HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

DEUXIÈME PARTIE. — L'ÉGLISE CHEZ LES PEUPLES BARBARES

CHAPITRE V. — L'ÉGLISE CHEZ LES SAXONS ET LES SCANDINAVES.

 

 

Ce qui caractérise cette nouvelle étape de la marche de l'Église à travers le monde barbare, c'est l'intervention positive de la puissance séculière dans l'œuvre de l'évangélisation. La terrible armée de Charlemagne enveloppe le groupe pacifique des moines. L'expédition de Saxe est une conquête en même temps qu'une mission. Il serait toutefois inexact de dire que la Saxe a été convertie par la force. L'emploi de la force, regrettable en tant qu'elle a dépassé les limites de la défense nationale, et blâmée à ce titre par les représentants les plus autorisés de l'Eglise à cette époque, a été précédée, accompagnée et suivie par l'emploi des procédés évangéliques. Les prédications et les vertus de quatre grands missionnaires, saint Liadwin, saint Sturm, saint Willehad et saint Liudger, ont plus fait, nous le verrons, pour changer les cœurs de ces barbares que l'épée de Charlemagne.

Mais le caractère de cette œuvre de mission et de conquête ne peut être sainement apprécié qu'en se plaçant au point de vue des événements et des nécessités de cette époque.

 

I

Charlemagne avait succédé à Pépin le Bref. De plus en plus, la dynastie carolingienne se considérait et avait le droit de se considérer comme chargée d'une mission civilisatrice en Europe. Nul plus que Charlemagne ne prit conscience de ce rôle providentiel. A ce point de vue, après la conquête et l'évangélisation de la Germanie orientale et centrale, on peut dire que la conquête et l'évangélisation de la Saxe s'imposaient. Jusqu'à la fin du VIIIe siècle, la terre saxonne avait été comme le point d'appui de toutes les résistances contre les influences romaine, franque et chrétienne, comme le point de départ de toutes les invasions barbares et païennes. Les Romains avaient appelé ce pays, confondu d'ailleurs par eux avec la Scandinavie, une fabrique de peuples, officina gentium[1].

La conquête et l'évangélisation de ce peuple s'annonçaient comme devant être particulièrement difficiles. Ces Germains de la Saxe et de la Frise, c'étaient les fils indomptés de cet Arminius qui avait fait reculer les légions romaines, c'étaient les descendants de ces hommes aux longs couteaux[2], dont une légende symbolique racontait l'audacieuse introduction sur le continent. Un jour, dit la vieille tradition populaire, des navigateurs chargés d'or abordèrent à l'embouchure de l'Elbe. Ils demandèrent à manger à un habitant du pays, lui offrant en paiement un monceau d'or. L'indigène leur proposa dédaigneusement en échange une poignée de terre, et s'en alla, satisfait d'avoir trompé les étrangers. Mais le lendemain, à l'aurore, on vit le chef de ces navigateurs parcourir la vaste plaine en semant autour de lui la poignée de terre qu'il avait reçue. Ses compagnons dressèrent aussitôt, des tentes sur le sol où la terre avait été répandue, et, sortant de longs couteaux, se dirent prêts à défendre leur terre. Une lutte sanglante s'engagea, à l'issue de laquelle les Saxons restèrent maîtres du terrain[3]. Plus profondément que les faits de l'histoire authentique, les légendes populaires expriment souvent l'âme d'une nation. Celle-ci nous révèle de quelle audacieuse initiative cette race se targuait[4]. Ce qui est certain, c'est que, pas plus que les généraux romains, ni Pépin d'Héristal, ni Charles Martel, ni Pépin le Bref n'avaient pu soumettre les Saxons.

Sans aucun centre religieux ni politique, divisés en trois régions, l'Osphal, le Westphal et l'Engern, ils conservaient plus jalousement que les autres Germains la religion des ancêtres. Leurs frères nomades avaient pu se détacher plus facilement de leurs dieux : ces dieux, fixés au sol, ne se déplaçaient point avec eux : ils résidaient dans les grands arbres de leurs forêts, dans les a ornes ou sur les rochers de leurs collines. Mais les Saxons, sédentaires, vivaient à l'ombre de leurs bois sacrés, surtout autour de ce tronc d'arbre colossal, qu'ils appelaient la colonne du monde, Irminsul[5]. Ils n'étaient pas loin, d'ailleurs, de la Scandinavie, d'où leurs divinités tiraient leur origine. Dans leurs courses en mer, ils pouvaient participer aux vieux rites, mystérieux et sanguinaires, qui se perpétuaient sur les côtes scandinaves. Leurs mœurs étaient d'une austérité farouche. Les pénalités contre l'inconduite morale et particulièrement contre l'adultère étaient épouvantables. Saint Boniface, dans une lettre écrite au roi anglo-saxon Ethelbald, lui raconte, pour le faire rougir de ses mœurs légères, ce qu'il advenait en Saxe d'une femme ou d'une jeune fille qui avait manqué à son devoir. Chassée de bourg en bourg, elle était poursuivie par toutes les femmes qui se trouvaient sur son chemin, lesquelles, armées de verges et de couteaux pointus, la frappaient et la piquaient sans relâche, la poursuivaient et la traquaient, jusqu'à ce qu'elle tombât, épuisée et ensanglantée[6].

En temps de paix, chacun vivait inviolable dans sa maison et sur sa terre. Les Saxons n'avaient pas de dynastie nationale, ni, semble-t-il, d'assemblée générale de la nation, sinon peut-être en cas de péril extraordinaire[7]. Des chefs locaux, gouvernaient, par une discipline toute militaire, les hommes libres (Frilingen) et les colons (Lazzi). Comment un peuple si peu organisé pour une action commune put-il résister si longtemps à la redoutable armée de Charlemagne ? Eginhard indique deux causes de cette longue résistance : l'incorrigible perfidie des Saxons, qui, tant de fois, violèrent les serments les plus solennels, et l'inlassable magnanimité de l'empereur, qui ne consentit jamais à exterminer ce peuple, voulant seulement le gagner au christianisme et à la civilisation[8].

 

II

L'expédition guerrière de Charles fut précédée d'un essai d'évangélisation pacifique. Un moine nommé Liadwin ou Lebuin, d'origine anglo-saxonne comme Boniface, avait voué sa vie, dit son biographe, à réaliser l'union des Francs avec les Saxons dans une même foi et charité chrétiennes. Sur les limites mêmes des deux Etats, il avait bâti un monastère où Saxons et Francs seraient accueillis comme des égaux et des frères[9]. Non content d'évangéliser ainsi les gens du peuple, Liadwin résolut de porter la parole de Dieu dans une assemblée des seigneurs. Un jour que ceux-ci étaient réunis à Marklo, comme les sacrifices idolâtriques allaient commencer, ils virent apparaître le moine, qui, revêtu de ses habits sacerdotaux, portant en main la croix et l'évangile, s'avança au milieu d'eux et leur dit : Vos idoles ne vivent ni ne sentent. Elles sont les ouvrages des hommes. Elles ne peuvent rien ni pour elles ni pour autrui. Le vrai Dieu, le Dieu juste et bon, m'envoie vers vous. Si vous le rejetez, prenez garde ; car le Roi du Ciel pourrait envoyer contre vous un roi de la terre très puissant. A ces mots, l'assemblée indignée poussa des cris de rage et voulut mettre à mort le missionnaire. Mais un sage, nommé Buto, monta sur une éminence et dit : Ecoutez, vous qui êtes les plus graves de l'assemblée. Toutes les fois qu'il nous est venu un ambassadeur d'un peuple voisin, qu'il fût Normand, Slave ou Frison, nous l'avons reçu en paix, nous l'avons écouté en silence, et nous l'avons renvoyé avec des présents. Or, cet homme, que vous venez d'entendre, s'est présenté à vous comme l'ambassadeur d'un grand Dieu. Vous ne voudrez pas le faire mourir. Cet appel, adressé par Buto aux traditions d'honneur du peuple saxon, fut entendu, et Liadwin put s'en retourner sain et sauf[10]. On lui laissa même la liberté de prêcher au peuple sa doctrine, et il se produisit un grand nombre de conversions.

Mais les incursions des Saxons ne cessaient point. Franchissant librement une frontière toute en plaine, aussi propice aux invasions que difficile à la défense, ils multipliaient leurs dévastations sur le territoire franc. Au milieu de l'année 772, Charlemagne convoqua en champ de mai, à Worms, les grands officiers, les évêques et les chefs des principaux monastères du royaume. Il demanda à l'assemblée si elle ne trouvait pas que le moment fut venu de réprimer la nation païenne des Saxons et par ce moyen, Dieu aidant, de la conquérir au royaume du Christ. Tous approuvèrent. Alors Charles sollicita du clergé le secours de ses prières, prit avec lui un grand nombre de prêtres et de religieux, en un mot, dit un chroniqueur, de tous les cultivateurs de la foi, capables d'imposer à ce peuple le joug doux et léger du Christ[11] et partit à la tête de son armée. Le but de cette première expédition paraît n'avoir été que de terrifier les Saxons par un grand coup d'audace. On se rendit directement dans le Westphal, où l'on vénérait Irminsul. L'idole fut renversée et les trésors du sanctuaire pillés. Déconcertés par la chute de leur dieu, les Saxons laissèrent Charles retourner tranquillement à son manoir paternel d'Héristal et lui donnèrent même des otages, comme garantie de la protection qu'il réclamait en faveur des missionnaires chrétiens[12].

Mais dès l'année suivante les ravages recommençaient. Le monastère de Fritzlar, fondé par saint Boniface, était saccagé, l'église pillée et changée en écurie ; Charles, qui se trouvait en Italie, accourt, et son arrivée subite déconcerte les Saxons qui demandent à négocier.

Le roi des Francs voulut que ces négociations se fissent dans un appareil de solennité qui en imposât aux barbares. Il fixa l'audience au moment du champ de mai de 777, qu'il tint cette année à Paderborn, en Westphalie. L'assemblée fut marquée par un déploiement inouï de cérémonies grandioses. Le roi voulut y recevoir, aux yeux des Saxons, les députés des Sarrasins d'Espagne, qui venaient lui demander secours. Puis il donna la parole au moine Sturm, le priant d'exposer aux païens la doctrine de la foi catholique. Sturm, abbé de Fulda, issu d'une noble famille de Bavière, avait été un des plus chers disciples et des plus précieux auxiliaires de saint Boniface. D'une austérité de vie qui s'alliait en lui à une extrême douceur de caractère, formé à la vie monastique par un long séjour au Mont-Cassin, où il était allé puiser à sa source l'esprit de saint Benoît, frère par la race de ces hommes qu'il évangélisait, Sturm leur parla avec cette éloquence qui est toujours persuasive lorsque la vie et le caractère de l'orateur plaident pour lui autant que sa parole[13]. La plupart des chefs saxons vinrent jurer fidélité à Charlemagne et beaucoup demandèrent le baptême, qu'ils reçurent dans les rivières, disent les chroniqueurs, revêtus de blanches tuniques[14].

 

III

Tous les chefs saxons n'étaient point venus. Au champ de Paderborn, disent les Annales de Lorsch[15], vinrent tous les Saxons, à l'exception de Widukind, qui demeura rebelle avec quelques autres et se réfugia dans la Normandie avec ses compagnons. Ce Widukind, dont le nom apparaît ici pour Widukind la première fois, était originaire de Westphalie et issu d'une famille noble et riche. Il devait incarner en lui tout ce qu'il y avait de plus réfractaire dans l'âme saxonne à la civilisation chrétienne. Par son activité prodigieuse il allait donner à ce pays de Saxe, ou plutôt à cette fédération de petits groupes de Saxons, jalousement autonomes et indépendants, l'union momentanée dans un sentiment commun et sous l'action d'une unique influence.

Réfugié dans le Danemark auprès de son ami Siegfried, il épie le moment propice à la révolte, et, l'année suivante, en 778, le bruit s'étant répandu en Saxe que le roi Charles venait de périr avec tous ses preux au pied des Pyrénées, à Roncevaux, Widukind parcourt le pays et soulève les tribus en leur faisant espérer l'appui de leurs frères danois. Vers l'automne de la même année, les hommes aux longs couteaux envahissaient, ravageaient et couvraient de sang, non seulement les frontières de la Saxe, mais la Hesse et la Thuringe et s'aventuraient jusqu'à la rive gauche du Rhin.

Quand ils passèrent près de Fulda, l'émotion fut grande parmi les religieux. Notre Père Sturm, en homme de Dieu qu'il était, raconte l'auteur de la vie du saint abbé, se dirigea du côté d'où venait le péril, voulant tenter de le conjurer. Pour nous, ses frères et ses disciples, prenant, dans le tombeau où il reposait depuis vingt-quatre ans, le corps du saint martyr Boniface, nous le chargeâmes sur nos épaules, et l'emportâmes à deux journées de là, d'où nous le reportâmes à Fulda quand la tranquillité fut revenue[16]. Charlemagne en effet n'était point mort. Au printemps de 779, revenant avec son armée comme un ouragan, il refoula les Saxons jusqu'au fond de la Westphalie et de l'Engern et força Widukind à se réfugier de nouveau en Danemark. Puis il demanda à des moines de reprendre en Saxe leurs missions pacifiques. Parmi ces moines était saint Willehad, anglo-saxon comme Boniface, et qui, tel que Boniface, avait entendu dès sa jeunesse une voix intérieure qui l'appelait à évangéliser la Frise et la Saxe. Pendant deux ou trois ans, Willehad put non seulement prêcher la parole de Dieu aux Saxons, mais construire des églises et ordonner des prêtres, qui le secondèrent dans sa mission[17].

Cependant Widukind ne s'endormait pas dans sa retraite. Pendant plus de deux ans il eut le courage d'attendre patiemment une occasion favorable, se contentant d'entretenir le ressentiment des Saxons par de fréquents messages. En 782 l'occasion espérée se présenta. Des tribus slaves avaient envahi la Germanie sur plusieurs points. Widukind reparaît. A sa vue, les Saxons reprennent les armes et surprennent les Francs mal préparés, dont ils font un grand carnage. Ce fut la terrible bataille de Süntal. Tous les missionnaires furent dispersés. Villehad dut se retirer, et se réfugia à Rome en attendant des jours meilleurs.

Cette fois, Charlemagne ne put contenir sa colère. Il convoqua à Verden, sur l'Aller, les chefs saxons, qui lui avaient juré fidélité, et ordonna une enquête sévère. 4.500 coupables furent livrés par les Saxons eux-mêmes et décapités le même jour. Peu de temps après, en cette même année 782, il publiait le fameux Capitulaire de Saxe, qui punissait de mort, non seulement les traîtres, les meurtriers et les incendiaires, mais aussi tout Saxon qui repousserait le baptême ou qui refuserait d'observer la loi du jeûne pour afficher son mépris du christianisme[18]. L'exécution de Verden et le Capitulaire de Saxe sont considérés comme deux taches sur la réputation du grand empereur chrétien. Sans doute nous ne devons pas exagérer la portée de ces actes, comme on l'a fait trop souvent. L'exécution de Verden ne fut pas une boucherie de prisonniers, ainsi qu'on s'est plu à le répéter, mais le dénouement d'un véritable procès criminel, instruit selon la sommaire procédure de la justice militaire[19]. Quant aux pénalités attachées à l'inobservation des lois du carême, elles ne devaient être appliquées qu'après examen fait par un prêtre de la nécessité où aurait pu se trouver le délinquant de manger de la viande[20], et on a pu soutenir avec vraisemblance que ce droit d'enquête préalable, par lequel le prêtre pouvait atténuer la rigueur de la loi, avait été introduit par le roi dans le but de rehausser l'autorité du clergé en Saxe. Néanmoins les représentants les plus autorisés de l'Église protestèrent hautement. La foi est un acte de volonté et non de contrainte, écrivait Alcuin à un des officiers de Charlemagne[21]. Il est permis de solliciter la conscience, non de la violenter. Qu'on envoie aux Saxons des prédicateurs et non des brigands. Quelques années après, Alcuin écrivait à Charlemagne en personne, pour le prier de ne pas accabler de charges les populations de Saxe, et d'imiter plutôt les Apôtres, qui donnaient le lait des préceptes suaves aux peuples dont la foi chancelante avait besoin de ménagements[22].

Déjà le pape Hadrien, à qui Charlemagne s'était adressé en 786 pour régler la pénitence des Saxons relaps, lui avait donné de sages conseils, le suppliant de laisser les prêtres régler eux-mêmes ces pénalités de conscience, où il est nécessaire de bien faire la part du consentement libre de la volonté[23].

En effet, ni l'impitoyable exécution ni le terrible capitulaire n'avaient donné la paix. Tout au contraire, excités aux représailles par ces rigueurs, exaltés par la victoire de Süntal, les Saxons avaient repris les armes avec une fureur redoublée. Pendant près de trois ans, ce fut une guerre sans quartier de part et d'autre. En 785, les deux nations étaient épuisées, Charlemagne offrit la paix à Widukind, qui demanda et reçut le baptême.

Le pape Hadrien, informé de la nouvelle, ordonna qu'en actions de grâces, en tout pays chrétien, on fit trois jours de processions solennelles[24].

 

IV

Les missions pacifiques recommencèrent. Le principal missionnaire de cette période fut saint Linder. Il était originaire de la Frise. Il avait été formé à la piété et à l'étude par saint Grégoire d'Utrecht, ce petit-fils de Dagobert II, que saint Boniface avait rencontré près de Trèves et dont il avait fait son disciple. Liudger acheva ses études à York sous la direction d'Alcuin. Ordonné prêtre en 778, vers l'âge de trente ans, il voulut, par piété pour saint Boniface dont il s'appliquait à suivre les traces, fixer sa résidence habituelle à Dokkum, lieu consacré par le martyre de l'apôtre de la Germanie. Mais les troubles de la guerre, pendant laquelle il vit mourir de douleur l'évêque d'Utrecht, Albéric, le forcèrent à passer la frontière. Il y revint après la paix, fonda en 795, sur les frontières des Francs et des Saxons, le monastère de Verden, et mourut évêque de Munster en 809. Ce fut le dernier des grands apôtres de la Saxe.

Des actes législatifs de Charlemagne, sagement conçus, avaient secondé son apostolat. Un acte de Spire, publié en 788, avait déclaré, en un noble langage, que Charles, reconnaissant à Dieu de la victoire qu'il lui devait, donnait la liberté aux hommes de Saxe et ne les voulait sujets que de Dieu seul[25]. Un capitulaire de 797, rédigé après une nouvelle révolte des Saxons et des Frisons, avait dû être plus sévère. Mais le souverain, magnanime, abolissait la peine de mort dans la plupart des cas où elle était prescrite auparavant, stipulait que les Saxons ne pourraient être jugés désormais que suivant la loi saxonne, et laissait à la Saxe une grande part d'autonomie[26].

Ainsi, dit le Poète saxon, la piété et la générosité de Charles firent en peu de temps ce que la terreur n'avait pu accomplir en trente trois ans :

Plus regis pietas et munificentia fecit

Qum terror[27].

Ces mesures de pacification furent confirmées par la fondation de plusieurs monastères, dont le principal fut celui de la Nouvelle-Corbie. Parmi les jeunes Saxons que Charlemagne aimait à emmener en France et à faire élever dans ses écoles, plusieurs avaient fait profession religieuse dans le célèbre monastère de Corbie, près d'Amiens, qui fut, au IXe siècle, un des principaux foyers de la civilisation. Il était gouverné à cette époque par le saint abbé Adalhard, parent du roi, petit-fils comme lui de Charles Martel[28].

C'est à ces jeunes moines saxons qu'Adalhard et Charlemagne firent appel pour fonder un monastère en Saxe. Un des frères du couvent, Théodrate, Saxon de noble race, leur indiqua l'endroit. Je connais, leur dit-il, dans les terres de mon père, un lieu convenable, pourvu d'une source abondante. C'était à l'embouchure du Wéser, dans un site splendide. Charlemagne mourut sans avoir vu la réalisation du projet. Mais louis le Débonnaire en favorisa l'exécution. Un frère d'Adal-Wala, qu'on avait déjà vu en Saxe commander, à côté de son royal parent, les armées de Germanie, y revint sois la robe du moine bénédictin et présida à la fondation, avec un autre moine, du nom d'Adalhard. C'était en 815. Les commencements furent pénibles. Mais en 823 l'empereur Louis dota royalement le monastère, qui avait pris le nom de Corbeia nova, dont les Allemands ont fait Corvey. Corvey fut pour la Saxe ce que Fulda avait été pour la Germanie du nord et Saint-Gall pour la Germanie du midi. L'éducation et l'instruction du peuple, la culture des arts et des sciences, la propagation du christianisme chez les peuples païens du nord de l'Europe, furent l'objet des efforts des moines de la Nouvelle-Corbie. Les maîtres savants qui lui vinrent de l'ancienne Corbie lui valurent bientôt une renommée qui ne cessa de s'accroître : tel furent Paschase Radbert, illustre par sa science, Gislemar, qui baptisa dans la suite Harald, roi de Danemark, et Anschaire, l'apôtre des Danois et des Suédois.

 

V

Anschaire ou Ansgar, né en 801 en Picardie, avait pris l'habit monastique au couvent de Corbie. Il remplissait les fonctions de maitre d'école à la Nouvelle-Corbie et venait d'être ordonné prêtre en 826, quand Harald, roi de Danemark, implora le secours de Louis le Débonnaire. C'était une forme mal entendue du zèle de l'empereur que de proposer hâtivement le baptême aux envoyés des Danois, lesquels souvent acceptaient par complaisance ou intérêt de se laisser instruire et baptiser. Ces conversions furent parfois scandaleuses. Un jour, raconte le moine de Saint-Gall[29], un vieux Danois, à qui on proposait, en guise de robe de néophyte, du linge un peu usé, repoussa ces haillons, en s'écriant : Voilà vingt fois que je reçois le baptême chez vous, et à chaque fois on m'a donné des vêtements convenables. Ceci est pour un bouvier et non pour un guerrier ! Le roi Harald, instruit lui-même par Ebbon, archevêque de Reims, reçut, au mois de mai, le baptême au palais d'Ingelheim, avec sa femme, son fils, et 400 de ses guerriers. Il devait plus tard revenir au paganisme, hi aussi. Anschaire assistait à la cérémonie. Eut-il quelque doute sur la persévérance du monarque ? Il comprit, du moins, que les Normands[30] comme on les appelait, devaient être atteints par un apostolat plus sérieux. Il demanda à partir avec le roi pour porter l'Évangile dans les pays du Nord.

Même avec la protection du monarque, c'était affronter les plus grands périls. Charlemagne lui-même avait tremblé à !a prévision des dangers que préparaient à la chrétien té ces pirates Normands. Un jour, raconte le moine de Saint-Gall, comme il était accoudé à une fenêtre donnant sur la mer, il reconnut les vaisseaux de ces hommes terribles. Alors le grand homme se mit à pleurer en disant : Si, de mon vivant, ils osent s'approcher de ce rivage, que ne feront-ils pas à ceux qui viendront après moi ?[31] Sur leurs petites coques en bois de chêne, parfois sur un berceau d'osier doublé de cuir, ils faisaient la terreur des côtes d'Occident. Quand vous verrez leurs rôdeurs, écrivait Sidoine Apollinaire à un ami, dites-vous bien qu'ils sont passés maîtres en pirateries. Vous n'avez pas d'ennemis plus féroces. Guettez-les, ils vous échappent ; barrez-leur le chemin, ils passent outre en vous dédaignant. Pour ces hommes-là un naufrage est moins un objet de terreur qu'un exercice de navigation. Ils connaissent les dangers de l'abîme, en hommes qui les bravent tous les jours[32].

Les chants de leurs poètes, qu'ils aimaient à répéter au milieu des orages ou dans la mêlée des batailles, respiraient une audace et une férocité que rien n'égale. Je suis né dans le haut pays de Norvège, chantait l'un, chez des peuples habiles à manier l'arc ; mais j'ai préféré hisser ma voile, effroi du laboureur du rivage. Je veux tenir dans ma main le cœur d'Hogui, chantait un autre. On l'a tiré sanglant de sa poitrine, on l'a arraché avec un poignard émoussé... Voici que je vois le cœur d'Hogui le brave ; il tremble un peu sur le plat où on l'a placé ; il tremblait moins quand il était dans la poitrine du héros[33]. C'est à ces hommes terribles que le jeune moine de la Nouvelle-Corbie brûlait de prêcher la paix et la mansuétude chrétiennes. Les échecs de ses prédécesseurs ne l'effrayaient pas. Avant lui, saint Willibrod et saint Walfrid d'York avaient tenté sans succès l'évangélisation de Danemark. Plus récemment, en 822, le pape saint Pascal, d'accord avec Louis le Débonnaire, avait confié une seconde mission à l'archevêque de Reims, Ebbon, accompagné du moine Haligar. Etrange figure que celle d'Ebbon. Il avait connu toutes les extrémités des conditions humaines. Fils d'un esclave du domaine royal, affranchi par Charlemagne, élevé dans l'école du palais, promu au gouvernement de l'important diocèse de Reims, il était traité comme un ami par l'empereur, dont il avait été le compagnon d'études. Il devait, peu d'années après, en 833, se couvrir de honte par son indigne conduite à l'égard de son bienfaiteur. Les résultats de la mission d'Ebbon et de Haligar, qui dura deux ans, de 822 à 824, avaient été équivoques, comme leur mission elle-même. A la fois ambassadeur de l'empereur et missionnaire du Pape, l'apôtre diplomate avait négocié un accord entre Harald et ses rivaux, puis baptisé un certain nombre de grands du royaume. C'était renouveler à la cour de Danemark les insignifiantes cérémonies de la cour des Francs. Le moine de la Nouvelle-Corbie avait une autre ambition. Anschaire était un saint. Son unique désir était de verser son sang pour Jésus-Christ. Le martyre ne lui fut pas accordé, mais aucun genre de persécution ne fut épargné à son âme d'apôtre. Les austérités de sa pénitence, jointes à ses travaux apostoliques, dit son biographe, lui tinrent lieu de martyre[34]. Accompagné du moine Autbert, qui bientôt, épuisé de fatigue, dut le quitter et revenir mourir à la Nouvelle-Corbie en 830, il s'appliqua surtout à l'évangélisation du peuple, rachetant les esclaves, instruisant les enfants et catéchisant les pauvres. Non content de prêcher la foi au Danemark, il se dirigea vers la Suède. Attaqué par des pirates qui le dépouillèrent de tout ce qu'il emportait, il y arriva dénué de ressources, et, plus pauvre que jamais, gagnant sa vie par des travaux manuels à l'exemple de l'apôtre saint Paul, il prêcha par son exemple plus que par sa parole les vertus chrétiennes aux Suédois. Sacré en 831 archevêque de Hambourg et nommé légat du Pape pour toute la région du nord, il commençait à bâtir des églises, ouvrir des écoles et constituer une bibliothèque, quand, en 837, des pirates envahirent la ville et l'incendièrent. La jeune chrétienté de Suède fut dispersée. Anschaire dut errer désormais de Suède en Danemark, de Danemark en Suède, jusqu'au jour où le Pape lui confia le gouvernement de l'église de Brême. Celui qu'on a appelé l'apôtre des peuples du nord, veilla jusqu'à la fin de sa vie sur toutes les missions de la région septentrionale. Il s'appliqua surtout à former des prêtres capables de continuer son œuvre. Mais une activité de trente-quatre ans dans les plus pénibles travaux avait usé sa constitution, d'ailleurs très faible. Il mourut à Brême, le 3 ou le 4 février 865, âgé de 64 ans. Sa mémoire, dit l'historien du Danemark C. F. Allen[35], doit être sacrée pour les Danois ; car peu de nations ont eu la faveur d'être évangélisées par un apôtre si doux et si austère à la fois, si plein de dévouement et de bonté évangéliques.

Par l'apostolat de saint Anschaire l'Église avait atteint les plus redoutables de tous les barbares de race germanique, le peuple chez lequel les autres avaient si longtemps cherché l'inspiration de leur résistance, et peut-être le sol d'où toutes les races indo-européennes étaient issues[36].

Pendant ce temps une autre famille de peuples, en contact avec l'empire de Charlemagne, venait d'être évangélisée, la famille des peuples slaves[37]. Mais avant d'aborder le récit de cette évangélisation, il nous faut, jetant un regard en arrière, nous demander ce qu'était devenue une branche de la race germanique que nous avons dû, pour l'ordre du récit, passer jusque ici sous silence, la race gothique.

 

 

 



[1] Cf. E. DEMOLINE, Les routes du monde moderne, p. 455-456. Henri de TOURVILLE, Histoire de la formation particulariste, Paris, 1905, chap. V, p. 83-102. Scandza insula quasi officino gentium, Jornandès, c. IV.

[2] D'après le moine Widukind, annaliste du IXe siècle, le nom de Saxon viendrait du mot Sahs qui, en son temps, signifiait encore couteau. WIDUKIND, Res gestæ Saxoniæ, dans les Monum. Germ., Scriptores, t. IV.

[3] WIDUKIND, Res gestæ, 4-7. Monum. Germ., t. IV.

[4] Faut-il, avec Frédéric le Play, et surtout avec Henri de Tourville et Edmond Demoline, attribuer l'audacieuse énergie de ce peuple à la profession de pêcheurs côtiers que ses ancêtres avaient exercée en Norvège ? E. DEMOLINE, Les routes du monde moderne, p. 470 et suivantes. H. de TOURVILLE, Histoire de la formation particulariste, origines des grands peuples actuels, ch. III et IV, p. 42-83.

[5] Translatio sancti Alexandri, c. III. Monum. Germ. hist., Script., t. I, p. 676. Ce document, écrit en 863 865, publié pour la première fois en 875, dans la bibliothèque historique de Gottingue et reproduit dans les Monumenta de Pertz, est plein de renseignements précieux sur les mœurs des Saxons et sur la guerre de Saxe.

[6] MIGNE, P. L., t. LXXXIX, col. 759-760.

[7] Ces assemblées extraordinaires se tenaient alors soit au pied de l'irminsul, soit à Marklo Vita Lebuini, op. Mon. Germ. hist., Scriptores, t. II, p. 3.

[8] EGINHARD, Vita Karoli, c. VII, Historiens des Gaules, t. V, 91, 92.

[9] M. G. H., Scriptores, II, 361. P. L., CXXXIII, 883-886.

[10] P. L., CXXXII, 888-890.

[11] Vita S. Sturmii, P. L., t. CV, col. 441.

[12] EGINHARD, ann. 772, Hist. des Gaules, V, 201.

[13] Vita S. Sturmii, P. L., CV, col. 426 et s.

[14] EGINHARD, ann. 777. Hist. des Gaules, t. V, p. 203.

[15] Les Annales de Lorsch, dit M Molinier, étaient regardées au IXe siècle comme l'histoire officielle de la monarchie franque... Elles ont été rédigées par des clercs de la chapelle royale ayant accès aux archives de la monarchie. A. MOLINIER, Les sources de l'histoire de France, I, 226.

[16] Vita S. Sturmii, P. L., t. CV, col. 442. M. G. H., Scriptores, II, 36. Annales Fuldenses, Hist. des Gaules, V, 329.

[17] Vita sancti Villehadi, P.L., t. XCIX, col. 1017.

[18] BALUZE, Capitularia regum francorum, I, 251, 252. Capitulatio de partibus Saxoniæ, art. 4 et 8.

[19] Cf. OZANAM, Études germaniques, II, 225. Histoire de France, de LAVISSE, t. II, 1re partie, p. 288.

[20] BALUZE, t. I, p. 253.

[21] P. L., t. C, 205, 206 Cette lettre d'Alcuin n'a pas de date certaine, mais elle est sûrement postérieure à l'exécution de Verden et au Capitulaire de Saxe. Il y a dans le latin un jeu de mots intraduisible en français : Mittantur prædicatores et non prædatores.

[22] Historiens des Gaules, V, 612. Epistola Alcuini ad Carolum Magnum, anno 798.

[23] P. L., XCVIII, 591. Hist. des Gaules, V, 568.

[24] Historiens des Gaules, V, 538, 561 Le reste de la vie de Widukind se perd dans la légende. Les jongleurs chantaient au XIIIe siècle la chanson de Wittikind le Saxon ; des églises particulières l'honorèrent comme un saint ; des généalogistes en firent l'aïeul de Robert le Fort. Les Saxons eurent aussi leur légende. Selon eux, Widukind aurait été converti, non par les armes Francs ou les raisons de leurs missionnaires, mais par un miracle opéré par Dieu lui-même dans la sainte Eucharistie.

[25] BALUZE, I, 249, 250.

[26] BALUZE, I, 275, 280, 405 et s.

[27] Poeta saxo, P. L., XCIX, col. 719, Hist. des Gaules, V, 167. Le Poeta saxo a mis en vers au IXe siècle les Annales regii, ou Annales de Lorsch.

[28] Vita sancti Adalhardi, MABILLON, Act. Sanct., O. S. B. sec. IV, p. 710.

[29] Monach sangal., CXXIX. Historiens des Gaules, V, 134.

[30] Les hommes du nord sont généralement appelés à cette époque Normands.

[31] Monach sangal., CXXII, Hist. des Gaules, V, 130.

[32] Sidoine APOLLINAIRE, Ep. VIII, 6, Carm., VII.

[33] Chant tiré de l'Edda, recueil de la mythologie scandinave. Traduction d'Ampère. CHÂTEAUBRIAND, Etudes historiques, Etude VIe. ALLEN, Histoire du Danemark, t. I, p. 8-33.

[34] Histoire littéraire de la France, V, 282. Vita sancti Anscharii, M. G. H., Scriptores, II, 683 et s. P. L., CXVIII, 103.

[35] C. F. ALLEN, Histoire du Danemark, trad. Beauvais, t. I, p. 60 ; L. BRIL, Les premiers temps du christianisme en Suède, dans la Revue d'Hist. ecclés. du 15 janvier 1911, t. XII, p. 17-37.

[36] Ce serait la conclusion des ethnographes les plus récents. Voir HERMAN, Hist. Die Indogermanen. G. M. BOLLING, The Home of the Indo Europeans dans The Catholic University Bulletin, avril 1907, p. 211 et s. et Dom CABROL, dans Revue des questions historiques du 1er janvier 1909, p. 277.

[37] Le roi bulgare Boris est baptisé en 864, un an avant la mort de saint Anschaire.