HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

DEUXIÈME PARTIE. — Le catholicisme, religion d'État

CHAPITRE PREMIER. — DE LA MORT DE VALENS À LA CLOTURE DU CONCILE DE CONSTANTINOPLE. - SAINT GRÉGOIRE DE NAZIANZE. (379-381).

 

 

I

La promotion de Théodose, écrit Tillemont, fut reçue avec une approbation universelle de tout le monde. Et certes quoique les éloges soient fort peu considérables dans la bouche d'un poète, il est difficile de ne pas croire avec Claudien que l'empire eût eu de la peine à se relever du misérable état où l'inondation des barbares l'avait réduit, si Théodose n'y eût mis la main et ne l'eût soutenu par sa valeur. La Dacie, la Thrace, l'Illybérie étaient perdues. Les Goths, les Alains, les Huns en possédaient une partie, et avaient saccagé le reste. Les Ibériens, les Arméniens et les Perses étaient aussi en armes contre les Romains[1]. Que de maux sous nos yeux ! s'écrie saint Grégoire, et que de maux dont nous apprenons la nouvelle par les autres ! Des pays entiers bouleversés de fond en comble, des milliers d'hommes mis à mort, la terre toute rouge de sang, un peuple étranger qui parcourt comme un maître un pays qui ne comprend pas même son langage ! Ah ! qu'on n'accuse pas la lâcheté de nos soldats ; ils ont fait preuve de leur valeur ; ils ont assujetti toute la terre ; mais c'est la punition de nos péchés, de cette hérésie arienne qui a dominé si longtemps parmi nous[2].

Réparer le désastre d'Andrinople, relever et fortifier les digues des frontières, un instant emportées par le flot des barbares, traiter séparément avec les chefs des tribus révoltées, pour les faire rentrer dans les cadres de l'administration romaine : tels furent les premiers soins de Théodose.

Ces soins n'étaient que les préliminaires d'une œuvre plus importante et plus difficile. Sozomène raconte que, peu de temps après son élévation à la dignité impériale, Théodose, ayant demandé le baptême au saint évêque de Thessalonique, Ascole, questionna le prélat sur l'état religieux de l'empire. Ascole lui répondit que les Eglises de l'Occident, jusqu'à la Macédoine, étaient unies dans la vraie foi, adoraient toutes le Fils et le Saint-Esprit de même que le Père ; mais que toutes celles qui étaient plus à l'Orient étaient divisées en un grand nombre de sectes, que l'Eglise n'était pas moins troublée que l'Etat dans cette partie de l'empire, que les ariens y étaient maîtres des églises à Constantinople, à Antioche et dans la plupart des grandes villes[3].

Ascole disait vrai. Les mille tronçons des hérésies arienne, macédonienne, novatienne, apollinariste, s'agitaient dans des convulsions qui témoignaient sans doute plus d'irritation que de vitalité, mais qui n'en troublaient pas moins profondément la partie de l'empire qui venait d'être confiée au gouvernement de Théodose.

A Constantinople, les eunoméens se montraient plus agités et plus insolents que jamais. Saint Grégoire de Nysse nous a laissé le tableau pittoresque de leur propagande tapageuse. Partout, sur les places publiques et dans les carrefours, dans les rues et dans les ruelles, des gens vous abordaient en dissertant à tort et à travers sur la Trinité. Demandiez-vous à un changeur de la monnaie ? Il entreprenait la question de l'Engendré et de l'Inengendré. Interrogiez-vous un boulanger sur le prix du pain ? Le Père est plus grand, vous répondait-il, et le Fils lui est subordonné. Vous alliez prendre un bain : A mon avis, vous déclarait le baigneur anoméen, le Fils vient tout simplement du néant. Devons-nous dire que ces gens étaient fous ? conclut saint Grégoire. A tout le moins, l'hérésie leur avait tourné la tête[4].

A Constantinople et dans les provinces asiatiques de Bithynie, de Paphlagonie et de Phrygie, les novatiens comptaient encore de nombreux adeptes. Sous Valens, un novatien fort instruit, Marcien, à qui l'empereur avait confié l'éducation de ses filles Anastasie et Carosa, profita de la faveur dont il jouissait auprès du souverain pour obtenir l'adoucissement des mesures de rigueur prises contre ses coreligionnaires[5] ; et ceux-ci purent propager autour d'eux leurs doctrines rigoristes.

Plus farouches, les diverses sectes qui se rattachaient au montanisme se cantonnaient en Phrygie autour de Pépuze. Le code Théodosien mentionne leurs adhérents sous les noms de Phrygiens, de Pépuziens et de Priscillianistes[6]. D'autres hérétiques, sous les dénominations bizarres de Saccophores, d'Apotactiques et d'Hydroparastates, se livraient aux pratiques les plus étranges. Saint Epiphane cite, comme se rattachant à la même école, les Massaliens ou Euchites, c'est-à-dire les Prieurs. C'étaient des gens qui avaient renoncé à leurs biens, ne vivaient que d'aumônes, allaient et venaient toujours priant, et ne faisant autre chose. Le soir venu, ils dormaient eu plein air, autant que possible. Des offices de l'Eglise et de ses jeûnes, ils ne s'inquiétaient en aucune façon. Par la prière et le détachement absolu des biens de ce monde, ils se tenaient en rapport avec Dieu, et en un rapport si étroit, qu'ils n'hésitaient pas à s'attribuer à eux-mêmes les qualifications d'anges, de prophètes, de patriarches, de Christs. Suivant eux, le baptême n'efface que les péchés passés ; il n'empêche pas qu'en chaque homme il n'habite, dès sa naissance, un démon, avec lequel il faut lutter sans cesse. La lutte contre les démons les préoccupait extrêmement ; quand elle s'exaspérait en eux, on les voyait faire le geste de lancer des traits, exécuter d'énormes bonds ou même se mettre à danser[7]. Ni les condamnations prononcées contre les Massaliens par l'évêque d'Iconium, Amphiloque, et par celui d'Antioche, Flavien, ni les mesures législatives qui suivirent ces condamnations, n'eurent raison de la secte, qui se maintint longtemps en Asie-Mineure.

L'apollinarisme, qui avait débuté comme une querelle d'école, s'était constitué à Antioche sous forme de parti, lorsqu'un ami d'Apollinaire, Vitalis, prêtre de Mélèce, voulut passer du côté de Paulin. Paulin l'ayant repoussé à cause de ses doctrines, et Mélèce n'ayant plus voulu te recevoir à cause de sa défection, il organisa dans la ville une Eglise à part, dont il se proclama l'évêque. Ce qui fit, avec Paulin, Mélèce, et l'évêque arien Euzoïus, quatre évêques dans Antioche. De là, sous l'impulsion de Vitalis et d'Apollinaire lui-même, le parti apollinariste chercha à rayonner, prêcha la doctrine d'un Christ imparfaitement homme, fonda deux Eglises schismatiques à Béryte et à Laodicée, chercha même, après la mort de Valens, à mettre la main sur l'Eglise de Constantinople. Le concile de Constantinople devait le séparer de l'Eglise catholique comme hérétique.

Le schisme d'Antioche devait d'ailleurs se compliquer par l'élection d'Evagre, que Paulin, sur son lit de mort, sacra lui-même, sans l'assistance d'aucun évêque. Cette irrégularité, et le seul fait qu'Evagre tenait son élection de Paulin, le fit rejeter par les partisans de Flavien. Malgré les efforts de Théodose, le schisme d'Antioche devait survivre à la mort d'Evagre et à celle même de Flavien.

En dehors des schismes et des hérésies déclarés, des troubles, çà et là, agitaient l'Eglise. Les barbares, incorporés dans les armées romaines, y rapportaient leur vague arianisme ; Diodore de Tarse, en réagissant contre l'apollinarisme, préludait aux exagérations en sens contraire de Théodore de Mopsueste et de Nestorius ; et les pieux pèlerins de Terre Sainte, tels que Rufin et Mélanie, s'alarmaient de voir l'Eglise de Jérusalem elle-même déchirée par des luttes intestines.

Somme toute, le péril que toutes ces agitations faisaient courir à l'Eglise n'était pas formidable. L'arianisme et le macédonianisme perdaient chaque jour des adhérents. Les eunoméens étaient divisés entre eux. L'étrangeté des pratiques ou des opinions de plusieurs sectes les livraient au ridicule. Quand l'évêque arien Démophile fut mort, son successeur ayant pour principal appui un pâtissier syrien, le parti tout entier fut désigné sous le nom de parti des pâtissiers (psathyriani). L'Eglise catholique donnait au contraire le spectacle d'une organisation compacte, fortement hiérarchisée, universellement respectée. L'Occident ne comptait aucun schisme puissant, aucune hérésie redoutable. L'Eglise romaine justifiait de plus en plus l'hégémonie qu'elle tenait du Christ et de la tradition par les services qu'elle rendait à la paix des Eglises particulières et à la civilisation du monde. Le pape Damase avait fixé les degrés d'une hiérarchie qui s'étendait aussi strictement à l'Orient qu'à l'Occident. Enfin l'union qui venait de s'établir entre le pape et l'empereur était un gage nouveau d'un prochain triomphe.

Voilà pourquoi, dans son ensemble et malgré tout, l'opinion publique demandait que l'unité religieuse se fit, et se fit autour du siège romain. Un cri public irrésistible, parti des rangs, non de l'Eglise, mais de la foule, réclamait contre les divisions religieuses des remèdes énergiques[8]. Au surplus, l'unité religieuse était dans les traditions impériales elles-mêmes. En dépit de toutes les protestations de tolérance, aucun des empereurs du IVe siècle, pas plus Julien que les autres, n'avait renoncé à l'unité religieuse[9], et il était visible aux yeux de tous que cette unité ne pouvait se faire autour d'une hérésie. Or, Théodose était du nombre de ces hommes d'Etat qui savent se faire les interprètes énergiques et habiles des besoins de leurs contemporains. Son génie n'était pas de ceux qui imposent leurs volontés à leur siècle ; c'était un esprit simple, droit, mais qui ne se montrait en aucun genre ni inventif, ni original. Il ne mit pas un instant en doute qu'en prenant la couronne il avait assumé la tâche de délivrer les esprits de l'erreur aussi bien que le territoire de l'invasion, et même que ces deux devoirs ne pouvaient s'accomplir l'un sans l'autre ; et cette conviction ne rencontra pas de contradicteurs[10].

 

II

Théodose, dit Tillemont, crut devoir agir avec beaucoup de réserve. Il ne voulut point employer la sévérité envers les hérétiques ; de telle sorte que les plus ardents craignirent qu'il ne fût pas capable de réparer les pertes que l'Eglise avait souffertes par la violence de Valens, son prédécesseur. Saint Grégoire de Nazianze lui-même, quoique très porté à la modération, n'ose dire si c'était chez lui défaut de zèle, excès de timidité ou sage prudence. L'événement semble avoir décidé en faveur de Théodose. Car il rétablit entièrement la foi catholique et abattit extrêmement les hérétiques, non en forçant les peuples à abandonner leurs erreurs, mais en les portant peu à peu, et surtout en se déclarant hautement en faveur de la vraie foi[11].

La politique religieuse de l'empereur se trouve nettement exprimée dans l'édit qu'il publia le 28 février de l'année 380 : C'est notre volonté, disait-il, que tous les peuples soumis au gouvernement de notre clémence demeurent dans la religion telle que le divin apôtre Pierre l'a transmise aux Romains, et telle que la suivent encore aujourd'hui, comme chacun sait, le pontife Damase et Pierre, évêque d'Alexandrie, hommes d'une sainteté apostolique : de telle sorte que, suivant la discipline des apôtres et la doctrine évangélique, nous croyions tous la divinité unique du Père, du Fils et du Saint-. Esprit, unis dans une majesté égale et une sainte Trinité. Nous ordonnons que ceux qui suivent cette loi prennent seuls le nom de chrétiens catholiques, et que tous les autres qui s'en écartent, en dépit de toute raison, portent l'infamie du nom d'hérétiques ; que leurs réunions ne portent pas le nom d'Eglises, et qu'ils aient à souffrir la punition d'abord de la vindicte divine, et ensuite de telle mesure que nous pourrons prendre sous l'inspiration céleste[12].

Théodose ne renonça donc pas à faire favoriser la religion par des lois sagement protectrices ; mais il compta surtout, pour la propagation de l'Evangile, sur l'Eglise elle-même, sur le zèle de ses Docteurs et sur l'autorité de sa hiérarchie.

A. vrai dire, en reconnaissant à l'Eglise catholique seule une existence officielle et en n'accordant aux hérétiques qu'une tolérance légale, Théodose n'innovait pas. Eusèbe nous a conservé une exhortation de Constantin adressée directement aux hérétiques novatiens, valentiniens, marcionites, pauliniens, montanistes et autres, pour les engager à rentrer dans l'Eglise ; et cette exhortation vise une loi d'après laquelle les réunions religieuses sont interdites aux dissidents et leurs biens de communauté, usurpés à l'Eglise catholique, doivent lui faire retour[13]. La loi ici mentionnée n'avait pas été rigoureusement et universellement appliquée. On n'y avait eu recours que lorsque les troubles suscités par les hérétiques avaient paru préjudiciables à l'ordre public. Dans de telles circonstances, l'opinion publique trouvait naturelle l'intervention de l'Etat ; l'Eglise ne protestait que contre ce qui lui paraissait une ingérence du pouvoir ci vil sur son propre domaine. Le fait important était la situation officielle reconnue à la grande Eglise, à l'Eglise catholique, et refusée aux groupes dissidents. De là résultait une orthodoxie d'État. L'État était obligé de savoir quel était, entre les partis en conflit, celui qui représentait le christianisme authentique, celui qu'il devait reconnaître et protéger comme tel[14]. Aussi avait-on vu, depuis Constantin, les souverains chrétiens faire des enquêtes, intervenir dans les querelles, assembler des évêques. Théodose prenait un moyen plus simple et plus sûr. Pour lui, était catholique quiconque se trouvait en communion avec le pontife Damase, évêque de Rome. Jamais Théodose ne déterminera par lui-même un formulaire de foi ; jamais il ne s'attribuera le droit de déposer un évêque. Ce sont affaires de l'Eglise. Dans telle mesure administrative, on pourra trouver que le souverain, en fait, a dépassé les limites de son pouvoir ; mais dans les soixante-dix lois que renferme le titre De Hæreticis au Code Théodosien[15], on ne rencontrera pas une contradiction de ces principes. Une des premières en date de ces lois, celle du 3 août 379[16], ne fait que remettre en vigueur l'ancienne loi qui interdisait les assemblées des, hérétiques, loi qui paraît avoir été suspendue par les prédécesseurs de Théodose.

Il semble d'ailleurs que toute cette législation religieuse de Théodose ait été plus indicative que coercitive. Le seul fait que plusieurs lois reviennent sur le même objet est significatif de ce caractère, tout au moins du peu de rigueur avec laquelle on poursuivait l'exécution de tels édits. Il en fut autrement des lois qui n'avaient pas pour objet direct un caractère pénal, de celles qui ne faisaient que promouvoir le respect dû au Christ et à son Eglise, telle que la loi qui, pendant le carême, en souvenir de la pénitence du Sauveur, suspendait l'exécution de tout châtiment corporel.

Du reste, on aurait tort d'attribuer à la législation de Théodose le succès grandissant du catholicisme vers la fin du IVe siècle. Désormais, ainsi que le fait justement remarquer un historien, le sort en était jeté. Que l'empereur fût ou non favorable, le christianisme était sûr du succès. Quand on pense qu'il ne cessait de progresser en Afrique malgré le scandale donatiste, que la crise arienne, que des évêques comme Eusèbe de Nicomédie, Grégoire et Georges d'Alexandrie, Eudoxe de Constantinople, ne l'empêchaient pas de conquérir l'Orient, on peut juger de ce que lui pouvait la malveillance officielle ou même la persécution[17].

 

III

En Occident, sous le gouvernement de l'empereur Gratien, la querelle du priscillianisme confirmait la même vérité.

Il est peu d'histoire plus dramatique que celle de Priscillien et de sa doctrine. Né en Espagne, de parents nobles, dit Sulpice-Sévère, témoin contemporain des faits qu'il rapporte, Priscillien était un homme extrêmement riche, actif, remuant, élégant, beau parleur, et devenu savant grâce à ses vastes lectures. Certes, vous eussiez trouvé chez cet homme, et en abondance, les dons de l'esprit et du corps. Heureux s'il n'eût pas gâté par des occupations perverses un si heureux naturel ! Sa vanité était extrême ; son savoir dans les sciences profanes l'enorgueillissait à l'excès ; même il passait pour s'être occupé de magie dès sa première jeunesse. Il n'eut pas plutôt entrepris de propager sa spécieuse doctrine que, grâce à sa puissance pour persuader et à ses dons pour séduire, il attira dans sa société beaucoup de nobles et de gens du peuple[18].

Quelle était cette doctrine pernicieuse ? Sulpice-Sévère la rattache au gnosticisme égyptien. S'il faut en croire les témoignages postérieurs d'Orose, de saint Jérôme, de saint Augustin et du pape saint Léon le Grand, elle rassemblait les erreurs de presque toutes les hérésies, sabellianisme, marcionisme, manichéisme, apollinarisme, et les unissait, en un informe chaos, à plusieurs superstitions païennes. La publication, en 1889, de onze opuscules de Priscillien, découverts par le docteur Schepss parmi les manuscrits de l'université de Wurzbourg[19], a d'abord vivement déconcerté les historiens. Priscillien y apparaît combattant précisément plusieurs des doctrines qui lui ont été attribuées dans la suite. Au surplus, il y révèle un talent remarquable, quoique parfois troublant. Une souplesse poussée jusqu'à la subtilité, de la nuance jusqu'au chatoiement, la recherche laborieuse de l'allégorie, rendent la lecture un peu pénible et dispersent l'intérêt[20]. Au demeurant, une science réelle des saintes Ecritures donne à Priscillien une place à côté de ceux qui, en bien petit nombre, et dans la mesure où le permettait l'esprit du IVe siècle, se sont intéressés aux questions d'érudition et de critique[21]. Mais on ne tarde pas à découvrir les défauts capitaux du prestigieux écrivain. Priscillien ne cache pas sa prétention d'interpréter lui-même l'Ecriture à la lumière de l'inspiration divine. Or, comme on l'a remarqué avec beaucoup de finesse, on ne tient pas si fort à établir les droits de l'interprétation personnelle quand on n'a pas à défendre une doctrine particulière[22]. Par cette première tendance, l'exégète espagnol prélude à Wicleff et à Luther. Priscillien aime aussi à répéter que les livres reconnus canoniques en supposent d'autres, que les quatre évangiles n'ont pas recueilli toutes les paroles de Jésus ; et, par cette affirmation, il prépare ses disciples à accepter avec avidité la plupart des légendes suspectes que les gnostiques avaient rattachées à la personne de tel ou tel apôtre. Enfin Priscillien, par une obstination qu'on ne rencontrera que dans les hommes de Port-Royal, veut demeurer catholique à tout prix. On l'accuse de sabellianisme, il anathématise les patripassiens ; de marcionisme, il condamne Marcion ; de manichéisme, il maudit Manès[23]. Ainsi s'expliquent les nombreuses protestations d'orthodoxie qui remplissent ses ouvrages. Mais ce qui s'explique en même temps, c'est qu'au temps de saint Augustin et de saint Léon le Grand, même au temps où Sulpice-Sévère écrivit sa Chronique, vers l'an 400, les disciples de Priscillien et lui-même aient apparu sous un jour si défavorable aux fidèles soucieux de l'orthodoxie.

L'astucieux hérétique fut dénoncé et poursuivi par un prélat dont le probe historien Sulpice-Sévère ne nous trace pas un portrait avantageux, Ydace, évêque de Mérida. Je puis affirmer, écrit Sévère, qu'Ydace n'avait ni scrupule ni conscience. Il était présomptueux, bavard, impudent. Il portait la folie jusqu'à incriminer comme complice ou disciple de Priscillien tout homme pieux ayant le goût de l'étude ou s'imposant des jeûnes prolongés. Le misérable osa même lancer publiquement une infamante accusation d'hérésie contre Martin, homme de tout point comparable aux apôtres. Ydace commença par accuser Priscillien d'avoir employé des formules de magie. L'inculpé protesta hautement. Deux de ses amis, Instantius et Salvianus, avaient reçu récemment l'épiscopat ; ils appuyèrent Priscillien de tout leur pouvoir, et formèrent même avec lui une sorte de conjuration. Ydace écrivit alors au pape Damase. Le pontife, se méfiant sans doute de l'accusateur comme de l'accusé, répondit en recommandant fortement de ne pas procéder contre des absents et contre ceux qui n'auraient pas été entendus, ne quid in absentes et inauditos decerneretur[24]. Un concile se tint à Saragosse en 380[25], qui condamna Priscillien, les deux évêques Instantius et Salvianus, et un laïque, Helpidius[26]. Mais les hérétiques refusèrent de se soumettre. Bien plus, l'évêché d'Avila, dans la province d'Ydace, étant devenu vacant, ils y élurent Priscillien, encore laïque ; puis, ayant suscité un mouvement contre l'évêque de Mérida, ils le dénoncèrent, sous divers chefs d'accusation, à l'épiscopat espagnol. L'affaire prenait des proportions énormes. Une démarche d'Ydace lui donna un retentissement plus grand encore. De concert avec un de ses collègues de l'épiscopat espagnol Ithace d'Ossobona, il sollicita l'intervention du pouvoir séculier, et obtint de l'empereur Gratien un rescrit chassant les priscillianistes de toutes les terres de l'empire.

A ce recours à l'empereur, Instantius, Salvianus et Priscillien répondent par un recours au pape. Ils se rendent à Rome en personne, mais ils y arrivent avec un tel cortège de disciples scandaleux, que Damase refuse de les recevoir. Une série d'intrigues se poursuit entre les deux groupes adverses, jusqu'à l'entrée en scène de l'empereur Maxime, qui, après s'être emparé du pouvoir dans les Bretagnes, envahit la Gaule et s'installe victorieux à Trèves. Par un mémoire habile, plein d'inculpations atroces, Ithace a prévenu Priscillien et gagné le nouvel empereur à sa cause. Sous l'inculpation de magie, Priscillien est condamné à mort et exécuté avec six de ses partisans. Une commission militaire est envoyée en Espagne pour rechercher ses autres complices et en faire une justice sommaire.

Tant de rigueur indigna le saint apôtre des Gaules, Martin de Tours, alors dans tout le prestige de sa sainteté. Il se trouvait à Trèves au moment du procès, et peut-être s'y était-il rendu dans le dessein d'y faire prévaloir cette discrétion dans la justice qu'avait demandée le pape Damase[27]. Il avait vu l'empereur, et n'avait quitté la ville qu'après avoir obtenu de Maxime la promesse que le sang ne serait pas versé. Après l'exécution, il refusa, en signe de protestation, de communiquer avec Ithace et ceux de son parti. Une seule fois, dit Sulpice-Sévère, pressé d'assister à l'ordination d'un saint évêque, Félix, il se résolut à se mettre en communion avec les ithaciens, mais, jusqu'à sa mort, qui arriva en 397, il regretta ce mouvement de générosité mal comprise, et, tout en blâmant plus qu'aucun autre les erreurs des priscillianistes, il ne cessa de protester contre une exécution inspirée par la haine plus que par le souci de défendre la vérité. L'Eglise devait bientôt, par des décisions solennelles du pape Sirice et du concile de Turin, donner une approbation éclatante à cette conduite. Ithace fut déposé, et ses adhérents furent excommuniés[28]. Sans abandonner son droit de proscrire et de réprimer l'hérésie, dans la mesure où elle trouble l'ordre social et la foi des fidèles, l'Eglise a toujours pensé que le premier moyen qu'elle doit employer pour faire triompher la doctrine orthodoxe est la sainteté de ses ministres et la science de ses docteurs.

C'est à de pareils sentiments qu'obéissait l'empereur Théodose, en favorisant de tout son pouvoir les saints évêques et les savants défenseurs de la foi que la Providence avait suscités sous son règne.

 

IV

Au premier rang de ceux-ci était Grégoire de Nazianze.

En 372, Grégoire, cédant aux sollicitations pressantes de son vénérable père, s'était décidé à partager avec lui le fardeau de l'Eglise de Nazianze. Mais après la mort de son père et de sa mère, que son frère Césaire et sa sœur Gorgonie avaient précédés dans la tombe, Grégoire, privé de tous ses proches, le cœur brisé et la santé chancelante, s'était retiré, en 375, dans le monastère de Sainte-Thècle, à Séleucie d'Isaurie. Il y goûtait enfin ces joies de la vie contemplative après lesquelles il avait si longtemps soupiré. En 379, la nouvelle de la mort de son ami Basile vint l'affermir dans la pensée de dire au monde un éternel adieu, de ne plus quitter sa chère retraite que pour le ciel. Que fais-je ici-bas, disait-il, quand la meilleure moitié de moi-même m'a été ravie ? Combien de temps encore se prolongera mon exil ? Au moment même où il pleurait ainsi son ami, le peuple et le clergé de Constantinople l'appelaient au milieu d'eux. La chrétienté de la capitale, longtemps opprimée par les ariens, avait vu luire, à l'avènement de Théodose, l'espérance d'un avenir meilleur. A défaut du grand Basile, que Dieu venait de rappeler à Lui, elle implora le secours de Grégoire. L'ascendant de son éloquence et de ses vertus lui parut capable de rallier le troupeau des fidèles, de soutenir leur courage contre les menées des hérétiques. Sollicité de rétablir la discipline et la foi dans la plus grande Eglise de l'Orient, l'humble prélat, qui avait redouté le gouvernement d'une obscure chrétienté, dut faire appel à toute sa vertu pour répondre à cette invitation. Il se rendit à Constantinople. Les ariens avaient enlevé aux catholiques toutes leurs églises. Grégoire se logea dans la maison d'un de ses parents, et y convoqua les fidèles. Il sortait rarement, faisant peu de visites, aimant à demeurer seul chez lui, pour y étudier et y méditer longuement. Cette réserve austère lui valut des sympathies. Le peuple le vénéra bientôt comme un saint. Quand il parut dans la chaire, son éloquence acheva de gagner les cœurs. Dans la parole du saint évêque, c'était toute son âme qui vibrait. Nous avons les principaux discours qu'il prononça clans ces circonstances. Ils sont connus sous le nom de Discours théologiques. Par leur solidité comme par leur vigueur, ces discours ont valu à Grégoire de Nazianze le surnom de Théologien. Il avait pris pour sujet la défense de la foi chrétienne contre les erreurs courantes. Les catholiques y accoururent, suivant ses propres expressions, comme des personnes altérées qui auraient trouvé une Pontai ne pour apaiser leur soif[29]. Les hérétiques et les païens vinrent aussi l'écouter, les uns pour s'instruire, d'autres pour goûter du moins le charme de sa parole. Afin de l'entendre de plus près, on forçait les balustrades qui fermaient l'endroit où il prêchait[30]. Des applaudissements entrecoupaient souvent ses discours. Plusieurs, pour n'en rien perdre, les écrivaient au moment où il les prononçait[31]. En vain les ariens de toutes nuances essayèrent-ils de jeter la discorde parmi les fidèles, et de contrebalancer ainsi l'action du saint évêque. Son éloquence, électrisant les âmes, triompha de tout. Le troupeau des fidèles augmentait de jour en jour. La communauté catholique de Constantinople ressuscitait. Grégoire, ayant converti en chapelle l'endroit où il groupait les fidèles, lui donna le nom d'Anastasis ou de Résurrection. C'est cette Eglise, disait-il, qui a comme ressuscité la parole de Dieu, naguère si méprisée à Constantinople. C'est le lieu de notre commune victoire. C'est la nouvelle Silo, où l'arche a enfin trouvé une demeure fixe[32].

Le moment vint où la colère des ariens ne put plus se contenir. Le jour de Pâques de 379, une troupe d'hérétiques, conduite par des meneurs, se rendit à l'Anastasis, assaillit les fidèles à coups de pierres. A bas, criait-on, ceux qui adorent les trois Dieux ! C'était la calomnie ajoutée à l'agression brutale. Grégoire fut blessé, et l'un des siens laissé pour mort. Le saint empêcha ses amis de recourir à l'empereur. Je suis venu prêcher la paix, leur dit-il. Le châtiment sans doute, a son utilité, car il sert à prévenir le mauvais exemple ; mais la patience vaut mieux encore. Si le châtiment punit le mal, la patience amène le bien[33]. Il revenait souvent sur de pareilles maximes. Dans un de ces discours, où l'on sent passer, pour ainsi dire, le courant de sympathie réciproque qui unit le vrai orateur à son auditoire, il disait : Mes enfants, savez-vous ce qu'il y a de meilleur au monde ? Examinons ensemble... Moi, je vous dirai que c'est la paix... Il y avait chez les Hébreux une loi qui défendait la lecture de certains livres aux âmes encore mal assurées. Il faudrait qu'on défendît, chez nous, à n'importe quelle personne, de disputer à toute heure sur la foi. Ah ! il faudrait le défendre surtout à ceux que brûle le désir de se mettre en avant, à ceux qui s'échauffent à la moindre difficulté, à ceux qui ont la manie du bavardage... Comprendre les choses divines est si ardu ! Les expliquer est si laborieux !... Vous ne savez pas, mes enfants, la grâce que Dieu vous fait de pouvoir vous taire, tandis que moi, sur des sujets si grands qu'ils m'épouvantent, je suis obligé de parler ![34]...

La bonté de Grégoire allait parfois jusqu'à la candeur. Des intrigants en abusèrent. Un jour on vit arriver à Constantinople un homme étrange. Il portait le manteau blanc, le grand bâton et les longs cheveux, teints en roux, des philosophes cyniques. Il s'appelait Maxime et appartenait effectivement à la secte dont il portait le costume, mais il professait, en même temps, à l'entendre, le christianisme le plus pur. Il avait même, disait-il, confessé la foi dans une persécution. Grégoire se laissa prendre à ces affirmations, reçut l'étranger à sa table, l'entoura de vénération, et prononça même publiquement son éloge[35]. Or, tandis qu'il trompait ainsi la candeur du saint évêque, Maxime ourdissait contre lui un infâme complot. L'imposteur n'ambitionnait rien moins que de supplanter Grégoire sur le siège de Constantinople. Ayant préalablement gagné, on ne sait par quels moyens, la confiance du patriarche Pierre d'Alexandrie, il se fait envoyer de la capitale de l'Egypte sept hommes choisis, destinés à se porter garants de ses titres. En même temps, il s'entoure d'un grand nombre de marins de la flotte impériale, gagne à prix d'argent quelques familiers de Grégoire, et, choisissant un moment où celui-ci est malade, s'introduit avec sa troupe dans l'église d'Anastasis, où on ne sait quels évêques prétendent procéder à sa consécration. Mais la cérémonie, accomplie au milieu d'une pareille assemblée, ne se poursuit pas sans tumulte. Le bruit s'en répand dans la ville. Le peuple accourt. Maxime et ses amis se réfugient dans la maison d'un joueur de flûte, où s'achève l'ordination.

Grégoire constate, une fois de plus, que, s'il a tous les dons qui attirent la sympathie des âmes droites, il n'a rien de ceux qui permettent de déjouer l'astuce des méchants. Mortifié de son erreur, se frappant la poitrine, s'accablant de malédictions, il tente, encore une fois, de regagner sa solitude. Mais il se trouve en présence des réclamations de tout son peuple, qui le conjure de rester à sa tête, qui s'écrie : Si vous partez, c'est la Trinité qui part avec vous. Il consent alors à ne prendre que le repos nécessaire à sa santé, et revient, bientôt après, reprendre à Constantinople son ministère interrompu. Au mois de novembre 380, l'empereur Théodose l'y rejoint. Dieu, dit-il à Grégoire en l'abordant et en l'embrassant, se sert de moi pour vous placer à la tête de cette Eglise. Je crois que le peuple des fidèles me ferait violence si je me refusais au plus ardent de ses vœux[36].

L'empereur voulut lui-même présider à son installation[37]. Il somma préalablement l'évêque arien, Démophile, d'adhérer à la foi de Nicée, sinon d'abandonner, lui et ses prêtres, toutes les églises de la ville. Démophile ayant refusé de se soumettre, et tous les temples occupés par l'hérésie ayant été évacués, Théodose, le 26 novembre au matin, fit occuper par ses troupes la grande église de Sainte-Sophie. Puis, ayant placé Grégoire au milieu d'une escorte, il prit en personne la direction du cortège vers le temple. Mais laissons Grégoire de Nazianze-nous raconter lui-même ses impressions.

Un brouillard épais couvrait la ville comme d'un voile sinistre. Autour de la basilique, la multitude des ariens, dépossédés de leur temple, grondait, comme se préparant à une émeute. On entendait, du milieu de la foule, monter des cris de rage contre moi. L'empereur, entouré d'officiers, sortit du palais. Je le précédais, pâle, tremblant, respirant à peine. Mes regards ne rencontrant partout que des menaces, je les tins fixés vers le ciel. Le héros, calme et impassible, poursuivait sa route. Enfin, sans presque savoir comment j'y étais venu, je me trouvai sous les voûtes de la basilique. Me prosternant alors, et levant les mains au ciel ; j'entonnai avec tout le clergé un cantique d'action de grâces. En ce moment, par une faveur céleste, le soleil, dissipant les nuages, illumina le temple d'une clarté radieuse. On eût dit que l'empire des ténèbres cédait enfin à la lumière du Christ. Le tabernacle étincelait de mille feux. Une acclamation unanime se fit entendre comme un tonnerre. Grégoire évêque ! disait la foule, soudain convertie. Ce cri se répétait sans interruption. Grégoire aurait voulu se lever pour arrêter cet élan. La force lui manqua. Un de ses prêtres, placé près de lui, se chargea de transmettre à l'assistance ces paroles entrecoupées : Assez de cris, mes amis. C'est aujourd'hui l'heure de rendre grâces à Dieu ; il sera temps ensuite de songer au reste. Un murmure d'approbation accueillit ce dernier essai de résistance d'une modestie vaincue. Le service divin s'acheva sans nouveau trouble. Ce ne fut que le lendemain que Grégoire, tout en protestant toujours qu'il ne regardait pas sa nomination comme définitive, tant qu'un concile ne l'aurait pas confirmée, consentit à prendre place sur le trône épiscopal[38]. A partir de ce jour, la chapelle d'Anastasis fut abandonnée ; ce fut à Sainte-Sophie que retentit l'éloquence de Grégoire de Nazianze. Peu de temps après, le concile œcuménique de Constantinople devait prononcer la nullité de l'ordination de Maxime et déclarer canoniquement Grégoire évêque de Constantinople. Il allait même, bientôt, en cette qualité, après la mort de Mélèce, présider le grand concile de 381.

 

V

Ainsi, après un demi-siècle d'usurpation arienne, les églises de Constantinople étaient rendues au clergé catholique sans qu'une goutte de sang eût été répandue. Ce résultat n'avait été rendu possible que par la prédication de saint Grégoire de Nazianze. A Milan, à Nysse, en Cappadoce, dans les solitudes voisines d'Antioche, à Alexandrie, et dans la ville même de Constantinople, à côté de saint Grégoire, sous la bienveillante protection de Théodose et de Gratien, saint Ambroise, saint Grégoire de Nysse, Didyme l'Aveugle, saint Jean Chrysostome et saint Jérôme, accomplissaient, par leurs discours et par leurs écrits, une œuvre semblable.

Depuis la mort de Valens et le partage de l'empire entre Gratien et Théodose, l'évêque de Milan, Ambroise, était devenu le confident du jeune empereur d'Occident ; on peut croire même que le désir de profiter des conseils d'Ambroise fut le principal motif qui détermina Gratien à quitter Trèves pour se fixer dans cette capitale. Gratien apportait à Milan toutes les inquiétudes d'une jeunesse sans expérience et d'une conscience timorée. Ambroise, par suite des fonctions qu'il avait remplies, se trouvait joindre à l'autorité sacerdotale une capacité politique éprouvée. L'intimité fut bientôt complète entre l'empereur et l'évêque. Le palais impérial fut ouvert familièrement à Ambroise. La conduite jusque-là débile et hésitante du jeune prince prit une suite, une fermeté dont ses principaux actes législatifs donnent le témoignage. Mais l'action d'Ambroise est surtout visible dans plusieurs mesures qui ont un caractère religieux, et dont le but est, soit d'affranchir l'Eglise des prescriptions gênantes qui entravaient encore son développement, soit de faire disparaître des actes officiels tout ce qui portait encore la trace et gardait le souvenir de l'idolâtrie[39].

Le soin de ces affaires ne détournait pas Ambroise de ses travaux intellectuels. A la veille de la bataille d'Andrinople, il avait publié plusieurs livres sur la virginité et deux livres sur la foi. De 379 à 381, il acheva, par la publication de deux nouveaux livres, son traité De Fide, mit au jour trois traités d'exégèse sur la Genèse, De paradiso, De Caïn et Abel, De Noe et arca, et composa son important ouvrage De Spiritu Sancto.

Toute sa vie Ambroise aima à célébrer les mérites de la virginité, à tel point, nous dit-il lui-même, que cette insistance lui valut des objections et des plaintes[40]. Mais ces plaintes et ces objections ne l'empêchèrent jamais de faire retentir, au milieu du monde païen, les louanges d'une vertu dont il ne pouvait parler sans attendrissement. Ambroise, dit saint Jérôme, a répandu son âme dans son traité De Virginibus en un tel langage, qu'il n'a rien laissé à dire aux panégyristes de la virginité[41]. Une vierge, dit-il, est un don de Dieu, la joie de ses parents ; elle exerce dans sa maison le sacerdoce de la chasteté[42]. Jamais pourtant, quoi qu'on en ait dit, Ambroise ne parle du mariage avec défaveur. Le mariage, écrit-il, est permis à tous les chrétiens ; la virginité n'est le partage que d'un petit nombre. Il faut même avouer, ajoute-t-il avec une fine bonhomie, que la virginité manquerait de sujets qui puissent l'embrasser, si le mariage ne lui en fournissait[43].

Saint Ambroise, pour mieux louer la virginité, tourne en ridicule le luxe des impudiques. L'apôtre se fait satirique. Il s'en prend à ces femmes qui, par le fard de l'artifice, s'efforcent de paraître autres qu'elles ne sont. Voyez celle-ci qui s'avance, semblable à une statue sous un dais. On la regarde comme un objet curieux. Ses efforts pour plaire ne font que l'enlaidir. Elle a les oreilles déchirées, et sa tête plie comme sous un fardeau. Ce cou porte une chaîne, quoique la chaîne soit d'or. Heureuses vierges, qui ignorez ces supplices, vous dont la pudeur fait la beauté, une beauté qui ne craint pas le temps et qui seule plaît à Dieu[44].

Dans ses écrits sur le Paradis terrestre, sur Caïn et Abel, sur Noé et son arche, qui parurent vers 380, Ambroise s'applique à expliquer successivement le sens littéral et le sens spirituel des Ecritures. Ce qu'il fait, remarque Dom Ceillier, avec autant d'exactitude que d'éloquence et de noblesse. Le style en est naturel ; les allégories en sont justes et intéressantes ; les pensées, vives et élevées. Il y a peu d'ouvrages de saint Ambroise mieux travaillés que le livre De Noe et arca[45]. Saint Ambroise, remarque M. Vigouroux, emprunte beaucoup à Philon et aux Pères grecs, qu'il lisait dans leur langue originale[46]. En bien des endroits l'imitation du Juif alexandrin est telle, que nombre de fois on a réussi à rétablir le texte, assez mal conservé, des écrits de Philon à l'aide des passages parallèles de l'évêque de Milan. Philon, esprit éclectique, représentait assez bien ce qui, de la philosophie orientale, était susceptible d'être utilisé par la théologie chrétienne. Il contrebalançait et complétait, chez Ambroise, l'influence qu'exerçait sur lui Cicéron. La rencontre de ces deux influences, a-t-on dit avec justesse, est une image fort exacte, quoique réduite, du plus grand fait moral de notre histoire, l'alliance réalisée par la pensée chrétienne de la philosophie de l'Orient et de celle de l’Occident[47]. A ce point de vue, saint Ambroise continuait l'œuvre de saint Hilaire et de saint Jérôme, et préparait celle de saint Augustin.

Sur la question trinitaire, l'évêque de Milan, dans ses deux ouvrages : De fide ad Gratianum et De Spiritu Sancto, publiés de 378 à 384 à la demande de l'empereur Gratien, occupe la même position intermédiaire. Les Orientaux avaient dit : Le Saint-Esprit procède du Père par le Fils. On pouvait interpréter cette formule diversement, ou bien en ne voyant dans le Fils qu'un milieu par où la substance du Père est communiquée au Saint-Esprit, ou bien en faisant du Fils conjointement avec le Père un vrai principe actif producteur du Saint-Esprit[48]. A partir de saint Augustin, la théologie latine adoptera unanimement cette dernière interprétation, et arrivera à la formule suivante : Le Saint-Esprit procède du Père et du Fils. Ambroise n'a pas encore cette netteté. S'il emploie le mot procedere, c'est uniquement pour exprimer la mission ad extra du Saint-Esprit[49]. Il se contente d'enseigner, après Hilaire et Jérôme, mais plus nettement encore, que le Fils est le principe du Saint-Esprit[50].

En Orient, sous les auspices de Théodose, les docteurs cappadociens accomplissaient une œuvre analogue. Pendant la période qui nous occupe, Grégoire de Nysse en fut le plus illustre représentant.

Elevé, en 372, au siège de Nysse, presque malgré lui, par l'intervention de son frère Basile, en même temps que son ami Grégoire de Nazianze était nommé évêque de Sasime, Grégoire de Nysse avait gouverné d'abord tranquillement son petit diocèse, jusqu'au moment où une intrigue arienne l'expulsa violemment de sa demeure. Il mena dès lors une existence errante, dont Grégoire de Nazianze le consolait par des lettres pleines d'affection[51]. Basile avait rêvé d'associer son frère à ses travaux apologétiques. Le vœu de l'évêque de Césarée ne fut réalisé qu'après sa mort. A la disparition de leur terrible adversaire, les ariens, reprenant courage, s'étaient enhardis jusqu'à attaquer ses écrits. Grégoire saisit sa plume, et ne s'arrêta point qu'il n'eût écrit son Hexaméron, pour défendre et achever l'Hexaméron de son frère, et ses Livres contre Eunomius pour confirmer les Livres contre Eunomius de Basile. Basile avait été avant tout un théologien, s'appuyant sur l'Ecriture et la Tradition apostolique, et ne prenant dans la philosophie classique des écoles que ce qui pouvait servir à la réfutation des sophistes ; Grégoire fut un philosophe, se plaisant dans les analyses subtiles ; poussant la raison aussi loin que possible dans les ténèbres du mystère. Une telle nature avait quelques rapports avec celle d'Origène. Il ne craignait pas les audaces. On l'a accusé d'avoir admis l'erreur du grand Alexandrin sur la non-éternité des peines de l'enfer[52]. Si ses œuvres n'ont pas été interpolées par les origénistes, comme l'a soutenu saint Germain, patriarche de Constantinople[53], cette accusation est fondée[54].

Mais c'est surtout dans l'exposition du dogme de la Trinité que la pensée de Grégoire de Nysse apparaît comme opérant une heureuse fusion entre la conception grecque et la conception latine. Fidèle à la tradition orientale, il conçoit la procession trinitaire comme se développant, pour ainsi dire, sur une ligne droite, le Père communiquant sa substance au Fils, et par lui au Saint-Esprit, à la manière de trois flambeaux, dont le premier communiquerait sa lumière au second et par lui allumerait le troisième[55]. Mais, en opposant nettement le Saint-Esprit au Père et au Fils à la fois, il enseigne presque aussi formellement que les Latins la procession ab utroque. La puissance illuminatrice du Saint-Esprit, dit-il, quoique nommée après le Père et le Fils, ne vient pas plus tard que celle du Père et du Fils, et elle fait la grâce à ceux qui y participent de les conduire à la lumière qui est dans le Père et dans le Fils[56]. Dès ces premiers ouvrages, le style de Grégoire de Nysse revêt cette splendeur et cette harmonie que la postérité admirera dans l'œuvre du grand évêque. Aucun rhéteur, a dit un critique qui se connaissait en beau langage, n'a une phrase aussi brillante, aussi douce à l'oreille que le frère du grand Basile[57].

Avec un talent moins original et moins brillant, un disciple des Cappadociens, qui ne tient qu'une place de second ordre dans la théologie[58], Didyme l'Aveugle, ne contribua pas moins efficacement à l'œuvre pacificatrice dont Ambroise et Grégoire de Nysse étaient alors les plus illustres représentants.

Didyme n'entra jamais dans les ordres sacrés. Né vers 313[59] à Alexandrie, il n'avait que quatre ou cinq ans, suivant l'auteur de l'Histoire lausiaque[60], lorsqu'il perdit la vue. Il n'en sut pas moins, dit Rufin, unir l'étude à la prière. Il employait ses veillées prolongées, non, hélas ! à lire, mais à écouter, de sorte que l'oreille lui apprenait ce que l'œil apprend aux autres. Et lorsque, dans ce travail nocturne, le sommeil, comme il arrive, surprenait les lecteurs, Didyme, au lieu de profiter de leur silence pour se reposer lui aussi, ruminait, pour ainsi dire, tous les aliments qu'il avait pris. Il reconstituait ainsi dans sa mémoire et dans son esprit toute la trame des longues lectures qu'on lui avait faites. Tout ce qu'il avait entendu, il semblait l'avoir écrit sur les pages de son intelligence[61]. Ses écrits révèlent, en dehors de sa science théologique, qui parut à ses contemporains tenir du prodige, une certaine connaissance des sciences profanes et une familiarité très grande avec les poètes classiques, dont les citations abondent dans ses œuvres. Palladius raconte que saint Antoine, l'illustre solitaire, alla plusieurs fois le consulter. Jérôme et Rufin vinrent chercher auprès de lui les préceptes et les exemples de la vie parfaite.

Le guide principal de Didyme était Origène, mais son esprit calme et modéré aimait aussi à suivre la théologie des grands Cappadociens. Il s'attacha surtout à l'étude du dogme de la Trinité, et il le fit avec toute son âme. Ce qui appartient en propre à Didyme, écrit M. Bardy, ce n'est pas une formule ; c'est mieux que cela, un certain état d'esprit, une certaine piété, qui se reflète à travers toute son œuvre. La caractéristique de cette piété, c'est l'adoration de l'une et indivisible Trinité... Sa doctrine est avant tout une expression de sa piété, nullement un effort de son intelligence pour donner une explication rationnelle de sa foi[62]. Le premier de ses ouvrages, le Traité sur le Saint-Esprit, parut en 381, et fut suivi, peu de temps après, de son traité Sur la Trinité. Saint Jérôme, invité par le pape saint Damase à écrire une exposition de la doctrine catholique sur le Saint-Esprit, ne vit rien de mieux à faire que de traduire le livre de Didyme l'Aveugle. Cet écrit, dit Bardenhewer, compte parmi les meilleurs de l'antiquité chrétienne sur la matière[63]. Si la traduction de Jérôme est littérale, Didyme y énonce manifestement la doctrine de la procession ex Filio[64].

Saint Jean Chrysostome et saint Jérôme, moins philosophes et moins théologiens que les Docteurs que nous venons de citer, n'occupent qu'un rang secondaire dans l'histoire des dogmes ; mais leur place dans l'histoire de la réformation morale du IVe siècle est incomparable. De 379 à 381, Chrysostome mit au jour son Traité du sacerdoce, sa Lettre à une jeune veuve, et sa Consolation à Stagyre, et Jérôme publia sa traduction et sa continuation de la Chronique d'Eusèbe.

Les interminables conflits soulevés par les hérésies du IVe siècle n'avaient pas seulement troublé les esprits ; ils avaient profondément bouleversé les mœurs publiques et privées au sein de l'Eglise.

Le Traité du sacerdoce, publié en 381, au moment où Chrysostome, simple diacre, venait de se dérober par la fuite à l'épiscopat et à la prêtrise, avait pour but de relever aux yeux du clergé et du peuple l'idéal de ce saint ministère, dont il venait de se reconnaître indigne. Un tel livre venait à son heure. Les charges qui incombaient au clergé, particulièrement à l'épiscopat, pendant cette seconde moitié du IVe siècle, avaient augmenté de jour en jour. Par son titre de défenseur de la cité, par le développement que prenait la juridiction ecclésiastique, le chef d'une Eglise en était devenu comme le patron dans l'ordre temporel aussi bien que dans l'ordre spirituel. Ses œuvres, que Chrysostome a énumérées dans une de ses homélies précieuse à consulter pour l'histoire[65], l'obligeaient à avoir un budget régulier. La distribution des aumônes aux indigents, le soin des veuves et des vierges, la construction des premiers hôpitaux pour les infirmes et les lépreux, et des premières maisons de refuge, la visite des prisonniers, l'intervention auprès des agents du pouvoir en faveur des nombreuses victimes de la tyrannie administrative, prenaient tous les instants que les cérémonies sacrées, l'administration dc sacrements, la prédication, l'administration spirituelle de son diocèse laissaient libres à un évêque. C'était précisément l'énormité de ces charges qui avait fait reculer Chrysostome devant l'épiscopat. Son appréhension avait été d'autant plus vive que de tristes exemples lui montraient les dangers attachés à de telles fonctions. Certes, tous les évêques ne ressemblaient pas à ce Théophile d'Alexandrie, qui dépensait en constructions magnifiques les aumônes destinées aux pauvres ; ni à ce Géronce de Nicomédie, qui, arrivé à l'épiscopat parce qu'il avait acquis dans la ville la réputation d'un médecin habile et serviable, donnait plus l'impression d'un homme du monde que d'un évêque. L'exemple d'un Basile de Césarée, faisant de sa métropole une immense cité d'œuvres charitables, n'était pas un fait isolé. Mais il faut reconnaître que, depuis que le christianisme était en honneur, la cabale et l'intrigue avaient fait entrer dans le clergé plus d'un membre scandaleux. Plus tard, lorsque Chrysostome frappera de déposition des évêques simoniaques, il les entendra déclarer, avec un cynisme inconscient, qu'ayant déboursé de fortes sommes pour arriver à l'épiscopat, ils veulent rentrer dans leurs débours. C'est contre de telles mœurs que voulut réagir Chrysostome[66].

Son Traité du sacerdoce, divisé en six livres, et composé sous forme d'un dialogue entre Chrysostome et Basile, est une des œuvres les plus parfaites du grand Docteur. Il veut, d'une part, réprimer l'ambition des mauvais prêtres, et, d'autre part, mettre un frein à l'indocilité des fidèles. Pour arriver à ce double but, il expose aux uns et aux autres, avec une chaleur de sentiment et une élévation de pensée qui émeuvent, la grandeur du sacerdoce chrétien. Le sacerdoce, dit-il, s'exerce sur la terre, mais il tire son origine du ciel. L'auteur d'une pareille dignité n'est autre que l'Esprit-Saint lui-même. C'est pourquoi un évêque devrait être aussi pur que s'il était placé parmi les esprits bienheureux. Peut-on se figurer que l'on est parmi les hommes et sur la terre, lorsqu'on a chaque jour devant soi le Seigneur immolé ? quand, entouré de son peuple, et priant pour lui, on répand sur lui des gouttes du Sang précieux ?... Quand il célèbre le saint Sacrifice de l'autel, le prêtre, debout, fait descendre sur les fidèles, non du feu, comme Elie, mais le Saint-Esprit ; non des flammes qui dévorent, mais des grâces qui purifient et transforment les cœurs... Nous devons donc honorer les prêtres, non seulement comme des princes et des rois, non seulement comme nos pères, mais comme des créatures plus grandes encore. Nous leur devons cette naissance qui nous vient de Dieu ; nous leur devons cette adoption divine qui nous fait les enfants de Dieu par la grâce[67].

En résumant le tableau des luttes qu'un prêtre doit livrer contre les puissances du mal, pour se sanctifier et pour sanctifier les âmes, Chrysostome a recours à une comparaison où le grand orateur se révèle :

Figure-toi, dit-il à son interlocuteur, figure-toi une armée rangée en bataille. Les vastes plaines et les hautes montagnes sont également couvertes de phalanges d'infanterie et de cavalerie. L'acier des casques et des boucliers réfléchit les feux du soleil. Le cliquetis des armures et le hennissement des chevaux retentissent. En face de cette armée se sont placés les ennemis, hommes féroces et avides de carnage. Les deux masses vont s'entrechoquer.

Dans ce moment, on amène un jeune homme naïf, qui a été élevé dans les champs, qui ne connaît rien que le chalumeau et la houlette. On l'arme de pied en cap. On lui fait passer l'armée en revue. On lui en montre les différentes compagnies : les archers, les frondeurs, les taxiarques, les hoplites, les cavaliers. On lui fait voir encore tout le plan de bataille des ennemis, la variété de leurs armures, l'étrangeté de leurs visages, leur multitude infinie... On lui énumère ensuite tous les accidents de la guerre ; une grêle de javelots, un déluge de flèches ; une poussière épaisse, aveuglante ; des torrents de sang ; les cris des combattants ; les gémissements des blessés ; des monceaux de morts ; les chevaux trébuchant sur les cadavres et tombant sur leurs cavaliers ; un affreux pêle-mêle d'hommes, de chevaux, de chariots brisés, d'armes tombées des mains des combattants. A ce spectacle, on ajoute le récit des maux dont la guerre est suivie : la captivité et l'esclavage, pires que la mort.

Après cela, on ordonne au jeune homme de monter à cheval, et de prendre le commandement de l'armée. Crois-tu qu'il ne sera pas épouvanté, et qu'il ne laissera pas, du moins au premier moment, défaillir son cœur ?

Je n'exagère point. Si l'armée ténébreuse du démon, et les combats qu'il nous livre, pouvaient être soumis à notre vue, tu serais témoin d'un spectacle bien autrement terrible que celui dont je viens de te faire la peinture. Si nous pouvions nous dépouiller de ce corps matériel, ou si en le conservant nous pouvions considérer clairement et de sang-froid l'armée du démon, et voir de nos yeux la guerre qu'il nous fait, ce ne seraient plus des torrents de sang ni des corps morts qui s'offriraient à tes regards, mais de grands massacres d'âmes, mais des blessures spirituelles si profondes, que la bataille dont je t'ai mis le tableau sous les yeux te paraîtrait un jeu d'enfant...

A ces mots, dit Chrysostome, Basile, qui était évêque, se mit à fondre en larmes... Je l'embrassai tendrement et lui dis : Ma confiance en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui t'a préposé à la conduite de son troupeau, me fait espérer que ton saint ministère te donnera assez de crédit auprès de Dieu, pour qu'à mon dernier jour, je puisse, à ta suite et sous ta protection, pénétrer dans les tabernacles éternels[68].

Parmi les personnes que les prêtres assistaient et dont ils employaient en même temps les services dans l'exercice des œuvres de charité, étaient les veuves. Elles n'étaient pas toutes également vénérables. Il y en avait qui excellaient à l'intrigue, se glissaient dans l'intérieur des familles riches, et y manœuvraient artificieusement, brouillant les uns, réconciliant les autres, de façon à trouver à tout cela leur propre avantage[69]. Mais plusieurs d'entre elles méritaient les plus grands éloges. Chrysostome, dans sa Lettre à une jeune veuve[70], parle de celles qui avaient éteint tous les désirs de la chair ; qui n'avaient pas seulement mis un frein à la concupiscence, mais l'avaient foulée aux pieds, jetée à terre, réduite à l'impuissance absolue. Il loue leur résignation, leur égalité d'âme, leur assiduité à l'église et l'édification de leur vie. C'est parmi ces saintes veuves que l'Eglise recrutait ses diaconesses, et ce fut parmi les diaconesses que Chrysostome trouva les dévouements les plus admirables ; c'est à elles qu'avant de quitter pour toujours Constantinople, au moment de se livrer au magistrat chargé de l'emmener en exil, il adressera ses suprêmes conseils et ses derniers adieux[71].

En même temps qu'il relevait ainsi l'idéal des prêtres et celui des personnes vouées aux bonnes œuvres, le saint diacre n'oubliait pas lés maux dont souffraient, autour de lui, les simples fidèles. Parmi les chrétiens de la classe aisée qui vivaient au IVe siècle, beaucoup souffraient de cette maladie des sociétés avancées, qui naît du doute et de l'orgueil, et qu'on a traitée ou plutôt qu'on a dépeinte sous le nom de mélancolie[72]. Un de ses amis, Stagire, tourmenté de ce mal, était tombé dans un sombre découragement. Dans ses trois livres De la consolation à Stagire[73], Chrysostome s'attache à lui montrer que la mélancolie est un mal plus redoutable que le démon. Comme remède à une maladie dont il aperçoit le germe dans l'égoïsme, il propose la pratique des bonnes œuvres : Va, dit-il à son ami, rends-toi près du chef préposé au service des étrangers, fais-toi conduire où sont les malades, afin de voir toute espèce de souffrances ; de là, rends-toi à la prison publique ; arrête-toi devant ce vestibule des bains publics, où gisent, sur un peu de paille, des malheureux presque nus, tourmentés de froid, implorant la pitié de ceux qui passent par le seul tremblement de leurs membres, car ils n'ont pas la force de parler ni d'étendre la main... Tu me diras que tous ces maux dont je te parle n'atteignent que le corps, et que ta maladie, bien plus cruelle, touche à l'âme. Hélas ! ces maladies dont je t'ai parlé, commencent bien par le corps, mais elles ne s'y bornent pas, elles montent jusqu'à l'âme, la troublent sans fin, et l'altèrent par la douleur et l'abattement. On entend déjà, dans ces paroles émues, la forte éloquence de celui qui sera un jour l'intrépide avocat des pauvres devant la classe riche d'Antioche.

Pour trouver de tels accents, Chrysostome n'avait eu qu'à relire les Livres saints, qu'à se reporter à la charité des premiers fidèles. Précisément à cette heure, vers 380, Jérôme, absorbé par l'étude de l'antiquité chrétienne, publiait, sous les auspices de l'empereur Théodose, là traduction latine de la Chronique d'Eusèbe et se préparait à donner une traduction aussi exacte que possible des saintes Ecritures.

A Rome, le pape saint Damase encourageait tous les travaux qui pouvaient, soit par des exhortations directes, soit par le rappel de l'antiquité chrétienne, réaliser la pacification des esprits et la réformation des mœurs. Lui-même y contribuait en célébrant les louanges des martyrs et des saints des premiers temps, et, dans un synode tenu à Rome, en 380, se réjouissait de voir les empereurs reconnaître à l'Eglise fondée par Dieu la liberté de son administration et de ses œuvres[74].

Pacifier les esprits dans la pleine vérité du dogme catholique, et réformer les mœurs par sa pure morale, telle était en effet la préoccupation des deux empereurs, comme celle du Pontife suprême. Il parut aux uns comme à l'autre que ces œuvres ne seraient entièrement réalisées que par la réunion d'un concile, qui confirmerait et compléterait les décisions de Nicée.

 

VI

Des relations combinées de Socrate, de Sozomène et de Théodoret, il résulte que l'initiative de la convocation d'un concile à Constantinople fut prise par Théodose en 380[75]. Elle eut, suivant les mêmes auteurs, un triple but : 1° confirmer la foi de Nicée[76] ; 2° établir un évêque à Constantinople[77] ; 3° édicter des règlements propres à affermir la paix dont l'Eglise commençait à jouir depuis l'avènement de Théodose[78]. Ce prince, pour rendre l'assemblée aussi imposante que possible, ordonna par ses lettres à tous les évêques de son obédience, c'est-à-dire de l'Orient, de s'y trouver. Dans l'espoir de ramener à l'Eglise les macédoniens, l'empereur invita leurs évêques au concile. Ils y vinrent au nombre de trente-six ; presque tous appartenaient à la région de l'Hellespont[79]. Les plus célèbres étaient Eleusius de Cyzique et Marcien de Lampsaque.

Le concile s'ouvrit en mai 381[80], pour s'achever vers le mois de juillet de la même année[81]. Le nombre des évêques orthodoxes présents, y compris ceux d'Egypte, qui ne prirent part qu'à la dernière partie des réunions conciliaires, fut de cent cinquante environ[82]. Les plus célèbres évêques orthodoxes étaient : Mélèce d'Antioche, arrivé à Constantinople quelque temps avant le concile, pour y introniser Grégoire de Nazianze sur le siège de cette ville ; Ascole de Thessalonique, qui, peu de temps auparavant, avait baptisé l'empereur Théodose ; Helladius, récemment nommé évêque de Césarée en Cappadoce ; les deux frères de saint Basile : Grégoire de Nysse et Pierre de Sébaste, et son vieil ami Amphilochius d'Iconium.

De droit, la présidence appartenait au patriarche d'Alexandrie, Timothée : mais Timothée n'étant pas arrivé au commencement du concile, le patriarche d'Antioche, Mélèce, présida sans contestation. L'empereur assista à l'ouverture de l'assemblée. On remarqua qu'il comblait d'honneurs le président. Théodoret raconte que, n'étant encore que général, Théodose avait vu en songe un évêque le revêtant du manteau impérial et lui posant une couronne sur la tête. Les traits de cet évêque étaient restés gravés dans sa mémoire. Or, quand les prélats venus au concile lui furent présentés, Théodose avait aussitôt reconnu Mélèce comme celui qui lui était mystérieusement apparu. Il l'aborda avec respect, et, après l'avoir, suivant l'usage oriental, embrassé à plusieurs reprises, il lui raconta son merveilleux songe[83]. L'empereur accorda toutes sortes d'honneurs aux autres évêques, et leur recommanda de traiter en esprit de conciliation les affaires dont le concile s'occuperait[84].

A partir de ce moment, on ne vit plus le souverain apparaître dans l'assemblée. Il ne semble pas même qu'il y ait eu de représentant, sinon peut-être un officier de police, destiné à pourvoir au bon ordre et dont aucun historien n'a fait mention. Hors de l'assemblée, Théodose montra la même discrétion respectueuse. A ceux qui lui portaient des dénonciations contre certains évêques, il répondait : Cela ne me regarde pas. Citer un évêque devant mon tribunal serait déshonorer le sacerdoce[85].

La première question soumise au concile fut celle qui concernait le siège de Constantinople. La scandaleuse ordination de Maxime le Cynique fut déclarée nulle de plein droit comme contraire au droit canonique. La première conséquence de ce jugement fut la déclaration d'invalidité de toutes les ordinations faites par l'intrus. Une seconde conséquence paraissait devoir être la mise en accusation des prélats consécrateurs. Mais ces prélats étaient absents. Grégoire de Nazianze, toujours prêt à plaider la cause de la mansuétude et du pardon, fit remarquer qu'il n'était pas équitable de les condamner sans les avoir entendus, et que d'ailleurs il était bon de ne pas attrister par une condamnation les débuts de l'œuvre de pacification qu'on allait entreprendre. L'assemblée céda à ces raisons ; mais ce fut pour inviter Grégoire lui-même à accepter le poste laissé vacant par la déchéance de Maxime. Faisant appel à ce désir d'union qu'il venait d'exprimer, on lui fit remarquer que sa qualité d'évêque de la capitale lui permettrait d'intervenir plus efficacement pour mettre fin au schisme mélécien. Grégoire, qui avait toujours déclaré s'en remettre à la décision d'un concile pour la confirmation de ses pouvoirs d'évêque à Constantinople, ne put se dérober à la responsabilité dont on le chargeait[86].

La crise dont souffrait la capitale de la Syrie menaçait en effet de prendre des proportions inquiétantes. Les Grecs tenaient généralement pour Mélèce ; les Latins se prononçaient pour Paulin. La paix qu'on s'efforçait de rétablir avec tant de peine entre l'Orient et l'Occident, allait-elle être compromise par une misérable question de personnes ?

Un événement imprévu vint tout à coup compliquer à la fois la situation de l'Eglise d'Antioche et celle du concile lui-même. Ce fut la mort de Mélèce. Par ses qualités personnelles, non moins que par l'autorité que lui donnait la faveur impériale, il semblait être le président réservé par la Providence pour les grands débats qui s'annonçaient. Mélèce, dit saint Grégoire de Nazianze, imposait et séduisait sans contraindre, ayant autant de miel dans son caractère que dans les syllabes du nom qu'il portait. On allait aborder la discussion sur la divinité du Saint-Esprit et tenter de réaliser sur une formule orthodoxe le retour des semi-ariens, quand Mélèce, subitement atteint d'une violente fièvre, due sans doute à l'accumulation de travaux prolongés, fut emporté en peu de jours. La présidence du concile fut aussitôt donnée à Grégoire. Les Pères du concile furent-ils guidés dans ce choix par la considération des qualités personnelles de l'évêque de Constantinople ? Voulurent-ils appliquer en la circonstance la théorie qu'ils devaient proclamer peu de temps après, dans leur 3e canon, en affirmant la suprématie du siège de Constantinople sur tous les autres sièges de la chrétienté, après celui de Rome ? On ne sait. Mais par cette décision, l'homme qui avait le plus tremblé devant les responsabilités du pouvoir, qui avait le plus soupiré après le silence et la solitude, se trouvait accablé, dans les circonstances les plus difficiles, du double fardeau du gouvernement de la plus grande Eglise de l'Orient et de la présidence d'un concile où les intrigues et les luttes des partis s'annonçaient comme particulièrement ardues.

La question de la succession de Mélèce donnait lieu d'abord à un cas de conscience épineux. Un arrangement, parait-il, était intervenu entre Mélèce et Paulin, d'après lequel le survivant des deux occuperait de droit le siège d'Antioche. Quelle était la valeur canonique de cette convention ? Etait-elle authentique ? Généreux et pacifique, Grégoire, qui aurait eu plus que personne à se plaindre de Paulin, se prononça nettement pour ce dernier. Il soutint énergiquement la réalité et la validité du pacte attribué aux deux compétiteurs. Son plaidoyer fut éloquent. Il nous l'a conservé, en lui donnant là forme de très beaux vers grecs[87]. Mais il eut le malheur, parait-il, de faire allusion à l'appui que l'Occident prêtait à Paulin. A ces mots, un murmure, que Grégoire compare au bourdonnement d'un essaim d'abeilles et au croassement d'une troupe de geais[88], s'éleva parmi les membres les plus jeunes de l'assemblée. L'orgueil asiatique se révoltait. N'est-ce pas en Orient, s'écria quelqu'un, que le Christ est né ?Oui, riposta Grégoire, mais c'est en Orient aussi qu'on l'a tué. Le concile, à la presque unanimité, rejeta la proposition de son président, et nomma, en remplacement de Mélèce, un de ses amis, le prêtre Flavien.

Cet échec fut très sensible à l'âme de Grégoire. La cause d'un pareil insuccès n'était que trop aisée à deviner. Depuis l'aventure malencontreuse de Maxime, les vertus de Grégoire commandaient toujours le respect, et son éloquence l'admiration ; mais ses avis avaient cessé d'inspirer la confiance ; on faisait peu de cas de son jugement depuis que sa perspicacité s'était trouvée en défaut... Grégoire constatait avec une tristesse poignante combien sa parole avait eu peu de poids, même auprès de ses meilleurs amis. A quoi servirait dès lors sa présence, si d'importants honneurs ne lui assuraient aucun crédit réel ? Dans son âme, à la fois sainte et poétique, le moindre scrupule devenait un remords. Le sentiment de son inutilité engendra chez Grégoire une disposition maladive qui ne lui permit plus de paraître régulièrement aux séances. Il choisit une demeure retirée, où il finit par se confiner. Ainsi laissée sans guide, l'assemblée flotta bientôt à l'aventure, méritant de jour en jour davantage les reproches de turbulence et d'indiscipline que du fond de sa retraite, Grégoire ne cessait de lui adresser[89].

L'arrivée des évêques égyptiens ne fit qu'augmenter le trouble. Grégoire crut le moment venu de prendre une décision irrévocable. J'étais, dit-il, depuis quelque temps, comme un cheval renfermé à l'écurie. Je ne cessais de frapper la terre et de hennir dans mes liens, regrettant mes pâturages et ma solitude. Inopinément, en pleine séance, il se présenta devant ses collègues. Hommes de Dieu, leur dit-il, veuillez ne compter pour rien ce qui me touche. Cessez vos luttes, donnez-vous enfin fraternellement la main. Pour moi, comme Jonas, je me livre pour le salut du navire, bien que je ne sois pas cause de la tempête. Pas une voix ne s'éleva pour le prier de revenir sur sa décision. Grégoire, sans rien ajouter, quitta la salle. Plusieurs de ses amis, comme pour protester contre la froideur de l'assemblée, sortirent avec lui. En racontant ces faits, Grégoire de Nazianze ne peut s'empêcher d'ajouter : Je ne veux pas scruter les pensées des hommes, moi qui n'ai à cœur que la simplicité ; mais il faut avouer qu'ils adhérèrent à mes paroles avec plus de facilité qu'on ne pouvait s'y attendre. Telle est la reconnaissance que toute patrie garde à ceux qui l'ont servie ![90]

Théodose fut plus généreux. Quand le saint évêque vint lui annoncer son dessein d'abandonner à la fois la présidence de l'assemblée et le siège de Constantinople pour regagner sa chère solitude, l'empereur le serra entre ses bras et fit quelques efforts pour le retenir, mais ce fut sans succès. La carrière active de Grégoire de Nazianze était finie.

Avant de partir, il rassembla une dernière fois le peuple et le concile dans son église.

L'intérêt d'un tel spectacle, dit Villemain, était grand dans les mœurs de ce siècle, et le génie de l'orateur ne parut jamais plus brillant et plus élevé. Il rendit compte, avec simplicité, de sa vie, de ses épreuves, de sa foi, de ses efforts pour le salut du peuple. En achevant son discours, il salua tous les lieux qui étaient présents à sa mémoire, tout ce qu'il aimait, tout ce qu'il allait quitter[91].

Adieu, église d'Anastasis, qui tirais ton nom de notre pieuse confiance ; adieu, grand et célèbre temple, notre nouvelle conquête, qui dois à la parole sainte ta grandeur présente ; adieu, vous toutes, demeures sacrées de la foi, les secondes en dignité, qui embrassez les diverses parties de cette ville ; adieu, vous tous, ministres du Seigneur à la Table sainte, qui approchez de Dieu quand il descend vers nous ; adieu, chants sacrés, harmonie des psaumes, assemblées des orphelins et des veuves, regards des pauvres tournés vers Dieu et vers moi ; adieu, maisons hospitalières, amies du Christ et secourables à mon infirmité. Adieu, Orient et Occident, pour qui j'ai combattu et par qui je suis accablé. Adieu, anges gardiens de cette Eglise, qui protégiez ma présence et qui protégerez mon exil. Et toi, Trinité sainte, ma pensée et ma gloire ! Puissent-ils te conserver et puisses-tu les sauver ! Ô Trinité, sauvez mon peuple, et que j'apprenne chaque jour qu'il s'est élevé en sagesse et en vertu ! Enfants, que la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ soit avec vous tous ![92]

Après avoir prononcé ces paroles, Grégoire de Nazianze se rendit d'abord à Césarée, puis à son pays natal d'Arianze, où il acheva sa vie, loin des cours et des conciles, dans la prière, l'étude et la composition de poèmes sacrés où il fit passer toute la tendresse religieuse de sa belle âme[93].

Sur la proposition des évêques et l'assentiment du peuple, Théodose donna, pour successeur à Grégoire, Nectaire, ancien préteur de Constantinople. Il était encore, comme Ambroise, simple catéchumène mais sans être un prélat scandaleux, il ne devait pas porter sur le siège de Constantinople les hautes vertus de l'évêque de Milan.

Sous la présidence de Nectaire, le concile poursuivit ses travaux. Les efforts tentés pour amener à l'union les macédoniens n'aboutirent à aucun résultat satisfaisant. Ces hommes, dit Socrate, auraient préféré l'arianisme à l'omoousios. Socrate oublie de dire que la divergence qui séparait les macédoniens de l'Eglise ne portait pas seulement sur la consubstantialité du Fils de Dieu, mais encore et surtout sur la divinité du Saint-Esprit.

Le même historien ajoute que les macédoniens se retirèrent de l'assemblée, en ayant soin de prévenir par lettres leurs partisans contre l'acceptation du symbole de Nicée. Les cent cinquante évêques restants confirmèrent alors, dit-il, la foi de Nicée[94]. Sozomène et Théodoret ne donnent guère plus de détails sur la tenue du concile.

Il nous reste, de ses actes, un symbole de foi et sept canons disciplinaires.

Le symbole de foi que nous possédons n'est-il qu'une partie d'une exposition de foi plus longue et plus détaillée ? Tillemont l'a pensé, en s'appuyant sur une déclaration d'un concile qui se tint à Constantinople l'année suivante, et sur le passage d'un discours prononcé au concile de Chalcédoine[95].

Sur le symbole lui-même, on a émis trois hypothèses. L'opinion traditionnelle en fait un remaniement du symbole de Nicée. Tillemont l'identifie avec celui qu'avait transcrit saint Epiphane dans son Anchoratos[96]. Plus récemment Harnack et Mgr Duchesne ont prétendu que le symbole dit de Constantinople[97] n'a rien de commun avec le concile de 381. Ce concile n'aurait fait qu'amplifier un symbole hiérosolymitain avec des formules nicéennes, et ce ne serait que tardivement, à partir du concile de Chalcédoine, qu'aurait eu lieu la théorie, dès lors universellement adoptée, d'un rapport d'origine entre le symbole dit de Constantinople et l'activité doctrinale du IIe concile œcuménique[98]. Pour défendre cette hypothèse, on a fait remarquer que saint Grégoire de Nazianze, écrivant quelque temps après la fin du concile, au sujet de la règle de foi, ne parle que du symbole de Nicée, sans rien dire de celui de Constantinople[99], mais son silence s'explique, dit Héfélé, par sa situation à l'égard du IIe concile œcuménique[100]. On note aussi que le IIIe concile général, tenu à Ephèse, ne fait pas mention du symbole de Constantinople, et se réfère uniquement à celui de Nicée. Sans doute, le symbole de Nicée est seul expressément nommé ; mais l'omission de celui de Constantinople se conçoit. Emanant d'une assemblée d'évêques orientaux, il n'avait pas encore l'autorité du symbole de 325, approuvé par une représentation de l'Eglise entière. D'ailleurs, lorsque les Pères d'Ephèse défendaient de réciter dans les églises un symbole différent de celui qui était en usage, ne faisaient-ils pas allusion au symbole de Constantinople ?

Voici la traduction de ce symbole, tel qu'il est imprimé, avec les actes du IIe concile œcuménique de Constantinople, dans toutes les collections conciliaires :

Nous croyons en un seul Dieu Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, des choses visibles et des choses invisibles. Et en un seul Seigneur Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, engendré du Père avant tous les temps, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu, engendré, non créé, de même substance que le Père, par lequel tout a été créé ; qui, à cause de nous, hommes, et de notre salut, est descendu des cieux, et a pris chair du Saint-Esprit et de Marie la Vierge, et est devenu homme ; a été crucifié à cause de nous sous Ponce Pilate, a souffert, a été enseveli, et est ressuscité le troisième jour, conformément à la sainte Ecriture ; et est remonté aux cieux, d'où il viendra avec magnificence pour juger les vivants et les morts ; dont le règne n'aura point de fin. Et au Saint-Esprit, Seigneur qui règne et rend vivant, qui procède du Père et qui, avec le Père et le Fils, doit être honoré et glorifié, qui a parlé par les prophètes. Et à une sainte Eglise catholique et apostolique. Nous professons le baptême unique pour la rémission des péchés. Nous attendons la résurrection des morts et la vie du siècle futur. Amen[101].

Les anciens manuscrits grecs donnent sept canons du concile de 381, mais les vieilles traductions latines ne donnent que les quatre premiers, et ceux-là seuls sont regardés par les critiques comme authentiques[102]. Le premier porte anathème contre les eunoméens ou anoméens, les ariens ou eudoxiens, les semi-ariens ou pneumatomaques, les sabelliens, les marcelliens, les photiniens et les apollinaristes. Le second interdit aux évêques de se mêler des affaires d'un autre diocèse[103]. Le troisième attribue à l'évêque de Constantinople la prééminence d'honneur sur les autres évêques, après l'évêque de Rome, car, dit-il, Constantinople est la nouvelle Rome. Le quatrième canon règle l'affaire de Maxime le Cynique de la manière qui a été indiquée plus haut.

En se séparant, le concile adressa à Théodose une lettre pour le prier de confirmer ses décisions. Celui-ci répondit par un décret ordonnant de livrer les églises, en Orient, aux évêques qui se trouveraient en communion de croyance, sur l'égale divinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, avec les prélats dont il énumère les noms pour chaque province[104].

L'assemblée qui devait être officiellement reconnue comme le IIe concile œcuménique, mit longtemps à s'imposer à l'Eglise universelle. L'âpreté des discussions soulevées entre l'Orient et l'Occident, la persistance des malentendus qui existaient entre ces deux parties du monde chrétien, furent cause de ce long retard. L'Occident fut long à accepter sans réserve les actes du concile de Constantinople. Photius déclare bien que ce concile fut approuvé peu après sa tenue par le pape Damase[105] ; mais il ne dit pas sous quelles conditions et dans quelles limites. Tout porte à croire que cette approbation portait seulement sur la profession de foi[106]. Au concile de Chalcédoine, en 451, tous les Pères, y compris les légats du Saint-Siège, acclamèrent le symbole de Constantinople mais, quand il fut question du 3e canon, relatif à la prééminence de la capitale de l'Orient, les légats pontificaux protestèrent et quittèrent même la séance[107]. Les papes Vigile, Pélage II et Grégoire le Grand reconnurent l'autorité souveraine du concile de 381[108], mais uniquement sur la question dogmatique. Il faut attendre le XIIIe siècle pour voir le concile de Latran, en 1215, accepter sans restriction les canons disciplinaires du IIe concile œcuménique[109].

 

 

 



[1] TILLEMONT, Hist. des empereurs, édit. de 1701, t. V, p. 194.

[2] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours, XIV.

[3] TILLEMONT, Hist. des empereurs, t. V, p. 198-199.

[4] S. GRÉGOIRE DE NYSSE, Sur la divinité du Fils et du Saint-Esprit, P. G., t. XLVI, col. 557.

[5] SOCRATE, H. E., l. IV, ch. IX.

[6] Code Théodosien, XVI, 5, 10, 40, 48, 57, 65. Disciples de la prophétesse Priscille. Ils ne doivent pas être confondus avec les priscillianistes d'Espagne, dont il sera question plus loin.

[7] DUCHESNE, Hist. ancienne de l'Eglise, t. II, 582-583.

[8] A. DE BROGLIE, l'Église et l'empire au IVe siècle, t. V, p. 362.

[9] DUCHESNE, Hist. ancienne de l'Eglise, t. II, p. 630.

[10] A. DE BROGLIE, l'Église et l'empire au IVe siècle, t. V, p. 363.

[11] TILLEMONT, Hist. des empereurs, t. V, p. 199.

[12] Code Théodosien, XVI, t. I, l. II.

[13] EUSÈBE, Vie de Constantin, l. III, ch. LXIV, LXV, LXVI.

[14] DUCHESNE, Hist. ancienne de l'Eglise, t. II, p. 659.

[15] Code Théodosien, XVI, t. V.

[16] Code Théodosien, XVI, t. V, l. V.

[17] DUCHESNE, Hist. ancienne de l'Eglise, t. II, p. 628.

[18] SULPICE-SÉVÈRE, Chroniques, II, 46-51. Cf. A. LAVERTUJON, la Chronique de Sulpice-Sévère, in-8°, Paris, 1899 ; A. PUECH, les Origines du priscillianisme, dans le Bull. d'anc. litt. et d'arch. chrét., 1912, p. 81-95, 161-213.

[19] G. SCHEPSS, Priscilliani quæ supersunt..., Vienne, 1889, t. XVIII, du Corpus scriptorum ecclesiasticorum latinorum.

[20] Dom LECLERCQ, l'Espagne chrétienne, p. 155.

[21] Dom LECLERCQ, l'Espagne chrétienne, p. 164.

[22] A. PUECH, dans le Journal des Savants, 1891.

[23] Dom LECLERCQ, l'Espagne chrétienne, p. 157.

[24] SCHEPSS, Priscilliani quæ supersunt..., t. II, p. 35.

[25] Sur ce concile, voir Dom LECLERCQ, l'Espagne chrétienne, p. 172-175.

[26] SULPICE-SÉVÈRE, Chroniques, II, 47. Le récit de Priscillien est différent, mais offre moins de garanties de véracité. PRISCILLIEN, II, p. 40.

[27] A. RÉGNIER, Saint Martin, p. 153.

[28] SULPICE-SÉVÈRE, Chroniques, II, 51.

[29] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Poèmes, I, X.

[30] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours, IX, XXXII.

[31] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Poèmes, X.

[32] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours, XXXII.

[33] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Lettres, LXXVII.

[34] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours, XXXII.

[35] C'est le discours qui nous est parvenu sous le titre d'Eloge du philosophe Héron revenu d'exil, Discours, XXV.

[36] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Poèmes, I.

[37] Grégoire avait déjà la dignité épiscopale ; aucune cérémonie d'ordination n'était donc nécessaire.

[38] A. DE BROGLIE, l'Église et l'empire au IVe siècle, t. V, p. 410.

[39] A. DE BROGLIE, Saint Ambroise, Paris, 1908, p. 38-39.

[40] S. AMBROISE, de Virginibus, 5 ; P. L., t. XVI, col. 272.

[41] S. JÉRÔME, Epist., XXII, 23; P. L., t. XXII, col. 409.

[42] S. AMBROISE, De Virginibus, VII. On voit par là, dit Dom Ceillier, qu'il n'y avait point alors à Milan de monastère de filles ; mais il y en avait à Bologne, comme il paraît par la suite. Dom CEILLIER, Hist. des auteurs sacrés et ecclésiastiques, t. V, p. 447.

[43] S. AMBROISE, De Virginibus, ch. VIII.

[44] Raymond THAMIN, Saint Ambroise et la morale chrétienne au IVe siècle, un vol. in-8°, Paris, 1895, p. 345.

[45] Dom CEILLIER, Hist. des auteurs sacrés et ecclésiastiques, t. V, p. 399.

[46] Dict. de la Bible, t. I, col. 451.

[47] R. THAMIN, Saint Ambroise et la morale chrétienne au IVe siècle, p. 94, 96.

[48] TIXERONT, Hist. des dogmes, t. II, p. 270.

[49] S. AMBROISE, De Spiritu Sancto, I, 119, 120.

[50] S. AMBROISE, De Spiritu Sancto, I, 152 ; II, 118.

[51] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Lettres, LXXII, LXXIII, LXXIV ; P. G., t. XXXVII, col. 137.

[52] Th. DE RÉGNON, Etudes de théologie positive..., t. III, p. 41.

[53] P. G., t. XLIV. col. 51, et note de la col. 9.

[54] Sur cette accusation, voir BARDENHEWER, les Pères de l'Eglise, t. II, p. 121-123.

[55] S. GRÉGOIRE DE NYSSE, Contre Eunomius ; P. G., t. XLV, col. 1308.

[56] S. GRÉGOIRE DE NYSSE, Contre Eunomius ; P. G., t. XLV, col. 414. Cf. PETAU, Dogmata theologica, l. VII, ch. III, § 3.

[57] PHOTIUS, P. G., t. XLIV, col. 45.

[58] C'est ce qu'a établi M. Gustave Bardy contre les éloges excessifs de Leitpoldt, G. BARDY, Didyme l'Aveugle, un vol. in-8°, Paris, 1910.

[59] G. BARDY, Didyme l'Aveugle.

[60] PALLADIUS, Hist. laus., L ; P. G., t. XXXIV, C01. 1012. Cf. S. JÉRÔME, Chronique, ad ann. Abr. 2388. L'histoire lausiaque de Palladius, qui raconte la vie des anciens moines, est ainsi nommée du nom de Lausius, officier de Théodose le Jeune, à qui elle fut dédiée.

[61] RUFIN, H. E., l. II, ch. VII ; P. L., t. XXI, col. 516.

[62] G. BARDY, Didyme l'Aveugle, p. 106-107.

[63] BANDENHEWER, les Pères de l'Eglise, t. II, p. 139.

[64] TIXERONT, Hist. des dogmes, t. II, p. 92.

[65] S. JEAN CHRYSOSTOME, Homélie XXI sur la première épître aux Corinthiens.

[66] Sur l'état du clergé contemporain de saint Chrysostome, voir A. PUECH, S. Jean Chrysostome et les mœurs de son temps. Nous avons emprunté à cet important ouvrage plusieurs traits de la page qu'on vient de lire.

[67] S. JEAN CHRYSOSTOME, Traité du sacerdoce, l. III.

[68] S. JEAN CHRYSOSTOME, Traité du sacerdoce, l. VI.

[69] A. PUECH, Journal des Savants, 1891, p. 241.

[70] P. G., t. XLVIII, col. 559-610.

[71] A. PUECH, Journal des Savants, 1891, p. 242.

[72] VILLEMAIN, Tableau de l'éloquence chrétienne au IVe siècle, édit. de 1856, p. 156.

[73] P. G., t. XLVII, col. 423-494.

[74] MANSI, t. III, p. 624.

[75] Le document sur lequel certains historiens se sont appuyés pour soutenir que le pape Damase convoqua le concile, se rapporte au concile de Constantinople de 382 et non à celui de 381. Voir HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. de Conciles, t. I, p. 14 et s., t. II, p. 4-5. Il serait toutefois téméraire de prétendre que le pape resta étranger à la réunion du concile. Tout porte à croire qu'il en agréa positivement la convocation ou même qu'il la provoqua. Théodose, qui venait de proclamer solennellement l'autonomie du Saint-Siège dans les affaires spirituelles, et qui devait, un an plus tard, recourir au pape pour la convocation de l'assemblée de 382, ne dut pas agir sans son assentiment en 381. Damase, d'autre part, qui allait bientôt en confirmer les décisions, et donner à la réunion de 381 une autorité souveraine, aurait-il agi de telle sorte pour une assemblée réunie à l'encontre ou en dehors de son consentement ?

[76] SOCRATE, l. V, ch. VIII ; SOZOMÈNE, l. VII, ch. VI.

[77] SOCRATE, l. V, ch. VIII ; SOZOMÈNE, l. VII, ch. VI ; S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Poèmes, XII ; P. G., t. XXXVII, col. 1134.

[78] S. JEAN CHRYSOSTOME, Discours, XLV.

[79] SOCRATE, l. V, ch. VIII ; SOZOMÉNE, l. VII, ch. VIII.

[80] SOCRATE, l. V, ch. VIII.

[81] MANSI, III, 557 ; TILLEMONT, Mémoires, édit. de 1728, t. IX, S. Grégoire de Nazianze, note 41, p. 1338.

[82] SOCRATE, l. V, ch. VIII ; SOZOMÉNE, l. VII, ch. VIII. Nous possédons encore une liste des évêques présents à ce concile. Elle contient cent quarante-sept noms (MANSI, t. III, col. 568-572).

[83] THÉODORET, H. E., l. V, ch. VI ; P. G., t. LXXXII, col. 1208.

[84] THÉODORET, H. E., l. V, ch. VI ; P. G., t. LXXXII, col. 1208.

[85] Code Théodosien, XI, t. XXXIX, l. IX. Cette loi est le lambeau de procès-verbal d'une des séances du consistoire impérial.

[86] C'était une exception à la règle qui ne permettait pas à un évêque de passer d'un siège à un autre. Grégoire n'avait fait qu'aider son vénérable père à Nazianze, mais il était évêque de Sasime.

[87] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Poèmes, XII ; Sur sa vie ; P. G., t. XXXVII, col. 1134.

[88] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Poèmes, XII ; Sur sa vie ; P. G., t. XXXVII, col. 1134.

[89] A. DE BROGLIE, l'Église et l'empire au IVe siècle, t. V, p. 433.

[90] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Poèmes, XII, Sur sa vie.

[91] VILLEMAIN, Tableau de l'éloquence chrétienne au IVe siècle, p. 136-137.

[92] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours, XLII ; MANSI, t. III, col. 582 et s.

[93] Voir MARCEL GUIGNET, Saint Grégoire de Nazianze, orateur et épistolier, un vol. in-8°, Paris, 1911.

[94] SOCRATE, l. V, ch. VIII ; SOZOMÈNE, l. VII, ch. VII ; THÉODORET, l. V, ch. VIII.

[95] TILLEMONT, Mémoires, t. IX, art. 78, p. 221. Cf. Dom CEILLIER, Hist. des auteurs ecclés., t V, p. 646.

[96] TILLEMONT, Mémoires, t. IX, p. 888.

[97] Ou de Nicée-Constantinople, celui qu'on chante maintenant à la messe.

[98] HARNACK, art. Constantinopel (Symbol) dans la Realencyklopädie, 3e édit., t. XI, p. 12-28 ; DUCHESNE, Hist. anc. de l'Eglise, t. II, p. 439-440, note. Voir sur cette question HÉFÉLÉ-LECLERCQ, t. II, p. 10-17, et J. BOIS, au mot Constantinople (concile de 381), dans le Dict. de théol. de VACANT, t. III, col. 1229-1230.

[99] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Lettres, ch. II ; P. G., t. XXXVII, col. 193 et s.

[100] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. de Conciles, t. II, p. 16.

[101] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. de Conciles, t. II, p. 14-16.

[102] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. de Conciles, t. II, p. 18-20.

[103] Sur le sens du mot diocèse à cette époque, voir HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. de Conciles, t. II, p. 2223, note 2.

[104] Code Théodosien, I, 3, De fide catholica ; SOZOMÈNE, l. VII, ch. VIII.

[105] PHOTIUS, Des synodes, MANSI, t. III, col. 596.

[106] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. de Conciles, t. II, p. 42 et s.

[107] MANSI, t. VII, col. 441.

[108] S. GRÉGOIRE LE GRAND, Epist., l. VII, ep. XXXIV, P. L., t. LXXVII, col. 893.

[109] Le concile de Constantinople tenu en 382 donne bien au concile de 381 la qualification d'œcuménique, δικουμενή ; mais il ne faut pas entendre ce mot dans un sens rigoureux. Il a alors pour les Orientaux le même sens que le mot universalis pour les Africains. (THÉODORET, l. V, ch. IX.)