ÉTUDE SUR PLINE LE JEUNE

 

Introduction.

 

 

On admet généralement aujourd’hui que l’ordre dans lequel les lettres de Pline le Jeune nous ont été transmises n’est pas l’ordre chronologique. Il fut un temps où tous les savants n’étaient pas de cet avis : les fastes du règne de Trajan, tels que les a dressés Pauvinius, reposent sur une opinion toute contraire ; et le consciencieux Tillemont déclare que « les lettres de Pline sont à peu prés mises dans l’ordre du temps[1] ; mais il est forcé d’admettre un grand nombre d’exceptions, qui condamnent d’autant plus la règle, qu’elles concernent précisément presque toutes les lettres dont la date peut se déterminer. Aussi les érudits qui sont venus ensuite, surtout Masson, dans son travail, d’ailleurs soigné et intelligent, sur la vie de Pline[2], ont-ils tous été d’un avis différent. On ne peut pas douter que leur opinion ne s’appuie sur ce fameux passage de la lettre à Septicius Clarus qui tient lieu de préface à la collection : collegi [epistulas] non servato temporal ordine (neque enim historiam componebam) sed ut quæque in manus venerat. Mais ne serait-il pas permis de supposer que Pline a eu pour but principal, en faisant cette déclaration, de donner à la collection de ses lettres, collection rédigée incontestablement avec le plus grand soin, un cachet de négligence agréable ? En tout cas ce passage ne prouve pas ce qu’on veut y voir, car il n’est pas établi que les différents livres de la collection n’ont pas été publiés séparément et successivement, et nette préface pourrait bien ne se rapporter qu’au premier livre.

D’après le caractère même du recueil il parait certain que Pline a publié lui-même les neuf livras de ses lettres : on n’a, il est vrai, aucun témoignage formel à ce sujet[3] ; mais quel éditeur, si prudent qu’il fut, eût été capable d’arranger d’une façon aussi peu compromettante un recueil de lettres posthumes, où sont loués tous ceux qui, au moment où l’auteur parle, ne sont ni morts ni exilés[4], et qui, dans son ensemble, fait plutôt l’effet d’un manuel épistolaire a l’usage des classes élevées, que d’une véritable correspondance[5]. Le premier, à Rome, Pline lut en public les lettres qu’il destinait à la publicité (VII, 17), et on ne peut douter qu’il ne les ait éditées lui-même, comme des modèles de style[6], honneur qu’elles méritaient bien d’ailleurs par la clarté et la grâce du langage. Or, à cette époque, la publication successive des différents livres composant une même œuvre était sinon la règle, du moins l’usage ordinaire[7]. Les termes mêmes dont se sert Pline dans sa dédicace à Septicius : ita fiet ut eas quæ adhuc neglectæ iacent requiram et si quas addidero, non supprimam, paraissent indiquer un tel procédé, dont le recueil lui-même semble d’ailleurs avoir conservé quelques traces ; ainsi, dans sa lettre Cremutius Naso, IX, 49, Pline veut justifier sa lettre à [Lucceius ?] Albinus (VI, 10) et il débute par ces mots : significas legisse te in quadam epistula mea, ce qui fait supposer que, lorsqu’il écrivit ces mots, le sixième livre était déjà publié[8] ; et, ce qui est encore plus caractéristique, il se justifie dans son septième livre (lettre 28), contre le blâme qui lui était adressé par ses amis de louer trop et à chaque occasion, et il adresse cette justification à Septicius, à qui est dédié son recueil[9].

Le débat reste donc ouvert, personne ne le niera, et le sujet est digne d’un examen attentif ; car, si incomplète que soit l’image qui se reflète dans la correspondance de Pline, c’est celle du monde de son temps, et ce monde a conservé encore un caractère de richesse et de grandeur ; il nous a laissé en effet autre chose que les lettres de notre sénateur, morceaux de style limés et terre-à-terre, et les vers graveleux de son client badin, Martial : nous lui devons le Dialogue des Orateurs et l’Histoire de Tacite. A tous les traits qui établissent une certaine analogie entre Pline et Cicéron, on peut ajouter celui-ci, que tous deux nous ont donné, l’un de la vie républicaine, l’autre de la vie sous les empereurs, le tableau le plus net et le plus complet.

Quelques inscriptions, découvertes pour la plupart dans notre siècle contiennent des renseignements importants, dont on n’a pas encore songé à tirer parti pour résoudre les problèmes qui nous occupent ; c’est ce qui nous a engagé à entreprendre cette étude. Notre exposé conservera un caractère un peu désordonné et n’épuisera pas toutes les questions ; le lecteur intelligent comprendra que ces inconvénients sont inhérents à la matière, et nous comptons sur son indulgence è cet égard.

 

Quiconque jettera un coup d’exil, même superficiel, sur la collection, sera frappé de ce fait que toutes les lettres qui traitent d’un même sujet, ou du moins qui portent des indications suffisantes de contemporanéité, se trouvent, ou dans le même livre, ou dans deux livres qui se suivent. Cette observation ne s’applique pas seulement à un grand nombre de couples de lettres[10] ; on peut la faire aussi en relevant les allusions relatives aux mauvaises vendanges[11] et à des circonstances analogues[12], allusions qui se retrouvent dans le VIIIe livre et dans le Ier. Cela déjà me saurait être le fait du hasard puisque, au contraire, on ne rencontre dans tout le recueil aucun exemple de deux lettres notoirement de même date et qui soient séparées l’une de l’autre[13].

Mais la publication successive des livres ressort avec une évidence bien plus grande encore du fait que, lorsqu’une lettre en suppose une précédente, ou en général lorsque la suite des événements peut se constater, en d’autres termes lorsqu’il se trouve des couples ou des groupes de lettres dont on peut établir l’ordre chronologique, cet ordre correspond absolument à la suite des livres. Ainsi, des deux lettres III, 4 et IV, 1, concernant la construction d’un temple à Tifernum, la seconde présuppose la première[14]. Il en est de même des couples III, 20 et IV, 25, qui ont trait au scrutin secret dans les élections ; des couples VI, 10 et IX, 19, sur l’inscription funéraire de Verginius Rufus ; des couples VII, 24 et VIII, 6, concernant le monument de Pallas. On peut constater la même chose quand il s’agit d’une suite d’événements. M. Regulus, collègue et ennemi de Pline, est vivant dans les quatre premiers livres (I, 5 ; 20, 14 ; II, 11, 22, 20 ; IV, 2 ; 7) ; dans le sixième livre (ep. 2) il est mort ; son fils, vivant dans le second livre (ep. 20, 5, 6), est mort dans le quatrième (ep. 2, 7). Calestrius Tiro, ami et contemporain de Pline, préteur la même année que lui (VII, 16, 2), figure dans le sixième livre (ep. 22, 7) comme proconsul désigné de la Bétique, dans le septième (ep. 16, 23, 32) il passe par Côme en se rendant a son poste ; dans le neuvième (ep. 2) il administre sa province.

Quelque chose d’analogue s’observe dans les renseignements que contiennent les lettres sur les mariages et les alliances de Pline. Il s’est marié trois fois, deux fois sous Domitien[15], et sa seconde femme, belle-fille de Vettius Proculus, mourut en 97[16]. Or, dans les trois premiers livres il n’est fait aucune mention de sa femme, mais seulement de sa belle-mère, la riche Pompeia Celerina[17], tandis que ces relations cessent plus tard[18]. Dans le quatrième livre nous voyons Pline remarié, depuis peu évidemment, avec Calpurnia[19]. Dans la suite il est très souvent question, soit d’elle (ses fausses couches sont racontées au livre VIII, 10 ; 11 ; 19), soit des deux personnes qui lui tenaient lieu de père et de mère, c’est-à-dire de son grand-père Calpurnius Fabatus et de sa tante paternelle Calpurnia Hispulla.

Les preuves que nous avons rassemblées ici ne sont que la plus petite partie de celles que nous possédons, et ce ne sont pas

les plus concluantes ; la démonstration sera complétée dans le cours de ce mémoire, où nous avons essayé de déterminer plus nettement la chronologie des différents livres et celle de la carrière politique et littéraire de Pline.

Ajoutons cependant encore une observation générale : on remarque que le cercle des correspondants et des amis de Pline se modifie peu à peu, et qu’en général les hommes plus âgés disparaissent à mesure qu’on avance vers les derniers livres, tandis que les plus jeunes ne figurent pas dans les premiers. Ainsi Corellius Rufus et Verginius Rufus, dont la mort est rapportée aux livres I et II, sont, il est vrai, souvent mentionnés plus tard, mais toujours comme étant morts depuis longtemps. Ainsi encore Vestricius Spurinna, qui figure dans le troisième livre (I, 10) comme un vieillard de soixante-dix-sept ans, et Arrius Antoninus, également fort âgé è cette époque, ne sont plus cités après le cinquième livre, tandis que Fuscus Salinator et Ummidius Quadratus, les jeunes admirateurs et élèves de Pline, ne sont mentionnés qu’à partir du sixième livre. Les relations de l’auteur avec les hommes du même âge que lui, tels que Cornelius Tacitus, Cornutus Tertullus, Calestrius Tiro, se retrouvent dans tous les livres.

Nous nous proposons dans ce qui va suivre, de démontrer, d’une part, d’une manière plus complète la publication successive des différents livres des lettres de Pline ; de tirer, d’autre part, de cette démonstration les résultats qu’on en peut obtenir pour l’histoire. Nous avons donc recueilli les données chronologiques fournies, soit par le recueil principal, soit par la correspondance avec Trajan, et nous avons cherché à déterminer, autant que cela était possible, l’époque de la rédaction et de la publication de chaque livre. Nous allons passer en revue, en nous appuyant sur ces données, les principaux événements de la vie de Pline ; nous discuterons ensuite, dans des appendices, quelques autres questions spéciales qui ne peuvent être développées que séparément.

 

 

 



[1] Histoire des Empereurs, tom. II, note 9 sur Trajan.

[2] Il va sans dire que j’ai fait grand usage de ce travail de Masson, Plinii Secundi vita (Amsterdam, 1709) ; mais je n’ai pas cru devoir le citer pour chaque cas particulier. — Le travail de M. Grasset, Pline le Jeune et ses œuvres (Montpellier, 1865), n’est qu’une étude littéraire.

[3] On pourrait invoquer Sidoine Apollinaire, Ep. 9, 1 ; mais son témoignage n’a pas de valeur.

[4] L’exception la plus singulière à cette règle concerne Regulus. Sauf pour lui, et peut-être pour Iavolenus Priscus (VI, 15), le nom est omis dès qu’il y a blâme, comme II, 6 ; VI, 17 ; VII, 26 ; VIII, 22 ; IX, 12 ; 26 ; 27. Sous ce rapport la correspondance avec Trajan ne fait pas exception et pourrait bien avoir été publiée par Pline lui-même.

[5] Une chose qui frappe et qui rend même fastidieuse la lecture du recueil, c’est qu’à peu d’exceptions près, chaque lettre ne traite que d’un seul sujet, et qu’en résumé les lettres de recommandation, de félicitations et de condoléances, alternent avec des anecdotes ou des chries, qui, pour porter une adresse, n’en sont pas moins des exercices d’école.

[6] I, 1 : Si quas paulo curatius scripissem ; VII, 9, 8 (dans les instructions qu’il donne à un de ses élèves) : volo epistulam diligentius scribas, nam... pressus serm purusque ex epistulis petitur.

[7] Je rappellerai Martial et les biographies de C. Fannius (V, 5).

[8] Telle était aussi l’opinion de Masson, ad ann. 107, 12.

[9] Un ami le prie aussi de lui écrire quelque chose quod libris inseri posset (IX, 11) ; ce qui peut se rapporter à notre recueil, aussi bien qu’à la dédicace d’un livre quelconque.

[10] II, 11 et 12 (procès de Priscus) ; III, 4 et 9 (procès de Classicus) ; III, 13 et 18 (panégyrique) ; IV, 2 et 7 (mort du jeune Regulus) ; IV, 9 et 12 (Bæbius Macer cos. des.) ; IV, 12 et 17 (C. Cæcilius Strabo cos. des.) ; IV, 29 et V. 4, 9 et 13 (préture de Licinius Nepos) ; VI, 5 et 13 ; VII, 6 et 10 (procès de Varenus) ; VI, 6 et 9 (candidature de Julius Naso) ; VI, le et 20 (correspondance avec Tacite sur la mort de Pline l’Ancien) ; VII, 7 ; 8 et 15 (Saturninus recommandé à Priscus) ; VII, 11 et 14 (vente à Corellia) ; VIII, 10 et 11 (fausse-couche de sa femme) ; IX, 21 et 24 (affaires concernant un affranchi) ; IX, 36 et 40 (description de sa villégiature). Les exemples pourraient être facilement augmentés ; la plupart de ceux que nous citons seront développés plus loin.

[11] D’après la lettre VIII, 15, qui est écrite de Rome et avant les vendanges, on s’attend à une faible récolte ; plus tard, IX, 16 ; 20 ; 28, les vendanges sont terminées et la récolte est meilleure qu’on ne l’avait espéré. Vindemias graciles quidem, uberiores tamen quam expedaveram colligo ; et, un peu auparavant, il est question de remettre aux acquéreurs une partie du prix d’achat à cause du bas prix des vins (VIII, 2, cf. IX, 37). La récolte précédente avait donc été abondante.

[12] Ainsi, VIII, 16-et 19 (cf. VIII, 1) il est évidemment question des mêmes esclaves qui étaient tombés malades.

[13] Tillemont, l. c., a cru que les deux lettres à Tacite : I, 6 ; IX, 10, étaient de la même époque. Mais comme Pline allait chaque année dans sa terre d’Étrurie, où il y avait du sanglier, il n’est pas étonnant qu’il en soit question dans des billets de différentes années. Du reste, dans la première lettre, la chasse est bonne, tandis que dans la seconde : aprorum penuria est. On pourrait aussi penser à identifier Julius Avitus (V, 21) avec Junius Avitus (VIII, 23) et supposer une erreur de copiste dans l’une des deux lettres, car ces deux questoriens moururent jeunes. Mais, sans aucun doute, ce sont deux hommes différents ; car le premier fut questeur dans une province, le second à Rome ; le premier fut pleuré par sa mère, par un frère (sans doute le Julius Naso cité VI, 6 ; 9) et par plusieurs sœurs ; le second par sa mère, sa femme et son enfant. — Pline lui-même semble indiquer, dans l’épître dédicatoire, que des lettres plus anciennes pourraient être insérées dans des livres suivants ; mais, autant que nous pouvons en juger, cela n’eut pas lieu.

[14] III, 4, 2 : cum publicum opus mea pecunia incohaturus in Tuscos excucurrissem, accepto ut praefectus aerari commeatu. — IV, 1, 3 : deflectemus in Tuscos... Tiferni Tiberini... templum pecunia mea exstruxi, cuius dedicationem... differre longius irreligiosum est. On a encore la lettre par laquelle Pline demande un congé (ad Trajan, 8). Déjà Castaneus a remarqué que le municipe où Pline veut se rendre, étant situé à plus de 150 milles de Rome, ne peut être que Tifernum. Les itinéraires comptent 164 milles de Rome à Arretium, d’où une courte voie latérale conduisait à Tifernum.

[15] Ad Trajan, 2, liberos... habere etiam illo tristissimo saeculo uolui, sicut potes duobus matrimoniis meis credere. Cette lettre, où Pline remercie Trajan de lui avoir conféré le jus trium liberorum, a été écrite : inter initia felicissimi principatus, par conséquent en 98.

[16] IX, 13, 4 ; 13. Les événements racontés dans ces passages sont de cette année 97.

[17] I, 4 ; III, 19, 8. Cf. I, 18, 3.

[18] Dans les livres suivants sa socrus n’est mentionnée que deux fois en passant, VI, 10, et ad Trajan, 51, où Pline remercie l’empereur d’avoir envoyé en Bithynie Cælius Clemens adfinis de sa belle-mère, et par cette belle-mère il doit entendre Celerina, car les parents de sa troisième femme étaient morts avant son mariage.

[19] C’est ce que montre le récit fait à sa tante, dans la lettre 19 du IVe livre. La lettre IV, 1, a trait à la première visite de la petite fille chez son grand-père. Cf. IV, 13, 5 : nondum liberos habeo.