HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

PREMIÈRE PARTIE. — L'EGLISE DANS SON CENTRE

CHAPITRE II. — SAINT GRÉGOIRE LE GRAND (590-604).

 

 

A la mort de Pélage II, les suffrages du peuple, du sénat et du clergé de Rome se portèrent sur un disciple de saint Benoît. Le diacre Grégoire, à qui devait incomber pendant quatorze ans la responsabilité du gouvernement de l'Église, était un moine chétif de santé, usé par les austérités du cloître[1], mais en qui vivait toute la ferveur de l'esprit monastique renouvelé par le saint patriarche des moines d'Occident.

Cet esprit, s'unissait en lui au culte des vieilles traditions romaines, qu'il tenait de ses ancêtres. Issu d'une des familles sénatoriales les plus anciennes et les plus illustres, la gens Anicia, il comptait parmi ses aïeux un Pape, saint Félix IV[2]. Son père, le sénateur Gordien, qui jouissait d'une fortune considérable, possédait d'immenses domaines dans plusieurs provinces de l'Italie et en Sicile. Après avoir rempli plusieurs hautes fonctions dans la Cité, le père de Grégoire entra dans le clergé et mourut l'un des sept diacres chargés du soin des pauvres et des hôpitaux de Rome. Sa mère, Sylvia, nature pieuse et douce, se retira dans un petit oratoire, où elle finit également ses jours dans les pratiques de la piété et de la charité. L'Église l'honore le 3 novembre. Grégoire eut pour tantes sainte Tharsille et sainte Emilienne, dont il fait l'éloge dans ses Homélies et dans ses Dialogues. La sainteté, mêlée au dernier éclat de la grandeur romaine, avait donc veillé sur son berceau.

Saint Grégoire le Grand est un des personnages les plus importants de l'histoire. Par ses origines et par son caractère, il apparaît comme le dernier représentant du monde antique ; par la nature et la portée de son œuvre, il doit être considéré comme le fondateur du Moyen Age. Successivement préfet de la ville de Rome, simple moine bénédictin, ambassadeur à la Cour de Constantinople et chef de l'Église universelle, saint Grégoire le Grand a traversé les milieux les plus divers. Les faire revivre en racontant son histoire, serait évoquer, en même temps que la figure d'un grand saint, le spectacle d'une période décisive dans la vie de l'Église.

 

I

On ne sait pas au juste quelle est la date de la naissance de 'flint Grégoire le Grand. On ne peut pas la reporter au delà de 540[3]. Son enfance dut être témoin des scènes les plus lamentables. En seize ans, de 536 à 552, Rome avait été six fois prise et reprise, et tous les sièges qu'elle avait subis avaient été l'occasion de fléaux sans nombre. Grégoire nous en a raconté quelques incidents dans ses Dialogues. En 537, Vitigès, pendant qu'il Moque la ville, fait massacrer les sénateurs qu'il tient en otage. Plus tard, Totila transporte dans les forteresses de Campanie une grande partie des survivants. Les Grecs, protecteurs naturels de Rome, se montrent parfois aussi cruels que les barbares. On voit le commandant de la garnison impériale accaparer les vivres et les vendre à haut prix aux habitants affamés[4]. Mais Goths et Byzantins sont dépassés en atrocité par les Lombards. Les Dialogues de saint Grégoire nous rapportent l'histoire de ces quarante prisonniers massacrés pour avoir refusé d'adorer une tête de chèvre consacrée au démon, et celle de ces paysans courageux, qui, saisis par les Lombards, refusèrent de manger des viandes immolées à des idoles et furent pareillement mis à mort[5]. Le comble de ces calamités fut sans doute, pour l'âme pieuse de Grégoire, la ruine du monastère du Mont-Cassin, envahi de nuit par les Lombards et pillé de fond en comble. Les moines purent du moins s'échapper, emportant avec eux le livre de leur sainte Règle, quelques meubles et quelques manuscrits[6]. Les impressions de tous ces événements devaient laisser dans l'âme du jeune patricien je ne sais quelle mélancolie profonde, un dégoût des choses du monde, qui transpire dans ses homélies, dans ses lettres, dans tous ses écrits, et que sa piété solide empêcha seule de se transformer en découragement.

Il est possible d'ailleurs que Grégoire n'ait pas assisté à tous les fléaux dont la ville de Rome fut le théâtre. On conjecture, d'après certains indices, que son père se retira, avec sa famille, pendant quelques années, dans ses terres de Sicile. Mais alors l'enfant, en traversant l'Italie, put voir à quel déplorable état les invasions l'avaient réduite ; les ravages commis par les Francs descendant des Alpes en 551, la peste s'étendant de la Ligurie à toutes les provinces, les paysans mourant de faim dans leurs cabanes, les loups et les bêtes fauves descendant des montagnes et envahissant les cités, les travaux interrompus, les villages déserts, et, suivant l'expression de Paul Diacre, le monde paraissant retombé dans son antique silence[7], puis, au milieu de cette solitude effrayante, les quelques survivants, exaltés par leurs souffrances, croyant entendre dans les nues le son des trompettes célestes et le bruit d'une armée en marche. Les Dialogues nous ont conservé le tableau vivant et naïf de ces terreurs populaires.

Grégoire devait être âgé de 12 à 14 ans quand le pouvoir impérial fut définitivement rétabli à Rome. Il revint habiter le palais paternel, situé sur le mont Cœlius. L'adolescent put, de là, contempler, dans le plus grandiose des spectacles, ces derniers monuments de la grandeur romaine, que l'avidité des barbares, empressés de piller les menus objets d'art et les matières d'or et d'argent, avait dû forcément respecter. En face du palais de son père, il avait devant les yeux le septizonium de Sévère, avec ses trois ordres de colonnes de marbres précieux ; tout autour se dressait un peuple de statues, au milieu desquelles murmuraient les eaux de fontaines monumentales ; dans le fond, s'élevait le magnifique palais des Césars, dont les ruines forment aujourd'hui encore l'ornement le plus saisissant du Palatin ; et, comme pour encadrer ce tableau, à gauche et à droite, pouvait se reposer tour à tour sur les arcs de triomphe du Circus Maximus, sur les hautes arcades de l'aqueduc de Claude, enjambant la voie triomphale, sur l'arc de Constantin et sur le grand amphithéâtre Flavien[8]. Ces souvenirs de la Rome impériale ne disparaîtront jamais de la mémoire de Grégoire. Le jour où il verra leur prestige s'évanouir, il se demandera si ce n'est pas le monde entier qui va disparaître pour subir le dernier Jugement.

La culture intellectuelle, un moment interrompue, redevenait en faveur à Rome. Sur le Forum, près du palais de Gordien, on recommençait à lire Virgile, et la poésie chrétienne elle-même s'essayait à louer la grandeur de la nouvelle Rome, en des vers que le sénat honorait de récompenses publiques[9]. Les écoles de grammaire, de rhétorique, de dialectique s'étaient rouvertes. Grégoire les fréquenta. Il y obtint, dit Jean Diacre, les plus brillants succès. Sans doute, il ne connut jamais bien le grec ; il a même l'air de se vanter de ne pas le savoir du tout, après six ans passés à Constantinople ; mais il est permis de croire qu'il dédaigna surtout de l'apprendre et refusa de le parler parce que c'était la langue des maîtres byzantins[10]. Il se livra plus volontiers à l'étude du droit, que les célèbres recueils de l'empereur Justinien, les Institutes, le Code et les Novelles, avaient remis en honneur. Une pragmatique sanction de l'empereur, parue en 554, avait, rendu obligatoire en Italie l'enseignement du droit suivant les nouveaux recueils[11]. Grégoire dut fréquenter l'école publique, où des jurisconsultes habiles essayaient de faire revivre l'éclat des anciennes écoles privées des Labéon, des Sabinus, des Paul et des Ulpien. Ces études juridiques plaisaient à son âme éprise de forte logique et de solide bon sens. Il y trouvait aussi un moyen de défendre plus sûrement les droits de ceux que la religion lui commandait d'appeler ses frères, en un temps où la justice et l'équité étaient trop souvent foulées aux pieds. Mais les études que Grégoire aima par dessus tout furent les études religieuses. Dans ses écrits, si l'on voit qu'il connaît le stoïcisme[12] et que Platon ne lui est pas étranger[13], on s'aperçoit surtout qu'il s'est abreuvé assidûment, suivant ses propres expressions, à ces eaux profondes et limpides qui nous viennent du bienheureux Ambroise et du bienheureux Augustin[14].

Un moment le jeune patricien sembla hésiter dans sa vocation. Il fut séduit, non point par l'esprit du monde, mais par le désir d'être utile à ses concitoyens dans les rangs de l'administration civile, où ses ancêtres avaient rendu tant de services[15]. En 574, il accepta de l'empereur Justin II les fonctions de préteur ou plutôt de préfet de Rome[16]. Le præfectus urbis avait toutes les attributions de l'ordre administratif et judiciaire dans la ville de Rome. Seule lui échappait la juridiction militaire, attribuée sous le Bas Empire au dux et aux autres officiers de l'exercitus romanus[17].

Nous savons que, malgré l'accroissement donné aux pouvoirs du chef de l'armée impériale, le præfectus urbis avait sûrement encore au VIIIe siècle, sous Hadrien Ier, une juridiction criminelle. Le Liber Pontificalis[18] la mentionne. Au VIe siècle, le Préfet de la Ville était donc sans contredit le premier fonctionnaire de Rome et ses attributions étaient très étendues.

Nous manquons de renseignements sur l'administration de Grégoire. Mais nous pouvons conjecturer que mêlé à toutes les affaires importantes de la cité, chargé de veiller sur toutes les œuvres de bienfaisance que réclamaient les malheurs de cette époque, il trouva dans ses fonctions une initiation providentielle au difficile pontificat que Dieu lui réservait. On aime à se le figurer parcourant la ville sous ce costume garni d'or et de pierreries dont nous parle son contemporain Grégoire de Tours[19], et conservant néanmoins jalousement dans son cœur ce trésor de la vie intérieure qui déjà était tout pour son âme ; et peut-être y a-t-il réminiscence de cette époque de sa vie dans un passage de ses Morales sur Job[20]. Or, un jour, suivant le récit de Grégoire de Tours, on vit le Préfet de Rome abandonner ses riches vêtements et les échanger pour ces habits grossiers des gens de la campagne que les fils de saint Benoît avaient adoptés. Grégoire transforma son palais du Mont Cœlius en un monastère, qu'il plaça sous le vocable de saint André. Il fonda six monastères en Sicile dans les propriétés de sa famille, les dota de ses propres revenus et donna le reste de sa fortune aux œuvres charitables.

De pareilles vocations n'étaient pas inouïes dans la ville de Rome à cette époque. On se souvenait encore d'avoir vu, sur l'Aventin, les descendants des plus grandes familles romaines réunis par saint Jérôme pour y mener une vie de prière et de pauvreté. On venait de voir la noble Galla, fille et épouse de consuls, se retirer, après la mort de son mari, dans un monastère auprès de la basilique de Saint-Pierre, et la vierge Proba, de la famille des Anicii comme Grégoire, donner comme lui ses biens aux pauvres pour s'enfermer dans un couvent. Un très illustre personnage de l'époque, Cassiodore, après avoir dirigé les affaires du royaume des Ostrogoths en qualité de ministre de Théodoric, ne venait-il pas de se retirer dans sa terre de Vivarium, en Campanie, pour y mener une vie de travail et de prière en compagnie de quelques disciples ? Le premier instinct de toutes ces grandes âmes fut peut-être de sauvegarder, au milieu des troubles et de la décadence du monde antique, la pureté de leur vie religieuse ; mais, par là même, ils réservaient en eux, pour l'avenir, le germe qui devait donner la vitalité à un monde nouveau.

L'acte de donation fait par Grégoire de son palais familial au profit des moines bénédictins nous a été conservé. Il porte la date de l'année 587. Grégoire y prend la qualification de serviteur des serviteurs de Dieu. C'est le titre qu'il gardera lorsque, trois ans plus tard, il sera élevé au Souverain Pontificat. C'est l'humble titre qu'il opposera au patriarche de Constantinople, se qualifiant pompeusement de patriarche œcuménique ou universel. Les souverains pontifes se l'approprieront dans la suite.

 

II

Nous n'avons pas plus de détails précis sur la vie monastique de saint Grégoire que sur sa préfecture. C'est dans cette vie pleine de calme qu'il se trouva en présence de plusieurs moines ayant connu saint Benoît. Il nous a conservé le nom de quatre d'entre eux, qui lui racontaient tout ce qu'ils savaient, par eux-mêmes ou par ouï-dire, du saint patriarche. Le nouveau moine recueillait avec avidité ces récits pleins de candeur, et il les a reproduits dans ses Dialogues avec une grâce et une fraîcheur incomparables[21]. La critique moderne, sans mettre en doute aucunement la sincérité du pieux narrateur, lui reproche une crédulité trop candide. Les vieux moines, qui racontaient à leurs jeunes frères tout ce qu'ils avaient vu ou entendu dire de leur bienheureux Père, se plaisaient sans doute à accumuler les récits les plus merveilleux sans en contrôler toujours la source. Mais, comme dans les Fioretti des disciples de saint François d'Assise, ce qui reste de ces récits, beaucoup d'entre eux fussent-ils légendaires, c'est surtout l'âme de piété, de douceur, de sagesse sereine qui en émane et dont saint Benoît fut bien l'inspirateur ; c'est l'impression d'une vie toute mêlée au surnaturel et aux miracles, et dont quelques embellissements, brodés par la piété filiale, ne peuvent faire suspecter l'historique réalité.

Quoi de plus gracieux que l'histoire de saint Maur marchant sur les eaux, où Bossuet voyait une si grande leçon ? Un jour, raconte saint Grégoire, le vénérable Benoît était dans sa cellule, et le petit Placide, que le saint homme s'était attaché, sortit pour aller au lac puiser de l'eau ; mais, en y plongeant sans précaution le vase qu'il tenait, il y tomba lui-même et fut entraîné par l'eau si rapidement, qu'il fut bientôt éloigné du bord, presque à la portée d'une flèche. L'homme de Dieu, renfermé dans sa cellule, connut aussitôt l'accident et se hâta d'appeler Maur, en lui disant : Frère Maur, cours vite, car l'enfant qui était allé puiser de l'eau est tombé dans le lac, et l'eau l'a entraîné déjà bien loin. Chose étonnante et qui ne s'était pas vue depuis l'apôtre saint Pierre ! après avoir demandé et reçu la bénédiction de son abbé, Maur courut exécuter son ordre et parvint jusqu'à l'endroit où l'eau avait entraîné l'enfant ; s'imaginant toujours marcher sur la terre, il le prit par les cheveux et le ramena rapidement au bord. A peine y fut-il arrivé que, regardant derrière lui, il s'aperçut qu'il venait de courir sur l'eau, ce qu'il n'aurait jamais pensé pouvoir faire. Il fut tout saisi du miracle accompli et retourna le raconter à l'abbé. Le vénérable Benoît ne l'attribua pas à ses mérites, mais bien à l'obéissance de son disciple. Maur, au contraire, soutenait qu'il n'avait fait qu'exécuter ses ordres, et qu'il n'était pour rien dans une chose qu'il avait faite sans y penser. L'enfant sauvé fut l'arbitre de ce touchant conflit d'humilité entre le maître et le disciple : Moi, dit-il, quand j'ai été tiré de l'eau, j'ai aperçu au-dessus de ma tête le vêtement de peau du père Abbé, et je voyais bien que c'était lui qui me tirait de l'eau[22].

A quoi attribuerai-je un si grand miracle ? s'écrie Bossuet. Grande question. Disons, pour la décider, que l'obéissance porte grâce pour accomplir l'effet du commandement, que le commandement porte grâce pour donner effet à l'obéissance[23].

C'est encore une leçon morale, une leçon de travail, qui se dégage du chapitre intitulé : D'un fer d'instrument qui revint à son manche du fond de l'eau.

Une autre fois, un Goth, assez simple d'esprit, voulut se consacrer à Dieu, et l'homme de Dieu le reçut avec bonté. Un jour, il lui fit donner une sorte de petite faux pour couper les ronces d'un endroit où on devait faire un jardin. Le lieu que le Goth avait à nettoyer était sur les bords du lac, et comme il frappait de toutes ses forces sur d'épais buissons, le fer quitta le manche et tomba dans le lac, qui était là si profond, qu'il n'y avait aucun espoir de retrouver l'instrument. Le pauvre Goth, voyant son fer perdu, s'en alla tout tremblant annoncer au moine Maur le dommage qu'il avait fait et recevoir la pénitence de sa faute. Maur eut soin d'en avertir aussitôt le serviteur de Dieu Benoît, qui, à cette nouvelle, vint au lac, prit le manche des mains du Goth, le mit dans l'eau, et au même instant le fer remonta du fond et s'adapta de lui-même au manche. Benoît rendit au Goth son instrument en lui disant : Voilà, travaille maintenant et ne sois plus triste ![24]

C'est vers ce premier temps de la vie monastique de saint Grégoire que se rapporte la touchante anecdote que Paul Diacre, Jean Diacre et le vénérable Bède racontent en des termes à peu près identiques. Grégoire traversait le Forum. II y aperçoit de jeunes esclaves qu'on met en vente. Leur tendre et pure beauté l'attendrit. Il demande d'où ils viennent. Ce sont des Angles, lui dit-on. — Des Angles ? reprend-il, dites des anges. Et il ajoute : Quel dommage que la grâce de Dieu n'habite pas sous ces beaux fronts ! Le moine, dit-on, racheta ces jeunes esclaves, les logea dans son monastère, les instruisit de la religion chrétienne et voulut ensuite les emmener à sa suite prêcher l'évangile à leurs compatriotes. Mais le peuple de Rome, ayant appris le départ de Grégoire pour la Grande-Bretagne, se mit à sa poursuite et le força à rebrousser chemin.

La critique a mis en doute l'historicité de ce récit. Les trois historiens qui nous l'ont transmis dépendent évidemment, nous dit-on, d'une relation plus ancienne, récemment découverte à Saint-Gall et publiée en partie en 1886. Or, l'auteur de cette histoire, qui est vraisemblablement un moine de Northumbrie, et qui l'a écrite au commencement du VIIIe siècle, fait preuve d'une absence complète de critique et l'avoue même ingénument : Je ne suis pas sûr, dit-il, de tous les faits que je raconte. Tel miracle peut n'être pas de saint Grégoire. Il est peut-être d'un autre saint. Mais peu importe. Les saints ne forment qu'un seul corps et ce qui est dit de l'un peut se dire de l'autre[25]. Un pareil aveu révèle une disposition d'esprit qui a pu être commune à plusieurs biographes de ce temps[26]. Le récit, d'ailleurs, se continue par des détails qui ont le caractère d'enjolivements légendaires[27]. Mais le trait qu'on nous raconte est, quant au fond, si conforme à ce que nous savons par ailleurs de la prédilection de saint Grégoire pour les petits esclaves du royaume des Angles[28], il convient si bien à cette nature bonne, souriante et prompte à l'action, qu'il nous paraîtrait téméraire de mettre en doute son authenticité substantielle[29].

Saint Grégoire lui-même, dans ses Dialogues, sans nous donner aucun détail précis sur cette période de sa vie, nous décrit merveilleusement son état d'âme à cette époque. Mon âme se rappelle, dit-il, la vie dont elle jouissait au monastère, lorsqu'elle dominait les choses périssables, lorsqu'elle méprisait tout ce qui passe pour ne penser qu'au ciel. Elle était bien prisonnière du corps, mais la contemplation l'affranchissait des liens de la chair, et la mort, que redoutent les hommes, elle l'aimait comme le commencement de la vie. Plus loin, il dit envier la vie sainte de ses frères restés au couvent, qui n'ont pas perdu, dans les embarras de ce monde, la jeunesse de leur âme[30].

Les infirmités et les souffrances ne lui furent cependant pas épargnées. Son zèle pour l'abstinence, dit Paul Diacre, son assiduité à la prière et l'austérité de ses jeûnes lui occasionnèrent de telles douleurs d'estomac qu'il avait peine à se tenir debout. Il était souvent pris de ces crises que les médecins, en leur langage grec, appellent des syncopes : parfois la souffrance était telle qu'on croyait qu'il allait rendre le dernier soupir[31]. Sa bonne mère, Sylvia, retirée en un monastère voisin, lui envoyait, dans une assiette d'argent, seul reste de sa richesse d'autrefois, des légumes cuits à l'eau[32].

Mais ce monde, que le pieux moine cherchait à fuir et à oublier dans la vie contemplative, se souvenait de la sage administration de son Præfectus urbis. Ce fut pour répondre aux désirs unanimes de la population que le pape Benoît Ier arracha à moitié le diacre Grégoire à sa chère solitude. Il lui confia la gestion des affaires ecclésiastiques dans une des sept régions de la ville. Peu de temps après, Pélage II voulut utiliser les talents de Grégoire sur un champ plus vaste. Il l'appela à remplir les fonctions d'apocrisiaire ou de nonce à la cour de Constantinople, auprès de l'empereur Tibère Constantin. Une telle situation était, à cette époque, une des plus hautes et des plus importantes de l'Église.

 

III

Le contraste dut paraître frappant au nouveau nonce entre l'humble cellule qu'il venait d'abandonner et le splendide palais impérial qui lui fut assigné pour résidence[33]. Byzance brillait alors de tout l'éclat que l'empereur Justinien et l'impératrice Théodora lui avaient donné. L'art byzantin, à son apogée, encouragé par les profusions des souverains, avait multiplié, dans des monuments gigantesques, l'or, l'argent, les marbres précieux, les émaux et les pierreries. La merveille de ces merveilles était l'église de Sainte-Sophie, rebâtie par Justinien, avec sa vaste coupole de 31 mètres de diamètre. On raconte que le jour de la dédicace, le 27 décembre 537, Justinien, ivre de joie, s'était écrié : Salomon, je t'ai vaincu ! Les cérémonies qui se déroulaient dans ces palais, dans ces temples, étaient en harmonie avec ces monuments antiques. Que de chefs barbares, venus à Constantinople pour traiter des affaires politiques de leur pays, s'étaient trouvés fascinés par ces magnificences ! Quand le divin Empereur apparaissait, aux jours des réceptions solennelles, trônant dans le grand triclinium de la salle du trône, revêtu de la chlamyde de pourpre brochée d'or, le front éclairé du feu des pierreries de la couronne impériale, et que les courtisans, les princes barbares et les ambassadeurs étrangers, suivant un rite dont un cérémonial précis avait fixé les détails, courbaient trois fois leurs fronts aux pieds du Basileus oriental, ce devait être le plus féerique des spectacles[34].

Mais ce décor resplendissant cachait des misères que l'apocrisiaire de Pélage ne tarda pas à découvrir. Les magnificences de l'empereur Justinien avaient ruiné le trésor public. Lorsque son successeur, l'empereur Justin II, parut pour la première fois au cirque, il fut accueilli par le cri de la foule qui lui disait : Aie pitié de nous ! Justin remboursa les emprunts forcés que Justinien avait imposés, mais, en compensation, il refusa de payer aux barbares les tributs accoutumés. Ceux-ci se retournèrent alors contre l'empire. Les Avars, peuplade indomptée, de la même race que les Huns, avaient campé en Pannonie et multipliaient leurs incursions sur les terres impériales. Les Lombards ravageaient l'Italie ; les Perses envahissaient la Syrie[35]. Quand, en 574, Tibère Constantin, ancien chef des gardes de Justin, monta sur le trône, à la mort de ce dernier, il comprit que ce serait une chimère que de vouloir maintenir dans son intégrité l'œuvre de Justinien. Il se refusa à toute intervention en Italie contre les Lombards, et se contenta de mener une vigoureuse campagne contre les Perses.

Une troisième plaie, conséquence des deux premières, désolait l'Orient, c'était le système hiérarchique de l'église orientale, qui, peu à peu, avait mis tout l'épiscopat sous la domination du patriarche de Constantinople et le patriarche de Constantinople aux pieds de l'empereur. Les guerres des Perses et les troubles intérieurs des provinces de l'est de l'empire, où l'on s'entre-déchirait dans les querelles dogmatiques du monophysisme, avaient ruiné le prestige du patriarche d'Alexandrie. La situation du patriarche d'Antioche était peut-être pire. Pour parvenir à ce siège, il fallait désormais, — les exemples d'Etienne III et de Calandion en faisaient foi, — passer, comme on l'a dit, sous les fourches caudines de l'approbation que donnait l'évêque de Byzance[36]. Et celui-ci était l'homme de l'empereur. Il l'était devenu aussitôt qu'il y avait eu, suivant les expressions de Mgr Duchesne, une cour chrétienne et un évêque de la cour. A celui-ci était naturellement dévolu le rôle de conseiller, de confident religieux des princes et des princesses. Son influence prit peu à peu le dessus sur toutes celles du monde ecclésiastique[37]. Dès lors le patriarche de Constantinople entraîna à sa suite tous les évêques de l'Orient. Pour donner à ce groupe épiscopal son nom véritable, dit encore Mgr Duchesne, il faudrait l'appeler l'épiscopat de l'empereur... Une sorte de concile permanent, tantôt plus, tantôt moins nombreux, est constamment assemblé à portée du palais impérial. Si le souverain croit utile de le mettre en rapports directs avec les évêques occidentaux, comme il le fit pour le grand concile de Sardique, il l'expédie en bloc au lieu de la réunion, dans un long convoi de voitures postales, sous la protection d'un officier général. L'empereur se déplace-t-il lui-même ? son épiscopat s'ébranle avec lui ; on le voit s'assembler fort loin de l'Orient, à Sirmium, à Milan, à Arles. Il est difficile d'imaginer un corps épiscopal mieux organisé, plus transportable, plus aisé à conduire[38].

Une pareille situation avait ébloui l'empereur et le patriarche. La nouvelle Rome orientale avait déjà réclamé, au concile de 381, pour son évêque, les 'mêmes honneurs que pour celui de l'ancienne Rome[39]. De la prétention à l'égalité, on s'éleva à la prétention à la supériorité. On répétait le célèbre argument : Ce n'est pas en Occident, c'est en Orient que le Sauveur est né. A quoi saint Grégoire de Nazianze avait déjà spirituellement répondu : C'est aussi en Orient qu'on l'a tué.

Le judicieux observateur qu'était Grégoire pouvait se rendre compte par lui-même de ces paroles, écrites quelques années auparavant par les évêques d'Italie aux légats francs, à la veille du Ve concile œcuménique, en 552 : Les évêques grecs ont de grandes et riches églises... mais ils s'accommodent à la volonté des princes et consentent à exécuter sans débat ce que les grands leur commandent[40].

La correspondance de saint Grégoire nous montre que son attention se porta dès lors sur le fameux patriarche Jean, dit le Jeûneur, avec qui il devait engager plus tard une longue lutte pour l'honneur du Saint-Siège. Habillé pauvrement, couchant sur la dure, répandant à profusion les aumônes autour de lui, jeûnant sans cesse, l'ambitieux patriarche cherchait alors capter la confiance du peuple : il gagna même un moment la confiance de Grégoire, qui, plus tard, revint de son erreur. N'aurait-il pas mieux valu, écrivait alors celui-ci, manger de la viande que de souiller ses lèvres par le mensonge ? A quoi sert de jeûner, si l'on est bouffi d'orgueil ? de s'habiller pauvrement, si l'on se drape dans la vanité ? d'avoir l'air d'un agneau, si l'on cache les dents d'un loup ?

Le jeune diplomate put aussi observer à Byzance, et mieux qu'il ne l'aurait fait ailleurs, le fort et le faible des peuples barbares. Il y vit les chefs des peuples de race gothique, Visigoths, Ostrogoths, Vandales, demander avec avidité et accepter avec reconnaissance cette provision de titres et d'insignes que les empereurs leur jetaient à profusion, placer leurs enfants dans les écoles orientales, où ils s'initiaient prématurément à une science brillante et subtile, qui devait les éblouir sans les former, et à des mœurs faciles et molles, qui devaient les énerver. Il les vit demander le baptême de l'arianisme, de ce demi-christianisme, qui devait être une des causes principales de leur future décadence. Il put former de plus hautes espérances au sujet des barbares francs et anglo-saxons. Deux ambassades franques parurent à la cour de Constantinople. L'une, envoyée par Chilpéric, de Neustrie, y séjourna de 578 à 581 ; l'autre y fut envoyée en 590 par les régents d'Austrasie. La conduite postérieure de Grégoire nous porte à croire qu'il fut renseigné dès cette époque sur l'état politique et religieux des Gaules, sur les deux cents monastères qui y avaient été fondés et sur les quarante-cinq conciles qui y avaient été tenus depuis la conversion de Clovis, sur les vertus de saint Césaire d'Arles et de saint Germain de Paris, sur les travaux littéraires de saint Grégoire de Tours et de saint Fortunat. Il est plus probable encore qu'il se mit eu rapport intime avec les ambassadeurs anglo-saxons de la Grande-Bretagne, car on le verra, plus tard, annoncer avec des expressions particulières de joie la conversion de ce royaume à ses amis d'Orient. Mais Grégoire se lia surtout avec l'ambassadeur espagnol, Léandre, évêque de Séville, venu à Constantinople en 584 pour demander l'appui de l'empereur en faveur de son neveu, le roi Herménégilde. La Providence, avant de confier à l'humble fils de saint Benoît le gouvernement de l'Église universelle, le mettait ainsi en contact avec toutes les grandes forces politiques et sociales qu'il aurait un jour à diriger ou à combattre.

L'apocrisiaire pontifical dut aussi se mettre en relations avec les grands personnages de la société byzantine. Théotiste et Gurdia, sœurs de l'empereur Maurice, plusieurs autres membres de la famille impériale, le patrice Narsès, les médecins Théotime et Théodore comptèrent parmi ses amis. On vit ce moine pâle et maladif figurer dans le cortège impérial aux grandes fêtes officielles qui se célébraient à Sainte-Sophie. Il s'y rendait par devoir. Mais son cœur le portait vers une vie plus intime et plus calme. Dans une lettre écrite plus tard à son ami saint Léandre, il lui rappelle malicieusement le temps où, Sa vie intima ; pour échapper aux distractions mondaines, ils sortaient furtivement d'une église pleine de bruit pour aller pieusement s'entretenir de Dieu avec quelques frères. Grégoire avait en effet emmené avec lui quelques religieux, et c'était en leur compagnie et en celle du pieux évêque de Séville qu'il passait les meilleurs moments de sa vie. De plus en plus fatigué par son existence surmenée, souffrant sans relâche de cruelles douleurs d'entrailles, miné par une fièvre lente et continue[41], il prenait son livre préféré, le livre de Job, et, devant ses amis, il le commentait ligne par ligne, en laissant son cœur librement s'épancher dans une sainte intimité. De ces conférences intimes naquit le livre des Morales sur Job, la première œuvre de saint Grégoire. Elle est dédiée à Léandre, évêque de Séville. Qu'on ne cherche pas clans ce commentaire des lumières sur le sens littéral du texte. L'auteur n'en a point cure. Sa préoccupation va, en un sens, plus à fond. A chaque phrase, presque à chaque mot, des vues mystiques surgissent de son âme, des élans d'amour, de joie, d'adoration s'échappent de son cœur.

Quelques citations nous feront mieux comprendre la manière du pieux commentateur. Que le Seigneur, s'écrie Job, exauce mon désir[42]. Remarquez ce mot, dit saint Grégoire : mon désir. La vraie prière n'est pas dans la voix, mais dans le cœur. Ce ne sont pas nos paroles, ce sont nos désirs qui font, auprès des oreilles mystérieuses de Dieu, la force de nos cris. Si nous demandons de bouche la vie éternelle, sans la désirer du fond du cœur, notre cri est un silence. Si, sans parler, nous la désirons du fond du cœur, notre silence est un cri[43].

On ne s'étonne pas que ce moine ait été consulté, dès lors, par plusieurs monastères d'Orient comme un maître de la vie mystique.

Un autre passage nous montrera quels parfums de pureté et de charité devaient laisser les entretiens du moine diplomate en ce milieu raffiné du monde byzantin. Arrivé à ce verset de la Vulgate : Et scies quod pacem habeat tabernaculum tuum, et, visitans speciem tuam, non peccabis. Tu sauras que ton tabernacle a la paix, et, visitant ton image, tu ne pécheras pas[44], un sens mystique s'ouvre à l'âme de Grégoire. Le tabernacle, c'est le corps, dit-il, et le tabernacle dans la paix, c'est le corps dans la pureté. Mais, ajoute-t-il, il n'y a pas de pureté du corps sans qu'il n'y ait en même temps tendresse de l'âme. Et voilà pourquoi notre texte ajoute : tu visiteras ton image, c'est-à-dire ton prochain. Notre prochain est notre image, car en le considérant nous voyons ce que nous sommes. Visitons-le. La visite corporelle se fait avec les pieds ; la visite spirituelle se fait avec le cœur. L'homme visite vraiment son prochain lorsque, d'un pas que la charité presse, il va vers son prochain comme vers un autre soi-même et prête son aide à son frère souffrant... ah ! que nous servirait de contenir nos sens par la chasteté, si nous ne dilations pas notre âme par l'amour ?[45]

Cette tendre charité ne dégénéra jamais en faiblesse. Le patriarche Eutychius professait une doctrine erronée sur l'impalpabilité des corps après la résurrection. Il réduisait à si peu de chose la nature du corps ressuscité, qu'on se demandait comment le dogme de la résurrection de la chair était sauvegardé dans sa doctrine. L'apocrisiaire Grégoire n'hésita pas à combattre Eutychius en plusieurs conférences contradictoires. Il a raconté, dans ses Morales, les divers incidents de cette lutte théologique. Son récit est d'un grand intérêt dogmatique et exégétique. On y voit d'ailleurs qu'Eutychius abjura son erreur avant de mourir. Sur son lit funèbre, saisissant la peau d'une de ses mains, il s'écriait : Je professe que nous ressusciterons tous en cette chair[46].

Sur ce qui fut proprement la mission diplomatique de Grégoire à Constantinople, nous manquons de renseignements. Le seul document qui nous soit parvenu est une lettre de Pélage II, écrite en 581 à son apocrisiaire : Parlez et agissez, disait le Pape... Si le très pieux prince ne daigne nous accorder un maître de la milice et un duc, nous sommes réduits à toute extrémité[47]. Pillées par les Lombards, épuisées par les impôts, troublées par les, factions, l'Italie et Rome cherchaient un sauveur. L'exarque Longin, menacé dans Ravenne par les barbares, se déclarait incapable de protéger le territoire de Rome.

L'empereur Maurice, qui venait de succéder à Tibère au moment où arriva la lettre de Pélage, était un homme intelligent et énergique. Mais, conscient de son impuissance, il se contenta de remplacer son exarque Longin par un fonctionnaire plus courageux, Smaragde, et de tenter, avec l'aide des Francs, une diversion, qui ne donna pas les résultats attendus. Ce fut tout le fruit de la nonciature de Grégoire. Lorsque, peu de temps après, rappelé par le Souverain Pontife, l'apocrisiaire reprit le chemin de Rome en compagnie de l'exarque Smaragde, il put se dire que sa mission avait à peu près échoué. Mais il connaissait maintenant à fond les dessous de la politique byzantine ; il avait touché du doigt l'impuissance radicale des empereurs d'Orient à secourir l'Italie ; il avait compris que, si Dieu voulait sauver Rome et le monde, une seule puissance était capable d'accomplir cette grande œuvre, la Papauté.

Mais Dieu voulait-il sauver le monde ? la fin des temps n'était-elle pas prochaine ? Ce que vit le moine bénédictin en rentrant dans son monastère de Saint-André lui fit envisager cette seconde perspective. Des ouragans, des inondations et des tremblements de terre jetaient partout la consternation[48]. On se souvenait de la tradition populaire rapportée par Pline l'ancien : Toutes les fois que le sol de Rome a tremblé, quelque grand cataclysme a été près de se produire[49]. Les fils de saint Benoît se rappelaient surtout la prophétie de leur patriarche : Rome ne sera pas détruite par les étrangers, mais elle sera tellement ravagée par les tempêtes, les orages et les tremblements de terre, qu'elle périra d'elle-même[50]. Or, l'effondrement de Rome, ne serait-ce pas la fin de tout ? Lorsque Rome, la tête du monde, sera tombée, avait écrit Lactance, qui doute que ce ne soit la fin de l'humanité, celle même de la terre ?[51] Tertullien avait bien des fois exprimé le même sentiment de religieuse terreur[52]. Et ce n'étaient encore que les moindres symptômes. Voici que le désordre entrait dans le monastère même, dans l'asile béni où Grégoire était revenu avec tant de joie, espérant y retrouver la paix sainte du Christ. Point de désordre gravement scandaleux. Mais un attachement excessif aux biens de ce monde s'était introduit, pendant l'absence de Grégoire, dans le couvent de Saint-André. Ce que fut la douleur du saint Abbé, on peut le juger par la gravité des sanctions qu'il crut devoir imposer. Un moine nommé Justus avait déclaré, sous le coup du remords, au moment de mourir, devant tous ses frères, qu'il détenait, en une cachette, trois sous d'or. Grégoire -voulut infliger au coupable une punition telle qu'elle imprimât au cœur de tous une horreur salutaire pour un péché qui rappelait celui de Judas : Lorsque le frère sera mort, dit-il, ne l'ensevelissez pas avec les autres frères, mais creusez quelque part une fosse dans le fumier ; mettez-y son corps, et jetez sur lui les trois pièces d'or qu'il a laissées, en criant tous ensemble : que ton argent périsse avec toi ! et vous le recouvrirez de terre[53].

Sous l'influence de ces événements, la tendance à la mélancolie, que nous avons constatée en l'âme de Grégoire, s'aggrava. Nul sentiment, toutefois, n'était capable de le faire reculer en présence d'un devoir à remplir. A cette époque même, il s'acquitta de plusieurs missions que lui confia le Pape Pélage, notamment de négociations difficiles relatives à l'affaire des Trois-Chapitres.

Cependant les fléaux de toutes sortes continuaient à fondre sur Rome et les régions environnantes. Après les inondations, les tremblements de terre et la famine, la peste éclata. Le Pape Pélage fut une des premières victimes. Rome n'avait plus d'évêque, l'Église plus de chef, en un moment où la direction d'un pontife sage et ferme était devenue si nécessaire.

 

IV

Tous les yeux se portèrent vers l'abbé de Saint-André. Le sénat, le clergé et le peuple, d'une voix unanime, l'élurent sans délai malgré ses résistances. Il accepta, sous la réserve de l'approbation de l'empereur Maurice. Il espérait que celui-ci, cédant à ses supplications, refuserait une confirmation qui, dans les usages de l'époque, était regardée comme nécessaire. Mais le préfet de Rome, Germanus, intercepta la lettre écrite à l'empereur par le diacre Grégoire et écrivit lui-même pour solliciter une prompte réponse confirmative[54].

Les événements forcèrent Grégoire à faire, malgré ses répugnances, acte de chef. La peste redoublait de violence. Pour calmer le peuple, il se décida à monter à l'ambon de la basilique de Saint-Pierre. De cette voix grêle, faible, cassée, qui l'obligea souvent, dans son pontificat, à faire lire par d'autres ses propres homélies, il fit entendre un discours touchant, que nous a conservé Grégoire de Tours. Puis il organisa une procession générale, pour obtenir de Dieu la cessation du fléau. Les clercs, dit Grégoire de Tours, sortirent de la basilique des saints Côme et Damien ; les moines, de la basilique des saints Gervais et Protais ; les religieuses, de la basilique des saints Marcellin et Pierre ; les enfants, de la basilique des saints Jean et Paul ; les hommes, de la basilique de Saint-Etienne ; les veuves, de la basilique de Sainte-Euphémie ; les femmes mariées, de la basilique de Saint-Clément. Quand la longue procession des sept groupes de fidèles, dont chacun était conduit par un des prêtres des sept quartiers de la ville, se déroula lentement et pieusement, en chantant le Kyrie eleison, quelque vieux Romain, ayant jadis assisté aux grandes fêtes païennes, put voir combien profonde était désormais la transformation de la Cité. La Rome chrétienne du Moyen Age se révélait pour la première fois.

Les prières durèrent trois jours : Notre diacre, qui était présent, dit Grégoire de Tours, assure que, tandis que le peuple élevait vers le Seigneur une voix suppliante, quatre-vingts personnes tombèrent dans l'espace d'une heure et rendirent l'esprit[55].

On rapporte qu'au moment où la procession passait devant le môle d'Hadrien, on vit l'archange saint Michel remettre dans le fourreau une épée de feu, et que le fléau cessa. Mais ce récit est postérieur de plus de deux siècles[56] aux événements, et les auteurs contemporains ne parlent point de ces faits miraculeux[57]. Aussi les Bénédictins de Saint-Maur, dans leur savante édition des œuvres de saint Grégoire, les regardent comme douteux[58].

Cependant la nouvelle de l'élection du diacre Grégoire était parvenue à Constantinople. Elle y fut accueillie par l'empereur Maurice, par les membres de la cour, par le patriarche, avec une joie unanime. Seul Grégoire tremblait. Apprenant que ses lettres à l'empereur avaient été interceptées, il songea à se dérober par la fuite au fardeau du souverain pontificat. Les portes de la ville étaient gardées par une foule vigilante ; il gagna des marchands étrangers, qui l'enlevèrent dans une manne d'osier ; il s'échappa ainsi, erra de grotte en grotte dans les montagnes et dans les bois. Au bout de trois jours, la foule le retrouva et le ramena à Rome en triomphe[59].

Il fallut se résigner au pouvoir suprême. Le 3 septembre, ayant été préalablement ordonné prêtre, Grégoire fut sacré évêque de la ville de Rome. Un peuple immense, emplissant les cinq nefs de la basilique de Saint-Pierre, acclama le nouveau Pape.

Grégoire avait 50 ans environ. Il était de taille moyenne, les traits amaigris, le teint pâle. Il avait le front large et beau, le nez légèrement recourbé, le menton proéminent, l'œil clair, une expression noble et douce dans tout son visage[60].

Si, par delà la foule qui le saluait de ses vivats joyeux, sa pensée se porta, en ce moment, vers le vaste champ que la Providence offrait à son zèle apostolique, il dut sentir passer sur son front un de ces nuages de tristesse qui l'assombrissaient quelquefois. Le schisme des Trois-Chapitres agitant toujours les provinces de Vénétie et d'Istrie, le nestorianisme persistant en Asie, le monophysisme en Egypte, le donatisme dans le nord de l'Afrique ; en Espagne les dernières secousses de l'arianisme expirant sous le roi Leovigilde ; les Lombards menaçant Rome et jetant l'épouvante dans toute l'Italie ; sur toutes les frontières du monde romain des flots de barbares, venant on ne sait d'où, débordant sans cesse, apportant avec eux on ne sait quel avenir troublant ; au midi, des races souples, mais amollies ; au nord, des races fières, mais indomptables ; l'empereur manifestement incapable de dominer la situation ; une seule force debout et grandissant sans cesse, celle de l'évêque de Rome, celle précisément qu'on venait de mettre entre ses mains, à lui, âme tremblante et corps chétif : qui n'eut été effrayé à ce spectacle ?

Les appréhensions et les craintes du nouvel élu se manifestent à chaque page de sa correspondance de cette époque. Apprenant que le patrice Jean, de Constantinople, a encouragé l'empereur à confirmer son élection : Voilà, lui écrit-il, où votre protection m'a conduit ! Je me plains dé votre amitié, je vous reproche de m'avoir tiré du repos que vous saviez que je cherchais. Dieu vous rende les biens éternels pour votre bonne intention, mais qu'il me délivre comme il lui plaira de tant de périls ![61] Il écrit à André, du rang des illustres : Sur la nouvelle de mon épiscopat, pleurez, si vous m'aimez ; car je trouve ici tant d'occupations temporelles, que je me sens presque séparé de l'amour de Dieu[62]. Et à Théotiste, sœur de l'empereur : On m'a ramené au siècle, sous prétexte de l'épiscopat... Encore que je ne craigne rien pour moi, je crains beaucoup pour ceux dont je suis chargé. Je me sens comme battu par les flots de tous côtés ; et quand, après les affaires, je veux rentrer en moi-même, le tumulte des vaines pensées m'en empêche, et je trouve mon intérieur loin de moi[63].

Si les âmes les plus propres à remplir une mission sont souvent celles qui en ont le plus redouté le fardeau, c'est sans doute parce qu'elles en ont mieux vu les difficultés et les périls ; c'est aussi, quand elles sont profondément religieuses, parce qu'elles s'abandonnent alors avec plus de confiance à la Providence de Dieu. Le nouveau Pape fut une de ces âmes.

Grégoire avait craint un moment de voir son esprit monastique se perdre dans l'atmosphère de la cour pontificale ; le monde put bientôt s'étonner de voir la cour pontificale pénétrée par l'esprit monastique. Un des premiers décrets de Grégoire Ier eut pour objet d'exclure les laïques du cubiculum pontificis. Il s'entoura des religieux les plus saints et les plus savants et en fit ses conseillers. Jean Diacre parle avec enthousiasme de cette cour de moines installés au palais de Latran[64]. Il faut bien reconnaître qu'il n'y avait pas de mesure politique plus opportune. L'heure viendra où les Papes rendront, de parti délibéré, aux laïques la gestion des affaires politiques. Mais en ce moment, une œuvre urgente s'imposait, qui était de faire régner au centre de l'Eglise catholique le plus pur esprit du christianisme : où pouvait-on mieux le rencontrer que dans cette jeune famille bénédictine où l'esprit du patriarche de Subiaco vivait dans toute sa ferveur ?

Dès lors commença pour Grégoire cette vaste correspondance, dont les huit cent quarante-huit lettres qui nous restent ne sont que les débris[65]. Aucun Pape jusqu'à saint Grégoire VII ne nous a laissé un pareil monument de son activité. Mois par mois, presque semaine par semaine, on peut le suivre dans les diverses préoccupations politiques, sociales, canoniques, théologiques, morales, qui absorbent sa vie[66].

Pendant qu'il dépense ainsi son activité sur le terrain pratique, il expose la théorie du ministère pastoral dans son Liber regulæ pastoralis. Moins brillant que le traité Du Sacerdoce, de saint Jean Chrysostome, moins vivant que le De Consideratione de saint Bernard, le Pastoral de saint Grégoire est plus précis, examine plus complètement et de plus près les devoirs divers de la charge pastorale. La première partie, qualiter veniat, étudie les marques de vocation au sacerdoce ; la seconde partie, qualiter vivat, décrit la vie du vrai pasteur ; la troisième, qualiter doceat, donne les règles d'une prédication apostolique ; et la quatrième et dernière, qualiter se cognoscat, couronne cette admirable théorie de la vie sacerdotale en montrant qu'elle a sa source dans une vie intérieure profonde. Tout l'ouvrage, est inspiré par cette pensée, que le gouvernement des âmes est l'art des arts, ars artium regimen animarum.

Le Pastoral de saint Grégoire devint, au Moyen Age, le code de la vie cléricale, comme la Règle de saint Benoît resta le code de la vie monastique. Il fut bientôt répandu en Espagne par Léandre de Séville. En Angleterre, le roi Alfred le Grand le fit traduire en langue saxonne. On en a retrouvé de vieilles traductions italiennes[67]. En Gaule, au IXe siècle, les évêques prêtaient serment sur le recueil des canons et sur le Pastoral[68]. Le second concile de Reims, en 813, constate que le Pastoral de saint Grégoire et la Règle de saint Benoît ont été lus devant tous les Pères[69]. Après l'Evangile et les décisions conciliaires, il n'est pas de livre qui ait exercé une plus grande influence sur l'Église du Moyen Age.

Le Liber regulæ pastoralis a été écrit vers 591[70]. C'est vers la même époque qu'une tradition populaire, empruntée par Jean Diacre au biographe anglo-saxon, semble placer le fait d'une apparition miraculeuse, qui aurait eu pour résultat de calmer définitivement les appréhensions du saint au sujet des devoirs de sa charge.

Un jour, dit-on, Grégoire donna l'ordre à son intendant d'inviter douze pauvres à sa table. C'était son habitude. Mais ce jour-là, en entrant dans la salle à manger, au lieu de douze pauvres, il en vit treize. Pourquoi treize ? demanda-t-il à l'intendant. — Très-honoré Père, reprit celui-ci, il n'y en a que douze. Or, saint Grégoire en voyait toujours treize. Mais l'un d'eux, pendant le repas, changeait de visage à chaque instant. C'était tantôt un beau jeune homme, tantôt un vénérable vieillard. Votre nom ? lui dit Grégoire, en le prenant à part, je vous supplie de me dire votre nom. — Pourquoi me demandez-vous mon nom qui est admirable ? dit le pauvre. Vous rappelez-vous qu'un jour, pendant que vous étiez au monastère de Saint-André, un malheureux marchand se présenta à vous, qui vous dit avoir fait naufrage et avoir tout perdu ? Vous lui donnâtes douze pièces de monnaie, puis enfin l'écuelle d'argent où l'on vous apportait votre nourriture, cher souvenir de votre mère bien-aimée. Je suis ce marchand à qui vous avez donné l'écuelle de votre mère, ou plutôt je suis l'ange que Dieu avait envoyé vers vous pour éprouver votre miséricorde. Et comme Grégoire qui n'avait jamais, dit le narrateur, vu un ange de Dieu, tremblait d'étonnement : Soyez sans crainte, lui répondit son mystérieux interlocuteur ; c'est pour l'aumône de cette écuelle d'argent que Dieu vous a donné la chaire de Saint-Pierre. Et maintenant voici que Dieu m'envoie vers vous pour être votre gardien tant que vous resterez en ce monde ; tout ce que vous demanderez vous sera accordé par mon intermédiaire. Alors le saint Pape, désormais rassuré, dit : Si, pour ma petite aumône, Dieu m'a fait le Pasteur suprême de sa sainte Eglise et m'a envoyé un ange afin de me garder, que ne m'accordera-t-il pas si je me mets à l'œuvre pour accomplir de toutes mes forces tout ce qu'il veut de moi ?[71]

Ce qui est incontestable, ce qui ressort de tous les documents les plus authentiques, c'est que le saint Pontife, après les hésitations du début, se mit en effet à l'œuvre, pour accomplir de toutes [mot illisible] tout ce que Dieu voulait de lui. Le Registre de ses lettres[72] nous le montre, dès la première année de son pontificat, intervenant dans les affaires ecclésiastiques, soit en Espagne, où le roi Récarède venait de mourir et où venait de se tenir le IIIe concile de Séville[73], soit dans l'Afrique, toujours agitée par les donatistes[74], soit dans la Sicile, soulevée contre les Juifs[75], soit en Gaule, à propos de la même question juive[76]. Dès le mois de février de l'année 591, il réunit un concile à Rome[77]. Dès la même année, il réorganise l'administration des patrimoines de l'Eglise romaine[78], fixe le budget de ses œuvres de charité[79], réglemente et modifie, suivant les exigences de la situation, les droits de juridiction des évêques d'Italie[80]. Comme un argus aux cent yeux, dit Jean Diacre, le saint pontife avait le regard partout[81]. Mais son regard se portait surtout avec angoisse du côté de l'Orient. Deux grands débats allaient bientôt être soulevés dans cette partie du monde chrétien, l'un par l'empereur Maurice, l'autre par le patriarche de Constantinople.

 

V

Grégoire Ier s'honorait d'être un des plus humbles sujets de l'empire et un des plus fidèles amis de Maurice ; il remerciait l'empereur avec effusion de la générosité de ses aumônes et de son zèle à défendre la pureté de la foi contre le venin de l'hérésie[82]. Mais toutes les fois que l'autocrate byzantin essaya d'empiéter sur les droits de l'Église ou de la conscience chrétienne, il trouva en face de lui celui qui écrivait à son nonce de Constantinople, Sabinien, ces nobles paroles : Vous connaissez mon caractère : je sais supporter et supporter longtemps ; mais une fois que j'ai résolu de résister, je cours avec joie au-devant de tous les dangers... Plutôt la mort, que de voir l'Église de l'apôtre saint Pierre dégénérer entre mes mains ![83]

Le plus célèbre des conflits qui s'élevèrent entre le Pape et l'empereur fut celui qui eut lieu à propos de l'admission des soldats dans les monastères. Par un édit de 592, Maurice interdisait à tout fonctionnaire et à tout soldat l'entrée dans le clergé ou dans un monastère. Grégoire, tout en reconnaissant le bien fondé de certaines des précautions législatives de l'édit, protesta contre le caractère absolu des prohibitions impériales. Il y vit une violation de la liberté des vocations ecclésiastiques. Je ne prends la parole, écrivit-il, ni comme évêque, ni comme sujet, mais simplement du droit que je trouve en mon cœur d'homme... Ecoute, ô sérénissime empereur, ce que le Christ te dit par moi, son humble serviteur et le tien : Je t'ai fait de notaire chef des gardes, de chef des gardes César et de César empereur. Je t'ai confié mes prêtres. Et tu cherches à écarter les soldats de mon service !... Au nom de ce juge terrible, je t'en conjure, que ta piété trouve le moyen, soit par une interprétation favorable, soit par une modification convenable, d'adoucir la rigueur de cette loi... Et il terminait ainsi : Pour moi, j'ai rempli maintenant mon double devoir : J'ai rendu à mon empereur le tribut de mon obéissance, qui est due à mon empereur, et à Dieu le témoignage de ma conscience, qui n'est qu'à Dieu[84]. Au bout de cinq années, Maurice consentit à modifier la loi dans le sens que demandait Grégoire. Les fonctionnaires furent admis à entrer dans les monastères, à la condition d'avoir préalablement rendu leurs comptes, et les soldats moyennant une épreuve de trois ans de noviciat.

Les débats qui s'élevèrent avec le patriarche de Constantinople furent plus longs et plus graves. Ils eurent pour objet le titre de patriarche œcuménique que se décernait publiquement Jean le Jeûneur. Il faut voir là plus qu'une question de mots. Grégoire ne s'y laissa pas tromper. Sans doute le titre n'était, comme on l'a dit, pas plus nouveau que précis. On le trouve dans bien des documents antérieurs, appliqué aux patriarches et aux Papes[85] ; et ce mot, par lui-même, suivant le langage de l'Église orientale de ce temps, n'impliquait pas la revendication d'une suprématie universelle, pas plus que l'épithète de catholicos que se donnent encore aujourd'hui les chefs de l'église arménienne et de l'église chaldéenne, n'est l'indice d'une pareille prétention. Mais l'ancien apocrisiaire ne pouvait se faire illusion sur les vraies tendances qui se cachaient sous cette obstination de Jean le Jeûneur à s'attribuer le titre de patriarche œcuménique. Oui, écrivait-il, si nous nous arrêtons aux mots, c'est une question de syllabes, mais si nous considérons la malice qui a choisi les mots, il y va d'un péril universel[86]. Il se rendait compte du mouvement d'indépendance qui peu à peu détachait Constantinople de Rome. Les évêques de Constantinople, dit Mgr Duchesne, au lieu de se contenter de la situation déjà excessive et anti-traditionnelle qu'ils tenaient des assemblées de 381 et 451, n'avaient plus qu'une pensée : devenir les véritables chefs de l'Eglise. Infatués de leur grande ville, de leur place éminente auprès de l'empereur, incapables de compter pour quelque chose ce qui n'était pas grec, ils s'habituaient à se considérer comme le centre du monde chrétien[87].

L'évêque qui occupait le siège de Constantinople à la fin du IVe siècle était ce Jean IV, dit le Jeûneur, que Grégoire avait déjà rencontré pendant sa nonciature. Par l'âpreté et la ténacité de son caractère, par la faveur impériale qui lui était acquise, par la réputation universelle de sainteté qui lui gagnait les masses populaires, il semblait fait pour susciter un schisme. Son zèle ardent pour la répression des hérétiques lui faisait un renom de pure orthodoxie. Il n'est pas rare de rencontrer de pareils sentiments dans les fauteurs de schismes et les initiateurs d'hérésies : c'est la même tendance qui les fait despotes et révoltés, à savoir un attachement excessif à leurs propres idées. Le peuple, qui mesure souvent l'orthodoxie des hommes à l'empressement avec lequel il les voit suspecter celle des autres, s'y laissa facilement tromper. Déjà, dans un concile de 588, Jean IV s'était attribué le titre de patriarche œcuménique, et, au dire de saint Grégoire, il l'aurait fait en des termes tels, qu'il en aurait modifié le sens traditionnel, en se le réservant à lui seul, à l'exclusion de tout autre[88]. Les actes de ce concile ne nous sont malheureusement point parvenus et ne nous permettent pas de contrôler l'impression du Pontife de Rome. Jean IV ne tarda pas d'ailleurs à manifester l'esprit d'indiscipline qui l'animait. Au mois de juillet 593, Grégoire apprend qu'un prêtre nommé Jean et quelques moines d'Isaurie, dont un prêtre, ont été accusés d'hérésie par le patriarche, et que l'un d'eux, le prêtre moine, a reçu des coups de bâton dans une église de Constantinople. Il se plaint. Le patriarche répond qu'il ignore de quoi il s'agit. Seconde lettre de Grégoire, pleine d'indignation. J'ai reçu une missive portant votre nom, écrit le Pape, mais je ne veux pas croire qu'elle soit de vous. Qu'y aurait-il de pire, que des serviteurs de Dieu fussent ainsi traités, et que le pasteur ne le sût pas ?... Etrange prédication, d'ailleurs, que celle qui exige la foi à coups de bâton ![89] Et il termine sa lettre en demandant au patriarche de s'expliquer devant son apocrisiaire, Sabinien, qui est prêt à trancher la question selon la justice.

Après bien des pourparlers, Grégoire finit par faire prévaloir le droit et réhabiliter les prêtres et les moines incriminés. Mais dans sa correspondance Jean le Jeûneur affectait de prendre, presque à chaque ligne, le titre de patriarche œcuménique. Grégoire écrivit alors au patriarche Jean, à l'empereur Maurice, à l'impératrice Constantine et à l'apocrisiaire Sabinien quatre lettres admirables par l'éloquence, par la sagesse, par la profonde piété qu'elles respirent[90]. Ce que Grégoire reproche à l'évêque de Constantinople, c'est de troubler l'Église à propos d'un vieux titre, c'est de fomenter un esprit de division qui peut mener aux pires catastrophes, c'est de ne pas tenir compte des décisions de Pélage II, qui a proscrit cette dénomination orgueilleuse, c'est de ne pas imiter les évêques de Rome qui, au concile de Chalcédoine, l'ont refusée, de peur de paraître s'attribuer à eux seuls l'épiscopat et le refuser à leurs frères[91]. Question de mot, dit-on. Mais il s'agit d'un mot qui, en fait, déchire l'Église. Pure affaire de titre Pure question de mot ! s'écrie-t-il, c'est bientôt dit. Quand l'antéchrist s'intitule Dieu, osez donc dire : pure affaire de titre, pure question de mot !

A partir de ce moment, Grégoire s'appellera toujours, dans les actes publics, le serviteur des serviteurs de Dieu[92].

Quelque temps après, Euloge, patriarche d'Alexandrie, lui ayant, malgré sa défense, donné le nom de pontife œcuménique dans une lettre, il le lui reproche en ces termes remarquables : J'avais dit que vous ne deviez donner ce titre fastueux ni à moi ni à aucun autre. Je ne puis accepter une appellation qui, en me rehaussant outre mesure, semble abaisser les autres. Cherchons à nous élever en vertu et non en paroles. Je ne veux pas me glorifier de ce qui déshonore mes frères. Mon honneur, c'est l'honneur de l'Église universelle. Ma grandeur, c'est la grandeur de mes frères dans l'épiscopat. Je ne me sens vraiment honoré que lorsque je vois qu'on ne refuse à personne l'honneur qui lui est dû... Arrière les mots qui enflent la vanité et qui blessent la charité[93].

Les démarches et les exemples [mot illisible] n'aboutirent à aucun résultat. Boniface III obtint, en 607, une constitution de l'empereur Phocas, retirant le titre d'œcuménique au patriarche Cyriaque. Mais ce fut pour un temps bien court. Les successeurs de Cyriaque reprirent le titre et les empereurs ne cessèrent plus de le leur prodiguer[94]. De ces grands débats, Grégoire ne garda que la conscience du devoir accompli et la conviction, désormais définitive, que l'Église romaine n'avait plus rien à espérer de la puissance des empereurs d'Orient, et qu'elle avait tout à craindre de l'ambition des patriarches de Constantinople[95].

 

VI

Grégoire se plut néanmoins à conserver jusqu'à sa mort les relations épistolaires les plus intimes avec les pieux laïques et les religieux de Byzance qui s'étaient mis sous sa direction au temps de sa nonciature. Ses lettres spirituelles à l'impératrice Constantine, au médecin Théotime, à plusieurs princesses de la cour et surtout à la patricienne Rusticiana, révèlent une âme douce et paternelle, expérimentée dans la connaissance du cœur humain, tantôt aimablement enjouée, tantôt s'élevant sans effort dans les régions de la plus haute mystique[96].

Le zèle apostolique de Grégoire ne perdait pas non plus de vue ces régions d'Extrême-Orient, où son ami, le patrice Narsès, l'homme devant qui les enfants des Perses tremblaient, venait de rétablir sur son trône le représentant de la dynastie Sassanide, Chosroès II[97]. En reconnaissance du secours qu'il avait reçu de l'armée byzantine, Chosroès proclama la liberté de conscience dans ses Etats... A l'instigation de ses épouses chrétiennes l'Araméenne Siriu et la Romaine Marie, il fit des libéralités aux églises. Il manifesta une dévotion spéciale au martyr Sergius... On racontait que Sergius avait combattu pour Chrosrau à la tête de l'armée byzantine et la tradition populaire a pieusement enregistré cette légende[98]. Grégoire se réjouit de ces événements. Ayant appris que l'évêque Domitien, métropolitain d'Arménie et parent de l'empereur, a profité de l'édit de tolérance de Chosroès pour prêcher une mission dans l'empire des Perses, il le félicite et l'encourage. Je regrette, dit-il, que l'empereur des Perses ne se soit pas converti, mais votre prédication recevra toujours sa récompense. L'Ethiopien sort du bain aussi noir qu'il y était entré  mais le baigneur n'en est pas moins payé[99].

C'est également par des relations byzantines que le christianisme pénétrait jusqu'au centre de l'Arabie. Mais il avait beaucoup de peine à s'y maintenir et à s'y enraciner. Moundhir, prince de Hira, capitale de l'Arabie persane, adorait les divinités sémites et faisait immoler à la déesse Ouzza, la Vénus arabe, quatre cents vierges chrétiennes[100]. Mais vers l'année 594, Naaman, successeur de Moundhir, finit par se convertir à la vraie foi.

Grégoire se plaisait à voir dans les succès des armées impériales des gages de la propagation de l'Evangile. On dit de vous, écrivait-il au patrice Gennadius, exarque d'Afrique, on dit de vous que vous faites la guerre, non pour verser du sang, mais pour agrandir cette république, où nous voyons honore le nom de Dieu. Vous avez compris que si les vertus extérieures donnent la gloire de ce monde, seules les qualités intérieures d'un cœur pur rendent digne de participer aux joies célestes[101].

C'est surtout vers les peuples d'Espagne, dont son ami Léandre l'entretenait dans ses lettres, c'est vers les peuples de Gaule, dont il avait connu plusieurs représentants à Constantinople, c'est vers ses chers Anglo-Saxons, dont l'infortune avait ému sa jeunesse, que la pensée de Grégoire se portait avec une tendre charité. Soit qu'il félicite de son zèle le roi d'Espagne Récarède, et qu'il soutienne de ses encouragements ces importants conciles de Saragosse et de Tolède où s'ébauche le droit civil et canonique du Moyen Age[102] ; soit qu'en Gaule, il incite le zèle de Vigile d'Arles et de Sérénus de Marseille à réformer des abus qui se ressentent de la simonie et des usages qui font pressentir l'hérésie des iconoclastes[103] ; soit qu'il écrive à Brunehaut des lettres où les avis salutaires se mêlent aux félicitations ; soit qu'il suive de près, avec la sollicitude d'un père cette mission d'Angleterre, qui semble avoir été son œuvre préférée d'apostolat ; partout on voit le saint Pape se donner si complètement à l'affaire qu'il traite, qu'il semble n'en avoir pas d'autres à sa charge[104].

Cependant les incursions et les déprédations des Lombards se multiplient ; c'est le moment où l'on peut dire, suivant les expressions d'une inscription de cette époque, qu'il faut travailler gladios hostiles inter et iras[105]. Les Lombards menacent Rome, qui manque de tout, de troupes pour se défendre et de pain pour se nourrir. La population est près de se décourager. Le pontife, qui avait écrit dans son Pastoral que le premier devoir d'un évêque est la prédication, monte alors à l'ambon, et lit, ou fait lire, quand sa voix lui fait défaut, devant les fidèles assemblés, ses célèbres homélies sur le prophète Ezéchiel.

Les homélies Les vingt-deux homélies sur Ezéchiel forment, avec les quarante homélies sur l'Evangile, l'œuvre oratoire de saint Grégoire. Aucune œuvre des Pères n'a été plus promptement et plus universellement populaire. C'est aux Homélies sur les évangiles qu'on a emprunté un grand nombre des leçons de l'office liturgique. La parole de saint Grégoire le Grand n'a pourtant ni l'ampleur sonore de celle de saint Jean Chrysostome, ni le tour primesautier de celle de saint Augustin, ni ce sens critique qui était la marque personnelle de saint Jérôme ; elle n'atteint pas cette clarté familière qui faisait le succès des sermons de saint Césaire ; elle dédaigne souverainement ces ornements littéraires où se plaisait le goût affiné de saint Grégoire de Nazianze[106] ; mais elle est si éminemment communicative, si vivante, si pastorale, elle s'adapte si bien aux dispositions des hommes de son temps, qu'on s'explique sa popularité rapide. Très souvent, s'écrie-t-il, quand je suis seul, je lis l'Ecriture sainte, et je ne la comprends pas. J'arrive au milieu de vous, mes frères, et tout à coup je comprends. Cette intelligence soudaine m'en fait désirer une autre. Je voudrais savoir quels sont ceux par les mérites de qui l'intelligence me vient tout à coup. Elle m'est donnée pour ceux en présence de qui elle m'est donnée. Aussi, par la grâce de Dieu, pendant que l'intelligence grandit en moi, l'orgueil baisse. Car c'est au milieu de vous que j'apprends ce que je vous enseigne. Je vais vous l'avouer, mes enfants, la plupart du temps j'entends à mon oreille ce que je vous dis dans le moment où je vous le dis[107]. Je ne fais que répéter. Quand je ne comprends pas Ezéchiel, alors je me reconnais ; c'est bien moi, c'est l'aveugle. Quand je comprends, voilà le don de Dieu qui me vient à cause de vous. Quelquefois aussi je comprends l'Ecriture dans le secret. Dans ces moments-là, c'est que je pleure mes fautes ; les larmes seules me plaisent. Alors je suis ravi sur les ailes de la contemplation[108].

Les homélies sur le prophète Ezéchiel ne furent pas achevées. Le siège de Rome par Agidulfe obligea saint Grégoire à les interrompre. D'ailleurs tant de calamités, tant de troubles, portèrent les Romains à se demander alors si la fin du monde n'était pas imminente. Grégoire partagea ces appréhensions populaires et il s'en fit le pathétique interprète : Où est le Sénat ? où est le peuple ? s'écriait-il. Je ne vois que des édifices détruits et des murailles qui tombent... Ah ! méprisons ce siècle comme un flambeau désormais éteint et ensevelissons nos désirs mondains dans la mort du monde lui-même[109].

Comme la plupart des orateurs populaires, Grégoire avait le don, précieux et périlleux à la fois, de ressentir vivement en son cœur les passions qui agitaient la foule de ses auditeurs. Cette crainte de la fin du monde et de la venue du Juge terrible, remplirent ses dernières homélies sur Ezéchiel. Toutefois cette épouvante venait moins d'une conviction que d'une appréhension[110]. Elle ne parvint jamais à le décourager. Jamais elle ne l'empêcha de travailler au salut de son peuple et à l'avenir de l'Église. En même temps qu'il exhortait les fidèles à se préparer à la fin des temps, il négociait avec les Lombards[111], il intervenait auprès de l'empereur[112]. Comme l'a dit un grand apologiste de la Papauté, Grégoire voyait le monde crouler, il croyait que les derniers jours étaient venus. Néanmoins il ne refusait pas le labeur. D'une main, il empêchait Rome de disparaître ; de l'autre, il jetait, par delà les mers, la semence d'où naîtrait bientôt un nouveau peuple catholique. Il luttait contre la peste, contre les tremblements di terre, contre les barbares hérétiques et les barbares idolâtres, contre le paganisme mort et infect, mais qui restait à ensevelir : il luttait contre son propre corps accablé de maladies : et l'on peut dire que l'âme de Grégoire était la seule chose entièrement saine qui fut dans tout le genre humain[113]. Rien n'est plus remarquable dans la vie de ce grand homme. Ne croyant travailler que pour la conservation du monde antique, il devient, par cela seul qu'il fait son devoir d'état et qu'il obéit à la Providence, l'initiateur des temps nouveaux.

 

VII

Chef de l'Église universelle, patriarche d'Occident, métropolitain de la préfecture romaine, évêque de Rome, Grégoire, dit Bossuet, donna au monde un parfait modèle du gouvernement ecclésiastique[114].

Chef de l'Église universelle, nous l'avons vu réprimer l'orgueil naissant des patriarches de Constantinople. Patriarche de l'Occident, il a sous sa dépendance les métropolitains de Milan, de Ravenne, d'Aquilée en Italie, tous ceux de l'Afrique, de la Grèce, des Gaules et de l'Espagne[115]. Partout il tait prévaloir, avec fermeté et discrétion, les droits de son autorité. En Italie, il reçoit l'appel des évêques suffragants de Milan contre leur métropolitain ; en Grèce, il soutient les droits des évêques de Thèbes contre les prétentions des archevêques de Larisse ; en Afrique, il presse vigoureusement les évêques de réprimer l'hérésie donatiste ; en Gaule et en Espagne il est en correspondance suivie avec l'épiscopat. Le plus ambitieux des métropolitains de son patriarcat était l'archevêque de Ravenne. Sous le prétexte du séjour que les empereurs avaient fait dans cette ville et de la résidence que les exarques y avaient, Jean de Ravenne s'arrogeait des honneurs qui l'auraient élevé au-dessus des métropolitains. C'est envers lui que Grégoire se montre le plus intrépide défenseur de ses droits hiérarchiques. Vous devez vous conformer à l'usage de tous les métropolitains, lui écrit-il, ou montrer un privilège du Pape, si vous prétendez en avoir... J'ai fait chercher dans les archives... j'ai interrogé... je n'ai rien trouvé qui vous autorise à porter le pallium dans les processions et vos diacres à porter le manipule à Rome. Vous mettez l'honneur de l'épiscopat dans l'ostentation extérieure et non dans les vertus intérieures[116]. Le saint pontife toutefois se fait un honneur de respecter, à Milan, les traditions de l'église ambrosienne[117], et ses lettres aux évêques d'Afrique indiquent la volonté d'intervenir le moins possible dans les affaires intérieures des diocèses[118] ; partout où il le peut sans dommage pour la discipline, il efface son autorité. Il honore les autres patriarches avec une extrême délicatesse. Il écrit à Euloge, patriarche d'Antioche : Votre Sainteté m'a dit beaucoup de choses qui m'ont été douces sur la chaire de Pierre, prince des apôtres... J'ai volontiers écouté tout cela, car celui qui me parle ainsi du siège de Pierre occupe lui aussi le siège de Pierre ; et moi, qui n'aime point les honneurs qui ne s'adressent qu'à moi, je me suis réjoui, car vous vous donnez à vous-même, très saint frère, ce que vous m'attribuez. Bien qu'il y ait plusieurs apôtres, le seul siège du prince des apôtres a obtenu la primauté, ce siège d'un seul qui est établi en trois lieux, car Pierre a exalté (sublimavit) le siège de Rome où il a daigné se reposer et finir sa vie terrestre ; il a honoré (decoravit) le siège d'Alexandrie, où il a envoyé son disciple saint Marc l'évangéliste ; il a établi (firmavit) le siège d'Antioche, où il est demeuré sept ans[119].

Il est impossible, dit un historien[120], de mieux cacher sa propre grandeur sous de plus ingénieux artifices de mots ; la hiérarchie n'est indiquée que par des nuances dans l'expression : établi, honoré, exalté marquent trois degrés du siège triple et un, du haut duquel le vicaire du Christ gouverne la chrétienté.

Comme métropolitain, l'évêque de Rome avait, à la fin du VIe siècle, sous sa juridiction les provinces suburbicaires : la Campanie, la Toscane, l'Ombrie, le Picœnum Suburbicaire, la Pouille, la Calabre, la Corse, la Lucanie et la Valérie. Sur cette partie de l'Église, qui lui était attachée d'une manière plus spéciale, le zélé pontife veillait avec plus de soin. Trois fois il réunit ses suffragants en conciles provinciaux, en 591, en 595 et en 601. Nous avons les procès-verbaux du concile de 598 et de celui de 601. Le premier eut pour objet d'assurer un bon recrutement du clergé et une prudente administration des églises[121], le second se préoccupa surtout de sauvegarder une sage indépendance des monastères à l'égard des évêques dans les élections de leurs abbés et dans la gestion de leurs affaires particulières[122]. Grégoire poursuivit l'exécution de ces lois dans les diocèses qui dépendaient de lui avec un zèle infatigable.

Ce grand Pape se fit un devoir de respecter toujours la liberté des élections épiscopales. Il paraît par un grand nombre de lettres de ce saint pontife, dit Thomassin, qu'il n'a jamais voulu se mêler de donner des évêques aux évêchés vacants, et qu'il a toujours conservé à toutes les églises l'ancienne liberté d'élire leurs évêques... Mais comme les églises étaient souvent dans une extrême indigence de sujets capables de porter le poids d'une si haute dignité, ce Pape suppléait à leur défaut et leur donnait ceux qu'il tenait comme en réserve[123]. Il intervenait alors avec un tact admirable. Il agissait de même quand le besoin des paroisses l'obligeait à pourvoir à quelque cure vacante dans un diocèse étranger. J'ose croire, écrivait-il à l'évêque Importunus, que votre fraternité acceptera volontiers ce que nous faisons pour le bien de son diocèse[124].

C'est surtout comme évêque de Rome que Grégoire déploya une sollicitude pastorale de tous les instants. Il se sentait là comme un vrai père de famille, chargé de distribuer le pain du corps en même temps que celui de l'âme. Ce Romain de vieille race, qui croyait ne faire autre chose que de respecter les traditions de ses pères, c'était déjà le prélat féodal, dont l'œuvre sociale et politique, mêlée à sa mission spirituelle, faisait partie intégrante de ses fonctions épiscopales. Saint Grégoire eut si vivement le sentiment de ce devoir social, qu'ayant appris un jour qu'un pauvre était mort de faim dans la ville de Rome, il se priva, par pénitence, de célébrer le saint sacrifice plusieurs jours[125]. Mais il se préoccupait avant tout du bien spirituel des âmes. Il veillait sur la conduite des clercs ; il était même si exigeant de science ecclésiastique, que l'évêque Licinien de Carthagène lui écrivit ; Si vous exigez des prêtres une pareille science, on n'en trouvera jamais[126]. Ce qu'il aimait aussi, c'était de se trouver au milieu de son peuple de Rome, et de lui ouvrir son âme dans un discours familier. Il rétablit et réorganisa l'usage des Stations, que les troubles de cette époque avaient forcé d'interrompre et qui réunissait dans une église de Rome une partie du clergé et les fidèles sous la présidence du Pape. C'est là, au milieu de son peuple, que la parole de Grégoire trouvait ses accents les plus pénétrants. Il souffrait quand la faiblesse de sa voix fatiguée l'obligeait à faire lire ses homélies ; la parole vivante, disait-il, saisit plus vivement le cœur qu'une lecture, qui exige un intermédiaire[127]. A cette œuvre des Stations, qui eut une si grande influence sur la liturgie, se rattache la composition du Sacramentaire qui porte son nom[128].

La tradition qui attribue à saint Grégoire la fixation définitive du chant liturgique doit être respectée. Les travaux les plus récents de la critique semblent confirmer de tous points les affirmations de l'historien de saint Grégoire, Jean Diacre : Dans la maison du Seigneur, comme un autre savant Salomon, et à cause de la componction et de la douceur de la musique, le plus zélé des chantres compila très utilement l'antiphonaire. Il constitua aussi la Schola cantorum, qui chante encore dans la sainte Église et d'après les mêmes principes[129]. De fait, ce n'est qu'à partir de saint Grégoire qu'il est fait mention dans les actes pontificaux de la Schola cantorum. Les dires de Jean Diacre sont confirmés par deux documents qui datent d'un siècle après la mort de saint Grégoire : l'un émane du vénérable Bède et l'autre d'Egbert, archevêque d'York[130]. Jean Diacre affirme que saint Grégoire fit don à la Schola cantorum de nombreux champs et de deux maisons, l'une près de Saint-Pierre et l'autre près du Latran. On y conserve, ajoute-t-il, avec la vénération qui leur est due, l'antiphonaire authentique, le lit de repos où il chantait et la férule dont il menaçait les enfants.

On a fait remarquer que les pierres elles-mêmes, des pierres funéraires, gardent le souvenir du pontife musicien. Quarante ans après lui, on grava sur la tombe du pape Honorius cet éloge : Pasteur excellent dans le chant divin, il fut le digne successeur de Grégoire[131].

Jamais le saint Pape ne voulut pourvoir à la belle exécution des chants au détriment de la dignité ecclésiastique. Le premier canon du concile romain de 595, proposé par Grégoire et acclamé par les évêques, est ainsi conçu : La coutume s'est depuis longtemps introduite dans l'Église romaine d'ordonner diacres des chantres, et de les employer à chanter, au lieu de les faire prêcher ou de leur confier le soin des pauvres. Il est résulté de là que, pour recevoir quelqu'un aux ordres sacrés, on a beaucoup plus eu égard à une belle voix qu'à un caractère irréprochable. Aussi ne devra-t-on plus faire chanter les diacres à l'Église, sauf l'évangile de la messe ; les autres leçons seront chantées par les sous-diacres ou même par les minorés[132].

On cite peu d'églises construites par saint Grégoire. Il eut beaucoup plus à s'occuper, suivant une remarque de son biographe, des édifices spirituels que des temples matériels[133]. Le temps des invasions des barbares était peu propice à de tels travaux.

 

VIII

Le besoin le plus pressant à cette époque était le soin des pauvres. Les guerres et les calamités de toutes sortes dont nous avons parlé, avaient causé une misère effroyable. De malheureux fugitifs, chassés par les Lombards, venaient se réfugier à Rome. Une lettre du Souverain Pontife, écrite à Théotiste, sœur de l'empereur Maurice, nous apprend qu'il avait, en 593, trois mille religieuses à sa charge[134]. La charité de Grégoire se montra à la hauteur de ces terribles nécessités. Par ses diacres, par lui-même, il distribua les plus larges aumônes. A chaque grande fête, et tous les premiers jours du mois, il présidait à des distributions de blé, de vin, de légumes, de viande, de poisson et de vêtements[135] : l'Église, dit Jean Diacre, était devenue comme un magasin, où tout le monde accourait[136]. Le saint Pape disait : ce sont ces souffrances des pauvres et les aumônes des riches qui sauveront la cité[137].

Cette charité n'était pas faite au hasard. Un ordre parfait y présidait. Des diacres, choisis parmi les hommes probes et intègres, en avaient la haute responsabilité : des vidames étaient chargés de donner l'hospitalité au nom de l'évêque, des femmes pieuses, appelées matriculæ ou mulieres de matriculis, étaient préposées à la direction d'hospices charitables[138]. Plusieurs de ces hospices recevaient des contributions du public et du trésor de l'empire, et Grégoire veillait à la rentrée régulière de ces contributions[139]. Jean Diacre assure qu'on voyait de son temps, au palais du Latran, un registre de toutes les personnes à qui le Pape avait fait des distributions régulières[140].

De pareilles nécessités sociales étaient une raison de plus pour Grégoire de veiller à la bonne administration du patrimoine pontifical. La gestion de ce patrimoine, ou plutôt de ces patrimoines (patrimonia), comme on les appelait, est peut-être le chef-d'œuvre du génie organisateur de saint Grégoire. Les indications que nous trouvons çà et là dans la correspondance du Pontife nous permettent de reconstituer à peu près les cadres et le fonctionnement de cette œuvre admirable de prévoyance sociale et d'éducation morale.

Ces documents nous permettent d'abord de constater la grande importance de ces biens patrimoniaux[141]. Aux libéralités de Constantin, aux offrandes nombreuses des fidèles, qui s'étaient accumulées depuis plusieurs siècles, l'institution monastique avait ajouté un apport considérable. Celui qui se donnait à Dieu commençait ordinairement par distribuer son bien aux pauvres, et c'est l'évêque de Rome qu'il chargeait souvent de réaliser ses charitables intentions.

La correspondance de saint Grégoire nous initie à l'organisation de ces patrimonia ou massæ. A la tête se trouve un intendant ou rector. Le Pape rappelle à ces intendants qu'ils ne sont pas chargés seulement de gérer les biens, mais d'en employer les revenus à des œuvres d'assistance : Souvenez-vous, écrit-il à l'intendant de Campanie, que votre devoir n'est pas de vous borner à administrer le patrimoine, mais que je vous ai placé là pour aider les pauvres[142]. Au-dessous de l'intendant sont les défenseurs ; leur mission est complexe : ce sont des sortes de légats que Grégoire appelle quelque part des soldats de saint Pierre[143]. A ce titre ils aident à la réunion des conciles et admonestent au besoin les évêques au nom du Pape. Ce sont en même temps des sortes de juges d'instruction qui procèdent à des enquêtes, des officiers de police qui ramènent les esclaves fugitifs, des juges de paix qui citent en conciliation les pasteurs et les fidèles en cas de conflit, des tuteurs légaux qui prennent sous leur protection les étrangers venant se réfugier sur les terres du Pape ; bref, ils sont les exécuteurs universels des ordres du souverain pontife[144]. Dans un rang inférieur se trouvent les tonsuratores, préposés à la surveillance immédiate des colons. Ils ne sont point clercs, mais tonsurés en signe de dépendance. Grégoire les réprimande quand ils empiètent sur les fonctions des défenseurs[145]. Les conductores massarum ou fermiers exploitent les terres moyennant un fermage annuel. C'est dans la surveillance de leur exploitation que Grégoire se montre le plus vigilant et le plus intelligent des propriétaires. Il encourage les bons en leur consentant des baux emphytéotiques qui, les fixant à la terre pour trois générations, donnent plus de stabilité aux familles et favorisent un travail plus sagement productif. Il surveille et fait contrôler de très près les fermiers suspects. Dans les pays où il lui est difficile de trouver des fermiers désintéressés, il remplace le fermage par la gestion directe, confiée à des prêtres ou à des moines, qui administrent paternellement le domaine[146].

A tous, intendants, défenseurs et fermiers, Grégoire répète les mêmes maximes, à savoir que les patrimoines sont les biens des pauvres, res pauperum, bona pauperum, utilitates pauperum, qu'il faut rechercher, non pas l'or, mais la justice éternelle[147], qu'un soldat de saint Pierre doit combattre uniquement pour saint Pierre, c'est-à-dire pour la justice et pour la vérité[148], et qu'il ne faut pas permettre que le trésor de l'Église soit souillé par des manœuvres d'intérêt[149].

Il veille à ce que les revenus ne soient pas détournés de leur emploi normal, qui est de racheter des prisonniers de guerre, d'affranchir les esclaves, de soutenir les monastères pauvres, parfois de donner des subsides à quelque grand personnage de la cour byzantine tombé dans la misère, et exceptionnellement d'obtenir des barbares, à défaut d'autres moyens, la paix ou la trêve au prix de l'or.

La sollicitude du saint pontife se porte surtout sur les pauvres gens, colons ou esclaves, qui travaillent à la sueur de leur front dans le domaine de saint Pierre.

Les colons sont cette classe d'hommes qu'on voit apparaître après Constantin, différents des esclaves et des hommes libres, attachés à la terre où ils travaillent, et dont les empereurs chrétiens Valentinien et Gratien ont réglé la situation légale. Grégoire cherche à adoucir la condition de ceux qui demeurent sur ses terres. Il demande qu'on ne leur impose qu'un travail proportionné aux forces de chacun, il leur permet de se marier librement dans les limites de la colonie. Il leur accorde le droit important de faire parvenir au Saint-Siège leurs réclamations lorsqu'ils se croient victimes d'une injustice de la part des fermiers ou de la part des intendants et défenseurs. Ses jugements sont alors admirables de sage équité. Il exige du défenseur Scholasticus, qu'un colon de l'église de Catane soit, suivant sa réclamation, payé du juste prix[150]. A un colon de Sicile, à qui on a fait payer deux fois la contribution légale, il demande qu'on restitue le plus-perçu, et qu'on lui rende les objets qu'il a mis en gage. Qu'on n'oublie pas, ajoute-t-il, de remettre à sa fille la coupe de son père[151]. C'était sans doute un objet que celle-ci avait particulièrement réclamé.

De nombreux esclaves étaient employés dans les patrimoines du Saint-Siège, aussi bien que dans les domaines des monastères et des évêchés. L'esclavage était encore une institution légale. A Rome même se tenait un marché d'esclaves. Grégoire en a acheté, en a reçu en cadeau, en a envoyé à des amis[152]. Et l'œuvre de la civilisation chrétienne n'a eu qu'à se féliciter de cette sage attitude de l'Eglise. Dans les terres ecclésiastiques, les esclaves étaient regardés comme les égaux de leur maître devant Dieu ; c'est là qu'ils recevaient l'éducation morale qui les rendait capables de la liberté. Grégoire s'empressait alors de les affranchir. La plupart du temps il jugeait plus sage de les faire passer de l'esclavage au colonat. Mais lorsqu'il les jugeait dignes de mener la vie d'hommes libres, il les affranchissait pleinement. Il faisait alors souvent la cérémonie de l'affranchissement dans une église, ce qui, suivant le code Justinien, leur donnait la liberté complète[153].

La lettre par laquelle il affranchit Thomas et Montana, esclaves de l'Église romaine, débute ainsi : Puisque notre Rédempteur, auteur de toute créature, n'a daigné prendre une chair humaine que pour briser la chaîne de notre servitude et nous rendre à l'antique liberté, nous ne saurions mieux faire, à notre tour, que d'avoir pitié de ces hommes que la nature avait fait libres et que le droit des gens a fait esclaves, afin de les rendre, par l'affranchissement, à la liberté pour laquelle ils sont nés[154].

Grégoire veille à ce que les évêques et les abbés traitent leurs esclaves avec la même douceur. L'évêque de Ravenne, pour s'être montré injuste envers ses esclaves, s'attire une verte remontrance. L'évêque de Syracuse reçoit un avertissement sévère, parce qu'il a négligé de sévir contre un propriétaire qui s'était permis de séparer une femme esclave de ses enfants. Si un pareil fait venait à se reproduire, ajoute le Pape, je me verrais obligé de sévir et de poursuivre par les voies canoniques, non pas le laïque qui a commis l'injustice, mais l'évêque qui l'a laissé commettre[155]. Aussi voit-on affluer les esclaves fugitifs sur les terres ecclésiastiques. S'ils ont failli, la bonté des pasteurs les relève ; s'ils sont injustement poursuivis, l'autorité ecclésiastique les défend énergiquement. S'ils ne sont coupables que d'une faute légère, Grégoire veut qu'on ne les rende à leurs maîtres qu'après avoir obtenu de ceux-ci le pardon[156].

Une autre catégorie de personnes commence à peupler les patrimoines du Saint-Siège, ce sont les commendati, les recommandés ou clients. Des hommes libres fuyant devant les Lombards viennent se mettre sous la protection de l'Église, se commendare Ecclesiæ. Grégoire charge les défenseurs du patronage de ces nouveaux sujets. Les mots de patronage, de protection, de recommandation, de défense, tuitio, commendatio, defensio, sont de plus en plus usités. C'est la féodalité qui commence[157].

Nous venons d'écrire, à propos du Pape, le mot de sujet : il n'est pas encore absolument justifié. Pourtant le patrimoine de saint Pierre, tel qu'il se constitue sous saint Grégoire, est presque un état : Par l'accroissement et l'administration des patrimoines, écrit M. Charles Diehl[158], Grégoire le Grand posait, pour le jour où la papauté serait émancipée de l'autorité impériale, les bases du pouvoir temporel.

Par là encore saint Grégoire est un initiateur du Moyen Abe. Il l'est aussi par l'autorité qu'il exerce sur les peuples barbares convertis et sur leurs églises.

On a voulu le nier. Pour M. Harnack et pour M. Fustel de Coulanges, il n'y aurait pas eu de suprématie pontificale proprement dite, du Ve au IXe siècle, ni à l'égard des rois chrétiens ni à l'égard même des églises nationales. Pour ces historiens, le pouvoir des Papes serait venu de l'extérieur, et pour ainsi dire du cadre social dans lequel l'Église s'est trouvée. Tant que le cadre de l'empire romain a subsisté, la papauté en a profité, puis elle a tiré profit de la puissante centralisation opérée par Charlemagne, mais entre ces deux régimes politiques il y aurait un véritable interrègne de l'autorité pontificale. A cette époque, dit M. Fustel de Coulanges[159], Rome avait une prééminence, non un pouvoir... l'Église chrétienne est alors une fédération de cités, d'églises, dont chacune est une petite monarchie. Et M. Harnack soutient qu'à l'époque mérovingienne, la primauté juridique de l'évêque de Rome n'existait pas. Elle ne serait donc pas essentielle à l'Église, elle n'aurait eu sa raison d'être que dans des circonstances extérieures et saint Grégoire le Grand ne l'aurait aucunement exercée[160].

Ces assertions trouveront leur critique dans le simple exposé des origines chrétiennes de la France, de l'Angleterre, de l'Allemagne et de l'Espagne[161]. Qu'il nous suffise d'opposer pour le moment aux deux illustres historiens les affirmations contraires du savant auteur de l'Histoire de Rome au Moyen âge et de l'éminent éditeur du Liber Pontificalis. Il ne faut pas exagérer, dit le P. Grisar, l'importance critique de ce tournant de l'histoire (de la chute de l'Empire romain à la formation de l'empire carolingien). La cité chrétienne était de taille à faire face à ses nouveaux devoirs... Les évêques de l'Église avaient une formation romaine, les missionnaires firent des centres de civilisation romaine, les décrets ecclésiastiques suivirent les voies du droit romain, et partout les représentants de l'Église réclamèrent le maintien du lien religieux avec Rome qui désormais représentait l'unité de l'humanité dans un sens bien plus haut que jadis[162].

Mgr Duchesne reconnaît que le pouvoir des Papes, tel que l'a exercé saint Grégoire VII, a sa justification dans la plus ancienne tradition ecclésiastique, en particulier dans celle qui remonte à saint Léon et à saint Grégoire le Grand[163].

Il est, sans doute un gouvernement devant lequel Grégoire s'est toujours considéré comme un fidèle et loyal sujet, c'est l'empire romain de Byzance. Cela tient surtout, dit justement le P. Grisar, au respect du droit et à cet esprit conservateur qui marque d'une empreinte profonde le gouvernement des Papes et que des motifs religieux les engageaient à entretenir[164]. Nous avons vu cependant qu'il sut résister à l'empereur Maurice, lorsque celui-ci entreprit sur les droits de l'Eglise. Il est vrai que lorsque, en 602, l'aventurier Phocas se fut fait proclamer empereur après avoir tué Maurice et sa famille, Grégoire envoya au nouveau monarque une lettre pleine de félicitations sur son avènement. Mais le Pape ne connaissait cette révolution que par les lettres de Phocas lui-même et de l'impératrice Léontia[165]. La mort ne lui laissa pas le temps de protester contre les crimes de Phocas comme il avait combattu les empiétements de Maurice[166].

Si, sur la question de la suprématie pontificale, la politique de Grégoire Ier prépara celle de Grégoire VII, elle posa les principes dont s'inspira Innocent III dans la répression des hérésies. Nul n'a plus nettement affirmé que saint Grégoire le droit que possède l'Église de juger les hérétiques, et le devoir qui s'impose à l'Etat de les réprimer comme perturbateurs de l'ordre social[167]. Elle est de saint Grégoire cette parole, dont il serait facile à une religion mal comprise d'abuser, et que le Moyen Age inséra dans le Decretum Gratiani, que la torture du corps doit servir au moins à procurer la santé de l'âme[168]. Il veut qu'on punisse ceux qui, dans le patrimoine de saint Pierre, sont tombés dans le manichéisme, afin de les rendre à l'Église[169]. Il presse les évêques africains de poursuivre les donatistes, et encourage l'exarque d'Afrique à les réprimer vigoureusement. Les hérétiques, ce sont, suivant une expression qui se rencontre souvent dans ses écrits, des lépreux spirituels qui contaminent le troupeau des fidèles[170] ; Toutefois il paraît bien résulter de plusieurs de ses paroles et de sa manière générale d'agir qu'il n'entendait appliquer ces principes qu'aux hérétiques de mauvaise fois[171]. Grégoire reconnaît que la pureté du cœur peut exister en ceux qui professent des dogmes pervers, et alors il faut agir, dit-il, à leur égard avec beaucoup de douceur[172]. Même avec les plus mal intentionnés, il pense qu'il n'est pas toujours à propos de sévir, et que mieux vaut souvent tolérer le mal avec patience[173]. Il se méfie des esprits intransigeants, passionnés ou fanatiques. Il y avait, à Rome, au temps de saint Grégoire, beaucoup de ces fougueux champions de la bonne cause, qui cherchaient à se donner, par un zèle intempestif contre l'hérésie, un bon renom d'orthodoxie, tandis qu'ils ne valaient pas mieux que les hérétiques qu'ils poursuivaient. Le sage pontife se méfie de ces faux frères, car ils n'ont pas, dit-il, l'esprit de Jésus-Christ[174].

Grégoire fait application de ces principes aux donatistes, aux manichéens, aux infidèles, mais surtout aux juifs, qui, à cette époque, se trouvaient en grand nombre dans les villes d'Italie et à Rome même. Ils y pratiquaient souvent l'usure, et les populations irritées se portaient parfois contre leurs synagogues, leurs propriétés privées ou leurs personnes à des représailles violentes. Le pontife intervient à plusieurs reprises pour faire respecter kirs synagogues[175], Il blâme vivement l'évêque de Terracine, qui avait troublé la liberté de leur culte et violé leur propriété[176]. Il proteste contre le zèle d'un néophyte qui est allé troubler les israélites dans leurs prières[177]. Il s'indigne en apprenant qu'on a voulu baptiser des juifs par contrainte[178]. Tout ce qu'il ose faire, c'est de compenser les dommages matériels qui peuvent résulter pour les juifs convertis de l'hostilité de leurs anciens coreligionnaires. Il les décharge partiellement de leurs impôts[179]. Il veille d'ailleurs à l'observation de la loi romaine, qui défend aux juifs de posséder des esclaves chrétiens[180].

L'Église du Moyen Age suivra ces sages traditions. Bravant l'impopularité des formules, elle n'hésitera jamais à proclamer hautement que la vérité seule a des droits et que l'Eglise catholique seule possède l'intégrale vérité. Mais en présence des consciences et des réalités contingentes, l'Église, dans son ensemble, montrera, même en faveur de ses pires ennemis, un respect de la personne humaine, que pratiqueront bien rarement à son égard ceux qui se seront détachés d'elle en se faisant un drapeau des mots de tolérance et de liberté.

Cependant, la santé du grand pontife déclinait de plus en plus. Depuis l'année 598, il gardait le lit presque continuellement[181]. En janvier 604, surmontant une douloureuse fatigue, il dicta une dernière lettre à Théodelinde, reine des Lombards, pour la féliciter de la paix que venait d'accorder le roi Agidulfe à l'Italie et du baptême d'un jeune prince lombard.

Deux mois après, croyant peut-être que l'empire et le monde allaient disparaître bientôt après lui, mais conscient d'avoir accompli son devoir jusqu'au bout, il rendit son âme à Dieu le 12 mars 604. Ce grand Pape, selon les expressions de Bossuet, avait instruit les empereurs, consolé l'Afrique, confirmé en Espagne les Visigoths convertis de l'arianisme, converti l'Angleterre, réformé la discipline en France, fléchi les Lombards, sauvé Rome et l'Italie, réprimé l'orgueil naissant des patriarches, éclairé toute l'Église par sa doctrine, gouverné l'Orient et l'Occident avec autant de vigueur que d'humilité[182]. Il avait fait plus ; il avait accompli toutes ces choses avec un zèle tout apostolique, au nom d'une justice sociale dont il se sentait le défenseur responsable ; il avait fait retentir les mots de justice, de droit, de liberté aux oreilles des empereurs, des exarques, des rois lombards, des évêques, des abbés et des peuples, comme personne ne l'avait fait avant lui. Mon ministère, écrivait-il, m'oblige à courir partout où l'exige la justice[183]. Ce que je veux, disait-il à l'exarque Gennadius, c'est faire fleurir ensemble la justice et la liberté, ut possit florere cum libertate justitia[184]. Il ordonne de réunir des conciles annuels en Sicile pour venir en aide aux opprimés[185]. Les rois des nations, disait-il, sont des maîtres d'esclaves, mais celui qui commande aux Romains doit être un maître d'hommes libres. Quoi que vous fassiez, sauvegardez d'abord les droits de la justice, puis respectez ceux de la liberté. Donnez à ceux qui vous sont soumis la liberté que vos supérieurs vous donnent à vous-mêmes[186]. C'était bien là, suivant les expressions d'un historien non suspect de partialité envers l'Église, la grande voix des Papes du Moyen Age devenant, quand l'âme des peuples était encore endormie, la conscience vivante du monde de l'esprit, discernant et suivant avec les yeux de l'aigle les actes des empereurs et des rois, des nobles et des évêques[187]. Le souffle qui anime les paroles que nous venons de citer est déjà le souffle de la Chevalerie et des Croisades[188].

 

 

 



[1] Voir les déclarations de saint Grégoire lui-même dans plusieurs de ses Lettres et dans le prologue de ses Morales sur Job. Pendant la durée de son pontificat, saint Grégoire fut souvent obligé de passer une partie de ses jours sur un lit ; il fut plusieurs fois près de mourir.

[2] Le Nain de Tillemont, Mémoires, t. XVI, p 339.

[3] Il avait l'âge de discernement en 546, car il a conservé le souvenir du terrible siège de Rome par Totila, qu'il raconte dans ses Dialogues, l. III, ch. XI.

[4] MURATORI, Scriptores rerum italicarum, t. Ier. PROCOPE, III, 22.

[5] Dialogues, l. III, ch. XXVII, XXVIII.

[6] Dialogues, l. II, ch. XVII.

[7] Paul DIACRE, De gestis longob., II, 4. P. L., XCV, 480.

[8] Sur la topographie de Rome à cette époque, voir GRISAR, Hist. de Rome et des Papes au Moyen Age, l. I, ch. IV, § 3, La consécration des monuments de Rome par les barbares, et ch. V, § 5 et 6, Les merveilles de Rome.

[9] FORTUNAT, Carm., III, 20 ; VI, 8.

[10] Ép. XI, 74, P. L., t. LXXVII, col. 1213. M. G. H., Reg. XI, 55, p. 320. Dans ses œuvres, saint Grégoire cite pourtant parfois des mots grecs, et les traduit.

[11] ORTOLAN, Explication historique des Institutes de Justinien, t. I, p. 498.

[12] Morales sur Job, II, 16. MIGNE, t. LXXV, col. 569.

[13] Ep. III, 54. MIGNE, t. LXXVII, col. 649. M. G. H., Reg., III, 65, p. 226.

[14] Homil. in Esech., Præf. MIGNE, t. LXXVI, col. 785.

[15] Morales sur Job, Prol., c. 1. P. L., LXXV, 511.

[16] Le Registre de S. Grégoire, IV, 2, porte les mots urbanam præturam gerens. Même expression dans Jean DIACRE, I, 3. Mais la préture urbaine n'existait plus au Ve siècle. Peut-être s'agissait-il de la préture du peuple, præturam plebis, instituée par la Novelle XIII du 16 septembre 535, ou du vicariat de la ville de Rome, car Cassiodore parle d'un vicarius urbis Romæ existant à cette époque (Variæ, VI). Il est plus probable qu'il s'agissait de la préfecture de Rome, et qu'il faut préférer la leçon qui se trouve en un manuscrit, præfecturam, au lieu de præturam.

[17] Cf. DUCHESNE, Liber Pontificalis, t. I, p. 515, note 12.

[18] DUCHESNE, Liber Pontificalis, t. I, p. 490.

[19] GRÉG. DE TOURS, Hist. des Francs, l. X, ch. I. Paul DIACRE, Vita Greg., IV. P. L., LXXV, 43.

[20] Morales, XXX, 16. P. L., LXXVI, 553.

[21] La vie de saint Benoît forme le livre II des Dialogues.

[22] Dialogues, l. II, ch. VII. Traduction Cartier.

[23] BOSSUET, Panégyrique de saint Benoît, 2e point.

[24] Dialogues, l. II, ch. I. Les Dialogues ne furent écrits que vers 593-594, mais ils furent composés par saint Grégoire d'après les souvenirs des premiers temps de sa vie monastique, et sans doute il ne fit que fixer par l'écriture des récits souvent répétés par lui de vive voix.

[25] Civilta cattolica, Serie 14, vol. V, 1890, p. 31. EWALD, Hist. Aufsätzs dem Andenken an G. Waitz, 1886, p. 25, 38.

[26] R. P. DELEHAYE, Les légendes hagiographiques, p. 29-41.

[27] Le narrateur, comme mis en verve par le premier jeu de mots, les multiplie, et il faut avouer qu'ils sont de moins en moins naturels. De quel pays venez-vous ? demande Grégoire. — De Déira. — On vous délivrera de l'ire de Dieu, de ira Dei. Et votre roi, comment se nomme-t-il ?Œlla. — Alleluia ? Les louanges de Dieu seront chantées dans son royaume. Quand Grégoire, en fuite, est rejoint par la foule qui veut le ramener à Rome, il rencontre une sauterelle, en latin locusta. Locusta ! s'écrie t-il, in loto sta ! Arrêtons nous en ce lieu. C'est la voix de Dieu. Et il ne poursuit plus sa marche.

[28] Nous apprenons par une lettre que saint Grégoire, en 595, fit acheter en Gaule de jeunes Angles pour les élever dans son monastère. Ep. VI, 7. M. G. H., Reg., VI, 10, p. 389. P. L., LXXVII, 799.

[29] Telle est la conclusion du dernier historien de saint Grégoire, F. HOMFS DODDEN, Gregory the Great, his place in History and Thought, Londres, 1905, t. I, p. 196 ; c'est aussi celle de Dom CABROL, L'Angleterre chrétienne avant les Normands, Paris, 1909, p. 53.

[30] Dialogues, Préface. On a souvent fait remarquer que saint Grégoire le Grand, dans ses écrits et ses homélies, fournit peu de documents à l'historien. Cela est vrai, si l'on entend parler de détails précis, de dates et de faits bien contrôlés. Mais peu d'écrivains sont, par la spontanéité et la sincérité, plus révélateur du fond de leur propre vie et de la vie infirme de leurs contemporains. Saint Grégoire parle et écrit toujours avec toute son âme.

[31] Paul DIACRE, I, 5. P. L., LXXV, 43.

[32] Jean DIACRE, I, 9 ; II, 22. P. L., LXXV, 66, 96.

[33] Le nonce était logé dans le palais de l'empereur. Moral., præf., c. 1 et 2. P. L., LXXV, 511.

[34] Sur les magnificences de Constantinople au VIe siècle, voir Ch. DIEHL, Justinien et la civilisation byzantine au VIe siècle, un vol. gr. in-8°, Paris, 1901. Voir le détail de ces cérémonies dans le livre des Cérémonies, MIGNE, P. L., t. CXII, col. 79 et suivantes et col. 1047. Cf. Mon. Germ. hist., Script., t. III, p. 333. M. KURTH, Les Origines de la civilisation moderne, t. I, ch. VI, Byzance, en a fait le tableau ; mais c'est dans deux mosaïques de l'époque qui se trouvent à l'église San Vitale de Ravenne qu'on en trouve la saisissante évocation.

[35] J. LABOURT, Le christianisme dans l'empire perse, p. 177 et suivantes. Ch. DIEHL, Justinien, p. 215.

[36] DUCHESNE, Eglises séparées, p. 72. R. P. VAILHÉ, dans le Dictionnaire de Théologie, au mot Constantinople.

[37] DUCHESNE, Eglises séparées, p. 72.

[38] DUCHESNE, Eglises séparées, p. 173, 174.

[39] DUCHESNE, Eglises séparées, p. 177.

[40] MANSI, IX, 153.

[41] Morales sur Job. Epitre dédicatoire à saint Léandre, évêque de Séville, ch. V. MIGNE, P. L., LX V, col. 515.

[42] JOB, XXXI, 35.

[43] P. L., t. LXXVI, col. 253.

[44] JOB, V, 24. Cette traduction de la Vulgate est loin d'être littérale. Le sens du texte original est celui ci : Tu sauras que la paix est sous tes tentes et, visitant l'endroit où paissent tes troupeaux, tu verrai que rien n'y manque. Mais Grégoire, nous l'avons dit, ne se préoccupe, dans son commentaire, que de trouver un sens mystique aux versets de la traduction latine.

[45] Morales sur Job, l. VI, c. XXXIV, XXXV. P. L., t. LXXV, col. 758.

[46] Morales sur Job, l. XV, c. LVI. P. L., t. LXXV, col. 1078, 1079. Cf. PARGOIRE, L'Eglise byzantine de 527 à 847, Paris, 1905, 1 vol. in-12, p. 42. La doctrine soutenue par Entychius est connue sous le nom d'Aphthartodocétisme. Les aphtharlodocètes étaient en lutte avec les phtartolâtres. Les deux sectes étaient issues de l'hérésie monophysite. L'empereur Justinien, à la fin de sa vie, était tombé dans l'aphthartodocétisme.

[47] Lettre citée par Jean Diacre, I, 32.

[48] Paul DIACRE, Hist. long., III, 23, P. L., XCV, 525.

[49] PLINE L'ANCIEN, Hist. nat., II, 86

[50] Dial., II, 15.

[51] LACTANCE, Divin. instit., VII, 25.

[52] TERTULLIEN, Apologétique, ch. XXXII ; Ad Scapulam, ch. II.

[53] Dial., IV, 55. Saint Grégoire ajoute que le moine coupable mourut contrit et repentant, et que lui-même ayant compassion de cette âme célébra à son intention trente messes. Le trentième jour, frère Justus apparut à un de ses frères et lui annonça qu'il était délivré. C'est l'origine de la dévotion du trentain de S. Grégoire, qui consiste à faire dire trente messes de suite pour l'âme d'un trépassé.

[54] GRÉG. DE TOURS, Hist. des Francs, X, 1. Tous les faits qui se rapportent à l'élection de saint Grégoire nous sont racontés dans ce chapitre de l'histoire de Grégoire de Tours avec des détails dont on no saurait raisonnablement con tester l'historicité. Ils furent racontés à l'historien par un de ses diacres qui se trouvait à Rome et qui fut témoin de tous ces événements. La correspondance de saint Grégoire confirmerait, au besoin, le récit de Grégoire de Tours.

[55] GRÉG. DE TOURS, Hist. des Francs, X, 1.

[56] Paul Diacre, qui a écrit au VIIIe siècle, et Jean Diacre, qui a composé la vie de saint Grégoire à la fin du IXe siècle, à la sollicitation du pape Jean VIII (872-882), ainsi qu'il le déclare lui-même (P. L., LXXV, 61) ne parlent pas encore de ce fait miraculeux.

[57] Le diacre de saint Grégoire de Tours, qui assistait à la procession, ne parle pas de ce miracle, ou du moins, Grégoire de Tours, qui donne le récit de son diacre, est muet sur ce fait ; or, on connait le soin avec lequel l'auteur de l'Histoire des Francs s'enquiert des moindres incidents miraculeux et l'empressement avec lequel il les raconte.

[58] Qua, narrantur de viso angelo et sedata peste dubiæ videntur fidei. P. L., LXXV, 280. C'est l'opinion adoptée dans la Civitta cattolica, série 16, vol. V, an 1890 : Il pontificato di S. Gregorio Magno nella storia della civitta cristiana, p. 29, 30. L'article de la Civitta, non signé, est du R. P. GRISAR, S. J., professeur à l'université d'Insprück. Cf. Civitta, du 1er janvier 1893, p. 191. C'est à tort que les Bénédictins éditeurs des œuvres de saint Grégoire font remonter à cette procession de 590 l'origine de la Grande Litanie ou procession de saint Marc. Le premier document concernant la Grande Litanie est de 598 (JAFFÉ, I, 1153). Cf. DUCHESNE, Origines du culte chrétien, 2e édition, p. 277.

[59] Saint Grégoire fait plusieurs fois allusion à sa fuite. Voir Ep. VII, 4. P. L., t. LXXVII, col. 855. M. G. H., Reg., VII, 5, p. 447 et Pastoral., préface.

[60] Jean DIACRE, IV, c. LXXXIII, LXXXIV. Jean Diacre décrit ainsi, d'une manière fort précise, le portrait de saint Grégoire, qu'il avait vu au IXe siècle, dans le monastère ad clivum Scauri. Ce portrait avait été fait peu de temps avant l'élévation de Grégoire au pontificat. Voir dans MIGNE, P. L., t. LXXV, col 461-478, la dissertation d'Angelo ROCCA, De imaginibus S. Gregorii Magni.

[61] Reg., I, 20, p. 43. P. L., LXXVII, col. 433.

[62] Reg., I, 29, p. 42. P. L., LXXVII, col. 483.

[63] Reg., I, 5, p. 6. P. L., LXXVII, col. 448.

[64] Jean DIACRE, II, 13, 14. P. L., LXXV, 92, 93.

[65] C'est la conclusion d'Ewald dans les Neues Archin der Gesellschaft für ältere deutsche Geschichtskunde, t. III, p. 431-625. Le Registrum des lettres de saint Grégoire forme deux volumes des Monmenta Germaniæ historica. Il est le fruit des travaux d'Ewald et de Bartmann.

[66] Jean DIACRE, II, 5.

[67] M. Cerruti, conservateur de la bibliothèque Ambrosienne de Milan, en a publié, en 1869, une traduction italienne du XIIIe siècle.

[68] 2e concile de Châlons, 3e concile de Tours.

[69] LABBE, Conc., t, VII, p. 1255.

[70] BARDENHEVER, Les Pères de l'Eglise, t. III, p. 202. Saint Grégoire, dans une lettre à saint Léandre, évêque de Séville, dit : Librum regulæ pastoralis, quem in episcopatus mei exordio scripsi. Reg., V, 53, p. 352, P. L., LXXVII, col. 778.

[71] Jean DIACRE, II, 23, P. L., LXXV, 96. L'historicité de ce trait, qui est resté un des épisodes les plus connus de la légende de saint Grégoire au Moyen Âge, a été mise en doute. Il a paru à quelques-uns n'être que la répétition d'un autre fait rapporté par le saint Pape dans une de ses homélies (Hom., 23, in Evang., lib., II, P. L., LXXVI, 1183). C'est l'opinion soutenue par le R. P. GRISAR, S. J., dans la Civitta cattolica de 1890, série 14, t. VI, p. 418. Questa legenda, dit le savant Jésuite, no e che la repetizione a verbo di un facto gia conosciuto a tempi di Gregorio, anzi da lui medesimo raccontato al populo come avenuto ad un patre di fautiglia. Nous n'oserions partager l'opinion de l'éminent historien des Papes du Moyen Age. Les deux récits ne sont pas identiques et rien ne nous parait indiquer qu'ils se rapportent au même fait.

[72] Les lettres de saint Grégoire sont les documents les plus sûrs de son histoire. Sa notice dans le Liber Pontificalis est d'une brièveté désespérante. Sa vie, par Paul Diacre, date du VIIIe siècle : celle de Jean Diacre est de la fin du IXe siècle, et l'une et l'autre dépendent beaucoup d'une biographie écrite en Northumbrie au début du VIIIe siècle et qui n'offre pas de très solides garanties d'exactitude.

[73] Epist. I, 43. P. L., LXXVII, col. 496.

[74] Epist. I, 74. P. L., LXXVII, col. 528 ; II, 64, P. L., LXXVII, col. 581.

[75] Ep. I, 35 ; IX, 36 ; XI, 30, 37. M. G. H., p. 47, 445.

[76] Ep. I, 47, P. L., LXXVII, 510.

[77] Ep. I, 25. P. L., LXXVII, 468.

[78] Ep. I, 72; VII, 18, 19, 20, 21. P. L., LXXVII, 526, 872, 873, 874, 875.

[79] Ep. I, 18, 39, 46. P. L., LXXVII, 463, 493, 508. Jean DIACRE, II, 24. P. L., LXXV, 96.

[80] Ep. I, 15 ; II, 16, 18, 31, 35. P. L., LXXVII, 460, 551, 552, 565, 575.

[81] Jean DIACRE, II, 55. P. L., LXXV, 112.

[82] Ep. V, 30 ; VI, 16, 65. P. L., LXXVII, 755, 808, 818.

[83] Ep. V, 47. P. L., LXXVII, 721.

[84] Ep. III, 65, P. L., t. LXXVII, col. 662 et 665.

[85] Voir les exemples cités par le R. P. PARGOIRE, L'Eglise byzantine, p. 50, et par le R. P. VAILHÉ, Dict. de Théologie, au mot Constantinople, col. 1333-1334.

[86] Ep. VII, 33, P. L., LXXVII, 891.

[87] DUCHESNE, Eglises séparées, Paris, 1896, 1 vol. in-12, p. 203.

[88] Ad hoc perductus es, ut despectis fratribus episcopus appelas solus vocari, MANSI, t. IX, col. 1217. Le Liber Pontificalis donne la même interprétation. Dans la notice sur le Pape Boniface III (607), il est dit que Ecclesia constantinopolitana primam se omnium ecclesiarum scribebat. Lib. Pont., t. I, p. 316.

[89] Ep. III, 53, P. L., LXXVII, 649.

[90] JAFFÉ, 1357, 1360, 1352, 1358.

[91] Ep. V, 18, P. L., LXXVII, 738.

[92] Nous avons vu que Grégoire avait déjà pris ce titre dans l'acte de donation de son palais familial au monastère bénédictin. On sait que les successeurs de saint Grégoire ont religieusement conservé ce titre de servus servorum Dei.

[93] Ep. VIII, 30. P. L., LXXVII, 933.

[94] PARGOIRE, L'Eglise byzantine, p. 51.

[95] Sur toute cette question, voir Saint Grégoire le Grand et le titre de patriarche œcuménique, par le P. VAILHÉ, Echos d'Orient, mai 1908, p. 161 et suivantes.

[96] Il discute agréablement avec Théotime à propos d'une opinion de Platon (III, 54) ; il raille Rusticienne sur sa prédilection pour Constantinople et sur ses craintes exagérées à propos des dangers de Rome (II, 27 ; IV, 46). Une dame d'atours de l'impératrice, au moment où Grégoire fut élevé au Souverain Pontificat, lui avait demandé de lui envoyer par écrit l'absolution de tous ses péchés ; Grégoire la plaisante avec esprit (VII, 25). Une patricienne, Clémentine, dont la correspondance est malheureusement très incomplète, laisse soupçonner une figure originale, digne d'être placée à côté de Rusticienne, non loin des célèbres correspondantes de saint Jérôme, Paula et Eustochium (I, 11 ; III, 1 ; X, 15, 18. P. L., LXXVII, 457, 603, 1076, 1078.

[97] J. LABOURT, Le christianisme dans l'empire Perse sous la dynastie Sassanide, p. 204, 205, 206.

[98] J. LABOURT, Le Christianisme dans l'empire Perse, p. 208, 209.

[99] Ep. III, 67, P. L., LXXVII, 668.

[100] DUCHESNE, Eglises séparées, p. 349, 350.

[101] Ep. I, 75, P. L., LXXVII, 528.

[102] Ep. VII, 122, P. L., LXXVII, 1052.

[103] Ep. VI, 49 ; XI, 13 ; P. L., LXXVII, 834, 1128.

[104] L'histoire détaillée des églises d'Espagne, de Gaule et d'Angleterre aura sa place plus loin, 2e partie.

[105] Au milieu des épées et des haines. DE ROSSI, Inscriptiones, t. II, p. 157, Musaïci, fasc. 3, 4. Cette inscription se lit encore près de la basilique de Saint-Laurent hors les murs.

[106] Je n'évite point la confusion du barbarisme, je dédaigne les constructions, l'ordre des mots, les cas des prépositions, car je trouve souverainement indigne de faire plier les paroles de l'oracle céleste sous les règles de Donat (Moral. Prof., cap. V, P. L., LXXV, 516). Il ne faudrait pas prendre ces paroles trop à la lettre. Tout en affectant de dédaigner les ornements de la littérature profane, saint Grégoire n'a point, pour cela fait une œuvre dépourvue de tout mérite littéraire ; si sa composition n'est pas travaillée, elle est facile, d'un jet naturel et spontané ; le style de ce patricien, initié dans sa jeunesse aux études classiques, mêlé plus tard, par ses fonctions, à la plus haute société de Rome et de Constantinople, n'est jamais banal : il a parfois des trouvailles heureuses et vibre souvent d'une émotion communicative.

[107] Saint Grégoire parait bien faire allusion, par ces paroles à une grâce surnaturelle. C'est ce qui a donné lieu sans doute à la légende de la colombe, symbole du Saint Esprit, parlant à son oreille. On a quelquefois invoqué, pour soutenir le caractère historique de ce fait, le témoignage de Pierre le Diacre, familier de saint Grégoire (CLAUSIER, S. Grégoire le Grand, Paris, 1886, p. 284). Voici comment ce témoignage nous est rapporté. Jean Diacre, écrivant près de trois siècles après l'époque où se placerait l'événement, raconte (Vita Gregorii, IV, 60, P. L., LXXV, 221, 222, que suivant une tradition des anciens (sicut a majoribus traditur), des ennemis de saint Grégoire voulurent après sa mort brûler ses manuscrits. Mais on croit (creditur) que Pierre le Diacre, son familier, protesta, disant que ce serait un sacrilège, car, dit-il, j'ai vu très souvent le Saint-Esprit se tenir sur sa tête sous la forme d'une colomb. Et, ayant dit qu'il voulait mourir pour confirmer son dire, Pierre monta sur l'ambon avec les saints évangiles et il expira. Cette histoire a paru d'autant plus douteuse à Baronius (Annales, an. 604) et aux Bénédictins de Saint-Maur (P. L., LXXV, 221, note 1) que, disent-ils, on n'apporte le témoignage d'aucun auteur nommément désigné et que ni saint Ildefonse, ni saint Isidore, ni Patère, disciple de saint Grégoire, ne font allusion à un pareil événement.

[108] Homil. in Ezech., lib. II. Homil. 2, P. L., t. LXXVI, col. 949.

[109] Homil. in Ezech., lib. II. Homil. 6, P. L., t. LXXVI, col. 1010.

[110] Ep. V, 36, P. L., LXXVII, 760.

[111] Ep. V, 40, P. L., LXXVII, 765.

[112] En tout cas cette appréhension de la fin du monde, qui affecte, comme disent les théologiens, le docteur privé, ne fut jamais l'objet d'un enseignement dogmatique donné dans les conditions qui garantissent l'infaillibilité pontificale.

[113] Louis VEUILLOT, Le parfum de Rome, liv. III, § 2, t. I, p. 101.

[114] BOSSUET, Discours sur l'histoire universelle, XIe époque.

[115] PINGAUD, La Politique de S. Grégoire le Grand, 1 vol. in 8°, Paris, 1872, chap. IV. Grégoire Ier, esprit de son gouvernement ecclésiastique.

[116] Ep. II, 54, 55 ; IV, 11, 15.

[117] Ep. X, 29.

[118] Ep. II, 47 ; VI, 64 VII, 2 ; VIII, 3.

[119] Ep. VII, 40, P. L., t. LXXVII, col. 899.

[120] E. LAVISSE, Revue des Deux-Mondes du 15 décembre 1886, p. 856.

[121] HÉFÉLÉ, Hist. des Conc., Trad. Delarc, t. III, p. 599. MANSI, t. IX, p. 1226, t. X, p. 475.

[122] HÉFÉLÉ, III, 602, 603. MANSI, X, 486 et 8.

[123] THOMASSIN, Ancienne et nouvelle discipline, 2e partie, t. Ier, ch. XLI, éd. André, t. III, p. 471.

[124] Ep. II, 10.

[125] Jean DIACRE, II, 29.

[126] Ep. II, 54, P. L., t. LXXVII, col. 601.

[127] Ep. VII, 11.

[128] Mgr Duchesne, qui attribue la rédaction définitive du sacramentaire au pape Hadrien reconnait que nombre de prières qu'il contient remontent à saint Grégoire. En tous cas c'est un sacramentaire essentiellement stationnal, Origines du culte chrétien, p. 117. L'opinion de Mgr Duchesne a été combattue par M. Probst, Les plus anciens sacramentaires et ordres romains expliqués, Munster, 1892.

[129] Jean DIACRE, II, 6.

[130] Tous ces témoignages et plusieurs autres, confirmés par la considération de plusieurs circonstances de la vie de saint Grégoire, se trouvent exposés dans l'ouvrage de M. Amédée Gastoué : Les origines du chant romain, l'antiphonaire Grégorien, Paris, 1907. M. Gastoué reconnaît dans les origines du chant grégorien trois éléments, l'un hébraïque, le second gnostique et le troisième gréco-romain. Saint Grégoire se défend d'avoir rien importé à Rome des usages byzantins. JAFFÉ, 1550, Reg, IX, 26 (IX, 12).

[131] M. Gevaert ayant refusé d'admettre que le chant dit grégorien remonte à saint Grégoire et ayant prétendu que Jean Diacre, esprit peu critique, avait dû confondre Grégoire Ier avec Grégoire II ou Grégoire III (Les origines du chant liturgique de l'Eglise latine, un vol. in-4°, Gand, 1890), Dom Germain Morin a défendu la thèse traditionnelle (L'Origine du chant grégorien, 1891). Cf. Dom POTHIER, Musica sacra, p. 38 et s.

[132] MANSI, t. IX, p. 1226. HÉFÉLÉ, III, 599.

[133] Paul DIACRE, Vita S. Gregorii, cap. XVI, P. L., LXXV, 49.

[134] JAFFÉ, 1469.

[135] J. DIACRE, II, 28.

[136] J. DIACRE, II, 28.

[137] JAFFÉ, 1469.

[138] Sur les offices des diacres, vidames, économes et mulieres de matriculis, voir Thomassin, Ancienne et nouvelle discipl., 3e partie, l. III, ch. XXIX, éd. André, t. VII, p. 364, 365.

[139] Ep. VIII, 20.

[140] J. DIACRE, II, 30.

[141] Au VIe siècle, dit M. Charles Diehl, l'Eglise romaine possédait une grande quantité de terres qui faisaient du Pape le plus riche propriétaire de l'Italie... Au temps de Grégoire le Grand, les plus importants de ces patrimoines étaient celui de Sicile partagé en deux groupes, Syracuse et Palerme, et ceux de la banlieue de Rome, Appia, Labicanum, Sabine, Carseolanum, Germanicianum, Tuscie. Les autres patrimoines de Saint-Pierre étaient, en Italie, ceux de Bruttium, de Calabre, de Samnium, de Naples, de Campanie, de Picenum, de Ravenne et d'Istrie, de Ligurie, des Alpes cottiennes ; hors de la péninsule, ceux de Corse, de Sardaigne, de Dalmatie, d'Illyrium, de Gaule et d'Afrique. Ch. DIEHL, L'Eglise au temps de Grégoire le Grand, dans l'Atlas historique de Schrader, carte n° 16.

[142] M. G. H., Reg., I, 53 (I, 55).

[143] Ep. I, 36.

[144] Ep. I, 84 ; III, 89 ; IX, 20, 22 ; XI, 37, 38, 71 ; XII, 28, 29 ; XIII, 26, 27 XIV, 4.

[145] Ep. IX, 42.

[146] Voir sa lettre aux fermiers du patrimoine des Gaules. Ep. V, 31.

[147] Ep. XIII, 24. M. G. H., Reg., XIII, 37.

[148] Ep. I, 36. M. G. H., Reg., I, 39.

[149] Ep. I, 44. M. G. H., Reg., I, 42.

[150] Ep. VIII, 32, M. G. H., Reg., IX, 43.

[151] Ep. I, 44, M. G. H., Reg., I, 42.

[152] Ep. III, 18 ; XII, 46.

[153] Cod. Justin, l. I, tit. 13.

[154] Ep. VI, 12. P. L., t. LXXVII, col. 803, 804.

[155] Ep. IV, 12. P. L., t. LXXVII, col. 681, 682.

[156] Ep. III, 1. P. L., t. LXXVII, col. 604.

[157] Salvien avait déjà remarqué ce fait au milieu des invasions : le faible, dit-il, se donne à un grand, afin que celui-ci le défende. De Gurbern. Dei, V, 8. Mais l'importance des propriétés pontificales et la confiance des populations en la bonté du Souverain Pontife, accélérèrent et généralisèrent ce mouvement. Il se produisit malgré la résistance de jurisconsultes, car, dit Fustel de Coulanges, le droit romain, qui avait été créé par l'État, ne pouvait pas admettre une institution qui était l'opposé de l'État... Le patronage et la clientèle étaient donc, sous l'empire romain, des institutions extra-légales. Les Origines du système féodal, p. 244 et la Revue des Deux-Mondes, 1er août 1874, p. 556.

[158] Ch. DIEHL, dans l'Atlas Schrader, carte n° 16.

[159] D. FUSTEL DE COULANGES, Hist. des institutions politiques de l'ancienne France. La monarchie franque, Paris, 1888. p. 522.

[160] A. HARNACK, Dogmengeschichte, t. I, Leipzig, 1894, p. 439 et suivantes.

[161] Voir 2e partie.

[162] GRISAR, Hist. de Rome, t. I, 2e partie, p. 376-377.

[163] DUCHESNE, Eglises séparées, p. 159, 160. M. Vaes termine une étude sur la Papauté et l'Eglise franque, par les lignes suivantes : On est donc en droit de conclure que la physionomie si caractéristique et précise des relations de la papauté avec l'Eglise franque à l'époque de Grégoire correspond à na pouvoir réel du siège de Rome, exercé sans contestation aucune sur la chrétienté franque. Revue d'hist. ecclés., t. VI, année 1905, p. 783. Une étude sur les Eglises d'Angleterre, de Germanie et d'Espagne aboutirait aux mêmes conclusions.

[164] GRISAR, Hist. de Rome, t. I, 2e partie, p. 375.

[165] Jean DIACRE, IV, 20.

[166] On a parfois à cette occasion accusé saint Grégoire de flatterie et de servilité à l'égard de l'empereur. Comment, dit-on, nul pape a-t-il pu féliciter de son élévation un souverain parvenu au trône par l'assassinat ? C'est précisément le caractère odieux d'un tel acte qui no doit pas nous permettre de l'attribuer légèrement à saint Grégoire. L'hypothèse la plus vraisemblable est que le Pape ne connaissait pas la vérité sur l'avènement de Phocas ou qu'elle ne lui était parvenue que par de vagues rumeurs, qui ne lui permettaient pas de donner un démenti à la lettre officielle de l'empereur. Les nouvelles de Constantinople mettaient longtemps à parvenir à Rome. Au milieu du IXe siècle, l'auteur de la notice sur le pape saint Nicolas, insérée au Liber Pontificalis, ne connaît pas encore l'assassinat de l'empereur Michel l'Ivrogne et la déchéance de Photius, qui avaient eu lieu treize jours avant la mort de suint Nicolas. La nouvelle officielle de ces évènements, survenus en septembre 867, ne parvint à Rome, selon les calculs de Mgr Duchesne, qu'au printemps de 868, Liber Pontificalis, II, p. 172, note 80.

[167] Cod. Just., I, 5, de hæretic, l. III. Ep. IX, 11, M. G. H., Reg. VIII, 4.

[168] Ep. IX, 65, M. G. H., IX, 204. Décr. Grat. XXVI, qu. 5, cap. 10.

[169] Ep. V, 8, M. G. H., Reg. V, 9. Ep. VIII, 18, M. G. H., Reg. VIII, 19. Ep. III, 62, M. G. H., Reg. III, 59.

[170] Ep. I, 74.

[171] Moral., V, 11 ; XVI, 50 ; XVIII, 26 ; XXXV, 18.

[172] M. G. H., Reg., XI, 28.

[173] Ep. XI, 46.

[174] Ep. XI, 45.

[175] Ep. IX, 6 ; I, 10 ; IX, 55.

[176] Ep. I, 35.

[177] Ep. IX, 6.

[178] P. L., LXXVII, 710.

[179] Ep. V, 8. Cette lettre contient une phrase qui, dans la pensée de saint Grégoire, n'avait vraisemblablement pas la portée que lui donnèrent le Cardinal Ximénès en Espagne et Mme de Maintenon en France, s'en autorisant pour recommander des procédés peu évangéliques de conversion. S'il arrive que des juifs viennent à nous avec une foi douteuse, du moins leurs enfants seront baptisés dans la vraie foi.

[180] Cod., lib. I, tit. X, 1. Ep. IX, 36, 109 ; IV, 21.

[181] Lettre au patrice Vonantius.

[182] BOSSUET, Discours sur l'histoire universelle, 1re partie, 11e époque.

[183] Ep. I, 37, M. G. H., Reg., I, 35.

[184] Ep. I, 61, M. G. H., Reg., I, 459.

[185] Ep. VII (363).

[186] Ep. X, 51.

[187] EDGARD QUINET, Œuvres complètes, tome III, Le christianisme et la Révolution française, p. 102.

[188] Cf. Ep. IX, 48, M. G. H., Reg. IX, 34. Ep. IX, 55, M. G. H., Reg. IX, 55 ; Reg. IX, 4, 5, 16. JAFFÉ, 1558, 1577, 1540, 1709, 1528, 1529, 1578. — Sur saint Grégoire, voir Francesco TARDUCCI, Storia di san Cregorio e del suo tempo, 1 vol. in-8°, Rome, Pustet, 1909.