HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

PREMIÈRE PARTIE. — La fin du paganisme

CHAPITRE PREMIER. — DE L'ÉDIT DE MILAN AU CONCILE DE NICÉE. - L'HÉRÉSIE D'ARIUS. (313-325).

 

 

I

En 313, le paganisme paraissait frappé à mort. La critique d'Evhémère, le scepticisme religieux des philosophes et des poètes païens, les invincibles objections des apologistes du christianisme, l'avaient atteint dans sa racine comme croyance. L'édit de Milan venait, semble-t-il, de le ruiner comme institution politique. Mais l'esprit païen se survivait dans les mœurs privées et dans l'esprit public.

Les superstitions populaires pullulaient. L'oracle de Delphes était encore en pleine activité en 325. Ce fut Constantin qui transporta le trépied de la Pythie à Constantinople[1]. Licinius consultait Apollon[2]. Peu après l'édit de Milan, quand il se retourna contre Constantin, on le vit marcher contre son rival, entouré de magiciens, et faisant porter sur le front de ses légions les images des dieux. A. tout prendre, peut-être jamais les pratiques de divination, de magie, d'incantation, n'avaient été plus répandues qu'en cette première partie du IVe siècle. Si, sous l'influence du christianisme, un certain nombre de temples de la religion gréco-romaine avaient été abattus ou fermés, le culte des divinités orientales s'était prodigieusement propagé en Occident, et la divination, les arts magiques, les vaticinations, les charmes, les superstitions les plus étranges, faisaient partie essentielle de ce culte[3]. Ces pratiques se multiplièrent dans la vie domestique. Une inscription du IVe siècle, trouvée à Capoue, nous fait connaître le férial païen resté en vigueur à cette époque dans les campagnes : des processions lustrales au bord des fleuves, des offrandes de roses en mémoire des mânes, des vœux faits aux génies des champs, y accompagnent les travaux de la moisson et de la vendange[4]. Ces usages avaient si profondément pénétré dans les mœurs, que les chrétiens les plus pieux avaient peine à s'en défendre. Ainsi, quand Fructueux, Augure et Euloge eurent été brûlés vifs, leurs amis, accourus pour recueillir les cendres des martyrs, les arrosèrent de vin afin d'éteindre le feu qui brûlait encore, disent les Actes, mais plus probablement en souvenir des libations en usage chez les anciens après la crémation des corps[5].

Les philosophes, les lettrés, ne croyaient pas plus, sans doute, aux dieux homériques qu'à ceux de l'ancienne Rome, mais, sous le nom d'hellénisme, la plupart d'entre eux professaient un syncrétisme où toutes les spéculations religieuses de l'Orient s'étaient fondues avec celles de Rome et de la Grèce ; et leur paganisme spéculatif n'était, en somme, que la transposition dans le monde des idées du paganisme pratique des foules[6].

La vie publique retenait plus fortement encore les éléments païens qui l'avaient en grande partie constituée. Nous avons vu comment Constantin, converti au christianisme, n'avait pu se soustraire au titre de pontife suprême, qui, étroitement uni au titre d'empereur, faisait de lui le chef de la religion romaine et le rendait membre de tous les collèges sacerdotaux[7]. Les plus chrétiens de ses successeurs ne pourront se dérober à cette charge. Ils essaieront sans doute de se servir de ce pouvoir disciplinaire dans un sens contraire aux intérêts de l'idolâtrie ; mais le seul fait qu'ils n'aient pu diminuer l'influence du paganisme qu'en agissant comme ses premiers pontifes est significatif[8]. Dans les provinces, on voyait des officiers municipaux autoriser des dévotions particulières aux cités, connaître des sacrilèges, interpréter les mauvais présages, régler les modes d'expiation. A la fin du Ve siècle, on verra encore une vestale condamnée pour avoir violé son vœu et enterrée vivante, par ordre du collège des pontifes, sous la présidence du préfet[9]. Les inscriptions découvertes dans un grand nombre de villes et de bourgs montrent que les dignités municipales et les fonctions sacerdotales y étaient inséparables. Le titre de flamen perpetuus est toujours joint, sur les marbres découverts en Afrique, à celui de curator reipublicæ[10] ; et de nombreux indices prouvent qu'il n'en était pas autrement en Gaule, en Espagne et en Bretagne. Le même fait se rencontre en Orient, particulièrement en Palestine. Les Romains avaient tout fait pour y établir la civilisation païenne après les dernières révoltes des Juifs ; d'ailleurs le voisinage de l'Arabie, un contact plus étroit avec la Phénicie du nord et l'ancien pays des Philistins au sud-ouest, y avaient favorisé la pénétration du paganisme. D'une manière générale pourtant, les campagnes de l'Orient avaient mieux subi l'influence chrétienne que celles de l'Occident, et ce résultat doit être attribué surtout à la multiplication des institutions monastiques.

D'autre part, tandis que les idées et les pratiques païennes se perpétuaient dans les habitudes privées et dans les institutions publiques, la pureté de la foi et des mœurs chrétiennes subissait de notables fléchissements. Depuis que les faveurs du pouvoir étaient pour le christianisme, des ambitieux y entraient par calcul, des faibles par entraînement. Les écrivains ecclésiastiques du temps se plaignent du grand nombre de demi-convertis, qui n'avaient qu'une teinte de christianisme et y mêlaient mille préjugés païens.

Bref, de part et d'autre, un grand nombre d'esprits semblaient prêts à accepter une doctrine qui se présenterait à eux comme un demi-paganisme ou comme un christianisme amoindri.

Déjà plusieurs hérésies avaient dû à ce caractère équivoque la principale part de leur succès. La gnose, semi-judaïque à ses débuts, s'était faite peu à peu semi-païenne ; mais elle s'était émiettée en mille sectes. A côté d'elle, le montanisme s'était pareillement disséminé et divisé en plusieurs partis. Le mithraïsme et les diverses écoles qui se rattachaient aux doctrines néoplatoniciennes, se tenaient trop dans le vague. Le manichéisme n'avait pas encore précisé et vulgarisé sa doctrine. Aucune de ces sectes n'avait alors à sa tête un homme puissant, capable d'entraîner les foules par son éloquence, de dérouter ses contradicteurs par ses sophismes, de se ménager l'appui des grands par ses habiles manœuvres, de grouper autour de lui, par la séduction de ses manières et par l'apparente austérité de sa vie, un noyau de partisans dévoués à son œuvre. Cet homme se rencontra. Ce fut Arius. En empruntant à toutes les doctrines ambiantes les éléments de sa théorie du Verbe inférieur à Dieu et première créature du monde, il eut le génie d'exposer cette théorie en des formules précises, claires, capables, en se gravant dans les mémoires, de s'emparer des volontés. Arius, dit un pénétrant historien de la théologie des premiers siècles, fit une sorte de conciliation rationnelle entre la gnose orientale, la philosophie platonicienne et la théologie judaïque[11]. Saint Athanase devait le convaincre d'aboutir logiquement au polythéisme païen. Mais l'importance exceptionnelle de l'hérésie arienne dans l'histoire de l'Eglise nous fait un devoir de l'exposer en détail, en remontant à ses premières origines.

 

II

Comme le protestantisme au XVIe siècle, comme le philosophisme révolutionnaire au XVIIIe siècle, l'arianisme est, au IVe siècle, une de ces erreurs centrales qui, après avoir condensé en elles presque toutes les erreurs de leur temps, deviennent une source abondante d'erreurs nouvelles. L'hérésie d'Arius, en affirmant que le Verbe est une pure créature, se rattachait aux nombreuses hérésies trinitaires et christologiques des trois premiers siècles, et bientôt l'apollinarisme, le pélagianisme et le nestorianisme allaient sortir d'elle comme les fruits du germe.

Arius et ses partisans, suivis en cela par beaucoup d'historiens, se sont toujours plu à invoquer pour berceau la grande école d'Antioche, et pour père un saint martyr, le prêtre Lucien[12]. Leurs origines sont beaucoup plus complexes.

Les maîtres de l'école d'Antioche s'étaient toujours distingués, nous l'avons vu[13], par une raison ferme, par des méthodes positives, et se rattachaient volontiers à l'aristotélisme. Cette attitude les mettait parfois en opposition avec les docteurs d'Alexandrie, plus habitués à planer dans les hautes régions de la métaphysique platonicienne. Là n'était point le danger. Les deux écoles, l'une plus ardente, l'autre plus prudente, semblaient faites pour se compléter l'une l'autre et pour présenter au monde, dans toute la magnificence de ses aspects, comme dans toute la rigueur de ses dogmes, l'exposé intégral de la doctrine catholique. Mais un homme d'une intelligence subtile, d'une ambition démesurée, d'un esprit porté à l'intrigue et à la cabale. Paul de Samosate, avait tout fait pour pervertir le mouvement théologique de l'école d'Antioche[14]. Sous prétexte de conserver à Dieu la dignité qui lui est propre, de concilier plus efficacement les dogmes du christianisme avec la raison, et surtout, disait-il, par crainte de porter atteinte à l'unité et à la simplicité divines si l'on admettait en Dieu une génération proprement dite, Paul de Samosate considérait le Verbe comme un être impersonnel, un attribut, non distinct du Père, et ne voyait dans le Christ qu'un homme dans lequel le Verbe divin avait habité et agi.

Parmi ses disciples, un prêtre d'Antioche, Lucien, séduit par les vues élevées sur lesquelles le maître prétendait appuyer sa doctrine, s'en fit pendant quelque temps l'éloquent défenseur. Aussi fut-il, pour ce motif, excommunié par sou évêque. Quand et comment Lucien répudia-t-il la doctrine erronée de Paul de Samosate On l'ignore. Nous savons seulement qu'il fut réintégré dans l'Eglise d'Antioche, qu'il y reconquit une grande autorité, qu'il devint très célèbre par la publication d'un texte corrigé des Septante. Sa mémoire fut enfin publiquement vénérée par l'Eglise à la suite du glorieux martyre qu'il subit sous l'empereur Maximin.

Des œuvres de Lucien, il nous reste peu de chose[15]. Le concile semi-arien d'Antioche, tenu en 341, lui attribua un symbole dont saint Athanase a conservé le texte et duquel toute précision dogmatique est soigneusement écartée, mais l'authenticité de ce symbole est fort douteuse[16]. Ses disciples, Eusèbe de Nicomédie, Léonce d'Antioche, Théognis de Nicée et Arius lui-même, qui aimaient à se qualifier entre eux de collucianistes, lui ont attribué les éléments essentiels de leurs doctrines. Comme les origénistes l'avaient fait à l'égard de leur maître, ils ont vraisemblablement prêté au saint martyr les exagérations et les déformations qu'ils avaient fait subir à ses idées. Il est remarquable que saint Athanase, si prompt à mettre en cause tout ce qui tenait à l'arianisme, n'ait jamais attaqué Lucien. Au demeurant, le symbole qui lui a été attribué par les semi-ariens, si l'on met à part l'omission du mot omoousios, laquelle s'explique d'elle-même avant la définition du concile de Nicée, est une profession de foi strictement orthodoxe[17]. Cependant, comme saint Alexandre, évêque d'Alexandrie, lui attribue nettement une responsabilité dans le développement de l'arianisme, il est à croire que Lucien, pour réagir sans doute contre le modalisme de Sabellius, ne maintint pas avec assez de fermeté le dogme de l'unité de Dieu. Esprit vif et hardi, il dut imaginer, pour expliquer la Trinité, quelque hypothèse risquée, favorisant plus ou moins ouvertement l'adoptianisme, et dont ses disciples abusèrent[18].

Au nombre de ceux-ci se trouvait un homme, qui, par son âge sensiblement plus avancé que celui de la plupart de ses condisciples[19] par son extérieur imposant, par ses mœurs austères, par son esprit brillant et souple, paraît avoir exercé, dès cette époque, un ascendant sur son entourage. C'était Arius. Il était né en Libye vers le milieu du siècle précédent. Ses contemporains le dépeignent, au physique, comme un homme grand et maigre ; au moral, comme un caractère remuant et obstiné. Il s'était d'abord compromis dans le schisme de Mélèce, puis l'avait brusquement abandonné. En 302, l'évêque d'Alexandrie, Pierre, l'avait ordonné diacre, niais bientôt après avait dû rompre avec lui. Il l'avait même excommunié. Après le glorieux martyre du saint évêque Pierre, survenu le 25 novembre 310[20], Arius avait été mêlé à des intrigues que les historiens, suivant leurs sympathies, racontent différemment. L'arien Philostorge rapporte qu'il détermina l'élection d'Alexandre en reportant sur ce dernier les voix de ceux qui voulaient se prononcer sur sa propre personne ; d'autres, au contraire, l'accusent d'avoir brigué la dignité épiscopale et gardé coutre son heureux rival la rancune de l'ambition déçue[21].

Arius parait avoir été un homme d'infiniment de ressources. Rompu à la dialectique aristotélicienne, il n'avait pas, dit-on, son pareil dans l'art de manier le syllogisme. Ses remarquables qualités intellectuelles lui valurent, aussitôt après son ordination sacerdotale, d'être placé à la tête d'une église paroissiale importante dans la ville d'Alexandrie[22], l'église de Bancale. Il fut, en outre, chargé d'expliquer les Saintes Ecritures.

Arius occupait ces deux fonctions depuis huit ans, environ, lorsque, vers l'an 319, le pieux évêque d'Alexandrie apprit avec tristesse que des doctrines étranges circulaient parmi son peuple et parmi son clergé au sujet de la Personne adorable du Fils de Dieu. Des hommes, lui disait-on, soutenaient que la seconde Personne de la Trinité n'avait pas existé de toute éternité, que le Fils de Dieu n'était que le premier-né des hommes créés. De pareilles assertions étaient graves. Pour ceux qui les proféraient, l'Incarnation et la Rédemption, adorables mystères d'un Dieu fait homme et mourant pour nous, n'étaient plus que de vains rêves ; l'économie du salut était rompue ; l'insondable abîme, creusé par les philosophes païens entre l'humanité misérable et l'inaccessible Divinité, se rouvrait, aussi formidable qu'aux temps antiques ; et le monde n'était pas plus avancé après la prédication de l'Evangile qu'avant la venue du Sauveur !

Il fut bientôt avéré que le propagateur d'une pareille doctrine n'était autre que le curé de Bancale. Alexandre le manda auprès de lui, lui parla avec tous les égards dus à sa science et à sa bonne renommée, et l'exhorta paternellement à mettre fin à des discours qui pouvaient troubler profondément la foi des fidèles. Tel est, du moins, le sens du récit de l'historien Sozomène[23], lequel s'accorde avec les assertions de saint Epiphane. Arius répondit par des raisonnements subtils, par des paroles équivoques. Mêlant habilement ce qui convient à la nature humaine du Christ avec ce qui appartient à sa divinité, il réussit à calmer la conscience de son évêque[24].

 

III

Mais le conflit ne tarda pas à éclater avec violence. Un jour qu'Alexandre, cherchant à prémunir les âmes contre le venin des fausses doctrines qu'on lui avait signalées, prêchait sur le mystère de la Sainte Trinité, insistant avec force sur l'unité essentielle de la Divinité, Arius, qui se savait soutenu par plusieurs membres de l'assemblée, prit audacieusement la parole. Il protesta avec indignation contre une doctrine, qui, disait-il, renouvelait l'erreur de Sabellius, en confondant les trois Personnes divines. Si le Père a engendré le Fils, s'écria-t-il, le Fils a commencé d'exister. Il y avait donc un temps où le Fils n'existait pas. Le Fils tire donc son existence du néant[25]. La tactique de l'hérésiarque était d'une habileté extrême. L'accusé se transformait hardiment en accusateur, et les formules sophistiques, mais claires, fortement frappées, dont il se servait pour exprimer sa doctrine, étaient bien de nature à impressionner l'auditoire en déconcertant l'orateur. La réunion se sépara dans un grand tumulte.

Arius n'aurait certainement pas produit une si grande perturbation dans les esprits, écrit à ce propos Héfélé, s'il n'avait trouvé à Alexandrie un terrain disposé à recevoir sa théorie. Depuis Origène, on remarquait dans l'Eglise d'Alexandrie une certaine hostilité contre la théologie de l'égalité du Père et du Fils. L'évêque Pierre avait lutté contre ce courant, et l'évêque actuel, Alexandre, lui était aussi opposé ; mais les représentants de l'ancienne tendance alexandrine se rattachèrent avec joie à Arius, et c'est ainsi que, plus tard, les ariens en appelaient encore à l'autorité d'Origène[26]. Nous croyons qu'il faut faire remonter plus loin encore la funeste tendance. Elle sort d'un principe de la philosophie païenne, que Philon n'avait pas réussi à éliminer de son système et qu'il avait ainsi fait passer dans l'école alexandrine. Pour la philosophie antique, la création du monde par Dieu est incompréhensible. La perfection suprême de Dieu lui interdit d'entrer en rapport direct avec le monde ; la nature est trop infirme pour supporter l'action immédiate de la Divinité. Dieu n'a pu créer et agir sur sa créature que par un intermédiaire. Cet intermédiaire, pour Philon, c'est le Verbe ou Logos, nécessairement inégal au Dieu suprême. Une telle conception, il faut en convenir, ne contredisait pas seulement la Bible et l'Evangile ; elle était en contradiction avec elle-même, car si le Verbe est une créature, comment Dieu pourrait-il être en rapport immédiat avec lui ? Mais en déplaçant et en scindant le problème, on donnait l'illusion de le résoudre. La théorie fut accueillie avec faveur par les esprits imbus de philosophie païenne. La nouvelle doctrine séduisait, d'autre part, les chrétiens faibles. En diminuant la majesté de la victime du Calvaire, par suite la rigueur de la justice divine et l'horreur du péché, elle était, pour les âmes sensuelles et légères, comme une délivrance.

Par la facilité de sa propagation, comme par le vice de ses données essentielles, le péril de la doctrine prêchée par Arius était donc un des plus redoutables qui eussent menacé l'Eglise jusqu'alors. L'évêque Alexandre ne paraît pas cependant en avoir compris, du premier coup, toute la portée[27]. Mais la Providence avait mis à côté de lui un jeune homme à l'esprit vif et clair, à l'âme droite, à la volonté ferme, le diacre Athanase. Né dans la ville même d'Alexandrie, en 295[28], nourri dès son enfance dans les lettres profanes et sacrées, Athanase était entré de bonne heure dans le clergé et y avait exercé pendant six ans l'office de lecteur, quand l'évêque d'Alexandrie l'appela au diaconat et le choisit comme son secrétaire. Petit de taille et de chétive apparence, il devait être, sur ce point, l'objet des railleries de Julien l'Apostat, qui frémissait de rage de voir ses projets les plus chers entravés par cet homuncule[29]. Mais ce faible corps enfermait une âme indomptable. Quand Arius commença à troubler la ville d'Alexandrie par ses doctrines suspectes, le diacre Athanase, à peine âgé de vingt-quatre ans, avait déjà publié, contre l'esprit païen et les erreurs émanées du paganisme, un important ouvrage d'une vigueur et d'une clarté peu communes, le Discours contre les Gentils[30]. Dans cette œuvre de jeunesse, Athanase, dont le caractère, dit Bossuet, fut d'être grand partout, mais avec la proportion que demandait son sujet, analyse l'état intellectuel et moral de son temps avec une sagacité qui étonne. Pour Athanase, la source de toutes les erreurs qui troublent le monde à son époque, c'est l'idolâtrie. Et il étudie l'idolâtrie sous ses deux principales formes. Il en considère d'abord la forme la plus ancienne et la plus vulgaire, celle de la mythologie païenne, qui fait adorer, sous les noms de Jupiter, de Neptune, de Vulcain, de Mercure ou de Vénus, soit des forces naturelles, soit des êtres humains divinisés. Il démasque l'origine de ce culte idolâtrique, né de l'orgueil et de la volupté. Il s'attaque à ce vieux polythéisme, chanté par les poètes, protégé par les empereurs, qu'on avait vu couvrir le monde presque entier de son ombre. Le jeune athlète le prend, pour ainsi dire, corps à corps, il le dépouille des vains ornements dont l'a revêtu l'antique poésie, il le flagelle, et ne l'abandonne que lorsque, ayant repris pour son compte les critiques véhémentes des anciens apologistes et les sarcasmes des païens eux-mêmes, il l'a couvert de ridicule et accablé de son mépris.

Mais Athanase n'ignore pas que l'idolâtrie a pris, dans sa ville natale, une autre forme, plus éthérée et plus subtile. La philosophie néo-platonicienne reconnaît un Dieu suprême ; mais qu'est-ce que son démiurge, équivoque médiateur entre Dieu et le monde ? Que sont ces puissances échelonnées entre la Divinité et la nature ? Pourquoi ces agents secondaires ? Un Dieu tout-puissant ne se suffit-il pas ? Idolâtrie que tout cela, idolâtrie moins grossière en apparence que le polythéisme des Grecs, mais idolâtrie non moins déraisonnable et non moins corruptrice.

Après avoir ainsi démasqué l'erreur, Athanase montre les voies qui permettent d'en sortir et de s'élever à la vérité. La première de ces voies est l'étude de l'âme humaine, toute pénétrée de l'empreinte de Dieu. La seconde est l'étude de la nature, dont l'ordre souverain, malgré mille contrastes et le jeu compliqué des forces qui le composent, atteste la puissance infinie du Dieu unique qui le gouverne. La troisième voie est celle des Ecritures inspirées. Les saintes Lettres nous apprennent à voir, derrière le magnifique tableau du monde, ainsi qu'au plus intime de nos âmes, la Pensée de Dieu, le Verbe éternel. C'est avec son Verbe et par son Verbe que Dieu a fait toutes choses ; et c'est par son Verbe que toutes choses demeurent soumises à sa souveraine volonté.

Mais là n'est pas encore le dernier mot de la vraie religion. Dieu ne nous a pas seulement créés par son Verbe, c'est par son Verbe, ajoute Athanase, qu'il nous a rachetés du péché. Pour aider l'homme à se relever de ses fautes, le Verbe a pris un corps qui pût souffrir et mourir ; mais il reste Dieu, pour donner un prix infini à ses souffrances et à sa mort.

Tel est, dans ses lignes principales, le magnifique traité publié par le jeune diacre en l'année 318. Plusieurs indices ont fait supposer qu'il fut composé, au moins en partie, dans la solitude de la Thébaïde[31], peut-être sous les yeux du grand saint Antoine, dont l'inspiration serait visible en plus d'un endroit. L'hypothèse est plausible. Aucun témoignage historique cependant ne vient la corroborer. Nous savons seulement qu'Athanase mena quelque temps la vie d'ascète. C'est sous ce titre qu'on l'acclama quand il fut élu au siège épiscopal d'Alexandrie. Il se glorifia souvent d'être l'ami d'Antoine. Rien ne s'oppose à ce que les relations établies entre ces deux grands hommes remontent à l'époque où le diacre composa son Discours contre les Gentils.

 

IV

Eclairé par Athanase, Alexandre se décida à prendre contre Arius des mesures énergiques. Il le cita à comparaître devant lui, en présence de tout le clergé d'Alexandrie, pour expliquer sa doctrine. A la suite de deux longues audiences, l'assemblée, convaincue de la culpabilité d'Arius, adhéra à l'anathème prononcé par l'évêque contre le nouvel hérétique. Un concile de tous les évêques d'Egypte et de Libye confirma cette sentence, l'étendit à onze diacres et à deux évêques, Second de Ptolémaïde et Théonas de Marmarique, qui avaient partagé les sentiments d'Arius[32].

Malgré les réticences et les équivoques de l'habile sophiste, Alexandre, son clergé et ses frères dans l'épiscopat venaient de pénétrer à fond la pensée d'Arius.

Rien n'était plus habilement construit que son système. Empruntant au néoplatonisme et à la gnose l'idée d'un intermédiaire entre Dieu et le monde, il s'appliquait à montrer cet intermédiaire dans le Verbe ou Fils de Dieu.

Entre Dieu, être suprême, ineffable, seul non engendré, seul éternel, seul bon, solitaire de toute éternité, et la nature créée, caduque et souillée, est le Verbe ou Fils de Dieu, créateur du monde. Ce Verbe de Dieu n'est pas, à proprement parler, Dieu ; ce Fils de Dieu n'est pas engendré par Dieu. Il n'est Fils que par adoption. Au fond, il est dissemblable en tout à la substance et à la personnalité du Père[33]. En soi, le Verbe est une des multiples puissances dont Dieu se sert. C'est, dit Arius, une simple cause seconde, comme le criquet et la sauterelle, agents des volontés divines[34]. Cet être mystérieux n'entre pas cependant dans le système du monde. Véritablement créé, il n'est pas une créature comme les autres. C'est une créature parfaite, Dieu ne pouvait en produire qui lui fût supérieure. Elle a grandi cependant en grâces et en mérite et s'est ainsi rendue digne de la gloire et du nom même de Dieu, que le Père et l'Eglise lui ont attribués[35].

Le Verbe n'a pas été seulement l'instrument de Dieu dans la création, il a été son instrument dans la rédemption ; il s'est incarné ; il a pris un corps humain, mais un corps sans âme, car une âme est inutile là où réside le Verbe[36]. L'humanité se sauvera en apprenant de lui la vérité qu'il lui a transmise de la part de Dieu.

Quant au Saint-Esprit, Arius, très peu explicite sur ce point, en admet la personnalité comme constituant avec le Père et le Fils une trinité ; mais, d'après lui, il est infiniment séparé des deux autres personnes. Arius paraît en faire une créature du Fils[37].

Cette conception théologique à trois marches présentait on ne sait quelle beauté capable de séduire à la fois les orgueilleux et les simples : les orgueilleux philosophes, par son aspect rationnel et sa manière de diviser en trois parties l'effort pour passer du fini à l'infini ; les simples fidèles par une fallacieuse conformité avec leurs habitudes intellectuelles[38]. Les esprits spéculatifs admiraient en effet, dans ce système, les plus séduisantes théories de l'école néoplatonicienne et de la gnose, exposées avec tout l'appareil de la dialectique aristotélicienne et le peuple s'accoutumait facilement à considérer le Fils de Dieu sous l'aspect de ces empereurs qualifiés du titre de César, qui ne gouvernaient le monde qu'en obéissant aux volontés de l'empereur décoré du nom d'Auguste.

Arius ne parait pas avoir cherché, dans la suite, à développer son système. Sa doctrine a été pour ainsi dire parfaite dès l'origine[39]. Mais on remarquera que presque toutes les hérésies du IVe et du Ve siècle y sont en germe. Par ses idées sur l'infériorité du Saint-Esprit, il prépare la doctrine de Macédonius. Sa théorie de la rédemption par la simple influence de la doctrine et des exemples du Christ ouvre la voie à Pélage. Sa manière de concevoir l'union du Verbe avec un corps sans âme contient tout le système d'Apollinaire, et l'espèce de divinisation progressive du Fils de Dieu, dont il émet l'idée, servira de fondement au plus pur nestorianisme.

 

V

Son système une fois conçu, Arius consacra tous ses efforts à se recruter des partisans. Saint Alexandre, dans une de ses lettres, signale les fréquentes réunions des amis d'Arius, leur prosélytisme cauteleux, leurs intrigues auprès des évêques[40]. L'évêque d'Alexandrie était bien informé. L'hérésiarque, chassé de son Eglise, ne se contentait pas d'entretenir des relations suivies avec les nombreux amis qu'il comptait dans Alexandrie ; on le voyait parcourir les diocèses d'Egypte, visiter les évêques sur lesquels il espérait pouvoir compter. Au nombre de ceux-ci était ce Mélèce de Nicopolis, qui, jadis excommunié par saint Pierre d'Alexandrie, avait organisé, de concert avec quelques partisans, un véritable schisme, luttant sans trêve, depuis quinze ans, contre l'Eglise hiérarchique[41]. Arius comptait aussi sur ses anciens compagnons d'études, les disciples de Lucien d'Antioche, qui, fiers de leur illustre maître, se désignaient communément entre eux par le nom de collucianistes, et prétendaient former comme une école de penseurs. L'hérésiarque enfin était trop avisé pour ne pas exploiter au profit de sa cause la jalousie d'un certain nombre d'Eglises orientales à l'égard du siège d'Alexandrie.

Arius tira profit de toutes ces faiblesses. Sous une apparence austère, qui donnait plus de charme au tour assez piquant de son esprit, il excellait dans l'art de plaire aux hommes. Il dissimulait avec artifice la partie la plus odieuse de sa doctrine aux cœurs chrétiens, enveloppant toute difficulté de quelques versets de l'Ecriture mal appliqués, et insistait principalement sur son désir de paix, sur la dureté de son évêque, et surtout d'un jeune secrétaire, mauvaise tête et esprit hautain, disait-il, qui entraînait le bon vieillard[42]. Il allait, venait, envoyait des députations ; il connaissait le faible de chacun et le flattait sans affectation[43].

Sa principale conquête fut celle d'Eusèbe de Nicomédie. Ce personnage, qui devait jouer dans l'expansion de l'arianisme un rôle capital, avait d'abord gouverné l'Eglise de Béryte, ou Beyrouth, en Phénicie. Mais son ambition lui faisait rêver une situation plus prépondérante. A force d'intrigues, il était parvenu à se faire nommer évêque de Nicomédie, où résidait depuis Dioclétien la cour impériale. Là il avait cherché à gagner les bonnes grâces de l'empereur Licinius et s'était insinué autant qu'il avait pu dans l'intimité de l'impératrice Constantia, sœur de Constantin. Une de ses préoccupations était d'essayer de diminuer, par tous les moyens en son pouvoir, l'autorité des sièges d'Alexandrie et d'Antioche, au profit de celui de Nicomédie, capitale de l'empire en Orient. Vaniteux et intrigant, mais intelligent et habile, Eusèbe de Nicomédie pouvait être d'un grand secours au novateur. Arius lui écrivit une lettre débutant par ces mots : Mon seigneur, très fidèle et très orthodoxe Eusèbe, Arius, persécuté par l'évêque Alexandre, pour cette vérité chrétienne dont vous êtes le défenseur, vous salue. Eusèbe s'empressa d'inviter Arius à venir auprès de lui à Nicomédie, et cette précieuse adhésion, ainsi publiquement donnée, entraîna le suffrage d'un grand nombre d'évêques, au nombre desquels fut Eusèbe de Césarée[44].

La réputation de l'évêque de Césarée était fort grande. Dans ses grands ouvrages d'exposition dogmatique, la Préparation évangélique et la Démonstration évangélique, il avait donné de précieuses synthèses de la foi catholique ; par ses œuvres de polémique, il avait réfuté Porphyre et Hiéroclès ; dans sa Chronique et son Histoire Ecclésiastique, il avait fait preuve d'une érudition sans égale sur les premiers siècles de l'Eglise. Il était hautement estimé de Constantin, qui avait souvent recours à sa science. Mais la culture théologique d'Eusèbe de Césarée n'était pas à la hauteur de ses connaissances historiques, et son caractère manquait de fermeté. Deux motifs l'inclinèrent vers Arius. Disciple d'Origène, mais infidèle à la doctrine du maître sur la question de la création éternelle, il s'était par là même privé de l'argument origéniste en faveur de l'éternité du Verbe. La faiblesse de sa volonté le portait d'ailleurs à suivre en toutes choses la fortune de son parent de Nicomédie.

Enfin, par l'impératrice Constantia, sur qui Eusèbe de Nicomédie paraît avoir exercé une réelle influence, on pouvait espérer gagner l'empereur Constantin lui-même[45]. L'arianisme ne pouvait, semblait-il, que flatter l'ambition impériale : en faisant déchoir le Christ de sa divinité, n'abaissait-il pas l'Eglise au rang d'une institution humaine, soumise au contrôle de l'Etat ?

Fort de tous ces appuis et de toutes ces espérances, Arius redoubla d'audace. De Nicomédie, où il résida quelque temps auprès d'Eusèbe, et sans doute sous l'inspiration de celui-ci, il publia, en forme de Lettre à l'évêque Alexandre, un manifeste habile, mesuré, mais où, en somme, il justifiait toutes les accusations portées contre lui par le concile qui l'avait condamné. Peu après, il fit paraître, sous le titre de Thalie ou du Banquet, une sorte de poème, mélangé de prose et de vers, destiné à être chanté dans les festins sur le rythme de poésies fort libres qui étaient dans toutes les mémoires[46]. Le poème débutait ainsi : Dans la compagnie des élus de Dieu, des saints enfants, des orthodoxes, moi, Arius, le célèbre, qui ai souffert pour la gloire de Dieu, j'ai appris ce qui suit. Dans ses chants, en parlant du Verbe, Arius n'usait pas des mêmes précautions et réticences que dans sa lettre à Alexandre. Le Fils de Dieu est de nature changeante et muable, disait-il ; il use de son libre arbitre comme il veut... C'est à ses œuvres, connues d'avance par son Père, qu'il doit d'être ce qu'il fut en naissant[47].

Plus libre encore était la parole de l'hérésiarque dans des chansons qu'il composa à cette époque à l'usage du peuple. Il y en avait pour les matelots, pour les voyageurs, pour ceux qui travaillaient au moulin. On y parlait de toutes sortes de sujets, et çà et là il y avait un mot sur le Verbe et sur la Trinité. Arius prenait lui-même soin de tout, et de l'air et des paroles[48].

 

VI

En présence de cette propagande, le saint évêque d'Alexandrie n'était pas resté inactif. Si Alexandre n'avait pas la promptitude de pénétration d'Athanase, il possédait à fond cet amour de Dieu et des âmes qui lui a valu d'être mis par l'Eglise au nombre de ses saints. Dès qu'il apercevait un péril pour son peuple, dès que sa conscience lui paraissait engagée, son caractère, ordinairement doux et affable, révélait tout à coup des qualités insoupçonnées d'énergie et de fermeté. Nous avons de lui deux lettres encycliques[49], écrites à cette époque. Elles sont pleines de vigueur apostolique et de sainte indignation. Le but de la première est de faire connaître à tous les évêques la condamnation portée contre les hérétiques, leurs noms, leurs doctrines et de prémunir ainsi les fidèles contre les intrigues des ariens et de leurs puissants protecteurs. La seconde lettre est plus complète : elle présente une réfutation en règle de l'arianisme et un exposé de la doctrine professée par l'évêque sur le Verbe de Dieu, son éternité, sa divinité absolue, ses relations avec Dieu le Père et avec le monde. Ce remarquable document, sans avoir l'incomparable relief des lettres que signera plus tard le grand Athanase, expose, quoi qu'on en ait dit[50] avec toute l'exactitude et toute la netteté désirables, les grandes lignes de la foi catholique sur le fond des questions débattues.

Beaucoup d'évêques d'Egypte, de Libye, de Syrie et d'autres pays entendirent la voix d'Alexandre et souscrivirent à ses conclusions ; mais les partisans de l'hérésiarque se multipliaient dans leur œuvre de propagande. Un rhéteur de Cappadoce, nommé Astérius, se distinguait entre tous par son activité. Ce sophiste à plusieurs têtes, comme l'appelle saint Athanase, parcourait les églises et y lisait publiquement un écrit où il avait systématisé l'arianisme[51]. Les évêques gagnés à la cause d'Arius tenaient de prétendus conciles. On en signale deux, l'un tenu en Bithynie et l'autre en Palestine[52]. Eusèbe de Césarée siégeait en ce dernier. Bref, la lutte devint si vive et la division si accentuée entre chrétiens, que les païens s'en moquaient ouvertement sur leurs théâtres. La tranquillité publique n'était pas moins troublée que la discipline de l'Eglise. Les regards se tournèrent vers les deux autorités souveraines, dont l'une veillait sur la foi de l'Eglise et l'autre sur la sécurité de l'empire : le pape et l'empereur.

Le pape Sylvestre avait été mis au courant de l'affaire par l'évêque d'Alexandrie, qui lui avait communiqué sa première lettre. Mais avant qu'il eût pris aucune mesure, l'empereur Constantin, poussé sans doute par Eusèbe de Nicomédie, pressé d'ailleurs de mettre fin à des conflits qui menaçaient de troubler gravement l'ordre public, était intervenu.

Devenu maitre de tout l'empire par la défaite de Licinius en 323, à la bataille d'Andrinople, Constantin avait hâte de faire acte de souverain en Orient. Il écrivit à Arius et à Alexandre une lettre commune, où il leur demandait de cesser de se disputer sur des points tout à fait secondaires de la religion. On était d'accord sur le principal, disait-il ; cela devait suffire. L'empereur attendait donc qu'on se réconciliât promptement, et qu'on le délivrât d'un grand souci[53].

Il faut avouer que si l'évêque de Nicomédie avait, comme tout l'indique, poussé Constantin à intervenir[54], il l'avait peu éclairé sur la portée de la controverse pendante.

Pour mieux faire réussir son plan de conciliation, Constantin chargea de sa missive le célèbre Osius, évêque de Cordoue. Ce vénérable vieillard, que l'empereur consultait habituellement, était alors figé de soixante-sept ans. On espérait que son âge, ses vertus, ses fonctions à la cour, les cicatrices encore visibles des blessures qu'il avait reçues pour la foi pendant la persécution de Dioclétien[55], imposeraient à tous. C'était mal connaître ce qu'est l'obstination d'un sectaire, et ce qu'est la fermeté d'un évêque convaincu de défendre la cause de la foi. C'était aussi se faire illusion sur la manière dont le vénérable messager entendrait l'accomplissement de sa mission. En quittant la cour de Constantin, Osius, étranger jusque-là aux disputes orientales, put s'imaginer quelque temps, lui aussi, qu'il ne s'agissait, entre Alexandre et Arius, que de questions d'ordre secondaire ; mais quand, à son arrivée à Alexandrie, il se fut fait expliquer le sens des termes grecs qui lui étaient étrangers[56], quand il se fut rendu compte de l'immense portée du débat, le rôle de conciliateur à tout prix que lui avait confié l'empereur ne lui fut plus possible. Nous manquons de détails sur ce qu'il fit en Egypte ; nous savons seulement qu'il combattit vivement le sabellianisme en exposant la doctrine chrétienne sur la nature et les personnes de la sainte Trinité[57]. Sans doute voulait-il établir la différence qui séparait la doctrine sabellienne de la doctrine orthodoxe. Nous savons aussi que sa mission échoua. S'il faut en croire Sulpice-Sévère[58], Osius, de retour vers l'empereur, lui déclara qu'un concile général pouvait seul mettre fin aux graves questions qui troublaient la capitale de l'Egypte.

Même à la distance des siècles, pour la postérité chrétienne qui porte aux débats religieux un intérêt que le temps ne saurait affaiblir, cette intervention d'un évêque d'Occident, à la naissance même de la grande hérésie arienne, est d'une précieuse importance. Si, comme l'a souvent prétendu une critique qui prend le doute pour la science, le dogme de la Trinité chez les chrétiens avait été un produit récent des rêveries philosophiques des Pères grecs, étrangers aux enseignements primitifs de l'Evangile ; si Jésus-Christ lui-même ne s'était donné à ses disciples que comme un homme supérieur et un prophète, et si c'était la philosophie qui eût imaginé d'en faire un Dieu, un évêque d'Occident, élevé loin de toute étude et dans la foi traditionnelle, aurait dû pencher en faveur d'Arius contre Alexandre. Il aurait dû embrasser, dans la controverse, celle des deux opinions qui offrait du dogme de la Trinité l'explication la plus simple et la plus humaine. Mais le contraire arriva et devait être. La tradition, chez les chrétiens, c'était la divinité de Jésus-Christ ; Jésus-Christ homme et Dieu, c'était là ce qu'on enseignait à l'enfant à murmurer dans les bras de sa mère et à adorer au pied de l'autel. C'était la philosophie au contraire qui, pour éclaircir le mystère. l'atténuait, le dénaturait. La foi simple d'Osius ne s'y méprit pas un instant[59].

L'évêque de Cordoue put d'ailleurs rapporter à Constantin que la controverse arienne n'était pas la seule cause de trouble en Orient. La controverse pascale et le schisme de Mélèce demandaient l'intervention d'une autorité souveraine. Cette intervention, l'évêque Alexandre[60], et plusieurs autres membres du clergé[61], la voyaient, comme Osius, sous la forme d'un concile de l'Eglise universelle. Ce projet, plein de grandeur, ne pouvait que séduire le génie de Constantin. L'empereur décida, dit Eusèbe, de convoquer tous les évêques de la terre habitable, pour opposer à l'invincible ennemi de l'Eglise les bataillons d'une phalange divine[62]. Le lieu de l'assemblée fut fixé par Constantin à Nicée, en Bithynie.

 

 

 



[1] EUSÈBE, Vie de Constantin, III, 54 ; ZOZIME, II, 31.

[2] SOZOMÈNE, Hist. ecclés., I, 7.

[3] Voir l'énumération de ces étranges pratiques dans MOMMSEN ET MARQUARDT, Manuel des antiquités romaines, t. XII, trad. Brissaud, Paris, 1889, p. 119-138.

[4] Corpus inscr. latin., t. X, 3792.

[5] P. ALLARD, Julien l'Apostat, t. I, p. 82-83. De l'eau eût suffi à éteindre les cendres ; le vin paraît bien avoir eu une autre signification.

[6] Dans les seules régions que baigne la Méditerranée ou que le Rhône met en communication directe avec elle, de nombreuses inscriptions, trouvées à Nîmes, Vence, Orange, Vaison, Valence, Lyon, etc., montrent les divinités locales, plus ou moins associées à l'adoration des forces naturelles, identifiées avec les dieux romains qui s'en rapprochent le plus. Corpus inscr. lat., t. XII, 43, 357, 358, 1222, 1315, 1567, 1569, 1744, 1745, 1782, 3096-3102, 4323, 4329, 5687, 5864, 5953.

[7] Hist. générale de l'Eglise, t. I.

[8] L'opinion de VAN DALE (Dissert. antiq., II, 1-2), timidement reprise par AUBÉ (De Constantine imperatore pontifice maximo, 1861) et par BOUCHÉ-LECLERCQ (les Pontifes de l'ancienne Rome, p. 406-407), d'après laquelle le souverain pontificat de Constantin et de ses successeurs leur aurait donné sur la religion chrétienne le même pouvoir que les empereurs païens avaient sur l'ancienne religion, n'est pas soutenable. Aucun écrivain chrétien n'a donné à Constantin le titre de pontife. Voir Paul ALLARD, Julien l'Apostat, I, 354-355.

[9] P. ALLARD, Julien l'Apostat, t. I, p. 69-70.

[10] Léon RENIER, Mélanges d'épigraphie, p. 45 ; ROSSI, Bull. di arch. crist., 1878, p. 29 ; P. ALLARD, op. cit., p. 74-75.

[11] TH. DE RÉGNON, S. J., Etudes de théologie positive sur la Sainte Trinité, t. III, p. 199.

[12] Voir BATIFFOL, Etude d'hagiographie arienne, la Passion de saint Lucien d'Antioche, dans le Compte rendu du Congrès scientifique des catholiques de 1891, t. II, p. 181-186. Cf. Anal. bolland., t. XI, p. 471.

[13] Hist. générale de l'Eglise, t. I.

[14] Hist. générale de l'Eglise, t. I.

[15] Elles se trouvent réunies dans ROUTH, Reliquiæ sacræ, 2e édit., IV, 1-17.

[16] TIXERONT, Hist. des dogmes, 3e édit., t. II, p. 21.

[17] Saint Jean Chrysostome, dans un panégyrique de Saint Lucien, prononcé à l'occasion de sa fête, le 7 janvier 387, ne fait aucune allusion à ses erreurs.

[18] Quand S. EPIPHANE, dans son Ancoratos, XLIII, P. G., t. XLI, col. 817, dit que Lucien niait l'intelligence humaine du Christ, il lui attribue vraisemblablement une erreur dont la responsabilité tombe sur ses disciples. On sait que la critique dogmatique de saint Epiphane est généralement empreinte de sévérité. Baronius, qui, dans ses Annales (ad ann. 311, n. 12, et 318, n. 75) cherche à laver Lucien de tout soupçon d'hérésie, est obligé de reconnaître qu'il se servit d'expressions impropres dans sa polémique contre les sabelliens. Sur Lucien d'Antioche et sa théologie, voir GWATKIN, Studies of arianism, p. 18 et s. HARNACK, Antiocherische Schule, dans Real-Encyklopädie, t. I, p. 591-595 ; KATTENBUSCH, Das apostolische Symbol, t. I, p. 252 et s., 255 et s., 256 et s., t. II, p. 202 et s., 739 ; HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, t. I, p. 347-349 ; TIXERONT, Hist. des dogmes, t. II, p. 21-22. De toutes les études qui ont été publiées à ce sujet, il semble résulter que saint Lucien d'Antioche a été un de ces maîtres qui, prompts à émettre dans leur enseignement les hypothèses les plus originales, côtoient parfois l'hérésie dans leurs paroles, mais restent toujours orthodoxes de cœur. Ainsi s'expliqueraient les prétentions des ariens, les insinuations de saint Alexandre, les affirmations de saint Epiphane, et, en même temps, la vénération dont l'Eglise a entouré la mémoire de saint Lucien, les éloges qu'a faits de lui saint Jean Chrysostome et la discrétion respectueuse que saint Athanase, dans ses polémiques, a toujours gardée à son endroit.

[19] Saint Epiphane, parlant de lui à propos de l'élection d'Alexandre au siège d'Alexandrie en 311, l'appelle un vieillard. Il devait avoir à cette époque, d'après les calculs des historiens, environ soixante ans.

[20] Hist. générale de l'Eglise, t. I.

[21] LE BACHELET, au mot Arius, dans le Dict. de théologie de VACANT-MANGENOT, t. I, col. 1780.

[22] S. EPIPHANE, Hær., LXIX, 1. Nous avons ici la preuve que la ville d'Alexandrie était alors, au point de vue religieux, régulièrement divisée en paroisses, dirigées par ce que nous appelons aujourd'hui des curés.

[23] Sozomène dit qu'Alexandre traita d'abord Arius avec honneur, à tel point que plusieurs faisaient des reproches à l'évêque de son excessive tolérance. SOZOMÈNE, Hist. ecclés., l. I, ch. XV. P. G., LXVII, col. 904.

[24] Philostorge et Eusèbe ne parlent pas de cette première entrevue d'Alexandre et d'Arius ; mais leur silence ne nous parait pas prévaloir contre les assertions précises de Sozomène.

[25] SOCRATE, Hist. ecclés., l. I, ch. V. P. G., LXVII, col. 42.

[26] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, t. I, p. 353.

[27] C'est ce qui ressort du récit de SOCRATE, loc. cit., P. G., LXVII, col. 42.

[28] Nous suivons la chronologie donnée par F. CAVALLERA, en tête de son Saint Athanase, publié dans la collection la Pensée chrétienne, un vol. in-12°, Paris, 1908, p. IX. Cf. G. BARDY, Saint Athanase, Paris, 1914, p. 1.

[29] Μήδέ άνήρ, άλλ' ανθωπίσκος, dit JULIEN L'APOSTAT, lettre 51.

[30] Adversum gentes libri duo : c'est ainsi que saint JÉRÔME désigne l'œuvre de saint Athanase dans son De viris illustr., c. LXXXVII. A la suite des Bénédictins, qui ont donné un titre à chacun des deux livres : Discours contre les Grecs et Discours sur l'Incarnation (P. G., t. XXV, col. 3-96), la plupart des auteurs citent séparément ces deux livres comme deux traités distincts ; mais dans la pensée de saint Athanase, et en réalité, ils ne forment qu'un seul tout.

[31] Dom CEILLIER, Hist. générale des auteurs sacrés, IV, ch. II, art. II, n. 1. Dès le début de son ouvrage, Athanase déclare qu'il n'a pas sous la main les œuvres de ses bienheureux maîtres, c'est-à-dire des anciens écrivains ecclésiastiques. Cette phrase s'explique mieux s'il a écrit au désert.

[32] Sur ce concile, tenu à Alexandrie en 320 ou 321, voir HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des conciles, t. I, p. 363-372.

[33] Thalie (Saint ATHANASE, le Livre des Synodes, 15 ; Discours contre les ariens, I, 5, 6).

[34] Thalie (Discours contre les ariens, I, 5).

[35] Epist. ad Alex. (Livre des synodes, 16) ; Thalie (Synodes, 15 ; Discours contre les ariens, I, 5).

[36] TIXERONT, Hist. des dogmes, II, 27.

[37] TIXERONT, Hist. des dogmes, II, 27.

[38] TH. DE RÉGNON, Etude de théologie positive sur la Trinité, t. II, p. 72.

[39] TIXERONT, op. cit., p. 28. On trouvera un exposé complet de la doctrine d'Arius dans TIXERONT, op. cit., t. II, p. 22-29 ; LE BACHELET, au mot arianisme, dans le Dict. de théol. de VACANT-MANGENOT, t. I, col. 1784-1791.

[40] P. G., t. XVIII, col. 547 et s.

[41] Hist. générale de l'Eglise, t. I.

[42] S. EPIPHANE, Hæres., LXIX, 7.

[43] A. DE BROGLIE, l'Eglise et l'empire romain au IVe siècle, t. I, p. 375-376.

[44] Sur Eusèbe de Nicomédie, voir Adolf LICHTENSTEIN, Eusebius von Nikomedia, un vol. in-8°, Halle, 1903.

[45] Pour tromper le monde, a écrit saint Jérôme, Arius commença par tromper la sœur de l'empereur. Saint JÉRÔME, ép. CXXXIII, n. 4 ; P. L., t. XXII, col. 1153.

[46] Le poète égyptien Sotade, mal famé pour ses mœurs efféminées, avait créé ce genre. Voir FIALON, Saint Athanase, étude littéraire, Paris, 1877, p. 63 et s. Cf. G. BARDY, Saint Athanase, p. 13-14.

[47] Discours contre les ariens, I, 5 ; P. G., t. XXVI, col. 21.

[48] A. DE BROGLIE, I, 378. On a fait trop d'honneur à Arius quand on l'a appelé le père de la musique religieuse dans l'Eglise chrétienne. Saint Athanase parle autrement de la Thalie et des chants ariens.

[49] La seconde lettre est ordinairement citée comme lettre particulière à l'évêque Alexandre de Byzance, mais il est probable qu'elle avait le caractère d'encyclique comme la première (TIXERONT, II, 29). La première lettre se trouve dans SOCRATE, Hist. ecclés., I, 6 ; la seconde est citée par THÉODORET, Hist. ecclés., I, 3. L'une et l'autre sont reproduites dans la P. G., t. XVIII, 572 et s., 548 et s.

[50] Harnack, tout en reconnaissant que la doctrine d'Alexandre est essentiellement identique à la doctrine postérieure d'Athanase, soutient qu'elle n'est pas clairement formulée. (HARNACK, Précis de l'histoire des dogmes, trad. Choisy, Paris, 1893, p. 178-179.) M. Tixeront prouve au contraire qu'elle est très explicite sur l'objet du débat. (TIXERONT, I, 29-31.) Au fond, Harnack lui reproche surtout de ne pas contenir le mot όμοούσιος. Mais τής ούσίας se rencontre presque équivalemment dans la formule έκ αύτοΰ τοΰ οντος πατρός.

[51] Saint ATHANASE, Livre des Synodes, 18 ; P. G., t. XXVI, col. 713.

[52] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, t. I, p. 378-385.

[53] La lettre de Constantin se trouve reproduite par EUSÈBE, Vie de Constantin, l. II, ch. CLXIII ; P. G., t. XX, col. 1037 et s.

[54] On a même soutenu qu'Eusèbe de Nicomédie avait eu quelque part à la rédaction de la lettre impériale (HÉFÉLÉ-LECLERCQ, I, 583). D'autres ont supposé que le texte que nous possédons n'est qu'une paraphrase composée par Eusèbe de Césarée (LE BACHELET, au mot arianisme, dans le Dict. de théol. de VACANT, col. 1783). Quoi qu'il en soit, le fond de la lettre est bien dans le caractère de l'empereur Constantin. Cf. BARDY, op. cit., p. 15.

[55] Histoire générale de l'Eglise, t. I.

[56] SOCRATE, Hist. ecclés., l. III, ch. VIII ; P. G., t. LXVII, col. 393.

[57] SOCRATE, Hist. ecclés., l. III, ch. VIII ; P. G., t. LXVII, col. 393.

[58] SULPICE-SÉVÈRE, Hist., l. II, ch. LV ; P. L., t. XX, col. 152.

[59] A. DE BROGLIE, l'Eglise et l'emp. romain au IVe siècle, t. I, p. 385-386. Baronius et Tillemont, suivis en cela par le duc de Broglie, placent à cette époque une lettre fort vive de Constantin à Arius et aux ariens. Cette lettre est citée par GÉLASE DE CYZIQUE dans son Hist. du conc. de Nicée, III ; P. G., t. LXXXV, col. 1344 et s., et saint Epiphane en fait mention, Hæres, 9 ; P. G., t. XLII, col. 217. Mais l'authenticité de ce document, fort bizarre d'ailleurs, n'est pas à l'abri de toute critique.

[60] Saint EPIPHANE, Hæres., LXVIII, 4 ; P. G., t. XLII, col. 189.

[61] Ex sacerdotum sententia, dit Rufin.

[62] EUSÈBE, Vie de Constantin, III, 3-5. Suivant Eusèbe, Constantin déclarait avoir convoqué le concile de Nicée de sa propre initiative, sous l'inspiration de Dieu. (Vie de Constantin, l. III, ch. XII ; P. G., t. XX, col. 1068.) Mais nous savons d'autre part qu'il consulta des prêtres et des évêques. Au nombre de ceux-ci dut être l'évêque de Rome. D'ailleurs le fait que le pape saint Sylvestre envoya au concile deux délégués implique de sa part une ratification de la convocation impériale. Telle est l'explication admise par Bellarmin, Héfélé, Mazzella, Palmieri, Phillips, Wernz, etc. Le Dr FUNK (Kirchengeschicheiche Abhandlungen, t. I, p. 39 et s.), a accumulé bien des textes et des raisonnements pour démontrer que Constantin agissait en son nom personnel et de son propre mouvement. La série des témoignages apportés par le savant auteur n'annule pas ceux qui nous montrent Constantin consultant le clergé, et surtout n'empêche pas le fait de l'approbation tacite et de la ratification expresse du pape. — Le droit exclusif et absolu du souverain pontife à convoquer un concile n'est pas discuté parmi les catholiques. Voir HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des conciles, t. I, p. 9-10, note 404-407. Le VIe concile œcuménique, qui eut lieu en 680, dit : Constantin et Sylvestre convoquèrent le concile de Nicée. HARDOUIN, III, 1417 ; MANCI, t XI, col. 661.