HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

PREMIÈRE PARTIE. — LA PREMIÈRE EXPANSION

CHAPITRE III. — ANTIOCHE, LE PREMIER CONTACT DE L'ÉGLISE NAISSANTE AVEC LE MONDE GRÉCO-ROMAIN (40-62).

 

 

I

La ville d'Antioche, résidence du légat impérial de Syrie, pouvait compter, vers le milieu du Ier siècle, un demi-million d'habitants. Bâtie par Séleucus, sur les bords de l'Oronte, dans un site superbe, elle avait été d'abord la capitale des rois Séleucides. Ceux-ci l'avaient embellie avec ce goût de décoration théâtrale qu'ils portaient dans la construction de leurs grandes cités. La domination romaine n'avait fait qu'ajouter à sa magnificence. Les ruines grandioses qu'il est encore aujourd'hui donné au voyageur de contempler[1], font imaginer ce que pouvait être, par exemple, ce grand Corso, pavé de marbre et de pierres blanches, bordé d'hôtels somptueux, de monuments publics et de palais royaux, qui traversait la ville dans toute sa longueur. Tout, dans Antioche, l'opulence de ses habitants, enrichis par le commerce, le luxe de ses constructions, la beauté molle du paysage qui l'encadrait, favorisait le développement d'un paganisme sensuel. Le culte d'Apollon et des nymphes y déroulait ses longs cortèges. A huit kilomètres au couchant de la ville, les théories sacrées allaient à travers des bois de lauriers et de myrtes, par des chemins bordés de rosiers et de jasmins, vénérer dans son temple la statue colossale d'Apollon de Daphné, célèbre dans le monde entier[2]. C'est là que Julien l'Apostat essaiera plus tard, mais vainement, de ressusciter le paganisme frappé à mort.

Dans un quartier retiré de la ville, un groupe d'Israélites, attirés jadis par les Séleucides, qui avaient cherché par là à faire échec aux Ptolémées[3], pratiquaient dans toute sa pureté le culte du vrai Dieu. Plusieurs historiens Croient même que la ville d'Antioche fut le théâtre du martyre du saint vieillard Eléazar, des sept frères Macchabées et de leur héroïque mère[4].

Avec le temps, entre ces vrais adorateurs de Jéhovah et la foule des idolâtres, s'était formée peu à peu une masse indécise et mêlée : juifs hellénisants, plus ou moins imbus de mœurs païennes ; païens craignant Dieu, attirés par la grandeur du monothéisme israélite et l'espoir du Messie Rédempteur. C'est eu passant par ces groupes intermédiaires que la propagande religieuse avait fini par atteindre les purs païens, ceux que saint Luc appelle les Grecs[5].

L'annaliste ajoute que la main du Seigneur fut avec les missionnaires et qu'un grand nombre de personnes se convertirent au Seigneur[6].

Le bruit en parvint bientôt à l'Eglise de Jérusalem, qui, par la vision de Joppé et les circonstances qui avaient accompagné le baptême de Corneille, était préparée à comprendre et à accepter cette extension de l'apostolat. Les frères de Jérusalem envoyèrent donc l'un d'entre eux, Barnabé, à Antioche, pour s'informer de la situation.

Le lévite Joseph, surnommé Barnabé (Bar Nebûâh, le prédicateur ou le consolateur) soit à cause de son zèle à prêcher la parole de Dieu, soit à cause de ses qualités d'amabilité et de serviabilité, qui le rendaient sympathique à tous, était déjà un personnage marquant dans l'assemblée des fidèles. Le livre des Actes nous apprend que, dès la première heure, il vendit un champ et en remit le prix aux apôtres pour venir en aide à la jeune communauté[7]. Quand Saül converti, mais encore suspect aux chrétiens, arriva à Jérusalem[8], c'est Barnabé qui le présenta à l'assemblée. Originaire de Chypre, voisine de Tarse, peut-être y avait-il autrefois connu Saül et pouvait-il, à ce titre, mieux que personne, garantir la sincérité de cette nature loyale, tout d'une pièce et incapable de mentir. Barnabé n'était pas seulement un homme bon, plein de foi et du Saint-Esprit[9], comme le qualifie saint Luc ; d'une haute stature, d'un port majestueux qui, à Lystres, le feront prendre pour Jupiter lui-même, il était capable, plus que tout autre, d'imposer au peuple par l'autorité de sa personne[10]. Aucun choix ne pouvait donc être plus heureux. Nul n'était plus à même de comprendre la nouvelle campagne apostolique, dans laquelle ses compatriotes, quelques cypriotes pleins de zèle, avaient si efficacement travaillé.

Barnabé vint à Antioche. Non seulement il approuva le mouvement universaliste qui s'y dessinait, mais il se proposa de l'accentuer en y multipliant les ouvriers évangéliques. Sa pensée se porta sur son grand ami, Saül, dont il connaissait l'âme ardente, l'esprit ouvert à toutes les grandes entreprises, et tout particulièrement le zèle pour la conversion des Gentils. Il se rendit donc à Tarse et bientôt après en ramena Saül.

Le nouveau missionnaire d'Antioche va désormais occuper le premier rang, sinon dans la hiérarchie, dont Pierre reste le chef incontesté, au moins dans l'œuvre de l'évangélisation. Son histoire va se confondre presque avec l'histoire de la propagation du christianisme.

Saül de Tarse est alors dans toute la force de l'âge mûr. Il compte un peu plus de quarante ans. Sa personne n'est point de celles qui imposent au premier abord. Chétif d'apparence, pleinement conscient de ses défectuosités extérieures[11], Saül tremble ; il tremblera toute sa vie à la seule pensée d'aborder un nouvel auditoire ; mais toute sa vie aussi, une voix impérieuse, celle de sa conscience, celle d'une irrésistible vocation, le poussera à prêcher à tous, partout, malgré tout, à temps et à contretemps, comme il dit, la foi au Christ qui est sa vie. Væ mihi, si non evangelizavero ! Malheur à moi, si je ne prêche pas l'Evangile ! s'écriera-t-il.

Au lendemain de son baptême et de sa guérison, il a éprouvé le besoin de parcourir, l'une après l'autre, toutes les synagogues de Damas, de déclarer à tous qu'il a vu de ses yeux, vivant et ressuscité, ce Jésus, notoirement mort et enseveli, qui se disait le Fils de Dieu. Puis, laissant là ses coreligionnaires, stupéfaits de ses affirmations, et qui n'osent pourtant douter de sa parole, il a eu hâte de fuir le tumulte des villes, de se trouver en face de lui-même, en tête à tête avec Dieu. Il est parti pour l'Arabie, c'est-à-dire, selon toute vraisemblance, pour la presqu'île sinaïtique. Là, pendant un an, deux ans peut-être, il a sondé son âme, approfondi le sens des révélations qu'il a reçues de Dieu sur le chemin de Damas et des enseignements traditionnels qu'il a recueillis de la bouche de son catéchiste, Ananie. A la lumière de sa foi nouvelle, il a relu ces Ecritures qu'il avait si longtemps scrutées sous la direction de Gamaliel. Le voilà armé pour la controverse comme pour l'exhortation. Mais il n'a pu jusqu'ici exposer librement sa doctrine. A Damas, lorsqu'il y est revenu pour y prêcher, il n'a échappé aux sicaires, soudoyés pour le faire périr, que par un habile stratagème de ses amis, qui l'ont fait évader en le cachant dans une manne et en le descendant le long des murs par une poterne. A Jérusalem, où il est allé voir Pierre, il a rencontré de nouvelles embûches. Il n'y est pas resté plus de quinze jours. Il a alors regagné Tarse, son pays natal, où pendant cinq ou six ans, refoulant sans doute, dans un abandon héroïque à la Providence, l'ardent désir qu'il a de prêcher partout Jésus-Christ, il a nourri de nouveau son âme dans la prière silencieuse et dans l'étude[12]. C'est là que Barnabé est allé le prendre pour le faire son compagnon d'apostolat, ou plutôt son maître et son chef.

 

II

Pendant une année entière, Saül et Barnabé évangélisèrent Antioche. On ne voit pas qu'aucune mesure de l'autorité, qu'aucune émeute populaire ait entravé l'ardeur de leur zèle. On imagine facilement les deux apôtres, l'un avec sa parole enflammée, l'autre avec son onction communicative, se mêlant aux conversations de cette population commerçante, que la fièvre des affaires et l'amour des plaisirs tourmentent sans la satisfaire. On les voit, tantôt discutant sur l'agora avec les rhéteurs, tantôt rassemblant le peuple autour d'eux, dans les rues, pour leur faire entrevoir le doux idéal des béatitudes évangéliques[13]. Les conversions furent rapides et nombreuses. Parmi les disciples du Christ, l'Eglise d'Antioche acquit bientôt une renommée qui l'éleva au-dessus de toutes les Eglises de ce temps-là. Les païens comprirent, d'autre part, qu'ils se trouvaient en présence d'une société distincte du judaïsme ; et, du nom de Christ, désignant Celui que tous acclamaient comme leur seul Maître, ils appelèrent ses adeptes Χριστιανοί, les chrétiens[14].

La jeune chrétienté, cependant, ne ménageait pas à l'Eglise mère de Jérusalem les témoignages de sa charité. En 44, quand le prophète Agab eut annoncé la famine qui allait sévir dans la Ville sainte, les chrétiens d'Antioche se mirent aussitôt à recueillir des aumônes. Dix-huit mois plus tard, lorsque éclata le fléau, Saül et Barnabé, accompagnés de Tite, les portèrent à Jérusalem. C'était au lendemain du martyre de Jacques le Majeur. La terreur de la persécution pesait encore sur la ville. Pierre, revenu de Rome, s'y trouvait, avec Jean et Jacques le Mineur. Ce dernier était plus spécialement préposé au gouvernement de l'Eglise locale. Les envoyés d'Antioche remirent leurs offrandes au conseil des Anciens et profitèrent de cette occasion pour faire un exposé de la situation que la Providence leur avait faite à Antioche. Pierre, Jacques et Jean reconnurent qu'une grâce spéciale avait été accordée à Paul pour la conversion des païens[15], qu'il était l'apôtre des incirconcis, comme Pierre l'était des circoncis[16], et demandèrent seulement aux deux missionnaires de vouloir bien se souvenir des pauvres de Jérusalem[17]. On pouvait, dès lors, sans doute prévoir l'état de misère qui se perpétua désormais dans la Ville sainte, au milieu de révoltes et de répressions presque incessantes, jusqu'au moment de sa ruine définitive. Paul promit aux apôtres de Jérusalem de ne jamais oublier leurs pauvres : il devait tenir sa promesse avec une indéfectible fidélité.

Forts de l'approbation qu'ils venaient ainsi de recevoir de la part de ceux qu'on regardait à juste titre comme les colonnes de l'Eglise[18], Saül et Barnabé reprirent leur apostolat avec une nouvelle ardeur. Leur zèle, non content de s'exercer dans la ville, rayonna au dehors. L'île de Chypre, d'où Barnabé était originaire, fut le premier champ de leurs travaux. C'est là que le proconsul Sergius Paulus embrassa la foi, et que Saül, devenu subitement Paul[19], prit la direction de l'expédition évangélique. Revenus sur le continent, ils évangélisèrent successivement Antioche de Pisidie, Iconium, Lystres, Derbé, bref toute la région connue sous le nom de Galatie romaine[20]. Partout leur méthode était la même. Ils se présentaient d'abord aux synagogues, et y prêchaient tant que les Juifs leur prêtaient une oreille attentive. Sitôt que l'autorité leur en fermait la porte, ou qu'une émeute les en bannissait, ils s'adressaient hardiment aux païens. Puisque vous rejetez notre parole, disaient-ils à leurs compatriotes, nous nous tournons vers les Gentils[21]. De 47 à 52, ils ne fondèrent pas moins de sept chrétientés.

Mais leur succès même devait être pour leurs Eglises l'occasion d'une tempête. Il n'y avait pas à se le dissimuler : de toutes ces nouvelles chrétientés, Antioche était le centre, et Paul en paraissait le chef. Que devenait donc l'influence de l'Eglise mère Dans ces nouvelles communautés, les observances juives n'étaient point toutes observées : que faisait-on des traditions anciennes ? L'Eglise de Jérusalem s'était recrutée, pendant les derniers temps, par la conversion d'un bon nombre de prêtres et de lévites[22], dont quelques-uns encore, mal dégagés de l'étroitesse de leur formation rabbinique, se montraient susceptibles à l'excès.

Sans doute, la voix de Dieu s'était fait entendre à Pierre à Joppé, à propos du centurion Corneille. Mais la situation était bien changée. Ce dont il s'agissait maintenant, ce n'était plus d'admettre un païen et sa famille dans l'Eglise, en dehors des observances légales ; il s'agissait de savoir si on laisserait se former une sorte de fédération d'Eglises, ayant un centre et un chef, et paraissant entraîner les disciples de Jésus dans un mouvement tout autre que celui dont Jérusalem avait eu jusqu'ici la direction. Des prêtres juifs à demi convertis voyaient avec douleur la Ville sainte déchue de sa primauté, le temple abandonné, l'œuvre de Moïse rejetée. Leurs gémissements semblaient s'autoriser de l'exemple de leur chef, Jacques le Mineur, qu'on voyait si assidu à prier dans le temple, si exact à accomplir les prescriptions de la Loi[23].

De telles angoisses s'expliquaient. Quelques années plus tard, l'assemblée de Jérusalem fera la part de ce qu'il y avait de légitime dans ces réclamations. Malheureusement, des esprits malveillants aigrirent la querelle. Paul et Barnabé avaient déjà percé à jour, lors de leur dernier voyage à Jérusalem, un groupe de faux frères, introduits par surprise dans l'Eglise, afin d'y amoindrir la liberté apportée par Jésus-Christ[24]. De ceux-ci, les uns étaient simplement de ces esprits étroits et obstinés, que rien ne peut détacher d'une conception une fois faite, d'un parti pris une fois embrassé ; d'autres furent des esprits jaloux et méchants, qui, en poursuivant l'apôtre, ses traces et ses œuvres avec une haine acharnée, semblaient vouloir poursuivre, dans le plus ardent de ses missionnaires, l'œuvre même de Jésus-Christ[25].

 

III

L'orage éclata peu de temps après le retour de Paul et de Barnabé a Antioche, au lendemain de leur première mission.

Les deux missionnaires venaient de déclarer à leurs auditeurs que le moment était enfin venu de leur ouvrir toutes grandes les portes de la foi[26], quand des hommes, arrivés de Jérusalem, et prétendant parler au nom des apôtres, se dressent devant eux. Saint Luc ne dit point leurs noms. Saint Paul les qualifie d'un mot difficile à traduire, et qui peut signifier à la fois la hauteur de leurs prétentions et l'insuffisance de leur autorité, ύπερλίαν άπόστολοι, des sur apôtres, ou des apôtres de trop[27]. Sans la circoncision ordonnée par Moïse, répètent-ils, point de salut. Ils réussissent à gagner à leur cause une partie des Juifs d'Antioche ; ils font sonner bien haut une prétendue mission, qu'ils tiennent, disent-ils, le l'Eglise de Jérusalem. Leur audace va plus loin. L'apôtre Pierre est là, au milieu de la nouvelle communauté d'Antioche ; il est venu pour suivre de près, dans une de ses phases les plus importantes, le mouvement progressif de l'Evangile. Si l'on ne peut songer à faire fléchir l'apôtre Paul, ne serait-il pas possible d'obtenir de Barnabé, qu'on sait doux et plein d'onction, de Pierre, dont on connaît la bonté paternelle, quelques concessions, qu'on exploitera ensuite contre la tactique de Paul ? En même temps, on essaiera de retourner contre l'apôtre et sa doctrine les principales Eglises fondées par lui.

Depuis son arrivée à Antioche, Pierre, fidèle à la ligne de conduite qui lui a été révélée à Joppé, s'est librement mêlé aux païens convertis. On l'a vu s'asseoir à leurs tables, sans se préoccuper des mets qui lui sont servis. Les hommes de Jérusalem tâchent de lui persuader qu'une telle conduite scandalise les Juifs, met le trouble dans les consciences. Voici déjà, disent-ils, une grande partie des Juifs d'Antioche soulevés contre Paul et les païens convertis. Que faudrait-il pour faire renaître le calme dans les esprits ? Peu de chose. Que Pierre veuille bien vivre en juif, observer les prescriptions mosaïques. La confiance et la paix renaîtront comme par enchantement. L'apôtre des circoncis[28], ému par ces raisons, se laisse fléchir. Peu à peu, pour calmer les Juifs, il cesse ses relations intimes avec les païens convertis, il mange avec ses compatriotes et suit les mêmes règles. Ebranlé à son tour, Barnabé se laisse gagner. A leur suite, un certain nombre de chrétiens se remettent à observer strictement, dans leurs repas, les règles juives.

Mais Paul a vu le péril, et il croit avoir qualité pour le dénoncer à Pierre lui-même. N'a-t-il pas été reconnu officiellement à Jérusalem, par les apôtres, comme l'apôtre providentiel des incirconcis ? Il n'y a pas à se le dissimuler. Par la conduite actuelle de Pierre, l'œuvre que Dieu lui a confiée, à lui Paul, est menacée d'un échec complet. Maintenir la circoncision, avec l'observation intégrale de la loi qu'elle implique, c'est renoncer à l'espoir de conquérir le monde. Jamais le monde ne se fera juif. Et la question de principe est plus grave encore. Faire d'une pratique mosaïque une condition essentielle de salut, c'est nier virtuellement le caractère transitoire de l'ancienne économie, la suffisance de la rédemption, la valeur du sang et des mérites du Christ, l'efficacité de la grâce ; c'est renverser le dogme fondamental du christianisme[29]. L'apôtre des Gentils montrera donc au chef de l'Eglise les effets de son excessive condescendance. C'est plus qu'un droit pour lui, c'est un devoir ; il n'y faillira pas. Quand je vis, écrit-il, que Pierre ne marchait pas droit selon la vérité de l'Evangile, je lui dis, en présence de tous : Si toi, qui es juif, tu vis à la manière des païens, et non selon la manière des juifs[30], pourquoi forces-tu les païens à judaïser ? Pierre se rendit à l'argument de Paul[31], et le péril redouté par l'apôtre des Gentils sembla écarté[32].

 

IV

Mais la secte ne s'était point contentée d'agir à Antioche ; ses émissaires avaient déjà parcouru les chrétientés de Galatie, troublant les néophytes par l'assurance avec laquelle ils faisaient retentir partout leur fameuse devise : Sans la circoncision, pas de salut. Rien ne pouvait être plus sensible au cœur de Paul. Ces ardentes populations de Galatie avaient reçu la foi du Christ avec un empressement si enthousiaste, accueilli les apôtres avec tant de marques de filiale affection ! Le cœur de Paul se déchira ; et, de sa propre main, malgré l'infirmité douloureuse de ses yeux, il écrivit comme il put, en gros caractères[33], une lettre toute vibrante d'une émotion qu'il ne cherchait pas à contenir.

L'épître s'ouvre par un vœu de charité : Que la grâce et la paix soient avec vous, de la part de Dieu le Père et de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui s'est donné lui-même pour nos péchés. Puis, sans précautions oratoires, l'apôtre va droit au but. Des gens sont vertus semer le trouble parmi vous. Ils prétendent changer l'Evangile du Christ... Eh bien, quand un ange descendrait du ciel pour vous prêcher autre chose que ce que nous vous avons prêché, vous devriez lui répondre par un anathème... Car cet Evangile, c'est de Jésus-Christ même que je le tiens. Vous avez sans doute entendu parler de ma vie d'autrefois, quand je persécutais à outrance l'Eglise de Dieu. Paul raconte alors, en traits rapides, mais avec un incomparable relief, son existence passée, sa conversion, les lumières divines dont il a été favorisé, les relations qu'il a eues avec les autres apôtres. Dans ces lignes, qu'on sent rapidement écrites, on voit nettement se dégager les deux arguments invincibles sur lesquels Paul édifie toute sa thèse ; sa doctrine lui vient directement du Christ, et elle a reçu la confirmation expresse et réitérée des chefs des apôtres, notamment de Simon-Pierre. La parole de Jésus-Christ, déclarée authentique par la hiérarchie, voilà sa garantie inébranlable. Pourquoi donc revenir en arrière ? Pourquoi édifier à nouveau le mur que l'on a d'abord abattu, revenir à la lettre de la loi, quand on a la grâce de Jésus-Christ ? Et cette seule pensée de la grâce de Jésus-Christ le transporte. Oui, s'écrie-t-il, j'ai été crucifié avec Jésus-Christ ! Et maintenant, je vis, mais ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi. Ma vie dans la chair, c'est une vie dans la foi au Fils de Dieu qui m'a aimé et qui s'est livré pour moi... Ô Galates insensés ! Qui donc a pu vous fasciner, vous aux yeux de qui j'avais déjà évoqué, pour l'imprimer en vous, Jésus-Christ crucifié ? Ah ! sans doute, on invoque la loi, on en appelle à Moïse. Mais est-il donc question d'opposer la foi à la loi, Jésus-Christ à Moïse ? Nullement. L'apôtre demande seulement que la loi de Moïse ne fasse pas oublier les promesses faites à Abraham et réalisées par la grâce de Jésus-Christ. Entre Abraham et Jésus-Christ, Moïse a donné la loi, pour refréner les passions, pour maintenir la fidélité aux promesses et pour préparer l'avènement de la grâce. La loi a été comme le pédagogue, chargé de conduire à Jésus-Christ. Le règne de la foi étant venu, nous n'avons plus besoin de la dépendance du pédagogue. Mais ce sont là des raisonnements. L'apôtre, bien qu'il les interrompe de sublimes cris d'amour, a comme hâte de parler plus directement au cœur de ses chers Galates. Vous vous rappelez, frères, dans quel état de maladie j'étais, quand je vous ai évangélisés pour la première fois et à quelle épreuve je vous ai mis par l'infirmité de ma chair Vous eûtes la bonté de ne me témoigner ni mépris ni dégoût... Car enfin, je vous dois cette justice, que si cela eût été possible, vous vous fussiez arraché les yeux pour me les donner... Et voilà qu'ils veulent vous détacher de moi, pour que votre affection aille à eux... Ô mes chers fils, vous pour qui j'endure une fois de plus les douleurs de l'enfantement, jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé en vous, je voudrais me trouver au milieu de vous à cette heure, je voudrais modifier selon vos dispositions le ton de ma voix. Puis l'apôtre revient à son argumentation. Se plaçant sur le terrain de ses adversaires, il fait appel à une dialectique toute rabbinique, à une interprétation tout allégorique de l'histoire d'Agar et de Sara. Le chrétien n'est plus le fils de l'esclave, mais l'homme libre. Tenez-vous donc, conclut-il, à cette liberté en vue de laquelle Jésus-Christ nous a affranchis... Oui, marchez selon l'Esprit et non selon la chair... Les fruits de l'Esprit sont l'amour, la joie, la paix, la patience, l'honnêteté, la bonté, la fidélité, la douceur... Ce n'est pas la loi qui fait fleurir de telles vertus, mais bien ceux qui, étant de Jésus-Christ, ont crucifié la chair avec ses passions et ses désirs.

Telle est, dans ses grandes lignes, cette fameuse épître aux Galates, où l'âme de Paul s'ouvrait tout entière à ses disciples, en ce style inimitable, simple, pittoresque, vivant, sincère et vrai, tantôt faible, hésitant, comme brisé sous le poids d'une pensée qui l'écrase, à l'instar du corps débile de l'apôtre, et tantôt fier, éclatant, montant jusqu'au sublime, sous la poussée d'une inspiration surhumaine, comme son âme généreuse.

L'histoire ne nous dit pas quel effet produisit cette lettre en Galatie. Ce que nous savons, c'est que le trouble ne tarda pas à renaître à Antioche. Il y prit même une telle intensité, que les frères d'Antioche décidèrent d'en appeler aux apôtres et aux anciens de Jérusalem[34]. C'est d'eux que les sectaires laissaient entendre qu'ils tenaient leur mission ; c'est à eux que les chrétiens d'Antioche s'adressèrent pour faire trancher par une autorité compétente et acceptée de tous le conflit pendant.

Les délégués d'Antioche, ayant à leur tête Paul et Barnabé, se mirent en marche, par la Phénicie et la Samarie, vers la Ville sainte. L'accueil solennel que firent à la délégation les apôtres et les anciens à son arrivée[35] indiqua déjà que ceux-ci tenaient à repousser toute solidarité d'avec la coterie qui avait soulevé tant de disputes. Mais celle-ci, qui avait là son centre, qui prétendait même avoir des attaches auprès de l'autorité religieuse suprême de la ville[36], se tenait prête à renouveler ses attaques. Elle fut agressive et violente. Elle fit sans doute retentir toutes les malédictions des vieux rabbins contre la violation de la loi.

Cependant les apôtres et les anciens s'étaient assemblés en conseils On attendait ce que diraient Pierre et Jacques.

Mes frères, dit Pierre, voici longtemps déjà que Dieu m'a choisi pour annoncer la bonne nouvelle aux Gentils. Ce Dieu, qui connaît le fond des cœurs, leur a donné le Saint-Esprit tout comme à nous. Pourquoi voulez-vous maintenant en remontrer à Dieu, en imposant sur les épaules des disciples un joug que ni nos pères ni nous n'avons pu porter ?

Saint Luc remarque qu'après que Pierre eut ainsi parlé, il se fit un profond silence. Il était difficile, en effet, de contredire une parole si pleine d'autorité et de bon sens. Paul et Barnabé furent alors admis à raconter les miracles et les prodiges que Dieu avait faits parmi les païens. Lorsqu'ils eurent fini, Jacques se leva. Si l'autorité hiérarchique de Pierre était incontestée parmi les fidèles, l'autorité morale de Jacques était universelle à Jérusalem, même parmi le monde juif. Son assiduité au temple lui avait obtenu une estime particulière des zélotes ; sa qualité de frère du Seigneur lui valait une déférence exceptionnelle. Jacques cita les vieux prophètes, puis il conclut : Pour ma part, j'estime qu'il ne faut pas faire de difficultés à ceux des païens qui se convertissent à Dieu. Toutefois, je suis d'avis qu'on leur écrive de s'abstenir des souillures des idoles, de la fornication (πορνεία) et des animaux étouffés dans le sang.

C'était accepter nettement en principe la loi de liberté proclamée par Pierre et par Paul ; mais c'était en même temps reconnaître la nécessité de ménager la transition. L'assemblée tout entière se rangea à l'avis de Jacques. La défense de manger le sang et les viandes étouffées remontait aux origines du monde. Dieu l'avait faite à Noé pour inculquer à sa descendance le respect de la vie humaine. La défense de se nourrir des viandes offertes aux idoles avait pour but d'inspirer l'horreur de l'idolâtrie. Quant à l'interdiction de la fornication, il est probable qu'il faut entendre par là l'interdiction du mariage entre parents dans les degrés de consanguinité et d'affinité prohibés par le Lévitique[37].

L'assemblée de Jérusalem porta donc le décret suivant : Il a paru bon au Saint-Esprit et à nous de ne point vous imposer d'autre fardeau que le nécessaire, savoir, que vous vous absteniez des viandes offertes aux idoles, du sang, de la chair étouffée et de l'impureté. Ce que faisant, vous ferez bien[38]. Un passage de la lettre qui fut écrite à ce sujet à l'Eglise d'Antioche déclarait, en outre, que les gens partis de Jérusalem pour troubler les âmes n'avaient aucune mission[39].

On donne communément à cette assemblée, tenue vers l'an 51, le nom de Concile de Jérusalem[40]. En effet, en même temps qu'ils donnaient aux fidèles une règle de conduite, les apôtres et les anciens proclamaient une règle de foi, en refusant le caractère de choses nécessaires au salut, à la circoncision et aux observances juives, contrairement à la prétention des chrétiens trop imbus de l'esprit pharisien. Quant à la règle de conduite proposée à l'Eglise, elle devait n'avoir qu'une portée transitoire. Comme elle n'avait pour but, dit saint Thomas d'Aquin, que de faciliter l'union des Gentils et des Juifs vivant ensemble, elle cessa avec le temps. La cause supprimée, l'effet dut disparaître[41].

Saint Luc nous raconte que la chrétienté d'Antioche reçut le décret de Jérusalem avec enthousiasme[42]. Désormais le chemin de la gentilité était librement ouvert aux apôtres, et Antioche pouvait être fière d'avoir été le point de départ de ce mouvement de libre expansion.

Le parti judaïsant ne désarma pas ; mais il fut obligé de changer de tactique. Ne pouvant plus tenter de s'abriter sous une autorité hiérarchique, il se posa en secte schismatique, et se donna des chefs autonomes. Les épîtres de saint Paul, de saint Pierre, de saint Jude et de saint Jacques nous fournissent quelques renseignements précieux sur ce mouvement de révolte et de schisme. Dans son épître aux Colossiens, écrite de 58 à 63, saint Paul met en garde les fidèles à qui il s'adresse contre de fausses doctrines qui s'appuient sur la tradition des hommes, sur les rudiments du monde[43] et non sur le Christ[44]. Dans ses épîtres pastorales, il nomme quelques-uns des chefs de la secte : Hyménée, Alexandre le fondeur et Philète[45] ; il signale leurs querelles de mots, leurs questions oiseuses et les interminables généalogies patriarcales qu'ils invoquent[46]. Saint Pierre et saint Jude dénoncent en eux le mépris de l'autorité et la négation de l'avènement du Seigneur[47]. Saint Jean déclare qu'au temps où il écrit, des Antéchrists, sortis des rangs des chrétiens, nient que Jésus soit le Fils de Dieu ou le Christ, déclarent qu'il n'est qu'un homme, et proclament que le Sauveur n'a eu qu'une apparence de corps[48]. Dans ce portrait, comme dans ceux qu'esquisse l'Apocalypse[49], on recoupait le germe de l'ébionisme et du docétisme. Le judaïsme avait été le principal auxiliaire du christianisme dans sa propagation ; l'esprit judaïsant devenait son principal ennemi intérieur.

On ne saurait donc nier l'existence des sectes judaïsantes en Palestine dès le siècle apostolique, et tout porte à croire que le parti condamné par le concile de Jérusalem forma le noyau de cette secte. Mais on se tromperait gravement en exagérant, comme l'a fait Baur, l'étendue de leur influence, en méconnaissant la parfaite orthodoxie de ces Eglises de Judée, dont saint Paul rend aux Thessaloniciens ce témoignage, qu'elles ont souffert de la part des Juifs, de ces Juifs qui empêchent de prêcher aux nations pour leur salut[50]. Les Actes des apôtres signalent également des communautés chrétiennes en Galilée, en Samarie, sur la côte de la mer. Le terme de judaïsants ou de judéo-chrétiens ne doit donc proprement s'appliquer qu'aux chrétiens qui, nés Juifs, tenaient la loi pour non abrogée et se trouvaient par là en conflit, non seulement avec saint. Paul, mais avec tout le christianisme[51].

Dans les Eglises fidèles cependant, deux courants se manifestent toujours ; c'est celui de l'Ecclesia ex judæis, formée de chrétiens de race juive, qui continuent pour leur compte à observer la loi, et celui de l'Ecclesia ex gentibus, formée de chrétiens non juifs, pour qui la loi, institution divine sans doute, mais provisoire, est abolie. Mais, depuis le Concile de Jérusalem, ce dernier courant prend une extension prépondérante. La formule triomphante est décidément celle de l'épître aux Galates : La circoncision et l'incirconcision ne sont rien ; ce qui est tout, c'est d'être une nouvelle créature. Paix et miséricorde sur tous ceux qui suivront cette règle et sur l'Israël de Dieu[52]. En fait, comme en droit, toutes les attaches sont rompues[53].

 

V

Dans l'Eglise ainsi affranchie, les institutions, le culte et la formule du symbole de foi se développent d'une manière plus autonome.

Un très précieux document nous renseigne sur la vie chrétienne à cette époque : c'est la Didachè ou Doctrine des douze apôtres, écrit dont la critique fixe la composition cidre l'an 70 et l'an 100, mais qui se fait l'écho de traditions antérieures à ces deux dates. C'est l'œuvre d'un judéo-chrétien, qui, suivant quelques auteurs, l'aurait écrite à Antioche même[54], qui, en tout cas, vise nettement la situation faite à l'Eglise par l'apostolat de Paul et de Barnabé à Antioche[55].

L'organisation de la hiérarchie semble présenter une étape de développement intermédiaire entre celle que nous ont montrée les Actes des apôtres et celle que nous révéleront les écrits des Pères apostoliques. Des apôtres, des prophètes, des docteurs, des episcopoi-presbuteroi[56] et des diacres ; tels sont les ministres qui nous apparaissent chargés de fonctions distinctes.

Il importe d'abord de distinguer de tous, les apôtres proprement dits, ou les Douze. Ceux-ci exercent sur les Eglises un double rôle : celui de fondateurs de l'Eglise et celui de pasteurs. Comme fondateurs de l'Eglise, sous la dépendance de Jésus-Christ et de l'Esprit-Saint, ils sont investis de prérogatives spéciales, dont les principales sont l'infaillibilité doctrinale, l'universalité de juridiction et la possibilité de recevoir une révélation divine pour la direction de l'Eglise universelle. Nous verrons, en effet, l'Eglise invoquer comme critère dirimant des controverses l'autorité des apôtres. Aucune circonscription territoriale ne limite leurs pouvoirs. S'ils éprouvent le besoin de se concerter, comme au concile de Jérusalem, ou si saint Paul déclare ne vouloir pas bâtir sur les fondements d'autrui, dans son épître aux Romains[57], c'est par un esprit de discrétion et de prudence ou par une dépendance intime du Saint-Esprit[58]. Ces privilèges extraordinaires disparaîtront avec les personnes des douze apôtres. Nul ne pourra plus les invoquer que le Pontife romain, et l'ère de la révélation publique sera close à la mort du dernier d'entre eux. Quant à l'autorité enseignante et disciplinaire qu'ils exercent comme pasteurs, elle durera jusqu'à la fin du monde et se transmettra par voie de perpétuelle succession.

Mais le nom d'apôtres est aussi donné, même dans les écrits du Nouveau Testament, à d'autres personnages qu'aux Douze. Barnabé est appelé apôtre[59], ainsi qu'Andronicus et Junias[60], et saint Paul dit que Jésus-Christ, après avoir apparu à Pierre et aux Onze, apparut à plus de cinq cents frères, puis à Jacques et enfin à tous les apôtres[61].

Lorsque la Didachè parle simplement des apôtres, sans spécifier qu'il s'agit des Douze, elle entend parler de ministres envoyés en mission. L'apôtre, c'est l'envoyé du Seigneur. L'apôtre en mission ne doit s'arrêter qu'un jour, ou deux au plus, s'il y a nécessité. S'il reste trois jours, c'est un faux prophète[62]. L'apôtre n'a droit qu'à sa nourriture ; on ne doit rien lui donner, sinon du pain, pour atteindre l'étape suivante. S'il demande de l'argent, c'est un faux prophète[63].

Après les apôtres, la Didachè mentionne, parmi les ministres sacrés, les prophètes. Les écrits apostoliques nous ont déjà signalé[64] le ministère de la prophétie. Saint Paul parle du rôle des prophètes dans les assemblées chrétiennes[65], et le livre des Actes nomme les principaux prophètes de l'Eglise d'Antioche[66]. Ceux-là sont des hommes qui, comme les prophètes de l'ancienne loi, parlent sous l'action directe de l'Esprit divin, et qui annoncent parfois des événements futurs[67]. Mais les prophètes dont parle la Didachè paraissent avoir, sinon un tout autre caractère, du moins une tout autre importance dans l'Eglise. Quelles furent leurs fonctions propres ? Ne furent-ils que de simples fidèles, doués de dons charismatiques, que les circonstances mirent particulièrement en relief ? Occupèrent-ils un certain rang dans la hiérarchie ? La lumière ne semble pas encore faite d'une manière définitive sur cette intéressante et difficile question[68].

A la suite des apôtres et des prophètes, la Didachè nomme les docteurs ou didascales. Nous savons, par les Actes, qu'il y avait des docteurs dans l'Eglise d'Antioche[69]. Le docteur, comme le prophète, est un ministre de la parole ; mais celui-ci parle sous l'action de l'Esprit, tandis que le docteur parle d'après une science acquise par les moyens ordinaires. Hermas, les homélies pseudo-clémentines, Clément d'Alexandrie et Origène parleront plusieurs fois des docteurs.

Les ministres sacrés dont on a parlé jusqu'ici sont les ministres de la parole. Au chapitre XV, la Didachè, après avoir ordonné aux fidèles de se réunir le dimanche pour la fraction du pain et pour l'action de grâces, ajoute : Choisissez-vous donc des episcopoi[70].

Elle indique ensuite, en peu de mots, les qualités que ceux-ci doivent posséder et leurs fonctions. Ils doivent être hommes dignes du Seigneur, doux, désintéressés, sincères et éprouvés ; car ils remplissent, eux aussi, pour la communauté chrétienne, le ministère des prophètes et des docteurs[71]. Ces simples mots, rapprochés de tout ce que nous savons d'ailleurs par les contemporains, par saint Paul, par saint Clément, par saint Ignace, par saint Justin et par les monuments archéologiques de l'époque, suffisent à nous suggérer la grandeur du ministère confié à ces derniers ministres. Ils sont d'abord les ministres du sacrifice eucharistique décrit dans les lignes précédentes[72]. C'est pour cela qu'ils doivent être dignes du Seigneur. Ils doivent être doux, comme il convient à ceux qui sont chargés de gouverner leurs frères ; désintéressés, car ils administreront les biens de la communauté ; sincères et éprouvés, car ils donneront à la communauté, en qualité de ministres sédentaires, l'enseignement et la prédication, que les prophètes et les docteurs ne donnent qu'en passant.

Le mot d'episcopos (évêque) était emprunté aux institutions administratives des Grecs, qui désignaient ainsi un fonctionnaire civil ayant une charge de surveillance et d'inspection[73]. Cette dénomination devait être bientôt réservée au chef unique d'une Eglise particulière. Mais, comme la Didachè ne l'emploie qu'au pluriel, plusieurs historiens ont pensé que le titre donné alors au chef de l'Eglise locale était celui de prophète.

Sous les ordres de ce chef, de quelque nom qu'on l'appelle, sont les anciens ou presbuteroi, qui, pendant quelque temps encore se réuniront en un conseil appelé conseil presbytéral (presbuterion). Bien des indices, sur lesquels nous n'avons pas à nous appesantir, font supposer, sans qu'on puisse être très affirmatif sur ce point, que ces Anciens auraient eu, vers l'époque dont nous parle la Didachè, les pouvoirs d'ordre, de l'évêque, par exemple celui d'ordonner des prêtres, sans en posséder les pouvoirs de juridiction[74]. Le nom d'ancien est d'origine juive. C'était l'usage chez les Juifs de confier la direction de chaque synagogue à un conseil d'Anciens[75].

Les apôtres avaient pris modèle sur cette institution pour organiser leurs premières communautés. Saint Paul recommande à Timothée de se rappeler la grâce qu'il a reçue à l'imposition des mains des Anciens[76], et saint Pierre conjure les Anciens de paître le troupeau qui leur est confié[77]. Le sens de ce mot ne tardera pas à se préciser. Quand, après la mort des Douze, chaque Eglise particulière aura été placée sous la direction d'un chef unique ; quand l'institution du conseil presbytéral aura disparu, et que le mot d'évêque aura pris sa signification, le nom d'Ancien ne désignera plus que le simple prêtre, et c'est en ce sens que saint Ignace félicitera les Ephésiens de ce que leurs anciens (ou prêtres) sont unis à leur épiscopos (ou évêque) comme les cordes d'une lyre[78].

Quant aux diacres, qui nous sont déjà bien connus par des documents antérieurs, la Didachè ne nous apporte aucune lumière nouvelle sur leurs fonctions. Ils ont toujours pour domaine les œuvres de zèle et de charité, le service de la prédication et le service des pauvres.

En somme, si l'on considère dans son ensemble cette hiérarchie ecclésiastique de la seconde moitié du Ier siècle, que nous décrit la Doctrine des douze apôtres, elle nous apparaît comme presque toujours en mouvement. L'apôtre, le prophète, le docteur, le ministre itinérant en un mot, occupe plus souvent la scène que hiérarchie, le clergé sédentaire, qui cependant a la charge de le surveiller et de le contrôler[79] ; le missionnaire est plus en vue que le simple prêtre missionnaire y et que l'évêque ; c'est autour du missionnaire que les foules se groupent ; c'est à lui que vont les offrandes du peuple ; dans le service divin lui-même, le prophète intervient plus d'une fois. Mais à mesure que les églises particulières s'organisent d'une manière stable, l'autorité de l'évêque émerge avec plus de relief. Bientôt l'évêque aura absorbé en sa fonction pastorale toutes les fonctions de l'apôtre, du prophète et du docteur. Au IIe siècle, ceux-ci disparaîtront de la hiérarchie, où ils n'auront occupé qu'un rôle transitoire.

 

VI

Les renseignements que la Doctrine des douze apôtres nous donne sur le culte ne sont pas moins intéressants que ceux qu'elle nous fournit sur la hiérarchie.

La vie du chrétien nous y est représentée comme une vie de prière. Le chrétien doit prier au moins trois fois par jour[80]. Nous savons par ailleurs que les heures fixées pour la prière étaient la troisième, la sixième et la neuvième[81], c'est-à-dire, suivant notre manière actuelle de compter, neuf heures du matin, midi et trois heures de l'après-midi. L'attitude du chrétien pendant sa prière était habituellement celle de l'orante, debout, les mains élevées à la hauteur de l'épaule, et la tête découverte[82]. Les Juifs priaient ordinairement en se voilant la tête ; les esclaves n'avaient point la permission de se découvrir ; mais saint Paul avait recommandé aux chrétiens de prier tête nue, comme des hommes libres.

En dehors de ces moments déterminés pour la prière, il est recommandé aux chrétiens de rechercher chaque jour la face des saints (c'est-à-dire de leurs frères les fidèles), pour se reposer dans leurs paroles[83], et de se rassembler fréquemment, pour examiner ce qui intéresse leurs âmes[84]. Le dimanche, jour du Seigneur, on confessera ses péchés, on se réconciliera avec ses frères, si on a eu quelque différend avec eux, et on offrira le sacrifice[85].

Les formules de prière indiquées dans la Didachè sont l'Oraison dominicale et les prières qui accompagnent la réception des sacrements du baptême et de l'Eucharistie. L'Oraison dominicale est textuellement reproduite, accompagnée de la doxologie suivante : Puisque à Toi est la puissance et la gloire dans tous les siècles[86] ; doxologie qui rappelle la formule des Paralipomènes : A toi, Jéhovah, est la grandeur, la force et la majesté, la victoire et la magnificence[87].

Des renseignements brefs, mais précis, sont donnés sur le baptême. Celui qui doit être baptisé s'y préparera par un jour ou deux de jeûne[88]. On aura dû d'abord lui enseigner tout ce qu'il doit croire[89]. Il sera conduit vers une eau courante, de source, de fontaine ou de rivière[90], car l'eau courante, plus pure et plus fraîche que l'eau stagnante, symbolise mieux l'action régénératrice et rafraîchissante du sacrement. Si l'eau vive fait défaut, on pourra prendre de l'eau recueillie dans un réservoir et on en versera trois fois sur la tête du baptisé au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit[91]. C'est la mention la plus ancienne qu'on possède du baptême par effusion. Cette manière de baptiser, qui avait dû, comme nous l'avons déjà constaté, être employée dès le début par les apôtres dans plusieurs circonstances, et à titre d'exception, devait plus tard disparaître de l'usage courant de l'Eglise, par suite de la construction régulière de piscines baptismales qui se fit partout où les communautés chrétiennes se réunirent, et où se pratiqua le baptême par immersion[92]. Le baptême par effusion, réservé aux malades, ne fut plus administré qu'en cas d'absolue nécessité.

On a remarqué avec quel soin la doctrine des apôtres a relevé les péchés[93] ; elle les a même rassemblés en deux listes, qui pourraient, à la rigueur, passer pour des examens de conscience primitifs[94]. Elle affirme nettement que les péchés peuvent être remis[95]. Nous savons, d'autre part, qu'au commencement du IIe siècle, à Antioche, les pécheurs pouvaient obtenir la rémission de leurs fautes en s'adressant à leur évêque[96]. Cependant l'accusation des péchés dont parle notre document[97] pourrait n'être pas une confession sacramentelle, mais une simple confession rituelle, analogue à celles que se faisaient mutuellement les Juifs dans leurs synagogues[98].

De même, il n'est pas sûr que les chapitres IX et X, qui contiennent des prières d'actions de grâces relatives à un repas mystérieux, se rapportent à l'Eucharistie. On a pu voir, dans le repas auquel il est fait allusion, la continuation, épurée et christianisée, du Kiddousch ou repas religieux des Juifs, et considérer, dans les belles invocations qui doivent le précéder et le suivre, quelque chose d'analogue à notre Bénédicité et à nos Grâces[99]. Mais au chapitre XIV, la mention du sacrifice eucharistique est incontestable. Le jour du Seigneur, réunissez-vous, rompez le pain et rendez grâces, après avoir confessé vos péchés, afin que votre sacrifice soit pur. Mais si quelqu'un est en différend avec son compagnon, qu'il ne se joigne pas à vous, afin que votre sacrifice ne soit pas souillé. Car voici la parole du Seigneur : En tout lieu, en tout temps, qu'il me soit offert un sacrifice pur ; car je suis un grand roi, dit le Seigneur, et mon nom est admirable parmi les nations. Choisissez-vous donc des évêques et des diacres dignes du Seigneur[100]. L'identification, sur laquelle on s'arrête, du sacrifice (θυσία) dominical avec celui de Malachie, et, par là même, le rapprochement de ce sacrifice dominical avec les sacrifices de l'Ancien Testament, ne laissent aucun doute sur la concordance du chapitre XIV avec l'Eucharistie dominicale, apostolique, universelle[101]. C'est bien là la fraction du pain, le saint sacrifice de la messe dont parlent saint Paul et saint Justin[102].

Sans doute, les paroles de l'institution, les formules consécratoires sont passées sous silence ; il n'est pas dit formellement, en propres termes, que le pain et le vin soient le corps et le sang du Christ, comme cela sera spécifié dans la paraphrase que les Constitutions apostoliques donneront de ce passage ; mais n'oublions pas que la Didachè est un manuel de piété à l'usage du chrétien ordinaire, et non pas, à proprement parler, un rituel[103]. D'ailleurs, dans les conditions de temps et de lieu où le livre fut composé, après ce premier contact du christianisme avec le monde gréco-romain avide de mystères, habitué à voir dans les rites orientaux qui l'avaient envahi, les symboles les plus étranges, on comprend que les chrétiens aient craint de livrer aux interprétations les plus fantaisistes, peut-être les plus outrageantes des païens, le plus saint de leurs mystères ; c'est là une des circonstances où l'on s'explique le mieux la naissance spontanée de cette loi du secret, qui ne reposait pas sans doute sur un texte écrit, mais sur un usage équivalent à une loi, et dont il est impossible de méconnaître la profonde raison d'être. La manière de rapporter les prières eucharistiques dans la Didachè, écrit J.-B. de Rossi, c'est-à-dire en supprimant les formules les plus étroitement liées aux mystères, convient bien à la discipline appelée du secret[104].

 

VII

Des raisons analogues expliquent la forme que prend l'exposé de la doctrine morale dans la Didachè.

On y a vu des traces de montanisme et d'encratisme[105] ; un examen sans parti pris n'y trouve qu'un ascétisme austère, que justifie la nécessité de prémunir les fidèles contre les infiltrations du paganisme environnant. Tu ne forniqueras pas, tu ne te livreras pas à la magie, tu ne prépareras point de philtres, tu ne tueras pas l'enfant dans le sein de sa mère ni après sa naissance[106]... Ne sois pas augure ; c'est le chemin de l'idolâtrie. Ne sois ni enchanteur, ni astrologue, ni purificateur ; garde-toi même de regarder ces choses, car d'elles toutes prend naissance l'idolâtrie[107]. De tels préceptes évoquent tout ce monde païen, où la volupté, la cruauté et la superstition règnent presque sans frein, affrontent à chaque instant le regard[108]. Aie les mains largement ouvertes[109]... car le Père veut que, de ses dons, il soit fait une part à tous[110]... Veille cependant à ce que celui que tu soutiens de tes aumônes ne devienne pas un chrétien oisif[111]... S'il a un métier, qu'il travaille[112]... S'il ne veut pas agir de la sorte, c'est un homme qui trafique du Christ : garde-toi de ces gens-là[113]. Par de telles paroles, si fermes et si sages, un premier remède est indiqué aux maux dont souffre cette gentilité que le christianisme aborde pour la première fois ; l'assistance par le travail n'a pas trouvé de prédicateurs plus ardents que ces premiers chrétiens.

Un exposé de la morale chrétienne à cette époque ne pouvait oublier la grave question des devoirs de famille. Tu n'écarteras pas ta main de ton fils ou de ta fille ; mais dès leur jeunesse, tu leur apprendras la crainte de Dieu[114]. Au delà du cercle de la famille naturelle, une sorte de famille agrandie comprend les gens qui sont à notre service. Le chrétien sera doux pour ses serviteurs : Tu ne commanderas pas avec aigreur à ton serviteur et à ta servante... Le même Dieu règne sur eux et sur toi ; car Il ne fait pas acception de personnes ; Il appelle ceux que l'Esprit a préparés[115]. La douceur du chrétien, inséparable de l'esprit d'une ferme justice, s'étendra à tous les hommes. Tu ne chercheras pas à susciter des partis ou des factions ; au contraire, tu mettras partout la paix. Mais tu jugeras toujours selon la justice et sans faire acception de personnes[116]. Le chrétien doit aller plus loin encore à l'égard de ceux qui sont ses frères en Jésus-Christ. Il se tiendra toujours prêt à mettre ses biens personnels à leur service, car s'il leur est associé dans la possession des biens immortels, à plus forte raison doit-il l'être dans celle des biens qui périssent[117].

Tels sont les principaux préceptes de morale individuelle et sociale que nous trouvons dans la Doctrine des douze apôtres ; un précepte général les inspire et les domine tous : c'est celui de l'amour de Dieu et du prochain. Il faut voir avec quelle insistance l'auteur du petit livre le répète, l'intercale au milieu de ses prescriptions particulières. Tu aimeras Dieu, qui t'a créé, et ton prochain comme toi-même[118]... Bénis ceux qui te maudissent, prie pour tes ennemis et jeûne pour ceux qui te persécutent[119]... Tu ne haïras aucun homme[120]. Sois doux, patient, ingénu et bon[121]... Le symbole le plus expressif et le plus complet de l'amour se trouve dans l'Eucharistie : Quant à l'Eucharistie, tu rendras grâce de la manière suivante : Seigneur, comme ce pain rompu était dispersé sur les montagnes, et comme il a été réuni, et comme il est devenu un, fais que ton Eglise soit réunie des extrémités de la terre, pour ton royaume[122]. Enfin, cet amour, que l'on recommande comme le principe de tout, n'est pas un vague sentiment individuel. Il ne va pas sans l'obéissance à l'autorité hiérarchique et la fidélité à la doctrine reçue par la tradition. Mon fils, nuit et jour qu'il te souvienne de celui qui t'annonce la parole de Dieu. Honore-le comme le Seigneur lui-même[123]. Mon fils, veille à ce que nul ne te détourne du chemin de la doctrine, car son enseignement serait en dehors de celui de Dieu[124].

 

VIII

La doctrine dont il est ici parlé parait être surtout la doctrine morale que nous venons d'exposer ; mais celle-ci est intimement liée à une doctrine dogmatique que rappelle expressément la Didachè. Cette doctrine dogmatique est des plus simples, et, au premier abord, elle semble n'avoir aucune originalité ; mais un examen attentif montre bientôt que son originalité et son intérêt sont précisément en ceci, qu'empruntant presque littéralement ses phrases aux livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, elle nous présente un symbole de foi essentiellement identique à celui de l'Eglise actuelle. On a voulu parfois opposer le grand geste de l'Evangile au formulaire scolastique du catholicisme ; le trait d'union naturel entre l'un et l'autre se trouve dans la Didachè.

Voici le résumé de sa doctrine dogmatique.

Dieu est en trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit[125]. Il est le Père céleste[126], créateur[127] et tout-puissant. Rien n'arrive dans le monde sans Lui[128], et à Lui appartient la gloire éternelle par Notre-Seigneur Jésus-Christ[129].

Jésus-Christ est notre Seigneur et notre Sauveur[130], le Fils de Dieu[131]. Il parle dans l'Evangile, il est spirituellement présent dans son Eglise, et il reviendra visiblement au jour du jugement.

Le Saint-Esprit est Dieu avec le Père et le Fils[132], il a parlé par la bouche des prophètes et il prépare l'homme à l'appel de Dieu[133].

L'Eglise de Dieu est universelle, et tout homme est appelé à en faire partie[134]. Elle a été sanctifiée par Dieu, délivrée de tout mal et préparée pour le royaume éternel[135].

La Doctrine des douze apôtres s'est naturellement fait l'écho de la grande et mystérieuse attente du royaume de Dieu, qui souleva les âmes après la mort du Sauveur, et dans laquelle la pensée de la préparation à la mort individuelle, qui vient comme un voleur, la prédiction de la ruine de Jérusalem, celle du dernier jugement, et les vieilles espérances messianiques du peuple juif, plus ou moins transposées et spiritualisées, se mêlaient d'une manière parfois étrange[136]. La Doctrine insiste sur la nécessité de veiller, de ne pas laisser les lampes s'éteindre, d'avoir les reins ceints, d'être toujours prêt en un mot. Et elle ne fait que répéter ainsi l'enseignement même du Sauveur. Elle parle des signes qui accompagneront la parousie ou apparition du Fils de Dieu : la multiplication des faux prophètes, l'obscurcissement du ciel, la voix de la trompette et la résurrection.des morts[137]. Ce sont là encore de simples réminiscences des paroles du Christ[138]. Mais, comme le Christ, elle affirme qu'on ne sait pas l'heure à laquelle viendra le Seigneur[139] ; comme lui, nous l'avons vu, elle se préoccupe de fonder l'Eglise sur une solide hiérarchie ; nulle part on ne constate, dans le pieux écrit, cette attente fébrile d'une prochaine fin du monde, destructive de toute autorité[140] et fondement principal du renoncement chrétien[141], qu'on a prétendu exister au début du christianisme. Ces chrétiens, dont la religion s'alimente à la pensée de la mystérieuse parousie, sont de ceux dont rien n'ébranlera la foi, ni la mort tragique de l'évêque de Jérusalem, ni la ruine de Jérusalem elle-même.

 

IX

Nous n'avons pas à raconter ici ce second événement, qui appartient à une époque postérieure de notre histoire ; mais le martyre du premier évêque de Jérusalem, arrivé en l'an 62, clôt la période de l'expansion chrétienne qui eut Antioche pour centre.

Vers l'an 6o, le saint évêque de Jérusalem, préoccupé des dangers que faisaient courir à la foi chrétienne les enseignements de faux docteurs, qui se réclamaient de Simon le Magicien et enseignaient que la foi suffit sans les œuvres pour être sauvé, écrivit aux douze tribus qui sont dans la dispersion, c'est-à-dire à tous les Juifs convertis qui se trouvaient soit à Antioche, soit ailleurs, en contact avec le monde païen, une épître destinée à les prémunir contre le danger de ces fausses doctrines. Mes frères, leur disait-il, que sert-il à un homme de dire qu'il a la foi, s'il n'a pas les œuvres ? Si l'un de vos frères ou l'une de vos sœurs sont dans le dénuement, et que l'un de vous leur dise : Allez en paix, et vous rassasiez, sans leur donner le nécessaire, à quoi cela sert-il ? Il en est de même de la foi. Sans les œuvres, elle est morte[142]. Les chrétiens dispersés au milieu des païens trouvaient autour d'eux, dans l'orgueil, la corruption et la brutalité des riches à l'égard des pauvres, d'abominables exemples ; quelques-uns, paraît-il, en subissaient la funeste influence. Ô mes frères bien-aimés, s'écriait le vénérable pasteur, écoutez : Dieu n'a-t-il pas choisi ceux qui sont pauvres aux yeux du monde pour les faire riches dans la foi ? Et vous, vous faites affront au pauvre ! Ne sont-ce pas les riches qui vous oppriment et qui vous traînent devant les tribunaux ?[143] Puis, avec un accent qui rappelait la hardiesse de langage des vieux prophètes : A vous, maintenant, ô riches ! Hurlez sur les malheurs qui vont fondre sur vous. Vos richesses sont pourries et vos vêtements sont mangés des vers. Votre or et votre argent sont rouillés ; leur rouille témoigne contre vous ; comme un feu dévorant, elle mangera vos chairs[144].

Le grand prêtre de Jérusalem était toujours Anne II, le fils de celui qui avait condamné Jésus-Christ. Profitant d'un moment où la charge de procurateur romain était vacante, Festus étant mort et son successeur Albinus tardant à venir en Palestine, il fit comparaître Jacques et quelques autres chrétiens devant le sanhédrin. Suivant l'historien Josèphe, ils furent accusés d'avoir violé la loi[145]. Jacques fut condamné à être lapidé. Un passage de l'Histoire ecclésiastique d'Hégésippe, rapporté par Eusèbe[146], nous a laissé, de son martyre, un récit simple et dramatique à la fois, où, sous quelques détails apocryphes, les critiques les plus exigeants reconnaissent un fond de vérité historique. En face de toutes les menaces, le saint vieillard, qui avait, dit-on, quatre-vingt-seize ans, se contentait de répéter que Jésus est vraiment le Fils de Dieu vivant. Les scribes et les pharisiens, furieux de cette attitude, le firent précipiter du haut du pinacle du temple, où ils l'avaient engagé à monter, afin que sa voix fût entendue de tout le peuple. Comme il ne mourut pas de sa chute, ils vinrent l'achever à coups de pierres. Seigneur, s'écriait le Juste, répétant les paroles de son maître, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. Un foulon l'acheva en lui brisant la tête avec le bâton qui lui servait pour préparer ses étoffes.

Les enseignements de l'évêque martyr n'en devenaient que plus vénérables pour les chrétiens, qui lisaient son épître dans leurs églises. A Rome, à Ephèse, à Corinthe, dans ce monde gréco-romain où la foi se répandait sous la parole ardente des apôtres, les avertissements de Jacques le Mineur sur le mépris des richesses et sur la nécessité des bonnes œuvres arrivaient comme la leçon providentielle la plus adaptée à la situation des jeunes chrétientés.

 

 

 



[1] Cf. OTTFRIED MÜLLER, Antiquitates antiochenæ, Gœttingue, 1839.

[2] Cf. II Macchabées, IV, 33.

[3] LE CAMUS, au mot Antioche, dans le Dict. de la Bible, t. I, col. 681.

[4] S. JÉRÔME, Liber de situ et nom. loc., P. L., XXIII, col. 911 ; S. AUGUSTIN, Serm., I de Macch., P. L., XXVIII, col. 1379.

[5] Actes, XI, 20.

[6] Actes, XX, 21.

[7] Actes, IV, 37. Ce champ devait être à Jérusalem. Barnabé avait, en effet, à Jérusalem une sœur, tout au moins une proche parente, Marie, mère de Jean Marc, Épître aux Colossiens, IV, 10. Cf. Actes, XII, 12.

[8] Actes, IX, 27.

[9] Actes, XIV, 11-18.

[10] Saint Luc semblerait dire que Barnabé fut un des premiers convertis des apôtres, Actes, IV, 37 ; Eusèbe (H. E., l. I, ch. XII) et Clément d'Alexandrie (Stromates, l. II, ch. XX), affirment qu'il fut un des soixante-douze disciples. L'Eglise lui donne, comme à saint Paul, le nom d'apôtre.

[11] Il en convient dans ses épîtres, avec une franchise touchante. (I Cor., II, 3 ; II Cor., X, 14-10. Cf. Actes, XIV, 12). Les actes de Paul et de Thècle au IVe siècle et la Chronique de Malalas au VIe, ont renforcé à plaisir les traits sombres de ce portrait. Ils ont représenté saint Paul de petite taille, chauve, corpulent, les jambes courtes, les sourcils joints ensemble, le nez saillant. Ces détails rapportés par des ennemis de saint Paul sont méchamment exagérés. L'apôtre parait avoir beaucoup souffert d'une inflammation périodique des yeux. C'est ce qui semble ressortir, au jugement des meilleurs exégètes, de plusieurs passages de ses épîtres (Gal., IV, 15 ; VI, 11 ; Actes, XXII, 2-5 ; I Thess., III, 1 ; II Tim., IV, 16, etc.). Cette pénible maladie, où l'apôtre voyait l'affliction de sa chair (Gal., IV, 14), et d'autres épreuves peut-être d'ordre moral, furent considérées par saint Paul comme le contrepoids providentiel des visions et des extases dont il était favorisé (II Cor., XII, 1-9).

[12] Cf. PRAT, la Théologie de saint Paul, I, 65-67.

[13] On montre encore, à Antioche, dans une rue, près du temple de tous les dieux, l'emplacement d'où saint Paul aurait prêché l'Evangile à la multitude.

[14] Actes, XI, 6.

[15] Épître aux Galates, II, 9.

[16] Épître aux Galates, II, 8.

[17] Épître aux Galates, II, 10.

[18] Épître aux Galates, II, 9.

[19] Sur les motifs de ce changement de nom, voir TOUSSAINT, au mot Paul, dans le Dict. de la Bible, t. IV, col. 2189.

[20] Après les savants travaux de G. PERROT, De Galatia provincia romana, I vol., in-8°, Paris, 1867, et de W. RAMSAY, Saint Paul the traveller and the roman citizen, 1 vol. in-8°, Londres, 1900, la question de la localisation de la Galatie romaine ne fait plus de doute. C'est donc bien la Galatie romaine que saint Paul a évangélisée dans ce premier voyage, et c'est aux habitants de ces pays qu'il adressa sa première épître. Voir sur ce point et sur les importantes conclusions qui en découlent pour la chronologie de l'histoire de saint Paul, LE CAMUS, l'Œuvre des apôtres, t. I, p. 84-89, io4-1435. Cf. J. REISER, Einteitung III dos Neue Testament, I vol. in-8°, Fribourg en B., 1901 ; DUFOURCQ, l'Avenir du christianisme, t. III, p. 27-29, notes.

[21] Actes, XIII, 46.

[22] Actes, VI, 7. Cf. ibid., XV, 5.

[23] HÉGÉSIPPE, dans EUSÈBE, H. E., l. II, ch. XXIII ; JOSÈPHE, Ant., l. XX, ch. IX, 3. Épître aux Galates, II, 4.

[24] Épître aux Galates, II, 4.

[25] L'école de Tubingue ne se trompe point en affirmant l'existence d'un parti acharné contre saint Paul. Elle a seulement le tort d'attribuer, sans aucune preuve, et même contre les preuves les plus convaincantes, l'inspiration ou la direction de ce parti à saint Pierre et à saint Jacques. Nous savons quelle avait été l'attitude de saint Pierre sur la question de la conversion des Gentils, et nous verrons saint Jacques s'associer à la déclaration conciliaire qui désavoue la secte en question. Ceux que saint Paul appelle des faux frères, entrés par ruse dans l'Eglise, ne peuvent être des apôtres. Saint Epiphane suppose que le futur hérétique Cérinthe était du nombre de ces judaïsants sectaires. S. EPIPHANE, Hœreses, XXVI.

[26] Actes, XIV, 27.

[27] Seconde épître aux Corinthiens, XI, 5 ; III, 11.

[28] Épître aux Galates, II, 8.

[29] F. PRAT, I, 71.

[30] Épître aux Galates, II, 14.

[31] Pierre se rendit certainement aux raisons de Paul, dit justement le P. PRAT. S'il s'était opiniâtré dans sa façon d'agir, toute cette affaire, loin d'être un argument en faveur de l'évangile de Paul, serait une objection redoutable, dont ce dernier ne pourrait évoquer le souvenir sans ruiner de fond en comble la thèse qui lui est chère. F. PRAT, la Théologie de saint Paul, t. I, p. 74.

[32] Tel est, réduit à ses justes proportions historiques, ce fameux incident d'Antioche, dont les ennemis du Saint-Siège ont fait si grand bruit, et dont certains apologistes de la papauté ont été si troublés, qu'ils ont fait tous leurs efforts pour prouver que le Pierre dont il est ici question n'est pas le chef de l'Eglise. Est-il besoin de faire remarquer que ni l'infaillibilité doctrinale du Souverain Pontife, ni son autorité supérieure sur l'Eglise ne sauraient être mises en cause par le fait de ce différend passager ? Tout le tort de Pierre fut de se laisser circonvenir un instant par des judaïsants, qui le trompèrent sur les effets de sa conduite. L'erreur de Pierre, dit Tertullien, fut une erreur de conduite, non une erreur de doctrine. Conversationis fuit vitium, non prædicationis. (TERTULLIEN, De præscr., c. 32.) Saint Pierre résidait-il alors à Antioche ? La tradition lui donne le titre d'évêque de cette ville. La ville d'Antioche a toujours honoré en lui son premier fondateur. Voir, sur ce sujet, EUSÈBE, Hist. ecclés., l. III, ch. XXXVI, édit. Grapin, Paris, 1905, t. I, n. 338-339, et Chron., l. II, éd. Schône, Berlin, 1866, p 152. En réalité, les apôtres étaient les évêques de toutes les Eglises qu'ils avaient fondées ; leur autorité sur ces Eglises peut s'appeler un épiscopat, mais nous ne devons pas nous figurer cet épiscopat organisé comme celui de leurs successeurs. Ceux-ci, attachés à une seule Eglise et y résidant, furent seuls de vrais évêques, au sens que nous donnons à ce mot ; mais quand Pierre, chef suprême du Collège apostolique et de l'Eglise entière, arriva dans la métropole de l'Orient, celle-ci l'acclama comme un Pasteur. C'est là, dit Bossuet, que le nom de chrétien prit naissance... Eglise fondée par saint Barnabé et par saint Paul, mais que la dignité de Pierre oblige à la reconnaître pour son premier Pasteur, l'histoire ecclésiastique en fait foi ; où il fallait que Pierre vînt quand elle se fut distinguée des autres par une si éclatante profession du christianisme, et que sa chaire à Antioche fit une solennité dans les églises. BOSSUET, Sermon sur l'unité de l'Eglise, Ier point. Edit. Lebarcq, Œuvres oratoires, t. VI, p. 96.

[33] Épître aux Galates, VI, 12.

[34] Actes, XV, 2.

[35] Actes, XV, 4.

[36] L'expression τινες άπό Ίακώβου, qu'emploie saint Paul, Épître aux Galates, II, 12, peut signifier des gens qui se donnaient comme envoyés de Jacques ou qui vivaient dans l'entourage de Jacques. Telle est la version la plus probable. A la rigueur cependant, il n'y aurait rien de surprenant à ce que Jacques le Mineur, vieillard qui, si l'on en croit saint Epiphane (Hœreses, LXXVIII, 14), devait avoir de 85 à 88 ans, et qui n'était jamais sorti de son milieu palestinien, ne se fût pas exactement rendu compte de la situation à Antioche et eût jugé les choses un peu différemment de Pierre et de Paul, TIXERONT, Hist. des dogmes. t. I, p. 166-167.

[37] C'est l'opinion du R. P. PRAT, S. J., la Théologie de saint Paul, t. I, p. 76. Mgr LE CAMUS, l'Œuvre des apôtres, t. I, p. 161, incline vers une opinion semblable. En tout cas, le décret ne peut pas viser le péché de fornication pris en lui-même. Il s'agissait de déterminer des faits externes, publics, capables de servir de base à une mesure publique d'admission ou d'exclusion dans la société chrétienne. D'après le Lévitique, s'unir à un degré prohibé, c'est faire chose honteuse, revelare turpitudinem, Lévitique, XVIII, 7-18.

[38] Actes, XV, 29.

[39] Actes, XV, 24.

[40] Melchior CANO, Loc. theol., V, 4, croit que ce fut un concile provincial ; TORRECREMATA, De Eccles., un concile diocésain ; BENOÎT XIV, De Synodo diœces, l. I, c. I, n. 5, une sorte de concile. Quelques auteurs y ont vu plutôt un tribunal qu'un concile. LE CAMUS, II, 153.

[41] Summ. theol., Prima Secundæ, q. CIII, a. 4. On voit déjà dans la première épître aux Corinthiens, VIII, 4-10, que saint Paul interprète le décret avec une certaine largeur. Il est possible même que le décret de Jérusalem, dans sa règle pratique, n'ait pas été observé partout, mais là seulement où la question de scandale se posait pour certains Juifs. Ainsi s'expliquent les nombreux textes que l'érudition allemande a accumulés, pour mettre en doute l'authenticité du concile de Jérusalem, parce qu'on suppose qu'il n'a pas été appliqué çà et là. Voir les références de tous ces textes dans DUFOURCQ, l'Avenir du christianisme, t. III, p. 22. On a aussi invoqué contre l'authenticité du récit du concile fait par les Actes, que saint Paul en raconte l'histoire d'une manière différente dans son épître aux Galates. Cette seconde difficulté n'existe pas pour ceux qui admettent, comme nous, avec LE CAMUS, l'Œuvre des apôtres, 1905 ; BELSER, Einteitung III das Neue Testament, 1901 ; WEBER, Die Abfassung des Galaterbriefes vor dem Apostelconzil, Ravensb, 1900 ; DOUGLASS ROUND, The date of saint Paul epistle to the Galatians, Cambridge, 1906, que l'épître aux Galates est antérieure au concile de Jérusalem et qu'elle raconte un voyage fait par saint Paul à Jérusalem en 47. Le caractère provisoire et le prompt abandon des règles pratiques promulguées par le concile, expliquent les nombreuses variantes du décret, que l'on trouve dans les manuscrits. Les copistes, croyant rectifier une erreur, ont adapté le texte à ce qui se pratiquait de leur temps. Les critiques, au milieu de ces divergences, ont distingué deux versions : la version orientale et la version occidentale ; mais ils se séparent sur la question de savoir à laquelle appartient la priorité chronologique. Quoi qu'il en soit, le fait de ces variantes ne peut porter aucune atteinte à l'authenticité du décret et à son intégrité substantielle. Voir, sur cette question, une savante étude de COPPIETERS, dans la Revue biblique de 1907, p. 35 et s., particulièrement pour la conclusion, p. 50-51. Quant aux prétendus Canons du concile d'Antioche découverts en 1572 par le jésuite Fr. Torrès, il est aujourd'hui démontré qu'ils sont apocryphes ; ils ont dû être fabriqués à Antioche vers 360. Voir LEJAY, le Concile apostolique d'Antioche, dans la Revue du clergé français du 15 octobre 1903. Les questions critiques qui se rapportent au concile de Jérusalem ont été résumées dans une étude de Dom Leclercq, HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Histoire des Conciles, t. I, 2e partie, Paris, 1907, p. 1070-1087.

[42] Actes XV, 31.

[43] Par ces rudiments du monde, saint Paul entend les institutions religieuses élémentaires, juives ou autres, qui pouvaient servir de préparation à la foi chrétienne, si on savait les dépasser, mais qui pouvaient aussi être un obstacle à la foi si on se laissait séduire et arrêter par elles.

[44] Épître aux Colossiens, II, 8.

[45] Première épître à Timothée, I, 20.

[46] Première épître à Timothée, I, 4 ; IV, 7 ; VI, 3-5. Les exégètes admettent généralement aujourd'hui que les interminables généalogies, dont parle l'épître, sont les fabuleuses généalogies qu'on trouve dans certains apocryphes juifs, et non les généalogies des éons. V. E. JACQUIER, Histoire des livres du N. T., 3e édit., t. I, p. 375.

[47] Deuxième épître de Pierre, II, 10-11 ; Épître à Jude, 8.

[48] Première épître de Jean, II, 18-19, 22-23 ; IV, 2, 3, 15.

[49] Apocalypse, II, 9, 14-16, 20-25.

[50] Première épître aux Thessaloniciens, II, 14-16.

[51] BATIFFOL, l'Eglise naissante, 5e édit., p. 286 ; HARNACK, Dogmengeschichte, t. I, p. 310.

[52] Épître aux Galates, VI, 15-16.

[53] Pour une étude détaillée des rapports de l'Eglise chrétienne avec le judaïsme et pour l'histoire de son affranchissement progressif, voir BATIFFOL, l'Eglise naissante, p. 1-68.

[54] BESTMANN, Geschichte der Christlichen Sitte, IIer Theil p. 136-153.

[55] La Didachè, très répandue parmi les chrétiens jusqu'à la chute de l'empire romain, puis perdue, a été retrouvée à Constantinople par Philothée Bryennios, qui en a publié le texte en 1883. M. Jacquier en a donné, en 1891, une édition accompagnée de traduction et de commentaires, 1 vol. in-8°, Paris, 1891. Cf. HEMMER, la Doctrine des douze apôtres, dans la Revue d'hist. et de litt. rel., t. XII, 1907, p. 193 et s.

[56] On ne traduit pas ces termes grecs, parce que l'episcopos n'est pas nécessairement le personnage que nous appelons évêque et le presbuteros peut être l'évêque. Nous avons vu plus haut que tous les presbuteroi prirent part au concile de Jérusalem, et les Actes des apôtres, en racontant les adieux de saint Paul aux pasteurs de l'Eglise d'Ephèse, les appellent tantôt des presbuteroi, et tantôt des episcopoi. Actes, XX, 17-28. Eosdem, dit saint Jérôme, episcopos illo tempore quos et presbyteros appellabant. Patrologie Latine, t. XXVI, col. 562.

[57] Épître aux Romains, XV, 20.

[58] Voir BAINVEL, au mot Apôtres dans le Dict. de théol., t. I, col. 1654-1656.

[59] Actes, XIV, 4, 14.

[60] Épître aux Romains, XVI, 7.

[61] Première épître aux Corinthiens, XV, 5-8. On pourrait croire qu'il s'agit ici des Douze, mais le contexte semble indiquer qu'il est question d'autres que ceux-ci.

[62] Didachè, XI, 5.

[63] Didachè, XI, 6.

[64] EUSÈBE, Histoire ecclésiastique, III, 37.

[65] Première épître aux Corinthiens, XIV.

[66] Actes, XIII, 1.

[67] Par exemple le prophète Agab, Actes, XV, 27 ; XXI, 10.

[68] Il est impossible de ne pas être frappé de la place faite aux prophètes dans la Didachè. Ils y sont nommés quinze fois, tandis que les apôtres et les docteurs ne sont nommés que trois fois, les episcopoi et les diacres qu'une fois. C'est aux prophètes seuls que sont donnés les prémices (Didachè, XIII, 3) ; ils ont le droit de former des assemblées (XI, 11), et ils sont appelés les grands prêtres des chrétiens (XIII, 3). Ces indications toutefois n'ont pas paru suffisantes à la plupart des auteurs pour voir dans les prophètes des chefs hiérarchiques. Ces auteurs font remarquer que tous les écrivains ecclésiastiques des premiers siècles, depuis saint Paul jusqu'à saint Irénée, en passant par saint Clément de Home, saint Ignace, saint Justin et tous les témoins de ce temps cités par Eusèbe, nous affirment que les chefs des Eglises sont les episcopoi, et cela malgré la persistance du ministère prophétique dans l'Eglise jusqu'à la fin du IIe siècle. (Sur cette persistance, voir JUSTIN, Dial., LXXXVIII ; I Apol., LXVII ; IRÉNÉE, Hœres., XI, 34 ; EUSÈBE, Hist. ecclés., V, 16-17). Aucun témoignage, d'ailleurs, ne vient corroborer le sens qui paraîtrait résulter de la Didachè au premier abord. L'emphase de langage avec laquelle ce livre parle des prophètes s'explique, ajoute-t-on, si l'on admet que ce recueil de maximes et de préceptes, composé, soit à Antioche, soit dans une de ces villes mêlées de païens, où les âmes inquiètes se pressaient avec avidité autour des prédicateurs et des voyants, s'est fait l'écho des témoignages exceptionnels de respect et d'honneur dont on entoura alors les prophètes chrétiens, de la liberté qu'on leur laissa de convoquer parfois des assemblées autour d'eux — à supposer que les mots ποιών είς μυστήριον ποσμικός έκκλησίας, signifient : convoquant des assemblées, et non : agissant en vue du mystère terrestre de l'Eglise, comme traduisent plusieurs savants (Cf. BATIFFOL, Eglise naissante, p. 128-129). Les dons qu'on offrait aux prophètes s'expliquent également, si l'on songe qu'étant voyageurs ou étrangers au pays où ils prêchaient, ils ne possédaient généralement aucun bien et n'exerçaient sans doute aucun métier. On peut admettre aussi qu'étant donnée la liberté relative attestée par saint Paul, avec laquelle tout fidèle intervenait alors dans le service divin (I Cor., XIV), et le rôle particulièrement en vue qu'y prirent les prophètes, on leur ait donné, par ce seul motif, ce nom de grands prêtres qui, au temps de Jésus-Christ, n'était plus exclusivement réservé au grand prêtre en fonction. (JACQUIER, la Doctrine des douze apôtres, p. 232.) En réalité, conclut-on, le rôle des prophètes paraît avoir été toujours restreint à la prédication et à l'édification des fidèles. Qu'on se souvienne qu'a avant d'être une tradition qui se maintient, le christianisme a été une parole qui se propage. (BATIFFOL, Eglise naissante, p. 129.) Les prophètes dont on nous parle ont été les porteurs de la parole chrétienne au moment où cette parole a eu un râle déterminant dans la destinée de l'Eglise. De là tous les hommages dont ils ont été l'objet. Malgré ces raisons, quelques graves auteurs estiment que la Didachè entend désigner, sous le nom de prophètes, de vrais chefs d'Eglises particulières, de vrais évêques, soit qu'à cette époque on ait jugé à propos d'élever à la dignité épiscopale un certain nombre de prophètes, qui ont gardé leur nom, soit qu'on ait désigné par ce titre, alors si honoré, le chef des episcopoi. Notons, en effet, qu'à cette époque, d'une part il est constant que les églises sont gouvernées par un conseil de presbuteroi-episcopoi, ayant à leur tête l'un d'entre eux, et, d'autre part, nous ne trouvons en nul endroit un titre spécial pour désigner ce chef suprême, si ce n'est précisément ce nom de prophète. Dans les Actes, les prophètes Judas et Silas ne sont-ils pas appelés chefs, ήγούμενοι, du nom même qui est donné aux chefs des communautés auxquelles s'adresse l'Epître aux Hébreux ? Saint Clément de Rome n'appelle-t-il pas l'évêque archiéreus, du titre même qui est donné ici aux prophètes ? On comprend d'ailleurs que ce mot de prophète, appliqué aux évêques, ait été transitoire. Tant que vécurent les douze apôtres, ils furent les chefs des presbuteroi dans les Eglises fondées par eux, et bientôt après l'époque dont parle la Didachè, le conseil des presbuteroi-episcopoi ayant disparu à peu près partout, pour laisser la place à un seul episcopos, c'est ce nom qui a naturellement prévalu pour désigner le chef de l'Eglise particulière. Dans un savant article du Dictionnaire apologétique de la foi chrétienne, t. I, col. 1768, M. MICHIELS conclut ainsi l'étude critique des divers textes de la Didachè relatifs aux prophètes : Distinguant ces prophètes, revêtus d'un caractère sacré, d'avec ceux qui sont prophètes simplement parce qu'ils ont le charisme de la prophétie, nous pensons que ces prophètes-là sont des évêques missionnaires. C'est la clef pour interpréter les divers passages cités. Nous serions porté à nous ranger à cet avis.

[69] Actes, XIII, 1.

[70] Didachè, XV, 1.

[71] Didachè, XV, 1.

[72] FUNK et HARNACK ont noté l'importance de la conjonction οΰν, qui relie les deux développements. Choisissez donc... HARNACK, Enstehung, p. 58.

[73] P. DE SMEDT, dans la Revue des questions historiques du 1er octobre 1888, p. 339.

[74] Sur ce point voir le mot Évêques dans le Dictionnaire de théol. et dans le Dict. apologétique.

[75] JACQUIER, la Doctrine des douze apôtres et ses enseignements, p. 242-243.

[76] Première épître à Timothée, IV, 14.

[77] Première épître de Pierre, V, 1-5.

[78] S. IGNACE, Ephés., IV. Voir sur l'importante question de la distinction du presbytérat et de l'épiscopat le P. PRAT, S. J., au mot Evêques, dans le Dict. de théol. de VACANT-MANGENOT, t. V, col. 1656-1700. Le savant auteur y établit : 1° qu'on ne trouve, dès l'origine, aucune trace d'Eglise amorphe ; car toutes les Eglises ont des chefs qui sont appelés tantôt présidents (I Thes., V, 12 ; Rom., XII, 8), tantôt directeurs (Héb., XIII, 7, 14, 24 ; Actes, XV, 22), anges (Apoc., I, 20), pasteurs (Actes, XX, 28 ; I Petr., V, 2 ; Eph., IV, 11), le plus souvent surveillants ou inspecteurs (episcopoi), ou anciens (presbuteroi) ; 2° qu'il n'y a pas eu d'uniformité dans l'organisation des Eglises primitives, du moins jusqu'à la mort des apôtres et à la disparition des dons charismatiques ; 3° que l'épiscopat est d'origine apostolique ; les témoignages, de saint Clément à Rome, de saint Irénée à Lyon, de Tertullien en Afrique et de Clément d'Alexandrie, ne laissent subsister aucun doute sur ce point. Cf. MICHIELS, au mot Évêques, dans le Dict. apologétique de la foi catholique.

[79] Didachè, XI, 1-12. Cf. BATIFFOL, Eglise naissante, p. 130-131.

[80] Didachè, VIII, 3.

[81] CLÉMENT D'ALEXANDRIE, Stromates, VII, 7-40.

[82] Cf. Dictionnaire de la Bible, au mot Prière, t. V, col. 674-675.

[83] Didachè, IV, 2.

[84] Didachè, XVI, 2.

[85] Didachè, XIV, 1-2.

[86] Didachè, VIII, 2.

[87] I Paralipomènes, XXIX, 11.

[88] Didachè, VII, 4.

[89] Didachè, VII, 1.

[90] Didachè, VII, 1.

[91] Didachè, VII, 3.

[92] G. DE ROSSI, Bollettino di archeologia cristiana, 1886, p. 19-20.

[93] Didachè, I à V.

[94] Didachè, V.

[95] Didachè, XI, 7.

[96] S. IGNACE, ad Phil., c. VIII, P. L., t. V, col. 104.

[97] Didachè, IV, 14 ; XIV, 1.

[98] BUXTORF, Synagoga Judaïca, ch. XX. Cf. MORIN, De pœnitentia, I. IV, c. II, n. 21, 22, etc. Tel est du moins le sentiment de plusieurs graves auteurs catholiques, tels que FUNK, Patres apostolici, 2e édition, Tubingue, 1901, t. I, p. 14, 32.

[99] BATIFFOL, Etudes d'histoire et de théologie positive, 2e série, 4e édition, p. 71-78 ; Dom CAGIN, l'Eucharistie, canon primitif de la messe, 1 vol. in-4°, Paris, 1912, p. 254, Mgr DUCHESNE, Bull. crit., t. V, 1884, p. 385-386, et M. LADEUZE, Revue de l'Orient chrétien, 1902, p. 339-399, pensent qu'il s'agissait ici à la fois de l'Agape et de l'Eucharistie. La question de l'agape a une grande importance apologétique. La plupart des rationalistes affirment que la cène eucharistique ne fut à l'origine rien de plus qu'un repas ordinaire, qui, après une longue évolution, se scinda en deux cérémonies distinctes : l'Eucharistie et l'Agape. Un des travaux les plus considérables sur ce sujet est celui du R. P. Ephrem BAUMGARTNER, O. M. C., Eucharistie und Agape im Urchristentum, 1 vol. in-8°, Soleure, 1909. Après avoir reproduit et analysé minutieusement une immense quantité de textes, groupés d'après les pays dont ils manifestent les usages, le savant auteur croit pouvoir poser les conclusions suivantes : au Ier siècle, nous retrouvons, dans toutes les chrétientés que nous connaissons, des institutions sensiblement identiques relativement à l'Agape et à l'Eucharistie. Le dimanche, de bon matin, quelquefois déjà vers minuit, — au moment où eut lieu la résurrection du Seigneur, — les chrétiens se réunissent pour célébrer l'Eucharistie. Celle-ci est rattachée à l'instruction religieuse et comprend essentiellement la prière d'action de grâces prononcée par l'évêque sur le pain et le vin ; le peuple s'associe à cette fonction liturgique en prononçant l'Amen et en communs nt. Le dimanche soir, les chrétiens, suivant en cela une ancienne coutume juive, viennent prendre leur repas en commun, et cette image de leur amour fraternel sert en même temps à l'entretien des frères nécessiteux : c'est l'Agape, repas sanctifié par des prières et par l'exercice des charismes de la glossolalie et de la prophétie ; la célébration de l'Eucharistie n'y fat jamais rattachée, mais, d'après saint Paul (I Cor., XI), l'Agape serait une image du grand amour que témoigna le Christ à ses disciples dans la dernière cène. L'ouvrage du P. Baumgartner, dit M. Vanhalst dans la Revue d'histoire ecclésiastique, t. XII, 1911, p. 721-722, constitue une défense sérieuse de la conception romaine de l'Eucharistie. D'une réelle valeur scientifique, elle s'harmonise très bien avec les conceptions dogmatiques de la tradition catholique. Toutefois, sur plusieurs points, et particulièrement au sujet des prières juives récitées avant le repas, l'étude du P. Baumgartner doit être complétée par celle de M. MANGENOT, les Soi-disant antécédents juifs de l'Eucharistie, parue dans la Revue du clergé français en 1909, t. LVII, p. 385 et s., et par celle de Mgr BATIFFOL, Nouvelles études documentaires sur la sainte Eucharistie, ibid., t. LX, p. 513.

[100] Didachè, XIV, 1-3 ; XV, 1.

[101] Dom CAGIN, Te Deum ou Illatio, p. 255.

[102] Cf. Dict. de théol. de VACANT-MANGENOT, t. V, au mot Eucharistie, col. 1126. On ne comprend pas comment RAUSCHEN, l'Eucharistie et la pénitence, trad. Decker et Ricard, Paris, 1910, p. 2, a pu dire que c'est à peine si on peut faire appel à la Didachè en faveur de la présence réelle ; sans doute, si ce texte était isolé, il resterait obscur ; mais rapproché de tant d'autres textes apostoliques, patristiques et archéologiques, son interprétation ne peut faire de doute.

[103] Les formules de prière qui sont données par la Didachè ne sont, du reste, que des indications. On sait que dans les premiers temps, le célébrant lui-même improvisait sur un thème donné. Cette pratique a duré certainement jusqu'au IVe et même jusqu'au Ve siècle. Voir Dom CAGIN, Te Deum ou Illatio, p. 342 et s. Dom SOUBEN, le Canon primitif de la messe, Lille, 1909, p. 12.

[104] G. DE ROSSI, Bollettino di archeol. crist., 1886, p. 23.

[105] Hérésies du IIe siècle, dont il sera parlé plus loin.

[106] Didachè, II, 2.

[107] Didachè, III, 4.

[108] On sait avec quelle indulgence les plus fameux philosophes parlaient des mœurs les plus libres ; on sait comment le plus grave des philosophes grecs permettait l'exposition et la destruction des enfants. (ARISTOTE, Politique, l. VII, c. 14.)

[109] Didachè, IV, 5.

[110] Didachè, I, 5.

[111] Didachè, XII, 4.

[112] Didachè, XII, 3.

[113] Didachè, XII, 5.

[114] Didachè, IV, 9.

[115] Didachè, IV, 10.

[116] Didachè, IV, 3.

[117] Didachè, IV, 8. On s'est demandé si ce passage ne prescrivait pas la communauté effective des biens. La réponse négative ne nous parait pas douteuse. La communauté effective des biens n'a jamais été obligatoire, même à Jérusalem, où saint Jacques suppose l'existence de riches et de pauvres (III, 1-9 ; V, 1-5) ; elle y a peu duré et elle n'a pas existé ailleurs.

[118] Didachè, I, 2.

[119] Didachè, I, 3.

[120] Didachè, II, 7.

[121] Didachè, III, 7-8.

[122] Didachè, IX, 4.

[123] Didachè, IV, 1.

[124] Didachè, VI, 1.

[125] Didachè, VII, 2.

[126] Didachè, VIII, 2.

[127] Didachè, I, 2.

[128] Didachè, III, 10.

[129] Didachè, VIII, 2 ; IX, 4 ; X, 4.

[130] Didachè, X, 2.

[131] Didachè, XVI, 5, 7, 8.

[132] Didachè, VII, 2, 3.

[133] Didachè, IV, 10.

[134] Didachè, X, 5.

[135] Didachè, IX, 4 ; X, 5.

[136] Sur la formation et sur les caractères de l'espérance eschatologique en Israël et à l'époque chrétienne, voir LABAUCHE, Leçons de théol. dogm., 3e édit., t. II, p. 347-393, et A. LEMONNYER, O. P., au mot Fin du monde dans le Dict. apol. de la foi cath., t. I, col. 1911-1927.

[137] Didachè, XVI, 1-8.

[138] On trouve des paroles semblables dans les prophètes pour annoncer la ruine des royaumes maudits. Cf. EZECHIEL, XXXII, 7-8, XXXVIII, 20.

[139] Didachè, XVI, 1.

[140] A. SABATIER, la Religion d'autorité et la religion de l'esprit, 1 vol. III-8°, Paris, 1904, p. 60-61.

[141] C'est l'erreur soutenue par A. LOISY, l'Évangile et l'église et Autour d'un petit livre, passim.

[142] Épître de Jacques, II, 14-26.

[143] Épître de Jacques, II, 1-9.

[144] Épître de Jacques, V, 1-6.

[145] JOSÈPHE, Ant. jud., l. XX, ch. IX, n. 1.

[146] EUSÈBE, Hist. ecclés., l. II, ch. XXIII.