LE DROIT PUBLIC ROMAIN

LIVRE TROISIÈME. — LE PEUPLE ET LE SÉNAT.

LE SÉNAT.

LA GUERRE.

 

 

VI. LE VOTE DES DENIERS ET DES AUTRES FOURNITURES NÉCESSAIRES À L’ARMÉE.

La levée des armées implique l’adoption des sacrifices financiers correspondants, l’ornatio provinciarum[1]. Les sommes nécessaires à la solde, en moyenne, semble-t-il, 600.000 deniers, pour la solde annuelle d’une légion[2], ne pouvaient en règle être tirées que de l’ærarium[3], et par conséquent il fallait régulièrement que le sénat statuât sur elles chaque année[4]. Le soin de se procurer les autres choses nécessaires à l’équipement et à l’entretien de l’armée revenait, en première ligne, au général qui devait la commander ou qui la commandait. Mais, lorsque l’équipement et les munitions devaient être rassemblés à Rome ou réglés de Rome, le sénat participait aux mesures à prendre, en particulier dans le cas où elles étaient prises, après le départ des consuls pour les armées, par le préteur qui les représentait à Rome et qui était évidemment moins indépendant sous ce rapport. C’est le sénat qui, dans les grandes guerres où s’est décidée la domination universelle de Rome, a exercé l’autorité supérieure en matière d’intendance au siège du gouvernement, qui s’est procuré et qui a transmis aux armées ce dont elles avaient besoin en denrées, en vêtements, en armes et en chevaux[5], en employant les moyens convenables[6] et plus d’une fois en envoyant des commissaires aux États alliés ou amis[7]. On ne trouve mentionnés nulle part d’envois d’argent faits aux généraux pour autre chose que pour le paiement de la solde ; s’il est souvent arrivé que les généraux se soient procuré ce dont ils avaient besoin par d’autres voies, ce qui leur était fourni par le gouvernement semble leur avoir été en général expédié directement. Le sénat a de même acquis avec les deniers publics pour les généraux et leur suite les choses auxquelles le droit de réquisition ne pouvait ou ne devait pas être étendu. C’est seulement à l’époque récente que les magistrats employés à l’extérieur ont en général reçu du sénat au lieu de leur équipement de voyage, une somme fixe, à l’aide de laquelle ils devaient eux-mêmes se munir de ce qu’il leur fallait, ainsi que nous l’avons vu dans la théorie des Émoluments des magistrats[8]. Les relations partent couramment de la conception primitive, selon laquelle le général n’a pas besoin d’autre chose que des vivres et de l’équipement de lui et de ses troupes et de la solde de ces dernières ; il n’est jamais question du vote d’autres dépenses militaires. A la vérité, les fonds destinés à la solde sont remis au général au commencement de l’année et ne sont réglés aux soldats qu’à la fin[9]. En outre, celui qui reçoit des deniers publics n’est, ainsi que nous verrons plus bas, lié par leur destination que de la manière la plus large. Enfin le général n’était, même en omettant ce qu’il prenait sur l’ennemi, que peu limité par les lois dans ses réquisitions, au moins en face des non citoyens, et il pouvait, en cas de nécessité, s’emparer des deniers publics existant dans sa circonscription[10] comme contracter des emprunts près des États amis[11].

 

 

 



[1] V. tome I, la théorie des Émoluments des magistrats. Cicéron, In Pis. 2, 5. 16, 37. 38. Ad Att. 4, 17 [18], 2. Ad Q. fr. 2, 3, 1. Suétone, Cæs. 18.

[2] Willems, 2, 415, remarque très justement que la somme de 400 talents emportée par Scipion en Espagne (Polybe, 10, 19, 2) = 2.400.000 deniers représente la solde de ses 4 légions (Tite-Live, 27, 36, 12), à laquelle cette somme correspond exactement, la solde annuelle du simple légionnaire étant de 120 deniers. Lorsque, d’après Tite-Live, 27, 30, 12, les 5 armées consulaires reçoivent, sur les 1000 livres d’or tirées du fonds de réserve en 545, chacune 350 livres d’or (car quingena doit avoir nécessairement disparu avant le chiffre quinquagena qui nous a été transmis), chaque armée reçoit à peu prés le quart de sa solde annuelle, puisque 600.000 deniers valent 2.400 livres d’or.

[3] Il est souvent question de l’envoi annuel de la solde aux troupes (Tite-Live, 40, 35, 4) ; mais naturellement les annales ne font pas allusion aux sénatus-consultes sur la solde purement sécutoires. Nous avons des témoignages sur des délibérations ouvertes au sénat en 608 relativement à la solde des légions de César dont les adversaires combattaient le vote en objectant que le butin suffisait pour la payer (Cicéron, De prov. cons. 11, 25. Pro Balbo, 27, 61. Ad fam. 1, 7, 10. Plutarque, Cæs. 21. Drumann, 3, 273), et en 103, relativement à la question de savoir à qui, de Pompée ou de César, devait être comptée une légion prêtée par le premier au second (Cælius, Ad fam. 8, 4, 4).

[4] En face de la situation occupée par le consul relativement ait trésor, sur laquelle nous nous expliquerons plus loin, il est même fort possible que, lorsque le sénat avait approuvé la levée de l’armée, le consol présent à Rome n’ait eu besoin de rien de plus pour ordonner le paiement de la solde.

[5] Polybe, 6, 15. Les annales donnent partout des exemples à ce sujet, soit pour l’équipement du général avant son entrée en campagne (Salluste, Jug. 27), soit en particulier pour les envois complémentaires, par exemple de grains (Tite-Live, 23, 48, 5, où le général qui est en Espagne déclare pouvoir se tirer d’affaire pour l’argent, mais réclame comme indispensable l’envoi des grains et de vêtements ; 25, 20, 3. 26, 2, 4. 27, 3, 9. 86, 2, 12. 13. c. 3, 1. 37, 2, 12, c. 50, 9. 10. 42, 27, S. Salluste, Hist. 2, 41, 6, éd. Dietsch) ; de vêtements (Tite-Live, 23, 48, 5. 26, 2, 4. 32, 27, 2. 44, 16, 5) ; d’armes (Tite-Live, 43, 6, 10 ; Salluste, toc. cita ; de chevaux (Tite-Live, 44, 16, 3). Dans des circonstances favorables, les généraux renoncent à l’avantage de ces envois (Tite-Live, 40, 35, 4) ; lorsque l’État se trouve gêné, ils sont refusés (Tite-Live, 23, 21).

[6] En général, ces fournitures sont mises en adjudication (Tite-Live, 23, 48. 44, 16). Des présents d’États étrangers ont souvent été faits et employés à cette fin (Tite-Live, 22, 37, 13. 31, 19. 32, 27. 43, 6).

[7] Là comme partout, ce n’est pas le sénat qui agit, mais un magistrat d’accord avec le sénat ; par conséquent, ces commissaires reçoivent théoriquement leur mandat du préteur (v. tome IV, la théorie des Légats du sénat, sur leur nomination et leur sortition), ainsi que le dit Tite-Live, 25, 15, 4. Il est assez indifférent de considérer le legatus au sens propre, comme le princeps des envoyés du sénat désignés par le préteur, ou au sens abusif, comme un commandant en sous-ordre dépendant du préteur urbain (v. la même théorie, sur la capacité et sur les legati titulaires de commandements médiats) ; mais cependant je crois, contrairement à Willems, 2, 411, note 9, la première conception préférable. Autres députations de ce genre dans Tite-Live, 27, 3. 9. 36, 3, 1. 42, 27, 8. Polybe, 9, 44.

[8] V. tome I, cette théorie, sur le vasarium, l’évaluation du frumentum in cellam, etc.

[9] Lorsque le projet d’envoi en Macédoine d’une flotte montée par des citoyens romains (car tels sont évidemment ici les socii navales) fut rendu superflu par la victoire de Pydna, les hommes furent licenciés dato annuo stipendio (Tite-Live, 45, 2, 10). Handbuch, 5, 93 = tr. fr. 10, 116.

[10] Cicéron, Phil. 10, 11, 26, demanda au sénat pour M. Brutus, uti pecuniam, ad rein militarem si qua opus sit, quæ publica sit et exigi possit, utatur exigat.

[11] Le sénat décide de rembourser (Tite-Live, 23, 38, 12) le prêt fait par Hiéron en 538 au général commandant en Sicile (Tite-Live, 23, 21, 5). Cicéron, après les mots cités note 3 : Pecuniasque a quibus videatur ad rem militarem mutuas sumat. Le même, Ad Brut. 2, 6, 1 ; Ad fam. 12, 28, 2. César, B. C. 3, 32.