HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

PREMIÈRE PARTIE. — La fin du paganisme

CHAPITRE V. — DU CONCILE DE SARDIQUE À LA MORT DE L'EMPEREUR CONSTANT. - SAINT CYRILLE DE JÉRUSALEM. (343-350).

 

 

En se séparant du concile et de Rome, en proclamant l'autonomie de leurs Eglises et de leurs synodes, les eusébiens ne trouvèrent point la paix. L'assemblée de Philippopolis fut suivie d'une agitation sans précédent dans les provinces orientales. En rentrant chez eux, les évêques dissidents furent généralement mal accueillis. On les blâma d'avoir abandonné leurs frères, reculé devant la discussion ; on les traita de déserteurs et de lâches. Ils se vengèrent avec cruauté. Ils obtinrent de l'empereur Constance, pour l'évêque d'Andrinople, Lucius, qui s'était plaint d'eux, l'exil et les fers ; pour dix ouvriers, qui les avaient insultés, la mort ; pour les deux évêques qui les avaient abandonnés afin de passer aux orthodoxes, Macaire et Astérius, la relégation au fond de la Libye. Ce fut dans tout l'Orient une sorte de terreur[1].

Pourtant l'apaisement devait se faire peu à peu. Constance, toujours absorbé par sa guerre contre les Perses, continuait à se reposer sur son frère pour le règlement des affaires religieuses, et Constant, moins brave et moins habile que Constance, mais d'un caractère plus droit et d'une foi plus sincère, se prêtait volontiers à une œuvre de conciliation que l'âpreté même de la lutte rendait urgente. L'œuvre était difficile. Avant que la querelle arienne se fût apaisée en Orient, la querelle donatiste allait se réveiller en Afrique, plus ardente que naguère, et le heurt incessant des mœurs païennes et des mœurs chrétiennes, plus sensible à Rome qu'ailleurs, allait encore ajouter à ces conflits. L'empereur d'Occident put cependant se dire, avant de mourir, qu'il avait contribué pour sa part à donner aux chefs chrétiens quelques années de paix relative, pendant lesquelles l'Eglise put se développer, dans son culte, dans sa discipline et dans l'étude approfondie de son dogme, avec une relative liberté.

 

I

Que le changement d'attitude de l'empereur Constance dans la question arienne ait été dû, pour une bonne part, à l'influence de son frère, c'est ce qu'admettent tous les historiens[2]. Les excès mêmes du parti anti-nicéen paraissent aussi l'avoir révolté. Vers les fêtes de Pâques de 344[3], il convoqua d'urgence à Antioche un synode pour juger l'évêque de cette ville, Etienne, ardent eusébien, qui avait tendu aux deux députés du concile de Sardique un piège infâme[4]. Etienne fut déposé ; et ce fut probablement le même synode qui rédigea la nouvelle formule de foi, à laquelle on donna, à cause de sa longueur, le surnom de macrostiche. On y trouvait le symbole de Philippopolis, c'est-à-dire la quatrième formule d'Antioche, mais avec des explications et des développements qui marquaient un progrès vers l'entente doctrinale. Ainsi, en parlant du Fils et du Saint-Esprit, on proclamait le Fils semblable au Père en toutes choses, et on professait qu'ils ont, l'un et l'autre, même excellence divine. L'absence du mot omoousios, quelques expressions empreintes de subordinatianisme, et surtout l'insistance que l'on mettait à affirmer tous les points compromis par les doctrines vraies ou supposées, de Photin et de Marcel d'Ancyre, marquaient cependant encore une hostilité contre le parti d'Athanase[5].

Mais le grand évêque ne voulut voir que ce qu'il y avait, dans ce document, de tendance à la conciliation. Il désavoua hautement tout ce qu'il pouvait y avoir de compromettant dans les doctrines de Marcel d'Ancyre, avec qui il n'eut désormais aucune relation. Quant à Photin, le disciple téméraire de Marcel, sa cause était manifestement mauvaise. Dans un concile tenu à Milan vers la fin de 344 ou au début de 345, les occidentaux consentirent à prononcer l'anathème contre lui. Sa théorie du Verbe, simple dilatation de Dieu, et par conséquent foncièrement indistinct du Père, était de tous points inacceptable.

Une mesure bienveillante de l'empereur Constance, pendant l'été de 344, avait favorisé le mouvement de conciliation qui se produisait de part et d'autre : il avait permis aux clercs exilés d'Alexandrie de rentrer dans leur ville[6]. La mort de l'intrus Grégoire, survenue le 25 juin 345, lui permit d'aller plus loin dans la voie de la pacification. Il écrivit à Athanase pour l'inviter à rentrer dans son diocèse. L'illustre proscrit se rendit d'abord à Trèves, pour y consulter l'empereur Constant, son protecteur, puis à Rome, où le pape Jules l'engagea vivement à répondre à l'invitation impériale, et lui donna même pour les Alexandrins une lettre des plus flatteuses. Vers le milieu de l'été de 345, Athanase se dirigea enfin vers Antioche, où il vit Constance. L'empereur lui donna pour les magistrats d'Alexandrie des lettres bienveillantes, qui annulaient toutes les mesures prises contre lui. Le 21 octobre 346, le saint patriarche fit sa rentrée dans sa ville épiscopale au milieu d'un enthousiasme indescriptible[7]. Le peuple et les magistrats étaient allés très loin au-devant de lui. Saint Antoine, voyant passer les foules qui marchaient à la rencontre du prélat, et ne pouvant les suivre à cause de son grand âge, chanta son Nunc dimittis, heureux de contempler enfin le triomphe de la cause pour laquelle il avait offert tant de mortifications et tant de prières[8].

 

II

Le donatisme africain. Quand le pontife de Rome reçut la nouvelle de cette rentrée triomphale, son cœur était profondément affligé par les bruits qui lui arrivaient, depuis plusieurs mois, des Eglises d'Afrique.

 Depuis sa condamnation par le concile d'Arles, en 314, et par l'empereur Constantin, le mouvement donatiste avait glissé, nous l'avons vu, du terrain de la controverse religieuse sur celui de l'opposition politique[9]. Non point qu'il fût devenu une sorte d'agitation séparatiste dirigée contre la domination romaine ; ce serait transporter dans l'antiquité des idées toutes modernes ; à aucun point de vue, il n'existait alors ce qu'on appellerait de nos jours une nationalité africaine. Les sectaires ne cherchaient pas à se séparer de Rome, mais ils voulaient rester maîtres chez eux de l'organisation de leurs Eglises et des formules de leurs croyances, et ils mettaient dans la revendication de ces prétendus droits une intransigeance farouche, poussée jusqu'au fanatisme. Au lendemain du concile de Sardique, leur chef, Donat le Grand, dont l'esprit subtil et cultivé aurait pu briller dans la controverse religieuse, avait prétendu que les Pères de l'assemblée pensaient comme lui au sujet des traditeurs[10]. Sciemment ou non, il prenait pour document officiel du concile la lettre des dissidents de Philippopolis. Un peu plus tard, dans une lettre répandue à profusion, il avait prétendu que le baptême ne pouvait être validement conféré que par les donatistes. Mais il n'avait pas été suivi sur ces questions théologiques. Les donatistes préféraient recourir à d'autres arguments.

A la faveur du désordre causé par les longues discussions religieuses des dernières années, un mouvement de revendications populaires s'était formé dans les bas-fonds de la société africaine. Des bandes de fanatiques parcouraient les campagnes, pillant tout sur leur passage. Les donatistes y virent une force. Ils les employèrent à défendre leur cause et à combattre les traditeurs. Ils décorèrent ces brigands du nom d'athlètes du Christ. Les catholiques leur donnèrent un surnom plus en rapport avec leur manière d'agir. Ils les appelèrent circoncellions ou rôdeurs de celliers, parce qu'ils avaient l'habitude de mettre à sac les caves et les greniers. Armés de solides gourdins, ils se montraient partout, sur les chemins, dans les foires, rôdaient autour des chaumières. Ce n'est pas seulement à la question de Donat qu'ils s'intéressaient. Grands redresseurs de torts, ennemis des inégalités sociales, au premier appel des opprimés, ou prétendus tels, surtout du clergé donatiste, on les voyait arriver en troupes farouches, poussant leur cri de guerre : Deo laudes ! Louange à Dieu ! et brandissant leurs terribles bâtons[11].

Donat le Grand prit lui-même le ton de ceux qui étaient devenus ses plus puissants auxiliaires. En 337, en réponse au préfet du prétoire d'Italie, Grégoire, qui avait pris quelques mesures de répression, il avait écrit une lettre qui commençait ainsi : Grégoire, souillure du sénat, honte de la préfecture...

Ces agitations et ces protestations brutales n'étaient que le prélude de la révolte ouverte qui éclata en 347. L'empereur Constance ayant envoyé en Afrique deux délégués, Paul et Macaire, chargés d'apaiser les foules par la distribution de nombreux secours et de travailler à la réconciliation générale, Donat accueillit les envoyés impériaux par ces mots : Qu'y a-t-il de commun entre l'empereur et l'Eglise ? Il voulait dire l'Eglise des donatistes[12]. Ce fut le signal de la rébellion. En Numidie, l'évêque Donat de Bagaï et le prêtre Marculus, à la nouvelle de l'arrivée de Paul et de Macaire, firent fermer les portes et appelèrent à leur aide les circoncellions. Les délégués impériaux, moins pour attaquer que pour se mettre à l'abri d'un coup de main, demandèrent des renforts. Des collisions sanglantes se produisirent. De vraies batailles furent livrées. Les troupes impériales restèrent enfin maîtresses du terrain. Parmi les morts se trouvèrent Donat de Bagaï et Marculus, dont les donatistes firent des martyrs. Donat le Grand, évêque donatiste de Carthage, et quelques autres évêques de son parti, furent exilés. Le donatisme parut vaincu ; si bien que, dans un concile de Carthage, tenu en 349, l'évêque Gratus, successeur de Cécilien, crut pouvoir proclamer que Dieu avait rendu à l'Afrique l'unité religieuse. Le donatisme n'était pas plus mort que l'arianisme. Les deux hérésies devaient bientôt réapparaître, aussi perfides, aussi violentes qu'à leurs plus mauvais jours. Mais à partir de 347, en Numidie comme en Egypte, l'Eglise put jouir d'une certaine accalmie.

 

III

Le paganisme On pouvait aussi croire, en Italie, que le paganisme était mourant. Peu à peu, les églises prenaient la place des temples tombant en ruines. Pourvu de la faveur officielle, présidant aux fêtes impériales, le christianisme occupait une part de plus en plus grande dans la vie publique et dans la vie privée ; et prêtres et fidèles semblaient s'endormir dans une indolente sécurité, quand, en 348[13], un écrit vibrant vint les troubler dans leur quiétude. Il avait pour titre : De errore profanarum religionum, et pour auteur un certain Julius Firmicus Maternus, en qui quelques auteurs ont voulu voir l'auteur de la Mathesis, converti du paganisme. L'œuvre paraît avoir été composée en Sicile[14]. Elle est adressée aux empereurs Constant et Constance, en vue de les engager à ruiner les restes du paganisme. Le style est vif, acerbe, mordant, parfois dur jusqu'à la violence, lorsqu'il flétrit les turpitudes du paganisme ; pourtant il s'adoucit, par endroits, jusqu'à l'onction, quand il est question des mystères chrétiens. Maternus s'en prend, à la fois, aux croyances païennes des Grecs, des Romains, des Egyptiens, des Assyriens, des Perses et des Africains. Son érudition est étendue. Il jette le ridicule sur les faux dieux et sur leurs crédules adorateurs : il se raille d'Adonis, qui, étant dieu, n'a pas su qu'on lui tendait des pièges, et de Mars, qui, pour se faire aimer de Vénus, s'est métamorphosé en porc. Il se moque des Egyptiens, qui pleurent la mort d'Osiris, quand ils ne devraient pleurer que leur sottise, et des Phrygiens, qui ont bien raison d'appeler la terre la mère des dieux, car leurs dieux ne sont qu'un peu de terre plus ou moins bien modelée. Mais le mal de l'idolâtrie païenne est plus profond. Ne nous arrêtons pas à en rire, dit-il ; elle doit nous faire trembler ; car elle est la glorification de toutes les passions mauvaises de l'homme. Après avoir rappelé, au chapitre IVe, en des termes dont l'énergique crudité ne peut être reproduit', les incroyables débauches qui se commettaient en l'honneur de Junon : Rougissez donc, misérables ! s'écrie-t-il ; car lorsqu'il vous faudra porter votre corps devant le Grand Juge, Il n'y reconnaîtra plus rien de ce qu'Il y a fait, tant ce corps aura été pétri et déformé par le diable lui-même ![15] Et quelle est donc, s'écrie-t-il, l'infamie qui n'a pas son modèle dans les exploits de vos prétendus dieux ? Celui que ronge Je vice n'a, pour s'encourager, qu'à regarder votre Apollon, votre Hercule, votre Bacchus, et votre grand dieu Jupiter : taureau, satyre, ou cygne immonde ![16] Comme conclusion, l'auteur, s'appuyant sur des textes de l'Ancien Testament, rappelle aux empereurs le devoir qui s'impose à eux d'extirper les dernières racines du paganisme dans ce monde que Dieu leur a confié. En agissant ainsi, ils veilleront aux vrais intérêts de ceux-là mêmes qu'ils frapperont, car le malade guéri est reconnaissant au médecin de l'opération douloureuse qui l'a sauvé ; mais surtout Dieu, qui leur a déjà donné tant de gages de sa protection, bénira leur empire par de nouvelles victoires, de plus grandes prospérités, une paix plus stable et plus glorieuse[17].

Plusieurs lois portées par les empereurs contre la superstition et la magie paraissent avoir été le résultat de cet appel chaleureux de Firmicus Maternus. On a aussi attribué à son influence plusieurs mouvements populaires, la destruction de plusieurs temples, et même la dégradation de plusieurs sépultures. Les tombes des grandes familles qui bordaient les voies romaines étaient généralement ornées d'insignes païens. Quelques chrétiens, excités par les invectives de Maternus, les saccagèrent. Constant s'indigna, et l'on croit que lès lois qu'il porta pour frapper de peines sévères les violations et les spoliations des sépulcres[18], furent déterminées par ces regrettables excès d'un zèle mal entendu.

 

IV

Pendant que Firmicus Maternus, écrivain laïque, rédigeait ses véhémentes apostrophes, de saints évêques, saint Athanase en Egypte, saint Cyrille de Jérusalem en Palestine et saint Aphraate en Perse, faisaient une œuvre plus positive, en établissant, contre les attaques des ariens et des païens, les véritables bases du dogme et de la piété catholiques.

Rentré dans son diocèse d'Alexandrie, Athanase y avait d'abord réuni un concile pour confirmer celui de Sardique, puis il avait profité du calme dont il jouissait pour publier trois ouvrages importants : le traité Des décrets de Nicée, l'opuscule sur la Pensée de Denys d'Alexandrie, et, suivant certains auteurs[19], ses quatre Discours contre les ariens. Le premier ouvrage avait pour objet de montrer, selon les expressions mêmes de l'écrivain, que le concile de Nicée avait formulé comme il le fallait et selon la piété ce qu'il avait défini contre l'hérésie arienne. Le second avait pour but de venger la mémoire de son illustre prédécesseur sur le siège d'Alexandrie, dont les ariens interprétaient en leur faveur certaine lettre écrite en 260. Les Discours contre les ariens sont le principal ouvrage dogmatique du grand Docteur. Bossuet a dignement loué ces chefs-d'œuvre d'éloquence aussi bien que de savoir où l'on trouve avec la force et la richesse de l'expression cette noble simplicité qui fait les Démosthènes[20]. Dans ces quatre discours, qui se tiennent étroitement et ne font qu'un seul tout, Athanase expose la doctrine arienne et en réfute tous les arguments ; mais il se plaît surtout, comme il l'avait fait dans son premier ouvrage, à considérer l'ensemble du dogme du point de vue de la Rédemption. La vérité qu'il veut sauvegarder avant tout, c'est que nous sommes des rachetés, des libérés, et des libérés pour l'éternité, Or si le Christ n'était pas Dieu, notre libération ne serait ni -véritable, ni éternelle. Libérés par une créature, nous tomberions sous la domination d'un maître créé, ce qui serait un nouvel esclavage ; et cette demi-libération ne serait pas éternelle, puisque notre libérateur ne serait pas éternel.

Athanase est toujours, même en exposant la foi, un controversiste, ne perdant jamais de vue la réfutation de l'hérésie ou de l'impiété ; Cyrille de Jérusalem n'est, au moins pendant la première partie de sa vie, qu'un simple catéchiste, mais un catéchiste dont l'œuvre principale, les Catéchèses, sont, pour l'histoire de l'Eglise, de la plus haute importance. Les Catéchèses constituent, en effet, après la Didachè, l'œuvre la plus ancienne et la plus vaste de ce genre que nous possédions[21].

Cyrille, né à Jérusalem ou dans les environs, en 313[22], avait d'abord mené la vie monastique[23]. Ordonné prêtre, vers l'an 343, par saint Maxime, son prédécesseur sur le siège de Jérusalem, il prêcha, quelques années plus tard, en 348, les instructions aux catéchumènes, ou Catéchèses, qui ont immortalisé son nom.

On entendait par catéchèse, au IVe siècle[24], l'enseignement oral qui servait de préparation à la réception du baptême. On distinguait quatre sortes de catéchèses : celles qui précédaient l'admission au catéchuménat, celles des simples catéchumènes, celles des catéchumènes compétents, c'est-à-dire admis à se préparer d'une manière immédiate à la réception du baptême, et enfin celles qui s'adressaient aux nouveaux baptisés et qu'on appelait catéchèses mystagogiques. Les catéchèses de saint Cyrille de Jérusalem appartiennent à ces deux dernières catégories. Il les prêcha, non point de mémoire, mais d'abondance, à Jérusalem, avant et après la fête de Pâques de l'an 348. Nous les avons telles que la sténographie de ses auditeurs les a reproduites[25].

La parole de Cyrille de Jérusalem a, dans ces instructions familières, les qualités et les défauts du style parlé : simple et vivante, tantôt encombrée de digressions et de parenthèses, tantôt pressante et pathétique, mais toujours pratique, toujours appropriée aux besoins intellectuels et moraux de ses auditeurs. On a parfois remarqué, avec un certain scandale chez les catholiques, avec une joie non dissimulée chez les adversaires de notre foi, que Cyrille ne parle jamais d'Arius et de ses sectateurs, qu'il n'emploie jamais les mots qui, de son temps, ont soulevé tant de controverses. C'est simple prudence de sa part. Il fait œuvre d'édification, et non de controversiste. Peut-être aussi n'avait-il pas encore compris, au moment où il prêchait ses catéchèses, toute la portée de la lutte qui mettait aux prises les eusébiens et les nicéens. Il devait plus tard, après quelques fluctuations, non point dans ses idées, mais dans ses relations, se ranger parmi le groupe modéré qui défendait l'orthodoxie en évitant les formules susceptibles de choquer les adversaires. Le fond de sa doctrine est d'une irréprochable orthodoxie. Il professe aussi nettement qu'il est possible le mystère de la Trinité, la consubstantialité du Fils et du Père et l'autorité absolue de la tradition de l'Eglise en matière de foi. Notre espérance, dit-il, est dans le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Nous ne prêchons pas trois dieux, silence aux marcionites ! Nous n'admettons, dans la Trinité, ni confusion comme Sabellius, ni séparation comme certains[26]. Ce dernier mot est une allusion évidente aux partisans d'Arius. Le Père parfait, ajoute-t-il, engendre le Fils parfait, à qui il communique absolument tout[27]... Ne disons donc jamais : Il fut un temps où le Verbe n'était pas[28].

Sur la présence réelle de Notre-Seigneur au sacrement de l'Eucharistie, il se prononce avec une énergie qui ne peut être dépassée : Sous la figure du pain, dit-il, vous recevez le corps, et sous la figure du vin, vous recevez le sang, pour que la réception du corps et du sang de Jésus-Christ fasse de vous un seul corps et un seul sang avec lui[29]. Sur la valeur propitiatoire du saint sacrifice de la messe, il n'est pas moins explicite. Par ce sacrifice d'expiation, dit-il, nous prions Dieu pour la paix de toutes les Eglises... Nous l'offrons pour tous ceux en général qui ont besoin du secours d'en haut. Nous songeons également aux trépassés... Nous offrons Jésus-Christ immolé pour nos péchés, afin d'obtenir pour nous comme pour nos défunts le pardon du Dieu de miséricorde[30].

La doctrine enseignée par le saint docteur sur l'Eglise n'est pas moins remarquable. L'Eglise est pour lui l'infaillible autorité de qui nous tenons et le canon des saintes Ecritures et le symbole de la foi que nous devons suivre et pratiquer[31]. L'Eglise n'a pas seulement pour fonction de nous instruire des vérités nécessaires au salut ; elle nous forme encore dans notre vie pratique en réglant nos mœurs, et, à ce propos, le saint évêque fait un touchant tableau de l'idéal moral auquel le chrétien doit tendre. Il nous donne aussi un aperçu très intéressant de la plupart des pratiques en usage dans l'Eglise de son temps : continence des prêtres, vie commune des vierges consacrées à Dieu[32], vie pénitente des ascètes[33], culte des reliques[34], vénération de la croix[35], pratique des exorcismes[36], invocation des saints[37].

On ne peut songer à trouver dans les catéchèses de saint Cyrille une doctrine complète sur les sacrements ; il ne s'occupe que de ceux dont il prépare la réception : le baptême, la confirmation et l'Eucharistie. Mais de ces trois sacrements il fait une description détaillée, où l'histoire de la liturgie et de la piété chrétienne peut chercher les plus curieux documents[38]. Dans tous ces exposés, Cyrille écarte avec soin toute expression capable de jeter la division dans les esprits ; aux termes philosophiques, récemment introduits dans la théologie, il préfère les formules antiques, évitant les occasions de controverses irritantes, se bornant au développement instructif et pieux ; et rien n'est plus reposant que de lire, au milieu de la littérature militante et tumultueuse du IVe siècle, ces pages d'un ton si calme, d'un accent si simple et si ému.

Aphraate écrivit en Perse, au milieu de la persécution. Ses homélies parurent vers 345[39]. Nous possédons peu de données précises sur sa vie et sur la date de sa mort. Une note marginale, trouvée dans un vieux manuscrit, dit qu'il vécut dans un monastère au nord de Mossoul. Il fut très vraisemblablement revêtu de la dignité épiscopale et mourut probablement martyr[40]. La théologie d'Aphraate, du sage perse, comme on l'a appelé, n'a ni l'ampleur ni la profondeur de la théologie des Pères grecs. Il ignore l'arianisme et le concile de Nicée. Les controverses religieuses qui agitaient le monde romain n'avaient pas encore franchi, au moment où il prononçait ses homélies, les frontières de la Perse. Son témoignage n'en est que plus précieux par sa concordance avec les doctrines soutenues par saint Athanase. A ce point de vue, l'étude de son œuvre est d'un grand intérêt pour le théologien[41]. Aphraate enseigne à adorer le Christ, Fils de Dieu, comme égal à Dieu[42], comme partageant la nature de Dieu[43]. S'il affirme quelque part qu'au-dessus du Fils se trouve le Père[44], on ne doit point voir là une trace de l'hérésie arienne, qu'il ne connaissait pas, mais une de ces expressions subordinatiennes qui se rencontrent parfois dans les Pères anténicéens, et qui viennent moins d'une conception inexacte de la Trinité que d'un langage théologique encore en formation[45].

L'idée que le vénérable évêque[46] donne de l'Eglise est très belle. Il la montre formée de tous les peuples et fondée par le Christ sur Pierre, témoin fidèle posé au milieu des nations[47]. Les apôtres Jean et Jacques, dit-il, sont les colonnes très fortes de l'Eglise, mais Pierre en est le fondement[48].

Aphraate fournit de très précieux témoignages en faveur du dogme du péché originel, de la nécessité des bonnes œuvres et de la pénitence publique. Il décrit les rites du baptême de l'Eucharistie, et fait allusion au sacrement de l'ordre.

Cependant la persécution continuait à décimer les chrétiens de l'empire des Perses. En 343, Narsès, évêque de Sahrgerd, fut décapité avec son disciple Joseph. La même année, Jean, évêque d'Arbel, fut arrêté avec le prêtre Jacques, et conduit en prison, d'où il ne sortit qu'un an plus tard, pour avoir la tête tranchée. Une des scènes les plus dramatiques de la persécution de ce temps fut celle où périrent, en 347, cinq religieuses du bourg de Bakasa. Deux d'entre elles portaient le nom de Marie ; les trois autres s'appelaient Thècle, Marthe et Anna. On les avait arrêtées en même temps qu'un prêtre, nommé Paul, qui possédait de grandes richesses. Le gouverneur commença par confisquer les biens de Paul. Puis il lui dit : Je te rendrai tes biens, si tu adores le soleil. Le malheureux aimait les richesses plus que son âme ; il apostasia. Mais le gouverneur, qui avait compté sur sa désobéissance pour conserver ses biens, fut déçu. Il ajouta : Je ne croirai à la sincérité de ton apostasie que si tu immoles de ta main les cinq vierges que voilà. Le misérable, dont l'âme était déjà souillée par le péché mortel et dominée par le démon, ne recula pas devant un forfait qui souleva l'horreur des païens eux-mêmes. Mais il ne rentra pas en possession de ses biens. Le gouverneur le fit étrangler la nuit suivante pour s'assurer les richesses qu'il avait convoitées. L'Eglise honore, à la date du 6 juin, sainte Thècle et ses quatre compagnes[49].

Malgré tout, un renouveau de science et de piété se manifestait au sein du christianisme, quand la mort tragique de Constant[50], en 350, laissa le gouvernement de tout l'empire à Constance. La tyrannie sectaire du second fils de Constantin allait désormais se trouver sans contrepoids. Tout était à craindre pour la paix de l'Eglise.

 

 

 



[1] DUCHESNE, Hist. anc. de l'Église, II, 227.

[2] Voir DUCHESNE, II, 229, et LE BACHELET, Dict. de théologie de VACANT, I, col. 1816.

[3] Quelques auteurs disent 345.

[4] Les deux députés, Vincent de Capoue et Euphratès de Cologne, se trouvant de passage à Antioche, Etienne avait fait entrer de nuit dans leur chambre une méchante femme, qui devait, en poussant des cris à un moment donné, provoquer un scandale. La ruse fut découverte et se retourna contre son auteur. Le fait est raconté par saint ATHANASE, Histoire des ariens, 20, et par THÉODORET, Hist. ecclés., l. VII, ch. VIII.

[5] S. ATHANASE, Des Synodes, 26 ; P. G., t. XXVI, col. 797 et s.

[6] S. ATHANASE, Hist. des ariens, XXI ; P. G., t. XXV, col. 718.

[7] Saint ATHANASE, Lettres pascales, chron. ; P. G., t. XXVI, col. 4355.

[8] Acta sanctorum, t. III, maii, Anvers, 1680, p. 326 ; Histoire de saint Pakhôme et de ses communautés, documents coptes et arabes inédits publiés par E. AMÉLINEAU, dans les Annales du musée Guimet, 1889, t. XVII, p. 656 et s.

[9] Hist. générale de l'Eglise, t. I.

[10] Sur la doctrine donatiste relative aux traditeurs, voir Hist. générale de l'Eglise, t. I.

[11] DUCHESNE, op. cit., II, 237.

[12] S. AUGUSTIN, De Schism. donatist., III, 3 ; P. L., t. XI, col. 999.

[13] Une allusion du chapitre XXX à un échec des Perses dans la lutte contre Rome date l'ouvrage, avec assez de certitude, de l'année 348.

[14] C'est ce que l'on a conclu des détails topographiques donnés sur cette île au chapitre XVII.

[15] P. L., t. XII, col. 991.

[16] P. L., t. XII, col. 1007.

[17] P. L., t. XII, col. 1048-1050. Cf. Dom CEILLIER, Hist. gén. des auteurs sacrés, t. IV, p. 310-313.

[18] Cod. Théod., IX, t. XVII, 1. 2, 3. Cf. A. DE BROGLIE, l'Eglise et l'empire romain au IVe siècle, t. III, p. 132-135.

[19] F. CAVALLERA, Saint Athanase, p. XI. Quelques critiques placent la composition de cet ouvrage à une date postérieure, de 356 à 361, d'autres à une date antérieure, en 338-339.

[20] BOSSUET, Déf. de la trad. et des Saints Pères, Ire partie, l. IV, ch. XII, édit. Lachat, t. IV, p. 148, 149. La critique actuelle n'admet comme authentiques que les trois premiers discours.

[21] Voir le magnifique éloge que l'Eglise fait des Catéchèses de S. Cyrille dans la quatrième leçon de l'office du saint.

[22] C'est la date qu'adopte, après une étude critique très attentive, le dernier historien du saint, J. MADER, Der Cyrillus, Bischof von Jerusalem, in-8°, Einsiedeln, 1891.

[23] Catéchèses, III, P. G., t. XXXIII, col. 321.

[24] Pendant les deux premiers siècles, le mot catéchèse avait un sens plus étendu. L'organisation du catéchuménat lui donna une signification plus précise.

[25] X. LE BACHELET, au mot Cyrille de Jérusalem, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. III, col. 2534. Les 18 premières catéchèses furent prononcées pendant le carême, les 5 catéchèses mystagogiques furent prêchées dans la semaine de Pâques. Sur les procédés sténographiques de cette époque, voir le curieux ouvrage de Prosper et Eugène GUÉNIN, Hist. de la sténographie dans l'antiquité et au moyen âge, Paris, 1908.

[26] Catéchèse, XVI, 4, P. G., t. XXIV, col. 921.

[27] Πάντα παραδούς, Catéchèse, VII, 5.

[28] Catéchèse, XI, 17, 18, bref si saint Cyrille n'avait pas d'abord accepté le mot d'homoousios, il en acceptait la doctrine.

[29] Catéchèse, XXII, 3.

[30] Catéchèse, XXIII, 8, 10.

[31] Catéchèse, V, 12 ; XVIII, 23.

[32] Πάντα παραδούς, Catéchèse XII, 25.

[33] Catéchèse, IV, 24, 25.

[34] Catéchèse, XVII, 30 ; XVIII, 16.

[35] Catéchèse, IV, 10, 14 ; XIII, 4.

[36] Catéchèse, XX, 3.

[37] Catéchèse, XXIII, 9.

[38] Trois catéchèses sont consacrées au sacrement du baptême : la IIIe, la XIXe et la XXe. La XXXe traite de la confirmation. La XXIIe et la XXIIIe, de l'Eucharistie.

[39] La XIVe homélie fait allusion à des troubles survenus en février-mars 344.

[40] Acta sanctorum, t. II, novemb.

[41] On la trouvera dans la Patrologia syriaca de GRAFFIN et NAU, t. II, éditée par J. PARISOT, sous le titre de Aphraatis demonstrationes.

[42] APHRAATE, Dem., I, 8, Patr. syr., t. I, p. 19.

[43] APHRAATE, Dem., VI, 10, P. S., t. I. p. 258-259.

[44] APHRAATE, Dem., IV, 5, P. S., t. I, p. 166.

[45] Les théologiens n'avaient pas encore suffisamment distingué l'ordre de relation des personnes et l'égalité absolue de la substance.

[46] Aphraate, étant donnée la considération dont il jouissait déjà au début de la persécution de Sapor, devait être d'un âge avancé en 345. Cf. J. PARISOT, au mot Aphraate, dans le Dict. de théol. de VACANT, t. I, col. 1458.

[47] APHRAATE, Dem., XI, 12, P. S., I, 502. Cf. VI, 15, P. S., I, 335 ; X, 4, P. S., I, 454.

[48] APHRAATE, Dem., XXIII, 12, P. S., t. II, p. 35. Sur saint Aphraate, voir l'étude de M. CHAVANIS, 1903.

[49] E. ASSEMANI, Acta martyrum orientalium, Rome, 1748, t. I, p. 123-127. Sur la valeur historique de ces actes, voir Rubens DUVAL, Littérature syriaque, Paris, 1899, p. 129 et s.

[50] Un gros de cavalerie, aux ordres de l'usurpateur Magnence, l'atteignit dans le voisinage des Pyrénées, au moment où il se disposait à passer en Espagne, et le contraignit à se donner la mort. Ainsi périt, dit le duc de Broglie, ce fils de Constantin, sans combat, sans résistance, sans que de cet empire, encore tout plein du nom de son père, une seule voix s'élevât pour le défendre. A. DE BROGLIE, op. cit., t. III, p. 199.