HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

PREMIÈRE PARTIE. — La fin du paganisme

CHAPITRE VIII. — DE LA MORT DE JULIEN L'APOSTAT À L'AVÈNEMENT DE THÉODOSE. - SAINT BASILE. (363-379).

 

 

Les seize années qui s'écoulent entre le règne désastreux de Julien l'Apostat et le gouvernement glorieusement réparateur de Théodose, forment une période de transition. La preuve est faite désormais, après les règnes de Constance et de Julien, que ni l'arianisme ni le paganisme, si protégés qu'ils soient par les souverains, n'ont la vertu de régénérer une société qui se dissout. Le retour à la politique catholique de Constantin parait la seule solution à la crise politique et sociale qui trouble l'empire et le monde. Mais où trouver le génie capable de reprendre l'œuvre du grand empereur ? Les esprits d'ailleurs seraient-ils prêts à le suivre ? Les quatre monarques qui se transmettent ou se partagent le pouvoir, de 363 à 379, Jovien, Valentinien, Valens et Valentinien II, suivent une politique flottante ; la plus grande gloire de leurs règnes est dans l'apparition de quelques génies éminents, dont l'action prépare, plus efficacement que toute autre cause, la politique nettement catholique de Théodose. En Orient, autour de saint Athanase, de saint Basile et de saint Grégoire de Nazianze, dont la renommée ne cesse de grandir, viennent se ranger saint Grégoire de Nysse, saint Epiphane et saint Jean Chrysostome ; en Occident, saint Ambroise et saint Jérôme apparaissent auprès de saint Hilaire.

Dans le même temps, chez les peuples barbares, deux faits intéressent au plus haut degré l'histoire de l'Eglise. D'une part l'arianisme, refoulé hors des limites de l'empire, gagne les nations de race gothique ; d'autre part, un véritable apôtre, saint Martin de Tours, donne une nouvelle vie au christianisme orthodoxe dans les Gaules.

Si la période historique qui fait l'objet du présent chapitre ne frappe l'attention par aucune péripétie émouvante, par aucun fait de haut relief, du moins, par la valeur des grands hommes qu'elle met au jour, comme par les grands événements dont elle est le prélude, elle mérite l'étude de quiconque aime à suivre, dans la continuité de leur développement, le progrès de la vie de l'Eglise et la marche de la civilisation.

 

I

Julien, en mourant, n'avait laissé ni héritier naturel, ni successeur désigné par testament, ni instruction d'aucune sorte. Dans ces conditions, dit Ammien Marcellin, il n'entrait dans l'esprit de personne que le nouvel empereur pût être nommé par d'autres que par des soldats[1]. Les officiers supérieurs décidèrent que le corps d'armée commandé par Julien serait confié au plus ancien des généraux ; on attendrait, pour faire l'élection, la jonction du corps d'armée laissé en Mésopotamie. Mais un groupe d'officiers subalternes, impatients d'un tel retard, choisit l'un d'eux, Jovien, comte des domestiques, lui jeta sur les épaules un vêtement de pourpre, et le promena à travers les légions en le proclamant empereur. On dit que beaucoup de soldats, trompés par la similitude des deux noms, Jovien et Julien, crurent, en l'acclamant, acclamer l'ancien empereur ressuscité. L'enthousiasme eut bientôt gagné tout le corps d'armée[2]. Le nouvel élu avait d'abord protesté contre cette intronisation improvisée. Ne savez-vous pas, disait-il, que je suis chrétien ! Comment pourrais-je continuer l'œuvre de Julien ?Tu continueras l'œuvre de Constantin, lui répondaient ses ardents électeurs. Les plus âgés criaient : Constantin a été notre premier maître. Nous voulons revenir au grand Constantin[3]. Il y avait, dans de pareilles acclamations, une ironie inconsciente, mais trop réelle. Le vieux soldat courageux, mais d'humeur facile, qui revêtait la pourpre impériale sur sa longue taille un peu courbée, ne ressemblait à Constantin ni au moral ni au physique. L'enthousiasme qui l'accueillait n'était que plus significatif : il était fait, chez beaucoup, de répulsion pour la politique de l'empereur disparu, bien plus que de sympathie pour la personne du nouvel élu.

Jovien ne régna que quelques mois. On lui donna pour successeur autre militaire, Valentinien, cher à l'armée, parce qu'il avait vaillamment combattu en Gaule sous Julien, et sympathique aux chrétiens, parce que, comme Jovien, il avait encouru la disgrâce momentanée de l'Apostat pour sa fidélité au christianisme. Malheureusement, un mois après son élection, il associa à son gouvernement son frère Valens, dévoué aux semi-ariens, et lui confia le gouvernement de l'Orient, là où les dangers de l'hérésie étaient les plus redoutables. Valentinien, d'ailleurs, ne réalisa pas toutes les espérances fondées sur lui.

Catholique sincère, intègre et chaste, dévoué à l'orthodoxie jusqu'à la rigidité, ami de l'ordre et de la discipline en toutes choses, mais excessivement jaloux de son pouvoir, Valentinien respecta toujours l'Eglise comme organe de la vérité, mais il la regarda d'un œil ombrageux comme puissance. De fait, l'influence de l'Eglise avait singulièrement grandi depuis l'édit de Milan. Constantin avait pu se glorifier d'être son protecteur ; Valentinien se sentait protégé par elle.

Aussitôt après avoir opéré la division de l'empire, il s'était rendu à Milan, et en avait fait sa capitale. De là, il espérait être mieux à même de surveiller les invasions des Barbares du nord. Il pensait aussi pouvoir, de là, remédier plus efficacement aux désordres qui s'étaient introduits dans cette partie de l'empira pendant les huit années de l'abandon où l'avaient laissée les trois précédents empereurs. Mais pendant ces huit années, une puissance sociale avait grandi peu à peu, sous l'influence de l'Eglise, et, en apparence du moins, au détriment de l'autorité impériale.

Lentement, mais profondément, le patriciat romain s'était laissé gagner par le christianisme. Soit par l'entraînement de l'exemple, soit sous l'empire d'une conviction véritable, d'antiques races tout entières s'étaient décidées à rendre hommage à la nouvelle religion, et, leur résolution une fois prise, elles s'étaient étonnées elles-mêmes de se trouver retrempées dans une source inattendue d'illustration et de puissance. Le christianisme renouvelait, rajeunissait pour ainsi dire leur influence. Des charités, distribuées avec discernement par la main des prêtres, leur valaient, de la part des pauvres familles chrétiennes, une reconnaissance plus fière que celle de la plèbe ordinaire, mais plus durable. Leurs esclaves, graduellement émancipés, et préparés à la liberté par une éducation pieuse, formaient autour d'eux une armée dévouée. Bientôt l'autorité des patriciens chrétiens s'étendit au delà de Rome. Une fois entrés dans l'association d'homme s la plus vaste et la seule organisée qui subsistât dans l'empire, ils s e trouvaient par là même replacés à la tête d'un parti puissant. Depuis qu'Athanase, dans ses jours d'exil, avait trouvé asile dans la demeure des sénateurs romains, l'habitude était prise chez les chrétiens de tous les pays de recourir, du fond de l'Egypte ou de l'Asie, aux familles illustres de la capitale, toutes les fois qu'ils avaient une église à bâtir, un couvent à fonder, quelque ruine à prévenir ou quelque désastre à réparer ; et l'aumône, qui manquait rarement d'arriver, était abondamment payée en popularité et en gratitude[4]. Parmi ces nobles représentants de l'aristocratie chrétienne, on remarquait : le préfet du prétoire de l'année 365, Sextus Pétronius Probus, issu d'une famille où l'on était, disait-on, consul de père en fils, et qui remontait à l'empereur Marc-Aurèle ; sa femme Anicia, qui, dans l'antique palais familial des Anicii, centralisait les œuvres de charité des matrones romaines ; le préfet de Rome, Olybrius, proche parent de Probus ; les sénateurs Toxatius et Pammachius, descendants des Jules et des Emile ; la noble épouse de Toxatius, Paula, descendante des Scipions et des Gracques, et la petite-fille du consul Marcellus, Mélanie qui, visitant les solitaires d'Egypte, avait, trois jours durant, nourri de ses aumônes cinq mille d'entre eux[5].

Les églises de Rome, et, par là même, le siège pontifical, avaient été les premiers bénéficiaires de ces abondantes largesses. Nous avons vu que, dès le temps des persécutions, l'Eglise de Rome, chargée de subvenir à des charges immenses, possédait des biens considérables. Constantin, dit Eusèbe, ordonna de restituer au clergé les maisons, les possessions, les champs, les jardins et autres biens dont il avait été injustement dépouillé[6]. La magnificence du grand empereur, naturellement généreux, ne se montra nulle part avec plus d'éclat que dans ses libéralités envers l'Eglise. Dans toutes les parties de l'empire, mais principalement à Rome, il fit bâtir des temples magnifiques, et leur assigna des revenus importants. Le Liber pontificalis fait un dénombrement qui étonne, des offrandes faites par ce prince aux églises romaines[7]. Le transfert de la capitale de l'empire à Constantinople, à Sirmium, à Milan, en augmentant les charges du pontife romain, lui attira par là même, de la part des chrétiens dévoués, de plus abondantes ressources. Rome, dit un savant historien, offrit ainsi un champ plus libre à l'action de la papauté, et de cette ville qui commença d'être dans sa dépendance elle put étendre avec moins de peine ses racines jusque dans le monde extra-romain[8]. La controverse arienne, à l'encontre des desseins de ses promoteurs, ne fit que confirmer ce mouvement. La nécessité d'un point commun au milieu de ce trouble trouva son expression dans les protestations ardentes des écrivains en faveur du siège romain, et les diverses interventions des papes créèrent un courant de mouvement enthousiaste et joyeux envers le siège suprême dans les deux moitiés de l’empire[9]. Chose étrange, le pape Libère, le pontife dont la défaillance momentanée avait attristé le monde chrétien, fut le pontife en la personne de qui la primauté romaine s'affirma le plus nettement à cette époque. Il est vrai que son exil à Bérée et une rétractation solennelle de son erreur avaient expié sa faiblesse. Nous avons vu que son retour à Rome avait été accueilli par ce cri : Un seul Dieu, un seul Christ et un seul Pasteur. Son compétiteur Félix, chassé par la défaveur publique, Lait allé mourir obscurément dans un bourg de Campanie. Après la mort de Constance, Libère avait émis des décrets généraux[10], prescrivant la façon d'agir envers les ariens et semi-ariens repentants et donnant des décisions sur les baptêmes administrés par eux. La dernière année de sa vie, en 365, on le vit recevoir une délégation de soixante évêques orientaux qui s'adressaient à lui comme au chef de la foi, et il ne les admit à la communion de l'Eglise catholique qu'après avoir constaté, ainsi qu'il le déclara, le parfait accord de leurs confessions de foi avec celles de tous les évêques d'Occident et la sienne propre[11]. Une épitaphe pontificale, que dans ces derniers temps on a rapportée avec beaucoup de vraisemblance à Libère[12], parle de ce pontife en termes enthousiastes, tant, aux yeux de ses contemporains, la gloire de l'institution, ajoutée au repentir personnel de Libère, faisait oublier sa passagère défaillance.

 

II

Telle était la situation qui éveillait la susceptibilité jalouse de l'empereur Valentinien. L'élection du pape DAMASE en 366, à la mort de Libère, n'était pas de nature à rassurer son absolutisme ombrageux. Damase, comme ses trois prédécesseurs immédiats, Marc, Jules et Libère, était romain de race[13], et déjà connu par ses relations avec la haute aristocratie romaine. Valentinien, par une constitution écrite de sa main et adressée au nouveau pape, interdit aux ecclésiastiques et à tout ascète ou religieux, de fréquenter les maisons des veuves et des personnes en tutelle, de recevoir d'elles aucune libéralité, même sous forme de testament et au lit de mort. Toute donation, tout legs, tout fidéicommis de ce genre étaient déclarés nuls et de nul effet, et le bien réuni de droit au fisc impérial[14]. Mais, comme pour montrer que de telles dispositions n'impliquaient pas un esprit d'hostilité envers le Saint-Siège, l'empereur promulguait en même temps une seconde constitution, ordonnant que toutes les causes de religion seraient désormais soumises au jugement de l'évêque de Rome, même celles dans lesquelles d'autres prélats seraient engagés, et défense était faite à tous les juges séculiers d'y prendre part.

On peut dire que toute la législation de Valentinien porte les traces du double mouvement de son esprit, absolutiste et consciencieux à la fois. On les remarque notamment dans ses interventions contre le paganisme et contre l'arianisme d'Occident, dans sa législation civile et dans son attitude en présence du schisme ursinien.

Il reprend aux temples païens les biens-fonds que Julien l'Apostat leur a fait attribuer ; mais il se garde bien de les faire revenir aux églises chrétiennes. Il interdit sévèrement les sacrifices idolâtriques suspects d'immoralité ; mais il respecte les fêtes et cérémonies populaires et ménage les fameux mystères de la Grèce[15].

En Italie et en Gaule, quelques ariens rigides s'obstinent encore dans leurs erreurs. L'évêque de Milan, Auxence, se fait remarquer par ses habiles menées. Valentinien, arrivant à Milan vers le mois de novembre 364, charge aussitôt le questeur et le maître des requêtes, assistés d'une dizaine d'évêques, de faire une enquête, à la suite de laquelle Auxence vient déclarer devant l'empereur qu'il reconnaît le Christ comme vraiment Dieu, de la même divinité et substance que Dieu le Père. Mais quand le prélat, sommé d'écrire sa déclaration, le fait en une formule manifestement équivoque, l'empereur, comme s'il avait peur de donner une trop grande satisfaction aux catholiques, déclare nettement s'en contenter[16].

On a pu dire que l'introduction des principes chrétiens dans les lois, quoique datant en vérité de Constantin, n'apparaît avec netteté qu'au temps de Valentinien[17]. En effet, la création de médecins des pauvres dans les grandes villes aux frais du Trésor public, la restriction apportée aux exigences excessives des avocats, à celles des propriétaires à l'égard des colons, et du fisc lui-même à l'égard des contribuables[18], le droit reconnu à toutes les cités de convoquer périodiquement une assemblée pour délibérer sur les réclamations qu'elles croiront pouvoir adresser au souverain[19], enfin l'institution officielle d'un défenseur de la cité (defensor civitatis), sorte de tribun du peuple, chargé de maintenir les libertés locales contre la tyrannie administrative[20], sont des mesures d'une inspiration toute chrétienne. Mais la législation fiscale de Valentinien, dans laquelle on ne trouve pas moins de vingt-huit constitutions différentes ayant pour objet de garantir les droits du Trésor contre les particuliers, est empreinte d'une dureté qui soulève parfois du sein des populations pressurées des cris de misère et de désespoir.

Valentinien professe un grand respect envers le pape. Mais son attitude dans le schisme qui s'élève à Rome à la suite de la mort du pape Libère et de l'élection de Damase, manque de suite et de fermeté.

Tandis que la grande majorité des fidèles et du clergé, réunis à la basilique de saint Laurent in Lucina, acclamaient Damase pour pape, un groupe de fidèles, conduits par sept prêtres et trois diacres dans la basilique de Jules, avaient élu l'un d'entre eux, Ursinus. Aucun reproche ne pouvait être adressé à la vie privée de Damase, dont la grande vertu et l'intelligence supérieure s'imposaient à tous. Mais on relevait contre lui que, sous le précédent pontificat, il avait eu une attitude hésitante, se ralliant pendant un certain temps au compétiteur de Libère, Félix. Les électeurs d'Ursinus représentaient une faction de chrétiens intransigeants, qui faisaient profession de ne pardonner aucun fléchissement, aucune hésitation disciplinaire ou doctrinale, et qui considéraient la moindre de ces fautes comme annulant radicalement toute élection ecclésiastique. Valentinien eût bien voulu garder la neutralité entre les deux partis ; mais des luttes sanglantes s'étaient engagées entre les ursiniens et les damasiens. Viventius, préfet de Rome, ayant constaté la régularité de l'élection de Damase, expulsa de Rome Ursinus et les deux diacres qui le soutenaient. Mais, comme les sept prêtres qui restaient à la tête du parti continuaient leurs assemblées schismatiques, Damase s'adressa à l'empereur, qui les fit arrêter et conduire hors de la ville. La suite devait montrer la nécessité de ce recours et de cette intervention. En effet, vers la fin de l'année 366, Valentinien, sous prétexte de neutralité, ayant permis à Ursinus de rentrer à Rome, les troubles recommencèrent et ne prirent fin qu'après une nouvelle expulsion.

 

III

La politiqua Au milieu de ces événements, Valentinien ne s'était pas préoccupé de faire coïncider l'action de son frère Valens avec la sienne propre. La politique de l'Orient et la politique de l'Occident suivirent donc des directions indépendantes l'une de l'autre.

Valens, humble employé dans les finances impériales au moment où son frère l'éleva à la dignité suprême, n'était pas dépourvu de qualités. Les historiens contemporains ont vanté la sincérité de sa foi chrétienne, l'austérité de sa vie et la simplicité de manières qu'il garda sous la pourpre. Mais il ne possédait aucun des dons qui imposent un chef à la multitude ; Julien avait été un lettré ; Constance, un guerrier ; la seule apparition du grand Constantin fascinait les foules ; Valens entendait à peine le grec ; le seul bruit d'une expédition lointaine le faisait pâlir ; il était petit de taille, noir de visage, avec une taie sur l'œil du plus désagréable aspect. Il n'avait enfin ni justesse d'esprit ni fermeté de caractère. Pour sa politique religieuse, dès le début de son règne, il se laissa dominer par l'évêque intrus de Constantinople, Eudoxe, intrigant sans conscience, qui avait adopté successivement toutes les nuances de l'arianisme, à mesure qu'elles pouvaient servir son ambition. Eudoxe, originaire de la Petite Arménie, était fils d'un certain Césarée, qui, au dire d'Eusèbe, après une vie dissolue, avait réussi à cueillir la palme du martyre sous Dioclétien[21]. Il se disait disciple de Lucien d'Antioche. On l'avait vu prendre part au synode de la Dédicace, aux assemblées de Sardique, de Sirmium, bref à la plupart des réunions ou conciliabules de ce temps, où il avait soutenu, suivant ses intérêts du moment, le semi-arianisme et l'anoméisme. En 360, à Constantinople, il avait été l'artisan le plus actif des intrigues qui avaient fait rejeter à la fois l'omoousios de Nicée, l'omoiousios de Basile d'Ancyre, l'anomoios d'Eunomius, en proclamant simplement, dans une formule vague, que le Fils est semblable au Père, omoios. On appela ce système équivoque l'homéisme ou encore l'eudoxianisme. C'est sous cette forme captieuse que l'arianisme devait pénétrer chez les peuples barbares. Eudoxe passa pour un grand pacificateur. L'évêque de Constantinople, Macédonius, venait de mourir. Le siège de la capitale de l'Orient fut la récompense des prétendus services d'Eudoxe à la cause de l'ordre et de l'empire. Saint Hilaire de Poitiers et l'historien Socrate nous ont conservé quelques souvenirs de son triomphe insolent. Ses premiers discours dans la chaire épiscopale furent d'un histrion plutôt que d'un évêque. Dieu le Père a un Fils, dites vous ? s'écriait-il. Il faut alors que vous lui trouviez aussi une mère[22]. Dieu le Fils, disait-il encore, peut être pieux et révérencieux puisqu'il a son Père à révérer. Mais le Père ne peut être qu'un irrévérencieux et un impie. Qui peut-il révérer ? La populace riait à ces sarcasmes. Arius, dans ses chansons à boire, n'avait pas été plus grossier.

Tel était l'homme qui sut prendre sur l'empereur Valens un ascendant tout-puissant. C'est lui qui baptisa Valens, en 366 ou 367, avant son expédition contre les Goths. C'est lui qui fit interdire un grand concile que les serai-ariens d'Asie, réconciliés avec le pape Libère et la foi de Nicée projetaient de réunir à Tarse en 367. Il fit tout pour empêcher l'empereur de voir Eunomius. Quand les acaciens, jaloux de son influence, avaient voulu se plaindre de lui à Valens, celui-ci avait refusé de les entendre et les avait brusquement renvoyés à Eudoxe lui-même[23]. Entre temps, l'évêque de Constantinople travaillait à peupler de ses amis les sièges épiscopaux de l'Orient.

La haine du sectaire ne pouvait oublier Athanase. Officiellement autorisé, après l'avènement de Jovien, à reprendre possession de son siège épiscopal, le patriarche d'Alexandrie gouvernait paisiblement son grand diocèse, quand, le 5 mai 365, parut un édit de Valens, bannissant tous les évêques déposés par Constance et rappelés par Julien. Athanase était compris dans cette mesure. Mais le peuple d'Alexandrie s'assembla en tumulte, réclamant le maintien de son évêque. Pendant cinq mois, la police impériale, tenue en respect par la foule, n'osa rien entreprendre contre le champion de la foi orthodoxe. Le 5 octobre, celui-ci, prévenu sans doute de ce qui se tramait, quitta secrètement la ville, La même nuit, le préfet de la ville le fit inutilement chercher pour l'envoyer en exil. Pendant quatre mois, Athanase resta caché dans une campagne près d'Alexandrie. Bientôt les manifestations populaires en sa faveur prirent de telles proportions que Valens craignit une sédition. Il donna l'ordre de ne plus inquiéter le patriarche, qui rentra dans sa ville, désormais trop grand pour être persécuté ou protégé par l'empire. Les quelques incidents qui troublèrent encore son pontificat furent sans importance.

Il fut l'appui le plus fidèle le plus sage conseiller du pape Damase. Son vieux compagnon d'armes, Marcel d'Ancyre, lui envoya une délégation pour lui soumettre sa profession de foi. C'est sur lui que s'appuya saint Basile en commençant, contre les nouvelles formes de l'hérésie, sa glorieuse campagne. Enfin cet homme contre lequel tant de puissances s'étaient conjurées, cet évêque qui avait passé tant d'années dans l'exil, souvent au milieu des plus grands dangers, mourut dans son lit, suivant la naïve expression du martyrologe romain, en l'année 373, le 2 mai[24]. Eudoxe était mort trois ans plus tôt, au printemps de 370.

S'il faut en croire Théodoret, l'ascendant d'un simple moine fit aussi reculer l'audace du tyran. Un jour Valens, du haut de son balcon, vit passer, marchant d'un pas ralenti par la vieillesse et courbé sous un manteau d'étoffe grossière, le saint moine Aphraate. Vieillard, lui dit l'empereur, où vas-tu de ce pas ?Je vais prier pour ton règne, lui répondit le moine. — Tu ferais mieux, repartit l'empereur, de rester chez toi pour y prier selon la règle des solitaires. — Tu dis bien, reprit le moine sans se troubler ; et c'est bien ce que j'ai fait jusqu'à ce jour, tant que le troupeau du Seigneur a vécu en paix. Mais s'il est menacé par des bêtes féroces, ne faut-il pas que je vole à son secours ? Empereur, si tu mets le feu à notre maison, ne faut-il pas que j'aille l'éteindre ? A ces mots, ajoute l'historien, l'empereur murmura quelques vagues menaces, puis se tut et laissa le moine s'en aller librement[25].

Quand Eudoxe l'inspirait, Valens ne connaissait plus ses scrupules de conscience. Peu de temps après, une constitution impériale parut, qui défendait à tout curiale de se consacrer à la vie solitaire, à moins de faire abandon de ses biens à la curie, et qui ordonnait même aux magistrats impériaux de ramener de force à la vie civile ceux qui l'avaient abandonnée par paresse pour fuir aux déserts[26]. De pareilles dispositions législatives se prêtaient aux interprétations législatives les plus arbitraires et les plus tracassières. Celles-ci ne furent pas épargnées aux moines orientaux. Beaucoup d'entre eux furent brutalement expulsés. On les chassa, dit Socrate, et même on fit usage des armes contre eux. Rufin en fut témoin oculaire. Il dit même en avoir pâti pour son compte[27]. Après les moines, les simples fidèles eux-mêmes furent persécutés. Un décret fut rendu, qui exilait les catholiques habitant à Alexandrie et dans le reste de l'Egypte. Aussitôt leurs demeures et leurs biens furent pillés. On arrêta tous ceux que l'on put trouver. Les uns furent mis en jugement, d'autres enchaînés, d'autres appliqués à la torture[28].

De telles mesures produisaient souvent un résultat tout contraire à celui qu'on avait espéré. A Edesse, un évêque nommé par les ariens en remplacement de saint Barsès, eut beau faire appel à la police impériale, il ne parvint pas à attirer les fidèles à sa communion[29]. Les gens de Samosate forcèrent successivement deux intrus à quitter la ville[30]. A Césarée, le préfet Eusèbe ayant fait comparaître l'évêque Basile devant son tribunal, le peuple s'ameuta. Les corporations des tisserands et des armuriers réclamèrent leur évêque d'une façon menaçante. Des femmes, dit saint Grégoire de Nazianze, brandissaient leurs fuseaux comme des lances, criant : A mort le préfet ! Etranglez-le ! Eusèbe, terrifié, relâcha l'évêque, sortit de la ville, et n'y remit jamais les pieds[31].

Ces résistances énergiques déconcertèrent d'autant plus l'empereur et les prélats ariens qui le conseillaient, que la situation politique de l'Orient se compliquait d'une manière fort grave. En 376, les Goths, refoulés par les Huns, avaient obtenu asile sur les terres de l'empire. Mais l'administration de Valens les avait traités avec si peu d'humanité, qu'ils se révoltèrent. On fut obligé de leur faire une guerre en règle. Valens, avant de se mettre en marche afin de repousser par la force le péril barbare, voulut apaiser par la clémence celui qu'il redoutait de la part des populations catholiques : il révoqua toutes les sentences d'exil prononcées contre les personnes ecclésiastiques[32].

D'autre part, en Occident, Gratien, qui venait de succéder à son père Valentinien, mort le 9 août 375 dans une bataille, se tournait franchement vers le christianisme orthodoxe. L'historien Zosime raconte que lorsque, au lendemain de son élévation à l'empire, les flammes lui présentèrent les insignes du souverain pontificat, à l'encontre de tous ses prédécesseurs, il refusa de les recevoir, pensant qu'une telle dignité ne pouvait convenir à un chrétien[33]. Il retira aux vestales et aux anciens prêtres païens leurs privilèges et leurs domaines. Il ne se montra pas moins hostile à l'hérésie arienne qu'au paganisme ; et l'on put croire, après la mort tragique de Valens à la bataille d'Andrinople, en 378, que la cause de l'arianisme était perdue à jamais catholique.

 

IV

Les deux formes primitives de l'arianisme, la pure doctrine d'Arius, et les théories flottantes émises par le parti eusébien, étaient effectivement ruinées pour toujours. Mais Eunomius venait de renouveler l'esprit et les méthodes de la secte.

Eunomius fournit un exemple remarquable de la séduction que peut exercer, sous un extérieur difforme, un esprit brillant et cultivé. Cet homme, de souche paysanne, lourd, contrefait, dont une sorte de lèpre rongeait le visage[34], prenait, quand il redisait les phrases harmonieuses de Platon ou lorsqu'il exposait les rêveries mystiques de Plotin, un prestige incroyable. Julien l'Apostat avait mis l'hellénisme à la mode, Eunomius bénéficiait de la vogue nouvelle. Avec lui, et avec ses principaux adeptes, Aetius et Astérius, on n'entendit plus résonner, comme au temps d'Arius, ces impudents blasphèmes : Le Verbe est une créature. Il fut un temps où le Fils n'était pas. On ne les vit pas recueillir dans l'Ecriture tous les termes qui semblaient rabaisser le Christ, confondre à dessein ce qui se rapportait au Dieu et ce qui se rapportait à l'homme, faire tapage de quelques expressions métaphoriques pour contredire les passages les plus clairs et les plus décisifs. Les nouveaux docteurs de l'hérésie parvinrent à s'emparer de la classe lettrée en flattant le goût de cette société légère pour les disputes élégantes[35]. Platon, dans son Phèdre, avait appelé le Principe premier des choses l'Inengendré, ou l'Innascible, άγέννητος. Ce mot fut mis en faveur. On en raffola dans les cercles littéraires. On l'employa de préférence au mot Dieu, trop lourd, disait-on, et trop commun. L'Aghénnètos fut la divinité des esprits supérieurs et raffinés. Ce premier résultat une fois acquis, Eunomius, ingénieux et subtil, raisonnait ainsi : L'innascibilité est le propre de Dieu. N'allons pas en conclure trop précipitamment que le Fils n'est pas Dieu, parce qu'il est engendré par le Père. Ce raisonnement a pu être employé autrefois. Il est massif et grossier ; car on peut répondre que le Fils est engendré comme personne et non comme substance divine. Mais cette réponse n'est plus possible si nous montrons que le Fils est engendré même quant à sa substance. Or, telle est la pensée profonde du grand Platon. Arrivé là, Eunomius, selon l'expression de saint Basile, étourdissait ses auditeurs avec des phrases du grand Platon. Si la notion d'Inengendré est la définition de Dieu, disait-il, elle est identique à Dieu. Dieu ne peut donc, à aucun point de vue, personnel ou substantiel, être engendré. Donc le Fils n'est pas proprement Dieu. L'omoousios renferme une contradiction. Platon a triomphé du concile de Nicée[36].

Les erreurs les plus dangereuses sont celles qui, attaquant d'abord les sommets, ne s'expriment en formules populaires qu'après avoir revêtu le prestige de la science. La dialectique d'Eunomius pouvait reconquérir, surtout en Orient, le terrain perdu par la propagande d'Arius et d'Eusèbe, si Dieu n'avait alors fait apparaître des hommes capables, par leur science philosophique et littéraire, de forcer à l'admiration les esprits les plus raffinés. A la tête de ces nouveaux défenseurs de la foi, furent les trois amis qu'on désigne sous le nom de docteurs cappadociens[37], saint Basile, saint Grégoire de Nazianze et saint Grégoire de Nysse.

Entre l'Ecole d'Alexandrie, qui avait donné à l'Eglise saint Athanase, et l'Ecole d'Antioche, qui allait lui donner saint Jean Chrysostome, l'Ecole de Cappadoce formait comme un moyen terme, moins portée aux interprétations allégoriques que la première, se renfermant moins que la seconde dans les interprétations littérales. Les trois grands docteurs cappadociens devaient porter chacun dam la lutte les caractères de leur originalité propre. Chez Basile, la philosophie et l'éloquence seront toujours subordonnées à l'esprit de gouvernement et à l'action chez Grégoire de Nazianze, théologien d'une clarté et d'une précision merveilleuses, mais imagination brillante et âme tendre, un souffle poétique inspirera tout ; chez Grégoire de Nysse, philosophe avant toutes choses, la qualité maîtresse sera une faculté dialectique pleine de verve.

L'homme à qui la postérité a donné le nom de Basile le Grand[38] fut à la fois un grand théologien, un grand orateur, un grand organisateur de la vie monastique et un grand évêque.

De tous les ouvrages dogmatiques que saint Grégoire de Nazianze et saint Augustin attribuent à l'illustre Cappadocien, il ne nous reste que le traité Contre Eunomius, publié par saint Basile en 364, pendant qu'il prêtait son aide à l'évêque de Césarée, et le traité Du Saint-Esprit, publié onze ans plus tard, pendant son épiscopat.

Contre les audacieux blasphèmes d'Arius et les habiles intrigues d'Eusèbe de Nicomédie, la Providence avait suscité Athanase ; contre les astucieux sophismes d'Eunomius et d'Aetius, elle suscita Basile. Athanase est le type de l'ardeur militante. Toujours exilé et toujours revenant à son poste, il écrit des traités qui remplissent le monde... Son éloquence est populaire. Sa belle phrase grecque est claire et sans apprêt. Son style est prolixe, parce qu'il vise avant tout à être compris. Sa méthode est de poursuivre, l'une après l'autre, toutes les formules fausses ou captieuses. Il tourne et retourne en tous sens les passages scripturaux colportés par les ariens ; mais il revient sans cesse sur les textes qui affirment clairement la divinité, l'éternité, la consubstantialité du Verbe... On dirait un chevalier qui pousse sa monture au milieu d'une troupe sauvage, frappe tout autour de soi avec son marteau d'armes, poursuit les fuyards, ou s'accule à un rocher, et, s'il se sent trop pressé, s'échappe par un bond énorme, mais pour retomber au plus serré de la mêlée[39]. Basile, toujours à son poste de Césarée, d'abord comme simple prêtre, puis comme évêque, est plus calme, plus didactique. Il conduit son discours avec art et méthode. Il évite les considérations qui pourraient être contestées, pour s'en tenir aux arguments sans réplique. Il se propose moins de montrer les splendeurs de la foi que d'en maintenir intacte la pureté. Cependant, lorsqu'il est nécessaire, il fait usage de la science acquise dans Athènes... Il a appris tous les secrets de sa langue, il a puisé dans la rhétorique une éloquence respirant le feu. Il excelle dans la dialectique, à ce point qu'il serait plus facile de sortir d'un labyrinthe que d'échapper au réseau de ses arguments. Quant à la géométrie, à l'astronomie et à la science des nombres, il en a appris ce qui est nécessaire pour n'avoir rien à craindre des objections des hommes versés dans ces études spéciales ; mais il vise à la synthèse des connaissances plus qu'à la découverte de l'inconnu ; esprit puissant, large, mais grave et conservateur[40].

Dans son argumentation contre Eunomius, Basile ramène la discussion au point formel des débats. Il démontre qu'en aucune façon le mot Inengendré, Aghénnètos, ne peut signifier la substance même de Dieu, la comprendre comme ferait une définition parfaite. C'est une erreur de Platon que d'identifier la forme du concept avec celle de l'objet connu[41]. Dans un même objet, remarque Basile, la raison distingue des choses différentes. Jésus s'est appelé la porte, la voie, le pain, la vigne. Nous appelons Dieu inengendré, comme nous l'appelons immortel, incorruptible, suivant les aspects sous lesquels nous le considérons. Pourquoi s'attacher au premier de ces mots, en l'identifiant avec la substance même de Dieu[42] ? L'erreur d'Eunomius est d'autant plus choquante, qu'il applique sa fausse théorie de la connaissance à la Divinité. Quelle outrecuidante prétention que de s'imaginer comprendre Dieu tel qu'il est, parce que notre raison a le concept de quelqu'un de ses attributs ! A l'encontre de ce présomptueux rationalisme, Basile montre que, si l'action de Dieu descend jusqu'à nous, son être nous demeure inaccessible. Le monde créé, dit-il, nous fait bien connaître la puissance et la sagesse du Créateur, mais non son essence. La puissance de Créateur ne s'y révèle même pas nécessairement tout entière. Il se peut que le bras de l'Artiste divin n'y déploie pas toute sa force... En tout cas, le dilemme d'Eunomius ne saurait nous étreindre. Si nous ne connaissons pas l'essence de Dieu, dit-il, nous ne connaissons rien de Lui. La réfutation d'un tel sophisme est bien simple. Si, pour être vraie, la connaissance devait être la pleine compréhension, que saurions-nous des choses finies elles-mêmes, qui, par tant de côtés, nous échappent. Et il s'agit de l'Infini ! Connaître l'essence divine, c'est avant tout connaître l'incompréhensibilité de Dieu[43].

Le traité Du Saint-Esprit est un écrit de circonstance, mais son importance est grande au point de vue de l'histoire du dogme. On avait reproché à Basile d'avoir parlé en termes équivoques de la divinité du Saint-Esprit. Il disait, par exemple, que le Saint-Esprit vient de Dieu par le Fils, que la Majesté royale descend du Père, par le Fils unique, au Saint-Esprit. Basile maintient ces expressions, et soutient qu'elles sont aussi orthodoxes que celles des Latins, lesquels préfèrent dire que le Saint-Esprit vient du Père et du Fils, ou que la Substance divine se termine aux trois Personnes du Père, du Fils et du Saint-Esprit. C'est là, dit Basile, une question de mots, ou plutôt de points de vue. Les Latins, contemplant directement Dieu dans sa Substance éternelle, considèrent celle-ci comme s'épanchant en trois Personnes ; les Grecs, visant d'abord les trois Personnes, également en possession de la Substance divine tout entière, cherchent à voir ensuite l'ordre par lequel cette Substance se communique intégralement du Père au Fils, puis au Saint-Esprit[44]. Et ces hautes considérations métaphysiques sont présentées par le grand Docteur avec une abondance et une sûreté d'expressions merveilleuses. On se sent, pour ainsi dire, dit le duc de Broglie, porté en plein océan de la philosophie. Le platonisme, le péripatétisme, l'éclectisme alexandrin sont familiers à l'esprit de l'écrivain. Il y emprunte à tout instant des idées, des explications, des définitions. On s'aperçoit en même temps, par la clarté lumineuse de la phrase, par l'heureux choix des formules, par la richesse des comparaisons, que ce philosophe est un vulgarisateur[45].

On a dit de saint Basile qu'il a été le premier orateur qu'ait compté l'Eglise. Athanase avait harangué les soldats de la foi, comme un général qui monte à la brèche ; Origène avait dogmatisé devant des disciples ; Basile, le premier, parle à toute heure, devant toute espèce d'hommes, un langage à la fois naturel et savant, dont l'élégance ne diminue jamais ni la simplicité ni la force[46]. Il est intéressant, à ce point de vue, de le considérer instruisant les pauvres habitants de Césarée et les élevant à Dieu par la contemplation de la nature. C'est le sujet des homélies qui portent le nom d'Hexaméron[47], parce qu'il y explique les merveilles des six jours de la création. Si parfois, s'écrie l'éloquent orateur, dans la sérénité de la nuit, portant des yeux attentifs sur l'inexprimable beauté des astres, vous avez pensé au Créateur de toutes choses ; si quelquefois, pendant le jour, vous avez étudié les merveilles de la lumière ; venez, que je vous conduise, comme par la main, à travers les merveilles de l'univers. Puis, après une brillante description des beautés de la terre : Si les choses visibles sont si belles, conclut-il, que seront les invisibles ? Ce soleil périssable, et pourtant si beau, nous offre le sujet d'une admiration inépuisable. Que sera donc, dans sa beauté, le Soleil de la justice divine ? Une autre fois, après avoir décrit les merveilles de l'Océan, il ramène sa pensée vers son auditoire, et s'écrie : Que si l'Océan est si beau, avec ses vagues mouvantes et sonores, combien est plus beau pour moi le mouvement de cette assemblée chrétienne, où les voix des hommes, des enfants, des femmes, confondues et retentissantes comme les flots qui se brisent sur le rivage, s'élèvent en prières jusqu'à Dieu ! D'autres fois l'accent de son éloquence rappelle le solitaire méditatif dont l'âme s'était formée dans les monastères. Tu dors, le temps t'échappe. Tu veilles et tu médites, la vie ne t'échappe pas moins. Nous sommes comme emportés par une force irrésistible. Tu passes devant toutes choses, tu laisses toutes choses derrière toi. Tu as vu sur ta route des arbres, des prés, des eaux. Tu as été un moment charmé et tu as passé outre. Puis tu es tombé sur des pierres, tu as heurté des rochers, tu as roulé dans des précipices, tu t'es trouvé au milieu de bêtes féroces, de reptiles venimeux. Tu as souffert, et puis, tu as tout laissé encore derrière toi. Telle est la vie. Ni ses plaisirs ni ses peines ne sont durables.

L'homme qui parlait ainsi avait vécu d'une profonde vie mystique, et son plus vif désir était d'en faire profiter le plus grand nombre d'âmes possible. C'est dans ce dessein qu'il publia, étant à Césarée, ses deux recueils de règles monastiques, rédigés, au moins en partie, dans son monastère des bords de l'Iris[48]. L'un et l'autre recueil ne sont que le développement d'une lettre que le saint Docteur écrivit à son ami Grégoire de Nazianze et où il décrivait la vie menée par lui et ses compagnons dans leur retraite du Pont[49]. Les règles qu'il donne ont d'abord été pratiquées par lui ; il s'inspire aussi, dans ses directions, de ce qu'il a vu dans ses voyages en Egypte.

Pour Basile, l'idéal de la vie monastique ne se rencontre ni dans ces immenses colonies de moines, qu'il avait visitées dans la Haute-Egypte, ni dans ces cabanes isolées des anachorètes, qu'il avait rencontrées au désert. Il trouvait dans les premières trop de mouvement et de bruit ; et il remarquait que dans les secondes on n'avait pas assez d'occasions de pratiquer la charité et l'humilité. Si vous vivez à l'écart des hommes, disait-il, comment pourrez-vous vous réjouir avec les heureux et pleurer avec ceux qui souffrent ?... Notre-Seigneur a lavé les pieds de ses apôtres : vous qui êtes seul, à qui les laverez-Vous ? Et comment vous exercerez-vous à l'humilité, vous pi n'avez personne devant qui vous humilier ? Basile souhaite que les âmes éprises du- désir de se consacrer à Dieu se réunissent dans un couvent de dimension médiocre, où le supérieur puisse être en rapport suivi avec chaque frère. Chacun choisira un métier, mais de ceux qui ne troublent pas la paix de la vie religieuse ; et le travail manuel sera coupé, de tant de prières qu'il ne pourra faire perdre aux moines l'esprit intérieur.

On se lèvera dès le point du jour pour louer Dieu par la prière et le chant des hymnes. On lira les Livres Saints, et l'on conservera le souvenir des saints personnages de la Bible, que l'on aimera à contempler comme des statues vivantes et des images animées. On fera alterner la prière et l'étude. Le silence ne sera pas imposé d'une façon absolue, mais on ne parlera pas inutilement ; on réfléchira avant de prendre la parole, et on gouvernera jusqu'au son de la voix, qui ne sera ni trop basse ni trop aiguë. On ne se dépouillera pas de ses biens en embrassant la vie religieuse, mais on les considérera comme désormais consacrés à Dieu, et on ne les emploiera qu'en bonnes œuvres, soit par ses propres mains, soit par des mandataires choisis avec soin.

Telle est, dans ses principales dispositions, la règle basilienne. Elle frappe surtout par sa discrétion et par sa sagesse. Elle laisse aux supérieurs le soin de déterminer les mille détails de la vie locale, individuelle et journalière ; mais, en évitant les formules inflexibles, le législateur s'approche doucement du moine, et l'enlace si bien à travers toutes les vicissitudes de son existence, qu'il finit par le mettre et le maintenir sous le joug divin[50].

La même prudence et la même fermeté se remarquent dans le gouvernement de saint Basile. En 370, après la mort de l'évêque Eusèbe, le peuple et le clergé l'avaient élu, malgré l'état chancelant de sa santé, et après une vive opposition de sa part, à cet important siège de Césarée dont la juridiction s'étendait alors sur cinquante suffragants, répartis en onze provinces. Saint Grégoire de Nazianze nous a laissé quelques traits du portrait de son ami. Il était, nous dit-il, d'une santé frêle, amaigri par les jeûnes et pâli par les veilles, n'ayant presque plus de chair et presque plus de sang[51]. D'une manière plus précise, un manuscrit de la bibliothèque vaticane, reproduit par Baronius, le dépeint comme grand, maigre, portant toute la barbe, la tête à demi chauve, les tempes un peu creuses, le regard pensif[52]. Sa parole était lente, et lui-même attribue cette lenteur à la gaucherie cappadocienne[53]. Son ennemi Eunomius dit qu'il tressaillait à chaque fois qu'on entrait dans la chambre où il s'enfermait pour travailler[54]. Philostorge dit qu'il se résignait avec peine aux discussions publiques[55]. La vérité est que Basile était un de ces hommes qui montrent un courage intrépide quand ils se sentent moralement obligés d'agir, mais qui ne se décident pas sans un devoir impérieux à sortir de la retraite qui fait leurs délices[56]. De tels hommes paraissent parfois gauches et incapables aux esprits superficiels ; mais leur action, uniquement inspirée par le sentiment du devoir ou du zèle, et non par un besoin instinctif de mouvement et de bruit, n'en est que plus efficace et plus profonde. Aussi le vieil évêque de Nazianze, Grégoire, père de l'illustre docteur de ce nom, avait-il cru pouvoir, au moment de l'élection de Basile, écrire aux évêques qui objectaient la santé chétive du candidat : Croyez-moi, ce n'est pas un athlète, c'est un docteur de la foi qu'il nous faut[57].

La lutte contre l'arianisme, la défense de son siège de Cappadoce contre des empiétements qu'il jugeait nuisibles au bien des âmes, et l'exercice des œuvres de miséricorde à l'égard de ses fidèles, furent les principales préoccupations de son épiscopat.

Saint Grégoire de Nazianze nous a conservé le dialogue de l'évêque avec le préfet de la Cappadoce, qui voulait l'amener à se plier aux caprices religieux de son maître, Valens. Quelle raison as-tu donc, lui dit le préfet, de résister, toi seul, à un si grand empereur ?L'empereur est grand, répondit Basile, mais il n'est pas supérieur à Dieu. — Eh quoi, reprit le préfet, ne sais-tu pas quels tourments je puis te faire souffrir ?Lesquels ? Fais-toi comprendre. — Je puis t'infliger la confiscation, l'exil, la torture, la mort. — La confiscation ? repartit l'évêque, réalise-la, si tu tiens à quelques vêtements usés et à quelques livres qui font toute ma richesse. L'exil ? Comment pourrais-je le craindre ? Le chrétien se considère partout comme un pèlerin, et il sait que toute la terre est à Dieu. Les tourments abattront du premier coup mon corps, tant il est frêle ; et la mort que tu me feras donner hâtera mon retour à Dieu, vers qui je soupire d'aller. Personne jusqu'à ce jour, dit le magistrat stupéfait, ne m'a parlé avec une telle liberté. — C'est que peut-être, répondit Basile, tu n'as jamais rencontré un évêque[58].

Dans la défense des droits de son siège épiscopal, Basile ne trouva pas seulement en face de lui la puissance impériale, mais encore l'opposition d'un prélat cupide et ambitieux. Valens, dans un intérêt d'ordre fiscal, avait, en 371, divisé la Cappadoce en deux provinces, et choisi comme capitale de la seconde Cappadoce la ville de Tyane. Or le siège épiscopal de Tyane était alors occupé par un vieil évêque, Anthyme, qui avait jadis fait preuve d'attachement à la foi orthodoxe à côté de Basile, mais que l'éclat de sa nouvelle situation n'avait pas tardé à éblouir. Il voulut se substituer à Basile comme métropolitain de toute l'ancienne province. Des mécontents, des ennemis plus ou moins cachés de l'évêque de Césarée, se rangèrent autour d'Anthyme. Le parti nouveau recruta même de vrais brigands. Un jour que Basile et son ami Grégoire traversaient un défilé, suivis d'une caravane de mules chargées de denrées diverses, ils furent assaillis par une troupe armée, que dirigeait Anthyme en personne. Basile, Grégoire lui-même, âme timide et pacifique entre toutes, durent prendre part au combat.

Pour parer aux attaques dont il était l'objet, Basile crut devoir ériger en évêché le bourg de Sasime, qui, à peu de distance de Césarée, commandait les diverses routes par lesquelles lui arrivaient les tributs dus au siège de Césarée[59] ; et il confia cet évêché à son fidèle ami Grégoire, qu'il sacra évêque presque malgré lui. On s'imagine Grégoire de Nazianze, âme délicate, souffrante et contemplative, qui préférait à tout la solitude et le silence, qui n'avait reçu la prêtrise que pour déférer au désir de son père, placé tout à coup, comme une sentinelle avancée, exposé à combattre chaque jour contre les hordes mises au service d'Anthyme. Grégoire sentit bientôt qu'une pareille mission était au-dessus de ses forces. La nostalgie de la solitude l'emporta. Il s'enfuit au désert, et ne le quitta que sur les instances de Basile et de son vénérable père, pour rentrer dans sa maison paternelle de Nazianze. Hélas ! s'écriait-il, ne pourrai-je donc jamais réaliser mon rêve : traverser l'océan de la vie sur une petite barque, me bâtir modestement une petite maison sur cette terre, avant de m'en aller vers l'éternité ?[60] Une transaction finit par se conclure entre Basile et Anthyme. Nous n'en connaissons pas les détails. Plusieurs textes portent à croire que, par amour de la paix, l'évêque de Césarée abandonna à l'usurpateur tout ou partie de ses droits sur la seconde Cappadoce[61].

Moins sensible que Grégoire, Basile était néanmoins une âme très tendre. A cette époque, où les troubles civils étaient fréquents et où les citoyens restaient souvent exposés aux caprices des fonctionnaires sans surveillance et sans contrôle, les conciles avaient fait un devoir aux évêques d'intervenir en faveur des petits, des faibles, des gens injustement accusés, de toutes les victimes de l'arbitraire ou de la tyrannie. Basile y donna toute son activité. Une partie de sa correspondance est consacrée à cet objet charitable. Il met en mouvement, pour l'atteindre, ses amis les plus haut placés. Nombreuses sont ses lettres demandant des exemptions ou des remises d'impôts, de charges, de redevances, en faveur soit de pauvres gens, soit même de bourgs ou de villes[62]. Un maître est-il irrité contre des esclaves coupables ? Basile le supplie de pardonner[63]. Il écrit directement à l'empereur pour demander la construction d'un pont[64]. Il n'est pas une misère, méritée ou imméritée, il n'est pas un intérêt, grand ou petit, public ou privé, qui n'ait Basile pour avocat[65]. Dans chaque circonscription de son diocèse, administrée par un chorévèque, il établit un hospice. Il construit, à la porte de Césarée, un grand établissement charitable, qui est comme une nouvelle ville, bâtie par l'aumône et habitée par la charité. C'est l'hospitalité sous toutes ses formes. Il y a le lieu de repos du voyageur, l'hospice du vieillard, l'hôpital du malade, avec un quartier réservé pour ces infirmités humaines qui traînent après elles la contagion et la honte. Au centre de ces bâtiments se dresse une vaste église. Tout alentour circule une population de gardiens, d'infirmiers, de fournisseurs, de charretiers, apportant les choses nécessaires à la vie. Au milieu de cette foule animée, Basile passe à toute heure, inspectant tout, parlant à tous, remplissant tout par son zèle. Un siècle encore après lui, tout ce quartier porte le nom de Basiliade[66]. Cette fondation excite les défiances du pouvoir civil, mais l'ascendant de Basile va grandissant, si bien que, loin d'oser le reprendre, l'empereur le charge d'aller en Arménie rétablir la concorde entre les évêques et de pourvoir aux sièges vacants.

Parfois cependant, Basile, en se dévouant, risque sa liberté et sa vie. Il n'hésite pas à intervenir en faveur d'une veuve, qui poursuivie par un magistrat qui veut l'épouser malgré elle, s'est réfugiée dans l'église de Césarée. L'évêque lui donne asile dans sa maison. Le préfet, prenant la défense de son subordonné, cite Basile devant son tribunal, et ose émettre contre lui les insinuations les plus infâmes. Mais pendant que Basile se défend avec calme, le peuple est sorti en foule dans les rues. Au premier rang, les ouvriers des manufactures impériales brandissent les outils de leurs professions. Au bruit de l'émeute, qui s'approche du tribunal, le préfet se trouble, et n'a que le temps de donner la liberté à Basile, qui, généreux, protège sa retraite contre la fureur de la foule[67].

Ces œuvres de miséricorde ne font pas oublier à Basile le bon gouvernement de son diocèse. Il surveille attentivement l'administration des chorévèques ; visite, jusqu'à la fin de sa vie, malgré la faiblesse de sa santé, les paroisses les plus éloignées, les plus difficiles d'accès, dans les montagnes[68]. Les excentricités religieuses auxquelles certains moines et certains prêtres de la campagne se laissent aller, ne trouvent point grâce devant lui. Cette vigilance n'implique de sa part aucune dureté à l'égard de ses prêtres. Il est attentif à faire prévaloir, devant l'Etat, les immunités ecclésiastiques ; il réclame du pouvoir civil la juridiction sur les délits commis au préjudice des églises. Affaibli par l'âge et par les austérités, un ardent amour de Dieu et des âmes le soutient dans ses prédications, qu'il multiplie, dans ses courses pastorales, dont il ne se lasse jamais. L'avènement de Gratien, le décret porté par cet empereur en faveur de la liberté religieuse, et l'élection, en 378, de son ami Grégoire au siège de Nazianze, sont les dernières joies de saint Basile. Il meurt le 1er janvier 379. Le peuple entier de la province accourt à ses funérailles. Les païens et les juifs mêlent leurs larmes à celles des chrétiens, car il a été le bienfaiteur de tous.

 

V

A côté de Basile, depuis la mort de Julien l'Apostat, d'autres vaillants champions de l'Eglise, sans avoir exercé une action pareille à celle de l'évêque de Césarée, avaient combattu le bon combat de la foi. Son frère, Grégoire de Nysse, et son ami, Grégoire de Nazianze, ne devaient déployer toute leur activité que sous le règne de Théodose ; mais trois Pères illustres avaient éclairé l'Eglise latine de leur lumière.

Hilaire de Poitiers avait, avant de quitter ce monde, publié deux importants ouvrages ; son magistral écrit Contre Auxence, en 365, et, l'année d'après, son savant Commentaire sur les psaumes. Ambroise, préfet de Milan en 372, et évêque de cette même ville en 374, avait préludé au grand rôle qu'il devait remplir plus tard dans l'Eglise et dans l'Empire, en devenant l'intime conseiller de l'empereur Gratien ; et saint Jérôme, solitaire au désert de Chalcis depuis 374, y avait donné les prémices de son vigoureux talent par la publication, en 376, de sa Vie de Paul de Thèbes. Dans un rang moins éminent, Ulphilas, évêque des Visigoths du haut Danube, avait attiré l'attention des fidèles, vers 370, par son Commentaire de saint Luc. L'exégète connu sous le nom d'Ambrosiaster[69] avait publié ses Commentaires de saint Paul. Optat de Milève, écrivain original et profond, avait exposé, dans son histoire Du schisme des donatistes, une doctrine dont saint Augustin devait consacrer les principes en la développant à son tour. En Orient, l'œuvre des docteurs chrétiens n'avait pas été moins féconde. De 374 à 377, l'évêque de Salamine, Epiphane, avait, avec un zèle ardent et parfois trop crédule, démasqué toutes les hérésies de son temps dans son Anchoratos et son Panarion ; et, vers 376, saint Jean Chrysostome avait débuté dans la carrière apostolique par son livre Contre les détracteurs de la vie monastique.

Au-dessus de tous ces écrivains, dominant par sa haute situation, l'Occident et l'Orient, le pape Damase, en restaurant les monuments des premiers siècles chrétiens et en les ornant d'élégantes inscriptions, ajoutait à l'éclat de ses vertus celui de son zèle pour l'embellissement de la Ville Eternelle.

Le livre Contra Auxentium, publié par saint Hilaire en 365, avait pour but de détourner les évêques d'Italie de l'évêque semi-arien de Auxence, imposé à cet important diocèse par la volonté de l'empereur Valentinien. Dans son écrit, qui s'adresse aux évêques et aux simples fidèles, mais qui vise aussi le souverain lui-même, l'évêque de Poitiers s'élève avec force contre l'ingérence du pouvoir civil dans les affaires spirituelles de l'Eglise, sous prétexte de la protéger. A un pareil régime, il préférerait la persécution ouverte. C'est un beau nom que celui de paix, dit-il, et l'idée de l'unité est belle. Mais prenons garde à la fausse paix de l'Antéchrist... Il faut plaindre la misère de notre âge, où l'on croit que des hommes peuvent protéger Dieu, où l'on travaille à défendre l'Eglise du Christ par les intrigues du siècle... Je vous le demande, est-ce par les édits d'un prince que Paul, donné en spectacle dans le cirque, formait une Eglise à Jésus-Christ ? Mais aujourd'hui, ô douleur ! les protections terrestres commandent la foi divine, et l'Eglise se glorifie d'être aimée du monde, elle qui n'a pu être à Jésus-Christ qu'à la condition d'être haïe du monde[70]. Il est bien certain que, par ces paroles, le saint évêque n'entendait pas nier le devoir qu'a tout Etat de protéger l'œuvre bienfaisante de l'Eglise, mais opposait simplement l'Eglise des premiers siècles à l'Eglise domestiquée des ariens. Un commentaire sur les psaumes, le Tractatus super psalmos, fut comme le dernier souffle qui s'échappa de l'âme du grand évêque. Cet écrit, fruit d'un esprit mûri par la vertu et par l'étude, représente l'apogée de l'œuvre exégétique d'Hilaire. En même temps qu'il s'attache à saisir le sens littéral par la comparaison des différentes traductions grecques et latines et par les références aux commentateurs autorisés, il cherche à pénétrer le sens mystique et profond d'un livre qu'il se plaît à appeler le céleste entretien de l'espérance humaine.

Comme saint Athanase, saint Hilaire eut une mort tranquille et douce. Les conjectures les plus autorisées la fixent au 13 janvier 368. Il mourut à Poitiers, dit Tillemont, dans sa patrie, plein de sainteté et de foi, après avoir fait beaucoup de miracles ; et quelques manuscrits de sa vie marquent que, dans le moment de sa mort, il entra dans sa chambre une lumière si brillante qu'on n'en pouvait supporter l'éclat[71].

Six ans s'étaient à peine écoulés depuis la mort de l'illustre évêque de Poitiers, quand un autre fils de la Gaule, Ambroise, appelé à de non moins grandes destinées, monta sur le siège de Milan.

Parmi les membres de ce patriciat chrétien dont il a été parlé plus haut, et parmi les habitués du palais des Anicii, un jeune homme s'était en particulier fait remarquer comme promettant un avenir plein d'éclat. Il était le fils d'un ancien préfet du prétoire pour les Gaules. Né à Trèves, vers 340, il avait été, après la mort prématurée de son père, amené à Rome par sa pieuse mère[72], avec sa sœur Marcelline, qui devait recevoir le voile des mains du pape saint Libère, et son frère Satyre, à qui le lia toujours une étroite et touchante amitié. Ambroise, c'était son nom, se distinguait par une intelligence lucide, un esprit droit, une élégante facilité de parole. On racontait de lui, comme de Platon, que, tandis qu'il dormait enfant dans son berceau, un essaim d'abeilles était venu voleter autour de son visage, et que plusieurs même s'étaient glissées, sans lui faire de mal, dans sa bouche entr'ouverte. Le père, témoin du prodige, s'écria : Cet enfant, s'il vit, sera quelque chose de grand ! Ambroise, destiné à suivre, comme son père, la carrière des hautes magistratures, se livra assidûment à l'étude des lettres grecques, de la philosophie et surtout du droit. Il entra d'abord au barreau, ainsi que son frère, et plaida des causes avec un tel éclat, que le préfet du prétoire de Rome, Pétronius Probus, le choisit comme secrétaire. Quelque temps après, eu 372, Probus le désignait à l'empereur Valentinien pour aller gouverner, avec le titre de consulaire, les provinces de Ligurie et d'Emilie, dont le chef-lieu était l'importante ville de Milan. On raconte qu'au moment de son départ, le préfet du prétoire, pour bien lui indiquer les qualités de douceur et de modération avec lesquelles il convenait de gouverner ces importantes provinces, lui dit : Allez, mon enfant ; et conduisez-vous non en juge, mais en évêque. Ces paroles parurent bientôt une prédiction.

En effet, deux ans plus tard, l'évêque semi-arien de Milan, Auxence, étant mort, comme, dans la basilique, où les évêques délibéraient sur le choix d'un nouvel évêque, une foule émue et impatiente, divisée en plusieurs camps, s'agitait avec une animosité qui pouvait dégénérer en émeute, Ambroise crut de son devoir d'accourir pour calmer le désordre. Sa parole éloquente et sympathique eut bientôt apaisé le tumulte. Le peuple se taisait pour l'écouter, quand une voix d'enfant s'éleva. Ambroise évêque ! répéta à plusieurs reprises la bouche enfantine. Cette parole, sortie des lèvres de l'innocence, fut regardée comme une inspiration du ciel. Le nom d'Ambroise fut acclamé par tout le peuple et par tout le clergé.

Ambroise, suivant une fâcheuse coutume, encore assez générale à cette époque, n'était ni baptisé ni même catéchumène, et le droit canonique défendait qu'un néophyte fût appelé à l'épiscopat. De plus, il était magistrat, et une loi de Constantin défendait aux magistrats d'une ville de faire partie du clergé de cette ville. Mais l'enthousiasme était tel, que, malgré les protestations de l'élu, qui faisait valoir, avec plusieurs autres raisons, cette double incompatibilité, on passa outre[73], et l'empereur, comme le pape, avertis de ce qui s'était fait, n'hésitèrent pas à tout ratifier.

Ambroise reçut donc le baptême, et, quelques jours après, prit possession du siège de Milan : Basile lui écrivit, du fond de l'Orient, pour le féliciter.

L'événement ne tarda pas à montrer combien le choix d'Ambroise avait été providentiel. Dès le lendemain de son élévation, sa vie, déjà simple et grave, devint austère et pénitente. Il distribua aux pauvres tout l'argent qu'il possédait, et leur assura la propriété de ses biens fonds, dont la gestion fut confiée à sa sœur Marcelline. Il mena de front le ministère d'une prédication presque quotidienne, les soins d'une administration épiscopale que les nécessités de cette époque rendaient extrêmement chargée, et l'étude approfondie de la doctrine qu'il était chargé d'enseigner.

Sa voix était faible, mais son discours, ingénieux et clair, nourri des grands classiques de l'antiquité, harmonieux et figuré comme celui d'un disciple de Virgile, précis comme celui d'un juriste consommé, captivait à la fois les lettrés et le peuple. Suivant l'expression d'un de ses jeunes auditeurs inconnus, encore retenu dans les liens de l'hérésie, mais qui devait devenir à son tour un maître de l'éloquence chrétienne, sa parole suspendait l'auditeur à ses lèvres et allait à l'âme par sa douceur[74]. Le même témoin, Augustin, car c'est de lui qu'il s'agit, nous dépeint aussi quel était son dévouement charitable. Il m'était impossible de l'entretenir comme je l'aurais voulu, car une armée de nécessiteux m'empêchait d'arriver jusqu'à lui. Il était le  serviteur de leurs infirmités[75]. Déjà, nous le savons, la coutume s'était établie de faire l'évêque juge ou arbitre, non seulement des questions d'ordre spirituel, mais aussi des affaires d'ordre temporel. Quand cet évêque était, comme Ambroise, un juriste exercé, un administrateur expérimenté, qui n'eût profité d'une juridiction si sûre et si paternelle ? D'autant plus que l'évêque, toutes les fois que l'intérêt pécuniaire de son Eglise était en conflit avec celui d'un déshérité de la fortune, faisait céder les droits épiscopaux. L'Eglise, disait-il, ne perd jamais quand la charité gagne. Tous les moments que de telles occupations lui laissaient libres, étaient consacrés à l'étude. Laissons encore saint Augustin nous faire, en son langage vivant et pittoresque, le tableau de saint Ambroise absorbé par l'étude des sciences sacrées. Lorsqu'il lisait, ses yeux suivaient les pages, son cœur pénétrait le sens, sa voix et ses lèvres se reposaient. Souvent, en entrant dans sa retraite, dont l'accès n'était jamais défendu, et où on n'avait pas besoin d'être annoncé, je le voyais lisant tout bas. Je m'asseyais, et, après être resté longtemps à le regarder en silence (car qui aurait osé troubler une attention si profonde ?), je me retirais en pensant qu'il lui serait importun d'être dérangé dans ce peu de temps qu'il se réservait pour rassembler son esprit au milieu du tumulte de tant d’affaires[76].

Valentinien, en mourant, lui recommanda la jeunesse de ses deux fils, Gratien et Valentinien II. Ambroise leur donna de sages conseils. Il fut surtout cher à Gratien. L'intimité la plus grande s'établit sur-le-champ entre le prince et le prélat, et Ambroise ne tarda pas à donner le spectacle, nouveau pour l'Eglise, d'un évêque confident, presque ministre d'un empereur, et consulté non seulement sur les intérêts de la religion ou des bonnes mœurs, mais sur les délibérations de la politique. On aperçut bientôt les effets de cette action. De 378 à 381, Gratien séjourna presque constamment à Milan ; et, dans les documents législatifs assez nombreux qui portent son nom, on reconnaît aisément la trace de l'influence d'Ambroise. Ce sont des dispositions mêlées de rigueur et de clémence au sujet des corporations privilégiées ; c'est une distribution de l'annone dans laquelle l'esprit d'ordre se joint à celui de charité, ce sont des lois sagement répressives contre le brigandage. Il y a moins de dureté dans le commandement, moins de coups de force que dans les lois de Valentinien, moins de brusques alternatives d'impuissance et de faiblesse[77].

 

VI

Pendant qu'un ancien membre de la haute magistrature romaine employait ainsi au service de l'Eglise les ressources d'un esprit formé au service de l'Etat, un autre Latin, de forte culture et de noble condition, brisait avec le monde, et se retirait au désert pour y mener une vie de pénitence. Il s'appelait Jérôme, et la postérité ne devait pas entourer son nom de moins de vénération que celui d'Ambroise.

Sophronius Eusebius Hieronymus naquit, d'une famille riche et chrétienne, vers l'an 342, à Stridon, sur les confins de la Dalmatie et de la Pannonie, au milieu d'un pays à demi barbare[78]. Plus d'une fois, il imputera à cette origine les mouvements impétueux de son caractère, les excès de ses emportements. A l'âge de dix-huit ans, le jeune Dalmate fut envoyé par son père à Rome pour y achever ses études. Sous la direction du fameux grammairien Donat et du célèbre rhéteur Victorin[79], il s'adonna avec ardeur à l'étude des œuvres d'Aristote, de Platon et de Porphyre. Jérôme se passionna aussi pour Virgile, dont la pénétrante poésie allait au fond de son âme aimante, et pour Cicéron, dont la phrase harmonieuse devait laisser comme son empreinte sur le langage du futur Docteur de l'Eglise. C'est pendant cette période de sa vie qu'il forma, au prix d'un travail opiniâtre, et en copiant de sa main de nombreux livres entiers, une riche bibliothèque[80]. Jérôme n'eut jamais à regretter, comme Augustin, une chute dans l'hérésie, mais, comme le grand docteur africain, il ne sut pas toujours se défendre contre les séductions de la grande ville. Il n'a jamais rappelé ses fautes qu'en passant, mais il l'a fait en termes empreints d'un cuisant remords. Si je te donne ce conseil, écrit-il à son ami Héliodore, ce n'est pas que ma barque n'ait jamais subi de naufrage. Les périls de la mer me sont connus. Jeté naguère sur le rivage, comme le naufragé, d'une voix encore tremblante d'émotion, je dénonce le péril aux navigateurs[81].

De Rome, où il reçut le baptême des mains du pape Libère vers 365, Jérôme se rendit peu après dans la ville d'Aquilée, métropole de sa province natale, où florissaient à la fois les études religieuses et la vie monastique. Il y noua des amitiés qui devaient prendre une grande place dans sa vie. Il y connut Héliodore, Innocent et Hylas, qui l'accompagnèrent plus tard au désert, et Rufin, de qui devaient le séparer de douloureux démêlés.

Aquilée n'était qu'une étape dans la vie voyageuse de Jérôme. Il commençait déjà, dit Tillemont, à avoir des ennemis, dont la persécution fut assez violente pour arriver jusqu'aux oreilles du pape Damase[82]. Jérôme se résolut à passer en Orient. La séparation d'avec sa famille et ses amis lui coûta de douloureux efforts. Toutes les fois, écrit-il, que l'empreinte de votre main si connue me rappelle vos chers visages, je ne suis plus où je suis, ou plutôt vous êtes avec moi[83]. Je n'ignore pas, écrit-il à Héliodore, par quelles entraves tu es retenu. Moi aussi, j'ai passé par les déchirements que tu redoutes[84]. Accompagné d'Héliodore, d'Innocent et d'Hylas, il se mit en route, écrit Tillemont, qui traduit le saint, portant avec lui la bibliothèque qu'il avait amassée à Rome. Il parcourut un grand nombre de provinces ; il passa par la Thrace, le Pont et la Bithynie ; il traversa toute la Galatie et la Cappadoce, il souffrit les ardeurs insupportables de la Cilicie, et enfin il trouva dans la Syrie le repos qu'il cherchait comme un port assuré après le naufrage[85].

Après un séjour à Antioche, Jérôme s'enfonça dans le désert de Chalcis. Sous un ciel de feu, écrit son dernier historien, parmi des sables où surgissaient çà et là quelques couvents, il était venu chercher la pénitence ; il y trouva d'autres souffrances encore. Héliodore était retourné en Occident ; Innocent et Hylas furent ravis par la mort à son amitié. Plus poignants que ces regrets, les souvenirs d'une trop libre jeunesse troublaient la paix de son âme[86]. Par une épreuve qui semble avoir été épargnée à Augustin après sa conversion, Jérôme, au milieu de ses mortifications, était hanté par les souvenirs obsédants de la Rome païenne. De ces obsessions angoissantes, il nous a laissé le tableau en une page éloquente, dont nul peut-être, pas même l'immortel auteur des Confessions, n'a égalé la vibrante et chaste émotion. Combien de fois, dit-il, retenu dans le désert, parmi ces solitudes dévorées des feux du soleil, je croyais assister aux délices de Rome ! J'étais assis seul, parce que mon âme était pleine d'amertume. Mes membres étaient couverts d'un sac hideux. Mes traits brûlés avaient la teinte noire d'un Ethiopien. Je pleurais, je gémissais chaque jour. Si le sommeil m'accablait, malgré ma résistance, mon corps heurtait contre une terre nue. Eh bien 1 moi qui, par terreur de l'enfer, m'étais condamné à cette prison habitée par les serpents et les tigres, je me voyais, en imagination, transporté parmi les danses des vierges romaines. Mon visage était pâle de jeûnes, et mon corps brûlait de désirs. Dans ce corps glacé, dans cette chair morte d'avance, l'incendie seul des passions se rallumait encore. Alors, privé de tout secours, je me jetais aux pieds de Jésus-Christ, je les arrosais de larmes. Je me souviens que, phis d'une fois, je passai le jour et la nuit entière à pousser des cris et à frapper ma poitrine, jusqu'au moment où Dieu renvoyait la paix dans mon âme. Je redoutais l'asile même de ma cellule ; il me semblait complice de mes pensées. Irrité contre moi-même, je m'enfonçais dans le désert ; et, si je découvrais quelque vallée plus profonde, quelque cime plus escarpée, là je me jetais en prière, là je mettais mon corps aux fers. Souvent, le Seigneur en est témoin, après des larmes abondantes, après des regards longtemps élancés vers le ciel, je me voyais transporté parmi les chœurs des anges, et, triomphant d'allégresse, je chantais : Nous accourrons vers toi, Seigneur, attirés par l'odeur de tes parfums[87].

Il faut croire que les souvenirs des auteurs classiques pour lesquels Jérôme s'était naguère passionné, n'étaient pas étrangers à ces tentations. Jérôme chercha à leur faire diversion par des études plus austères. Je me mis à l'école, dit-il, d'un certain moine qui, de juif, s'était fait chrétien. Laissant là les ingénieux préceptes de Quintilien et les fleuves d'éloquence qu'épanche Cicéron, je commençai à apprendre l'alphabet hébreu et à étudier une langue aux mots rudes et sifflants. Ce que j'ai dépensé d'efforts, ce que j'ai souffert de difficultés, combien de fois, désespéré, j'ai interrompu l'étude qu'un désir obstiné de savoir me faisait ensuite reprendre, seul je puis l'attester, moi qui ai tant souffert, et avec moi ceux qui partageaient alors ma vie. Et je rends grâces à Dieu de ce que d'une semence si amère je recueille maintenant de doux fruits[88].

Mais les pages enchanteresses des auteurs favoris de sa jeunesse revenaient encore à son esprit. Le paganisme n'était plus, pour la plupart des hommes de cette époque, qu'une forme de littérature ; mais cette littérature était encore empreinte de la sensualité d'un monde qui n'avait pas connu la croix de Jésus-Christ. Aveugle que j'étais ! s'écrie Jérôme ; quand je lisais les prophètes, je me disais : Que ces discours me semblent rudes et négligés ! Et, après une nuit passée dans les veilles et les prières, je revenais à Virgile, à Cicéron et à Platon... Or, un jour, je me crus transporté en esprit devant le tribunal du Juge suprême. Et une voix me demanda qui j'étais. Je suis un chrétien, répondis-je. — Tu mens, reprit le Souverain Juge. Tu es un cicéronien et non un chrétien. Où est ton trésor, là est ton cœur[89].

Jérôme s'attacha de plus en plus à l'étude des Livres sacrés. Il n'abandonna pas les souvenirs de son éducation classique ; son style est plein de réminiscences de Virgile, de Cicéron, de Térence et de Lucrèce ; et l'on a pu reconnaître en lui le plus lettré des Pères de l'Eglise[90] ; mais sa culture littéraire ne lui servit plus qu'à orner la vérité. De la beauté profane, disait-il, je veux faire une fille d'Israël... J'accrois ainsi la famille du Christ[91].

Les querelles de l'arianisme et les démêlés suscités par le schisme d'Antioche vinrent aussi troubler la paix que Jérôme était venu chercher au désert. Parce qu'il employait, en parlant de la Trinité, la terminologie latine, parce qu'il répugnait à employer les mots de trois hypostases, et préférait l'expression de trois personnes, des moines l'accusèrent de sabellianisme, le dénoncèrent comme hérétique. Puis, on voulut l'obliger à se prononcer sur le légitime pasteur d'Antioche. Tenait-il pour Mélèce ou pour Paulin ? De l'accusation d'hérésie, Jérôme s'indigne : On m'appelle hérétique, écrit-il à un de ses amis, moi qui proclame la consubstantialité, l'omoousion de la Trinité ! On me taxe de sabellianisme, moi qui confesse à haute voix trois personnes subsistantes, vraies, complètes, parfaites I Si mes accusateurs sont ariens, à la bonne heure ! S'ils sont orthodoxes, ils cessent de l'être, par le fait qu'ils m'accusent[92]. D'ailleurs, sur cette question, comme sur celle du schisme d'Antioche, Jérôme s'en réfère au siège de Rome. Il écrit au pape Damase : J'ai cru que je devais consulter la chaire de Pierre... Sur cette pierre, je le sais, l'Eglise a été bâtie... Je ne connais point Vital, je rejette Mélèce, j'ignore Paulin ; mais je sais que, qui ne recueille pas avec vous disperse. Puis, venant à l'accusation d'hérésie portée contre lui, parce qu'il n'employait pas l'expression de trois hypostases : Quoi ! s'écriait-il, aujourd'hui, après la foi de Nicée, après le décret d'Alexandrie, auquel s'est joint l'Occident, un mot nouveau : trois hypostases, est exigé par des campagnards ![93] Et on l'exige de moi, homme romain !... Certes, si vous jugez bon que nous disions tous trois hypostases, avec l'interprétation qu'ils en donnent, je ne m'y refuse pas... Ma foi est la même que la leur... Bref, je supplie Votre Béatitude, par le Crucifié, salut du monde, par la consubstantielle Trinité, qu'Elle m'autorise par ses lettres, soit à dire, soit à taire les hypostases[94].

On dirait, en lisant cette lettre, que Jérôme, redoutant les excès de sa fougue, ne cherche qu'à se dérober aux disputes. Plus tard, il s'y laissera entraîner, et il y apportera trop souvent une véhémence de ton, un emportement de passion, qui détonnent avec les polémiques mesurées d'un Athanase, d'un Hilaire et d'un Ambroise. Dur pour lui-même, il montrera la même dureté envers ses contradicteurs de circonstance, ceux-ci seraient-ils d'anciens amis très chers comme Rufin d'Aquilée, de vénérables évêques comme Augustin d'Hippone. Mais partout et toujours le rude solitaire, dont les lèvres ont laissé tomber tant d'âpres paroles, restera le prêtre austère dont la vertu désarmera la haine la plus soupçonneuse, l'infatigable scrutateur des Livres sacrés, en qui les exégètes de l'avenir reconnaîtront leur maître, le fils soumis du Saint-Siège, dont les siècles répéteront à l'envi les formules admirables d'obéissance et de dévouement ; et l'Eglise, malgré ses excès de langage, n'hésitera pas à placer sur le front du fougueux Dalmate l'auréole des saints.

 

VII

La séparation de l'Orient et de l'Occident en deux quasi-autonomies politiques et littéraires avait été le grand mal de l'Eglise comme de l'empire. De là, des malentendus, des rivalités, des conflits. L'exil de saint Athanase en Gaule et celui de saint Hilaire en Asie, puis, pendant la seconde moitié du IVe siècle, le long séjour du Latin saint Jérôme en Orient et les multiples relations du Grec saint Epiphane avec l'Occident, parurent les moyens ménagés par la Providence pour réaliser, entre les deux fractions de l'empire, la fusion des esprits. Malheureusement l'intervention de nouveaux éléments de discorde ne permirent pas à cette fusion de porter tous les fruits qu'on pouvait en attendre.

Le caractère de saint Epiphane n'est pas sans quelques analogies avec celui de saint Jérôme. Comme le solitaire de Chalcis, l'évêque de Salamine a le verbe rude, la passion de l'orthodoxie et l'amour de la vie pénitente et studieuse. Mais l'évêque grec ne possède ni le génie pénétrant ni le style harmonieux et pur du prêtre latin. Né vers 315, à Besandouk, près d'Eleuthéropolis, en Judée, Epiphane s'adonna dès sa jeunesse aux sciences sacrées. Envoyé tout jeune à Alexandrie pour y poursuivre ses études, son inexpérience, dit-on, le fit tomber dans les conventicules des gnostiques. Mais, ayant pénétré la perversité de leurs doctrines et de leurs mœurs, il s'en sépara précipitamment. Il conçut dès lors pour l'hérésie en général une horreur si vive, qu'il passa toute sa vie à la dénoncer et à la combattre sous toutes ses formes. C'était le moment où l'anachorète Hilarion, désabusé lui aussi des erreurs qu'il avait puisées dans la capitale de l'Egypte, propageait en Palestine le genre de vie des solitaires égyptiens. Epiphane se mit sous sa conduite ; puis, vers 337, il fonda lui-même, près de son village natal de Besandouk, au lieu dit le vieil Ad, une colonie cénobitique suivant le type de saint Pacôme. Pendant trente ans, il vécut dans sa cellule de moine, sans que l'histoire sache rien de lui. Mais les écrits qu'il publia dans son âge mûr et dans sa vieillesse témoignent des labeurs silencieux de sa solitude. Non content de s'y perfectionner dans la langue grecque, il y apprit le syriaque, l'hébreu, l'égyptien, et même, en partie, le latin, chose rare en Orient. Saint Jérôme, son émule dans les austérités studieuses, l'appelait le pentaglotte. En 367, la réputation de sa science et de sa sainteté le fit nommer évêque de Constantia, l'antique Salamine, métropole de l'île de Chypre. Mais le savant moine était moins préparé, semble-t-il, au maniement des affaires qu'aux polémiques dogmatiques. Son dissentiment avec Jean de Jérusalem et plus tard sa démarche contre saint Jean Chrysostome ne prouvent pas qu'il fût bien.au courant des lois canoniques et qu'il sût démêler les intrigues[95].

Ses campagnes contre les hérésies furent plus justifiées. La mort de saint Athanase, en 373, avait permis aux sectes dissidentes de relever la tête. Des chrétiens de Pamphylie demandèrent à Epiphane un exposé de la foi orthodoxe sur les principaux dogmes attaqués ou déformés. Telle fut l'origine du premier livre du saint docteur, l'Anchoratos[96], qui devait être, pour les fidèles, au milieu des controverses, comme une ancre sûre dans la foi. Cet ouvrage se termine par deux remarquables confessions de foi, dont la dernière fut adoptée, en 381, par le concile de Constantinople comme symbole de l'Eglise universelle. Quelques années plus tard, Epiphane donna au public une œuvre plus importante par la somme d'érudition qu'elle manifestait, le Panarion, ou Pharmacie contre quatre-vingts hérésies[97]. C'est l'ouvrage ordinairement cité sous le nom d'Hæreses. On y a relevé des inexactitudes, des imprécisions, qui dénotent parfois un manque de critique ou une crédulité excessive. Pour Epiphane, d'ailleurs, le mot hérésie n'a pas le sens précis que lui donne aujourd'hui la langue ecclésiastique. Est hérétique, pour lui, quiconque s'éloigne d'une tradition respectée, et, suivant l'étymologie du mot (αιρησις), quiconque choisit telle opinion particulière, tel point de vue personnel. A ce titre, Origène est, pour Epiphane, le père des principales hérésies. Son animosité contre l'auteur du Peri Arkon et contre tous ceux qu'il rattache à son école est manifestement exagérée. Goûtant peu les spéculations philosophiques, Epiphane juge que la foi traditionnelle se suffit et que les hommes ne peuvent qu'y mettre l'erreur. Il s'attache donc uniquement au symbole officiel de l'orthodoxie. Il le répète sans cesse. On dirait d'un forgeron qui maintient le fer sur l'enclume, non pour lui donner une forme, mais pour le marteler jusqu'à destruction de la moindre paille[98]. Au fond, une œuvre pareille avait sa raison d'être à cette époque ; et aujourd'hui le travail gigantesque d'Epiphane reste le répertoire le plus précieux où l'histoire va puiser la connaissance des hérésies et des doctrines théologiques dans l'antiquité chrétienne. Ajoutons que ce polémiste sévère est, comme Jérôme, un mystique. Nul n'a parlé avec plus de précision et plus de chaleur de l'union intime que le Christ contracte avec son Eglise et de la vie qu'Il lui infuse. Nul n'a célébré avec plus d'amour Celle qui est à la fois la Mère de l'Eglise et la Mère de Dieu. Il la salue du titre de Théotocos, et par là même, chose singulière, il se rattache à Origène et à ses disciples, les seuls qui, avant lui, aient donné cette qualification à la Vierge Marie[99].

 

VIII

De pénibles dissentiments, d'ailleurs passagers, devaient séparer saint Epiphane et saint Jean Chrysostome. Une différence native de génie semblait éloigner l'un de l'autre ces deux grands hommes, qu'un même zèle animait. Tous deux préludèrent à leur apostolat par le séjour au désert. C'est en 375 et 376, au moment où paraissait le Panarion de l'évêque de Salamine, que Jean écrivit, dans sa solitude, deux traités Sur la componction et Contre les adversaires de la vie monastique. Il avait à peine trente ans. Né en 347, peut-être en 344[100], dans la ville d'Antioche, Jean, que la postérité devait surnommer Chrysostome[101] ou Bouche d'Or, était fils d'un haut fonctionnaire de l'empire d'Orient, Secundus. Sa mère, Anthusa, restée veuve à l'âge de vingt ans, peu après la naissance de son unique fils, lui Son enfance fit donner par les meilleurs maîtres une éducation classique accomplie, tandis qu'elle-même l'élevait dans la piété la plus pure. Anthusa n'eut point, comme Monique, à ramener son fils à la foi et à la sagesse ; elle n'eut qu'à assister, en quelque sorte, au développement harmonieux d'une âme candide que les passions mondaines ne semblent jamais avoir troublée[102]. Suivant une coutume assez générale, dont nous avons déjà vu plusieurs exemples, Jean ne fut baptisé qu'assez tard, vers 369, par les soins de Mélèce évêque d'Antioche, qui peu après l'ordonna lecteur[103]. Mélèce, d'Antioche, esprit pratique et modéré, fut, avec Diodore de Tarse, le maître de Chrysostome dans les sciences sacrées. Celui-ci devait garder d'eux un souvenir fidèle. Diodore, fondateur de cette école d'Antioche, dont les principes exégétiques devaient être exagérés par son disciple Théodore de Mopsueste, exerça sur la pensée de Chrysostome une influence durable. On en découvre les traces dans les homélies du grand docteur, presque toutes composées sous forme de commentaires des Livres saints. Un autre maître eut une action non moins grande sur la vie de Chrysostome. Il s'appelait Carterius et dirigeait à Antioche ce que Sozomène appelle une école d’ascètes[104]. C'est en l'écoutant que le jeune fils de Secundus et d'Anthusa s'éprit d'enthousiasme pour la vie monastique. Il ne réalisa son rêve qu'après la mort de sa mère, en 374 ou 375. Il mena alors, pendant quatre ans, dans les montagnes voisines d'Antioche, la vie cénobitique, puis vécut pendant deux ans en anachorète, dans une caverne, jusqu'au moment où sa santé, profondément atteinte par ses austérités, l'obligea à regagner sa ville natale. Mais, avant de quitter sa solitude, le jeune moine avait voulu, par la publication de trois écrits apologétiques, venger l'état monastique des attaques dont il était l'objet. Ces trois écrits sont : le traité de la Componction, le traité Contre les adversaires de la vie monastique, et la Comparaison d'un moine et d'un roi. Le style fleuri de ces trois livres, dit Dom Ceillier, et les citations fréquentes d'exemples et d'auteurs profanes que l'on y rencontre, ne permettent point de douter que saint Chrysostome ne les ait composés étant encore jeune[105]. Le traité de la Componction commence par flétrir le crime de ceux qui raillaient ou méprisaient l'état religieux. Un chrétien d'Antioche n'était-il pas allé jusqu'à dire que la vue d'un homme libre se faisant moine était capable de lui faire perdre la foi et sacrifier au démon ? Se déclarer contre l'état monastique, s'écrie l'ardent apologiste, c'est se révolter contre le Seigneur lui-même, c'est marcher sur les traces de Néron. Puis, s'adressant tour à tour aux pères païens et aux pères chrétiens, il leur montre qu'ils devraient être heureux de voir leurs fils, après avoir fait partie de l'élite des hommes en embrassant le christianisme, entrer dans l'élite des chrétiens en se faisant moines. Le traité Contre les adversaires de la vie monastique vient tout droit du cœur. Il est écrit avec une chaleur admirable... Chrysostome aime à décrire l'emploi des journées dans les monastères. Il récite comme des modèles les prières que les solitaires lui ont apprises. Il fait l'éloge de l'Egypte, de ces déserts beaux comme le Paradis, où habitent par milliers des chœurs d'anges à forme humaine, des peuples entiers de martyrs, d'immenses communautés de vierges. Il conseille qu'on aille de temps en temps rendre visite aux monastères voisins, y faire une sorte de retraite, et admire surtout les grands quand ils se résignent à passer quelques jours au milieu de cette égalité qui règne là-bas[106]. Dans un troisième traité, beaucoup plus court que les autres, Chrysostome compare le moine à un roi et lui donne la prééminence. Lors donc que vous voyez, conclut-il, un homme puissant, richement vêtu, monté sur un char magnifique, ne dites pas : Cet homme est heureux. Le bonheur de cet homme est passager. Mais quand vous rencontrerez un pauvre solitaire, les vêtements usés, le regard modeste, et le visage tout rayonnant de paix, dites : Celui-là possède le vrai bonheur ; je veux lui ressembler.

Ainsi, comme Basile, comme Grégoire de Nazianze, comme Jérôme, comme Epiphane, comme la plupart des grands docteurs du IVe siècle, Chrysostome commença par subir l'influence de l'ascétisme monastique. Basile y avait mûri sa pensée théologique ; Grégoire de Nazianze, sa tendre piété ; Jérôme et Epiphane, leur passion pour l'étude ; Chrysostome y trouvait les premiers accents d'une éloquence qui ne devait pas avoir d'égale parmi les hommes de son temps.

 

IX

Cependant, sous l'impulsion du pape Damase, la Ville Eternelle s'embellissait des monuments chrétiens les plus touchants, l'étude des Livres saints se répandait parmi les fidèles, et le Saint-Siège imposait à tous, avec un ascendant grandissant, son autorité souveraine.

Au milieu des querelles soulevées par l'arianisme, l'apollinarisme, le schisme d'Antioche et plusieurs autres mouvements suspects, Damase avait senti le besoin de renouveler parmi les fidèles le culte des vieilles traditions chrétiennes. On a même remarqué que ce respect du saint pontife pour les monuments antiques s'étendait à ceux des âges non chrétiens. Dans sa personne et dans ses œuvres, dit un savant historien, Damase offre un mélange de l'ancien et dû nouveau ; en lui nous trouvons une alliance toute particulière de l'élément chrétien... Le rhéteur Symmaque, l'un des champions du paganisme, était accusé d'avoir, comme préfet de la ville, injustement puni des chrétiens sous le faux soupçon d'avoir endommagé les monuments du culte païen. Dans cette occasion, Damase vint apporter le secours de son témoignage au préfet. Il déclara devant le tribunal qu'aucun chrétien n'avait subi de la part de Symmaque cet injuste traitement ; et le préfet, de son côté, put affirmer qu'aucun chrétien n'avait comparu sous une telle inculpation devant son tribunal[107]. Mais l'attention du Souverain Pontife se porta naturellement sur les monuments de la Rome chrétienne. Il contribua plus que personne, dit le même auteur, à la conservation de ces précieux souvenirs, particulièrement des catacombes ; et de nombreux textes épigraphiques, la plupart en vers, vinrent en conserver les traditions et en augmenter la décoration[108]. Saint Damase fit rechercher les tombeaux des martyrs dans les vieux cimetières ; il les dégagea des décombres ; il élargit les galeries importantes, agrandit les lucernaires, en ouvrit de nouveaux, construisit des escaliers. Il fut aussi le poète des martyrs, poète élégant, au jugement de saint Jérôme[109], historien consciencieux, qui cite ses témoignages[110], et ne craint pas de faire des réserves sur les événements dont il ne connaît pas avec certitude l'authenticité[111]. Il dut faire des recherches historiques, que lui facilitait d'ailleurs son expérience des archives de l'Eglise, et prit soin de recueillir ce qu'il savait des martyrs[112]. Les inscriptions damasiennes sont gravées sur marbre en très beaux caractères d'une forme spéciale. Les lettres damasiennes ont des signes qui leur sont tout à fait propres. On a essayé de les imiter, mais on n'y a réussi qu'imparfaitement[113]. On a trouvé des inscriptions damasiennes dans toutes les catacombes romaines[114]6. Ces inscriptions nous ont conservé plusieurs pages de l'histoire des martyrs qui, sans elles, auraient été absolument perdues. Les prières qu'elles renferment sont une nouvelle preuve de l'antiquité de la foi à la communion des saints et du culte rendu aux martyrs. Enfin elles aident à déterminer, dans chaque catacombe, la position des tombeaux les plus vénérés. Elles ont donc une haute importance dogmatique, historique et topographique[115].

L'œuvre architecturale et les inscriptions lapidaires de saint Damase secondèrent indirectement, mais très efficacement les travaux apologétiques des Basile, des Ambroise et des Jérôme. Elles déterminèrent un mouvement de pèlerinage aux reliques vénérées des premiers siècles. Saint Jérôme raconte comment, pendant son séjour à Rome, il allait, chaque dimanche, avec des étudiants de son âge, visiter les tombeaux des apôtres et des martyrs. En parcourant lentement, dit-il, ces galeries souterrains, dont les murs gardent, de chaque côté, la dépouille des morts, et dont l'obscurité est à peine tempérée par un peu de jour, glissant par une faible ouverture, nous nous redisions le vers de Virgile :

Luctus ubique, pavor, et plurima mortis imago[116].

En quittant ces voûtes sacrées des catacombes, où reposaient les reliques des martyrs morts pour leur foi, les pieux pèlerins emportaient la résolution de maintenir, contre toutes les audaces novatrices, la religion des anciens temps.

Le même esprit sagement conservateur et traditionnel se remarque dans les diverses interventions du pape Damase à propos du canon des Ecritures. La première décision fut promulguée par le pape au concile romain de 374. C'est le plus ancien règlement qui nous donne une liste complète des livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, et par là même il est d'une importance considérable pour l'histoire du canon biblique. On y trouve la preuve que déjà l'Eglise reconnaissait et lisait comme écrits par l'opération de Dieu les mêmes livres sacrés qui aujourd'hui encore jouissent chez les catholiques de l'autorité de livres inspirés ou canoniques. La liste commence par ces mots : Voici la série des livres de l'ancien Testament qu'accepte et vénère la sainte Eglise catholique romaine. On voit toute la vigueur d'une autorité doctrinale, qui, se rattachant aux plus anciennes traditions de l'Eglise romaine, apprend à l'humanité dans quels livres est enseignée la parole de Dieu. Ainsi la tradition du siège de saint Pierre était comme la boussole infaillible où venaient s'orienter les Eglises particulières. Rome était la pierre de touche de leurs traditions[117].

Nous avons déjà eu l'occasion de constater en racontant l'histoire des hérésies et des schismes de ce temps, que la position prise par le pape Damase avait toujours été celle d'un chef. Au synode de Rome, tenu en 369, le pape et les Pères rédigent une déclaration qui devra tenir lieu de règle de foi[118] ; et, au synode d'Antioche, réuni en 378, cet écrit doctrinal est souscrit par cent quarante-six évêques dont les souscriptions sont conservées dans les archives de l'Eglise romaine[119]. Il suffit d'être reconnu par le siège de Rome pour être reçu comme évêque légitime[120]. Damase manifeste aussi sa suprématie en déposant les évêques les plus notables de l'empire quand ils s'attachent à l'arianisme[121]. Et ces interventions du pontife romain sont acceptées et acclamées par les Pères de l'Orient comme par ceux de l'Occident. Je suis avec quiconque se rattache au siège de Pierre, écrit saint Jérôme[122]. Où est Pierre, dit saint Ambroise[123], là est l'Eglise. Dans un traité récemment découvert, Priscillien lui-même déclare que l'évêque de Rome a le suprême rang, est le premier de tous[124]. Saint Basile s'adresse au pape Damase comme à la seule autorité capable de dirimer une controverse[125], le supplie de faire usage de sa puissance propre pour déclarer nuls dans tout l'Orient les décrets du synode de Rimini[126].

Un des actes les plus remarquables de Damase est sa déclaration relative à l'origine des divers patriarcats et à leur dépendance à l'égard du siège de Rome. Il affirme catégoriquement l'institution par le Christ de la prééminence de l'Eglise romaine dans la personne de saint Pierre, et cette affirmation est le couronnement de toutes ses déclarations sur la primauté du Saint-Siège.

Voici le début de cette importante déclaration[127] : Bien que l'Eglise catholique universelle, répandue sur toute la surface du globe, soit tout entière la chambre nuptiale du Christ, la sainte Eglise romaine n'en est pas moins élevée au-dessus de toutes les autres, non point par des constitutions synodales, mais par la parole de notre Seigneur et Sauveur, quand il a dit : Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise. Damase expose ensuite que saint Pierre a souffert à Rome le martyre et que, par sa présence et son triomphe, Rome a été élevée au-dessus de toutes les cités. Le deuxième siège, poursuit-il, a été consacré à Alexandrie, au nom de Pierre, par son disciple l'évangéliste saint Marc. C'est aussi au bienheureux apôtre Pierre que le troisième siège, celui d'Antioche, doit d'être honoré, car Pierre y a demeuré avant de venir à Rome[128].

On a émis, dit le savant P. Grisar, des opinions diverses sur l'origine de la dignité patriarcale dans le christianisme. L'explication pontificale offre le grand avantage d'avoir une haute antiquité, et, ce qui vaut mieux, de sortir de la bouche la plus autorisée... Il n'y a certainement pas de meilleure explication de la suprématie des patriarches d'Alexandrie et d'Antioche... Cette pensée cependant n'exclut pas l'idée que l'activité déployée dans la propagation de la foi par les Eglises d'Alexandrie et d'Antioche ait contribué essentiellement à la reconnaissance historique de leur prééminence. En fait, l'une et l'autre étaient métropoles de nombreux évêchés fondés par elles ; et il ne faut pas oublier que l'établissement de la suprématie des patriarches, exarques et archevêques sur d'autres évêques, est l'œuvre des circonstances historiques. Cette hiérarchie n'est pas d'institution divine. La primauté de Pierre seule fait exception. Pour elle, et pour elle seule, l'Evangile et la tradition s'accordent à nous dire qu'elle a été instituée par la volonté de Dieu comme une dignité permanente des successeurs du prince des apôtres à la tête de l'Eglise universelle [129].

 

X

Au moment où le pape Damase proclamait ainsi les lois fondamentales de la hiérarchie ecclésiastique, l'arianisme avait à peu près disparu de l'empire, mais il avait gagné les peuples barbares. Etant données la décrépitude des institutions impériales et l'audace des jeunes peuples qui se précipitaient comme à l'assaut du vieil organisme romain, le péril pouvait être immense. Heureusement, tandis que l'évêque arien Ulphilas propageait l'hérésie parmi les Goths, un autre évêque, saint Martin de Tours, évangélisait dans la plus pure doctrine catholique les populations des Gaules, préparant ainsi à l'Eglise les plus ardents champions de la foi. D'autre part, la situation politique et religieuse de l'empire allait bientôt se relever par l'avènement d'un empereur vraiment chrétien, Théodose.

Les Goths, nation belliqueuse et puissante, formaient, depuis le IIIe siècle, sur les rives du Danube, comme l'avant-garde des invasions germaniques. Divisés en deux fractions, les Visigoths à l'ouest, et les Ostrogoths à l'est, ils avaient, sous l'empereur Philippe, forcé les lignes romaines et envahi la Mésie[130]. Plus tard, on les avait vus, ravageant la Grèce, l'Illyrie, la Troade et la Cappadoce, incendier le temple d'Ephèse, ramener de Nicée et d'Athènes des chariots chargés de butin, pousser devant eux des troupeaux de captifs enchaînés. Plusieurs de ces captifs étaient chrétiens ; ils prêchèrent l'Evangile à leurs vainqueurs. Ainsi naquit l'Eglise des Goths, que nous avons VII représentée au concile de Nicée par l'évêque Théophile. Théophile eut pour successeur Ulphilas, qui devait exercer sur l'avenir du peuple des Goths une influence décisive. Les commencements de cet homme sont obscurs, ainsi que l'origine de ce nom d'Ulphilas, ou fils de la louve, sous lequel il a toujours été connu[131]. Probablement issu d'une noble famille d'entre les Goths, et non d'origine cappadocienne, comme on l'a dit, il aurait été envoyé en qualité d'otage, vers 340, à Constantinople. Là il aurait été séduit par la majesté impériale qui y brillait de tout son éclat, et par le christianisme arien, aux formules souples et vagues qu'y professaient les homéens. Consacré évêque, en 341, par Eusèbe de Nicomédie, il aurait appartenu au parti que Valens et Ursace représentaient en Pannonie et en Mésie, attachant peu d'importance aux divergences dogmatiques qui divisaient les diverses sectes ariennes, se désintéressant de toute métaphysique religieuse, mais décidé à donner à son peuple une religion nationale, intimement unie à son organisation politique. L'éloquence avec laquelle il avait prêché la doctrine d'un Dieu éternel, indépendant du monde, par opposition aux divinités de la mythologie germanique, lui avait acquis un grand prestige. L'initiative qu'il déploya, lors d'une réaction du parti païen, en entraînant avec lui une partie des Goths aux pieds des Balkans, lui valut la réputation d'un héros. national. L'éclat de sa science couronna sa renommée. Sa traduction de la Bible en langue gothique, œuvre d'intelligence et d'érudition, fixa dans sa nation la conception qu'il s'était faite à Constantinople de la religion chrétienne. On a remarqué qu'il n'y perdit jamais de vue l'esprit particulier du peuple goth, qu'il fut toujours attentif à transposer les conceptions étrangères de l'Orient dans le ton germanique[132]. Pour exprimer les doux préceptes de l'Evangile, la vieille langue runique dut s'assouplir. L'alphabet runique usité chez les Goths avait suffi à tracer des présages sur des baguettes superstitieuses ou des inscriptions sur des sépultures ; il fallut le compléter par un usage plus savant, et le nombre des lettres fut porté de seize à vingt-quatre. La langue gothique, façonnée de la sorte, prit un singulier caractère de douceur et de majesté. On put voir que les grandes qualités des idiomes classiques ne périraient pas avec eux ; et la traduction de la Bible, ce livre éternel, commença la première des littératures modernes. Quand Ulphilas parut, peut-être après une longue retraite, radieux, apportant l'Ancien et le Nouveau Testament au peuple campé dans les plaines de la Mésie, on crut qu'il descendait du Sinaï ; les Grecs l'appelèrent le Moïse de son temps, et c'était l'opinion des barbares que le fils de la louve ne pouvait faire mal[133].

Un manuscrit composé par un disciple d'Ulphilas, Auxence, évêque arien de Silistrie, et découvert par Waitz à la bibliothèque du Louvre, contient la profession de foi laissée par le célèbre évêque sous forme de testament. Il y affirme sa foi en un Dieu créateur de toute créature, qui n'a pas son semblable. Par conséquent, dit-il, il n'y a qu'un seul Dieu de tous, qui d'après nous aussi est Dieu, ideo unus est omnium Deus, qui et de nostris est Deus, et un seul Esprit-Saint, qui n'est ni Dieu ni Seigneur, mais ministre du Christ[134]. La doctrine d'Ulphilas sur le Saint-Esprit est très nette ; c'est le pur macédonianisme ; mais sa doctrine sur le Fils est vague. Nul n'a pu donner un sens précis à l'expression très obscure : unus omnium Deus, qui et de nostris est Deus. Il est probable que cette obscurité était voulue, laissant le champ libre à toutes les interprétations subordinatiennes, semi-ariennes et anoméennes[135].

L'hérésie arienne, implantée chez les Goths par Ulphilas, se propagea parmi les peuples germaniques avec lesquels les Goths se trouvèrent en contact : Gépides, Rugiens, Suèves, Vandales, Hérules, Burgondes et Lombards. Les Ostrogoths portèrent l'arianisme en Italie, au cœur même de la chrétienté. Théodoric le Grand, en le prenant sous son puissant patronage, au moment où Rome saluait en lui le restaurateur de l'empire, sembla sur le point de lui confier les destinées du genre humain. La Providence n'en décida pas ainsi. A la fin du vie siècle, après les batailles de Tricamara, du Vésuve et de Vouillé, après les morts tragiques de Théodoric, de Totila, de Téias, de Sigismond et d'Alaric II, tous les royaumes ariens, l'empire des pirates d'Afrique, les paisibles monarchies de Bourgogne et d'Italie, la redoutable puissance des Visigoths d'Aquitaine, les royautés informes des Alains, des Suèves, des Hérules et des Gépides, tout avait disparu[136]. L'œuvre un moment si éclatante de l'arien Ulphilas était réduite à néant.

Il n'en devait pas être de même de l'œuvre patiente et laborieuse de saint Martin dans les Gaules.

 

XI

La première évangélisation des Gaules datait des premiers temps du christianisme[137]. A la fin du second siècle, au temps de saint Pothin et de saint Irénée, la foi et les œuvres des chrétiens y avaient même brillé d'un grand éclat. Mais après la mort du grand évêque de Lyon et à la suite de la grande persécution de Septime-Sévère, la propagation de la foi s'y était sensiblement ralentie. Les témoignages que nous avons sur le milieu du IVe siècle nous montrent le christianisme pratiqué uniquement dans les grandes villes, lesquelles étaient fort rares.

Tandis que les populations rurales de l'Orient comptaient alors de nombreux chrétiens pieux et instruits, les paysans de l'Occident étaient demeurés, à peu près sans exception, attachés à leurs anciennes divinités. L'influence des institutions monastiques, très puissante en Orient, tandis qu'elle était encore nulle en Occident, explique peut-être cette différence. En Gaule en particulier, le terme de pagani, habitants du pagus, de la campagne, paysans, par opposition aux habitants des villes, avait pris, dès le IVe siècle, une signification religieuse. Ces pagani étaient les païens attachés aux anciens cultes. A la fin du siècle encore, en dépit d'actives prédications, de gros bourgs ne comptaient pas un seul chrétien[138].

La nation gauloise se divisait en trois classes : les prêtres, qui étaient aussi magistrats et juges dans les procès civils et criminels ; les chevaliers, qui formaient une aristocratie, civile et militaire, et le bas peuple, qui était exclu du gouvernement et des honneurs[139]. On distinguait dans le clergé gaulois trois catégories : les druides, les bardes et les devins. Les premiers présidaient aux cérémonies du culte, au milieu des forêts séculaires, où l'on cueillait les plantes sacrées : le gui de chêne et la verveine. Les bardes chantaient sur la harpe des hymnes en l'honneur des dieux. Les devins prédisaient l'avenir d'après le vol des oiseaux et l'inspection des victimes offertes en sacrifice. Les dogmes du druidisme paraissent avoir été assez élevés. La croyance à l'immortalité de l'âme et à la récompense future des guerriers courageux en faisait le fond.

Au milieu du IVe siècle la religion nationale des Gaulois, ou druidisme, se trouvait mélangée soit à la mythologie gréco-romaine, soit aux religions orientales, introduites en Gaule avec les armées de Rome, soit aux diverses formes des hérésies régnantes. Le druidisme avait depuis longtemps perdu sa vitalité, mais, du mélange de la mythologie romaine avec la mythologie celtique, s'était formée une religion populaire dont les monuments abondent sur notre sol, bien que l'interprétation en soit encore obscure[140].

Rome n'avait pas seulement introduit en Gaule sa religion nationale ; elle y avait amené et répandu ces cultes étranges qu'elle avait elle-même reçus de l'Orient, et qui, par leur aspect mystérieux et surnaturel, devaient plaire davantage aux populations celtiques. Les traces de ces cultes sont surtout fréquentes dans les régions qui furent le plus longtemps et le plus facilement soumises à l'influence romaine, comme les pays voisins de la Méditerranée ou du cours du Rhône. Les monuments mithriaques, tout particulièrement, y abondent. De nombreuses inscriptions relevées à Die, à Riez, à Valence, à Vence, à Orange, à Vaison, à Narbonne, nous montrent en quel honneur y fut la cérémonie du taurobole[141]..... Ce furent là autant d'ennemis dont le christianisme eut à triompher parmi ces peuples[142].

Enfin, le christianisme lui-même s'était altéré. Dès la première moitié du IVe siècle, l'arianisme avait pénétré en Gaule et menaçait de corrompre dans sa source l'évangélisation du pays. Combattre le paganisme sous ses formes diverses et fixer le christianisme dans le peuple par l'introduction en Gaule de la vie monastique, ne suffisait donc pas ; il fallait encore prémunir les communautés chrétiennes contre les périls de l'hérésie. Un homme fut suscité de Dieu pour assumer, à lui seul, cette triple mission : évangéliser les campagnes des Gaules, y établir l'institution monastique et défendre partout la pureté de la foi.

Il s'appelait Martin[143]. Il était né à Sabaria, en Pannonie, à la fin de 316 ou au commencement de 317[144], d'un père païen, parvenu au grade de tribun militaire. Elevé à Pavie, où son père, arrivé à la fin de sa carrière, avait sans doute obtenu des terres à titre de bénéfice, il y montra de bonne heure une âme naturellement douce et pieuse, et ne tarda pas à se faire agréger parmi les catéchumènes du christianisme, dont le dogme et la morale parlaient à son cœur. Le jeune Martin manifesta même alors l'intention de fuir au désert, pour y mener la vie d'anachorète. Pour l'arracher aux influences chrétiennes qui l'entouraient, s'il faut en croire Sulpice-Sévère[145], et sans doute aussi pour se conformer à un édit impérial qui ordonnait que les fils des vétérans fussent enrôlés dans l'armée[146], son père l'engagea malgré lui dans la cavalerie. Martin avait alors quinze ans. Il ne fut réellement incorporé dans la milice armée qu'à l'âge de dix-neuf ans, et, nous dit son historien, Sulpice-Sévère, il sut si bien concilier ses nouveaux devoirs avec les aspirations de son âme, qu'il trouva le moyen de vivre en moine en même temps qu'en soldat, chaste et sobre autant que courageux[147]. Charitable envers tous, à Amiens, en plein hiver, il partage son manteau d'un coup d'épée, pour en donner la moitié à un mendiant ; et, la nuit suivante, il voit en songe le Sauveur, revêtu de la partie du manteau dont il a couvert la nudité du pauvre, et disant : Martin, encore catéchumène, m'a revêtu de ce manteau. Peu de temps après, au temps de Pâques de l'année 339, étant alors âgé d'environ vingt-deux ans, il reçoit le baptême[148].

A partir de ce moment, il ne songe plus qu'à se consacrer exclusivement au service de Dieu. En 341, lors d'une invasion des Francs, appelé à recevoir une gratification[149] de la main de l'empereur Constant, il la refuse en disant : Jusqu'à présent, c'est pour toi que j'ai porté les armes ; souffre que ce soit désormais pour Dieu ; et il demande son congé. L'empereur, irrité, lui reproche de chercher dans la religion une excuse à sa défection : C'est la lâcheté qui t'inspire, lui dit-il : tu veux fuir la bataille qui se prépare pour demain. — Puisque tu attribues ma conduite à la lâcheté et non à la foi, répond Martin, demain je me placerai en tête de la ligne de combat, et, au nom du Seigneur Jésus, sans armes, protégé par le signe de la croix, non par un bouclier ou par un casque, je pénétrerai sans crainte au milieu des ennemis. Il n'eut pas occasion de tenir sa promesse ; le lendemain les Francs demandaient la paix[150].

A la suite de cet événement, Martin quitta le service. Quelques années plus tard[151], on le trouve à Poitiers, auprès de saint Hilaire, qui le forme à la discipline religieuse et l'ordonne exorciste ; puis, dans son pays natal de Pannonie, où il opère un grand nombre de conversions parmi les païens, mais où la haine des hérétiques ariens le poursuit. Il y est saisi, maltraité, battu de verges. A Milan, où il se réfugie, les féroces partisans de l'hérétique Auxence lui font subir les mêmes traitements. L'ardent apôtre, non moins affamé de solitude pour la sanctification de son âme, que de zèle pour le salut de son prochain, se retire alors dans un îlot sauvage, l'île des Poules, Insula Gallinaria, ainsi nommée parce qu'elle n'est fréquentée que par les oiseaux de mer... C'était, écrit Dom Gervaise, un rocher plutôt qu'une île, qui se voit dans la rivière de Gênes, vis-à-vis d'Albenga, exposé aux ardeurs du soleil, sans ombre, sans habitant et dénué de tout secours humain[152]. En compagnie d'un saint prêtre, il y mène une vie de pénitence et de méditation jusqu'au printemps de 360, où, l'empereur Constance ayant mis fin à l'exil d'Hilaire, Martin vient le rejoindre à Poitiers. L'apôtre des Gaules avait assez étudié les hommes, prié, médité et souffert, pour entreprendre l'œuvre importante à laquelle Dieu l'avait prédestiné.

Eclairé et soutenu par les conseils d'Hilaire, Martin songe d'abord à importer en Gaule cette discipline monastique dont il a été témoin en Orient. A cinq milles de Poitiers[153], sur les bords du Clain, au lieu appelé Ligugé (Locoteiacus), il se construit une cabane. Des chrétiens désireux de se former à la vie pénitente vont l'y rejoindre, s'établissent dans des cellules semblables à la sienne, ou se contentent de grottes qu'ils trouvent dans les environs. Tous se réunissent, pour les exercices communs, dans un oratoire situé au centre de la cité monastique. Nous n'avons pas de renseignements précis sur la règle imposée par Martin à ses moines de Ligugé. Elle dut être semblable à celle des monastères orientaux, qu'Hilaire connaissait aussi bien que lui.

Le monastère de Ligugé fut avant tout un asile ouvert à ceux qui voulaient fuir le monde... Il fut en second lieu une école. On y recevait les candidats au baptême, et on les y préparait aux épreuves du catéchuménat. Enfin le monastère de Ligugé fut une pépinière d'apôtres destinés à évangéliser la contrée. Et peut-être ce but fut-il le principal aux yeux du saint fondateur. On est bien tenté de le croire lorsque l'on considère la suite de sa longue vie[154].

C'est de Ligugé, en effet, qu'on voit Martin partir pour entreprendre contre le paganisme d'audacieuses expéditions. Il s'aventure dans les-bourgs, dans les campagnes où le christianisme est inconnu ; il s'attaque à des sanctuaires antiques et riches, centres de cultes encore vivaces, et les détruit pour y substituer des églises, des monastères. Plus d'une fois, il court des dangers. Dans le pays d'Autun, les paysans se jettent sur lui ; l'un d'eux a déjà le glaive levé, mais, d'après Sulpice-Sévère, un miracle l'abat à terre. Des guérisons merveilleuses signalent son passage. Les foules se convertissent et demandent le baptême. Il est difficile de déterminer avec certitude les régions qu'il a évangélisées Sulpice-Sévère s'abstient trop souvent d'indications précises. Sa mission paraît avoir été surtout active dans le centre, la Touraine, l'Anjou, les pays de Chartres, d'Autun, de Sens, de Paris. D'après Grégoire de Tours, il a visité aussi la Saintonge et l'Angoumois. Il a séjourné sans doute à Vienne, où on a retrouvé l'épitaphe d'une fidèle baptisée par lui[155].

En 371, trois ans après la mort de saint Hilaire, l'évêché de Tours, étant devenu vacant par la mort de saint Lidoire, Martin avait été élu évêque de cette ville. Mais il ne voulut pas que ses nouvelles fonctions missent un obstacle à sa vie de moine. Tout le temps qui ne lui parut pas nécessaire à l'accomplissement de ses devoirs épiscopaux, il le passa à deux milles de Tours, dans un site sauvage, appelé Marmoutier, entre le flanc d'une colline et la Loire. Comme Ligugé, Marmoutier devint un centre de vie religieuse et d'apostolat. Beaucoup d'hommes appartenant à de nobles familles et que leur éducation n'avait pas accoutumés à ce genre de vie, y vinrent revêtir le grossier vêtement que Martin imposa à ses moines. Plusieurs d'entre eux, au témoignage de Sulpice-Sévère, devinrent évêques dans la suite et propagèrent autour d'eux la vie de mortification et de prière dont ils avaient contracté l'habitude à Marmoutier. On cite parmi eux saint Maurille, évêque d'Angers ; saint Victorius, évêque du Mans, et saint Brice, qui remplaça saint Martin sur le siège de Tours. Parmi les disciples de saint Martin, l'histoire doit aussi mentionner saint Patrice, apôtre de l'Irlande ; saint Corentin, évêque de Cornouaille ; un autre saint Martin, archevêque de Lyon ; saint Paulin de Nole ; saint Clair, que Sulpice-Sévère vit en songe, après sa mort, associé à la gloire de son maître, et Sulpice-Sévère lui-même, qui nous a laissé les plus précieux et les plus touchants souvenirs sur le saint apôtre de la Gaule.

L'Eglise des Gaules doit à saint Martin l'établissement des paroisses rurales[156]. Tant que le christianisme n'était répandu que dans les villes, il n'existait pas de clergé- distinct de celui qui constituait le presbyterium épiscopal. Le canon 18 du concile d'Arles, qui mentionne, en 314, des diacres urbains, diaconi urbici, suppose évidemment qu'il y avait alors des diacres ruraux, qui sans doute allaient prêcher et baptiser dans les campagnes. Le canon 21 du même concile, qui impose aux prêtres et aux diacres la stabilité dans la localité à laquelle ils sont attachés, a même paru à quelques auteurs faire allusion à l'existence de paroisses rurales. Cette interprétation n'est pas certaine, car le canon 21, comme le canon 2, qui lui est semblable, peuvent viser la stabilité dans le diocèse, et non dans la paroisse[157] ; mais le canon 77 du concile d'Elvire suppose évidemment l'existence, en Espagne, sinon ailleurs, de diacres chargés de gouverner des groupes ruraux[158]. Quelle qu'ait été cette organisation embryonnaire, la création des paroisses rurales proprement dites en Gaule paraît s'être faite sous l'influence de trois causes : 1° quand, sous l'influence de la prédication de saint Martin ou de ses disciples, un groupement considérable de chrétiens se fut formé dans les campagnes, l'évêque fut amené à remplacer le simple diacre par un prêtre ou même par un chorévèque résidant[159] ; 2° de vieux documents nous apprennent que plusieurs riches convertis de cette époque, préoccupés de leur salut éternel et de la réparation de leurs fautes passées, donnèrent souvent aux évêques, pro remedio animæ suæ, des maisons et des terres au milieu desquelles ils firent construire une chapelle[160] ; cette chapelle devint le centre d'un nouveau groupement, et un prêtre ne tarda pas à y être attaché ; 3° le mouvement économique lui-même, l'extension et l'organisation des exploitations agricoles, marchant de pair avec la civilisation chrétienne, amenèrent, sur des points éloignés des villes, la formation de groupes de cultivateurs, qu'on ne pouvait facilement convoquer aux offices des dimanches et des jours de fête. Ici la construction de l'église et l'affectation du prêtre au service paroissial fut la conséquence du groupement lui-même. Mais, par un bienfait réciproque, l'érection des paroisses rurales fut, suivant la remarque d'un savant économiste, un des éléments qui contribuèrent le plus à limiter l'association agricole, le village[161]. On a remarqué que les églises rurales de cette époque furent généralement construites au croisement de deux voies romaines, de préférence dans les vici et les castra, parfois dans les loca deserta, quand elles furent l'œuvre des moines, très souvent au lieu et place des sanctuaires de l'idolâtrie[162].

Martin ne déployait pas un moindre zèle à défendre la pureté de la foi qu'à la propager. Il mettait en garde les fidèles contre les pièges de l'arianisme, mais il se défiait de l'intervention de l'empereur Valentinien et de ses agents dans les querelles religieuses ; il craignait que le pouvoir civil, celui du moins qu'il avait sous les yeux, ne se montrât, en ayant l'air de protéger l'Eglise, rival jaloux plutôt que loyal auxiliaire. Nous verrons bientôt le saint évêque manifester ses sentiments à cet égard dans l'affaire de Priscillien et de ses disciples.

Pendant qu'en Gaule le saint évêque de Tours déployait un tel zèle, préparant la nation à laquelle il consacrait ses efforts, à devenir un jour la fille aînée de l'Eglise, l'empire romain subissait à Andrinople le plus humiliant des revers. L'empereur Valens tombait dans la bataille, frappé à mort, au milieu des cadavres de ses meilleurs généraux et de la moitié de ses soldats. C'en était fait de toutes les défenses des frontières. Toutes les routes de Constantinople étaient ouvertes aux Barbares. Depuis la journée de Cannes, dit Ammien Marcellin, jamais la République n'avait été frappée d'un pareil coup. L'imagination populaire n'hésita pas un instant à qualifier la cause du désastre et à en indiquer le remède. Le prince qui venait de conduire l'empire à sa perte était un hérétique ; hérétiques aussi, par son fait et par ses ordres, les Barbares sous les coups desquels il périssait... Plus de paganisme, plus d'hérésie, la loi de l'Eglise pour unique loi de l'Etat : tels furent les cris de la détresse et de la conscience publiques[163]. Le jeune empereur Gratien, resté seul pour soutenir la lourde responsabilité de la défense de l'empire à cette heure critique, se tourna vers un général, naguère disgracié par Valentinien, et qu'il avait lui-même sacrifié à son avènement. Il s'appelait Théodose. Son père, après avoir donné, en Bretagne et en Afrique, les preuves des plus hautes capacités militaires, en repoussant les Barbares des frontières, avait été, à la suite d'intrigues et de cabales, rendu suspect à la cour et condamné à mort. Théodose, depuis lors, vivait solitaire dans l'Espagne, sa patrie, donnant l'exemple de toutes les vertus chrétiennes. Ce fut l'honneur de Gratien de s'adresser à ce noble serviteur, si mal récompensé jusque-là de ses services, et de lui confier, au lendemain de la bataille d'Andrinople, le commandement d'une armée. L'année suivante, en 379, il associait Théodose au gouvernement de l'empire. L'un et l'autre tombèrent d'accord pour reconnaître qu'ils ne pouvaient mieux assurer la prospérité de l'Etat que par une fidélité absolue aux lois de l'Eglise. La politique arienne ou semi-arienne des Constance et des Valens avait aussi tristement échoué que la politique païenne de Julien l'Apostat. Gratien et Théodose projetèrent de faire triompher une politique résolument catholique.

 

 

 



[1] AMMIEN MARCELLIN, XIV, 5.

[2] AMMIEN MARCELLIN, XIV, 5.

[3] AMMIEN MARCELLIN, XXV, 5, 10.

[4] A. DE BROGLIE, l'Eglise et l'empire romain au IVe siècle, t. V, p. 23-24.

[5] Il s'agit de sainte Mélanie l'Ancienne. Voir G. GOYAU, Sainte Mélanie, p. 12. Cf. Cardinal RAMPOLLA, Santa Melania Giuniore, Senatrice Romana, Roma, 1905.

[6] EUSÈBE, Vie de Constantin, l. II, ch. XXXIX. Cf. ch. XXI, XXXVI, XLI ; Hist. Ecclés., l. VIII, ch. I, II ; l. X, ch. V, etc.

[7] Liber pontificalis. Notice sur saint Sylvestre, éd. DUCHESNE, t. I, p. 170-201.

[8] R. P. GRISAR, Hist. de Rome et des papes au moyen âge, trad. Ledos, Paris, 1906, t. I, p. 264.

[9] R. P. GRISAR, Hist. de Rome et des papes au moyen âge, t. I, p. 264. Cela est si vrai que des écrivains ont voulu assigner le IVe siècle à l'origine de la primauté du pape, ce qu'ils n'ont fait d'ailleurs qu'en perdant de vue tout le développement antérieur de l'autorité pontificale.

[10] Ces decreta generalia sont mentionnés par Sirice. JAFFÉ, Regesta pontificum, n. 220, t. I, p. 34.

[11] SOCRATE, H. E., l. IV, ch. XII ; JAFFÉ, n. 228, t. I, p. 35.

[12] Voir l'épitaphe et une note critique de Mgr Duchesne en faveur de l'attribution à Libère, dans le Liber pontificalis, t. I, p. 209-210.

[13] Le Liber pontificalis, qui le fait espagnol, paraît inexact en ce point. Voir DUCHESNE, Liber pontificalis, t. I, p. 213, note 1.

[14] Code Théodosien, XVI, tit. II, l. II.

[15] Code Théodosien, X, tit. I, l. II ; VIII, t. VIII, l. I ; IX, t. III, l. III, IV ; XII, t. I, l. LXV ; XVI, t. I, l. XVII, XIX ; IX, t. XL, l. VIII ; ZOSIME, IV, 3.

[16] La formule souscrite par Auxence était celle-ci : Christum ante omnia sæcula et ante omne principium natum ex Patre Deum verum filium ex Deo Patre. Suivant qu'on met une virgule avant ou après verum, le sens est arien ou catholique. Cf. HILAIRE, Adversus Aux., 7.

[17] A. DUFOURCQ, l'Avenir du christianisme, t. IV, p. 84.

[18] Code Théodosien, XI, t. I, l. XIV ; t. X, l. I ; I, t. VII, l. III, IV ; I, t. X, l. IX, X ; VIII, t. XIII, l. III-VI ; XIII, t. VI, l. VII ; XIII, t. X, l. IV.

[19] Code Théodosien, XII, t. XII, l. III, IV, VI.

[20] Il est fait mention pour la première fois du defensor civitatis en 365. Sur l'origine et les fonctions de cette nouvelle charge, destinée à jouer un rôle très important dans la suite, voir Abel DESJARDINS au mot Defensor civitatis dans le Dict. des antiquités grecques et romaines de DAREMBERG et SAGLIO, t. II, 1re partie, p. 47-48.

[21] EUSÈBE, H. E., l. IV, ch. IV ; P. G., t. LXV, col. 520.

[22] Nam si Filius, necesse est ut et femina sit, et colloquium, etc. S. HILAIRE, Adversus Constantium, 13 ; P. L., t. X, col. 591.

[23] M. JUGIE, au mot Eudoxe, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. V, col. 1486.

[24] LE BACHELET, Dict. de théol. de VACANT, t. I, col. 2153.

[25] THÉODORET, H. E., l. IV, ch. XXIII ; P. G., t. LXXXII, col. 1185.

[26] Code Théodosien, XII, t. I, l. LXIII.

[27] SOCRATE, H. E., l. IV, ch. XXIII.

[28] SOCRATE, H. E., l. IV, ch. XXIII.

[29] THÉODORET, H. E., l. IV, ch. V.

[30] THÉODORET, H. E., l. IV, ch. XIII.

[31] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours, XLIII, ch. LVII.

[32] RUFIN, H. E., l. II, ch. XIII.

[33] ZOSIME, IV, 30.

[34] Interius exteriusque turbo regio laborabat. RUFIN, H. E., l. I, ch. XXV ; P. L., t. XXI, col. 496. Sur le morbus regius, voir DU CANGE, au mot morbus.

[35] Th. DE RÉGNON, Etudes de théologie positive sur la Sainte Trinité, t. III, p. 217-218.

[36] Th. DE RÉGNON, Etudes de théologie positive, p. 223. Les théories d'Eunomius étaient exposées dans son livre intitulé : l'Apologétique ; P. G., t. XXIX, col. 497-773.

[37] Th. DE RÉGNON, Etudes de théologie positive, p. 219.

[38] Saint Basile est le seul des Pères grecs à qui ce surnom de Grand ait été attribué.

[39] Th. DE RÉGNON, Etudes de théologie positive, t. III, p. 29, 218.

[40] Th. DE RÉGNON, Etudes de théologie positive, t. III, p. 28-30.

[41] C'est la réflexion de saint Thomas d'Aquin : Videtur in hoc Plato deviasse a veritate, quia credidit quod forma cogniti ex necessitate sit in cognoscente eo modo quod est in cognito. Summa theol., I, q. 84, a. 1.

[42] S. BASILE, Contre Eunomius, l. I, § 7.

[43] S. BASILE, Contre Eunomius, II, 32 ; P. G., t. XXIX, col. 648 ; Lettres, 233, n. 2 ; P. G., t. XXXII, col. 868 ; 234, n. 2 ; P. G., t. XXXII, col. 869.

[44] Les Latins employaient le triangle pour symboliser la Trinité. Le symbole grec, ou, comme on dirait dans le langage scientifique moderne, la figure schématique des Grecs était une ligne droite. Le mouvement divin, surgissant du Père pour constituer le Fils, entraînait le Fils pour constituer le Saint-Esprit. Voir Th. DE RÉGNON, Etudes de théologie positive, t. I, p. 339-340.

[45] A. DE BROGLIE, op. cit., t. IV, p. 230. Cf. F. NAGER, Die Trinitaetslehre des hl. Basilius des Grossen, Paderborn, 1912, un vol. in-8°. M. Nager venge l'évêque de Césarée du reproche de néonicénisme que lui ont fait certains Allemands. Le néonicénisme est un produit de l'imagination de certains historiens rationalistes, qui n'a jamais existé dans l'histoire. Saint Basile s'est toujours montré le défenseur du consubstantiel de Nicée, aussi bien du mot que de la chose. M. Harnack n'a pu avancer le contraire qu'en s'appuyant sur un document apocryphe.

[46] A. DE BROGLIE, op. cit., t. V, p. 90.

[47] P. G., t. XXIX, col. 3-207.

[48] Sur l'authenticité de ces deux recueils, voir P. ALLARD, au mot Basile, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. II, col. 446-447. Ils ont été réédités par MIGNE, P. G., t. XXXI, col. 889-1052, 1052-1506. Cf. L. CLARKE, Saint Basil the Grent a study on monasticism.

[49] P. G., t. XXXII, col. 223-233.

[50] Dom BESSE, les Moines d'Occident antérieurs au concile de Chalcédoine, Paris, 1900, p. 90-91. Dans quelle mesure la liturgie, dite de saint Basile, qui est encore en usage, à certains jours, dans tous les patriarcats d'Orient, est-elle l'œuvre du saint Docteur ? C'est ce qu'il est difficile de savoir. Il est certain, d'après le témoignage de saint Grégoire de Nazianze, que saint Basile, étant à Césarée, y régla l'ordre des prières. S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours, XLIII, 34. La liturgie de saint Basile a été reproduite par MIGNE, P. G., t. XXXI, col. 1630-1684. Cf. DUCHESNE, Origines du culte chrétien, p. 70-72.

[51] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Lettres, 42, 44 ; Discours, XLIII, 77.

[52] BARONIUS, Ann. eccles., ad. ann. 378.

[53] S. BASILE, Lettres, 48.

[54] S. GRÉGOIRE DE NYSSE, Contre Eunomius, I.

[55] PHILOSTORGE, H. E., IX, 12.

[56] P. ALLARD, Saint Basile, p. 154.

[57] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Lettres, 43.

[58] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours, XLIII, 48-51.

[59] À cette époque, où rien n'existait d'analogue à un budget des cultes, les Eglises, avec leur personnel de prêtres, de clercs, de veuves, et leurs diverses œuvres d'assistance, ne pouvaient subsister que du produit de leurs immeubles, confiés à des fermiers, ou gérés par des intendants.

[60] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours, X, 1.

[61] S. BASILE, Lettres, 97, 98, 102.

[62] S. BASILE, Lettres, 83, 84, 85, 88, 110, 303, 308, 309, 311, 312, 313.

[63] S. BASILE, Lettres, 73.

[64] S. BASILE, Lettres, 305.

[65] P. ALLARD, Saint Basile, p. 107-108.

[66] A. DE BROGLIE, op. cit., t, V, p. 188-189.

[67] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours, XLIII, 56-57.

[68] S. BASILE, Lettres, 283.

[69] Dom Germain MORIN, dans la Revue bénédictine de janvier 1914, p. 1-34, soutient et semble démontrer que l'écrivain connu sous le nom d'Ambrosiaster n'est autre qu'Evagre, patriarche d'Antioche, mort en 393, connu par sa liaison avec saint Damase et saint Jérôme, par sa traduction en latin de la Vie de saint Antoine, que saint Athanase avait composée en grec, et par plusieurs autres ouvrages.

[70] S. HILAIRE, Contra Auxentium, n. 2, 3, 4.

[71] TILLEMONT, Mémoires, éd. de 1700, t. VII, Saint Hilaire, art. XVIII.

[72] Le nom de la mère de saint Ambroise ne nous a pas été conservé.

[73] Non valuit præceptio, prævaluit impressio. S. AMBROISE, Epist. LXIII, 65.

[74] Verbis ejus suspendebar intentas et delectabar suavitate sermonis. S. AUGUSTIN, Confessions, l. V, ch. XIII.

[75] S. AUGUSTIN, l. VI, ch. III.

[76] S. AUGUSTIN, l. VI, ch. III.

[77] A. DE BROGLIE, l'Eglise et l'Etat romain au IVe siècle, t. VI, p. 19-20. Cf. Code Théodosien, VII, t. XVIII, l. II ; XIII, t. V, l. XV ; t. IX, l. III ; VI, t. XXVIII, l. I ; X, t. XX, l. X ; VII, t. XVIII, t. XLIV.

[78] S. JÉRÔME, De viris illustribus, ch. CXXXV.

[79] C'est le Victorin dont saint Augustin a raconté la courageuse conversion. S. AUGUSTIN, Confessions, l. VIII, ch. II.

[80] S. JÉRÔME, Epist. XXII, Ad Eustochium, 30.

[81] S. JÉRÔME, Epist. XIV, Ad Heliodorum, 6.

[82] TILLEMONT, Mémoires, t. XII, Saint Jérôme, art. IV.

[83] S. JÉRÔME, Epist. VII, Ad Chromatum, Jovinum et Eusebium.

[84] S. JÉRÔME, Epist. XIV, Ad Heliodorum, 3.

[85] TILLEMONT, Mémoires, t. XII, Saint Jérôme, art. V.

[86] R. P. LARGENT, Saint Jérôme, p. 11.

[87] S. JÉRÔME, Epist. XXII, Ad Eustochium, 7. Nous donnons, dans ce passage, la traduction de VILLEMAIN, Tableau de l'éloquence chrétienne au IVe siècle, édit. de 1856, p. 325-326.

[88] S. JÉRÔME, Epist. CXXV, Ad Rusticum monachum, 22.

[89] S. JÉRÔME, Epist. XXII, Ad Eustochium, 30.

[90] VILLEMAIN, Tableau..., p. 351.

[91] S. JÉRÔME, Epist. LXX, Ad Magnum, 2.

[92] S. JÉRÔME, Epist. XVII, Ad Marcum.

[93] Compenses.

[94] S. JÉRÔME, Epist. XV, Ad Damasum.

[95] Th. DE RÉGNON, Etudes de théologie positive, t. III, p. 24.

[96] P. G., t. XLIII, col. 17-236.

[97] P. G., t. XLI, XLII.

[98] Th. DE RÉGNON, Etudes de théologie positive, t. III, p. 25.

[99] PETAU, De Incarnatione, l. V, ch. XV.

[100] Aimé PUECH, Saint Jean Chrysostome, Paris, 1900, p. 3.

[101] C'est le nom que nous lui donnerons dans la suite de cette histoire, quoique cette appellation n'ait été en usage qu'à partir du VIIe siècle.

[102] PUECH, Saint Jean Chrysostome, p. 4.

[103] Les raisons de ce retard étaient multiples. Sans doute certains parents, chrétiens médiocres, voulaient laisser leurs enfants passer plus librement leur jeunesse. D'autres suivaient, sans trop réfléchir, une tradition qui remontait aux premiers temps du christianisme, où les chrétiens de naissance étaient forcément très rares. D'autres obéissaient à une inspiration plus élevée : l'idée de la grandeur du baptême et des épreuves et des pénitences préalables qu'exigeait un tel sacrement.

[104] SOZOMÈNE, H. E., l. VIII, ch. II.

[105] Dom CEILLIER, Hist. générale des auteurs sacrés, éd. Vivès, 1861, t. VII, p. 18.

[106] A. PUECH, Un réformateur de la société chrétienne au IVe siècle, saint Jean Chrysostome et son temps, un vol. in-8°, Paris, 1891, p. 257-259.

[107] R. P. GRISAR, S. J., Hist. de Rome et des papes au moyen âge, trad. Ledos, Paris, 1906, t. I, p. 215, 22-23.

[108] R. P. GRISAR, S. J., Hist. de Rome et des papes au moyen âge, t. I, p. 215.

[109] Elegans in versibus scribendis. S. JÉRÔME, De script. eccles., CIII, P. L., t. XXIII, col. 701.

[110] Percussor redit Damaso mihi, cum puer essem, dit-il quelque part. (P. L., t. XIII, col. 396.) — Fama refert, dit-il ailleurs. (Ibid., col. 402.)

[111] Hœc audita refert Damasus, probat omnia Christus. (ROSSI, Bull. di arch. crist., 1881, p. 26.)

[112] L'œuvre épigraphique de Damase, écrit Mgr Duchesne, se rattache étroitement, comme le dit le Liber pontificalis, à un ensemble de recherches sur les sanctuaires des martyrs et leurs droits à la vénération des fidèles. (DUCHESNE, Liber pontificalis, t. I, p. 214.)

[113] Les extrémités droites des lettres se terminent toujours par une ligne courbe. Le caractère est gravé profondément. Il y a partout la même proportion entre la largeur et la hauteur. La lettre M a les jambages droits. M. de Rossi a découvert le nom de l'artiste à qui saint Damase confia le soin de graver ses vers.

[114] On en trouve la collection complète dans ROSSI, Inscriptiones christianæ urbis Romæ, t II. M. MARUCCHI en a donné les principales dans ses Eléments d'archéologie chrétienne, t. I, p. 227-235.

[115] MARUCCHI, op. cit., p. 225, 226, 228, 235.

[116] S. JÉRÔME, In Ezech., l. XII, ch. I.

[117] GRISAR, Histoire des papes..., t. I, p. 276. Une décision d'un concile d'Hippone, tenu en 393, sur le canon biblique, se termine par la formule suivante : Pour la confirmation de ce catalogue, il faut se mettre d'accord avec l'Eglise d'au delà des mers. P. L., t. LVI, col. 429. Le canon de saint Damase se trouve dans MANSI, t. VIII, p. 15 et s.

[118] Tomus, typus. Cf. JAFFÉ, KALTENBRUNNER, n. 232 ; MANSI, t. III, p. 443.

[119] MANSI, t. III, p. 461.

[120] S. BASILE, Lettres, CCLXIII, Ad Damasum, P. G., t. XXXII, col. 979.

[121] Voir son attitude à l'égard de Maxence de Milan (MANSI, III, 459), de Maxime le Cynique (MANSI, VIII, 479), de Nectaire (MANSI, VIII, 756), de Pierre d'Alexandrie (JAFFÉ, n. 236).

[122] S. JÉRÔME, Epist., XV, Ad Damasum, P. L., t. XXII, col. 356.

[123] Ubi Petrus ibi Ecclesia, S. AMBROISE, In psalm., XL, n. 30, P. L., t. XIV, col. 1082.

[124] SCHEPES, Corpus script. Eccles. lat., t. LVIII, p. 34.

[125] P. G., t. XXXII, col. 433.

[126] P. G., t. XXXII, col. 431.

[127] MANSI, t. VIII, p. 158.

[128] Damase ne nomme que deux patriarcats. Il ne connaît pas encore celui de Constantinople, créé en 381, et qui ne pouvait d'ailleurs pas se réclamer d'un lien historique étroit avec saint Pierre ou quelqu'un des apôtres. Il passe également sous silence le patriarcat de Jérusalem, qui ne fut officiellement érigé que dans la première moitié du Ve siècle.

[129] R. P. GRISAR, S. J., Histoire des papes..., t. I, p. 277-278.

[130] Hist. générale de l'Eglise, t. I.

[131] Il était probablement fils d'un Goth et d'une femme d'Asie Mineure, prisonnière de guerre et esclave. Cf. MANGENOT, au mot Ulfilas, dans le Dict. de la Bible, t. V, col. 2349.

[132] KRAUS, Hist. de l'Eglise, trad. Godet et Verschaffel, 8e édition, t. II, p. 14.

[133] F. OZANAM, la Civilisation chrétienne chez les Francs, 5e édition, p. 28. Cf. PHILOSTORGE, II, 5 ; SOCRATE, II, 41 ; SOZOMÈNE, VI, 37 ; JORNANDÈS, De rebus geticis, ch. XXV ; P. L., t. LXIX, col. 1269 et s. — Il ne nous reste que des fragments de l'œuvre d'Ulphilas. On peut en voir l'analyse dans MANGENOT, au mot Ulfilas, dans le Dict. de la Bible, t. V, col. 2350-2355.

[134] WAITZ, Ueber das Leben und die Lehre des Ulfila, Hanovre, 1840, p. 10 et s.

[135] On trouve des formules analogues dans les quelques monuments dogmatiques de l'arianisme gothique qui sont parvenus jusqu'à nous. Voir ISIDORE DE SÉVILLE, P. L., t. LXXXIII, col. 1060 ; VICTOR DE VITE, P. L., t. LVIII, col. 236 ; Paul WINFRID, P. L., t. XCV, col. 581 ; S. AUGUSTIN, P. L., t. XLII, col. 677-742.

[136] G. KURTH, les Origines de la civilisation moderne, 2 vol. in-8°, Paris et Louvain, 1886, t. I, p. 379.

[137] Hist. générale de l'Eglise, t. I.

[138] C. BAYET, dans l'Hist. de France de LAVISSE, t. II, 1re partie, p. 13.

[139] CÉSAR, De bello gallico, XI, 13.

[140] C. BAYET, dans l'Hist. de France de LAVISSE, t. II, 1re partie, p. 13. Les Parisiens associent au culte de Jupiter Capitolin celui des vieilles divinités celtiques Esus et Tarvus. A Nîmes on honore à la fois Jupiter et Nemausus ; à Apt, Mercure et Albianus. A Poitiers, de deux divinités, l'une romaine et l'autre celtique, on n'en fait qu'une seule, qu'on appelle Mercure-Adsmerius. De même à Périgueux, on a le culte d'Apollon-Cobledulitavus ; à Vence, celui de Mars Vincius ; en Auvergne, celui d'Apollon Borvo ou Apollon de Bourbon. Les dieux des Celtes sont adorés seuls à Velleron (Vaucluse), à Béziers, aux environs d'Orléans. Partout le peuple a, en outre, le culte des génies des eaux et des forêts. Des dieux, des fées sont censés habiter au fond des sources mystérieuses, sous l'écorce des grands arbres. Voir A. DUFOURCQ, la Christianisation des foules. Etude sur la fin da paganisme populaire et sur les origines du culte des saints, Paris, 3e édition, 1907. Cf. JULLIAN, Gallia, Paris, 2e édit., 1902, p. 210 et s.

[141] Sur la cérémonie du taurobole, voir Hist. générale de l'Eglise, t. I.

[142] Adolphe RÉGNIER, Saint Martin, Paris, 1907, p. 19-20.

[143] Adolphe RÉGNIER, Saint Martin, p. 19-20.

[144] Voir dans A. RÉGNIER, Saint Martin, p. 28-29, les raisons de s'arrêter à cette date.

[145] Nous devons presque tout ce qui est connu dans l'histoire de saint Martin à Sulpice-Sévère, qui nous a laissé une Vita Martini écrite avant la mort du saint. M. E.-Ch. BABUT dans un volume publié au courant de l'année 1913, Saint Martin de Tours, Paris, Champion, a cherché à ruiner l'autorité de la Vita Martini de Sulpice-Sévère. Voici ses arguments. 1° En dehors de Sulpice-Sévère, de saint Paulin de Note et de l'épitaphe viennoise de Fœdula, gravée entre 410 et 440, le nom de saint Martin n'est pas mentionné dans la littérature gauloise de la première moitié du Ve siècle ; 2° Sulpice-Sévère, favorable au priscillianisme, avait intérêt à exalter outre mesure le moine Martin, qui passait pour favorable à cette petite Eglise ; 3° la Vita Martini est pleine de faits merveilleux, dont quelques-uns seraient empruntés à saint Jérôme, à saint Hilaire et surtout à la Vie de saint Antoine, écrite par saint Athanase. Ces arguments ne paraissent point concluants : 1° les déductions tirées du silence des contemporains sont excessives, d'autant plus que ce silence n'est pas absolu : Il en est de bien plus déconcertants dans l'histoire des premiers siècles, écrit M. de Labriolle : Tertullien ne cite nulle part saint Hippolyte de Rome ; saint Ambroise ne parle pas de saint Jérôme, ni saint Athanase de saint Hilaire. Comment, d'ailleurs, expliquer l'extraordinaire renommée de saint Martin en Gaule, s'il avait été le personnage sans envergure que M. Babut nous présente ? L'œuvre littéraire de Sulpice-Sévère, si enthousiaste, si habile qu'elle fût, aurait-elle suffi à produire un tel résultat ? 2° Le priscillianisme de Sulpice-Sévère est une hypothèse arbitraire. Que l'on pèse, dit M. de Labriolle, chacune des expressions par lesquelles, dans ses Chroniques, l'auteur de la Vita Martini caractérise le priscillianisme, et l'on verra avec quelle dureté il en parle. 3° La Vita Martini est pleine, il est vrai, de faits merveilleux, et le récit de ces faits peut indiquer chez Sulpice une crédulité un peu trop confiante, mais il ne saurait infirmer d'aucune façon la vérité substantielle des événements. Voir P. de LABRIOLLE dans le Bulletin d'anc. litt. et d'arch. chrétiennes du 15 avril 1915, p. 148 et s.

[146] Code Théodosien, II, 270.

[147] SULPICE-SÉVÈRE, Vita Martini, 2.

[148] RÉGNIER, Saint Martin, p. 41.

[149] Cette gratification, appelée donativum, était, en principe, la part du butin qui revenait au soldat après la victoire. L'empereur, sentant le besoin d'encourager ses troupes à la veille d'une campagne qui promettait d'être rude, en devançait la distribution.

[150] Le duc de Broglie (l'Eglise et l'empire..., IV, 17-18) place cette scène sous Julien l'Apostat. Un examen critique plus attentif porte à la fixer sous le règne de Constant (RÉGNIER, p. 36-37).

[151] TILLEMONT, Mémoires, Saint Martin, art. II ; LECOY DE LA MARCHE, Saint Martin, p. 129 et s.

[152] Dom GERVAISE, Vie de saint Martin, p. 31. Reinkens pense qu'il s'agit de l'île de la Gorgone, au nord-est de la Corse. REINKENS, Hilarias von Poitiers, Schaffhausen, 1864, p. 225.

[153] Le mille romain équivalait à 1.478 m. 50.

[154] A. RÉGNIER, Saint Martin, p. 66.

[155] C. BAYET, op. cit., p. 15.

[156] Il est fort possible que quelques paroisses rurales aient existé en Gaule avant saint Martin, et il est certain qu'un très grand nombre ont été fondées après lui, surtout au début du Ve siècle. Mais il reste le principal organisateur des circonscriptions paroissiales.

[157] Voir Hist. générale de l'Eglise, t. I.

[158] Ce canon parle du diaconus regens plebem, HÉFÉLÉ-LECLERCQ, t. I, p. 261.

[159] L'institution des chorévèques, vivace en Orient, n'a jamais eu beaucoup de stabilité en Occident.

[160] PARDESSUS, Diplomata ad res gallo-franciscas spectantia, t. I, p. 137.

[161] DARESTE DE LA CHAVANNE, Histoire des classes agricoles en France, un vol. in-8°, Paris, 1858, p. 173

[162] Code Théodosien, XVI, 10, 25, Cf. DUFOURCQ, la Christianisation des foules ;  MARIGNAN, Etudes sur la civilisation française, t. II, le Culte des saints sous les Mérovingiens, Paris, 1899. Voir IMBART DE LA TOUR, les Paroisses rurales du IVe au XIe siècle, Paris, 1900.

[163] A. DE BROGLIE, op. cit., t. V, p. 342-343.