LE DROIT PUBLIC ROMAIN

LIVRE TROISIÈME. — LE PEUPLE ET LE SÉNAT.

LE SÉNAT.

LE PATRIMOINE DE L’ÉTAT.

 

 

IV. LE POUVOIR EXÉCUTIF EN MATIÈRE FINANCIÈRE.

Si les réglementations de principe des matières financières intervention et les opérations financières extraordinaires ne peuvent, d’après les institutions romaines, avoir lieu qu’avec le concours du sénat, son intervention en matière de finances ne se limite aucunement à cela. Il a exercé là plus largement que partout ailleurs sa haute surveillance administrative, son droit de donner aux magistrats des instructions même pour les cas particuliers. Il a pu arriver que le sénat, dans l’intérêt des fermiers de l’État, invita les censeurs à casser les marchés conclus et à recommencer les adjudications[1] ; cela donne la mesure des immixtions de toute sorte qu’il a pu se permettre là. Nous sommes peu renseignés sur ces mesures, et il n’y aurait pas grand profit à rassembler des faits isolés ; nous ne parlerons ici que de deux opérations qui appartiennent proprement au domaine de l’exécution pure, mais que le sénat a plus ou moins fait rentrer dans sa sphère : ce sont le recouvrement des deniers illégalement soustraits au trésor et la frappe des monnaies.

Intervention du Le recouvrement des arriérés de toute sorte appartient aux de magistrats préposés à l’administration du trésor. En matière de répartition de l’impôt comme de dilectus, celui qui se juge lésé peut en appeler des questeurs aux tribuns[2]. Mais un particulier ne peut former un recours au sénat, et les magistrats, qui peuvent assurément lui soumettre la question, ne le font pas en général pour des cas particuliers. Cependant, à l’époque moderne, des différends pécuniaires existant entre le peuple ou ses fondés de pouvoirs et des particuliers ont été soumis au sénat, ainsi des questions relatives à des détournements de fonds[3], à l’étendue des redevances dues au peuple par le sol provincial[4] et même, sous l’Empire, aux appointements d’un employé subalterne[5]. Généralement le sénat est saisi par un magistrat qui use de son droit de relation pour poser une telle question. Mais peut-être est-ce aux institutions romaines qu’est empruntée la disposition du droit municipal du temps de César selon laquelle tout membre du conseil peut soumettre à sa décision le point de savoir si un tribunal de récupérateurs doit être constitué afin de statuer sur les droits financiers appartenant à la cité contre un particulier[6].

Relativement à la frappe des monnaies, les règles sont posées par la loi[7] ; la frappe elle-même rentre dans le domaine du pouvoir exécutif et sans aucun doute dans la compétence primitive des magistrats supérieurs, qui ont exercé sans limitation le droit de battre monnaie dans le territoire militiæ jusqu’à la fin de la République, sauf l’interruption du temps de Sulla dont nous allons avoir à parler[8]. Cependant ce droit a dû nécessairement leur être enlevé, dans la capitale, à une époque relativement précoce[9], sans doute parce qu’une pareille action sur le trésor était inconciliable avec le gouvernement moderne du sénat. Mais le droit de battre monnaie n’a pas passé théoriquement au sénat ; selon toute apparence, le peuple l’a exercé par des magistrats spécialement élus dans ce but[10], et les instructions de chaque collège étaient contenues dans la loi spéciale en vertu de laquelle il était élu. Pourtant, ces élections ayant lieu comme toutes celles de magistrats non permanents en vertu d’un sénatus-consulte, le sénat a dans ce sens eu en fait l’initiative des émissions et réglé leurs modalités, comme c’était le cas pour les fondations de colonies. Ces magistrats sont devenus permanents vers l’époque de la guerre sociale[11] et ils ont alors reçu, comme tous les magistrats permanents, des instructions d’une portée générale : aussi le monnayage de cette époque, qui se limite essentiellement au denier, présenta-t-il un caractère absolument uniforme. A partir du temps de Sulla, le sénat a possédé ou du moins exercé en outre le droit, dont il n’y avait eu antérieurement que des exemples isolés, de charger de l’émission des monnaies les magistrats qu’il lui plaisait[12] ; les généraux ont même demandé au sénat l’autorisation de battre monnaie, pendant les quelques années durant lesquelles la constitution de Sulla a été intégralement en vigueur.

 

Le droit de disposer du trésor et l’enchaînement de la magistrature par l’application pratique du principe qu’aucun magistrat ne peut y prendre d’argent sans l’autorisation du sénat ont été le fondement essentiel du gouvernement du sénat ; par corrélation, le retour ad droit des magistrats de disposer librement des deniers publics, tel qu’il doit avoir été compris clans la royauté primitive et qu’il caractérise également Ies magistratures constituantes[13], en a été le renversement. La loi Gabinia de 687, qui accorda à Pompée avec le commandement contre les pirates un droit illimité de disposer des deniers publics[14], et l’essai, d’ailleurs infructueux, fait pour lui mettre également sous ce rapport entre les mains la puissance monarchique, sous forme de surveillance des arrivages de grains, en 697[15] sont les signes précurseurs de la fin. Le Principat se distingue, théoriquement des puissances constituantes en ce que, selon la constitution d’Auguste, l’empereur n’a le droit de prendre de l’argent dans l’ærarium populi Romani qu’en vertu d’un sénatus-consulte, mais il aboutit, en fait, en matière financière comme partout, à la monarchie, attendu que les recettes publiques sont, dans une mesure étendue et toujours croissante, dirigées sur la caisse privée de l’empereur au lieu de l’être sur l’Ærarium, et que leur perception est absolument confiée à l’empereur[16]. Sous Néron, l’administration du trésor public fut elle-même transférée à l’empereur et à ses mandataires, quoique le sénatus-consulte soit encore demeuré nécessaire pour l’emploi de ses deniers[17]. L’Ærarium subvenait sans doute principalement, sous le Principat, aux dépenses du culte auxquelles il n’était pas pourvu par voie de fondation[18] et à celles des fêtes publiques[19] qui ne pesaient pas sur les magistrats. Il faut encore ajouter les frais d’entretien des édifices publics[20]. Lorsque, après l’incendie de l’an 69, il fallut reconstruire le Capitole aux frais de cette caisse, elle ne put y suffire et l’empereur intervint à sa place[21]. Elle n’a fait, sous le Principat, de nouvelles constructions que dans une mesure modeste ; mais cependant il faut lui rattacher toutes celles qui se désignent comme venant du senatus populusque Romanus, c’est-à-dire toutes celles dédiées aux empereurs à Rome et une partie de celles qui leur ont été dédiées en Italie[22], et les voies peu nombreuses de cette espèce construites à Rome[23] et en Italie[24]. On ne voit pas clairement qui le sénat a chargé de ces travaux. Il n’est pas vraisemblable que les directeurs de l’Ærarium nommés par l’empereur aient reçu de pareils mandats du sénat ; ce dernier peut plutôt avoir institué des mandataires extraordinaires ou prié l’empereur de faire exécuter le travail, Des sommes à employer dans un but déterminé ont probablement été confiées plus d’une fuis à l’empereur par un sénatus-consulte, surtout depuis que l’administration de l’Ærarium a eu passé sur sa tête. C’est ainsi qu’auguste doit pour les routes construites par lui en vertu d’un sénatus-consulte[25], avoir reçu en même temps une allocation de fonds, et un vote de crédit de ce genre nous est rapporté sous Marc-Aurèle pour la guerre des Marcomans[26].

Le système dyarchique se manifeste plus nettement que partout ailleurs dans les émissions monétaires de cette époque. Sous Auguste, nous les trouvons d’abord accomplies, avec une égalité de droit parfaite, partie par le sénat, partie par le prince, sauf que la frappe de monnaie d’or est beaucoup plus rare pour le premier que pour le second ; puis, à partir de l’an 739 environ, le droit de battre monnaie est partagé entre les deux pouvoirs de telle sorte que le sénat fait frapper les monnaies de cuivre et que l’empereur émet les espèces d’or et d’argent et contrôle celles de cuivre[27].

 

 

 



[1] V. tome IV, la théorie de la Censure, à la section des ultro tributa, sur l’interdiction aux censeurs des actes de libéralité.

[2] V. tome I, la théorie des Droits de prohibition et d’intercession, sur l’intercession en matière administrative, et tome IV, la section des Quæstores urbani, sur les voies de droit existant à leur encontre.

[3] Dans Tite-Live, 38, 54, 5, les tribuns s’opposent à ce qu’on soumette au peuple une accusation de péculat. Le récit lui-même prête à objections (Rœm. Forsch. 2, 446. 454), mais non le témoignage selon lequel le péculat peut être déféré au sénat.

[4] Les habitants d’Adramytion, d’Oropos (Bruns, Fontes, 5e éd., p. 462) et de Tyr adressent ainsi au sénat contre les publicains des plaintes qui sont examinées selon la procédure administrative.

[5] V. tome IV, la section des Quæstores urbani, sur les voies de droit existant à leur encontre.

[6] Statut de Genetiva, c. 96 (et mon commentaire Eph, ep. II, p. 141) : Si quis decurio... ab IIviro... postulabit, uti ad decuriones referatur, de pecunia publica deque multis pœnisque deque locis agris ædificiis publicis quo facto quæri judicarive oporteat (comme c’est expliqué de plus près c. 95), tum IIvir d(e) e(a) r(e) primo quoque die... decurionum... consultum facito fiat.

[7] R. M. W. p. 363 = tr. fr. 2, p. 41. Dans la mesure où nous connaissons la forme selon laquelle un changement de titre a été opéré, c’est sans exception à une loi qu’on a recouru. Willems, 2, 438, prétend sans le démontrer que Pline exclut le vote du peuple en disant, 33, 3, 44 : Placuit denarium pro decem libris æris valere et en s’exprimant en termes analogues, c. 45, relativement au denier de 16 as.

[8] V. tome I, la théorie du Commandement militaire, sur le droit de battre monnaie ; cf. R. M. W. p. 376 = tr. fr. 2, p. 61. L’autorisation du sénat n’est pas indiquée sur les monnaies frappées hors de Rome, à l’exception de celles des deux gouverneurs envoyés par Sulla en Espagne et en Gaule, L. Annius et L. Valerius Flaccus.

[9] R. M. W. p. 365= tr. fr. 2, p. 44. Les plus anciennes monnaies, donnant seulement le nom de la ville, ne fournissent aucun renseignement sur le droit de battre monnaie. C’est seulement dans la période du plein développement du gouvernement du sénat, pas avant le VIe siècle, qu’y apparaissent les noms et plus tard les magistrats : à cette époque, il est établi négativement que les magistrats n’exercent pas le droit de battre monnaie.

[10] V. tome IV, la théorie des Magistrats extraordinaires chargés de l’émission de monnaies et de prêts publics.

[11] V. tome IV, la théorie des IIIviri ære argento auro flando feriundo.

[12] V. tome IV, le commencement de la théorie des Magistrats extraordinaires chargés de l’émission de monnaies. La formule ex s. c. se rencontre, en prenant les listes de Mommsen-Blacas pour base, seulement à titre isola dans la période qui va de 640 à 650 (sur les deniers dés questeurs M. Sergius Silus, n. 168, et L. Torquatus, n. 169, en outre sur la pièce unique de Cethegus, n. 179) fréquemment depuis 650 et jamais sur les monnaies des maîtres monétaires nommés par les comices, mais constamment sur les monnaies de questeurs, d’édiles et d’autres magistrats chargés extraordinairement de la frappe.

[13] V. tome IV, la théorie des Magistratures constituantes extraordinaires, sur leur compétence. Salluste dans le discours de Lépide, Hist. éd. Dietsch ; 4, 41, 13 : Leges judicia ærarium provinciæ reges penes unum. Lors de la réaction contre le gouvernement de Sulla, il fut aussi question de ce que per multos annos, quibus exercitibus præfuerat et quo tempore cent publicam tenuerat, sempserat pecunias ex vectigalibus et ex ærario populi Romani (Asconius, In Cornel. éd. Orelli, p. 12), et le parti contraire, pour lequel il n’avait été qu’un proconsul, menaça très sérieusement son fils d’une action en reddition de compte et en remboursement du reliquat (Drumann, 2, 509). Les remises accordées par Sulla aux acquéreurs des biens des proscrits furent également attaquées, mais par un projet de loi (Salluste, dans Aulu-Gelle, 18, 4).

[14] Plutarque, Pompée, 25. Appien, Mithr. 94. Dion, 36, 37 [20]. La caisse militaire qu’il emportait avec lui s’élevait à 24 millions de deniers (Appien, loc. cit.).

[15] Cicéron, Ad Att. 1, 1, 7 (septembre 697). Cf. tome IV, la théorie des Magistrats auxiliaires extraordinaires, sur l’imperium infinitum majus. Drumann, 2, 307.

[16] V. tome V, le chapitre du Patrimoine et des caisses de l’État, sur le fiscus Cæsaris et sur l’établissement des impôts.

[17] Cf. tome IV, la section des Quæstores urbani, sur les Præfecti ærarii de Néron, et, tome V, le chapitre du Patrimoine et des caisses de l’État, sur l’administration impériale de l’Ærarium Saturni.

[18] Les frais des repas des Arvales probablement payés par l’Ærarium furent abaissés entre l’an 220 et l’an 241 après J.-C. de 100 deniers à 25 (Henzen, pp. 17. 39. 45).

[19] Claude restreignit dans l’intérêt des finances tant les instaurations de fêtes (Dion, 60, 6) que les jours des fêtes eux-mêmes (Dion, 60, 17) et de même Nerva (Dion, 68, 2). Commode se fit payer comme gladiateur un salaire journalier de 25000 deniers (Dion, 72, 40). Dans la prétendue lettre d’Aurélien au sénat sur les actes à accomplir en vertu des livres sibyllins, il y a (Vita, 20) : Si quid est sumptuum, datis ad præfectum ærarii litteris decerni jussi. Cf. Handb. 6. 480 = tr. fr. 13, 256.

[20] Vita Maximini et Balbini, 1, d’une exposition présentée comme faite au sénat. Suétone, Claude, 25. Vita Aureliani, 21.

[21] Le sénat décide immédiatement la reconstruction du Capitole (Tacite, Hist. 4, 4) ; les chefs de l’Ærarium, publicam paupertatem questi, déclarent que les ressources ne sont pas suffisantes, an discute sur le point de savoir si la reconstruction doit en être laissée à la discrétion du nouvel empereur ou si, comme le proposaient les partisans de l’ancien système, le sénat doit agir lui-même en demandant l’aide de l’empereur. Il n’est pas fait là de sénatus-consulte ; la construction a nécessairement été plus tard, une fois la motion opposante écartée, prise par l’empereur à sa charge, et il la fit ensuite accomplir par L. Vestinus (Tacite, Hist. 4, 53).

[22] Il est caractéristique que deux temples aient été construits à Rome à l’empereur Gaius, l’un en vertu d’un sénatus-consulte, l’autre à ses frais (ίδία) au Palatium (Dion, 59, 28).

[23] C. I. L. VI, 1270 (cf. 1169). Senatus populusque Romanus clivom Martis (devant la porte Capène) pecunia publicam planitiam redigendum curavit.

[24] Les bornes milliaires d’une voie latérale prés de Capoue portent l’inscription : Senatus populusque Romanus (C. I. L. X, 6942. 6946. 6947).

[25] C. I. L. IX, 5943. 5950. 5954. 5986 (= X, 6914). 5989 (= X, 6917). X, 6903. Auguste versa en revanche pour la construction de routes une somme à l’Ærarium (monnaies dans Eckhel, 6, 105 ; cf. Mon. Ancyr. p. 66).

[26] Cf. tome V, le chapitre du Patrimoine et des caisses de l’État, sur l’administration impériale de l’Ærarium Saturni. Commode (Vita, 9) simulavit se et in Africam iturum, ut sumptum itinerarium exigeret, et exegit eumque in convivia et ateam convertit.

[27] Cf. tome IV, la théorie du Vigintisexvirat, sur les III viri ære argento auro flando feriando et, tome V, le chapitre de la Monnaie.