LOUIS XI

 

PAR GEORGES MONTORGUEIL

PARIS - COMBET & Cie - 1905.

 

 

AVANT-PROPOS

 

LOUIS XI, oh, le méchant ! Ce fut le premier cri d'une fillette qui, par-dessus mon épaule, lisait le titre de cet Album. Je l'en félicitai : il témoignait de la bonté de son cœur. L'éloignement que lui causait un si grand roi venait de ce qu'elle croyait savoir de son caractère. Avouez-le : vous êtes d'accord avec elle pour dire : oh, le méchant !

Vous le trouvez trop sombre, trop astucieux, trop compliqué et surtout trop cruel. Vous aimez mieux Charlemagne qui, avec sa belle barbe fleurie, ressemble à un grand papa ; vous lui préférez Saint .d Louis, si vaillant et si pur ; François Ier, si chevaleresque ; Henri IV, si fin en ses réparties, si brave en ses équipées, si généreux après la victoire. Et puis, il y a la poule au pot ! Louis XIV encore vous captive, imposant sous la perruque ; plus qu'un roi, un astre : et quel astre, le soleil ! Mais Louis XI, avec sa mine renfrognée, son profil ingrat, ses regards en dessous d'usurier retors, Louis XI vous inquiète. Il ne court sur lui que des histoires de gens enfermés dans des souterrains, ou se balançant aux branches de son verger. Il a eu de la chance, disait un petit espiègle, mais certainement ce n'était pas la corde de pendu qui lui manquait !

Sans doute, Louis XI n'a point ambitionné d'être surnommé le Bon ou le Juste. Il n'a rien fait pour être appelé le Magnifique. Son tailleur en savait quelque chose ; quels pauvres habits ! Sauf en de très rares circonstances, il se montra plutôt négligé de sa personne. Pas un instant la pensée ne lui est venue de faire résider la majesté royale dans une perruque. Par antithèse, avec les seigneurs contre lesquels il avait des griefs, il se plaisait à se montrer d'autant plus simple qu'ils étaient plus fastueux. Ce n'était point humilité, c'était orgueil. Il ne voulait pas n'être roi que par les signes extérieurs de la royauté, mais par l'autorité suprême qui en découle. Son bonnet qui vous fait rire, son bonnet crasseux, avec ses petites médailles, inspirait autant de respect que les joailleries étincelantes d'une couronne. Un jour, à la fin de son règne, autour de lui, dans le monde entier, toutes les puissances antiques seront abolies ou éteintes : il n'y aura plus, resplendissant d'une gloire universelle, que ce bonnet crasseux — sur le front du roi de France !

Ne vous fiez pas aux apparences. Louis XI est loin d'être ce qu'à première vue il vous semble. D'abord, il n'est pas triste ; s'il n'avait eu de graves soucis, il aurait été le personnage le plus gai de son royaume. En ses moments de belle humeur, il devisait plaisamment ; attardé chez ses sujets, paysans ou bourgeois, il s'y faisait prier à dîner et, entre la poire et le fromage, il était tout à fait drôle.

C'est la surprise que vous réserve cette suite d'images où le grand talent de mon excellent ami JOB n'a jamais eu plus besoin de toute la variété de son inlassable verve. Louis XI est l'esprit le plus fertile qui soit en trouvailles imprévues et cocasses. Avec lui, il faut s'attendre à tout : jusque dans le châtiment, il garde on ne sait quelle jovialité pittoresque.

C'est un brave, il l'a bien montré à Montlhéry et ailleurs, mais il n'est brave qu'en face du danger qu'il voit ; les embûches et les pièges l'ont rendu soupçonneux, et sa prudence cauteleuse lui fait faire parfois figure de poltron. Voyez les précautions dont le rusé s'entoure ; elles sont des plus divertissantes. Regardez-le sur le pont, à Picquigny ; il a tellement peur d'être pris, qu'il place un grillage entre le roi d'Angleterre et lui, en sorte qu'ils se parlent, jurent, signent et s'embrassent par des petits trous.

Comme il est ingénieux en ses moyens et peu difficile sur leur choix ! Il vous donne, plus loin, un spectacle unique dans toute l'histoire de France. On dirait d'une de ces farces que les baladins commençaient à jouer sur les tréteaux. Il s'est arrangé pour faire savoir à ses adversaires ce qu'ils pensent les uns des autres, afin de les brouiller et de les diviser. Il cache ceux-ci derrière un paravent, tandis qu'il excite ceux-là à se laisser aller en propos désobligeants à l'endroit de ceux qui sont cachés et qui les écoutent. C'est d'un haut comique, et tout Louis XI est là. Le procédé manque d'élégance ; le principal adversaire de Louis XI, Charles le Téméraire, y eût répugné. Si ce présomptueux duc de Bourgogne voulait séparer des alliés, il montait à cheval, à la tête de quarante mille hommes, il saccageait, pillait, brûlait des villes et passait leurs habitants au fil de l'épée. Il eût estimé un tel subterfuge indigne de sa gentilhommerie, et comme il lui arriva, se fut peut-être fait battre. Louis XI dut à ce stratagème de pousser dehors, sans coup férir, l'Anglais qui était revenu.

Ses inventions n'étaient pas toujours aussi anodines ; il allait jusqu'à retirer sa parole une fois donnée. Le point d'honneur lui était inconnu. Sa conscience était un réservoir d'absolution, et d'autant plus inépuisable qu'il n'y puisait que pour lui-même.

C'est cela, je le sais et vous en loue, qui choque votre sentiment. Il n'y eut de noble chez Louis XI que le but, il n'y a de grand dans son règne que les résultats. C'est quelque chose.

Réfléchissez combien sa situation était difficile quand il succéda à son père — après une insoumission qui n'est pas d'un bel exemple. — Il trouvait la maison royale très ébranlée sous les coups de vassaux impertinents et audacieux. La France sortait de la Guerre de Cent Ans ; elle n'était pas guérie, elle n'était que convalescente. Les rechutes étaient à craindre. Les eût-il conjurées si ses armes avaient été plus droites et plus loyales ? Nous n'en savons rien. Nous ne savons que ceci : s'y fût-il pris autrement, il n'aurait pas fait mieux, car ce qu'il a fait, c'est la France. Son œuvre est consciente. Il s'était imposé cette tâche : il n'a permis à quiconque de l'en détourner, ni même de l'en distraire. Il s'y est donné avec une passion sourde et contenue, sans un jour de défaillance ou de tiédeur. Vous lui en voulez, — car vous êtes sensibles et c'est très gentil, — vous lui en voulez d'avoir eu, en trop de circonstances, la main si lourde et le châtiment si prompt. C'est qu'il cherchait moins à être aimé qu'obéi. Obéit-on à qui ne sait se faire craindre ? Au reste, les grands qu'il sacrifia, par leurs trahisons et leurs perfidies, méritaient leur sort. Son tort n'est pas d'avoir mis les gens en cage, mais d'être venu si souvent les y narguer. Par là il montra qu'il était, à ses heures d'humeur badine, autant qu'insuffisamment délicat dans le choix de ses distractions.

Nous espérons que l'histoire qui vous est contée, authentique en ses moindres détails, dissipera vos préventions. Quel règne vivant que le sien ! Quelle suite de scènes intéressantes ! Elles sont reproduites ici : regardez-les, regardez-les deux fois, regardez-les de tous vos yeux ; mais votre impatience a devancé mon conseil et c'est par là que vous avez commencé. Maintenant, lisez : votre défiance s'apaisera. Ma petite amie elle-même, dont le cœur est si tendre, adoucira, à la lecture, la sévérité de son opinion. Elle disait : Louis XI, oh, le méchant ! Elle envisagera car elle est futée si elle est bonne — tout ce que la France doit à l'habileté consommée du plus subtil des monarques, elle dira : Oh, le malin !

Et cette épithète familière se nuancera de plaisir, de respect et d'admiration. Louis XI, quand il provoquait le jugement de la postérité, n'en demandait pas davantage.

 

LOUIS XI

 

LES carillons, qu'ont-ils à bavarder, ce matin, si joyeusement ? Quel souffle d'allégresse, en ce temps morne et pesant, fait comme une éclosion de soleil ? Au roi Charles VII un fils est né, et le peuple, heureux de trouver enfin un motif d'espérance, veut reconnaître, en la venue du dauphin, la marque bienveillante d'un décret providentiel.

Pauvre petit ! Il fait son entrée dans le monde en un bien triste moment ! Quel roi, né sur le trône, eut berceau plus chétif ?

D'effroyables calamités oppressent les cœurs, des bandes de mercenaires, par les routes, pillent, rançonnent, et tuent. La terreur est dans les cités où les factions se déchirent ; les paysans ont fui les hameaux ; les champs restent sans culture et la faim de l'homme dispute aux animaux l'herbe des chemins.

Les Anglais couvrent les trois quarts du sol. La France leur a été livrée par un traité signé à Troyes. Leur roi, Henri VI, un enfant, sous la double couronne de France et d'Angleterre, règne à Paris. Son pouvoir s'étend sur la Brie, la Picardie, la Champagne. La Bourgogne, par son duc tout-puissant, est avec lui.

Charles VII, que suivent encore quelques fidèles, sacré non à Reims mais à Poitiers depuis un an, est assis sur un trône croulant et disputé. Sa résidence est à Bourges, dans un palais bâti par son oncle le duc de Berry, qu'on appelle le Logis du Roi. Il est là, roi sans capitale, sans royaume et sans armée, — roi de Bourges, disent les Anglais en manière de raillerie et de dérision.

Du peu d'or qu'il recueillit depuis la mort de Charles VI, le roi fou, son père, il ne lui reste rien ; son trésor est à sec, ses fournisseurs en sont venus à lui refuser tout crédit. Un jour, qu'il essayait chez un cordonnier de Bourges une paire de souliers, comme il ne pouvait payer sur-le-champ, le cordonnier retira les souliers neufs et lui rendit les vieux dont il se dut contenter pour regagner son logis.

Ce qu'il reçoit d'argent, il le dépense en prodigue, en son palais, où son désespoir cherche dans le plaisir un dérivatif à l'ennui. La place d'un roi est aux Conseils et sur les champs de bataille : il en aura bientôt la claire conscience. Mais il n'est roi que d'hier ; il est jeune ; les grands exemples lui ont manqué et les nobles leçons. Et il s'attarde en s'étourdissant.

Ce 4 Juillet 1423, il a appris, le matin, une fâcheuse nouvelle. Ses troupes qui guerroient de leur mieux, sans grande conviction, pour l'honneur, à Crevant-sur-Yonne, une fois de plus, ont été battues. De vaillants soldats ont été faits prisonniers des envahisseurs, qui seront entre leurs mains plus malheureux que des bêtes de somme. Mais le roi est fait par l'accoutumance, à l'annonce de tels échecs, et son orgueil n'en ressent aucune secousse.

Le soir de cette défaite, il joue aux échecs en frivole compagnie, quand, sur le seuil, parait, porte dans les bras de sa nourrice, le fils qui lui vient. On le lui présente, joliment arrangé dans son maillot. Sans le fol, au nouveau-né nul ne ferait risette. C'est en boudeur, qu'on a distrait de son jeu, que Charles VII enveloppe d'un regard détaché la frêle créature qui sera, un jour, l'homme habile et redoutable, à qui la Nation devra son unité. Sonnez, cloches de France, sonnez.

Sur le nouveau-né, veille la vigilance attentive de deux femmes : sa maman d'abord, Marie d'Anjou, toute simple et très douce, qui met son ambition à bien élever ses enfants.

Elle est à bonne école. Elle aussi a près d'elle, sa mère, Yolande d'Aragon ; une dame de très haute vertu, dont l'esprit pénétrant et la raison solide sont d'un si grand secours dans les conseils du roi. Femme, elle s'est donnée la mission de guérir tout le mal qu'a fait une autre femme, l'indigne Isabeau de Bavière, qui a arraché à un roi fou la signature qui figure au bas du traité de Troyes : — pacte impie qui a dépouillé son fils de la couronne de France au profit du roi d'Angleterre. Yolande d'Aragon s'efforce de réparer les conséquences de cette trahison en réveillant l'esprit du roi et en faisant de son petit-fils, Louis, un homme préparé à l'accomplissement de grandes choses.

C'est elle qui l'instruit, cet enfant intelligent et réfléchi, qui observe plus qu'il ne parle, curieux et à la fois taciturne. Elle lui enseigne à dominer ses sottes terreurs ; car il frissonne au moindre bruit et, sans être poltron, sans cesse s'épouvante de menaces imaginaires. Elle lui voudrait cette jolie vaillance dont lui donnent l'exemple de braves soldats, commensaux du palais : les La Hire, les Dunois, les Xaintrailles, les Richemond. Leur courage n'est pas récompensé pourtant ; ils portent à l'ennemi des coups qui ne l'entament point. L'Anglais, malgré leurs prouesses, avance. Il assiège Orléans.

Les Anglais ont élevé des bastilles formidables. Mais ils manquent de vivres. Le duc de Bedfort leur a envoyé un convoi de barils de harengs, pour les ravitailler. Les Français ont inutilement essayé de s'emparer du convoi. Après un combat opiniâtre, les Anglais ont gardé le terrain conquis et les harengs. C'est une bonne journée pour les Anglais. Ne va-t-elle pas marquer la fin de la résistance ? La France consternée n'attend plus que le coup qui consommera sa perte. Déjà, Charles VII parle de reculer encore et de quitter Chinon.

Louis voit depuis quelques jours sa grand'maman Yolande bien chagrine. Elle le berce en l'endormant, le soir. Puis elle lui dit de belles histoires merveilleuses, et surtout certaine légende qui court, de chaumière en chaumière, sur les lèvres des paysans : la légende de Merlin l'Enchanteur, prophète fabuleux qui vibre à tous les espoirs de la race et qui a annoncé, comme il eût annoncé le Messie :

Une fille viendra du bois chenu...

Un des premiers jours du mois de mars 1429, comme le petit Louis, assis à l'écart, s'amuse à regarder les images d'un psautier, une jeune fille vient à passer, qui n'est pas pareille aux autres filles, ni habillée comme elles sous son manteau, elle porte un costume d'homme ; ses cheveux sont coupés en rond ; à ses souliers, elle a des éperons comme en ont les soldats.

On lui prodigue d'exceptionnels et respectueux égards. Une curiosité haletante suit ses pas.

Le dauphin se mêle à la foule des courtisans, derrière elle. Il la voit aller droit au roi son père qui la voudrait tromper, vainement :

— Dieu vous donne bonne vie, gentil Dauphin.

Elle appelle dauphin le roi, car il est roi à ses yeux, n'ayant pas été sacré à Reims.

Le roi veut l'éprouver, et lui désignant un seigneur : Voilà le roi, lui dit-il. Mais, elle :

C'est vous qui l'êtes et non un autre.

Elle lui dit alors avoir mission de le conduire à Reims, pour qu'il y reçoive la couronne. Elle ajoute :

Gentil dauphin, je suis de Domremy et m'appelle Jeanne. Mes saintes m'ont conduite vers vous. Mettez-moi à l'œuvre et la Patrie sera bientôt allégée.

La Patrie ! Le petit Louis dresse l'oreille : la Patrie ! Quel mot est-ce là ? Point nouveau sans doute, mais il l'entend prononcer pour la première fois !

Lorsque, le soir, sa grand'maman Yolande, en son petit lit l'ayant bordé, lui redit la belle histoire qui berce son sommeil : Une fille viendra du bois chenu. — Je l'ai vue, dira l'enfant. C'est une bergère habillée en soldat. J'ai eu joie à l'entendre parler ; je voudrais être grand pour la comprendre.

Jeanne d'Arc a accompli sa mission ; elle a fait, de Charles VII, couronné à Reims, le vainqueur des Anglais, le Victorieux. Mais oublieux et ingrat, il a abandonné la vierge héroïque aux mains d'ennemis devenus ses bourreaux.

Le dauphin a maintenant dix-sept ans ; il s'est retiré dans le Dauphiné qu'il gouverne en véritable roi, mais en s'appuyant sur les ennemis de son père qui se fâche. Charles VII, à la tête d'une armée, vient mettre à la raison le fils rebelle. Le dauphin prend peur ; il redoute que son père, malgré ses protestations d'indulgence, une fois ramené à la maison, ne le corrige. Prétextant une partie de chasse, il monte en selle, chevauche à franc étrier jour et nuit et ne s'arrête qu'en Belgique, dans les états de ce duc Philippe de Bourgogne, rival en puissance du roi de France et son adversaire.

Ni le duc de Bourgogne, ni le roi de France n'avaient à se féliciter de leurs garçons. Autant l'un que l'autre, ils étaient bien les plus mauvais fils qui se puissent voir. Ce n'était pas qu'ils eussent même caractère ; ils étaient aussi dissemblables que le jour et la nuit. Lun, vain, superbe et irascible ; l'autre, cauteleux, minable et contenu.

Charles aimait le bruit, le faste, les pompes extérieures, l'apparat, les claires fanfares de la renommée et l'ivresse des combats ; téméraire au moment du danger, terrible à l'heure des représailles. Louis, prudent et dissimulé, de volonté discrète, mais insaisissable et têtu, orgueilleux mais d'un orgueil enveloppé dans l'humilité des formes et se traduisant sous les dehors d'une bonhomie affectée et malicieuse.

Le jour où seront aux prises ces deux .tempéraments, il est aisé de deviner que, contre l'astuce et la ruse du second, se brisera l'emportement aveugle et fou du premier.

Mais, ils ne sont encore à cette phase de leur vie, que deux fils affectant un égal mépris de l'autorité paternelle, deux rebelles qui désespèrent le duc et le roi. Pourtant, chez Philippe, l'inquiétude du lendemain est plus grande que chez Charles VII. Son casse-cou lui cause plus d'alarmes qu'au roi de France l'avenir de ce dauphin dont les turbulences et les trahisons ne décèlent qu'une ambition impatiente d'être seule et d'agir.

Charles VII sentait que le jour approchait où son fils allait réaliser ce rêve. En vain il avait tenté une suprême réconciliation. Mais Louis s'était si cruellement dérobé à ses suprêmes avances qu'il en était arrivé à le croire capable de hâter sa fin.

La peur d'un crime le hantait. Il tremblait que ne fussent empoisonnés les mets qu'on lui servait, et telles étaient ses terreurs que, la raison égarée, il n'osa plus les approcher de sa bouche, et qu'il mourut de faim.

Vers la fin de juillet de l'an 1461, le dauphin Louis vit arriver, à Genappe, en Belgique, où il résidait dans un château mis à sa disposition par le duc de Bourgogne, un cavalier qui, dans sa précipitation à le joindre, avait crevé trois chevaux sous lui. Il venait lui annoncer la mort du roi. Charles VII était trépassé dans la 58e année de son âge et la 39e de son règne.

Le peuple, qui rendait grâce à son souverain de l'heureuse délivrance du pays et de son retour à la prospérité, le pleurait ; son fils, qui avait l'art de toutes les dissimulations, estimait pourtant superflu de feindre une douleur qu'il n'éprouvait pas. Il se réjouit d'un événement qui lui mettait aux mains le beau sceptre de France. Il se promettait de le tenir dune façon dont on se souviendrait.

Laissant à d'autres le souci des funérailles, il s'enquit d'abord de s'aller faire sacrer à Reims. Le duc de Bourgogne convoqua pour l'escorter les nobles de toutes ses provinces avec ses milices. Quand Louis vit arriver tous ces gens, il estima que son oncle lui faisait trop large mesure et, sous couleur d'épargner aux pays que traversait le cortège les frais d'hébergement d'une pareille armée, il pria le duc de s'en départir. Philippe fit en sorte toutefois que ses gens fussent encore quatre mille, lui à leur tête, marchant à côté du nouveau roi qui semblait plus chétif que de coutume, écrasé par ce pompeux équipage.

A la cérémonie du sacre, qui eut lieu le jour de l'Assomption, ce fut le duc de Bourgogne qui mit la couronne sur le front de Monseigneur Louis, avec ostentation et comme si celui-ci la tenait de ses mains. Le roi reçut ensuite les compliments des délégations et, aussitôt, fit savoir aux harangueurs qu'il aimait les discours brefs et clairs. Et pour ce que la clémence est le premier acte de la souveraineté, il annonça qu'il accordait son pardon à tous ses ennemis — sauf huit. Comme ces huit, il ne les nomma point, ils furent nombreux ceux qui craignaient d'être parmi les huit qui continuaient à encourir son irascible disgrâce.

 

Maintenant, il rejoignait Paris à petites journées. Une multitude était accourue. On n'avait jamais vu telle presse. Il y avait tant de gens à cheval que beaucoup se devaient contenter de loger dans les faubourgs et jusqu'à deux lieues de la ville. Les vivres eussent été d'un prix inabordable si le roi n'avait ordonné qu'on ne rançonnât quiconque et qu'on ne fit point renchérir le vin. Il savait que la joie populaire emprunte volontiers aux tonneaux et que les vivats les plus nourris sont surtout les plus abreuvés.

Le cortège est d'une richesse inouïe. Sur des chevaux habillés superbement, s'avancent sous un dais, le roi immédiatement suivi et dominé par la prestance du duc de Bourgogne, qu'escorte son fils, le comte de Charolais, qui sera un jour Charles le Téméraire. Les façades des maisons sont tendues de tapisseries, des estrades sont partout dressées. Il y a des curieux jusque sur les toits, accrochés aux cheminées. Sur les places, on joue de fort beaux mystères ; à l'entrée du Châtelet, on a représenté la Bastille de Dieppe que Louis avait prise étant dauphin.

La veille, à son de trompe, il avait été défendu à quiconque de se tenir sur le pavé où le cortège se déroulerait. Mais que peut un règlement de police contre la curiosité du badaud de Paris ? La populace se ruait partout, le roi ne s'en plaignait point, tant à cet empressement il y avait de chaleur. Mais son voisin le duc en prenait la plus belle part. Et le souvenir fut amer au roi qu'il garda d'un certain boucher à la mine réjouie, qui, monté sur une borne dans le quartier des Halles, hurla à son nez, s'adressant au duc : Ô grand noble duc de Bourgogne, soyez le bienvenu dans la ville de Paris ! Il y a longtemps que vous n'y fûtes, bien qu'on vous y ait fort désiré. Tout bas, Louis XI pensa : Celui-là est plus que le roi à qui vont de pareils hommages. Je leur apprendrai bientôt à tous qu'il n'est de roi en France hors moi-même.

Cette nuit-là, il coucha à la Tournelle ; mais, le lendemain qui était donc le 1er de septembre 1461, il s'en fut loger en son hôtel de la Bastille, sa bonne Bastille, trapue, solide, de tout repos, défendue par ses fossés, ses ponts-levis et ses tours, et où le sommeil n'avait pas à redouter la surprise d'un réveil trop brusque.

Louis XI s'en serait tenu à la solennité de l'entrée, mais le duc Philippe de Bourgogne, si heureux d'avoir repris contact avec ce peuple qui lui manifestait la chaude expression d'un fidèle souvenir, prolongeait les réjouissances. Il festoyait les dames, les demoiselles et les bourgeois de Paris. Sa table était ouverte à tous et sa main était prodigue en largesses. Vous pensez si les gosiers désaltérés lui faisaient fête et lançaient, retrouvée au fond des mémoires, la vieille chanson des guerres civiles : Duc de Bourgogne, Dieu te maintienne en joie !

Mais cet air-là n'allait pas beaucoup à Louis XI.

Il méditait quelque tour de sa façon. Voici celui dont il s'avisa : Le duc de Bourgogne avait organisé un tournoi auquel, dans sa loge, assistait le roi. Y prenaient part, le comte de Charolais et tous les beaux et fiers gentilshommes. La lance au poing, montés sur leurs chevaux empanachés, aux lourdes et chatoyantes robes brodées d'écussons, ils se livraient aux prouesses du noble jeu.

Tout à coup, dans la lice, un géant inconnu fit irruption. Hirsute et vêtu de peaux de bêtes, effrayant sous son masque de naturelle laideur, avant qu'on ait pu s'informer, culbutant pages et valets, il alla droit aux seigneurs, et faisant tournoyer sa terrible massue, il joncha l'arène de cavaliers désarçonnés. La surprise était profonde, moins que l'épouvante. Le roi, sous cape, riait qui avait suscité la rivalité de ce rustre, doué d'une force d'Hercule, et qui, honteusement, à grands coups de son bâton, abattait, dans leurs représentants, l'orgueil des maisons princières !

Ce serait ainsi qu'à son tour, faisant une massue de son sceptre, Louis allait abaisser les résistances féodales où son autorité se heurterait.

 

Maintenant, c'est fini des fêtes. Louis XI a retiré le bel habit de soie blanche qui fit sensation le jour de son entrée. Il s'est vêtu de drap à petit prix. Il porte un surtout de futaine et s'est coiffé d'un bonnet en feutre râpé. Une médaille bénite en est tout l'ornement. Il a ainsi, pour quelques reliques qu'il s'est choisies, une vénération particulière. C'est sur elles qu'il jure et par elles qu'il espère, dans les moments difficiles, de miraculeuses interventions.

A la Bastille ou en son palais de la Tournelle, il vit, retiré, ennemi de ce faste par où, jusqu'à lui, les rois ont frappé l'imagination des foules ; dans son obscur retrait, il médite et travaille. Il s'est entouré de petites gens, auxquelles il demande plus de souplesse que de vertu, ce qui n'est pas toujours d'un bon calcul ; on ne peut attendre de fidélité que du dévouement qu'on estime. Il chasse de leur emploi le chancelier, le prévôt de Paris, le premier président, et en leur lieu, il en met d'autres, de tout nouveaux, dit un chroniqueur.

Nouveaux, ils ne l'étaient pas tant qu'on ne les connût. Ils se nommaient Henri et Geoffroy Cœur, fils de Jacques Cœur. Le roi réparait une iniquité du précédent règne qui avait sacrifié l'argentier Jacques Cœur à de vilaines intrigues. Et cela était bien. Ce qui était moins bien, c'était de faire un ministre de la justice de Pierre de Morvilliers qui, en ce moment même, était, par la justice, poursuivi pour malversations.

Il avait la main plus heureuse dans le choix du prévôt des marchands, nommé Tristan, et qu'on surnommait l'Ermite. Guerroyant contre l'Anglais, Tristan l'Ermite avait été fait chevalier sur la brèche par Dunois. Conseiller intime, et à l'occasion bourreau, il était au roi comme son ombre. Et le roi, familièrement, l'appelait : Mon compère.

Le peuple a deviné que celui-là n'est pas un homme à s'embarrasser des avis d'autrui. Il en demande d'autant plus d'ailleurs qu'il n'a pas l'intention de s'en servir. En toutes choses, il n'en fait qu'à sa volonté, laquelle est impénétrable, et industrieuse surtout en détours et en feintes.

Sa politique souple et cauteleuse divise ce qu'en bloc elle ne pourrait vaincre : Diviser pour régner. La chevalerie faisait sa grande affaire du point d'honneur, Louis XI affecte de le mépriser : la fin, pour lui, justifie les moyens. On ne peut pas dire que ce soit une morale : on ne saurait nier que c'est une tactique.

Par nature, il n'est pas dépensier. Il aurait plutôt un penchant à l'avarice. Si c'est un défaut, il lui est précieux. Il a tant besoin de ressources, lui qui préfère acheter que conquérir ! De l'argent, il s'en procure où il y en a : dans la bourse de ses sujets. Il les écrase d'impôts. Ceux-ci ne sauraient l'accuser de gaspillage ; c'est tout au plus si la reine a de quoi nourrir sa maisonnée. Il met quelque coquetterie à étaler les reprises de son haut-de-chausses. Il y a cependant des mécontents ; pour payer l'impôt, ils se font tirer l'oreille. Louis XI trouve plus simple et plus rapide de la leur faire couper.

 

Une première occasion s'offre à lui de faire de ses économies un placement avantageux. Le roi d'Aragon lui demande de solder un corps d'armée dont il a besoin. En gage de l'argent avancé, il lui donne le Roussillon. Si, au jour dit, il ne rend pas l'argent, Louis XI gardera le gage. C'est ce qui arrive.

Et voilà comment, grâce à de beaux écus d'or, trouvés à propos dans le bas de laine royal, le Roussillon devient Français.

 

Le traité d'Arras stipule que le roi pourra racheter pour 400.000 écus, les villes de la Somme et de la Picardie. Il porte 400.000 écus au duc de Bourgogne contraint de les accepter, en échange de Saint-Quentin, Péronne, Amiens, Abbeville et de toute la Somme. L'opération est excellente pour le roi de France. Elle est désastreuse pour le duc de Bourgogne, dont le fils entre en fureur en apprenant la conclusion du marché, et qui, dès ce jour, projette la coalition de tous les mécontents.

Des mécontents, où n'y en a-t-il point ? On dirait que Louis XI les suscite à plaisir. La chasse est le passe-temps favori des seigneurs, la noblesse y tient comme au plus cher de ses privilèges. Louis XI fait saisir tous les filets et brûler tous les engins. Ce n'est point qu'il se réserve le gibier ; de sa vie peut-être il n'a pris un lapin. Mais c'est sa façon de faire savoir qu'il n'y a de droits que ceux qu'il confère, et que les coutumes féodales seront désormais soumises à son agrément.

Un jour que Louis XI allait, mûrissant quelque dessein nouveau, de loin, comme en rêve, un groupe lui apparut, qui se dressait, hostile, sur son chemin. Il reconnut, marchant bras dessus, bras dessous, associés comme les anneaux d'une même chaîne, les plus grands seigneurs : le comte de Charolais, le duc de Bretagne, son propre frère le duc de Berry, le duc de Bourbon, et même, au milieu d'eux, portant l'aiguillette rouge des conjurés contre le sire roi, des bourgeois qui s'estimaient par l'impôt trop écorchés à vif. Tous, de compagnie, criaient que les choses allaient de mal en pis.

C'était pour le bien public, à les entendre, qu'ainsi, coude à coude, les conjurés travaillaient à amoindrir la despotique autorité du souverain.

Aussi appelaient-ils Ligue du Bien Public, la chaîne des résistances que, de la sorte, ils formaient.

Ouais ! fit le roi quand il comprit. Le Bien Public ! qu'ils s'en fussent peu souciés si je les eusse, à leur gré, pourvus chacun.

Attaqué de tous cotés, Louis XI fit face au péril. Il organisa une petite armée ; il trouva à emprunter de l'argent. — Quand on vous disait qu'il en faut ! — Lorsqu'il fut prêt, il fit savoir aux notables, par toute la France, qu'il était de cœur avec eux et que ses grands seigneurs ne le malmenaient si fort que pour ce qu'il réservait, honneurs, dignités et profits, aux plus qualifiés de son royaume, fussent-ils d'obscure naissance.

Sur les altiers gentilshommes de la Ligue du Bien Public qu'il a ainsi ruinés dans l'opinion, tête baissée, énergique, il fonce. Il s'assure d'abord, en personne, des sentiments de ses sujets du centre ; puis revient sur Paris ; car, suivie de près par l'armée du duc de Bretagne, la grosse armée du fils du duc de Bourgogne s'en approche. Elle brûle sur son passage les registres des collecteurs d'impôts et ouvre les greniers à sel que peuvent, à leur aise, piller les habitants. C'est une façon de se rendre populaire, et cela lui réussit assez. Si les Parisiens se laissent prendre à ces libéralités et se retournent contre le roi, la monarchie abandonnée va passer un mauvais moment. Mais leur scepticisme un peu narquois les garde de cette désastreuse infidélité.

Le comte de Charolais passe la Seine pour aller vers l'armée bretonne qui s'avance. Il se porte à sa rencontre sur Montlhéry, ce petit pays que vous connaissez bien, où il y a une tour en ruines qui a vu ce que nous allons raconter.

Les batailles de ce temps-là ne ressemblent en rien à celles de nos jours. Ce sont de simples corps à corps ; peu d'hommes suffisent à décider de leur gain. Les avant-gardes donc se choquent, puis, pris de panique, les archers des deux camps se tournent le dos et s'enfuient.

Mais le sentiment du devoir les ramène, quand le comte de Charolais se montre, faisant honte aux défaillants : Amis, défendez votre prince. Je suis ici pour vivre ou mourir avec vous ! Blessé, à découvert, désigné aux coups, il lutte et frappe sans merci.

Du côté des troupes royales, c'est, après les mêmes hésitations, la même ardeur. Mais le bruit qui se répand de la mort du roi, ralentit le zèle de ses défenseurs. Louis XI, d'ordinaire si renfrogné dans son ombre couarde, à cette heure décisive, sent bouillonner ce qu'il a en ses veines du sang des preux. Vêtu comme ses chevaliers, il s'élance parmi ses gens, ôte son casque qu'il passe à son écuyer, et crie haut : Mes amis, voilà le roi ! Défendez-vous de bon cœur. Je ne suis pas mort ! La victoire sans cette intervention eut été perdue ; elle ne resta qu'indécise, ce qui permit au roi, et c'était l'essentiel, de rentrer dans Paris.

Que Louis XI ait pu rentrer dans Paris, c'est quelque chose ; mais ce n'est pas tout. Ses ennemis ne sont ni amoindris ni effrayés. Leur troupe s'enfle par l'afflux de nouveaux contingents ; ils sont cinquante mille combattants qui s'étendent tout le long de la Seine, depuis Saint-Maur jusqu'à Saint-Cloud. Il y a là dedans un tas de malandrins, soldats de hasard, engagés pour le pillage, et qui ne vivent, comme on dit, que sur le peuple.

Comment Louis XI aura-t-il raison d'une armée aussi solide ? Où trouver de l'argent ? Où trouver des hommes ? Quand il est le maître, il lève des impôts ; ce n'est pas le moment de prendre des mesures impopulaires. Peut-il compter sur ses troupes ? Sans sa présence à Montlhéry, elles se seraient montrées ni très sûres, ni très valeureuses. Il se tourne vers les Parisiens ; il leur fait des avances, il admet six des plus notables d'entre eux dans son conseil ; si bien que, lorsque les princes ligués menacent de donner l'assaut et que déjà, à l'Hôtel de Ville, certains, intimidés, fléchissent, le populaire se met avec le roi, décidé à faire payer chère leur audace à ceux qui tenteraient d'envahir la cité.

Cette situation d'attente ne pouvait pourtant s'éterniser. Louis XI alla voir le comte de Charolais, qui était le plus redoutable de ses adversaires : Vous m'avez dit que je vous revaudrai de vous avoir jadis offensé. Avec tels gens, j'aime besogner, qui tiennent ce qu'ils promettent. Mais la flatterie ne suffit pas, et, à Saint-Maur, le 29 octobre 1465, il faut signer la paix. Elle est désastreuse. Chacun des princes coalisés a part au butin. Les cités picardes retournent à la Bourgogne ; le frère du roi prend la Normandie ; le duc de Lorraine reçoit des villes ; le duc de Bretagne, des terres ; le duc de Bourbon, des seigneuries ; le comte d'Anjou, le Rouergue ; un de ses cousins, le gouvernement de Paris. C'est la Maison de France anéantie, si les vainqueurs savent profiter de leur victoire, et si Louis XI n'a, à part, médité de les en faire promptement repentir.

Mais pour ce dernier point on peut s'en fier à lui.

Paris, plus que jamais, lui est indispensable ; il se fait abordable et facile ; il dîne chez les uns et les autres ; il n'est convive de meilleur humeur et plus badin. Ne vous fiez pas à sa mine : Louis XI a été, à son heure, un roi très gai. On le croirait désagréable et bourru : il n'est homme qui, si l'occasion le presse, ne sache être plus caressant. A la table de ceux de ses sujets dont il attend un concours efficace, il éclate en saillies et en bons mots. La noblesse lui tient rigueur ; il aura avec lui le peuple qui travaille et produit. C'est le peuple qu'il veut gagner.

Vienne l'été, il envoie la reine faire des parties de bain en Seine, avec t les femmes des bourgeois. Les coiffures d'alors, avec leurs longs voiles, étaient si savantes qu'on ne les démontait même pas au bain. Dans l'eau, autour de la reine, les invitées, qui avaient conservé leurs coiffures, formant cercle, barbotaient avec émotion et devisaient avec respect.

Le temps n'est pas éloigné où le roi va avoir besoin des maris de ces bourgeoises et de leurs enfants ; mais, avant d'en venir à la guerre, il essaiera de la ruse.

C'est ici que le renard élevé par le duc de Bourgogne va s'apprêter à lui manger ses poules.

 

Il y a sur les bords de la Meuse, toute une population, française de cœur et d'esprit : elle ne souffre ni le joug allemand, ni le joug bourguignon. Liège surtout, la plus importante des cités brabançonnes, est une ville qui montre au roi de France, en haine de ses tyrans, confiance et amitié. La nouvelle s'étant répandue que le roi est vainqueur à Montlhéry, les Liégeois supposent que le fils de leur duc est battu, exultent et imprudemment vont défier, à Bruxelles, le vieux duc Philippe de Bourgogne.

A Dinant, jolie ville où les chaudronniers font des chandeliers merveilleux et des poêlons de cuivre comme on n'en vit jamais que là, les habitants sont si heureux de sa défaite qu'ils pendent le Charolais, en effigie, sur les remparts. Mais les pauvres gens se sont trop hâtés de se réjouir. Ils apprennent, quelques jours plus tard, qu'ils ne doivent pas compter sur Louis XI. D'abord, parce qu'il ne faut jamais compter sur Louis XI ; ensuite, parce qu'il est prisonnier dans sa capitale ; qu'il traite de la paix et les oublie.

Mais le comte de Charolais, lui, ne les oublie pas. Il réunit une armée de 28.000 hommes, court aux Liégeois ; en les épouvantant, il les contraint de lui laisser châtier Dinant, à sa guise. Or, il avait plutôt la main lourde et l'offense qu'il voulait corriger n'était pas mince.

Pressentant que le châtiment serait épouvantable, la vaillante petite cité, loin de s'apeurer, s'exaspéra. Elle haussa l'insulte jusqu'aux extrêmes limites du défi. Elle amassa des tas de boue, elle y déposa des crapauds et, dessus, campa sur trois bâtons, un bonhomme burlesque, couronné, habillé de loques armoriées, qui avait la prétention de figurer le duc de Bourgogne. On aurait dit un de ces épouvantails qu'on met dans les cerisiers pour épouvanter les moineaux. Toute la marmaille du pays, très amusée, accourait à grandes enjambées pour voir le cocasse mannequin. Ah ! qu'il était drôle !

— Venez voir, venez voir, criaient les jeunes et les vieux Dinantais, venez voir le trône du Grand Crapaud !

Un mois plus tard, sur le sol rasé, s'éparpillaient quelques tas de cendres ; des maisons, des édifices, il ne restait plus debout une seule pierre. Les habitants, liés deux à deux, avaient trouvé un linceul dans le fleuve, ou, terrifiés, s'étaient enfuis. Le trône du Grand Crapaud était reconstitué, mais fait des os des héros sacrifiés, et, en personne cette fois, le comte de Charolais, orgueilleux et vindicatif, était juché dessus.

 

Car le voici maître à son tour, par la mort de son père, qui a régné quarante-huit ans. Ses sujets rappelaient le bon duc Philippe. Il avait fait la Maison de Bourgogne si grande qu'aucun royaume de l'univers ne la surpassait en puissance, en prestige et en éclat.

Sous son règne, harmonieux et fort, s'était développée l'industrie, l'industrie de luxe surtout. Surexcité par le succès, le génie créateur n'avait jamais atteint à de plus originales trouvailles. De cette époque, nous admirons encore des armures magnifiques, des tapisseries somptueuses, des étoffes tissées d'argent et de soie, d'une richesse incomparable. Des navires sillonnaient les mers du Levant, qui, partant des ports des Pays-Bas, rapportaient en Bourgogne l'ivoire et l'or, les pierres précieuses et les perles. Les habits étaient amples et riches, les coiffures empanachées, les armes ciselées délicieusement. Les femmes, même les simples bourgeoises, ne se montraient que parées de joyaux et vêtues de robes d'un travail féerique.

Les repas aux lumières, où les cristaux et l'argenterie conjuguaient leurs feux, étaient couverts d'entremets énormes et compliqués, et dressés surtout pour l'appétit des yeux. C'étaient des gâteaux dont l'édification avait exigé, chez les pâtissiers, leurs auteurs, un savoir d'architecte. Les peintres de l'époque, qui étaient de remarquables artistes, nous ont laissé de merveilleux tableaux qui retracent, avec fidélité, la magnificence de ces mœurs et de ces modes.

Le fils du duc défunt portera ce luxe à un degré inouï, il en exigera les douceurs amollissantes, jusque dans son attirail de guerre. Sa tente sera une réduction éblouissante de son palais. Mais, de son père, il n'aura ni la prudence, ni la sagesse, ni la méthode. Il sera brave et violent. Il sera le Terrible, il sera le Téméraire.

Et par lui, le bel héritage de Bourgogne, dans le gouffre creusé par son despotisme féroce, ira chaque jour s'engloutissant, au bénéfice de son rival.

Dans ses états de Belgique, toujours soulevés, Charles le Téméraire devine l'influence occulte de Louis XI. Le roi de France n'avait d'autre moyen de se délivrer de son voisin dangereux qu'en l'obligeant à réprimer, sans cesse, des querelles, loin de chez lui. On ne peut pas être partout à la fois. Pendant qu'il se battra contre ses sujets mutinés, à Malines, à Liège ou à Anvers, se disait Louis XI, il me laissera tranquille chez moi.

Charles le Téméraire, qui n'était pas dupe de ce calcul, suscita une seconde ligue contre le trop habile roi de France, son suzerain, dans laquelle il fit entrer le propre frère du roi, le prince Charles de France qui, si volontiers, eut détrôné son frère ; puis le duc de Bretagne, et enfin le roi d'Angleterre qui n'avait, qu'à regret, comme bien on pense, renoncé après l'intervention de Jeanne d'Arc, à l'espoir de conquérir notre pays.

La vue de ces coalisés réveille en Louis XI des ardeurs belliqueuses.

Il songe à constituer une armée avec le peuple de Paris qu'il comble de ses bienfaits, notamment par la diminution des impôts. Il invite les Parisiens de 16 à 60 ans, sans distinction de condition ou d'état, à s'assembler en armes pour la défense du pays. Il fait savoir que, le 14 septembre 1467, il les passera en revue, ayant la reine à son côté.

Soixante mille têtes armées répondent à cet appel. Cela fait une file ininterrompue, le long des murailles, qui va s'allongeant jusque dans la campagne, très loin, sous les soixante bannières des corporations. Ce n'est pas une armée ordinaire que celle-ci où il y a de tout, excepté des soldats. Louis XI n'a exempté personne ; gens de métier, marchands, serviteurs de l'Église. On y voit jusqu'à des moines qui ont découvert des arquebuses, et des écoliers qui ont troqué leur pacifique écritoire contre des arbalètes. Des boutiquiers sont armés d'épieux ; des jardiniers ont apporté leurs pelles, des menuisiers leur hache ; les longues piques agressives des bourgeois jurent avec l'allure débonnaire de leur costume douillet. Quand l'archer fait taire les quolibets de cette armée hétéroclite, en annonçant la venue du roi, la clameur loyale qui sort de toutes ces poitrines, corrige ce qu'a de grotesque le disparate des âges, des rangs et des armures.

Mais cette ferraille au vent rentre dans ses arsenaux privés. Tout compte fait, Louis XI, une fois de plus, préfère négocier que combattre. Il fait dire au duc de Bourgogne : J'abandonne les Liégeois, abandonnez mon frère et le duc de Bretagne. Charles le Téméraire, quand il reçut cette proposition, était déjà revêtu de sa cotte de mailles. Je pars, dit-il, faire la guerre aux gens de Liège qui méconnaissent mon autorité, et prie le roi de ne rien entreprendre, pendant mon absence, contre la Bretagne.

La force de Louis XI était dans la conscience de sa faiblesse. Quand il n'était pas le plus puissant, il affectait de céder. Céder, pour un homme tel que lui, c'était gagner du temps, et le temps gagné était le plus sûr auxiliaire de ses projets. Il céda.

Les infortunés Liégeois, livrés à leurs seules ressources par la défection du roi de France, leur allié, n'osèrent pas s'exposer à une résistance que le terrible vainqueur leur eût fait expier cruellement. Ils se rendirent à merci. Même après que trois cents notables fussent venus, en chemise, lui apporter les clés de la ville, Charles le Téméraire exigea qu'on arrachât de leurs gonds les portes, que l'on comblât les fossés, qu on abattît les murailles, afin que fût large et digne de son orgueil triomphal, la brèche par où il devait passer. Du haut du perron épiscopal, il fit signifier que Liège, désormais sans lois, sans municipalité, sans coutumes, déchue de son rang, ouverte, serait moins qu'un village. Liège, enfin, à sa discrétion, mettrait douze têtes : il en coupa neuf. L'horreur de l'exemple paralysa l'esprit de révolte des autres villes et l'ordre, par la terreur, pour un temps, y régna.

 

En France, à ce moment, les routes étaient sillonnées de cavaliers qui portaient, en bandoulière, des petites sacoches fleurdelysées, et qui disposaient sur leur selle deux coffrets aux armes du roi. Coffrets et sacoches contenaient des lettres. Ces personnages, pour lesquels des relais étaient disposés sur toute la surface du pays, notamment dans les auberges, étaient tout simplement nos premiers facteurs. Ce service que Louis XI, avec son sens des choses pratiques, venait de créer, c'était la Poste aux lettres.

Momentanément, les facteurs, les coureurs de la poste, étaient occupés à distribuer aux notables, un pli qui remplissait d'orgueil ceux qui le recevaient. Le roi, embarrassé de conclure, recueillait solennellement l'avis de son peuple. Il décidait de réunir les États-Généraux. C'était la suprême habileté de ce monarque de comprendre qu'il devait trouver son point d'appui dans le cœur de la nation, alors qu'il songeait à fonder l'unité nationale.

Pour présider les États-Généraux, qui s'ouvrirent le 6 avril 1468, dans la grande salle de l'archevêché de Tours, Louis XI quitta son haut-de-chausses rapiécé et son bonnet crasseux. Habillé magnifiquement, il mit à sa droite le roi René et à sa gauche un personnage indigne de tant de considération, son conseiller le plus écouté : le cardinal La Balue. Il y avait là, outre la noblesse, les représentants de soixante-quatre villes de France. Le roi leur exposa que son frère ne pouvait détacher la Normandie du royaume, et que le duc de Bretagne n'avait nul droit d'occuper cette province.

— Tenez bon, Sire, dirent les députés, nous ne le tolèrerons pas... Mais puisque nous sommes là, si nous parlions aussi des impôts ; ils sont trop lourds.

— J'en conviens, répondit le roi, qui se hâta de clore un dialogue où s'indiquait la volonté de contrôler ses actes un peu plus qu'il ne le souhaitait.

Avant de se séparer, les membres des États-Généraux déléguèrent quelques-uns des leurs auprès du Téméraire. Ils arrivèrent à temps pour savoir qu'il épousait une sœur du roi d'Angleterre, ce dont ils eurent un vif dépit. Si Louis XI eût été plus soldat énergique que diplomate astucieux, il pouvait alors tout oser : il rusa. Et lui qui n'écoutait quiconque, écouta La Balue lui conseillant d'aller, en personne, négocier avec le duc de Bourgogne, à Péronne.

Il s'y rendit sans escorte. La réception fut chaude. Le duc le logea au château même. Il y était depuis deux jours et les choses tournaient au mieux quand, violemment, elles se gâtèrent : Charles venait de recevoir la nouvelle que Liège était à feu et à sang.

Louis XI, qui avait, en cette ville, envoyé des émissaires pour susciter une révolte, avait omis de les rappeler ; et, tandis qu'il négociait avec le duc de Bourgogne, ceux-ci ravivaient les espérances des amis de la France et, en son nom, fomentaient une sédition contre le duc.

A cette nouvelle, le Téméraire verrouilla Louis XI dans sa chambre. Lorsqu'il vint à lui quatre jours plus tard, il plaça devant ses yeux un traité et un reliquaire... Signez !

Le traité que désignait le doigt impérieux portait cette clause abominable, que le roi de France, au côté de Charles le Téméraire, irait exterminer le peuple liégeois qui ne s'était soulevé que par confiance en lui.

Louis XI mesura d'un regard l'épaisseur des murs, sonda l'horizon où se profilait la tour dans laquelle Charles le Simple était mort prisonnier, aperçut, à sa fenêtre, les piques dressées des sentinelles. Nulle issue par où échapper. Résister, c'était la prison ou la mort. Il tendit au-dessus des reliques de la vraie croix sa maigre main qui tremblait et jura.

 

Le lendemain on partit pour Liège, le duc avec une armée de 40.000 hommes, le roi avec une humiliante escorte. Quand les Liégeois, en leur ville ouverte, connurent avec quelles forces le duc les venait attaquer, ils lui offrirent de lui donner, sans coup férir, leur cité et leurs biens : mais le terrible homme voulait leurs vies.

Alors, désarmés et se sentant perdus, ils organisèrent cette lutte suprême où l'héroïsme appelle à lui toutes les ressources de la colère et du désespoir. Sur les Bourguignons qui s'étaient flattés d'une victoire insultante, par petites bandes décidées à tout, ils tombèrent à l'improviste et vendirent à haut prix leurs peaux de condamnés.

Ils furent superbes, ces bourgeois secondés par les montagnards : à les voir si hardis dans une résistance dernière qui n'était plus qu un sacrifice à l'honneur, l'armée du Téméraire restait effarée et stupide. Ce fut Louis XI, se retrouvant soldat, qui la fit se ressaisir.

Quand les Liégeois, au premier rang de leurs assaillants, virent, avec, au chapeau, la croix de Bourgogne, et l'épée à la main, le roi qui représentait la France, le courage les abandonna. Celui qui les avait jetés contre le duc de Bourgogne, maintenant à côté du duc de Bourgogne, coopérait à sa vengeance et l'aidait à les massacrer.

Laissant derrière lui une cité en flammes et des cadavres par milliers, Louis XI repassa la frontière : il ne portait pas beau ! Son honneur avait subi le plus honteux des échecs ; mais il ne se reprochait que l'accroc qu'il venait de faire à son renom d'habileté. Passer pour un rusé compère maître en l'art des feintes, et se faire prendre au piège que l'on a tendu !

Il n'osa rentrer dans sa capitale, dont l'esprit de fronde lui ménageait une réception méritée. Tous les habitants avaient acheté des oiseaux jaseurs, et, la servante comme le tailleur, le confiseur comme le barbier, leur enseignaient un seul mot. Péronne ! disait le perroquet ; Péronne ! Péronne ! glapissait la pie.

Les Parisiens avaient, à leurs oiseaux, appris à faire la leçon au roi !

Mais le roi n'avait pas eu besoin de tous ces oiseaux, stylés par l'esprit de Paris, pour la comprendre.

Le gros embarras pour Louis XI était d'avoir un frère turbulent et jaloux, comme il arrive aux cadets royaux inconsolables de voir la couronne sur la tête de l'aîné. Pour ces raisons, le roi se souciait peu d'en faire un voisin du duc de Bourgogne, en lui donnant, comme le stipulait le traité de Péronne, la Champagne.

Il eut l'astuce de lui faire accepter daller plutôt en Guyenne.

Mais alors qu'il le lui suggérait, pour la tranquillité de ses états, il s'aperçut que le cardinal La Balue, faisant le jeu de ses ennemis, lui suggérait tout le contraire. Ainsi, non content de l'avoir entraîné dans la souricière de Péronne, La Balue le trahissait encore ! Louis XI, pour cette félonie, l'eut volontiers fait pendre ; mais La Balue était homme d'église, il crut plus convenable de lui laisser la vie. Seulement il l'enferma dans les souterrains du château d'Onzain, près de Blois, dans une cage de huit pieds carrés. La Balue ne pouvait se plaindre de ce que présentait d'inconfortable son logement : il l'avait lui-même inventé pour un autre. Dans les choses de ce monde, il y a quelquefois de justes retours.

Il devait, onze ans, demeurer dans cette cage où le venait visiter le roi lorsqu'il était de loisir et en humeur de badiner. Il descendait dans le souterrain, souriant, et à travers les meurtrières de cette forteresse minuscule, dévisageait le prisonnier dont les supplications et les sanglots berçaient si agréablement sa vengeance assouvie.

En personne, il lui donnait les nouvelles du dehors. La première qu'il lui apprit, ce fut cette trêve, au travers de laquelle s'était jeté La Balue, trêve conclue avec son frère, devenu duc de Guyenne, et chevalier de Saint Michel.

Ce dernier titre, c'était encore une trouvaille de Louis XI. Il avait apprécié l'utilité de ces ordres de chevalerie astreignant qui en était réputé digne à d'étroites obligations.

Il passa, au cou de son frère, le collier de l'ordre nouveau, comme une chaîne. Il pensait, d'autre part, que celui-ci, héritier éventuel de la couronne, considérant que le roi n'ayant point de mâle, il pourrait être, un jour, appelé à recueillir sa succession, s'endormirait dans cette espérance. Mais -un événement tardif l'allait faire s'évanouir : un fils naissait au roi.

Le berceau du dauphin était, pour le cadet, un obstacle sur le chemin du trône. Il ne le pouvait franchir qu'en se jetant dans une rébellion ouverte aboutissant au renversement du souverain, son aîné, et à la violation des lois de l'hérédité royale. Peut-être y songeait-il.

A nouveau, Louis XI réunit les notables, fort satisfaits de sa gestion. Ils lui savaient gré de très sages ordonnances sur les métiers, les foires, les monnaies, toutes utiles au bien public. Quand il leur parla du traité de Péronne, ils lui dirent d'une seule voix que M. de Bourgogne, par son attitude, l'avait déchiré, et que ce traité était comme s'il n'était pas. Un huissier fut même député au Téméraire pour lui tenir ce discours.

Le Téméraire répondit à cette impertinence en pendant l'huissier.

La menace n'était pourtant point vaine. Le duc de Bourgogne n'avait pas eu le temps de rassembler ses troupes, que les Français étaient déjà en Picardie. Le connétable de Saint-Pol faisait céder Saint-Quentin. Amiens se déclarait pour Dammartin, qui était capitaine du roi. Le duc de Bourgogne, déconcerté, revint sur cette ville que tous les grands chefs du royaume défendaient.

Le roi était à Beauvais avec son frère, le duc de Guyenne, avec le duc de Bourbon et une imposante artillerie.

De part et d'autre, on mettait en ligne de quarante à cinquante mille combattants. Mais on hésitait à se mesurer et l'on consentait à une trêve, pendant laquelle on apprit la mort tragique d'Henri VI, qui avait porté la double couronne de France et d'Angleterre. Comme Louis XI avait trouvé en lui un appui, cette disparition l'affaiblissait, et ceux qui étaient revenus au roi par crainte s'en éloignèrent. Son frère le quitta pour retourner comploter en Guyenne. Il y organisa une nouvelle ligue des princes.

Louis XI, encore une fois, ne voyait plus autour de lui que pièges et périls.

 

En ces grands désarrois, illuminé d'une foi souvent inquiète, il se tournait vers la religion. Il avait des dévotions très particulières ; ainsi, par exemple, ce bois de la vraie croix qui lui venait de l'abbaye de Saint-Laud : s'il jurait dessus et qu'il se parjurât, il était convaincu qu'il devait mourir dans l'année. Mais le fin renard qu'était Louis XI avait plus d'un tour dans son sac, et le plus sacré des engagements lui ménageait toujours quelque fissure.

Il pensa s'attirer la bienveillance de la Vierge, dont l'image était le seul ornement de son bonnet, par le culte dont il serait l'innovateur.

Ayant, dit la chronique, singulière confiance en la bienheureuse et glorieuse Vierge Marie, il priait son bon peuple, manants et habitants de Paris, que dorénavant, à l'heure de midi, lorsque la grosse cloche sonnerait à l'église du dit Paris, chacun fléchit un genou en terre, en disant : Ave, Maria, pour donner bonne paix et union au royaume de France.

C'est là l'origine de l'Angélus, bientôt en usage dans tout le royaume.

Un grand peintre, Jean-François Millet, dans un tableau que le Nouveau Monde nous disputa, en deux silhouettes rustiques, inoubliables, images de travailleurs surpris aux champs par le tintement de la cloche du village et qui pieusement s'inclinent, a traduit le geste fervent que Louis XI ordonna à nos aïeux.

Le roi maintenant est à Blois, ceux qui le redoutent l'ont comparé à une monstrueuse araignée. Il a de cela, mais la toile au centre de laquelle il est tapi, pour observer d'où vient l'ennemi ou la proie, ce sont ses adversaires qui l'ont tissée. Les fils sont ceux mêmes que leurs intrigues ont ourdis. Ils forment un obscur réseau. Et pour le compliquer le frère du roi songe à épouser la fille du duc de Bourgogne.

Louis XI, qui ne veut à aucun prix de ce mariage, dit au duc : Arrangeons-nous, plutôt que de nous toujours combattre. Je vous rendrai Amiens et Saint-Quentin ; j'abandonnerai à votre courroux quelques-uns de mes grands vassaux ; vous abandonnerez mon frère à ma discrétion et vous marierez votre fille qui a quinze ans à mon fils qui en a deux.

Comme bien vous pensez, on ne consultait pas la jeune princesse sur le choix de ce mari encore au biberon. Elle l'aurait sans doute trouvé un peu trop petit. Ce devait être l'opinion de son père, mais il avait si grande envie de recouvrer ses villes picardes ! Après avoir bien hésité, il jura la paix, accorda sa fille et dépêcha, en France, son échanson pour porter à Louis XI ses lettres d'alliance.

Mais Louis XI, qui avait semblé si pressé de conclure, remettait de les lire. Un matin, il fit connaître à l'échanson du duc de Bourgogne qu'il repoussait le traité. Atteint d'une maladie de langueur, son frère, le duc de Guyenne, à Bordeaux, venait de mourir. Jamais mort n'arriva plus opportunément. Autour du roi, on en fut si étonné qu'on soupçonna tout de suite — ce que c'est qu'une bonne réputation, — le roi de n'être pas étranger à cette fin. C'était probablement une calomnie.

Toutefois, à peine ce prince était-il en terre, que son favori, le duc de Lescure, agissait comme s'il avait découvert les traces irréfutables d'un complot criminel. Il prétendait qu'on avait servi à son maître des mets empoisonnés : une certaine pêche, notamment, qui lui avait fait mal au ventre.

... L'activité coutumière régnait, ce jour-là, à la cuisine. Une femme, près d'une grande cheminée, plumait une poule pour le festin du soir ; un gâte-sauce roulait la pâte d'une galette, quand le cuisinier, qui venait d'embrocher une appétissante collection de victimes promises au feu, entendit dans l'escalier le fracas des hommes d'armes. Sur sa pacifique épaule, il sentit s'abattre une rude poigne gantée de fer. Il protesta par tous les saints être plus innocent que les poulets qui picoraient les grains de leur mangeoire. Il n'en fut pas moins jeté au cachot : Son procès et celui de ses prétendus complices ne fut jamais instruit. Il mourut on ne sait où ni comment. Il faut dire qu'entre temps le sire de Lescure s'était raccommodé avec Louis XI, et que de toute cette affaire d'empoisonnement, dont il avait tant parlé, il n'y eut bientôt plus personne qui aimât moins en parler que lui.

Le plus sûr, c'est que Louis XI, délivré des embarras que lui suscitait son frère, s'arrangeait avec le duc de Bretagne et ne consentait pas à rendre à Charles le Téméraire les villes picardes. Le duc de Bourgogne voyant échouer sa ruse eut recours à son habituel moyen, la force. Sans attendre la fin de la trêve, il se jeta sur la Normandie qu'il dévasta. Atroce à son ordinaire, massacrant les habitants, brûlant les maisons, entrant à cheval dans l'église de Nesles emplie des cadavres qu'avaient accumulés ses soldats, lesquels se flattaient de faire besogne de bouchers.

Tout sanglant, le Terrible se jette sur Rouen, défendu par quinze cents archers, et qui, épouvanté, capitule. Il croit politique de dénoncer le roi à ses sujets et de l'accuser des pires crimes. A la vérité, il choisit mal son moment pour flétrir chez autrui des cruautés dans lesquelles nul, à cette heure, ne le surpasse. Son orgueil n'a d'égal que sa colère. Il tient pour peu les résistances qu'on opposera à son projet de jonction avec l'armée de Bretagne. Sur sa route est Beauvais ; ce sera, pense-t-il, l'affaire d'un coup de main.

Le 27 juin 1472, son avant-garde se présente devant la ville qui n'est pas fortifiée et n'a point de garnison ; mais les habitants y sont enflammés d'un zèle admirable. Les bourgeois ne sont pas les derniers à donner l'exemple du plus extraordinaire courage, car le roi n'a pas de sujets plus fidèles. Ils tiennent à honneur de le lui prouver. Un instant, jadis, leur cœur s'était égaré. Ils avaient reconnu, dans le roi d'Angleterre, le roi de France. Cette méprise n'avait pas duré. Ils s'étaient presque aussitôt reconquis. Leur erreur était imputable aux conseils perfides de leur évêque d'alors, le tristement célèbre Cauchon, celui qui devait livrer aux Anglais la bonne Lorraine, qu'avec son aide, ils brulèrent à Rouen. Et de cela, les femmes de Beauvais ressentent comme un affront qu'elles sont impatientes d'effacer.

Le siège commence : Les Bourguignons, au reste assez mal pourvus de munitions, s'aidant d'échelles, la plupart trop courtes, essaient d'arriver jusqu'au sommet des remparts.

Les femmes de Beauvais y sont montées. Du haut des remparts, elles roulent sur les archers de grosses pierres qui renversent leurs échelles dans les fossés, ou bien elles versent sur leurs têtes des bassines d'eau bouillante qui, de piteuse façon, les échaude. Cependant les soldats ennemis, par des prodiges de bravoure, parviennent jusqu'au haut, surpris, une fois là, de ne voir qu'une garnison de filles, ou à peu près. L'exemple de l'une d'elles les anime. Jeanne Fourquet, — que l'histoire, pour ce qu'elle se servait comme arme d'une hachette, appellera Jeanne Hachette, — est enflammée du zèle d'une Jeanne d'Arc. Elle a arraché des mains d'un Bourguignon la bannière qu'il a tenté de planter sur les tours et, victorieusement, la brandit.

Un second assaut véritablement furieux, fut encore repoussé. La garnison sortit et vint sous le nez du Téméraire lui prendre ses canons.

Alors, tout penaud, sans trompette, il délogea.

Déçu en France, Charles le Téméraire, poussé par sa destinée fatale, tourna d'un autre côté son activité orageuse. Il ourdissait plus d'entreprises que trente vies d'hommes n'eussent su faire, dit un contemporain. Il voulait la vallée du Rhin, il voulait la Suisse, il voulait la Lorraine, il voulait le Milanais. Comme il s'était emparé de Liège, il songeait à s'emparer de Cologne. Ce fut à la réalisation de cette chimère qu'il immobilisa son armée.

Il était d'autant plus fou au Téméraire de s'obstiner dans cette aventure, que le moment était venu où il lui faudrait tenir ses engagements envers le roi d'Angleterre. Ils s'étaient tous deux juré de partager la France. L'armée anglaise était prête. Édouard IV débarquait à Calais.

Ce lui fut une déconvenue de ne point trouver au rendez-vous le Téméraire qui, en Allemagne, persistait à s'user dans un effort stérile. Il estima le procédé si mauvais qu'il laissa, par humeur, peut-être aussi par crainte, s'engager des négociations entre ses gens et ceux du roi.

Ce fût alors que Louis XI, pour que le roi d'Angleterre connût la duplicité de ses alliés, s'avisa d'un stratagème de haute comédie qui le peint à vif.

Tandis qu'il cajolait le roi d'Angleterre, le connétable de Saint-Pol, dans la crainte d'un possible arrangement entre Édouard IV et Louis XI, se montrait tout aussi empressé pour le roi de France. Il lui envoyait un de ses gentilshommes qui le devait récréer, en lui disant pis que pendre du roi d'Angleterre. Un jour, qu'un diplomate anglais se trouvait officieusement au palais, Louis XI s'arrangea pour qu'il recueillit de quelle façon les alliés de son maître parlaient de celui-ci. Il fit cacher l'anglais derrière un paravent, il s'assit tout auprès sur un escabeau, puis donna l'ordre d'introduire l'envoyé du connétable. Avec un enjouement habilement feint, il l'amena à lui parler de l'entrevue qu'il avait eue, au nom de son maître, avec le duc de Bourgogne, au sujet du roi d'Angleterre.

— Ah ! répondait l'autre, j'ai trouvé le duc si fort en courroux contre les Anglais qu'il m'avoua qu'il les voudrait pouvoir détrousser tous.

En voyant qu'il amusait le roi avec son histoire, il contrefaisait le duc qui frappait du pied, jurant par saint Georges et appelant le roi d'Angleterre : Blanc borgne et fils d'archer. Louis XI riait aux éclats. Et comme il redoutait que, derrière son paravent, le seigneur anglais n'eût pas tout entendu :

— Votre récit me plaît de bon cœur, dit-il au narrateur, de grâce recommencez-le, mais en parlant plus haut, je suis dur d'oreille et n'en veux rien perdre.

L'autre de recommencer et le roi de rire de plus belle. Mais quelqu'un ne riait pas, c'était le courtisan d'Edouard, ébahi d'apprendre qu'on parlait avec cette irrévérence, de son maître, chez le connétable et chez le duc.

Le stratagème réussit. Des deux côtés, on résolut que les deux rois conféreraient, après quoi celui d'Angleterre ayant reçu soixante quinze mille écus d'or, rentrerait en ses états.

Méfiance reste, pour Louis XI, mère de sûreté. Entouré d'embûches, toujours aux écoutes et aux aguets, soupçonneux à bon escient, la prudence a pris chez lui le caractère d'une manie. Dans les actes les plus clairs et les plus simples, il redoute une trahison.

Pour la signature de la paix, il est essentiel qu'il se rencontre avec le roi d'Angleterre. C'est toute une affaire à ses yeux que les circonstances matérielles dans lesquelles cette rencontre se produira. Il y eut telles entrevues qui n'étaient que des pièges, Montereau, par exemple. Puis il se souvient de Péronne, et il s'est juré de ne plus faire jaser, pour sa plus grande confusion, les pies de Paris.

L'endroit choisi pour la rencontre est un petit pays appelé Picquigny, a trois lieues d'Amiens. On a dû jeter sur la Somme un pont solide et large. Au milieu du pont, on a posé une barrière en treillis de bois.

A la date fixée, l'an 1475, le vingt-neuvième jour d'août, se détachant de son armée restée sur la rive, et amené par bateau, le roi d'Angleterre se présente d'un côté ; Louis XI de l'autre, qui est escorté du duc, du cardinal de Bourbon, et de Comines qu'il a voulu habillé comme lui. Les souverains se font, en se regardant par les trous, de grandes politesses ; et même par les trous, ils s'embrassent, ce qui n'est pas du tout commode.

Monsieur mon cousin, dit Louis XI, soyez le bienvenu, il n'y a homme au monde que je ne désirais autant que vous. Un page trouble ces effusions en apportant un missel et des reliques sur lesquelles, passant par les trous leurs mains souveraines, ils font le serment prescrit.

Mais c'est bien la première fois que pour signer un traité, les rois se mettent réciproquement en cage.

La partie était manquée pour Charles le Téméraire ; il demanda une trêve de neuf ans. Louis XI en la signant s'engageait à ne point l'empêcher d'attaquer les Suisses, les Alsaciens et les Lorrains. Il était dans son plan d'ouvrir à son adversaire un vaste champ d'action qui tentât son ambition désordonnée.

Nancy, abandonné de la France, se rendit à Charles qui y entra en triomphateur ; très flatté, flatteur aussi, disant vouloir faire de cette ville la capitale de son futur empire. Un autre que lui eût joui de sa victoire en paix et l'eût consolidée. Mais furieusement vindicatif, le Téméraire ne pardonna pas aux Suisses de s'être défendus quand il les provoquait. Les Suisses ont l'amour robuste de leur liberté ; pour sa défense, ils convoquèrent leurs milices, tout en tremblant un peu, d'avoir à se mesurer avec ce grand duc d'Occident, qui leur venait, précédé d'une réputation terrifiante. Ils eussent composé. Ils lui firent dire qu'ils n'étaient point gens querelleurs, et que leur pays, si pauvre, ne rétribuerait point de sa peine le capitaine qui le viendrait conquérir. Le sol que vos cavaliers fouleraient, lui disaient-ils, ne représenterait point le prix du mors de leurs chevaux.

Charles n'était pas homme à se rendre à ces prières hautaines. L'eût-il voulu, que Louis XI, adroitement, l'en eût détourné. Comme il avait grand besoin que son rival attaquât les Suisses, le roi lui écrivait impérieusement de les laisser en repos. Se flatterait-il donc, pensait le duc de Bourgogne, que je vais condescendre à combler ses désirs ? Aux armes ! Aux armes !

Il réorganise ses troupes, refait son artillerie qui est bientôt la plus imposante qu'on ait vue jamais. Son armée est le décor de sa gloire ; il la veut puissante, mais surtout magnifique. On cite, en l'enviant, ce luxe qu'il déploie jusqu'en la barbarie des camps. Il y fait étalage d'un faste oriental. Ses riches étoffes, ses joyaux, sa vaisselle d'or et d'argent, tout cela le suit.

 

Les garnisons suisses se sont retirées à Granson, dans une forteresse qu'ils défendent, en l'attente des renforts dont l'arrivée est imminente. Sur de faux rapports insinuant, par trahison, que ces renforts ont été arrêtés en route, ils se rendent. On leur a promis la vie sauve ; on les pend. Quand leurs frères arrivent enfin à leur secours, les arbres entourant la place plient sous le poids des corps qui s'y balancent. Les montagnards font serment de venger les morts. Ils se comptent : ils sont vingt mille, ignorant toute tactique régulière, mais disciplinés et animés de l'amour de la patrie qui fait des miracles.

Ils vont droit au Téméraire, ce qui est une imprudence. Si Charles de Bourgogne, dans la position qu'il occupe, les laisse s'engager dans le chemin resserré entre le lac et les montagnes, s'il les attend de pied ferme, ils sont perdus. Mais il n'entre point dans ses calculs vaniteux de laisser porter les premiers coups par des vilains. C'est lui qui aura l'honneur de frapper le premier. Il ira au-devant d'eux, en sorte qu'au lieu de choisir, comme le doit un avisé stratège, son champ de bataille, il acceptera celui de l'adversaire.

 

Lorsque les avant-gardes ne sont plus qu'à quelques centaines de pas l'une de l'autre, les Bourguignons voient les Suisses mettre genou en terre.

Ils ont peur, disent-ils, — car les soldats partagent toujours l'orgueil du chef ;ils demandent grâce !

Or, les Suisses ne sont à genoux que parce qu'ils prient. Quand ils se redressent, trempés par l'espérance puisée dans cet acte de foi, ils se forment en bataillon carré. Il y a là ceux de Berne, de Soleure, de Zurich, de Fribourg. Ramassés et d'aplomb sur leurs jarrets, ils abaissent leurs piques qu'ils tiennent couchées, à hauteur du poitrail des chevaux de leurs ennemis. Elles sont d'une longueur extraordinaire ces piques, elles ont six mètres de long ; les lances des Bourguignons sont deux fois plus courtes. Ce bataillon carré est comme une quadruple muraille, hérissée de dards. Les chevaux s'y précipitent, qui se blessent, se cabrent et reculent ; une extrême confusion se met dans les rangs des cavaliers qui tombent désarçonnés sous leurs pesantes armures. Ils doivent renoncer à enfoncer cette forteresse vivante où ils s'enferrent. Pour qu'ils prennent de l'élan et se reforment, Charles le Téméraire les rappelle en arrière, mais ce mouvement qui s'exécute mal, avec des chevaux blessés que la douleur irrite, met le comble au désordre et dessine la déroute.

... Lorsque le Téméraire promène ses yeux autour de lui, c'est le désert. De sa tapageuse escorte, il ne lui reste plus que cinq cavaliers. Il courbe son front assombri, réfléchit un moment et, à franc étrier, s'enfuit, éperonné par la honte.

Il fit courir son cheval l'espace de seize lieues. Quand il s'arrêta, il ordonna que nul n'interrompit sa farouche méditation. La douleur et la colère se lisaient sur ses traits durs et ravagés. Lui, si vain de sa personne, il négligea dès lors les soins les plus élémentaires ; il garda ses habits souillés, laissa croître sa barbe, repoussa les mets délicats, et, faisant trêve à sa sobriété, but le vin à longs traits comme un soudard.

 

Dans leur fuite, les Bourguignons n'ont que sauvé leurs personnes ; ils ont laissé derrière eux, à l'abandon, le plus riche butin de guerre qu'on ait jamais vu. Les Suisses surprennent le camp intact.

La chapelle leur apparaît avec ses châsses, ses statues qu'ils respectent parce qu'ils sont bons croyants, mais la tente du Téméraire leur cause une bien autre surprise par la profusion des richesses qui s'y trouvent accumulées. Leurs yeux ingénus en contemplent d'aussi magnifiques pour la première fois. Eux qui ne savent de la vie que les pratiques austères, et dont tous les jours s'écoulent, ingrats et monotones, dans ces foyers montagnards qui n'empruntent leur chaleur, l'hiver, qu'aux souffles tièdes de l'étable, ils dénombrent ces splendeurs, d'un usage à leurs sens inconnu. La vision de ces merveilles les laisse béants.

Sous la tente du duc Charles, sur les parois de laquelle une vaisselle d'or et d'argent rutile, la table est dressée pour le festin coutumier qu'ils ont interrompu. La nappe fine supporte les cristaux où se joue la lumière, les hanaps profonds dont les flancs recèlent des liqueurs roses et blondes, les surtouts de vermeil qui figurent des forteresses et des flottes. Mais de cette chère et de ce luxe, ils n'envient rien, barbares qui préfèrent, liberté, ton pain noir !

Abasourdis, ils déploient les tapis aux armes de France et de Bourgogne, et s'y roulent, en riant d'un rire d'enfant, ou plongent leurs mains brutales dans des coffres remplis d'or, pour le répandre en cascades et s'égayer de son bruit. Un montagnard qui n'est coiffé que de la dépouille d'un bœuf aux cornes cruelles, découvre le chapeau du duc, orné de joyaux ; il le montre à ses compagnons plus intrigués qu'éblouis. Et les diamants qu'ils ramassent à poignées sont pour eux moins que des cailloux.

Le Téméraire n'a point que perdu ses richesses matérielles : son prestige, avec elles, est resté à Granson. Et ce sont les lambeaux de sa réputation que ces rustres se partagent.

Pourra-t-il les leur reprendre ? Il a vu revenir peu à peu, et plus par crainte de ses représailles que par amour de lui, les débris épars de sa vaste armée : une douzaine de milliers d'hommes. Il a fait fondre les cloches des églises pour reconstituer ses canons. Où va-t-il porter le combat ? Des Suisses sont à proximité, enfermés dans Morat ; c'est en faisant le siège de cette ville qu'il doit rouvrir les hostilités. Mais ses adversaires ne se sont pas endormis sur leurs lauriers. Ils veillent sous le harnais de guerre qu'ils ne quittent ni jour ni nuit. Morat, qui résiste à trois assauts, donne aux confédérés le temps de se réunir. Ils forment une imposante masse : nobles du Tyrol, vassaux du duc Sigismond, milices de Bâle et des vallées d'Alsace, gentilshommes du charmant duc René de Lorraine : trente mille soldats bien armés, bien commandés et qui ont fait le serment de chasser l'envahisseur ou de mourir sous la bannière de Berne, leur unique étendard.

Le duc Charles sort de ses positions. Il promène un regard sur les collines : immobiles, ses ennemis l'observent. Il n'a plus son ardeur des grands jours ; le désespoir est en son âme. Autrefois, il eût bondi à l'assaut : il réfléchit et garde ses troupes inactives. Hans de Hallwyle, qui commande l'avant-garde bernoise, témoin de cette hésitation, dit aux siens :

L'heure est venue : à genoux !

Les montagnards s'inclinent ; une courte oraison monte de leur cœur à leurs lèvres. La pluie qui tombait depuis des heures s'arrête. Au-dessus de Berne, le soleil resplendit dans tout l'éclat de sa gloire. Le chef prend à témoin sa céleste clarté ; il y voit un gage certain de la victoire. Il évoque les atrocités dont le Téméraire est coutumier quand il a vaincu. — Pensez à vos femmes, braves gens, crie-t-il aux aînés, et à vos enfants. Jeunes gens, pensez à vos fiancées !

Granson ! répondent les soldats qui s'élancent en avant. Les canons du duc ouvrent dans leurs rangs des brèches profondes aussitôt comblées. L'artillerie bourguignonne semble pourtant devoir donner l'avantage au Téméraire, et lui-même commence à espérer contre toute espérance.

Mais tout à coup, derrière lui, une clameur monte et s'enfle : les Suisses l'ont tourné et le cernent. La bataille est perdue.

Avec quelques cavaliers échappés à la défaite, il va vers Nancy qui lui tient ses portes fermées. Il met le siège devant cette ville. Contre lui, se reforment les troupes victorieuses de ses adversaires. Il fait froid : c'est le 5 janvier 1477. Elles le surprennent à la faveur d'une tourmente de neige...

Quand il les devine proches, il est trop tard. Formidable et prolongé, retentit un appel étrange. Ce sont les accents puissants et bien connus des trompes légendaires ; faites de cornes d'aurochs, et qu'on nomme le Taureau d'Uri et la Vache d'Unterwalden. C'est le tocsin des montagnes. C'est l'appela de tous sous la bannière commune, c'est la voix de la liberté conviant à sa défense les valeureux fils des cantons.

C'est le glas de son règne.

La mêlée fut terrible et courte. Quand on chercha le Téméraire, il avait disparu. Il n'était ni parmi les morts, ni parmi les prisonniers. On trouva son corps emprisonné dans les glaces d'un ruisseau, la tête fendue, la poitrine percée de coups de lance, et nu.

A l'époque où ces événements se déroulent, ce n'est point dans sa capitale que Louis XI réside. Il a préféré à Paris et à ses tumultes les bords aimables de la Loire. Un de ses chambellans possédait à Plessis-lez-Tours un manoir en ruines qui lui convenait pour la beauté du site. Il l'acquit et le restaura. Il n'en fit pas une demeure fastueuse, mais une retraite prudente et sûre.

Au milieu d'immenses jardins, il édifia un château fort défendu par des fossés et une triple enceinte. Tout autour courrait un treillis de gros barreaux de fer. Nuit et jour, quatre cents archers assuraient la sécurité du donjon. Dix arbalétriers veillaient aux échauguettes avec la consigne de tirer sur quiconque, malintentionné ou distrait, s'approcherait de la demeure royale. Les proportions du palais étaient assez vastes pour qu'il s'y put tenir une cour et s'y donner une hospitalité large, mais c'était une facilité dont le roi n'usait point. Il recevait ses hôtes de passage dans des salles d'un décor austère, où le jour était, comme à dessein, distribué avec parcimonie.

Dans ses appartements privés, nul ne pénétrait, que des serviteurs et des confidents. La chapelle était à son usage exclusif ; il n'eut point toléré qu'on se permît de se trouver sur son chemin quand il s'y rendait.

Si l'artifice de ses architectes lui avait fait une demeure à son image, sombre et farouche, il n'avait pu empêcher qu'au dehors le plantureux paysage de Touraine n'éclatât de joie et de santé. Nulle part, la nature n'est moins avare de ses dons, la terre plus prodigue de grasses verdures, les prés plus riches, les eaux plus limpides et les ruisseaux plus jaseurs. En dépit de ses murailles rébarbatives, les années, fidèles à leurs métamorphoses, lui donnaient leurs fêtes toujours renouvelées ; les jardins, du printemps à l'automne, étaient un enchantement. Louis XI lui-même, gagné par ces sourires, se plaisait à promener, seul, à travers les allées, embaumées par l'âme des roses, ses rêves profonds et terribles.

C'était là, loin de tout conseil, sa méfiance apaisée, que, le menton dans la main, cheminant, tête basse, il dressait, en pensée, la stratégie laborieuse de ses combinaisons. C'était là qu'il recuisait, à la flamme intérieure de ses méditations, ses haines, et forgeait ses armes ordinaires : la dissimulation et l'astuce, pour la protection de cette autorité dont il était jaloux jusqu'à la démence. Des pieds qui se balançaient au-dessus de sa tête, disaient avec quelle sinistre éloquence il défendait cette autorité, ou l'imposait. Hiver comme été, sa vigilance châtiait jusqu'au moindre murmure. Les pendus, dans le verger du roi Loys, étaient des fruits de toutes les saisons.

Il avait accoutumé de répondre à ceux qui s'étonnaient de ces exemples terrifiants qu'ils étaient autant d'épouvantails pour les séditieux. Il n'y a parfum, disait-il, qui vaille l'odeur d'un traître mort.

Des traîtres, sa méfiance en voyait partout. C'était pour se défendre contre leurs atteintes qu'il s'était isolé dans ce château et, comme ses victimes de choix, mis lui-même en cage.

Pour sa garde personnelle, il n'avait osé compter sur la fidélité des troupes régulières ; il ne se fiait qu'à des mercenaires étrangers. Il s'était adressé à un peuple où se rencontraient surabondance de sang et d'orgueil, avec pénurie de ducats : les Écossais. Pauvres, courageux, dévoués, de bonne naissance, ces soldats constituaient un corps d'élite. Il les avait équipés richement. Leur cuirasse était d'acier damasquiné d'argent, leur cotte de mailles brillait de l'éclat de la gelée sur le gazon. Un large et fort poignard nommé merci de dieu pendait à leur côté. Chacun qui tenait rang de gentilhomme avait son valet.

Pique au poing, ils montaient la garde aux balcons, dans les embrasures des croisées, sur les degrés des escaliers, toujours à proximité du maître, attentifs à son signal. Ils ne se rangeaient jamais avec plus d'obséquiosité que lorsque paraissait, le matin, un certain personnage qui, la serviette sur le bras, un plat à la main, se dirigeait vers la chambre du roi.

Il allait lui faire la barbe.

Un barbier à qui l'on rend les honneurs militaires ! Étrange ! C'est que celui-ci comptait à la cour où rien ne s'accomplissait dont il ne fut instruit. C'était messire Olivier, qui était nommé le Daim, parce qu'il avait la garde générale des chasses, et qu'à la dérobée, on nommait plutôt le Diable.

Par quels maléfices avait-il capté la confiance d'un maître si soupçonneux et si jaloux, si prompt à changer de valet de chambre ou autres gens, disant que la nature se réjouit de la diversité ? Le roi conservait ainsi, dans son entourage immédiat, quelques hommes dont Olivier, Tristan l'Ermite et son médecin, Coictier. De petite condition et de renommée détestable, ils savaient qu'en perdant le roi ils perdraient tout, et n'en devaient être pour cette raison que plus ménagers de ses jours. En veillant sur lui, ils veillaient sur eux.

La grande affaire pour Louis XI que de confier sa personne en déshabillé à un serviteur, que de se laisser surprendre dans la misère des infirmités physiques, et surtout de tendre à un rasoir affilé et tranchant sa gorge nue ! Maître Olivier le Daim savait le prix de cette confiance ; il l'entretenait par un espionnage incessant, une oreille toujours tendue, une langue infatigable et perfide. Et nul n'ignorait tout le mal qu'on pouvait craindre du barbier du roi ; car pour le bien, il n'était homme moins porté à en faire.

A côté du tortueux barbier et faisant heureusement contraste, vivait Comines. C'était un personnage peut-être vénal et souple à l'excès, mais de bon jugement et parfois même de bon conseil. D'abord chambellan de Charles le Téméraire, il avait accompagné ce prince à Montlhéry ; il était avec lui à Péronne. Ce fut même en cette circonstance qu'il rencontra Louis XI. Il se sentait attiré vers le roi qu'il supposait plus enclin que le bouillant duc de Bourgogne, à goûter l'agrément des confidences à tête reposée. Ce fut ainsi qu'il s'entremit pour adoucir le courroux du Téméraire, ce dont Louis XI se souvenait, quand plus tard, à haut prix, il l'attachait à sa personne.

Comines observait et notait avec une scrupuleuse attention les faits et gestes des uns et des autres, aussi indifférent pour les bourreaux que pour les victimes, sans pitié ni haine, d'une plume impartiale, n'ayant d'admiration que pour le succès. Mais s'il trouve toujours un moyen d'excuser le crime heureux : du moins ne le conseille-t-il jamais.

Lorsque Comines, dans sa retraite forcée, bien longtemps après la mort de Louis XI, retraçait les événements dont il avait été l'intelligent témoin, il pouvait caresser l'espoir tout nouveau de voir reproduits ses feuillets : l'imprimerie venait de naître. Du règne de Louis XI, fécond en conquêtes, c'est peut-être la plus illustre. On a voulu que Louis XI y soit demeuré non seulement étranger, mais hostile ; on a prétendu que sa jalousie s'était étendue jusqu'à cette innovation dont il avait soupçonné la force indépendante. Ce n'est pas exact. Louis XI était trop sédentaire, trop replié, trop réfléchi, pour ne pas pressentir les mérites d'une invention qui n'apparaissait encore que faite pour le pacifique commerce des esprits studieux.

Il faut rendre justice à chacun. Ce fut son père Charles VII, ému par l'annonce de cette merveille, qui envoya à Mayence un de ses graveurs de monnaie, Jeanson, pour s'informer secrètement de cet art et s'en emparer. Celui-ci, ayant appris en voyage la mort du roi, et redoutant les bizarreries de caractère de son fils, ne revint plus en France.

Cependant, peu à peu, cette invention filtrait ; et quelque jour — c'était dans les premières semaines du mois de mars 1470 — on vit s'établir au sein de la vieille Sorbonne, dans l'appartement du prieur, Jean de la Farre, un atelier où besognaient trois compagnons arrivés des bords du Rhin.

Les grands personnages de la cour, les officiers de la couronne, le prévôt de Paris, le roi lui-même — acceptant l'hommage qu'on lui faisait du Miroir de la Vie humaine — vinrent voir travailler ces artisans ingénieux.

Ils étaient fiers de leur labeur et le dédiaient à Paris.

Voici, disaient-ils, les premiers livres. Les maîtres Michel, Ulrich et Martin les ont composés. Ils t'en feront d'autres encore. De même que le soleil répand partout la lumière, ainsi Paris, capitale du royaume, nourricier des muses, tu verses la science sur le monde.

Paris, nourricier des muses, comme ils disaient, n'avait pas encore beaucoup de nourrissons.

Un poète chante. Mais qui entend sa chanson ? — plainte douloureuse de l'exilé captif. C'est Charles d'Orléans. Prisonnier en Angleterre après Azincourt, il charma sa douleur en l'exhalant. Délivré, il continue à traduire, avec la musique des rimes, la délicatesse de ses sentiments :

Le temps a laissé son manteau

De vent, de froidure et de pluie,

Et s'est vêtu de broderie,

De soleil riant, clair et beau.

C'est d'une autre poésie que le peuple raffole. Elle n'est point d'un grand seigneur, mais d'un gueux aux chausses trouées et qui rarement soupe à sa faim. Il se nomme Villon. Écolier attardé aux tavernes en la compagnie de mauvais garçons et passé maître en l'état de friponnerie pour avoir méconnu l'âpre saveur des fruits de l'étude.

Mais quoi, je fuyais l'école,

Comme font les mauvais enfants.

L'école buissonnière l'a mené au milieu des vagabonds, des mendiants, des loqueteux. Avec eux, combien de fois pour ses polissonneries et ses grivèleries, n'a-t-il pas risqué la corde ! Mais jusqu'en cette chute, l'idéal, qui de son aile l'effleure, le distingue de ses tristes acolytes. Réfugié dans la joie du rêve, il s'isole, et les marches de quelque porche sont l'oreiller de sa méditation.

Il compose ainsi ses ballades. Si quelques-unes se ressentent des lieux où il fréquente, d'autres décèlent des retours vers le beau et le bien, et même la vertu. Quelle tendresse quand il pense à la pauvre maman qui gronde son mauvais sujet, en tremblant ! Car elle sait qu'il a faim trop souvent et que faim fait saillir le loup du bois. Elle l'a vu frôlant le gibet, dont Louis XI, lui-même, l'a décroché un jour. Villon s'en est souvenu, qui l'a appelé, dans une de ses ballades : Loys, le bon roy de France.

Le bon roy Louis de France — comme l'appelle Villon, car l'hyperbole est permise à la gratitude — ce 9 janvier, entend la messe à Saint-Martin de Tours. L'évêque officiant se retourne et lui dit : Sire, Dieu vous donne la paix et le repos : votre ennemi est mort. C'est du Téméraire qu'il parle. Le roi répond que s'il en est ainsi, le treillis de fer qui entoure la châsse du Saint deviendra un treillis d'argent. La nouvelle est vraie. Il en a confirmation par un billet glissé sous sa porte, le lendemain, et par les récits des courriers arrivés de Nancy. L'un d'eux lui rapporte même le casque brisé du duc mort et vaincu.

Si l'homme des heureuses habiletés était celui des franches et larges vues, il saisirait l'occasion qui s'offre de réunir à son royaume l'empire de son rival. Un anneau échangé entre un enfant de sept ans et une jeune fille — son fils et Marie de Bourgogne — ferait ce miracle. Il y songe, mais en attendant il se pourvoit. Il détache la Bourgogne du domaine de l'héritière. Rien de plus juste, la Bourgogne était une révoltée qui devait rentrer dans l'ordre. Il tâte la Franche-Comté qui incline à revenir dans le giron national. Il va en Picardie, où on ne le boude point. Il est un peu pressé et les Flamands s'inquiètent. L'ambition de Louis, au-dessus de la tête de la princesse Marie, plane comme un vol de vautour.

Elle est charmante, cette princesse ; ses sujets l'affectionnent. Ils lui permettront de gouverner s'ils la gouvernent. Ils n'entendent pas être enchaînés par ses sympathies. Elle est en âge de se marier et les prétendants ne lui manquent pas ; mais le mari qu'elle prendra épousera aussi la Flandre, et la Flandre veut choisir son mari.

Je ne ferai rien sans consulter les états, proteste l'orpheline.

Dans son entourage immédiat, il n'y a comme anciens courtisans que des étrangers dont deux français, le sire Hugonet et le sire de Humbercourt. En tant que conseillers du feu duc, ils sont mal vus du peuple, ils le savent et ne seraient point fâchés de garder quand même leur autorité à la faveur de négociations heureuses. Ils se font dépêcher en secret près du roi, à Péronne. Ils ont mandat de lui proposer de reprendre les provinces, qu'il a d'ailleurs déjà reprises, et de lui faire agréer l'hommage de leur princesse. Louis XI leur répond que ce qu'il veut, c'est la main de leur princesse pour son fils, et la possession d'Arras qui lui résiste. Il est insinuant, il est adroit, il est flatteur : il obtient Arras. Quand les Gantois apprennent que le roi est dans cette ville, ils entrent en fureur. Étape par étape, il est visible que Louis XI s'approche et, si on ne l'arrête, va les absorber. La rue s'affole ; les habitants courent aux armes. On envoie au roi des députés qui lui disent rondement :

— C'est mal à vous, chevalier français, de dépouiller une enfant qui est sans malice et qui, comme nous, ses seuls conseillers, ne veut que la paix.

— Vous êtes mal informés, leur répond-il. Et il montre aux Gantois la lettre secrète de Marie de Bourgogne accréditant les ministres.

Là-dessus, grand émoi. Les députés rentrent chez eux, assemblent les états et prient la princesse de s'y rendre.

— Le roi vous a trompés, dit la princesse. Je n'ai rien écrit.

— Et cette lettre ?

Pouvait-elle s'attendre à tant de perfidie ? Elle rougit, baisse le front, balbutie, humiliée.

— Que c'est laid, disent les Gantois, que c'est laid à une si grande demoiselle, de mentir, qui déjà règne, et dont la parole fait loi !

La défiance est dans les cœurs ; le peuple ne croit plus qu'en lui-même. Il exerce effectivement sa justice. Il monte la garde, tout armé, jour et nuit, dans l'attente de l'exécution — car il a déjà prononcé : pour les ministres qu'il a fait prisonniers, c'est la mort.

La princesse Marie se révèle aussi courageuse que bonne. Ces hommes qu'on va sacrifier n'ont été que des serviteurs fidèles, ils ont agi par son ordre et en son nom. Puisque personne ne se dresse pour les défendre, elle les défendra. Elle les défendra avec sa jeunesse et avec ses larmes. Vêtue de noir, pour bien marquer qu'elle est décidée à porter le deuil de leurs vies, sans escorte, elle court à l'Hôtel de Ville où les juges sont réunis. Elle plaide, implore, supplie : les juges restent inflexibles. Ils ne sont que les exécuteurs de la volonté populaire. Les vrais juges siègent sur la place du Marché du Vendredi où l'échafaud est déjà dressé. Violents, tumultueux, bouillants de colère et de haine, ils attendent.

Et c'est une femme qui vient à eux, lamentable, tout en pleurs, secouée par les sanglots, les mains jointes, qui demande miséricorde, qui crie pitié ! Elle est si touchante en sa douleur et si belle, il y a dans son courage tant de loyauté, d'humanité et de noblesse, que ces dures faces de justiciers implacables se détendent, que ces rudes consciences se sentent bouleversées. Que son plaisir soit fait, murmurent quelques voix, ils ne mourront point ! Mais la clémence n'est qu'un éclair fugitif dans ce ciel d'orage et les piques levées s'abaissent.

Le dernier mot est à l'exécuteur qui attend, debout, sur l'échafaud, le glaive nu.

La princesse Marie rentra au Palais et s'y enferma pour cacher à tous sa honte et son chagrin. De celle dont il avait espéré faire une alliée, Louis XI, par sa duplicité, se faisait une ennemie. Marie de Bourgogne n'épousera pas le dauphin, son fils. Et la Belgique, que ce monarque pouvait espérer, un jour, réunir à la couronne, sera pour la France à jamais perdue !

Les partis ne manquent pas à la fille du Téméraire. Le dauphin écarté, qui d'ailleurs n'est point de son âge, on lui propose des fiancés détestables : l'un est un parricide, l'autre un buveur. Jadis, elle a été promise à un jeune homme blond, de fort belle mine, de haute taille, hardi chasseur de chamois, un allemand, sans argent ni terre, Maximilien, fils de l'Empereur. Il a reçu d'elle, à cette époque, comme gage de sa foi, un diamant. Il lui fait remettre ce joyau sous les yeux par des ambassadeurs. Le reconnaît-elle ?

— J'avoue, leur dit-elle, le lui avoir donné.

C'est l'acquiescement au mariage qui, à peu de temps de là, est célébré.

Maximilien ne sait pas la langue que parle sa femme, il ignore tout des mœurs de son pays d'adoption, mais il a grande envie de se distinguer et la bravoure est la plus active de ses vertus.

Il n'est pas marié depuis quinze jours qu'il chevauche déjà à la tête de ses épais bataillons flamands hérissés de piques. C'est un assez brave soldat. A Guinegatte où il se heurte à Louis XI, il se bat crânement et couche sur le champ de bataille. Il ferait peut-être de grandes choses, s'il avait des troupes, de l'argent et du temps. Mais c'est la catastrophe imprévue : la princesse Marie, sa femme, est tombée de cheval et s'est tuée. Elle laisse, après cinq ans de mariage, deux enfants : un garçon et une fille.

 

Ils n'auront d'autre nourrice que la Flandre, dit maître Jean Coppenolle. Ce Coppenolle est un chaussetier, clerc des échevins, qui, à Gand, fait la pluie et le beau temps. Louis XI a su se l'attacher. Pour veiller sur les orphelins, avec cette tendresse jalouse, maître Coppenolle a son plan, qu'il sait être celui du roi. Louis XI n'est jamais embarrassé : il n'a pu marier le dauphin avec la mère, il le mariera avec la fille. Cette union sera le gage de la paix. Elle laissera les Flandres à leur destinée et fera rentrer le royaume de France dans son bien.

Mademoiselle Marguerite fait son entrée au palais, suivie de son page et de gens de qualité.

Ses petits trois ans trébuchent dans les plis de sa robe d'apparat. Elle s'avance, au milieu des louanges, un peu intimidée, toute menue parmi les hauts seigneurs, courbés très bas. Mais c'est une autre, c'est Anne de Bretagne, que le dauphin épousera.

Il vieillit. Lui qui a tant de fois et si cruellement donné la mort, il en éprouve, à son approche, la hantise et l'effroi. Il demande en grâce, quand elle sera là, qu'on lui évite l'horreur d'en entendre prononcer le nom. Il est averti pourtant. A Chinon, un soir, après son repas, il a été frappé d'une attaque. Sa langue s'est tout à coup embarrassée, son esprit s'est obscurci, il s'est trouvé inhabile à coordonner ses gestes. Les serviteurs présents l'ont levé de table, l'ont mené près du feu. Il a fait signe qu'il voulait s'approcher des croisées. Ils se sont refusés à déférer à son désir, quand ses désirs, jusqu'à ce jour, avaient été des ordres. Avec un tel maître, disait Comines, il fallait marcher droit, car il commandait sec.

Ce désarroi de tout son être dura plusieurs jours ; après ce temps, ayant recouvré la parole, il s'enquit de ce qui s'était passé : Qu'ai-je dit ? qu'a-t-on fait ? Il se prit de colère en souvenir de ce qu'ayant voulu aller à la croisée, on l'en avait empêché : Vous étiez malade, Sire !N'étais-je plus roi ? Il chassa les serviteurs qui avaient méconnu sa volonté : même bégayante, elle était sa volonté et devait être suivie. Au fond, il s'effrayait à l'idée qu'elle pouvait lui manquer tout à coup ou s'affaiblir et le sceptre, à son insu, couler de ses doigts.

Nul plus que lui n'aura été convoiteux de vivre. Il demande la santé aux saints et aux hommes. Sceptique d'ordinaire en l'action des drogues, il met à présent son espérance en ces remèdes, qu'en grand mystère, Coictier lui prépare. Il s'abandonne à lui, il le flatte, le comble. Dix mille écus par mois, est-ce assez ? Veut-il des terres, veut-il des seigneuries ? Il a fait son barbier comte de Meulan : veut-il des titres ?

Alors que Coictier à ses fourneaux distille on ne sait quel produit dont la légende, qui commence à courir les campagnes, exagère la secrète horreur, Louis XI se glisse à ses côtés, très humble ; s'assied dans le fauteuil où le sombre thérapeute affecte de compulser de ténébreux grimoires, l'observe, l'écoute, boit sa science cabalistique. N'en a-t-il pas fait le maître de ce corps royal usé et fini, de cette petite flamme de vie qui vacille ? Coictier lui impose ses superstitions de charlatan et ses grossiers stratagèmes ; il règne sur son malade effaré, il le rudoie et le terrifie :

— Vous m'enverrez, notre sire, où vous avez envoyé tant d'autres, mais je jure Dieu que vous m'y suivrez de huit jours...

Alors, le roi tremblant :

— Vis, Coictier, je ne veux point mourir.

Il y a, en Calabre, un ermite réputé, François de Paule ; on lui prête l'accomplissement de nombreux prodiges. Le roi obtient que le pape lui permette de venir à Plessis-lez-Tours.

Louis XI a la pudeur de sa décrépitude, il tremble qu'on la pressente. Et comme elle est écrite sur ses traits, il se tient caché. Il veille seulement à ce qu'on sache qu'il vit. Il se manifeste par des actes où se reconnaîtra sa main. Son autorité s'affirme, ou dans le pardon en délivrant La Balue, pour complaire au pape qui le comble de reliques, ou dans les cruautés qui portent, en quelque sorte, sa signature. Il ne laisse nul homme à la ville ou aux champs, dont il a le soupçon, et ses archers, pour bien témoigner qu'il est là, redoutable à son ordinaire, branchent plus que jamais haut et court.

Au loin, il fait, en son nom, négocier et trafiquer. On lui achète un peu partout de beaux chevaux, comme s'il méditait de se composer quelque piaffant cortège. La chasse est restée son plaisir favori : il chassait, avant ses attaques, tous les jours, au vent, à la pluie, dînant où il pouvait, avec les petites gens, chez les paysans et les charbonniers. Paralysé, cloué en son fauteuil, il chasse encore, mais quel drôle de gibier : les souris de ses appartements !

Des chiens, il en a tout un peuple dont il ordonne et provoque les abois. Qu'on entende du dehors que sa meute s'anime. Il en acquiert en tous pays et particulièrement en Bretagne d'où lui viennent ses levrettes. Il achète en Barbarie des espèces de petits lions ; des cerfs et des daims en Danemark, et des bêtes farouches un peu partout.

Dans le sombre Plessis-lez-Tours, que sa lente agonie assombrit encore, une de ses distractions, ce sont les gentillesses, étudiées et dociles, des animaux savants. Parfois, passent sur la route, des bohémiens et des bohémiennes, jongleurs et diseuses de bonne aventure : on les fait entrer au palais, avec leurs bêtes. Ils donnent leurs représentations devant le roi. Le morose vieillard s'emmitoufle et, assis à côté de ses reliques et de ses religieux, mêlant le sacré au profane, il convie de rares privilégiés à jouir des prouesses de petits singes si drôles en leurs imitations. Ils lui font oublier le faix des préoccupations lugubres, les angoisses de ses maux et leurs avertissements. Il se laisse aller ainsi quelquefois à un rire qui est pour tous une détente et un soulagement. Mais sa prédilection va à un ballet qui met en scène, sous les atours d'une belle dame et d'un galant chevalier, deux petits cochons roses dont la gravité est impayable.

Ces spectacles puérils passés, il retombait dans son hypocondrie et ses anxiétés. Sa faiblesse s accusait en toutes choses. Il affectait de suivre les discours de ses conseillers et de parcourir sa correspondance avec eux ; mais son oreille était dure, son esprit lent, et l'une de ses mains, la droite, inerte le long de son corps, se refusait à obéir.

Il se révoltait contre l'inexorable. Son génie despotique n'admettait point que l'égalité fut dans les choses de la nature : n'était-il pas au-dessus du commun des hommes ? L humilité qu'il avait affectée n'était qu'un masque — le masque même de son immense orgueil. — Peut-être s'était-il trop négligé, à ainsi vaquer à ses affaires, en habit de futaine et en bonnet râpé. S'il revêtait les insignes de la puissance, son grand manteau fleurdelysé et fourré de bonne marte et d'hermine ; s'il passait à son cou son collier de Saint Michel, et s'il s'asseyait, paré de la sorte, sur son trône, est-ce que tant de majesté n'en imposerait point au destin ?

Il s'est fait donner ses habits somptueux. Mais flottants et trop lourds, sur son corps amaigri et tassé, ils semblaient plutôt recouvrir un fantôme qu'un roi !

Il appela — brûlé de fièvre et d'une voix rauque. — Il voulait, près de lui, sa fidèle garde écossaise. Il entendit, à son appel, les degrés de l'escalier voisin résonner sous les pas de fer d'un homme d'armes. Quelle surprise causerait à ce soldat sa métamorphose, et quel respect n'allait-il point marquer de l'éclat des lis semés sur l'azur de son manteau ?

Les pas s'arrêtèrent. L'archer, dans le cadre de la porte, était debout, la pique sur l'épaule. Mais au fond du casque, sous la visière levée, il sembla à Louis XI qu'une face effrayante, aux orbites creux, ironiquement le fixait.

Il dissipa l'image funèbre, car il voulait douter encore. En grande solennité, il obtint qu'on lui apporterait de Reims la sainte Ampoule. Un roi sacré deux fois durerait peut-être plus qu'un autre roi.

Faiblesse indigne. François de Paule estimait venue l'heure où il est coupable de feindre. Il conseilla aux principaux serviteurs, en dépit des instructions qu'ils avaient jadis reçues, de placer leur maître en face de la réalité. Ils la lui révélèrent en rudes et brèves paroles.

Elles lui portèrent un grand coup. Cependant il répondit, pour se donner contenance :

— J'ai espérance que Dieu m'aidera, car par aventure, je ne suis pas si malade que vous pensez.

Mais tout de même, s'étant couché, il eut une bien mauvaise nuit. D'angoissants cauchemars le tinrent éveillé dans son grand lit, à la tête duquel, sur les rideaux, se dessinait, sinistre, l'ombre de celle dont la garde écossaise — qui veille au Plessis — ne défend pas les rois. Il n'en doutait plus, l'heure allait sonner des comptes suprêmes. Les remords montaient du fond de cette conscience qui s'éclairait aux premières lueurs de l'aube éternelle.

En un décor de potences, que battait le vol affamé des corbeaux, il voyait se balancer des pendus à l'infini. Et des échafauds se dressaient, dans l'épouvante de son rêve, qui lui rappelaient le sang répandu des Nemours et des Saint-Pol.

L'aurore étant venue, qui avait dissipé ces visions atroces, il se leva. Tout son être maintenant respirait une majesté à ses serviteurs inconnue. Il acceptait l'arrêt inexorable. C'était le dernier acte de sa volonté.

Il prépara la transmission de son formidable pouvoir, dépêcha à son fils les sceaux, et ordonna à ses serviteurs d aller vers le dauphin saluer le Roi.

Lui-même avait eu, avec son fils, un entretien solennel. Il l'avait prévenu contre les erreurs dont il s'était rendu coupable à son avènement.

 

L'histoire n'a gardé de cette entrevue que peu de paroles, et le serment du dauphin d'obéir aux commandements paternels.

Mais Louis XI n'a pas transmis aux mains fragiles d'un enfant son royaume sans lui dire quels avaient été ses moyens et son but. Ce fut ainsi qu'il lui parla :

J'avais réfléchi sur l'art de régner, avant mon règne. J'avais étudié les hommes, leur caractère, leurs passions. C'est pourquoi je les ai menés par la flatterie, dominés par la terreur, attachés par leurs vices. Pour pénétrer leurs secrets, j'ai fait de lourds sacrifices : j'en ai été bien payé. Je fus dur, implacable, cruel : attendez pour me juger. J'avais à réduire l'autorité qui se dressait en rivale de la mienne et menaçait de l'étouffer. La France est un bel arbre qui veut, pour allonger ses racines, beaucoup de sol, et de l'air et du soleil pour étendre ses rameaux. A ses pieds, j'ai dégagé le sol, et fût-ce à coups de hache, j'ai fait large l'espace autour de ses rameaux !

Comme vous le diront les jaloux et les méchants, je n'ai point que fixé, les médailles bénites de mon bonnet : j'ai eu sans cesse les yeux tournés vers ceux-ci, dont je vois peintes, sur ces murailles, les gigantesques images : mes prédécesseurs, mes aïeux et mes maîtres.

Charlemagne, qui d'un geste d'épopée fonda l'empire d'Occident ; Philippe-Auguste qui fit si grande la royauté ; Louis IX, qui la fit si chaste et si belle. Et Jeanne la Pucelle, que j'ai vue à Chinon, et que j'ai revue à Loches, au retour, après les victoires, dans tout l'éblouissement miraculeux de la conquête, apportant au feu roi, mon père, la paix du royaume libéré de l'Anglais. Je n'avais que votre âge et j'ai compris. Mon fils, me comprenez-vous ?

J'ai travaillé dans l'ombre, opiniâtre, actif et bonhomme. Familier avec les humbles, j'ai gardé — non sans quelque distance — contact avec le peuple. Je lui ai inculqué la haine des maîtres nombreux, en l'amenant à se réserver pour un seul maître : le roi. Je lui ai beaucoup demandé à ce peuple : Dieu m'est témoin que ce n'était pas pour moi ! Votre enfance s'est écoulée sans faste, et l'on a pu vous dire l'austérité de ma demeure et la sobriété de mes jours. J'ai exigé considérablement d'argent par l'impôt ; c'est une façon d'éprouver l'obéissance des sujets qui porte immédiatement ses fruits. J'ai beaucoup reçu de mon peuple, je lui ai donné plus encore. J'ai fortifié son industrie, étendu son commerce, réglementé les poids, mesures et monnaies. Je l'ai débarrassé des truands qui le pillaient. J'ai fondé des universités pour ses fils, lui prouvant assez d'autre part que je faisais estime de l'aristocratie du talent. Mais surtout j'ai cimenté toutes les parties de ce beau pays que les secousses de la guerre, depuis cent ans, avaient descellées. J'ai dû, maçon énergique, mêler le sang au mortier ; à quelques chefs d'illustres maisons j'ai pris la tête : c'était une manière encore, après tout, de les associer à mon œuvre.

Le succès, — Dieu aidant, qui m'a toujours délivré de mes ennemis au moment opportun, — a répondu à mes plus vastes espoirs. Tout languit autour de moi ou meurt, et tout meurt à mon profit ! Il y a un roi dans le monde, — le monde le sait, — et c'est le roi de France. Je me suis attaché les Flamands. L'Angleterre et l'Espagne ont déposé les armes. La Hongrie et la Bohême ambitionnent mon alliance. Les Vénitiens m'ont demandé mon amitié. Milan est de cœur à moi, et les Suisses me sont liés. Il n'y a plus de maison d'Anjou, il n'y a plus de maison de Bourgogne. J'ai sur leurs ruines, et à jamais, semé les lis de notre maison.

Aux genoux de la France, de la noble France que j'ai aimée comme moi-même, — et peut-être si égoïste et si jaloux, n'ai-je aimé qu'elle en moi, — j'ai amené ces fillettes du roi : les provinces conquises.

Mes ennemis ont donné ce nom aux chaînes pesantes que ma prudence rivait à leurs pieds, dans les souterrains où je les contraignais à de longues et salutaires méditations : n'en croyez rien. Ce nom n'appartient qu'à ces jolies provinces que la ruse ou la force avaient séparées de nous : la Bourgogne somptueuse qui vous arrive ; l'industrieuse Picardie ; Maine, Anjou, Roussillon ; la Franche-Comté laborieuse et vaillante. Et toute parfumée, riche déjà de ses oliviers, et qui demain dévidera la soie : l'harmonieuse et ensoleillée Provence. Les voilà, mon fils, ramenées ou conduites dans les mains de la France, les véritables fillettes du roi...

 

Ayant ainsi parlé, persuadé que l'œuvre commencée était en bonne voie, il vaqua aux dispositions dernières. Un par un, il manda ses serviteurs et ses officiers. Sa parole était embarrassée, mais son esprit n'avait jamais été plus net et plus lucide. Il les entretenait, avec une gravité impressionnante, de leur tâche future, comme s'il voulait ordonner et se faire obéir au-delà même du tombeau.

Il leur recommandait surtout de tenir le royaume en paix pendant cinq ou six ans, jusqu'à ce que le roi fut en grand âge. Il confessait avoir commis la faute, quand, leur disait-il, son père alla à Dieu, d'éloigner ceux qui l'avaient loyalement servi. Cette ingratitude fut la cause de grands maux contre lesquels il mettait ses successeurs en garde. Il parlait ainsi de toutes choses, mais il ne lui échappait pas de se plaindre. Son énergie, qui n'admit jamais de lacune, jusqu'à la dernière heure, s'affirmait originale et robuste.

Il prit souci de sa sépulture, et ne voulut pas être inhumé comme ses devanciers à Saint-Denis, mais à part, à Notre-Dame de Cléry, près de Blois.

Un orfèvre et un fondeur reçurent des instructions pour la figure qui surmonterait son tombeau. Il demanda à n'être pas représenté à l'âge des forces déclinantes, quand le sceau de la vieillesse s'imprime sur la face, mais dans la pleine floraison de son activité ; alors que ses traits, durs et fins, reflétaient, sans la trahir, la puissance de son intangible et souple volonté. Il serait à genoux, son chien à son côté, et revêtu de son habit de chasseur, pour exprimer qu'il avait eu comme principale occupation de défier les crocs et de déjouer les ruses des fauves qui le menaçaient, et qu'il força jusqu'au fond de leurs repaires.

 

L'Histoire attentive à ses derniers instants en nota les moindres détails. On était le lundi. Je ne mourrai que samedi, fit-il, car Notre-Dame en qui j'ai eu grande confiance et dévotion toute ma vie, me voudra procurer cette grâce. Il mourut le samedi. C'était le 30 août 1483.

Il était huit heures du soir.

 

FIN DE L'OUVRAGE