HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

PREMIÈRE PARTIE. — La fin du paganisme

CHAPITRE VII. — L'ÉGLISE SOUS JULIEN L'APOSTAT. (361-363).

 

 

I

L'arianisme avait profondément troublé le monde romain. A côté des évêques orthodoxes, pieux, charitables, aimés du peuple, on avait vu apparaître les évêques ariens, prélats de cour. Ceux-ci suivaient l'empereur dans tous ses déplacements, comme Eusèbe de Nicomédie ; faisaient leur entrée dans la ville assis sur un char, à côté du préfet, comme Macédonius. Ils tenaient souvent leur siège, non de la voix populaire, mais de la faveur du pouvoir, ne résidaient guère, et s'occupaient beaucoup plus des intrigues politiques que du gouvernement de leur Eglise. Rien ne favorisait plus la persistance du paganisme que cet amoindrissement d'une partie du haut clergé chrétien. Quand on songe à cette mauvaise influence, on ne s'étonne plus du désaccord qui se constate, au milieu du ne siècle, entre la législation et les mœurs. Constance multiplie les prohibitions contre les arts magiques ; et cependant les inscriptions révèlent l'existence de collèges d'augures jusqu'à la fin de son règne[1]. Constance renouvelle les prescriptions de Constantin contre les gladiateurs[2] ; et on les voit paraître dans les fêtes officielles pendant tout le Ve siècle. Constance multiplie les lois contre l'idolâtrie ; mais la violence même des expressions employées par le législateur les fait ressembler à de vaines menaces ou à d'impuissantes injures[3]. A l'heure où les documents législatifs feraient croire que tous les temples sont fermés ou abandonnés, les monuments épigraphiques montrent le paganisme se déployant à ciel ouvert[4]. Vers 360, les païens n'ont plus la majorité dans le sénat de Rome[5] ; leur influence n'y est pas moins prépondérante ; ils s'y partagent presque héréditairement les titres sacerdotaux et les gros revenus qui y sont attachés[6]. Chose étrange, les sanctions juridiques contre le paganisme sont terribles ; cependant il n'est nulle part question de martyrs païens[7]. Le glaive de la loi s'émousse contre des habitudes que les mœurs ne cessent de favoriser. Il est un point sur lequel l'échec du christianisme officiel de Constance est plus éclatant encore. L'empereur arien a pris sous sa protection son jeune cousin Julien. Il en confie l'éducation à un évêque, Eusèbe de Nicomédie. Il le fait baptiser de bonne heure. Partout, autour du jeune prince, on voit des personnages ecclésiastiques. Or ce jeune prince, lorsqu'il montera sur le trône impérial. pour succéder à Constance, se fera le propagateur acharné du paganisme. Il est vrai que des influences particulières s'étaient ajoutées à celles qu'on vient de mentionner. Tandis qu'Eusèbe et les prêtres de son entourage formaient Julien aux saintes Lettres, comme parle Sozomène[8], son précepteur Mardonius lui faisait lire les poètes et les philosophes antiques. De plus, le souvenir des massacres de sa famille, dont il faisait tomber la responsabilité sur son cousin Constance, lui rendait odieux l'empereur et sa politique. Son tempérament, enfin, le portait vers les rêveries mystiques des néo-platoniciens, vers les pratiques de la théurgie, vers le sophisme grec. Le christianisme arien, que lui avaient enseigné ses maîtres, ne pouvait être qu'impuissant à le défendre contre ces tentations du dehors et du dedans. Dans cette école de sophistique religieuse qu'était la coterie arienne, l'Evangile était fort voilé par la métaphysique. A s'occuper sans cesse des processions divines, on perdait de vue le message du Christ, son histoire, son œuvre de salut. Dans le conflit des symboles, dans les intrigues des évêques de cour, dans leur ardeur à se renverser les uns les autres, l'Eglise usait lamentablement son prestige. Des hommes comme Eusèbe, Georges, Aetius, ne recommandaient que faiblement le christianisme[9].

En 355, Constance envoya le jeune prince, comme césar, en Gaule. Julien s'y montra général habile et courageux. Ses qualités brillantes, sa vie sobre et laborieuse lui valurent une grande popularité parmi les troupes qu'il avait sous son commandement. Un soir de l'année 360, pendant qu'il résidait à Lutèce, les soldats descendirent de leur camp, se dirigèrent vers le palais impérial[10] et le proclamèrent auguste. Julien se décida à soutenir par les armes ce titre improvisé : il marcha, à la tête de ses légions, vers l'Orient, pour y combattre Constance. Mais il n'eut pas à livrer bataille contre son cousin, qui mourut, au pied du Taurus, le 3 novembre 361. Le 11 décembre, Julien fit son entrée à Constantinople, au milieu de l'enthousiasme du peuple, qui l'acclama, sans aucune contestation, comme le seul maître de l'empire.

 

II

Le programme politique du nouvel empereur se révéla bientôt : briser tout ce que son oncle Constantin et son cousin Constance avaient édifié. Le premier avait soutenu le christianisme orthodoxe ; le second, l'arianisme ; Julien consacrera tous ses efforts à relever, sur les ruines du catholicisme et de l'arianisme abolis, le vieux culte païen.

Profondément atteint par ses violentes luttes intestines, l'arianisme essayait de se rajeunir en se manifestant sous des formes nouvelles.

Vers 359, l'évêque de Thmuis, Sérapion, avait informé Athanase qu'un certain nombre de fidèles et de pasteurs, réprouvant la doctrine d'Arius sur le Verbe, professaient sur le Saint-Esprit des idées fausses. Ils en faisaient une simple créature, un Esprit au service de la Divinité, ne différant des anges que par un degré de perfection supérieur[11]. Sérapion désignait ces hérétiques sous le nom de pneumatomaques, c'est-à-dire ennemis de l'Esprit Saint. Les principaux chefs de la secte paraissent avoir été deux prélats semi-ariens Macédonius, l'ancien évêque de Constantinople, et Marathonius, évêque de Nicomédie ; d'où le nom de macédoniens et de marathoniens, par lesquels on désigna souvent les partisans de cette doctrine.

Les pneumotomaques défendaient leurs idées, tantôt par l'Ecriture, tantôt par la métaphysique. Ils avaient aussi recours à des arguments d'une sophistique populaire peu capable de faire impression sur des esprits réfléchis, mais de nature à saisir les masses. De deux choses l'une, disaient-ils : ou bien le Saint-Esprit n'est pas engendré, et alors nous avons deux Inengendrés, c'est-à-dire deux Premiers Principes, deux Dieux ; ou bien il est engendré, soit par le Père, soit par le Fils ; mais ni l'une ni l'autre de ces dernières hypothèses ne peut se soutenir : si le Saint-Esprit était engendré par le Père, il serait le frère du Fils ; et s'il était engendré par le Fils, il serait le neveu du Père !

Athanase, dans les quatre Lettres à Sérapion, qu'il écrivit sans délai, pour démasquer la nouvelle hérésie, eut aussi recours à la dialectique ; mais il prit un ton plus digne des graves questions qu'il avait à traiter. Il ne négligea pas de prouver la divinité du Saint-Esprit, soit par des arguments directs empruntés à l'Ecriture et à la tradition, soit en défendant en bloc le dogme de la Trinité. Mais la perspicacité du grand docteur lui découvrit une méthode plus efficace, parce qu'elle jetait le trouble dans le camp des pneumatomaques, composés d'éléments hétérogènes. Le concile de Nicée, en définissant l'omoousios, avait consacré la divinité du Fils, et l'on sait combien saint Athanase avait contribué à cette définition, avec quel courage il la défendait. Pour lui, toute la foi de l'Eglise était contenue dans ce symbole. Il le présentait sans cesse aux ergoteurs orientaux. On était orthodoxe, à ses yeux, lorsqu'on l'acceptait sans phrases, mais on ne l'était qu'à ce prix. Or il avait aussi compris combien la définition de l'omoousios fournissait un point d'appui solide pour faire perdre pied aux adversaires du Saint-Esprit. Il suffisait, en effet, de leur montrer les relations intimes entre le Saint-Esprit et le Fils. On les forçait ainsi, ou bien à admettre la divinité du Saint-Esprit, ce qui les faisait rentrer dans l'orthodoxie, ou bien à rejeter l'omoousios, ce qui les rejetait dans la tourbe des ariens déjà déshonorés.

Cette méthode si puissante se dédoublait elle-même en deux procédés, pour ainsi dire, contraires. Le premier consistait à démontrer directement la consubstantialité du Saint-Esprit et du Fils. D'où suit l'argument suivant : le Saint-Esprit est consubstantiel au Fils ; or la foi de Nicée reconnaît que le Fils est consubstantiel au Père ; donc le Saint-Esprit est consubstantiel au Père et au Fils, et n'est avec eux qu'un seul et même Dieu. Le second procédé consistait à retourner contre les pneumatomaques le parallélisme de rapports personnels binaires dont abusaient les ariens, et à leur dire : Nous convenons de part et d'autre que le Saint-Esprit est au Fils, comme le Fils est au Père ; eh bien le concile de Nicée a défini que le Fils a même nature, même éternité, même divinité que le Père ; donc le Saint-Esprit a même nature, même éternité, même divinité que les deux[12].

Malgré tout, l'hérésie macédonienne gagnait du terrain. A l'avènement de Julien, elle avait envahi Constantinople, la Thrace, la Bithynie, l'Hellespont et les provinces voisines. Tout ce qui tendait à reconstituer une mythologie, un empyrée de demi-dieux, plaisait aux masses, non encore dégagées des influences païennes ; et les ambitieux flattaient ces bas instincts.

Une autre hérésie devait jouer un rôle non moins funeste à l'Eglise que le macédonianisme. Elle remontait aussi, par ses origines, aux dernières années du règne de Constance. C'était l'apollinarisme. Son fondateur, Apollinaire le Jeune, esprit très brillant et très cultivé, théologien, polémiste, exégète et littérateur, que nous rencontrerons avec son père Apollinaire l'Ancien, en racontant la lutte des chrétiens contre Julien l'Apostat, avait d'abord été un des champions du concile de Nicée, un des frères d'armes d'Athanase. Il ne cessa jamais, du reste, de détester Arius. Non content de renier sa doctrine, comme les pneumatomaques, il prétendait la combattre. Seulement, pour sauver la consubstantialité du Verbe, il mutilait la personne du Christ. Apollinaire disait ne pouvoir comprendre la coexistence, dans une même personne, de deux natures parfaites ; et, voulant sauvegarder l'intégrité de la nature divine dans le Christ, il déniait au Rédempteur, sinon un corps, humain avec l'âme sensible qui l'anime, du moins une âme intelligente et libre[13]. La conscience des vrais chrétiens se révolta. Eh quoi ? Si le Verbe s'était uni à une humanité découronnée de ses éléments essentiels, la raison et la liberté, pouvait-on dire, avec la tradition, qu'Il s'était fait homme ? Les anciens avaient dit jusque-là que le Fils de Dieu n'avait Fris notre nature humaine que pour la guérir ; voulait-il donc excepter de cette guérison l'intelligence et la volonté ? Et pouvait-on vraiment dire alors, avec l'enseignement traditionnel, qu'il y avait dans le Christ deux natures ? Telles furent les questions que se posèrent les esprits profondément chrétiens et réfléchis ; mais ceux qu'éblouissaient les dons éclatants du maître, sa réputation de science, se laissèrent facilement séduire. Saint Basile témoigne que presque tous ceux qui lisaient les ouvrages d'Apollinaire se laissaient prendre au charme de son style et de sa pensée[14]. Ses disciples ne comprirent pas tous ses idées de la même façon ; mais, au témoignage de saint Epiphane, ils remplirent bientôt l'Orient[15].

Un autre conflit, qui ne devait pas aboutir jusqu'à une hérésie, mais qui devait être l'occasion d'un long schisme, venait aussi d'éclater dans l'Eglise d'Antioche à la veille de la mort de Constance. Depuis l'expulsion, en 330, du vaillant évêque d'Antioche, saint Eustathe, coupable, aux yeux de ses ennemis, d'avoir défendu avec trop d'ardeur la foi de Nicée, l'Eglise mère de la Syrie avait été occupée par des évêques ariens. Aucun d'eux n'a laissé un nom à l'histoire ; mais leur influence continue pendant trente ans avait eu pour résultat de faire entrer la masse de la population dans la communion arienne. Cependant un petit groupe de catholiques courageux n'avait jamais voulu reconnaître l'autorité des intrus, et avait, malgré les persécutions, continué à exercer son culte dans des maisons particulières. On appelait ces fidèles les eustathiens. Or, en 360, l'évêque arien Eudoxe ayant échangé son siège contre celui de Constantinople, ses amis choisirent pour le remplacer et firent agréer par l'empereur un prélat de mœurs douces et de vie tranquille, dont ils espéraient se servir pour achever le triomphe de leur cause. Il s'appelait Mélèce, avait été déjà évêque de Sébaste, et s'était, on ne sait à quelle occasion, retiré de l'épiscopat, pour mener, dans sa demeure, la vie d'un prêtre vertueux et tranquille. On le supposa sans doute indifférent aux querelles dogmatiques. Mais, le jour Même de son intronisation, Mélèce, dans son premier discours, affirma nettement la consubstantialité du Verbe. Il s'abstint toutefois d'employer le mot consacré par le concile de Nicée. Cette profession de foi lui valut d'être exilé par Constance, moins de trente jours après sa nomination, et d'être remplacé sur son siège par un arien pur, Euzoïus. La partie avancée de la secte se rangea autour du nouvel évêque ; quant aux autres fidèles, ils se divisèrent au sujet de Mélèce. Plusieurs se défiaient d'un homme choisi par les ariens ; mais sa courageuse profession de foi et son injuste exil, semblaient, aux yeux des autres, avoir consacré la validité de son élection. Bref, au moment où Julien l'Apostat prit la direction de l'empire, on comptait dans l'Eglise d'Antioche trois partis : les ariens, les méléciens et ceux qui, ne reconnaissant ni Euzoïus ni Mélèce, conservaient le nom d'eustathiens. Ces derniers, sans évêque, étaient administrés par un prêtre pieux, nommé Paulin[16].

Comme le schisme de Mélèce, l'aérianisme était né d'un conflit hiérarchique. Aérius, prêtre du diocèse de Sébaste, s'était, vers 360, violemment séparé de son évêque Eustathe, à qui il reprochait d'avoir abandonné ses résolutions de vie ascétique. Abandonnant le poste d'aumônier d'hôpital, que son évêque lui avait confié, il se mit à dogmatiser, rejetant les solennités pascales comme rite juif, les prières des morts comme inutiles, et les jeûnes fixés par l'Eglise comme réglementant arbitrairement la mortification du chrétien. Il soutenait aussi, pour justifier sa rébellion, l'égalité des prêtres et des évêques quant aux pouvoirs d'ordre et quant aux pouvoirs de juridiction. Le cardinal Bellarmin a rapproché fort à propos les théories protestantes de certaines théories d'Aérius. Le prêtre révolté réussit à entraîner à sa suite un certain nombre de fidèles. Ils tenaient leurs réunions en plein air, dans les bois, sur les montagnes, bravant hardiment l'autorité. Ils faisaient profession d'abandonner toutes choses, dit Tillemont, et néanmoins ils s'adonnaient presque tous à la gourmandise et au vin[17].

Mais Eustathe lui-même s'était déjà mis à la tête d'un groupe de dissidents. Cet homme étrange, un des caractères les plus singuliers du IVe siècle, s'était d'abord révélé comme un prêtre d'une grande austérité de mœurs, d'une vertu sans défaillance, charitable aux pauvres. Il avait été un des premiers propagateurs de la vie monastique, et avait gagné, par toutes ces qualités, le cœur de saint Basile, qui reconnaissait en lui quelque chose de plus qu'humain[18]. Mais saint Basile lui-même allait bientôt le qualifier de vrai nuage emporté çà et là par tout vent qui souffle[19]. Eustathe était un esprit incapable de se fixer. Des innombrables formulaires que firent éclore les controverses de l'époque, il n'en est pour ainsi dira pas un qui n'ait été signé par lui[20]. Vers 340, le concile de Gangres constatait qu'il avait déjà des disciples, lesquels furent condamnés pour avoir abusé des exercices de la vie ascétique, pour s'être élevés avec arrogance au-dessus de la vie commune[21]. Après la mort de Constance, Eustathe de Sébaste avait paru se rattacher étroitement au parti des macédoniens, où il comptait d'intimes amis. Les eustathiens formaient avec les ariens, au point de vue moral, un contraste complet. Ils représentaient le rigorisme en présence du laxisme. Il n'est fait mention d'Eustathe et des eustathiens dans aucun des anciens catalogues d'hérétiques, mais leur secte n'en constituait pas moins un élément de trouble dans l'Eglise[22].

A côté de ces sectes récemment formées, subsistaient quelques anciens partis. Autour de Constantinople et d'Alexandrie, des groupes de novatiens enseignaient encore que l'Eglise est l'assemblée des purs, que tout péché commis après le baptême a pour effet d'en exclure son auteur, et que nul, sinon Dieu, n'a le pouvoir de remettre une telle faute[23]. En Afrique, les donatistes, d'abord éprouvés par la mort de Donat de Carthage, en 355, avaient repris courage sous la conduite d'un chef non moins batailleur, l'évêque Parménius. A l'avènement de Julien l'Apostat, ils écrivirent au nouvel empereur comme à celui qui seul possédait la justice, le suppliant de leur restituer leurs basiliques, de leur rendre, comme jadis sous Constantin, leur liberté d'action[24].

 

III

Après avoir pris possession du palais de Constantinople, un des premiers soins de Julien, dit l'historien Ammien Marcellin, fut d'y convoquer les principaux chefs des sectes dissidentes avec leurs partisans[25]. Simultanément ou successivement, on vit arriver à la cour l'évêque Eudoxe, que les ariens avaient, en 360, placé sur le siège de Constantinople à la place du semi-arien Macédonius ; Macédonius lui-même, devenu hérésiarque à son tour ; les chefs des novatiens, des eustathiens de Sébaste, des aériens et des divers partis qu'avait suscités à Antioche l'élection de Mélèce.

A tous les représentants de ces divers partis, Julien tint le même langage. Les discordes civiles ont pris fin, leur dit-il ; rien ne s'opposera plus désormais à ce que chacun suive en paix sa religion[26]. Dans les derniers jours de 361 ou les premiers mois de 362, un édit impérial rappela les évêques de toutes les opinions, exilés par son prédécesseur, et restitua leurs biens confisqués[27]. Ainsi purent rentrer dans leurs diocèses, non seulement Basile d'Ancyre, Eustathe de Sébaste, Eleusis de Cyzique, Photin de Sirmium, Aetius, mais aussi Athanase, Mélèce d'Antioche, Eusèbe de Verceil, Lucifer de Cagliari. L'Eglise catholique pouvait-elle donc compter sur le retour d'une ère de liberté ? Il n'en était rien. Le païen Ammien Marcellin a parfaitement vu et indiqué le piège que le nouvel empereur tendait au christianisme. Julien agissait de telle sorte, dit-il, que la liberté qu'il paraissait rendre dégénérât en licence et accrût les divisions : ce résultat obtenu, il n'avait plus à craindre, pour ses entreprises ultérieures, une résistance unanime du peuple chrétien[28]. Ammien connaissait les propos tenus par le souverain contre les sectes chrétiennes : Les bêtes féroces, aimait-il à dire, ne sont pas plus acharnées contre les hommes que ne le sont, les unes contre les autres, les sectes chrétiennes[29]. Il savait bien, sans doute, que de pareilles comparaisons ne pouvaient s'appliquer à des hommes tels qu'Athanase et ses collègues orthodoxes ; mais il lui suffisait de connaître leur amour de la justice, pour comprendre qu'en les rappelant d'exil, sans déposséder de leurs sièges leurs concurrents intrus, il allait déchaîner des conflits inextricables. L'empereur comptait bien aussi que l'immixtion des païens dans ces querelles religieuses viendrait encore les envenimer. Les faits qui venaient de se passer à Antioche ne pouvaient que le confirmer dans cette pensée. Le 30 novembre 361, les païens de la capitale de la Syrie, à la nouvelle que l'empereur Constance était mort, s'étaient précipités vers la demeure de son protégé, l'évêque intrus Georges, et l'avaient traîné en prison. Ce prélat courtisan, dont l'intronisation s'était faite par la force, et dont le gouvernement n'avait été marqué que par des cruautés, des exactions et des délations, s'était également rendu odieux aux païens et aux chrétiens orthodoxes. Ceux-ci, observant le précepte de l'apôtre saint Pierre, ne rendirent pas le mal pour le mal[30] au pasteur mauvais ; mais les païens ne se déclarèrent satisfaits que lorsque, dans la matinée du 25 décembre, ayant tiré de prison le malheureux évêque, ils l'eurent odieusement massacré. Son cadavre fut traîné à travers la ville, en même temps que ceux de deux fonctionnaires de Constance. Julien, en apprenant ces forfaits, n'imagina pas d'autre sanction que d'ordonner de rechercher avec soin les livres rares qui avaient pu s'égarer dans le pillage de la bibliothèque de l'évêque Georges, laquelle était fort riche. Quant aux auteurs de ce brigandage et de ces meurtres, ils furent amnistiés.

Le retour des exilés eut heureusement d'autres résultats que des compétitions douloureuses. La rentrée d'Athanase en sa ville épiscopale d'Alexandrie, le 21 février 362, fut un triomphe. Les habitants, rangés par sexe, par âge, ou enrôlés sous les bannières des corporations, vinrent à sa rencontre. On était accouru, pour le voir, de tous les points de l'Egypte. La vénération du peuple était si grande que, sur son passage, on essayait d'être touché de son ombre, dans la persuasion qu'elle guérissait, comme celle de saint Pierre[31]. Lui, cependant, s'avançait, monté sur un âne, à l'exemple du Sauveur entrant dans Jérusalem. Dès qu'il passait dans une rue, les applaudissements éclataient. On versait ou l'on faisait brûler des parfums. Le soir, toute la ville fut illuminée. Il y eut des festins dans les maisons, des repas de corps sur les places[32]. Une telle popularité rendit Julien ombrageux. Il crut pouvoir, sous le prétexte qu'Athanase avait été banni par plusieurs sentences et qu'il s'était soustrait par la fuite aux peines portées contre lui, le déclarer, après coup, exclu de l'amnistie, et publia un édit dans ce sens[33]. Mais le courageux patriarche, fort du dévouement de ses Alexandrins, et pensant avec raison que le gouvernement n'oserait entrer en conflit avec toute une population surexcitée, résolut de ne tenir aucun compte d'un édit manifestement impie, et prépara tranquillement la réunion d'un concile dans sa ville épiscopale. Il jugeait qu'il était urgent de provoquer les décisions de l'autorité sur les querelles récemment soulevées. L'assemblée se tint dans la première moitié de l'année 362, probablement au printemps. Elle ne compta que vingt et un évêques ; mais plusieurs d'entre eux avaient un ascendant si considérable sur l'Eglise par leurs vertus et par les persécutions qu'ils avaient subies pour la vraie foi, qu'on appela ce concile, dit Rufin, le concile des confesseurs. D'ailleurs, la plupart des évêques ne tardèrent pas à donner à ses déclarations leur adhésion explicite, et l'Eglise entière y adhéra tacitement[34]. Ses décisions eurent même une influence considérable sur la marche des événements. Elles eurent trait aux conditions d'admission des ariens repentis dans l'Eglise, aux erreurs des macédoniens sur le Saint-Esprit, au sens des mots grecs ousia et hypostasis dans l'expression de la doctrine trinitaire, aux fausses doctrines d'Apollinaire sur l'humanité du Christ, et enfin à l'extinction du schisme mélécien à Antioche.

Malgré l'opposition de quelques rigoristes de l'école de Lucifer de Cagliari, le concile décida que tous ceux qui, par force ou autrement, avaient fait cause commune avec les ariens, sans professer l'hérésie, pouvaient reprendre leurs fonctions et leurs dignités dans l'Eglise. Quant aux chefs ou défenseurs de partis hérétiques, ils pourraient, en manifestant leur regret, rentrer dans la communion de l'Eglise, mais sans faire partie du clergé. Athanase et ses amis invoquèrent, pour faire prévaloir ces décisions, l'enseignement du Sauveur sur le retour de l'enfant prodigue. Le pape Libère approuva expressément ces résolutions[35], qui prévalurent bientôt dans l'Eglise entière[36].

Le concile déclara ensuite que l'Esprit est de même substance et divinité que le Père et le Fils, et il attacha une telle importance à cette déclaration, qu'il exigea de tous les ariens qui voulaient rentrer dans l'Eglise la souscription à cette formule.

L'assemblée s'occupa ensuite des regrettables malentendus que causaient les sens mal définis des mots grecs ousia, hypostasis et prosopon. Quand les Latins, considérant comme synonymes les mots ousia et hypostasis, disaient qu'il y avait dans la Trinité trois hypostases, ils paraissaient aux yeux des Grecs admettre trois substances et professer un grossier arianisme. D'un autre côté, lorsque les Grecs disaient qu'il y a en Dieu trois prosopa, ils semblaient, au regard des Latins, n'y voir que trois aspects, trois visages, comme les sabelliens. Saint Athanase, qui possédait parfaitement les deux langues, fit comprendre aux Pères du concile, que, sous un langage différent, les uns et les autres entendaient la même chose, et Fon décida que désormais chacun pourrait employer la formule dont il avait l'habitude, à la condition de l'entendre d'une manière conforme à la doctrine de Nicée[37].

Il fut reconnu aussi que, quoi qu'en eût dit Apollinaire le Jeune, le Verbe de Dieu était vraiment devenu homme, prenant non seulement un corps humain, mais aussi une âme semblable à la nôtre[38].

Enfin le concile adressa aux fidèles d'Antioche un appel à la conciliation, sous forme d'une longue lettre écrite par Athanase, Eusèbe de Verceil et Astère d'Amasée. Ces deux derniers eurent mission de la porter aux destinataires. Mais cette mission ne pli t malheureusement pas aboutir. L'ardent Lucifer de Cagliari avait pris les devants. Il avait même refusé de se rendre au concile d'Alexandrie pour mieux lutter avec les partis extrêmes d'Antioche. Quand Eusèbe et Astère arrivèrent dans la capitale de la Syrie, Lucifer avait déjà donné un évêque aux eustathiens en la personne du prêtre Paulin. Cette promotion de Paulin à l'épiscopat rendait impossible la solution des difficultés pendantes. D'ailleurs Lucifer exprima son mécontentement des mesures d'indulgence prises par le concile à l'égard des ariens, et déclara rompre avec Athanase et ses amis. Il se plaça dès lors à la tête d'un nouveau schisme, qu'on appela le schisme des lucifériens.

En dehors de ce dernier incident, le contrecoup du concile d'Alexandrie fut double. D'un côté, les mesures de pacification votées à Alexandrie eurent tous les effets que la sagesse d'Athanase en avait espérés. En peu de temps, les conversions se multiplièrent de toutes parts ; si bien qu'Athanase, peu d'années après, pouvait dire que la foi de Nicée était celle du monde entier[39]. D'un autre côté, les ariens obstinés, prenant conscience de leur parenté avec les païens, se rapprochèrent de l'empereur. Julien accorda toute sa faveur à Aetius, chef des anoméens, à qui il fit cadeau d'un domaine dans l'île de Lesbos[40]. Vers le même temps, il écrivait à l'hérésiarque Photin : Je te loue d'avoir nié que celui qu'on avait cru Dieu ait pu prendre chair dans le sein d'une femme. La parole de saint Athanase dans sa Lettre aux moines d'Egypte se réalisait : Il n'y a pas de milieu, disait-il en parlant des ariens : il leur faudra admettre la consubstantialité, ou renoncer au nom de chrétien.

 

IV

Les succès d'Athanase ne se bornèrent pas à convertir des ariens. Des idolâtres eux-mêmes, témoins de tant de vertus, allaient à lui, et embrassaient la religion chrétienne. L'irritation de Julien fut à son comble. Par tous les dieux, écrivit-il au préfet d'Egypte, je ne verrais, je n'apprendrais de toi aucun acte plus agréable que l'expulsion, hors de tous les lieux de l'Egypte, d'Athanase, le misérable qui a osé, moi régnant, baptiser des femmes hellènes de rang distingué. Qu'il soit proscrit[41].

Athanase, résolu de ne donner occasion à aucun désordre, n'attendit pas que la force publique vint l'expulser. Le jour même où l'édit de son bannissement fut publié dans les rues d'Alexandrie, le 23 octobre 362, il quitta la ville, disant à ses amis qui l'accompagnaient : Soyez sans crainte ; c'est un petit nuage qui passera vite. Le nuage devait passer quelques mois après, à la mort de Julien l'Apostat. Le saint patriarche, après s'être caché quelque temps tout près d'Alexandrie, gagna Memphis, d'où il écrivit sa lettre pascale pour 363. Puis il s'enfonça dans la Thébaïde[42]. Les profondes solitudes des déserts, la vie silencieuse et austère des moines, avaient toujours été les consolations de ses exils. Tandis qu'il approchait d'Hermopolis, les évêques, le clergé, les abbés Théodore et Pammon, avec leurs religieux, vinrent à sa rencontre, et lui firent une réception solennelle. Ce fut alors qu'Athanase visita l'île de Tabenne et son célèbre monastère. Il en examina les règles, et se fit rendre compte de tout, s'intéressant aux plus petits détails de la vie monastique. Il garda de cette visite un profond souvenir. Quand Théodore mourut, en 368, il s'empressa d'envoyer à l'abbé Horsisius[43] et à ses moines une lettre de condoléance et d'encouragement[44].

Pendant que Julien exilait ainsi le plus grand champion de l'orthodoxie, il accordait sa faveur aux plus violents des schismatiques. Les évêques donatistes, exilés depuis 348 par l'empereur Constant, n'avaient pas été visés par l'édit qui rappelait les bannis de Constance. Mais ils avaient adressé, nous l'avons vu, une requête suppliante à l'empereur, comme à celui qui seul possédait la justice. Julien comprit qu'il ne pouvait faire un plus grand mal aux catholiques qu'en rétablissant dans toutes leurs anciennes possessions et dans toutes leurs anciennes dignités, les terribles schismatiques africains. Les termes de son rescrit furent les plus bienveillants et les plus larges.

Ses prévisions ne furent pas trompées. Une guerre religieuse épouvantable ne tarda pas à éclater en Afrique. Avant même d'avoir reçu la réponse de l'empereur, les prélats donatistes, accompagnés de la tourbe ordinaire de gens sans aven, de colons ruinés, d'esclaves fugitifs, qui formait l'armée de la secte, avaient tenté d'expulser les catholiques de leurs églises. Après la réception du rescrit impérial, leur audace redoubla. Le savant Tillemont a résumé l'histoire des cruautés exercées par les donatistes contre les catholiques, vers l'an 362, en son style sévère et bref, qui atteint souvent à l'éloquence. Quand les donatistes s'étaient rendus maîtres de quelques églises, écrit-il, ils en brisaient l'autel où le corps et le sang de Jésus-Christ avaient reposé. Saint Optat dit qu'ils avaient gagé pour cela une multitude de gens perdus, à qui ils avaient donné pour récompense de leurs crimes le vin destiné pour le sacrifice, ou même déjà consacré. A ce premier crime, ils en ajoutaient un second, qui était de briser les calices. Ils les réduisaient en lingots et les vendaient indifféremment à tout le monde. Pour en revenir à leurs violences, saint Optat en rapporte des histoires qui font horreur. Il parle premièrement de ce qui se fit à Lemellef dans la Mauritanie de Stefe, par Félix de Diabe ou Zabe, et Janvier de Flumenpiscis dans la même province. Ces deux évêques donatistes s'étant donc allés en diligence et bien accompagnés à Lemellef, comme ils y trouvèrent la basilique fermée sur les catholiques qui y sacrifiaient alors, ils commandèrent à leurs gens de monter sur le toit, de le découvrir, et de jeter les tuiles sur ceux qui étaient dedans. Ce commandement fut aussitôt exécuté, et les diacres catholiques ayant voulu défendre l'autel, plusieurs y furent blessés et deux tués à coups de tuiles. Les deux diacres qui furent tués étaient Prime, fils de Janvier, et Donat, fils de Nimy, qui ont été mis au Martyrologe romain au rang des saints martyrs, le 9 de février. Mais les crimes les plus célèbres des donatistes sont ceux qu'ils commirent à Thipase, ville de la Mauritanie césarienne. On y vit accourir deux de leurs évêques de Numidie, Urbain de Forme et Félix d'Idicre. Ils étaient assistés de quelques archers et soutenus par le gouverneur de la province, qui y était en personne. Les hommes déchirés, les femmes maltraitées, les enfants massacrés, furent les mets sanglants dont les évêques rassasièrent la faim de l'Eglise des donatistes. Enfin, pour violer tout ce qu'il y a de saint et de sacré, ils firent jeter l'Eucharistie à leurs chiens. Mais cela ne se passa pas sans que Dieu donnât des marques de sa justice. Car, ces mêmes chiens, devenant enragés, se jetèrent sur leurs propres maîtres, profanateurs du Corps sacré, comme si c'eussent été des voleurs et leurs dents, vengeant l'honneur de Jésus-Christ, les déchirèrent comme des inconnus et des ennemis[45].

Ainsi, remarque saint Optat, la même main qui rouvrait les temples déchaînait en même temps sur l'Eglise d'Afrique une épouvantable tempête.

 

V

L'empereur Julien avait-il positivement voulu tous ces carnages ? Il ne le semble pas. Au sens étroit et littéral du mot, écrit M. Paul Allard, Julien ne doit pas être compté parmi les persécuteurs[46]. On peut au moins dire qu'au début de son règne il n'eut pas la volonté de persécuter les chrétiens jusqu'à l'effusion du sang. Nul plus que lui ne détesta la religion de Celui qu'il s'obstinait à n'appeler que le Galiléen ; mais il crut d'abord pouvoir abolir cette religion par des mesures légales, par des discussions philosophiques, par des avances habiles faites aux chrétiens. Ces moyens n'obtinrent que des succès partiels et transitoires. Les passions de la foule, irritée contre les disciples du Christ, ne purent se contenir. Le sang chrétien fut versé dans des émeutes, que l'empereur négligea de réprimer. Plus tard, de la complicité tacite, il passa à la responsabilité personnelle. Ainsi, après avoir commencé son règne en philosophe, il le finit en persécuteur[47]. Aussi bien, ses premières mesures contre le christianisme n'avaient-elles été elles-mêmes autre chose qu'une persécution bénigne et séduisante, suivant les expressions de saint Jérôme.

Cette première persécution, froide et calculée, fut caractérisée par l'emploi de diverses tactiques, qu'il importe d'exposer.

Julien avait vu d'assez près le monde catholique pour s'apercevoir qu'il comprenait, depuis la conversion de Constantin, un certain nombre de chrétiens peu solides, que l'ambition avait poussés vers le pouvoir. Il s'exagéra le nombre et l'importance de ces âmes tièdes, et crut pouvoir ruiner la puissance de l'Eglise par l'octroi de charges et de dignités aux chrétiens, par des promesses séduisantes, même par des distributions d'argent. Ce fut, dit saint Grégoire de Nazianze, un vrai marchandage[48]. Plusieurs chrétiens tombèrent dans le piège, et allèrent, suivant l'expression du païen Libanius, conduire le chœur autour des autels des dieux[49]. De ce nombre furent le comte Julien, oncle de l'empereur, le trésorier Elpidius, le surintendant Félix, et même un évêque, Pégase d'Illion, qui obtint un rang élevé dans le clergé païen réorganisé. Mais les fermes chrétiens ne tremblèrent pas. Ils ne virent dans ces premières mesures que le creuset où les fidèles de bon aloi se distinguèrent des autres[50], et se resserrèrent en un groupe plus compact. Parmi les fonctionnaires qui se déclarèrent prêts à tout souffrir plutôt que d'apostasier, on remarqua, dit Socrate, trois officiers : Jovien, Valentinien et Valens. Ils devaient remplacer Julien sur le trône impérial[51].

Julien avait une pleine confiance en la dialectique et surtout en son art de la manier. Ses discussions philosophiques lui avaient profité, parait-il, en Gaule, où il avait ébloui ses contradicteurs. C'était, du moins, sa prétention de l'avoir fait. Au rapport d'Ammien Marcellin, l'empereur chercha à gagner les chefs de l'Eglise en les appelant à son palais et en leur posant des questions captieuses sur les textes les plus difficiles de l'Ecriture Sainte[52]. Saint Cyrille rapporte la longue discussion qu'eut l'empereur avec un des plus sages évêques, au sujet du sacrifice de Caïn et d'Abel[53]. Mais il se heurta, la plupart du temps, à des résistances opiniâtres. Ecoutez-moi donc, criait-il alors, comme m'ont écouté les Alamans et les Francs[54]. Un des hommes que Julien espéra, pendant quelque temps, gagner par ce procédé, fut le médecin de la cour, Césaire. La conquête eût été des plus brillantes. Césaire, frère de l'illustre saint Grégoire de Nazianze, était lui-même un homme de haute valeur et de grande renommée. L'empereur lui livra de nombreux assauts. La foi de Césaire, chrétien sincère, ou plutôt catéchumène, car il n'avait pas encore été baptisé, semblait fléchir. Son frère lui écrivait des lettres pressantes, le suppliant de quitter la cour de l'Apostat[55]. Le moment vint où Césaire vit le péril d'un combat dont son âme était l'enjeu. Je suis chrétien, s'écria-t-il un jour, et je ne cesserai jamais de l'être ! L'empereur finit là l'entretien, et renvoya la suite de la controverse à une prochaine audience ; mais Césaire ne l'attendit pas, et, quittant subitement la cour, alla rejoindre en Cappadoce son vieux père et sa sainte mère, enfin délivrés de leurs alarmes.

Mais Julien avait déjà mis sa confiance en une autre forme de prosélytisme. Non content de combattre le christianisme en relevant dans sa doctrine et dans son culte mille difficultés supposées, il essayait d'en arracher les âmes en les attirant vers un paganisme revêtu de toutes les splendeurs de la beauté. Son Discours sur le Roi-Soleil, composé pendant l'hiver de 362-363, est un-véritable hymne plein de poésie, déifiant les forces de la nature. Le Soleil est mon roi, dit-il ; je suis son serviteur. Ma confiance en lui repose sur des motifs secrets, que je garde en moi-même. Mais voici ce que je puis dire sans offenser la religion de ma conscience. Dès mes premiers ans, j'ai été saisi d'amour pour l'éclat du Soleil. Pour l'empereur philosophe, le Soleil tient un rang intermédiaire entre les dieux supérieurs, qui résident dans l'empyrée, et les puissances divines inférieures, qui sont mêlées à la création, il touche au ciel comme à la terre. Aristote a eu raison de dire que, pour faire un homme, il faut un autre homme et le Soleil. Le peuple a raison de donner au Soleil les noms d'Apollon, de Bacchus et même de Jupiter. Certes, au point de vue métaphysique, la conception de Julien était faible, mais elle combinait habilement les idées naturalistes des philosophes, les fictions des poètes, l'âme des mythes orientaux et le culte traditionnel des vieilles divinités nationales.

Le Discours sur le Roi-Soleil fut bientôt suivi du Livre contre les chrétiens, où Julien prétendait mettre en regard la grandeur de, la religion païenne et la petitesse de la religion des chrétiens. L'empereur, dit Libanius, attaquait les livres qui présentent comme un Dieu un homme de Palestine, et montrait le ridicule et l'inanité de ce qu'on adore en lui[56]. D'après les fragments que saint Cyrille d'Alexandrie nous a conservés de cet ouvrage, il se rattachait aux vieilles attaques de Celse et de Porphyre[57]. C'est le même ton sarcastique, la même mauvaise foi dans l'interprétation des textes scripturaires, la même accumulation d'injures grossières[58].

Le livre n'eut pas le succès que l'écrivain couronné se promettait. Sa valeur philosophique et historique était faible. Les païens ne se soucièrent probablement pas de le répandre, et l'opinion chrétienne, prise en masse, l'ignora. En Occident, il ne suscita ni protestation ni réponse ; et nul ne songea à le réfuter en Orient avant saint Cyrille d'Alexandrie.

Une autre tactique mise en œuvre par Julien pour détourner les chrétiens de leur foi, avait été de les exclure des emplois civils et militaires. Il y eut sans doute beaucoup de chutes parmi les fonctionnaires impériaux. Ceux qui n'étaient chrétiens que de nom, et professaient, à vrai dire, moins la religion de Jésus-Christ que la religion du souverain, abjurèrent le christianisme pour conserver leurs places. Mais saint Grégoire de Nazianze, contemporain des faits, rapporte qu'un bon nombre non seulement parmi les petits, mais aussi parmi les chefs illustres et élevés en dignité, se montrèrent aussi inébranlables qu'un ferme rempart vainement battu par une frêle machine de guerre[59]. Quant aux magistrats civils qui faillirent, un autre contemporain, Astère d'Amasée, les montre portant un stigmate au front, et errant dans les villes comme des objets d'horreur. On les désignait du doigt, comme des traîtres qui avaient renié le Christ pour un peu d'argent[60].

L'arme la plus terrible employée par Julien pour combattre le christianisme fut sa législation scolaire.

Jusqu'à lui, l'enseignement avait été libre dans l'empire romain. Chez nous, dit Cicéron, l'éducation n'est ni réglée par les lois, ni publique, ni uniforme pour tous[61]. Les premiers Flaviens, puis les Antonins ébauchèrent une sorte d'enseignement public en dotant certains professeurs aux frais de l'Etat[62], mais sans attenter à la liberté de l'enseignement libre. Des villes fondèrent et dotèrent à leur tour des chaires de grammaire, de médecine et de droit. L'Etat favorisa ces organisations en accordant aux professeurs l'exemption de toute charge publique : impôts, tutelle, service militaire, logement des soldats. Les détails que Libanius et saint Grégoire de Nazianze donnent sur l'Athènes du IVe siècle, sur ses étudiants divisés par nations, leurs habitudes turbulentes, leurs fêtes, leur goût de l'argumentation et de la dispute, font songer au Paris universitaire de Robert Sorbon et de saint Louis. Antioche, Alexandrie, Césarée de Palestine, Césarée de Cappadoce, Constantinople, Rome, Autun, Trèves, Bordeaux, Carthage, eurent leurs grandes écoles, et l'on y vit des maîtres chrétiens. Le père de saint Basile enseignait la rhétorique à Césarée de Cappadoce. Basile lui-même, Grégoire de Nysse, Grégoire de Nazianze et les deux Apollinaire donnèrent un enseignement public, dont nous pouvons connaître l'esprit et la méthode par l'admirable homélie de saint Basile : Sur la manière de lire les auteurs profanes. Ces maîtres chrétiens, en proposant pour modèles de littérature les auteurs païens, en réfutaient les idées[63]. Les chrétiens possédèrent même, deux siècles avant Constantin, au moins un établissement libre d'enseignement supérieur, l'École d'Alexandrie, fondée par saint Pantène, illustrée par Clément et par Origène.

Constantin converti ne chercha pas plus à restreindre la liberté de l'enseignement chez les païens que les empereurs païens n'avaient restreint la liberté des maîtres chrétiens. Les païens Jamblique et Libanius, pour ne parler que de ceux-là, enseignèrent librement sous Constantin et sous Constance[64].

Par une loi du 17 juin 362 et par un ou deux édits plus explicites, Julien bouleversa totalement cette législation. La loi du 17 juin ne maintint aux villes le droit de nommer aux chaires fondées dans leurs murs que moyennant ratification de l'empereur[65]. Quant à l'édit, il déclara que tous ceux qui feraient profession d'enseigner devraient désormais avoir l'âme imbue des seules doctrines qui sont conformes à l'esprit public[66]. Pour Julien, l'esprit public, c'était la croyance aux divinités du paganisme, la haine du christianisme. L'empereur alla plus loin encore. Julien, dit Socrate, défendit aux chrétiens par un édit de fréquenter les écoles, de peur, selon son expression, que, s'ils aiguisaient leurs langues, ils ne répondissent plus facilement à la dialectique des païens[67]. On a vu dans cette dernière phrase un lambeau d'un second édit sur l'enseignement[68]. Un second lambeau se retrouverait peut-être dans cette autre phrase citée par saint Grégoire de Nazianze : A nous, disait l'empereur, l'éloquence et les arts de la Grèce, ainsi que le culte des dieux ; à vous, l'ignorance et la rusticité, et rien au delà de ces mots, je crois : voilà votre sagesse[69].

Les édits de Julien furent impitoyablement appliqués. Saint Chrysostome nous apprend qu'un grand nombre de médecins et de rhéteurs chrétiens descendirent de leurs chaires plutôt que d'abandonner leur religion. Tels furent Victorinus à Rome, Prohaeresius à Athènes. Pour atténuer les effets de la loi, qui avait pour but de condamner les chrétiens à une infériorité intellectuelle, deux anciens professeurs chrétiens, Apollinaire l'Ancien et Apollinaire le Jeune, entreprirent de mettre en odes les Psaumes, en épopée les livres de Moïse, en dialogues à la manière de Platon les leçons de l'Evangile. Mais on n'improvise pas, si érudit que l'on puisse être, une littérature classique, et l'effet de la législation scolaire promulguée par Julien eût été désastreuse, si la mort de l'empereur ne l'eût abrogée de fait[70]. Sur aucun point, s'écrie saint Grégoire de Nazianze, Julien ne s'est montré plus haïssable. Que quiconque aime l'éloquence partage ma juste indignation[71].

 

VI

Julien aurait voulu anéantir le christianisme sans verser une goutte de sang. J'en atteste les dieux, écrivait-il, je ne veux ni massacrer les Galiléens ni leur faire subir aucun mauvais traitement[72]. Il était sans doute sincère en parlant ainsi. Il n'ignorait pas, dit l'historien Sozomène, qu'il eût été souverainement imprudent de contraindre par des supplices à sacrifier, des hommes qui ne le voulaient pas. Il savait que la violence est de nul effet dans les choses qui dépendent de la libre volonté. Mais il avait excité les passions populaires contre les chrétiens. Elles se déchaînèrent. A Emèse, à Epiphanie, des processions bachiques pénétrèrent dans l'Eglise, avec une statue de Dionysos, qui fut installée sur l'autel[73]. Le cimetière chrétien d'Emèse fut livré aux flammes[74]. Le vieil évêque d'Aréthuse, Marc, celui-là même qui avait sauvé Julien lors des massacres de 337, se vit dénoncé à l'empereur pour avoir malmené les païens et détruit un temple. Condamné à le rebâtir, il s'y refusa. On le livra à la populace, qui le traîna par les rues, lui arrachant la barbe, le tourmentant de mille façons, puis aux enfants des écoles, qui s'amusèrent à le jeter en l'air, pour le recevoir sur leurs stylets ; enfin on l'enduisit de miel, tout meurtri qu'il était, et on l'exposa aux guêpes. Cependant on ne l'acheva pas. Il survécut à ces traitements abominables. A Alexandrie, à Ascalon, à Gaza, à Héliopolis, la populace païenne se soulevait à chaque instant. Les prêtres, les vierges étaient massacrés avec d'horribles raffinements. Julien laissait tout faire[75].

Il finit par intervenir lui-même dans ces supplices. Son intervention est signalée dans plusieurs actes de martyrs, notamment dans ceux des célèbres martyrs Jean et Paul.

Le nom de famille des deux saints frères n'est pas connu. On sait seulement qu'ils étaient pourvus d'une charge de cour et avaient fait partie de la milice palatine sous les règnes de Constantin, de Constant et de Constance. Lors de l'avènement de Julien, ils quittèrent la milice, et se retirèrent dans leur maison du mont Cœlius. Leur retraite eut l'apparence d'une démonstration. Julien les somma de reprendre leurs fonctions. Ils résistèrent, et, prévoyant le sort qui les attendait, distribuèrent tout leur bien aux pauvres. L'empereur leur signifia d'accomplir sa volonté dans un délai de dix jours. Comme ils persévéraient dans leur résolution, on les tua dans un corridor de leur propre demeure. Ils y furent enterrés secrètement, et la police fit répandre le bruit qu'ils étaient exilés. Quelques personnes de l'entourage des martyrs découvrirent leur corps. Ce fut l'origine de pieux pèlerinages. Les chrétiens venaient demander, sur la tombe des martyrs, le courage dont ils avaient besoin en ces temps si pénibles. Il s'y fit des miracles. Le fils d'un officier de l'empereur y fut subitement guéri d'une maladie grave. Ce fut l'occasion de nouveaux massacres. Plusieurs pèlerins furent surpris et décapités sur place. Deux prêtres, Jean et Pigmentius, coupables d'avoir rendu les honneurs funèbres à ces nouvelles victimes, furent tués à leur tour, et le sénateur Flavien, accusé du même fait, fut envoyé en exil. La découverte de la maison des martyrs au mont Cœlius et l'existence de leur tombeau là où les Actes l'indiquent, ont fait de l'épisode de leur martyre un des faits les plus certains et les plus captivants de la science archéologique[76].

Parmi les autres victimes de la persécution de Julien l'Apostat. on compte saint Théodoret, prêtre d'Antioche, mis à mort par le comte Julien, oncle de l'empereur ; saint Juventin et saint Maximin : exécutés par l'ordre de Julien l'Apostat lui-même, pour avoir publiquement déploré la condition des chrétiens et les violences qu'on exerçait sur eux ; saint Basile d'Ancyre, mort au milieu des plus atroces tortures, pour avoir exhorté les chrétiens à rejeter les promesses de l'empereur ; le jeune martyr saint Théodore, surpris, près du sanctuaire de Daphné, au moment où il priait sur la tombe de saint Babylas ; saint Cyrille, diacre, et ses compagnons ; la diaconesse Publia, les jeunes gens de Pessinonte et les vierges d'Héliopolis[77].

 

VII

Dans la persécution du christianisme, Julien ne parait avoir été inspiré ni par la cruauté capricieuse d'un Néron, ni par la cupidité d'un Domitien, ni par ce culte mal entendu de la sécurité de l'empire qui hanta l'âme d'un Trajan, ni par la jalousie philosophique d'un Marc-Aurèle. Julien persécuta l'Eglise en païen sectaire. Avant d'être le persécuteur de ses frères dans le Christ, il fut la victime de la sophistique grecque, la proie de ce mysticisme idolâtrique issu du syncrétisme religieux de tous les cultes orientaux et occidentaux. Dans l'âme de ce jeune prince, élevé sans famille, marié sans amour, dont les facultés naturelles semblaient n'avoir jamais eu leur équilibre[78], toutes les influences funestes d'une époque de décadence eurent un retentissement profond et désastreux. Courageux sur les champs de bataille sans être un grand capitaine, sobre et austère jusqu'à l'étrangeté, on le vit s'adonner dès sa jeunesse à des pratiques de théurgie et d'occultisme, s'entourer de visionnaires et de magiciens. Dans les cadres de l'Eglise catholique, son âme inquiète eût trouvé les correctifs nécessaires à son tempérament exceptionnellement impressionnable. Son grand crime et son grand malheur fut d'apostasier la foi de son enfance. Une fois empereur, livré à lui-même et à des conseillers flatteurs et intéressés, il fit, en deux ans, au christianisme, un mal incalculable. Sa passion, d'ailleurs, se porta aussi ardemment à la restauration du culte païen qu'à la destruction de la religion chrétienne. Ce fut, dès le début de son règne, son premier but ; ce devint bientôt son idée fixe.

Il ne manifesta cette idée que peu à peu. Quoique depuis l'enfance, écrit Ammien Marcellin, Julien eût été favorable au culte des dieux, la crainte l'avait d'abord contraint de n'en accomplir les actes que dans le plus grand secret. Mais dès qu'il se sentit maître de faire ce qu'il voudrait, il déclara ouvertement ses intentions[79].

Sa première manifestation païenne fut habilement calculée. Le jour où le corps de l'empereur Constance fut ramené à Constantinople, après le service funèbre célébré dans l'église des Saints-Apôtres, Julien, dit Libanius, s'approcha du cercueil, le toucha de sa main, puis, faisant rendre au mort les honneurs qui convenaient au nom des dieux protecteurs de la ville, il inaugura lui-même le culte des dieux[80]. Ainsi, ce fut à l'occasion des funérailles d'un empereur chrétien, que fut célébré le premier sacrifice païen officiel. Julien rétablissait le paganisme dans des circonstances telles qu'une protestation des chrétiens pouvait difficilement se produire.

Le paganisme de Julien avait, d'ailleurs, un caractère particulier. Sa religion était tout autre chose que le culte national d'un Trajan, d'un Antonin, d'un Septime-Sévère ou d'un Dioclétien. Sa pensée religieuse se portait plutôt vers Athènes que vers Rome, vers les dieux d'Homère que vers les divinités du Latium. Il est difficile, sans doute, de saisir, dans ses contours flottants et fuyants, la théologie de l'Apostat ; mais, en y regardant de près, on voit se dessiner ses préférences pour quatre principales divinités. C'est Jupiter, en qui se personnifie à ses yeux la force infinie qui gouverne le monde. C'est Minerve, qui demeure pour lui le symbole de sa chère Athènes. C'est Mars, dont le nom vient se placer naturellement sur les lèvres d'un empereur et d'un guerrier. Enfin, c'est le Soleil, le Roi-Soleil, qu'il prend tantôt comme l'expression de la nature divine, plus souvent comme le dieu de ces religions orientales dont les mystères l'ont captivé. Sa théologie ne fut donc pas seulement, comme on l'a dit, une sorte de compromis entre le polythéisme absolu et le monothéisme[81] ; ce fut aussi un compromis entre les cultes de la nature et les cultes nationaux, entre la religion philosophique et la religion populaire. Julien aimait à citer Platon, et il s'inspirait manifestement des théories néo-platoniciennes quand il concevait entre la Perfection suprême et les êtres inférieurs une série d'êtres intermédiaires, par qui la Vie divine s'épanchait en se dégradant[82]. En même temps il se rapprochait de la foule par son goût des superstitions, des aruspices et des devins. Son premier souci, depuis son lever, dit Libanius, était de se tenir en communion avec les dieux par le moyen des victimes. Il saluait par le sang le lever du dieu ; il le reconduisait avec le sang au moment de son coucher ; quand le dieu avait disparu, il immolait encore aux génies de la nuit[83]. Il est facile de voir dans ces pratiques l'influence des rites mithriaques, des crioboles et des tauroboles[84]. L'Apostat ne leur demandait pas seulement la satisfaction de ses instincts mystiques ; il cherchait par eux à effacer le caractère indélébile de son baptême. Il se servait, parait-il, de rites spéciaux et de formules d'exécration composées à cet effet[85], mais c'est surtout par le sang qu'il prétendait laver l'eau de son baptême[86]. Julien, dit saint Grégoire de Nazianze, s'appliqua aussi à profaner ses mains, afin d'en ôter toute trace du sacrifice non sanglant par lequel nous communions au Christ[87].

Par un outrage non moins odieux envers le christianisme qu'il avait renié, Julien cherchait à faire servir à la restauration de son paganisme des formules, des rites, une organisation hiérarchique, une méthode de propagande qu'il empruntait à la religion de son enfance.

Un édit impérial ordonna de rouvrir les temples et de reprendre partout les sacrifices[88]. Mais l'intérieur des temples fut aussitôt organisé d'après le modèle offert par les églises chrétiennes. Il y eut, comme dans le presbyterium de celles-ci, des gradins et des stalles pour les prêtres, qui devaient y réciter des offices à divers moments de la journée. On a le rescrit ordonnant au préfet d'Egypte de créer à Alexandrie une sorte de conservatoire de musique sacrée[89]. Du prêtre païen, simple exécutant d'un rite traditionnel, Julien voulut faire un prédicateur, un apôtre, un missionnaire. Il conçut le plan d'une série d'instructions dogmatiques, morales et apologétiques, ayant pour but d'expliquer, de faire aimer et pratiquer les dogmes de l'hellénisme païen[90]. Tout le clergé païen fut organisé dans un système de hiérarchie à trois degrés. Les prêtres d'une même localité furent placés sous la juridiction d'un pontife municipal, sorte d'archiprêtre, lequel obéissait au pontife de la province. Au sommet de la hiérarchie était le pontifex maximus, lequel n'était autre que l'empereur lui-même[91].

Pour donner un dogme à son paganisme, Julien fit appel aux principaux philosophes et rhéteurs en renom. Il les appela à la cour et les admit dans son intimité. Aux premiers rangs de ceux-ci était un de ses anciens maîtres, Maxime d'Ephèse, avec qui il n'avait jamais cessé de correspondre.

Mais le paganisme, et le personnel dirigeant que Julien prétendait lui imposer, ne se prêtèrent pas à ces transformations. On vit bientôt les philosophes courtisans profiter de la faveur impériale pour obtenir des postes bien rétribués. Maxime, comblé d'honneurs et de richesses, devint une sorte de premier ministre, offusquant tout le monde par sa magnificence hautaine[92]. Le rhéteur gaulois Aprunculus fut nommé gouverneur de la Narbonnaise ; le rhéteur Bélée, gouverneur d'Arabie. Le sophiste Himère eut une place à la cour. Priscus fut attaché à la personne de Julien, et le suivit dans ses voyages. Libanius obtint la place de questeur. Ce dernier, croyant faire l'éloge de Julien, dit de lui : Il donna comme gouverneurs aux cités des hommes éloquents[93]. La réforme dogmatique de l'empereur aboutissait, en fin de compte, à confier la politique et l'administration à des sophistes.

Quant au vieux clergé païen, il ne se prêta pas davantage aux plans du réformateur couronné. Les hommes nouveaux qu'il y introduisit lui donnèrent moins de satisfaction encore. Saint Jean Chrysostome nous en a laissé la description peu flatteuse. Des gens qui auparavant mouraient de faim, des échappés de la prison et du bagne, des hommes qui hier encore avaient peine à gagner leur vie par les métiers les plus ignobles, devinrent tout à coup prêtres, aruspices, et furent entourés des plus grands honneurs[94]. On vit, à Antioche, se dérouler une procession présidée par l'empereur, dans laquelle de jeunes garçons efféminés et des courtisanes tirées de leurs bouges tenaient les propos les plus honteux[95]. L'entourage même de Julien souffrit de ses promiscuités, se fatigua de ses dévotions superstitieuses et de ses sacrifices continuels. Un immense ridicule, bien plus grand que celui qui avait accompagné la décadence du vieux paganisme traditionnel, précipita la ruine de ce paganisme restauré.

De toutes les humiliations que l'empereur eut à subir, il ne parait pas en avoir éprouvé de plus sensibles que dans l'échec de deux tentatives désespérées qu'il fit, vers le milieu de 362 et au début de 363, pour relever le culte d'Apollon à Daphné et pour reconstruire le temple de Jérusalem.

De tous les sanctuaires du monde païen, il en était peu qui pussent rivaliser de renommée avec le temple célèbre qui, relié à la ville d'Antioche par des chemins bordés de jasmins et de roses, entouré d'un bois sacré aux cyprès séculaires et aux sentiers ombreux, était à la fois, aux portes de la grande cité cosmopolite, un lieu de culte et un rendez-vous de plaisir. Si les dieux descendaient sur la terre, disaient les anciens, c'est Daphné qu'ils choisiraient pour séjour[96]. Mais depuis que, en face du temple d'Apollon, les chrétiens d'Antioche avaient construit une église où ils avaient apporté les reliques d'un de leurs saints évêques, le martyr Babylas, les oracles, assure-t-on, n'avaient pu se faire entendre dans le fameux sanctuaire[97]. Julien, s'y étant rendu au mois d'août 362, au moment où quelques païens y célébraient la fête du dieu, éprouva à la vue du temple à peu près abandonné une tristesse amère. Debout aux pieds de la statue d'Apollon, il adressa aux assistants une exhortation véhémente dont il nous a laissé le texte. Ranimer un des organes prophétiques les plus fameux du monde grec, ressusciter la splendeur d'un culte qui avait été, disait-il, la gloire d'Antioche ; tel fut le dessein qu'il poursuivit dès lors avec une infatigable activité.

Or, le 22 octobre, au cours d'une nuit sereine et sans nuages[98], le feu prit au temple de Daphné. L'incendie fut attribué par les uns au feu du ciel, par les autres à quelque étincelle ou flammèche poussée par un courant d'air vers les bois de la charpente. Quoi qu'il en soit, le feu ne tarda pas à gagner les combles, d'où des poutres enflammées tombèrent sur la statue colossale du dieu. L'image d'Apollon fut bientôt totalement consumée. Le peuple, averti par les prêtres du sanctuaire, accourut de la ville. L'empereur lui-même s'y rendit. Mais, dit Libanius, tous durent assister à l'incendie comme de la rive on assiste à un naufrage, sans pouvoir y porter secours[99]. Julien attribua au fanatisme des chrétiens la destruction du sanctuaire. Le pillage de la grande église d'Antioche et le martyre du prêtre Théodoret furent ses représailles. Mais il M'osa plus renouveler sa tentative. Vingt ans après, les murailles étaient encore debout, toutes les colonnes en place, sauf une, qui s'était détachée de sa base ; seul manquait le toit, que l'on n'avait pas essayé de refaire. On ne sait de qui avait eu peur Julien : des chrétiens, du feu du ciel, du martyr Babylas, ou de la colère d'Apollon[100].

Quelques mois après, cependant, il renouvelait à Jérusalem une pareille tentative.

Julien ne professait pas à l'égard du peuple juif cette haine que le peuple romain lui avait voué et que plusieurs empereurs partagèrent. Il affectait d'admirer en eux, non point la nation choisie pour propager parmi le monde l'idée du Dieu unique et l'espérance du Messie, mais le peuple vaillant auquel présidait, disait-il, un des dieux multiples qui gouvernent l'univers. On peut conjecturer qu'il appréciait surtout, parmi les Juifs, quelques-uns de ses meilleurs alliés dans la guerre qu'il avait déclarée au christianisme.

Il manda auprès de lui les principaux chefs de la nation israélite. Pourquoi, leur dit-il, n'offrez-vous pas, vous aussi, des sacrifices à votre dieu pour le salut de l'empire ? Et comme les Juifs lui répondaient qu'il ne leur était pas permis de sacrifier ailleurs que dans le temple de Jérusalem, actuellement en ruines : Qu'à cela ne tienne, repartit l'empereur, je le rebâtirai.

Au désir de donner une satisfaction aux Juifs, se mêlait, chez l'apostat, celui de donner un démenti à la parole du Christ. Des jours viendront, avait dit le Sauveur, où de ce temple que vous voyez, il ne restera pas pierre sur pierre[101]. En partant pour son expédition de Perse, Julien écrivit à la communauté juive une longue lettre, où il disait : Si je reviens victorieux, je reconstruirai votre ville sainte, Jérusalem, je la repeuplerai, et j'y rendrai grâce avec vous au Tout-Puissant.

L'empereur nomma un directeur des travaux. C'était un personnage considérable, ancien administrateur de la Bretagne, Alypius. Des sommes considérables furent mises à sa disposition. Cette grandiose entreprise eut le don d'exciter l'enthousiasme populaire chez le peuple d'Israël. Le patriarche des Juifs, dit saint Jean Chrysostome, offrit les immenses trésors dont il était dépositaire ; et le peuple se mit à l'œuvre avec toutes ses ressources d'audace, d'initiative et d'habileté[102]. Les circoncis, dit saint Ephrem, sonnaient déjà de la trompette[103].

Les travaux commencèrent. De fréquents tremblements de terre ne tardèrent pas à gêner les travaux. De brusques soulèvements du sol, des éboulements subits, causèrent aux ouvriers bien des mécomptes.

La chute d'un portique écrasa un groupe de terrassiers. Malgré ces désastres, les travaux continuaient. La ténacité juive, l'obstination païenne, semblaient lutter avec la nature déchaînée. Mais bientôt un phénomène plus terrible se produisit[104]. Laissons ici la parole au païen Ammien Marcellin. Au moment, écrit-il, où Alypius, aidé du gouvernement de la province, pressait le plus les travaux, d'effrayants globes de flamme, sortant à nombreuses reprises autour des fondations, rendirent la place inaccessible aux ouvriers et en brûlèrent même plusieurs. Et c'est ainsi que, les éléments s'y opposant tout à fait, l'entreprise dut être abandonnée[105].

Vingt-cinq ans plus tard, saint Jean Chrysostome, après avoir fait le récit de ces faits, en tirait ces conclusions devant son peuple :

Si vous allez à Jérusalem, disait-il, vous y verrez les fondations du temple creusées et vides ; et si vous en demandez la cause, on vous répondra ce que je viens de vous raconter. Mais vous considérerez que cela n'eut pas lieu sous des empereurs chrétiens. Cela eut lieu quand nos affaires étaient dans un état lamentable. Toute liberté nous avait été enlevée, le paganisme florissait. Alors éclatèrent ces événements, pour confondre l'impudence de nos ennemis[106].

Certes, de tels prodiges étaient considérés par les chrétiens comme un gage de secours providentiel au milieu de leurs épreuves. Mais tant de profanations les attristaient, et plus d'une fois ils ne purent retenir l'expression de leur âme indignée. A Constantinople, un jour que Julien immolait des victimes au pied d'une statue de la Fortune, à l'intérieur même d'une église consacrée, on vit un vieillard aveugle, qu'un enfant tenait par la main, s'avancer vers l'empereur et le traiter d'impie et d'apostat. Tu es aveugle, lui dit Julien, et ce n'est pas ton Dieu galiléen qui te rendra la vue. — Je bénis mon Dieu, repartit le vieillard, de m'avoir ôté la vue, pour ne pas voir ton impiété. L'empereur garda le silence, et, sans sévir contre l'audacieux interrupteur, continua le sacrifice. Ce vieillard était un évêque, Maris de Chalcédoine, arien de marque, jadis ardent adversaire de saint Athanase, chez qui l'hérésie n'avait point étouffé un sentiment profond de respect pour les choses saintes[107].

 

VIII

Plus profonde, plus active et plus efficace fut l'indignation des prélats orthodoxes. Nous en avons vu déjà l'expression dans plusieurs paroles de saint Grégoire de Nazianze.

La douleur du saint prélat était d'autant plus amère que des liens d'intimité l'avaient uni dans sa jeunesse au malheureux apostat.

Pendant qu'il suivait à Athènes les leçons des rhéteurs grecs, Julien, déjà païen de tendance, mais curieux de relations nouvelles, et peut-être tourmenté par le doute, dans la crise de sa croyance qu'il subissait alors, avait recherché la société de deux jeunes chrétiens, intelligents, passionnés comme lui pour la philosophie et pour les belles-lettres. Ces deux jeunes gens, dont l'œuvre commune et l'amitié persévérante devaient rendre les noms inséparables devant la postérité, s'appelaient Basile et Grégoire. Ils étaient nés tous deux en Cappadoce : le premier d'une famille noble de Césarée, qui comptait des martyrs parmi ses aïeux et des évêques parmi ses membres, et dont le chef professait avec éclat l'éloquence dans la province du Pont ; le second, originaire de la petite ville de Nazianze, enfant d'une mère toute sainte qui, unie à un mari encore païen, en avait fait, par ses prières et par ses jeûnes, un chrétien, puis un saint, et enfin un évêque. Le père de Grégoire, qui se nommait comme lui, avait reçu tardivement, à Nazianze même, le baptême, et ensuite la dignité épiscopale. Réunis à Césarée d'abord, puis à Athènes, Grégoire et Basile s'étaient pris l'un pour l'autre d'une de ces amitiés passionnées qui enflamment la jeunesse. Avec des naturels différents, l'un plus austère, l'autre plus tendre, l'un plus réglé par les leçons de la science, l'autre plus entraîné par les élans de l'amour divin, c'était chez tous deux même ardeur dans la prière, même pureté de mœurs, même culte pour le pieux souvenir du toit paternel, et loin, bien loin après la ferveur des études chrétiennes, même enthousiasme pour les lettres, la poésie et l'éloquence. Ah ! disait plus tard Grégoire, comment se rappeler ces jours sans verser des larmes ?... Nous ne connaissions que deux chemins : le premier et le plus aimé, qui nous conduisait vers l'église et vers ses docteurs ; l'autre, moins élevé, qui nous conduisait à l'école et vers nos maîtres. Julien, poussé par l'ardente curiosité qui l'animait, pénétra dans la retraite des deux jeunes étudiants. Voulait-il, avant de rompre tout à fait avec la foi de son enfance, jeter comme un dernier regard sur les profondeurs de l'Evangile ?[108] Les sujets communs de conversation ne manquaient pas : Basile était un grammairien habile ; Grégoire pouvait disserter longuement sur l'éloquence et la poésie. Mais les contacts qui ne tardèrent pas à se produire sur les questions morales et religieuses, quel que fût le soin du jeune prince à dissimuler devant ses amis ses sentiments les plus profonds, laissèrent dans l'âme de Basile et de Grégoire une impression pénible. Je le regardais, écrivait plus tard l'évêque de Nazianze, et je voyais une tête toujours en mouvement, des épaules branlantes et agitées, un œil égaré, une démarche chancelante, un nez en l'air qui respirait l'insolence et le dédain. Et je me disais : Quel monstre Rome nourrit-elle ici ?[109]

Basile quitta Athènes vers l'âge de vingt-six ans, en 355. Revenu en Cappadoce, il professa pendant quelque temps la rhétorique à Césarée. C'est alors que, cédant aux conseils de sa sœur Macrine, qui vivait en ascète avec sa mère devenue veuve et quelques compagnes dans un domaine familial du Pont, il résolut de se consacrer à Dieu. Pas plus que son ami Grégoire ; il n'était encore baptisé. Il reçut le baptême des mains de Dianée, évêque de Césarée. Ses pensées se tournèrent-alors vers la vie monastique. Pendant deux ans, au cours des années 357 et 358, il parcourut l'Egypte, la Syrie, la Mésopotamie, étudiant sur place la vie des moines et des anachorètes. Puis, de retour dans son pays, il distribua ses biens aux pauvres, et se chercha une retraite aux portes de Néocésarée pour n'y plus vivre que pour Dieu, dans la méditation et l'étude. Quelques chrétiens des environs, qui s'essayaient à la vie ascétique, vinrent le rejoindre dans son ermitage, qui se transforma en vrai monastère. Il devait en sortir cinq ans plus tard, pour combattre l'arianisme et le paganisme, avec une ardeur et une science sans égales, et, après avoir mené la vie d'Antoine dans la solitude, prendre part aux combats d'Athanase contre l'hérésie[110].

Son ami Grégoire, resté plus longtemps que lui dans Athènes, y avait d'abord donné des leçons d'éloquence, puis, vers l'an 360, il était retourné dans sa Cappadoce, partageant sa vie entre son pays natal d'Arianze et la solitude de Basile, où il faisait de fréquents séjours. L'amour filial et le zèle pour l'orthodoxie l'arrachèrent une fois seulement à sa vie de prière et de travail. En 360 ou 361, ayant appris que son vieux père venait de souscrire la formule semi-arienne de Rimini, il se rendit à Nazianze et décida son père à faire une profession de foi pleinement catholique. Peu de temps après, ordonné prêtre, un peu malgré lui, des mains de son père, il resta auprès de lui pour l'aider dans l'administration de l'Eglise de Nazianze.

C'était le moment où Julien, devenu empereur, poursuivait contre l'Eglise cette guerre, tantôt sourde, tantôt violente, dont Basile et Grégoire avaient eu quelque pressentiment lorsqu'ils fréquentaient dans Athènes le jeune prince. Julien n'aimait pas la Cappadoce, où ses efforts pour rétablir le paganisme n'avaient pas eu de succès. Irrité de l'audace avec laquelle les habitants de Césarée avaient salué son avènement par la démolition d'un temple, il frappa la ville d'une énorme amende, et enrôla de force son clergé parmi les troupes de police La population, terrifiée, demandait des conseils et un appui à son pasteur. Or l'Eglise de Césarée était alors gouvernée par un évêque estimé de tous pour ses vertus, mais d'un caractère hésitant, à peine initié par ailleurs aux études théologiques. Il s'appelait Eusèbe. Le prélat, voyant son Eglise en péril, appela Basile auprès de lui. La vigilance, l'éloquence, l'esprit de prudence et de décision de Basile sauvèrent dans Césarée la cause de la foi.

Ces premières interventions de Basile et de Grégoire dans les querelles religieuses n'étaient que les préludes des grandes luttes que l'un et l'autre devaient livrer dans la suite pour la défense de la religion catholique.

La Syrie donnait en même temps à l'Eglise un autre éloquent défenseur, le diacre Ephrem. Fils d'un prêtre des anciens dieux du pays, né vers les premières années du IVe siècle, dans cette ville de Nisibe, extrême frontière de la puissance romaine, tour à tour enlevée et reprise par les Perses et par les Romains, Ephrem se passionna de bonne heure, comme Basile et Grégoire, pour les belles-lettres et l'éloquence. Comme eux, il suivit, dès sa jeunesse, la vie monastique sous cette forme contemplative que lui donnait volontiers l'Orient. Comme Basile, il se trouva un jour chargé de relever le courage d'une ville menacée par la fureur de Julien. C'était en 363, les habitants d'Edesse se trouvaient terrifiés par la crainte de voir arriver l'armée des Romains. Ephrem était poète. Ses hymnes religieuses, d'un accent doux et ferme, étaient déjà populaires. Il composa, pour la circonstance, un chant qui, répété par le peuple, releva son courage[111]. J'entends, disait le poète, j'entends les menaces que nous fait l'Occident, et le bruit des supplices dont il s'efforce de nous effrayer. Je tremble, mon Dieu ! parce que vous haïssez les pécheurs, et pourtant je suis rempli de joie parce que vous êtes mort pour les pécheurs... Assemblez-vous, Juifs et hérétiques, joignez-vous avec les païens et les barbares, faites-moi souffrir la mort pour Jésus-Christ. Je serai fâché de votre crime, mais je serai ravi de mourir[112].

L'armée de Julien ne passa point par Edesse. D'ailleurs la fin du tyran était proche. Le 26 juin 363, dans une bataille livrée contre les Perses, l'empereur fut atteint par un javelot, qui, s'engageant entre les côtes, s'enfonça dans le foie. La blessure était mortelle. D'après les uns, l'Apostat, recueillant dans ses mails le sang qui jaillissait, le jeta en l'air en poussant la fameuse apostrophe : Galiléen, tu as vaincu ![113] D'après d'autres, il se serait écrié : Soleil, tu m'as trompé ! Ammien Marcellin et Libanius le font mourir avec le calme stoïque du philosophe[114]. Mais les paroles mêmes qu'ils lui attribuent donnent la vague impression qu'il expira avec la claire vue que tout dans son œuvre avait été factice, avec la révélation soudaine qu'elle était déjà morte avant lui[115]. Il avait voulu couvrir d'une forme catholique une pensée païenne : et il avait vu son entreprise échouer avant de tomber lui-même. Ses deux anciens amis de jeunesse, Basile et Grégoire, non moins versés que lui dans la culture des lettres et des méthodes antiques, chercheront au contraire à revêtir des beautés classiques une pensée profondément chrétienne ; et ils prépareront la voie à l'une des époques les plus brillantes de la vie de l'Eglise ; ils préluderont aux plus purs chefs-d'œuvre de l'éloquence, de la poésie et de la législation ecclésiastique.

 

 

 



[1] MARQUARDT, Römische Staatsverwaltung, t. III, p. 383. Corpus inscript., t. VI, 1690, 1695, 1700, etc.

[2] Code théodosien, t. XV, l. XII, I, 2.

[3] Paul ALLARD, Julien l'Apostat, t. I, p. 59.

[4] Paul ALLARD, Julien l'Apostat, t. I, p. 60.

[5] S. AMBROISE, ep. 17.

[6] MARQUARDT, Römische Staatsverwaltung, t. III, p. 217-220.

[7] DUCHESNE, Hist. anc. de l'Eglise, t. II, p. 315.

[8] SOZOMÈNE, H. E., l. V, ch. II ; P. G., t. LXVII, col. 1215.

[9] DUCHESNE, Hist. anc. de l'Eglise, t. II, p. 320.

[10] Des ruines importantes de ce palais existent encore. Le camp devait se trouver sur le penchant ouest de la hauteur appelée depuis Montagne Sainte-Geneviève.

[11] S. ATHANASE, Lettres à Sérapion, l. I ; P. G., t. XXVI, col. 532.

[12] Th. de RÉGNON, S. J., Etudes de théologie positive sur la sainte Trinité, t. III, p. 7-8.

[13] Apollinaire, en philosophe érudit qu'il était, se souvenait de la trichotomie platonicienne, comprenant le νοΰς, la ψυχη et le σώμα. Il refusait au Christ le νοΰς, dont le λογος divin, disait-il, tenait la place.

[14] S. BASILE, Lettres, CCLXIII, 4 ; P. G., t. XXXII, col. 980.

[15] S. EPIPHANE, les Hérésies, LXXVII, 2 ; P. G., t. XLII, col. 644.

[16] Le vrai caractère de ce schisme d'Antioche ne paraît pas avoir été encore éclairci. D'après Dom Leclercq, derrière les questions de personnes, on savait que la véritable question en jeu était celle de l'unité numérique de la substance divine et de l'omoousios nicéen. HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des conciles, t. I, p. 646, note 2. F. Cavallera a proposé, au contraire, de ne voir dans le conflit créé par le schisme d'Antioche qu'une question purement disciplinaire. (F. CAVALLERA, le Schisme d'Antioche, Paris, 1905, p. 323.) Les protestants d'Allemagne ont voulu expliquer le schisme par l'opposition de deux théologies, dont l'une, celle de Mélèce, n'aurait été qu'une déformation de la doctrine de Nicée. Un écrivain catholique, le R. P. Bouvy, expliquerait le conflit par une dualité de tradition théologique, comprise d'une manière différente. (Voir BOUVY, la Méthode historique et les Pères de l'Eglise, dans la Revue augustinienne, 1905, t. VI, p. 171. Cf. L. SALTET, le Schisme d'Antioche au IVe siècle, dans le Bull. de litt. ecclés., 1906, t. VIII, p. 123 et s. ; S. SALAVILLE, au mot Eustathiens d'Antioche, dans le Dict. de théol. de VACANT-MANGENOT, t. V col. 1574-1577.)

[17] TILLEMONT, Mémoires, Paris, 1703, l. IX, p. 88, Tillemont s'appuie sur le témoignage de saint BASILE, Lettres, CCLXIII ; P. G., t. XXXII, col. 977.

[18] S. BASILE, Lettres, CCXII, 2 ; P. G., t. XXXII, col. 781.

[19] S. BASILE, Lettres, CCXLIV, 9 ; P. G., t. XXXII, col. 924.

[20] P. ALLARD, Saint Basile, p. 123-124.

[21] MANSI, II, col. 1095. Sur les disciples d'Eustathe, voir S. SALAVILLE, au mot Eustathiens, dans le Dict. de théol. de VACANT-MANGENOT, t. V, col. 1571-1574.

[22] Il importe de ne pas confondre ces eustathiens, disciples d'Eustathe de Sébaste, avec les eustathiens d'Antioche dont il a été parlé plus haut.

[23] SOCRATE, H. E., l. II, ch. XXXVIII ; l. VII, ch. XII ; P. G., t. LXVII, col. 327, 358.

[24] S. OPTAT, De schism. donat., II, 16 ; P. L., t. XI, col. 968.

[25] Dissidentes Christianorum antistites cum plebe discissa in palatium intromissos (AMMIEN MARCELLIN, XXII, 5.)

[26] AMMIEN MARCELLIN, XXII, 5.

[27] SOCRATE, H. E., l. III, ch. I ; P. G., t. LXVII, col. 377. RUFIN, H. E., l. I, ch. XXVII ; P. L., t. XXI, col. 497-498.

[28] AMMIEN MARCELLIN, XXII, 5.

[29] AMMIEN MARCELLIN, XXII, 5.

[30] Première épître de Pierre, III, 9.

[31] Actes, V, 15.

[32] P. ALLARD, Julien l'Apostat, t. II, p. 298. Cf. saint GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours XXI, 27-29 ; P. G., t. XXXV, col. 1113-1117.

[33] Voir le texte de l'édit dans P. ALLARD, Julien l'Apostat, t. II, p. 299-300.

[34] On s'est demandé pourquoi le pape Libère ne s'était pas personnellement occupé de ce concile et avait laissé saint Athanase en prendre l'initiative et la direction. On peut supposer, avec plusieurs auteurs, que Libère, si légère qu'on imagine sa défaillance à Sirmium et si enthousiaste qu'eût été l'accueil que lui fit son peuple de Rome à son retour de l'exil, ne se sentait pas encore, à l'égard des prélats orientaux, un prestige suffisant pour ramener dans le droit chemin les esprits dévoyés. Quelques années devaient s'écouler avant qu'il reprît dans l'Eglise tout entière la place occupée par ses grands prédécesseurs. Il préféra sans doute laisser agir Athanase, dont le prestige était immense. D'ailleurs les décisions dogmatiques du Concile d'Alexandrie de 362, acceptées par l'Eglise universelle, pouvaient obtenir, et ont obtenu, en effet, l'autorité infaillible qui s'attache à l'exercice du magistère ordinaire de l'Eglise.

[35] P. L., t. VIII, col. 1372 ; t. X, col. 714.

[36] MANSI, III, 356 ; S. JÉRÔME, Dial. adv. Lucif., ch. XX ; P. L., t. XXIII, col. 175

[37] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours, XXI ; P. G., t. XXXV, col. 1102 et s.

[38] S. ATHANASE, Tome aux fidèles d'Antioche, 3, 7 ; P. G., t. XXVI, col. 800, 804.

[39] S. ATHANASE, Traité de la foi pour l'empereur Jovien, II ; P. G., t. XXVI, col. 816 et s.

[40] PHILOSTORGE, H. E., l. IX, ch. IV ; P. G., t. LXV, col. 544.

[41] JULIEN, Lettres, VI ; P. ALLARD, Julien l'Apostat, II, 302. Voir Œuvres complètes de l'empereur Julien, trad. Talbot, Paris, 1863.

[42] Chronicon syriacum, ann. 363 ; Historia acephala, n. 11 ; P. G., t. XXVI, col. 1358, 1446.

[43] S. ATHANASE, Lettre à Horsisius, P. G., t. XXVI, col. 978 et s. ; Annales du musée Guimet, t. XVII, p. 268 et s., 293, 332, 704 et s.

[44] X. LE BACHELET, au mot Athanase, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. I, col. 2152.

[45] TILLEMONT, Mémoires, t. VI, Histoire du schisme des donatistes, art. 54, 55, 56 passim. Cf. Saint OPTAT, De schism donat., l. II, ch. XVI-XXVI ; P. L., t. XI, col. 968-986.

[46] P. ALLARD, Julien l'Apostat, t. III, p. 319.

[47] Jules SIMON, Hist. de l'Ecole d'Alexandrie, t. II, p. 338.

[48] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours, VII, 11 ; P. G., t. XXXV, col. 768-769.

[49] LIBANIUS, Epitaphios Juliani.

[50] SOCRATE, H. E., l. III, ch. XIII ; P. G., t. LXVII, col. 413.

[51] SOCRATE, H. E., l. III, ch. XIII ; P. G., t. LXVII, col. 413.

[52] AMMIEN MARCELLIN, XXII, 5.

[53] S. CYRILLE, Contra Julianum, X ; P. G., t. LXXVI, col. 1033-1035.

[54] AMMIEN MARCELLIN, XXII, 5.

[55] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Lettres, VII ; P. G., t. XXXVII, col. 32-33.

[56] LIBANIUS, Epitaphios Juliani.

[57] Voir Hist. générale de l'Eglise, t. I.

[58] Presque tout ce qui nous reste de l'ouvrage de Julien nous a été conservé dans la réfutation de saint Cyrille d'Alexandrie, P. G., t. LXXVI, col. 490-1064.

[59] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours, IV, 65 ; P. G., t. XXXV, col. 588.

[60] ASTÈRE D'AMASÉE, Homélies, III ; P. G., t. XL, col. 208.

[61] CICÉRON, De Republica, IV, 3.

[62] SUÉTONE, Vespasien, 18.

[63] On a découvert un devoir d'élève qui réfute la fable d'Adonis. C'est évidemment l'écho d'une leçon du maître. (Voir Emile JULLIEN, les Professeurs de littérature dans l'antiquité, Rome, 1885, p. 305.)

[64] ROSSI, Bullettino di arch. crist., 1863, p. 19.

[65] Code théodosien, XIII, III, 5.

[66] Cet édit porte le n° 42 dans les lettres de Julien, HERTLEIN, p. 544-547.

[67] SOCRATE, H. E., l. III, ch. XXII. Cf. ALLARD, Julien l'Apostat, II, 361.

[68] BIDEZ et CUMONT, Recherches sur la tradition manuscrite des lettres de l'empereur Julien, p. 14, note 4.

[69] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours, IV, 102 ; P. G., t. XXXV, col. 647.

[70] En 364, Valentinien la retira officiellement.

[71] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours, IV, 100 ; P. G., t. XXXV, col. 636.

[72] JULIEN, Lettres, 7. Edit. HERTLEIN, p. 485.

[73] Chron. pasch., p. 296.

[74] JULIEN, Misopogon, éd. HERTLEIN, p. 461.

[75] DUCHESNE, Hist. anc. de l'Eglise, t. II, p. 333.

[76] P. ALLARD, Etudes d'hist. et d'arch., Paris, 1899, p. 159-220. Cf. GRISAR, dans la Civiltà cattolica, 1895, t. I, p. 214-218 ; P. BATIFFOL, dans le Bulletin critique de 1887, p. 476 ; A. DUFOURCQ, Etude sur les gesta martyrum romains, Paris, 1900, p. 309 et s., 144-152.

[77] Voir les Actes de tous ces martyrs dans Dom LECLERCQ, les Martyrs, t. III, p. 71-118.

[78] Giuliano era un uomo squilibrato. (NEGRI, l'Imperatore Giuliano l'Apostata, p. 399.)

[79] AMMIEN MARCELLIN, XXII, 5.

[80] LIBANIUS, Discours, X.

[81] A. NAVILLE, Julien l'Apostat et sa philosophie du polythéisme, p. 68.

[82] JULIEN, Discours, IV, édit. HURTLEIN, p. 171 ; Contre les chrétiens, dans saint CYRILLE, Contre Julien, II ; P. G., t. LXXVI, col. 600-601.

[83] LIBANIUS, Epitaphios Juliani ; Ad Julianum consulem, ed. Reiske, t. I, p. 391.

[84] Sur ces rites, voir Hist. générale de l'Eglise, t. I.

[85] SOZOMÈNE, H. E., l. V, ch. II ; P. G., t. LXVII, col. 1212-1217.

[86] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours, IV, 52.

[87] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours, IV, 52. On sait que dans la primitive Eglise les communiants recevaient dans leurs mains le pain eucharistique.

[88] AMMIEN MARCELLIN, XXII, 5.

[89] JULIEN, Lettres, 56, HERTLEIN, p. 566.

[90] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours, IV, 111 ; P. G., t. XXXV, col. 648.

[91] Sur cette organisation, voir Paul ALLARD, Julien l'Apostat, t. II, p. 179-185.

[92] EUNAPE, Vitæ soph. ; Maximus.

[93] LIBANIUS, Epitaphios Juliani.

[94] S. JEAN CHRYSOSTOME, Sur saint Babylas ; P. G., t, XLIX, col. 554.

[95] S. JEAN CHRYSOSTOME, Sur saint Babylas ; P. G., t, XLIX, col. 555.

[96] LIBANIUS, Antiochicus.

[97] SOZOMÈNE, l. V, ch. XIX ; P. G., t. LXVII, col. 1276 ; SOCRATE, l. III, ch. XVIII ; P. G., t. LXVII, col. 425.

[98] LIBANIUS, Monodia super Daphnæi templum.

[99] LIBANIUS, Monodia super Daphnæi templum.

[100] P. ALLARD, Julien l'Apostat, t. III, p. 82.

[101] Matthieu, XXIV, 1-2 ; Marc, XIII, 1-2 ; Luc, XIX, 5-6.

[102] S. JEAN CHRYSOSTOME, Contre les Juifs et les Gentils, XVI ; P. G., t. XLVIII, col. 835.

[103] S. EPHREM, Hymne contre Julien.

[104] P. ALLARD, Julien l'Apostat, t. III, p. 143.

[105] AMMIEN MARCELLIN, XXIII, 1.

[106] S. JEAN CHRYSOSTOME, Contre les Juifs, V, 11 ; P. G., t. XLVIII, col. 901.

[107] SOZOMÈNE, H. E., l. V, ch. IV ; P. G., t. LXVII, col. 1225.

[108] A. DE BROGLIE, l'Eglise et l'empire romain au IVe siècle, t. III, p. 288-290.

[109] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours, V, 23, 24 ; P. G., t. XXXV, col. 692, 693.

[110] P. ALLARD, Saint Basile, Paris, 1899.

[111] A. DE BROGLIE, l'Eglise et l'empire romain au IVe siècle, t. IV, p. 356-358.

[112] S. EPHREM, op. 123. Sur saint Ephrem, sa vie et ses écrits, voir Rubens DUVAL, la Littérature syriaque, p 332-337, et F. NAU, au mot Ephrem dans le Dict. de théol. de VACANT, t. V, col. 188-193. Saint Ephrem n'a écrit qu'en syriaque. Quelques-unes de ses œuvres n'existent que dans une traduction grecque. Les frères Assemani et le P. Morabek, S. J., en ont donné une traduction latine, accompagnée des textes originaux, en 6 vol. in-f°, Rome, 1737-1746. S. Ephrem a commenté toute la sainte Ecriture. Il a composé des discours et des hymnes. Discours et hymnes diffèrent peu : les uns sont dogmatiques et polémiques ; les autres ascétiques et exhortatives. Les uns et les autres exaltent la divinité du Rédempteur, la dignité de la Vierge Marie, la sainteté du sacerdoce. Un grand nombre de ses poésies ont été introduites dans la liturgie des Eglises d'Orient.

[113] THÉODORET, H. E., l. III, ch. XX ; P. G., t. LXXXII, col. 1120 ; SOZOMÈNE, H. E., l. VI, ch. II ; P. G., t. LXVII, col. 1296.

[114] AMMIEN MARCELLIN, XIV, 3 ; LIBANIUS, Epitaphios Juliani.

[115] P. ALLARD, Julien l'Apostat, t. III, p. 283.