HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

DEUXIÈME PARTIE. — LA LUTTE

 

 

Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive[1], avait dit le Sauveur. Aucune époque n'a mieux réalisé cette prophétie que Celle des deux siècles qui ont suivi la mort du dernier apôtre. Des persécutions, des hérésies, des schismes, des controverses : c'est tout ce qu'on y aperçoit du premier coup d'œil. Avec Trajan, Hadrien, Dèce, Dioclétien, c'est la puissance formidable de l'empire romain, qui se rue sur l'Eglise naissante. Avec Lucien, Celse, Marc-Aurèle, c'est le vieil esprit païen, dans ce qu'il a de plus délié et de plus captieux, qui cherche à dissoudre ou à capter l'esprit chrétien. Dans le vaste syncrétisme de toutes les aspirations religieuses exaltées et de tous les instincts débridés, la formidable hérésie de la Gnose menace d'entraîner le monde à sa suite. Presque en même temps, le montanisme semble sur le point de faire dévier le christianisme dans un ascétisme farouche et révolté. D'autre part, les schismes d'Hippolyte, de Mélèce et de Novatien, les controverses ardentes qui s'élèvent sur le baptême, sur la pénitence et sur la Pâque, troublent les fidèles, divisent l'épiscopat, mettent en cause la suprême autorité elle-même.

Telle est la première vue que' présente l'histoire de l'Eglise, de la mort de saint Jean l'Evangéliste à l'édit pacificateur de Milan. Cependant un regard plus attentif fait constater que, pendant cette période tragique. la foi s'est affermie. Au milieu des persécutions, d'innombrables martyrs ont versé leur sang, avec un héroïsme dont l'exemple restera la preuve la plus frappante de la divinité de notre religion. Les attaques de l'hérésie ont amené l'Eglise à préciser ses croyances en des formules dont la foi chrétienne vivra désormais. Dans la tourmente, les fidèles ont été amenés à se grouper plus étroitement auprès de leurs prêtres et de leurs évêques. Ceux-ci, dans leurs controverses ou dans leurs incertitudes, ont eu si fréquemment l'occasion de recourir à l'autorité souveraine du pontife romain, qu'ils en ont fortifié la prééminence. En face d'adversaires qui les attaquaient au nom de la philosophie et de la science, les chrétiens se sont montrés polémistes, savants et philosophes. L'apologétique et la théologie se sont affirmées dans des œuvres de la plus haute valeur. Finalement, quand les vieilles religions antiques se sont effondrées par leur propre insuffisance dogmatique et morale, l'Eglise, dans sa puissante vitalité, a su emprunter à ceux de leurs rites qui exprimaient les vraies aspirations religieuses des âmes, les éléments d'une liturgie pompeuse et touchante à la fois.

Bref, au début du Ier siècle, l'édit de Milan et le concile de Nicée auront moins à fonder une autorité ou à créer un dogme, comme on l'a trop souvent affirmé, qu'à constater et à confirmer une situation conquise au milieu de la lutte.

Au point de vue des persécutions extérieures subies par l'Eglise pendant cette période, on a pu distinguer trois phases distinctes. La première comprend les dernières années du Ier siècle et tout le IIe. Le seul fait de professer le christianisme est alors un délit ; mais le seul fait de l'abjurer libère de toute poursuite. Pendant la seconde phase, qui comprend toute la durée du IIe siècle, la situation juridique des chrétiens ne change pas au fond, mais leur insécurité s'aggrave. Leur sort est désormais soumis au bon plaisir des empereurs, qui lancent contre eux, à des intervalles irréguliers, des édits de persécution. C'est moins alors l'hostilité latente des premiers temps qu'une guerre ouverte, précédée d'une déclaration régulière. Pendant la troisième phase, celle que voient les douze premières années du siècle, alors que l'empire romain a plusieurs têtes, la persécution, d'abord générale, devient bientôt locale, et sa violence, souvent extrême, s'amortit ou se ranime, suivant les provinces et au gré des circonstances particulières[2].

Quant aux crises intérieures qui, parallèlement aux persécutions, bouleversent l'Eglise par l'hérésie, le schisme ou la controverse, elles ont trois principales sources. La première n'est autre que cet esprit judaïque ou judaïsant, étroit, jaloux, borné par les perspectives nationales et par les espérances temporelles, que Jésus avait déjà rencontré sur son chemin. Les sectes ébionite, nazaréenne, essénienne, elkésaïte, tels partis gnostiques, n'ont pas d'autre origine. Le paganisme, sous les formes multiples qu'il avait revêtues, tant en Orient qu'en Occident, devient, par sa pénétration dans les milieux chrétiens, une autre source d'hérésies ; à certain point de vue, le gnosticisme n'est qu'un monstrueux compromis entre la vérité chrétienne et les erreurs païennes. La troisième source des troubles intérieurs qui désolent l'Eglise du IIe et du IIIe siècle doit être cherchée dans cet esprit d'individualisme exagéré, d'autonomie exclusive, qui, de Simon le Magicien à Novatien et à Mélèce, provoque tant de rébellions, sourdes ou déclarées, suscite tant de partis réfractaires à la loi du dogme et à la direction de la hiérarchie.

Tels sont les faits que nous allons raconter, en suivant autant que possible l'ordre des temps, dont nous ne nous écarterons que dans la mesure où la clarté de l'exposition nous paraîtra le demander.

 

 

 



[1] Matthieu, X, 34.

[2] Cf. Paul ALLARD, Dix leçons sur le martyre, 2 vol. in-12°, Paris, 1906, p. 85-115.