I

Des périls croissants sur les frontières suggéraient en même temps aux peuples chrétiens l'idée d'une union de plus en plus étroite et d'une organisation solide et durable, pour la défense de leur foi et de leur autonomie nationale.

Au nord de l'Europe, les pirates danois, suédois et norvégiens, à qui, au VIe siècle, le fils aîné de Clovis, Theudéric, avait infligé une sanglante défaite[2], étaient reparus tout à coup au VIIIe siècle sur le littoral de la Gaule et dans les îles côtières de la Grande-Bretagne, pillards, terribles, insaisissables. Leurs cris, leurs chants sauvages, le seul aspect des effrayants animaux héraldiques qui surmontaient la poupe de leurs navires de guerre, épouvantaient les populations riveraines[3].

Au midi le péril n'était pas moindre. Les Sarrasins, maîtres de l'Espagne, s'étaient heurtés déjà, dans un choc formidable, en 732, à l'armée franque de Charles Martel. Leurs pirates multipliaient les razzias en Sicile, en Italie, en Provence. Dès les temps les plus reculés, le pillage, dit un savant arabisant, J. de Hammer[4], passait, chez les Arabes, pour un moyen légitime de s'enrichir : c'était le lot réservé aux braves. Mais, au VIIe siècle, une révolution religieuse, dont le but primitif semblait n'avoir été que l'épuration des vieilles croyances populaires, avait, en donnant à ce peuple une cohésion et le mot d'ordre, rendu sa puissance plus redoutable. En moins de cent ans l'irrésistible enthousiasme suscité par Mahomet avait créé un empire qui s'étendait de la Chine aux Pyrénées, double de l'empire romain, six fois plus grand quant à l'espace que celui de Charlemagne, décuple de celui que devait fonder Napoléon[5]. La grandeur de cet empire, la force redoutée de ses armes, le prosélytisme farouche de sa religion, le prestige captieux de sa philosophie, devaient constituer le plus grand péril extérieur de l'Église pendant tout le Moyen Age.

Une pareille institution politico-religieuse était l'œuvre d'un homme dont la psychologie obscure et complexe ne semble pas encore avoir été complètement pénétrée.

Mohammed ou Mahomet naquit à la Mecque le 20 avril 571. L'Arabie était alors en proie à un polythéisme grossier. Vers l'âge de quarante ans, en 611, à la suite d'une prétendue apparition de l'ange Gabriel, Mahomet rêve de rendre son pays à la pureté du monothéisme primitif. Tel semble avoir été d'abord son but. Il recueille dans l'Ancien et le Nouveau Testament des maximes élevées, qu'il mêle aux traditions de son pays et à ses rêves personnels. Il en fait une doctrine, dont l'application morale se résume dans l'Islam, c'est-à-dire dans l'abandon, dans la soumission à un Dieu tout puissant, très haut placé au-dessus du monde. Au début, le caractère du nouveau prophète paraît doux et calme. Cependant des phénomènes étranges, des crises de convulsions se manifestent souvent chez lui. Son exaltation augmente. Sa doctrine perd de sa simplicité primitive. Dans ses sourates, ou maximes, dont l'ensemble formera ce livre inégal et disparate qu'on appellera le Coran (la lecture), il enseigne l'unité et la toute-puissance de Dieu, permet la pluralité des femmes et offre pour récompense aux fidèles de l'Islam les joies éternelles du paradis, où, loin de tout péché, sous l'ombre rafraîchissante des arbres, ils boiront clans des coupes d'argent des boissons savoureuses et se nourriront de fruits exquis. Il prescrit des prières, des jeûnes, des ablutions, des pèlerinages à la Mecque, avec tournées processionnelles autour de la Kaaba. Il recommande l'union et la solidarité entre les croyants de l'Islam. Ô croyants, s'écrie-t-il, faites l'aumône des meilleures choses que vous avez acquises, des fruits que vous avez fait sortir pour vous de la terre... vous n'atteindrez à la piété parfaite que lorsque vous aurez fait l'aumône de ce que vous chérissez le plus. Quant aux non croyants, sa doctrine varie. Il conseille parfois la tolérance. N'écoute ni les infidèles, ni les hypocrites, dit-il ; ne leur fais cependant pas de mal. Mais le plus souvent il prescrit la guerre à outrance. Faites la guerre à ceux qui ne croient pas en Dieu ni au jour dernier, dit-il... Lorsque vous rencontrez des infidèles, tuez-les, au point d'en faire un grand carnage, et serrez fort les entraves. Il est probable que les sourates qui recommandent la tolérance et la douceur datent des premiers temps de la prédication de Mahomet. Mais son caractère a changé. Obligé, par suite des oppositions violentes de ses compatriotes, de fuir de la Mecque, il se retire à Yatreb, qui devient Médine, la ville par excellence. Il y arrive le 21 septembre 622. Cette date marque le commencement de l'ère musulmane, qui a pour point de départ l'hégire, c'est-à-dire la fuite de Mahomet.

Exaspéré, le prophète oublie alors tout à fait ses leçons de patience et de résignation. Il n'aura plus désormais que des paroles de guerre. Terrible, sanguinaire, impitoyable, il s'écrie : Tuez les infidèles partout où vous les trouverez, mettez-vous en embuscade contre eux ! De ses fidèles il forme une armée. Il promet le paradis à tous ceux de ses soldats qui succomberont sur le champ de bataille frappés d'une blessure reçue en face. De gré ou de force, l'Arabie tout entière se rallie au fougueux prophète. La force elle-même devient pour beaucoup un argument de vérité. L'Islam est fort, disent-ils : c'est que l'Islam tient sa force du Tout-Puissant. Tout, d'ailleurs, dans cette doctrine de l'Islam, ses erreurs comme ses vérités, semble favoriser sa propagation. Par son dogme fondamental de l'unité de Dieu, par le respect qu'il inspire envers la Divinité, l'Islam répond aux aspirations religieuses profondément enracinées dans la race arabe. Par l'absence de tout mystère et de tout élément proprement surnaturel dans son dogme, par sa morale facile et admirablement adaptée aux mœurs du pays et de l'époque, il ménage l'orgueil, la sensualité, les instincts guerriers et conquérants du peuple auquel il s'adresse. Les progrès de l'Islam sont rapides. Le prophète meurt au mois de mars de l'an 632. Mais il a dit à ses disciples : Après moi, vous ferez la conquête de la Syrie et de la Perse. Son successeur Abou-Bekr réalise sa prédiction. Il attaque à la fois les deux voisins de l'empire arabe : l'empire perse et l'empire byzantin. Mahomet, en qui les calculs du fin politique s'unissaient à l'enthousiasme religieux, connaissait la faiblesse de ces deux empires et n'avait pas eu besoin d'une révélation pour présager leur ruine prochaine. La Perse, depuis Chosroès, était livrée à l'anarchie politique. L'anarchie religieuse, résultat des nombreuses sectes issues de l'hérésie monophysite, avait affaibli les rouages de l'empire d'Orient. La Syrie, l'Égypte, la Perse, tombent successivement sous les coups de l'armée arabe, qu'une forte discipline dirige et que le souvenir du prophète anime aux combats. La dynastie des Omméiades, ou Ommiades, qui succède en 680 à la dynastie des Alides, poursuit les conquêtes de l'Islam. Elle envahit l'Afrique et l'Espagne, où le peuple visigoth n'a plus de vitalité.

Après la chute des Ommiades, supplantés au milieu du VIIIe siècle par les Abassides, l'empire arabe subit, il est vrai, en Afrique et en Asie, une crise politique et religieuse qu'on a pu comparer à la crise de l'empire carolingien après la mort de Charlemagne ; mais les fanatiques musulmans essayent de se dédommager en pillant les côtes européennes ; et, malgré tout, les califats de Bagdad et de Cordoue jettent un grand éclat[6]. Une civilisation brillante, qui s'est enrichie au contact de l'hellénisme et de la Perse, va bientôt fasciner l'Europe. Il est temps que les nations chrétiennes, affaiblies par la crise de formation qu'elles traversent en ce moment, s'unissent et trouvent un chef.

 

II

Ce chef, la Providence vient de le révéler au monde. C est le fils et successeur de Pépin le Bref, Charlemagne.

La poésie et l'art, qui aiment à transporter aux qualités physiques des grands hommes le caractère de leurs œuvres, ont représenté Charlemagne comme un géant à la barbe splendide, à la voix de tonnerre et au regard terrible que les mécréants ne peuvent affronter. Tout autre est le portrait que nous donne Éginhard. Charles, dit-il[7], était gros, robuste et d'une taille élevée, mais qui ne dépassait pas sept fois la longueur de son pied. Il avait le cou gros et court, le ventre proéminent ; mais la juste proportion du reste de ses membres cachait ces défauts. Sa voix, quoique perçante, paraissait trop grêle pour son corps. Il marchait d'un pas ferme et tous ses mouvements avaient quelque chose de mâle. De son œuvre elle-même, l'art et la poésie ne nous ont guère montré que le côté extérieur et brillant : ils ont vu surtout en lui le guerrier et le conquérant. L'étude impartiale des documents historiques amène à une conclusion tout autre. Charlemagne est avant tout un civilisateur et un pacificateur[8]. Quand il prend les armes, c'est presque toujours pour réprimer des éléments de perturbation sociale ou pour ouvrir la voie à la prédication de l'Évangile. Si l'on met de côté l'exécution terrible de Verden, qui est la tache de sa vie publique, on le voit constamment se préoccuper de rendre les batailles moins sanglantes[9]. Sa tactique ordinaire est de terrifier ses adversaires par un énorme déploiement de forces militaires. La plupart du temps, cette tactique lui réussit : Charles n'a qu'à se montrer pour tout faire fléchir devant lui. Il n'est donc pas téméraire d'attribuer à ce grand homme, que les études de son école palatine entretenaient dans le souvenir des empereurs romains et qui avait même songé, vers la fin du VIIIe siècle, à épouser l'impératrice d'Orient, l'idée de devenir un jour, dans un but de pacification européenne bien plus encore que dans un esprit d'ambition personnelle, l'héritier des Césars. Il venait de grouper sous sa domination des peuples de races diverses, d'intérêts souvent opposés. Imposer à leurs querelles son arbitrage souverain, pouvait être chose difficile tant qu'il ne leur parlerait que comme roi des Francs. Mais s'il pouvait invoquer devant eux le titre auguste et redouté d'empereur, de successeur des Césars de Rome, sacré par l'Église à la manière des souverains d'Orient, quel prestige pour lui, dans la mission civilisatrice qu'il voulait accomplir !

L'idée vague d'une restauration de l'empire ne hantait-elle pas en même temps l'esprit des Papes à la fin du VIIIe siècle, quand saint Léon III faisait orner la grande salle du palais de Latran d'une mosaïque représentant d'un côté le Pape saint Sylvestre à côté de l'empereur Constantin et de l'autre Léon III lui-même à côté de Charlemagne[10] ?

Il faut bien le reconnaître, on ne trouve la trace précise d'aucune de ces conceptions dans la suite des événements qui amenèrent la restauration de l'empire. En apparence, et pour qui ne considérerait que les faits bruts, sans tenir compte des courants d'opinion qui leur donnent leur signification et leur portée, ce fut une simple querelle de palais, accompagnée d'une émeute sanglante et d'un procès retentissant, qui détermina œ grand événement historique.

 

III

L'acte de donation de Pépin avait assuré à la République de saint Pierre la sécurité contre les ennemis du dehors. Le successeur d'Étienne, son frère, PAUL Ier dont on avait déjà pu apprécier les qualités d'énergie et de prudence dans les diverses missions diplomatiques qu'il avait eues à remplir, profita de la situation pour développer les institutions religieuses et politiques de la ville de Rome. Autour du Pape, les vingt-cinq prêtres cardinaux, attachés à autant d'églises presbytérales, formaient son grand conseil officiel. L'influence des sept diacres, préposés à l'administration des sept régions ecclésiastiques, était peut-être plus efficace. Leur chef, l'archidiacre, tenait en main tout le personnel ecclésiastique. Parmi les autres fonctionnaires importants, que nous verrons bientôt jouer leur rôle dans l'histoire, étaient le vidame ou gouverneur du palais pontifical, le vestiaire ou gardien du trésor, le sacellaire ou payeur général, et les notaires, dont le principal, appelé primicier, figurait, avec l'archidiacre et l'archiprêtre, dans le triumvirat chargé de gouverner l'Église à la mort du Pape, en attendant l'élection de son successeur. Le clergé se recrutait soit par la schola cantorum, sorte de séminaire ou d'orphelinat, comme on l'appelait quelquefois, où étaient élevés les enfants du peuple ; soit par le cubiculum sacrum, où se concentraient les services de la chancellerie et de l'administration et où se rencontraient surtout les fils de l'aristocratie romaine. Autour de ce clergé ordonné, composé de prêtres, de diacres, de sous-diacres et de minorés, qui observaient la continence dès leur entrée dans les ordres supérieurs, se trouvait tout un monde, parfois remuant et intrigant, de clercs non ordonnés, que la simple tonsure distinguait des laïques. Ils étaient généralement engagés dans les liens du mariage et remplissaient des fonctions administratives. C'est de ces clercs que devaient venir à l'Église ses plus dures épreuves.

Des tribulations pénibles lui étaient réservées encore de la part de l'aristocratie laïque et militaire. Comme chef de la Respublica Romanorum, le Pape avait sous ses ordres l'armée, répartie en douze scholæ ou groupes régionaux. Les paysans des colonies agricoles ou domus cultæ de l'État de l'Église avaient à leur tour formé des milices, qui reconnaissaient pour chef suprême le Pontife romain. Il n'était désormais plus question de duc en chef de l'armée[11], pas plus que d'exarque, ou de tout autre fonctionnaire relevant d'une autorité étrangère. Mais le péril renaissait sous une autre forme. Ainsi que le remarque justement le P. Lapôtre[12], il y avait dans la Rome de cette époque des éléments de discorde que le développement du pouvoir temporel n'avait point calmés, qu'il avait même à certains égards avivés. De l'extérieur, le péril passait à l'intérieur. Du moment où le Pape tenait entre ses mains toutes les grandes dignités de l'État comme celles de l'Église, qu'il était devenu en quelque sorte l'unique distributeur de la fortune et de la puissance, l'aristocratie laïque sentait le besoin de se mêler plus activement à l'élection pontificales. Nous avons vu déjà cette aristocratie maîtresse de l'armée, dont elle détenait les plus hauts grades, s'organiser en une sorte de caste privilégiée, en rivalité avec l'ordre clérical. Désormais le conflit sera plus aigu. Malheur au Pape, continue l'historien que nous venons de citer, s'il ose choisir en dehors de ce milieu aristocratique les principaux collaborateurs de son gouvernement ! Malheur surtout, si, né lui-même dans une condition plus humble, il entre au patriarchium escorté de parents pauvres et avides de se fournir à leur tour... Le pouvoir politique du Saint-Siège était à peine fondé que déjà commence le triste rôle de certaines familles pontificales, de ce népotisme dont la Papauté a parfois tant souffert[13].

Il était nécessaire de décrire avec quelques détails cet état du personnel de l'entourage du Saint-Siège. Cet exposé nous fera mieux comprendre à quelles difficultés devait se heurter le gouvernement des Papes dans les tristes événements que nous aurons bientôt à raconter.

Sans doute Étienne II avait prévu ces douloureux conflits quand il décernait à Pépin le Bref et à ses fils le titre de patrice des Romains. Mais le rôle de patrice était trop mal défini pour s'imposer à une aristocratie arrogante et jalouse de son autonomie, pour réprimer les convoitises d'un népotisme avide et intrigant. Ici encore la restauration de l'empire devait apparaître, tôt ou tard, comme l'institution libératrice du domaine pontifical, comme le complément nécessaire de la donation de Pépin le Bref. Peut-être qu'une telle institution n'eût pas été comprise tout d'abord et acceptée par le peuple de Rome. Les événements allaient en prouver l'impérieuse nécessité, en montrant aux Romains qu'ils ne pouvaient, dans la période de trouble qu'ils traversaient, ni se fier à leurs propres institutions sans s'exposer à l'anarchie, ni accepter la protection d'un prince voisin sans se livrer à tous les arbitraires du césarisme.

 

IV

Le successeur et frère d'Étienne II, Paul Ier, qui fut élu le sur 22 mai 757 avait été élevé avec son frère dans le palais même du Latran. C'était, dit le Liber Pontificalis[14], un homme doux et charitable. Plusieurs témoins ont attesté qu'il aimait à se rendre, dans le silence de la nuit, accompagné de ses domestiques, dans les maisons des pauvres, principalement des malades qui ne pouvaient sortir, et qu'il leur donnait abondamment la nourriture et tous les autres secours dont ils avaient besoin. C'était aussi un très énergique défenseur de la foi catholique. Paul Ier comprit, dès le début de son pontificat, les périls que pouvaient faire courir au Saint-Siège les prétentions de la noblesse, et donna, dans l'administration de l'Etat romain, une prépondérance marquée au clergé. Malheureusement, le parti clérical avait alors à sa tête un habile intrigant, un de ces clercs non ordonnés, livrés à toutes les impulsions de l'intérêt et de l'ambition qui commençaient à être la plaie de l'Église. C'était le primicier Christophe. Il avait joué un rôle important sous Étienne II, qu'il avait accompagné dans son voyage en France. On le retrouve dans la plupart des négociations de ce Pape avec le roi Didier et la cour de Constantinople. A l'avènement de Paul Ier, il tenait en main les affaires les plus graves. Se passer de lui était presque impossible. Christophe abusa de sa haute situation. Il fut dur et méprisant pour ses rivaux. Une hostilité sourde se propagea dans les rangs de l'aristocratie militaire contre le gouvernement de Paul Ier, qu'on disait être dirigé par l'ambitieux primicier. En 767, le Souverain Pontife étant tombé gravement malade, l'opposition se manifesta au grand jour. L'âme du parti était un certain duc Toto (Théodore), associé à ses trois frères. La révolte éclata à la mort de Paul Ier, en juin 767. Les conjurés, recrutés surtout parmi la noblesse des campagnes et des petites villes, envahissent le palais du Latran. Maintenant que le Pape est souverain de tout le duché de Rome, s'écrient-ils, il est juste que tous ses sujets prennent part à l'élection, et, faisant comme s'ils représentaient à eux seuls tout le peuple, ils élisent sur le champ le frère aîné de Toto, un militaire qui n'est pas même clerc, Constantin. On force un évêque présent, l'évêque de Préneste, à tonsurer le nouvel élu. Le lendemain et le surlendemain, Constantin est ordonné sous-diacre, diacre et prêtre, enfin sacré évêque de Rome le 5 juillet[15]. Un des premiers actes du prétendu Pape fut de faire enfermer le primicier Christophe dans un monastère.

Un pareil coup de force était de nature à provoquer une réaction, et méritait une répression énergique. Sous l'impulsion de Christophe, la répression fut malheureusement excessive et la réaction insolente. L'astucieux primicier parvient à s'échapper du monastère qui lui sert de prison. Il se rend auprès de Didier, roi des Lombards, et réclame son appui. Celui-ci, à la tête de son armée, et grâce à la trahison de quelques partisans de Constantin, entre dans Rome. Le duc Toto est frappé par Répression derrière dans la mêlée ; le faux pape Constantin est trouvé blotti dans un oratoire ; on l'en arrache. Après lui avoir fait subir dans les rues de la ville une cavalcade ridicule, on le dégrade ; on lui crève les yeux ; on proclame la nullité de son élection et on décide de lui donner un successeur[16].

Ce n'était pas la fin des troubles. Christophe et ses amis avaient un candidat tout prêt, un bon et doux religieux, nommé Étienne. Mais Didier, qui avait tant aidé à l'écrasement du parti de la noblesse, avait aussi son candidat, un prêtre, également recommandable, paraît-il, par sa piété, Philippe, abbé de Saint-Guy. Profitant d'une absence momentanée de Christophe, les Lombards font acclamer Philippe par le peuple et l'installent au Latran. Mais Christophe est rentré dans Rome. Plus influent dans la ville que Didier, il n'a pas de peine à se débarrasser de Philippe. Il le fait enlever par un des assassins de Toto, un certain Gratiosus, lui surprend dans le palais de Latran l'élu des Lombards, le fait descendre par un escalier dérobe et le reconduit sans bruit à son monastère de Saint-Guy. Puis le primicier se répand dans le clergé, la noblesse et le peuple, et leur présente son candide, qui est élu le 1er août 767, par la population tout entière, réunie sous l'antique Forum, près de l'église Saint-Hadrien[17].

Le nouveau Pape ÉTIENNE III, sicilien d'origine, était un prêtre savant et pieux. Il était, dit le Liber Pontificalis, très instruit des saintes Écritures et des traditions ecclésiastiques et très fidèle à les observer.

D'abord moine au couvent de Saint-Chrysogone, fondé par Grégoire III, puis appelé au Latran par le pape Zacharie, il avait édifié tout le monde par la pureté de sa vie. Pendant la maladie de Paul Ier, on l'avait vu assister le pontife malade jusqu'au moment de sa mort avec un dévouement admirable. Christophe, qui avait compté sur ses vertus pour le faire accepter du peuple et du clergé, comptait aussi sur la bonté excessive du Pontife pour gouverner en son nom. S'il ne réussit pas absolument, il parvint cependant à lui arracher des mesures regrettables, à exercer sous son patronage des représailles odieuses coutre ses ennemis vaincus. C'est sous l'influence de l'intrigant et vindicatif primicier qu'Étienne III s'adressa aux deux princes francs, Charles et Carloman, et leur demanda l'envoi à Rome d'un certain nombre d'évêques francs[18]. Treize prélats répondirent à l'appel et, unis à une quarantaine d'évêque italiens, formèrent, en 769, un concile dans la basilique de Saint-Jean-de-Latran. Christophe y fit comparaître le malheureux Constantin, déchu, humilié, privé de la vue. On l'accusa de toutes sortes de crimes. Le pauvre aveugle, disent les Annales de la Papauté[19], s'affaissa tout à coup sur le sol, les bras lamentablement étendus sur le pavé, et criant miséricorde. On fut obligé de renvoyer le jugement à une séance ultérieure. Or, à cette seconde audience, l'accusé retrouva son courage. Comme on lui reprochait de s'être fait élire Pape alors qu'il était simple laïque, Constantin se tourna vers ses juges, qu'il ne pouvait voir, mais qu'il s'était fait nommer, et, les passant en revue, il s'écria : Toi, Sergius de Ravenne, n'étais-tu pas simple laïque lorsqu'on t'a fait archevêque ? Et toi, Étienne de Naples, n'étais-tu point aussi laïque lorsqu'on t'a promu à l'épiscopat ?Quand on vit qu'il continuait ainsi, dit le Liber Pontificalis[20], quelques-uns de ses juges, perdant leur calme, se précipitèrent sur lui, l'obligeant à baisser la tête sous leurs coups. Puis on le chassa de la basilique. On chanta un Kyrie eleison pour demander pardon à Dieu d'avoir obéi à un tel homme ; on déclara nuls tous les actes de son prétendu pontificat ; enfin on l'interna dans un monastère. L'assemblée des évêques se termina par la promulgation d'un important et très utile décret sur les élections pontificales. Elle défendit, par ce décret, sous peine d'anathème, de promouvoir à l'épiscopat aucun laïque, ni un clerc qui ne fût monté par les degrés au rang de diacre ou de prêtre cardinal[21], c'est-à-dire attaché à un titre. On y ajouta la défense, sous la même peine de l'anathème, à tout laïque, soit de la milice, soit des autres corps, de se trouver à l'élection du Pape, qui doit être faite par les évêques et tout le clergé. Avant que le pontife soit élu et conduit au palais patriarcal, toute l'armée, les citoyens et le peuple de Rome viendront le saluer. Puis on rendra le décret d'élection, auquel tous souscriront[22]. L'assemblée défendait enfin à toute personne de venir à Rome des châteaux de Toscane ou de Campanie pendant le temps de l'élection. En d'autres termes, une fois le Pape élu et installé, l'acte de son élection devait être ratifié par les laïques, mais par les laïques romains seulement. Nous verrons comment ce sage décret, après avoir été quelque temps la règle des élections pontificales, fut plus tard abandonné.

Deux ans après, le roi des Lombards, Didier, irrité contre Christophe, à qui il reprochait d'avoir écarté son candidat Philippe et d'avoir fait appel au roi des Francs, se faisait livrer le primicier par le faible Étienne III et lui faisait crever les yeux avec tant de cruauté que Christophe en mourait peu après[23]. A quelques mois de là, le 3 février 772, Étienne III quittait ce monde, et l'élection portait au souverain Pontificat un homme d'une énergie indomptable, d'une intelligence ferme et d'une honnêteté scrupuleuse, le diacre Hadrien, issu d'une des plus nobles familles de Rome.

 

V

La première préoccupation d'HADRIEN Ier fut d'éviter le retour de scènes pareilles à celles qui avaient attristé le gouvernement de son prédécesseur. Des intrigants avaient arraché à la faiblesse d'Étienne III de nombreux décrets d'exil, dont plusieurs hommes de mérite avaient été les victimes. Le premier acte du nouveau Pape fut de rappeler tous ces exilés[24]. Cet acte de décision, si prompt et si ferme, produisit son effet. Hadrien fut sacré au milieu de l'allégresse générale. Peu de temps après, à la suite d'une enquête rapidement conduite, en avril 772, le nouveau Pape faisait justice des assassins et de leurs complices.

Le sens politique d'Hadrien lui faisait cependant comprendre que le danger n'était pas écarté pour toujours. La puissance de l'aristocratie militaire et celle du haut clergé étaient à peu près égales : l'irritation entre les deux partis était extrême. Qu'un Pape de caractère faible parvînt aux affaires, le péril anarchique renaissait. A côté d'Hadrien, un autre habile politique faisait une réflexion pareille, mais dans des intentions bien différentes. C'était le roi Didier. Aux instincts violents du roi Astolphe, Didier joignait les qualités d'un diplomate consommé. Depuis son avènement au trône des Lombards, Didier cherchait par tous les moyens à se faire en Europe une situation prépondérante. Il avait réussi à marier l'une de ses filles à Charlemagne, une autre à ce Tassilon de Bavière qui devait être un des adversaires les plus redoutables de Charlemagne. Il s'était mis en relations avec l'empereur d'Orient, lui promettant son alliance. Le rêve de l'empire paraît avoir hanté son ambition. Pressentait-il en Charlemagne un terrible rival ? Quand, après la mort de Carloman, la noblesse franque se divisa, il accueillit à sa cour la veuve et les enfants du prince défunt, et les seigneurs mécontents qui se groupaient autour d'eux, tel que le duc Autchaire. Mais les divisions intestines de Rome lui suggérèrent surtout l'espoir de devenir l'arbitre de l'État romain. Puissamment secondé par un chambellan de la cour pontificale, Paul Afiarta, il avait cru gagner à sa cause le pape Étienne III. Mais Étienne III lui-même s'était révolté contre ses ingérences insolentes. Ce n'était pas la peine d'échapper à l'anarchie, si l'on devait tomber sous la tyrannie d'un César. Plus cauteleux à l'égard du nouveau Pape, Didier entame et poursuit avec Hadrien de longues de négociations, lui offrant ses services avec une obstination inlassable. L'avisé Pontife oppose aux sollicitations réitérées du roi une résistance efficace, lui demandant, comme condition préalable à toute entente, la restitution de tous les territoires de l'État pontifical récemment annexés par les Lombards.

En 773, Didier tente de forcer la main au Pape. Escorté du duc Autchaire et des fils de Carloman, il se dirige vers Rome. Il y arrivera, fait-il dire au Pape, en pèlerin et non en ennemi. Mais Hadrien, se méfiant avec raison de cet étrange pèlerin, n'est pas dupe de sa ruse. Au premier bruit de l'approche de Didier, il convoque les milices des villes voisines, met en défense les remparts et députe au roi lombard trois évêques, chargés de lui interdire, sous peine d'anathème, l'entrée du territoire romain[25]. C'est la première fois que le mot d'anathème est prononcé à propos du pouvoir temporel. Didier, qui était à Viterbe, rebrousse chemin et rentre à Pavie.

Cependant Charlemagne ne perd pas de vue les évènements d'Italie. Le Pape d'ailleurs le tient au courant des périls que court son domaine[26]. Tandis que Didier cherche, par des émissaires, à tromper le roi des Francs en interprétant les faits à sa façon, Charlemagne veut, avant d'intervenir, se rendre compte de l'état des choses par ses propres légats. Il dépêche à Rome, puis à Pavie, Georges, évêque d'Amiens, et Vulfrad, abbé de Saint-Martin de Tours. Ceux-ci l'informent que la situation est telle que la présente le Pape, et que Didier se refuse à toute concession.

Charlemagne commence alors une de ces campagnes vigoureusement conduites, dont le résultat ordinaire était de terrifier ses adversaires par le déploiement de forces immenses et par la rapidité des mouvements, de manière à mettre en fuite ses ennemis presque sans coup férir. Deux corps d'armée passent les Alpes, l'un par le val d'Aoste, l'autre par le Mont-Cenis. L'armée lombarde est culbutée aux Cluses, les villes du nord de l'Italie font leur soumission l'une après l'autre, et l'empereur vient camper devant Pavie en 773. Le moine de Saint-Gall nous a conservé le récit épique de l'arrivée de l'armée carolingienne devant la capitale de la Lombardie et de l'épouvante qu'elle y apporta. Quand Charles, l'empereur de fer, crêté d'un casque de fer, couvrant d'une cuirasse de fer sa poitrine de fer, s'avança comme au milieu d'une moisson de fer, le duc Autchaire, pâlissant à l'éclat du fer, tomba sur le sol comme sans vie[27].

Pendant que se prolongeait le siège de Pavie, Charlemagne, voyant approcher la fête de Pâques, voulut aller la célébrer à Rome. Ce fut l'occasion d'une entrevue importante entre le roi des Francs et le chef de l'Église. En apprenant la nouvelle de l'approche du roi des Francs, dit le Liber Pontificalis[28], le pape Hadrien fut extrêmement surpris. Il envoya tous les magistrats de Rome au devant de Charles, jusqu'à trente milles environ, où ils le reçurent avec la bannière. Quand le roi fut à un mille de Rome, le Pape lui envoya encore toutes les compagnies de la milice avec leurs chefs, et tous les enfants que l'on instruisait dans les écoles, portant des rameaux de palmes et d'oliviers, acclamant le roi Charles et chantant ses louanges. Le Pontife voulut aussi qu'on portât devant lui les vénérables croix, comme on avait coutume de le faire à la réception d'un patrice ou d'un exarque. Aussitôt qu'il eut aperçu les croix qu'on portait à sa rencontre, le roi Charles descendit de cheval et s'avança à pied jusqu'à l'église de Saint-Pierre. Le Pape était venu de grand matin et l'attendait avec le clergé sur les degrés. Le roi les gravit à genoux en les baisant l'un après l'autre. Puis il embrassa le Pape et le prit par la main. Ils entrèrent ainsi dans l'église, tandis que le clergé chantait à haute voix : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur.

Cette première entrevue faisait présager les grands actes politiques qui s'accomplirent quelques jours après, le 6 avril 774. Le mercredi, continue le même document[29], le Pape, accompagné de représentants de son clergé et de sa milice, eut une conférence avec le roi dans l'église de Saint-Pierre. Il pria celui-ci de confirmer la donation que son père le roi Pépin, et lui-même, Charles, et son frère Carloman avaient faite à Kiersy au Pape Étienne. Le roi se fit relire l'acte et, l'ayant approuvé avec tous les seigneurs, il en fit dresser un pareil par Etherius son chapelain et son notaire, et le signa de sa main. Cette donation était plus ample que celle de Pépin. Le Pape devenait souverain, non seulement de l'exarchat de Ravenne et de la Pentapole, compris dans leurs limites les plus étendues, mais aussi des duchés de Spolète et de Bénévent, de la Toscane, de la Corse, de la Vénétie et de l'Istrie. Il est vrai que bientôt des difficultés s'élevèrent, soit avec les ducs de ces derniers pays, soit avec l'archevêque de Ravenne, et le Pape dut renoncer aux duchés de Spolète et de Toscane ainsi qu'à la Corse.

Les importantes entrevues du mois d'avril 774 n'eurent pas seulement pour résultat de compléter la donation de Pépin le Bref ; elles furent aussi la préparation de la restauration de l'empire. Charlemagne, qui avait été reçu à Rome comme un exarque et un patrice, se préoccupa beaucoup dès lors des droits et des devoirs attachés à son protectorat. De plus, après la chute de Pavie, il prit le nom de roi des Lombards. A ces divers titres il s'arrogea désormais un rôle dont il nous est difficile de définir les limites, car elles ne furent sans doute que vaguement indiquées dans ce pacte d'amour et de fidélité, que rappelle le Pape dans sa correspondance. Charles, sans exiger que les sujets du Pape lui prêtent serment de fidélité[30], demandera du moins qu'ils restent fidèles à l'alliance franque et ne pactisent jamais avec les ennemis des Francs. Il s'attribuera le droit de recevoir le recours de tout fonctionnaire ou de tout noble romain qui aurait à se plaindre, fût-ce du Pape lui-même[31]. Il renoncera toutefois au droit, autrefois exercé par les exarques, de participer, soit à la nomination, soit à la confirmation ou à l'installation du Souverain Pontife. A la mort d'Hadrien Ier, il laissera élire et installer son successeur Léon III, sans se prévaloir d'aucun privilège.

Ce rôle mal déterminé allait bientôt se fondre et s'amplifier dans le titre d'empereur. Mais avant de raconter la glorieuse journée de Noël de l'an 800, il est nécessaire de faire le récit des tristes scènes du drame dont le couronnement de Charlemagne par saint Léon III fut le dénouement triomphal.

 

VI

Le jour même de la sépulture d'Hadrien Ier, le 26 décembre 795, fut élu son successeur LÉON III. Il était né à Rome, dit le Liber Pontificalis, et dès son bas âge avait été élevé dans le palais patriarcal du Latran. Y ayant étudié le psautier, les Saintes Écritures et toutes les sciences ecclésiastiques, il fut ordonné sous-diacre et ensuite prêtre. Ses mœurs étaient pures, sa parole éloquente, son esprit ferme. Quand il rencontrait quelque moine éminent ou quelque bon serviteur de Dieu, il se joignait à lui pour s'entretenir des choses divines et pour prier. Il visitait les malades et faisait l'aumône avec beaucoup de bonne grâce et de gaieté. Il était aimé de tous. Aussi fut-il élu Pape tout d'une voix le jour de saint Étienne, par tous les évêques, les grands, le clergé et le peuple de Rome. Quoiqu'il fût très doux, il était aussi très ferme pour la défense des droits de l'Église[32].

Les conditions dans lesquelles le nouveau Pape arrivait aux affaires, son élection si prompte et si spontanée, la sympathie universelle dont il jouissait, le prestige d'une vie sainte et d'une longue initiation aux affaires publiques, semblaient lui assurer une grande et solide autorité.

Pourtant ceux qui connaissaient les dessous de la politique romaine n'étaient pas sans crainte. Des parents et des officiers du Pape défunt, déçus dans leurs rêves d'ambition ou d'intérêt, murmuraient sourdement et s'agitaient. On parlait de complot. On trouve des indices de ces bruits dans une lettre adressée à Alcuin par un archevêque de Salzbourg, Arn, qui se trouvait à Rome en 798[33]. Léon III lui-même paraît avoir eu, dès le début de son pontificat, quelque pressentiment de ce qui se tramait autour de lui. Une de ses premières démarches avait été de demander à Charlemagne un légat impérial résidant à Rome, comme gage de protection spéciale et garantie de sécurité[34].

La conjuration éclata le 25 avril 799 dans des circonstances que le biographe de saint Léon III nous a rapportées en détail[35]. Le Pape, accompagné de son cortège habituel, se rendait en procession à l'église stationale de Saint-Laurent in Lucina. Il était arrivé en face du monastère de Saint-Sylvestre, récemment fondé par le pape Paul Ier, quand tout à coup des gens armés, postés en embuscade, se précipitent sur le Souverain Pontife. Le cortège du Pape, pris d'épouvante, sans armes pour se défendre, se disperse. Le Souverain Pontife est renversé. On voit alors deux hommes sortir du cortège pontifical et se placer l'un à sa tête, l'autre à ses pieds. Ces deux hommes, de connivence avec la bande des agresseurs, étaient le primicier dû palais pontifical, Pascal, neveu du Pape précédent[36], et le sacellaire Campulus. Les deux traîtres s'étaient joints à la suite du Pontife, l'abordant avec des paroles aimables. C'étaient eux qui avaient donné le signal aux conjurés, d'après une entente préalable.

Ce fut alors une scène horrible. Sous l'œil du sacellaire et du primicier, qui président à l'attentat, des bandits essayent de crever les yeux à Léon III et de lui arracher la langue, tandis que d'autres l'accablent de coups et le dépouillent de ses vêtements. Puis ils l'abandonnent au milieu de la rue, croyant l'avoir rendu aveugle et muet. Pascal et Campulus reviennent ensuite à la charge. Ils traînent le Pontife dans le monastère et là, devant l'autel, ils tentent, encore une fois, de lui arracher la langue et de lui crever les yeux. Puis, de crainte que des amis du Pape ne viennent l'enlever, ils le font transporter secrètement, la nuit venue, au monastère de Saint-Érasme.

Les traîtres s'étaient trompés. Le Pape n'avait perdu ni vue ni la parole ; ou du moins il les recouvra[37]. Il put même, pendant la nuit, grâce à l'aide d'un chambellan fidèle, s'échapper de l'étroite prison où on l'avait enfermé et se rendre à Saint-Pierre, où il trouva un missus franc de Charlemagne. Accompagné de ce missus et de quelques fidèles, il eut encore la force d'aller rejoindre le roi des Francs à Paderborn. Charles lui fit l'accueil le plus bienveillant et lia promit de lui faire rendre justice.

Cependant les conjurés, irrités de l'échec de leur attentat, pillaient et incendiaient les propriétés pontificales. Soudain leur tactique changea. D'émeutiers ils se transformèrent en accusateurs. Il est difficile de voir clair dans les accusations que Pascal et Campulus portèrent devant Charlemagne contre Léon III. On attaquait vaguement les mœurs du Pape et sa sincérité. L'occasion se présentait au roi des Francs d'exercer sa mission de patrice. Il fit conduire le Pape à Rome sous bonne escorte et avec grand honneur, et ordonna de procéder à une enquête en attendant son arrivée. L'affaire traînait en longueur depuis des mois, quand, le 29 novembre de l'an 800, le roi Charles en personne arriva à Rome. Il commença par rendre ses hommages au Souverain Pontife, puis demanda aux évêques présents, aux abbés, à la noblesse romaine et à la noblesse franque de se réunir dans l'église de Saint-Pierre en assemblée publique. Invités à formuler et à prouver leurs accusations contre le Souverain Pontife, les accusateurs se turent. L'assemblée elle-même n'osait prendre une décision en quelque sens que ce fût, déclarant, comme l'avait fait un autre concile trois siècles auparavant dans une affaire semblable, que le Siège apostolique a le droit de juger tout le monde, mais qu'il ne peut être jugé par personne[38]. Un noble mouvement du Pontife romain mit fin au procès. Léon III se leva et dit : Je veux suivre les traces de mes prédécesseurs. Je suis prêt à me justifier par un serment. Le lendemain, devant tout le peuple, le Pape déclara solennellement, du haut de l'ambon de Saint-Pierre, que, librement et spontanément, sans y être forcé par aucune loi ni coutume, et sans rien préjuger pour l'avenir, il jurait, les mains sur les saints Évangiles, être innocent des crimes dont on l'avait chargé. Alors, dit le biographe de Léon III[39], tous les archevêques, évêques et abbés, et tous les clercs chantèrent une litanie et louèrent Dieu, et Notre-Dame Marie toujours Vierge, et le bienheureux Pierre prince des apôtres, et tous les saints du paradis.

Il était bien évident que dans cette affaire l'intervention de Charlemagne avait été décisive. Elle seule avait réussi à réprimer l'audace des calomniateurs. Le protecteur puissant et impartial dont Rome avait besoin venait de se montrer à la hauteur des espérances que le Pape et le peuple romain avaient mises en lui.

Deux jours plus tard, le roi des Francs et le Souverain Pontife se retrouvaient dans la même basilique de Saint-Pierre pour célébrer les fêtes de Noël. Ils étaient entourés de l'élite des seigneurs francs et des seigneurs romains, au milieu d'une foule immense de peuple. Comme Charles, après s'être prosterné devant la confession de saint Pierre, se tenait debout, incliné pour faire sa prière, le Pape posa sur sa tête une couronne précieuse ; et la foule, prévenue, d'une voix unanime s'écria : A Charles, Auguste, couronné par Dieu, grand et pacifique empereur des Romains, vie et victoire ![40]

Cette fête de Noël de l'an 800, qui terminait le VIIIe siècle, n'ouvrait pas seulement un siècle nouveau[41] ; elle commençait une ère nouvelle dans l'histoire de l'Église et du monde.

 

VI

Le saint empire romain germanique était fondé.

Pesons ces quatre mots ; ils résument toute l'organisation politique du Moyen Age. La nouvelle puissance a quelque chose de saint, de sacré. C'est un Pape qui la confère par le sacre. Cette institution du sacre est destinée d'ailleurs à se développer. Parvenue à sa forme définitive, elle deviendra l'expression et la garantie d'une harmonie sociale, où les droits de l'Église et les droits du peuple se concilieront avec le besoin impérieux de l'unité et de l'autorité[42]. L'empire de Charlemagne est également saint par la mission qu'il se donne de protéger les choses saintes. Cette idée fait le fond du grand discours adressé par l'empereur en 802 à l'assemblée d'Aix-la-Chapelle[43].

En second lieu, la puissance créée le 25 décembre 800 est un véritable empire, c'est-à-dire un pouvoir universel. Il est certain que Léon III n'a pas entendu instituer un empereur d'Occident, mais un empereur de la Chrétienté[44] ; et Charlemagne paraît bien avoir voulu, au rebours de ce qu'avait fait Constantin, reporter de Constantinople à Rome la capitale de l'empire. Les empereurs byzantins n'abandonneront pas cependant leurs prétentions et, pendant tout le Moyen Age, deux empereurs prétendront, avec des influences bien différentes, gouverner le monde chrétien tout entier[45].

Il est germanique par les mœurs et le droit privé. Par sa capitale, qui est Rome, par son organisation politique et par les liens qui l'unissent à l'évêque de Rome, le nouvel empire est bien romain. Ces vastes domaines qui s'étendaient de l'Ebre aux Carpates, dit James Bryce[46], avaient tous été le prix de la valeur franque, mais ce qui en faisait un État véritable, et non pas une simple agglomération de tribus assujetties, c'était bien une conception romaine : romaine par son souci de l'ordre et de la règle, romaine par ses efforts pour atteindre une perfection humaine et limitée, romaine enfin par le lien qui maintenait la cohésion de l'empire, quoique romaine d'une façon qui aurait bien surpris Trajan ou Sévère, si on avait pu le leur prédire, car l'unité de l'empire n'était que le reflet de l'unité de l'Église.

Ce saint empire romain mérite enfin, par certains côtés ; le nom d'empire germanique. Il est germanique par les mœurs et coutumes qui règnent soit à la cour, soit parmi le peuple. Charlemagne maintient à la cour, le costume, la langue et les usages germaniques. Lui-même ne se décide pie deux fois, sur les instances d'Hadrien et de Léon III, à revêtir la chlamyde et la chaussure des patrices. Il aime mieux porter le pourpoint de peau de loutre. Il compose une grammaire teutonique et un calendrier national, fait exécuter dans son palais des chants barbares célébrant les héros du Nord, et donne l'ordre de recueillir pour la postérité ces poèmes héroïques[47]. L'empire carolingien est germanique par sa capitale effective : Charlemagne ne veut fixer sa résidence ni à Rome, ni à Pavie, ni dans aucune des grandes villes des Gaules. Il préfère habiter son palais d'Aix-la-Chapelle, en pleine Austrasie, tout près du vieux manoir paternel d'Héristal. C'est là qu'il fait transporter les marbres et les objets d'art de Ravenne. L'empire de Charlemagne est enfin germanique par sa législation privée. Si le droit public et le droit administratif sont romains dans le nouvel empire, le droit civil et pénal, la procédure civile et criminelle s'inspirent des vieux usages des Germains. Charlemagne le veut ainsi. Il amende peu à peu les anciennes lois barbares, mais il ne les abolit pas. Avec son profond et politique respect de la tradition, il conserve dans sa législation l'usage du wergeld ou compensation pécuniaire. Il ne veut même supprimer ni le duel judiciaire ni le jugement de Dieu en général[48]. C'était la marque d'un grand esprit, dit à ce propos Frédéric Ozanam[49], de savoir se contenir, même dans le bien, de savoir attendre et laisser fermenter pendant plusieurs siècles encore ce levain de barbarie qui devait faire la sève des peuples nouveaux.

Le saint empire romain germanique, inauguré par Charlemagne, aura peu de durée. Nous allons le voir se démembrer peu de temps après la mort du grand empereur dans des luttes fratricides tristement célèbres, aussi funestes à l'Église qu'à la société.

Mais l'œuvre du saint empire romain ne périra pas tout entière. Les peuples barbares fixés au sol et initiés à une forte organisation sociale, l'idée de l'empire rajeunie, celle d'une confédération des peuples chrétiens d'Europe rendue possible, la fusion des éléments romain, germanique et chrétien réalisée, voilà ce qui subsistera de l'empire carolingien : c'est tout le Moyen Age ; c'est, en germe, toute la civilisation moderne.

 

 

 



[1] MANSI, IX, 1003, 1004.

[2] GRÉG. DE TOURS, III, 3.

[3] Voir une description de la flotte danoise du roi Canut dans Cnutonis regis gesta, I, c. IV ; II, c. IV.

[4] J. DE HAMMER, Mines de l'Orient, Vienne, 1809, t. I, p. 372 et s.

[5] Au milieu du VIIIe siècle, l'empire arabe avait atteint les limites de sa rapide expansion. Au nord, il atteignait le Caucase, qu'il débordait même ; à l'est, il englobait le moyen Indus et la meilleure partie de la plaine touranienne ; à l'ouest, il entourait l'Asie Mineure, se développait sur toute la longueur de l'Afrique du nord, jusqu'au Sahara et jusqu'à l'Océan, et occupait la totalité de la péninsule ibérique. M. WAHL, Histoire générale de LAVISSE et RAMBAUD, I, 478.

[6] Le califat de Bagdad fut fondé par Abou Bekr en 632, et le califat de Cordoue établi par Abdéram en 756. Le califat du Caire fut établi plus tard par les Fatimites en 909. — Sur la vie de Mahomet, voir H. LAMMENS, S. J., Fatima et les filles de Mahomet, notes critiques pour l'étude de la Stra, 1 vol. in-8°, Rome, 1912.

[7] ÉGINHARD, Vita Karoli, c. XXII. Hist. des Gaules, V, 96. P. L., XCVII, 46 et s.

[8] Examinez le règne de Charlemagne sous ses divers aspects ; vous verrez que son idée dominante a été le dessein de civiliser ses peuples. Prenons ses guerres. Il est continuellement en campagne du midi au nord-est, de l'Ebre à l'Elbe ou au Wéser. Croyez vous que ce soient là des expéditions arbitraires, un pur désir de conquêtes ! Nullement... C'est à une grande nécessité, au désir de réprimer la barbarie qu'il obéit. GUIZOT, Histoire de la civilisation en Europe, p. 91.

[9] Éginhard et le moine de Saint-Gall reviennent souvent sur cette idée. Cf. ÉGINHARD, Vita Karoli, c. 8, 9, 11, 13. MON. SANGAL., II, 17.

[10] Liber Pontificalis, II, 35.

[11] On rencontre encore des ducs dans l'état pontifical. Mais c'est un titre tout nouveau que prennent les seigneurs.

[12] R. P. LAPÔTRE, S. J., L'Europe et le Saint Siège à l'époque carolingienne, p. 209-210.

[13] R. P. LAPÔTRE, L'Europe et le Saint-Siège, 210-211.

[14] Liber Pontificalis, I, 463-464.

[15] Liber Pontificalis, I, 468-469.

[16] Liber Pontificalis, I, 471.

[17] Liber Pontificalis, I, 471.

[18] JAFFÉ, I, p 285, n° 2380.

[19] Liber Pontificalis, I, 475.

[20] Liber Pontificalis, I, 475.

[21] Liber Pontificalis, I, 476. Il n'y avait pas encore de cardinaux-évêques (V. THOMASSIN, Anc. et nouv. disc., II, 440). L'élection du Pape par les cardinaux-évêques a été réglée plus tard par Nicolas II au XIe siècle et par Alexandre III au XIIIe siècle.

[22] MANSI, XII, 710.

[23] Le fait est raconté par Étienne III lui-même dans une lettre à Bertrade et à Charles, roi des Francs. V. JAFFÉ, I, 2383.

[24] Liber Pontificalis, I, 486-487. JAFFÉ, p. 289, n° 2391.

[25] JAFFÉ, 2401-2402.

[26] JAFFÉ, 2402-2403.

[27] MONACH. SANGAL., De rebus bellicis Karoli Magni, II, 26, Histor. des Gaules, V, 131.

[28] Liber Pontificalis, I, 496-497.

[29] Liber Pontificalis, I, 498.

[30] P. LAPÔTRE, L'Europe et le Saint-Siège, p. 213-214. Contra VIOLLET, Histoire des institutions politiques et administratives de la France, I, 265.

[31] JAFFÉ, 2413, 2442, 2478.

[32] Liber Pontificalis, II, 1.

[33] JAFFÉ, Monumenta Alcuina, 445.

[34] ÉGINHARD, Annales, anno 796. Mon. Germ. Histor., Scriptoral, I, 183. Hist. des Gaules, V, 212.

[35] Liber Pontificalis, II, 4, 5.

[36] La qualité de neveu d'Hadrien est donnée à Pascal par une lettre d'Hadrien lui-même. JAFFÉ, I, 2424.

[37] D'après le martyrologe, saint Léon III aurait recouvré la vue et la parole par miracle. Dans le sermon qu'il prononça à Saint-Pierre le 23 décembre 800, saint Léon III s'exprime ainsi : auditum et divulgatum est per mulla loca, qualiter homines mali adversus me insurrexerunt et debilitare voluerunt. JAFFÉ, Mon. Carolina, 378. Les contemporains ont été partagés sur le caractère miraculeux de la guérison de Léon III, Voir le P. LAPÔTRE, L'Europe et le Saint-Siège, p. 211-212.

[38] Liber Pontificalis, II, 7.

[39] Liber Pontificalis, II, 7.

[40] Le récit de ce grand événement est donné par toutes les chroniques de l'époque. A peine remarque-t-on entre elles quelques nuances dans le récit. La source romaine, le Liber Pontificalis, fait ressortir surtout l'initiative du Pape (Liber Pontificalis, II, 7). Les sources franques (Annales de Lorsch, de Moissac) font remarquer que Charlemagne fut couronné comme successeur légitime de l'empire romain, et que le Pape l'adora, c'est-à-dire lui rendit l'hommage dû à un souverain (Hist. des Gaules, V, 78-79). Le récit d'Éginhard insiste sur l'acclamation du peuple romain. Le lettré qu'était Éginhard semble prendre plaisir à voir la vieille Rome acclamer l'empire nouveau. Ce serait forcer peut-être l'interprétation de ces divers textes que d'y voir, même à l'état de tendance, la manifestation des doctrines qui ont plus tard divisé le Moyen Age : la doctrine romaine de saint Grégoire VII, la doctrine impériale d'Henri IV, la doctrine démocratique de Rienzi. Mais il n'est pas sans intérêt de remarquer ces divergences significatives.

Quelques auteurs ont soutenu que le rétablissement de l'empire a été l'œuvre de la politique de Léon III, que celui-ci s'est hâté de poser la couronne sur la tête de Charlemagne pour bien marquer sa suprématie et la dépendance du roi des Francs. On a même parlé de cérémonie improvisée pour des motifs personnels par Léon III, au milieu de quelques figurants francs et surtout romains stylés par le Pape (Revue Le Moyen Age, janvier 1904, p. 561 : Ainsi s'expliquerait le passage d'Éginhard, disant que si Charlemagne avait su qu'il serait couronné, il ne serait pas entré dans l'église (Hist. des Gaules, V, 100). Mais cette interprétation est invraisemblable. Le caractère de saint Léon III et de Charlemagne la démentent. Au surplus, Éginhard et Paul Diacre font allusion à des négociations préliminaires. Le regret de Charlemagne, dont parle Éginhard, s'il n'est pas une simple formule d'humilité, peut s'expliquer par le désir qu'avait eu le roi des Francs de renvoyer la cérémonie à une date postérieure, pour attendre la fin des négociations diplomatiques qu'il entretenait en ce moment avec la Cour d'Orient. L'empressement de saint Léon III s'expliquerait par le désir d'éviter le renouvellement de scènes pareilles à celles de 799.

Dans un courant d'idées tout opposé, M. Sickel a émis l'opinion que Charlemagne aurait été appelé à l'empire par une élection du peuple romain. M. Wilhem Ohr a combattu victorieusement cette légende. La leggendaria elezione di Carlo Magno imperatore, Roma, 1903.

[41] L'année commençait alors au 25 décembre.

[42] Voir dans A. LUCHAIRE, Les institutions monarchiques de la France, I, 71-72, la formule du serment du sacre rédigée sous Philippe Ier. Le sacre fut aussi utile comme moyen d'obtenir la continuité de l'œuvre des rois, alors que le principe d'hérédité n'était pas encore accepté définitivement (Il n'a prévalu qu'à la fin du XIIe siècle). On assurait la succession possible en faisant sacrer et par là même accepter par la nation l'héritier présomptif. A. LUCHAIRE, op. cit., I, 66-67, 86-87.

[43] Monum. Germ. Hist., III, 101-102.

[44] KLEINCLAUSZ, L'empire carolingien, ses origines et ses transformations, p. 199, 206, 207, 209. cf. Le Moyen Age, livraison de janvier-février 1904. — En fait, comme nous le verrons plus tard, la France et l'Angleterre restèrent en dehors de l'organisation Impériale après la restauration de l'empire par Othon Ier. Soumises au Pape, ces nations n'acceptèrent pas la domination de l'Empereur : Le roi de France, disait-on, est empereur en son royaume (Traité de la puissance pontificale, impériale et royale, dans GOLDAST, Monarchia, t. I, p. 44). — En fait aussi, les Papes continuèrent à traiter avec les souverains de Byzance comme avec de vrais empereurs. Toute leur correspondance durant les IXe et Xe siècles en fait foi.

[45] C'est à l'occasion de ce conflit entre l'Orient et l'Occident que parait avoir été composée la prétendue Donation de Constantin, par laquelle l'empereur chrétien, guéri de la lèpre par les prières du pape saint Sylvestre, aurait investi celui-ci et ses successeurs de la souveraineté de l'Italie et leur aurait attribué une série de dignités et de privilèges, tels que le droit porter le diadème, le collier, le manteau de pourpre et de recevoir de l'Empereur le service d'écuyer, officium stratoris, en montant à cheval (Corpus juris canonici, Dist. XCVI, cap. am, XIV). Le caractère apocryphe de ce document, inséré au Corpus juris, ne fait pas de doute. Le cardinal Baronius, au XVIe siècle, le considérait déjà comme inventé de toutes pièces. En effet, cet acte ne se trouve mentionné nulle part avant le IXe siècle. Il est contredit par des témoignages importants, tels que celui d'Ammien Marcellin qui, en 370, ne connaissait qu'une source de la richesse des Papes, les donations des fidèles Ce document apparaît pour la première fois inséré dans une Vita Sylvestri, dont le caractère légendaire n'est plus contesté. Enfin ses caractères intrinsèques le rendent suspect : l'acte, censé rédigé en Orient et au ive siècle révèle une rédaction faite en Occident et au VIIIe ou lie siècle : on y parle de divinités qui n'étaient connues qu'au pays occidental ; l'officium stratoris dont il y est question est un usage d'Occident et certainement postérieur à Constantin. — Il y est fait mention de l'Italie ou provinces occidentales ; or, cette dénomination s'explique aux VIIIe et IXe siècles, non pas au IVe, etc. Voir une discussion complète dans DŒLLINGER, Papsfabeln, Munich, 1863, reproduite dans la traduction française de l'Histoire de l'Église d'HERGENRÖTER, t. I, p. 562-588.

[46] James BRYCE, Le saint empire romain germanique, trad. Domergue p. 94-95.

[47] Sur l'affectation de Charlemagne à user des vêtements nationaux, voir le MOINE DE SAINT-GALL, Hist. des Gaules, V, 121.

[48] EGINHARD, Vita Karoli, 23, 26, 28, 29. Hist. des Gaules, V, 98-100.

[49] OZANAM, Etudes germaniques, II, 427. Charlemagne n'hésite pas cependant à supprimer les coutumes trop ouvertement contraires à la morale chrétienne, comme la faida, sorte de vendetta des Germains (ESMEIN, Hist. du droit français, p. 92). Il propage l'usage du serment judiciaire (ESMEIN, p. 98, 99).