LE DROIT PUBLIC ROMAIN

LIVRE DEUXIÈME. — LES MAGISTRATURES.

LE PRINCIPAT.

 

 

LA HAUTE ADMINISTRATION PERSONNELLE DE L’EMPIRE.

Quoique nous soyons, sous bien des rapports, mieux renseignés sur l’administration de l’État romain sous le principat que sous la République, l’exposition des règles en vigueur dans cette époque se heurte peut-être à des difficultés encore plus grandes. Le prince n’est pas un monarque mis au-dessus de la magistrature ; il est, avons-nous vu, lui-même un magistrat et il est obligé d’agir personnellement de même que les consuls et les gouverneurs de la République. Mais cette intervention personnelle du prince dépend beaucoup plus du caractère individuel chez un maître viager que ce n’était le cas chez des magistrats annaux, et, de plus, par suite de l’effacement du Forum et de la curie[1], elle échappe pour lui beaucoup plus à nos regards, elle y échappe même d’autant plus que la question dont il s’agit est plus importante. L’action personnelle du prince, à laquelle appartient tout ce qu’il fait préparer et accomplit et réalise par d’autres que par ses auxiliaires officiels d’ordre équestre et sénatorial, est le véritable ressort moteur de l’énorme mécanisme de l’empire. Et c’est un ressort dont nous pouvons à peine apercevoir les mouvements, dont nous pouvons encore moins ramener les mouvements à des lois fixes. C’est seulement aux lacunes présentées par le personnel auxiliaire stable que nous pouvons mesurer, jusqu’à un certain point, l’étendue de l’activité administrative individuelle de l’empereur. L’absence dans le commandement militaire d’aucun grade fixe plus élevé que celui de légat de légion montre, ainsi que le confirme l’histoire, que toutes les guerres dépassant les frontières d’une province isolée sont constitutionnellement réservées au commandement du prince. Des guerres ont souvent été conduites, au moyen d’une délégation spéciale, par l’attribution à un gouverneur de province d’une autorité plus élevée ; mais une pareille attribution ne peut être faite, indépendamment du gouvernement provincial, que sous la forme que nous étudierons plus loin, de puissance proconsulaire secondaire, c’est-à-dire sous forme d’association à l’empire. Dans le domaine civil, il en est de même de toute l’administration centrale : dans toutes les branches, jusque dans celle des postes impériales, les fonctionnaires auxiliaires fixes sont toujours préposés à des circonscriptions isolées et, par conséquent, l’autorité supérieure qui se trouve au-dessus d’eux est sans exception, l’autorité personnelle de l’empereur. Rien n’éclaire plus nettement la différence -totale du principat et de la monarchie véritable que le rapprochement de la constitution d’Auguste et des hautes autorités de l’empire du système de Dioclétien et de Constantin. Nous trouvons dans ce dernier des généraux de l’empire qui sont les ministri militum, nous y trouvons, dans les præfecti prætorio, les comites sacrarum largitionum et rei privatæ et, en général, dans tous les fonctionnaires civils de la première classe hiérarchique, à peu près ce qu’on appelle aujourd’hui des ministres : la constitution d’Auguste ne connaît qu’un prince, qui est lui-même le général en chef et le ministre de tout l’empire. La manière dont le gouvernement personnel rentre dans l’essence du principat se manifeste, plus clairement encore que dans l’administration courante, dans le régime des affaires extraordinaires de toute sorte. La nomination de magistrats extraordinaires, qui se rencontre si souvent sous la République est, sous le principat, presque sans exemple, et les magistrats ordinaires n’y sont pas non plus fréquemment chargés d’affaires extraordinaires ; c’est le prince lui-même qui est, au sens propre, appelé à s’occuper de toutes ses affaires et il les tranche en fait fréquemment par l’intermédiaire de ses personnes de confiance, mais en droit toujours en personne. C’est ainsi, par exemple que, sous Nerva et Trajan, l’institution grandiose des fondations alimentaires a probablement été appelée à la vie par des délégués impériaux sans titres officiels[2], tandis que des fonctionnaires attitrés ont été nommés pour sa surveillance organisée par districts. Mais, avant tout, cette façon de procéder se manifeste clairement et constamment en dehors des fondations de colonies sur lesquelles on consultera le chapitre des Finances impériales, en matière de constructions et en matière de fêtes et de largesses.

Les empereurs ont assurément créé, pour l’entretien des édifices publics de la capitale, une autorité permanente propre dont il sera question plus loin. Mais le prince paraît s’être toujours réservé les constructions nouvelles les plus importantes, à Rome comme en Italie et dans les provinces, et les agents qui y ont été employés sont régulièrement dépourvus du caractère de magistrats. Le sénat ne délibère même pas d’ordinaire sur les constructions[3]. L’empereur emploie en général à leur direction des personnes qui sont à son service personnel, des affranchis impériaux[4], ou, en tout cas, des ‘hommes de rang équestre[5]. C’est un des caractères du principat que les édifices grandioses, dont les princes ont , orné en particulier Rome et l’Italie, ne partent pas d’autre nom que les leurs et que, pour la plupart, nous ne sachions pas quel en a été le constructeur direct.

Si fréquents et si considérables qu’aient été, en outre, les jeux et les fêtes publiques de toute sorte organisés par le prince[6], les présents faits par lui au peuple de la capitale et aux soldats, les dons faits à des pays ou à des cités au cas de désastres publics, les présents gracieux faits à des personnes isolées, il n’y a, eu pour aucun de ces actes, comme cela avait lieu par exemple pour les fêtes des magistrats de la République, de fixation périodique à un jour du calendrier. En ace qui concerne particulièrement les jeux, dont l’influence pénétrant alors jusque dans la politique est suffisamment connue, il est caractéristique qu’on ne les voit rattachés ni à la puissance proconsulaire ni à la puissance tribunicienne du prince, que ce ne soit même pas à. lui que revienne légalement l’organisation des fêtes extraordinaires, que ce soit aux consuls, si bien que certains empereurs se sont fait pour cette raison conférer la puissance consulaire[7]. En vertu de la même idée, l’exécution des libéralités impériales, tout comme celle des constructions nouvelles, est accomplie par les personnes au service de l’empereur ou par des commissaires spéciaux de rang équestre[8]. Il n’y a que pour l’organisation des jeux de gladiateurs impériaux que paraît avoir été établie une charge de cour permanente[9]. L’intermédiaire de magistrats ou de pseudo-magistrats est absolument évité. On rencontre à titre tout à fait isolé des dispositions comme celle de l’an 36, par laquelle, après un grand incendie survenu à Rome, l’empereur Tibère prit le dommage à son compte et le fit évaluer par une commission de cinq sénateurs, dans laquelle se trouvaient ses quatre arrière beaux-fils[10]. Évidemment, toutes les faveurs et les largesses impériales devaient garder l’empreinte de libéralités individuelles volontaires.

Il nous faut nous arrêter ; car, au moment où les recherches arrivent au seuil de la tente de l’empereur au camp, à celui de son cabinet à Rome, la tâche du droit public est finie et la place reste à l’histoire, dans la mesure où cette dernière elle-même n’est pas arrêtée par la défectuosité des sources.

Dans l’exposition du gouvernement impérial, nous distinguerons l’administration centrale et l’administration spéciale. Dans la première, nous étudierons successivement les affaires étrangères, la juridiction suprême, en matière civile et criminelle, et l’administration des finances, en y rattachant la monnaie et les postes impériales. Dans l’administration spéciale, une étude particulière est nécessaire, d’une part, pour l’administration impériale de Rome et de l’Italie, d’autre part, pour celle des provinces gouvernées par le prince en vertu de ses pouvoirs propres de gouverneur[11]. Ni l’administration de la ville de Rome et de l’Italie, dans la mesure où elle est stable et régulière, ni la seconde ne se fondent sur la puissance proconsulaire ou tribunicienne générale. L’une et l’autre sont exclusivement des compétences conférées au prince par acte spécial.

Le droit public n’a pas à s’occuper à titre spécial de la condition particulière des territoires que le prince possède comme successeur légal des anciens maîtres du pays. Tandis que le maintien du droit local antérieur ne ressort énergiquement à aucune époque pour le royaume de Norique et les provinces appelées procuratoriennes, que leur administration s’assimila bientôt à celle de. la Syrie et de la Gaule, l’Égypte, forte de son antique civilisation, est restée jusqu’à la fin du principat dans son unité en face des institutions romaines. Si d’autres règles y sont en vigueur pour la propriété foncière que dans le reste de l’empire et si Alexandrie n’a été une ville que de nom jusqu’à Sévère[12], ces institutions ne peuvent être appréciées convenablement que dans un tableau du régime de l’Égypte ; la séparation de l’Égypte du reste de l’empire, qui trouve son expression caractéristique dans la prescription impériale selon laquelle aucun sénateur ni aucun chevalier de distinction ne peut pénétrer en Égypte sans une permission spéciale de l’empereur, exerce une influence décisive sur le tableau. La même chose est vraie à un encore plus haut degré des États clients auxquels il a déjà été fait allusion à propos de la puissance proconsulaire.

 

 

 



[1] Un homme d’État expérimenté de l’école d’Auguste avertit Tibère au début de son règne : Ne vim pincipatus resolveret cuncta ad senatum vocando (Tacite, Ann. 1, 6). C’est un principe de gouvernement qu’aucune question de politique proprement dite ne peut dépendre du sénat, en sorte que de pareilles affaires ne sont pas portées au sénat ou que, quand elles y sont portées, on agit sur lui de telle façon que son vote est certain d’avance.

[2] Ce cas a une importance spéciale, parce que, sur les personnes dont Trajan se servit là, il y en a exceptionnellement deux, Cornelius Gallicanus et T. Pomponius Bassus, qui sont nommées dans le monument de Veleia (Gallicanus, 2, 37. 3, 12. 5, 38. 56. 7, 31. Bassus, 3, 12. 53), mais sans addition d’un titre officiel (par ex. 7, 31 : Obligatio prædiorum facta per Cornelium Gallicanum) et que la position du second est signalée dans le décret de Ferentinum (C. I. L. VI, 1492) comme un mandat reçu de l’empereur (demandata cura). Cf. Hermes, 3, 124. 125 = tr. fr. 98. 99 et Hirschfeld, Untersuch, p. 116.

[3] Tibère le consulta probablement en cette matière. C’était un acte d’opposition d’Helvidius Priscus de proposer au sénat de rebâtir publiquement avec le concours du prince le Capitole incendié (Tacite, Hist. 4, 9).

[4] Ainsi le tunnel du lac Fucin de Claude fut construit sous la surveillance de Narcisse (Dion, 60, 33). Les redemptores oper(um) Cæsarum, C. I. L. VI, 9034. IX, 3237, et l’exsactor operum dom[ini]corum, C. I. L. VI, 8480, sont tous des affranchis impériaux.

[5] Tacite, Hist. 4, 53 : Curant restiluendi Capilolii in L. Vestinum confert (Vespasianus) equestris ordinis virum, sed auctoritate famaque inter proceres. Le même Vestinus avait déjà été employé par Claude dans ses affaires (Orat. Claudii Lugd. 2, 11) et, semble-t-il, avait administré l’Égypte sous Néron (C. I. Gr. n. 4951, v. 28). — Le proc(urator) præf(ectus annonæ) qui assigne, en l’an 80 ap. J.-C. leurs places aux Arvales dans l’amphithéâtre Flavien nouvellement construit (Henzen, Arv. p. CVI), semble avoir dirigé cette construction en vertu d’un mandat spécial comme procurator, pendant qu’il était præfectus annonæ. — Un proc(urator) op[e]ris theairi Pomp[eiani] de rang équestre, C. I. L. VIII, 1439.

[6] Parmi des nombreux exemples, nous pouvons seulement citer ici les jeux donnés par Trajan après son triomphe sur les Daces : il y eut alors 11.000 feræ et herbaticæ et 5.000 couples de gladiateurs sur la scène (Dion, 68, 15).

[7] Dion, 60, 23, sur l’an 46. C’est correct ; le droit de donner des jeux publics n’était compris ni dans la puissance tribunicienne, ni dans la puissance proconsulaire, mais dans la puissance consulaire.

[8] Tels sont le curator munerum ac venationum sous Caligula (Suétone, Gaius, 27) ; le curator ludorum qui a Cæsare (Claude) parabantur (Tacite, Ann. 13, 22) ; le curans gladiatorii muneris Neronis principes (Pline, H. n. 37, 8, 45 ; Tacite, Hist. 3, 51-76). Il faut les rapprocher du curator felicissimi triumphi Germanici secundi sous Commode (C. I. L. XIV, 2922), au sujet duquel il doit être rappelé que, dès le temps de la République, le personnage chargé de l’organisation du triomphe agirait dans le défilé.

[9] Hirschfeld, Untersuch. p. 167. 178, la reconnaît dans le procurator a muneribus (Henzen, 6337= C. I. L. XI, 3612, du temps de Claude ; cf. C. I. L. VI, 10162, tabul. a munerib. du temps des Flaviens) ou munerum (Henzen, 6344 = C. I. L. VI, 8498, de l’an 217 ; cf. Rossi, Inscr. Chr. 1, n. 5), et c’est préférable à ma proposition de voir dans ces munera les munera problématiques que Frontin, De reg. 39 23. 18 et ss. 88. 117. 118, nomme en corrélation avec les aqueducs (Jordan, Topogr. 2, 63 et ss.). Au reste, Hirschfeld lui-même reconnaît, p. 485, qu’il n’y avait pas d’administration centrale des jeux impériaux.

[10] Tacite, Ann. 6, 45.

[11] L’administration impériale est ainsi divisée chez les Anciens en administration de l’Italie, administration des provinces impériales et administration des autres provinces. Chez Dion, 57, 2 (cf. Tacite, Ann. 1, 12), Tibère s’offre à prendre l’une de ces trois parts. — Tacite, Ann. 13, 4. Les στρατόπεδά, exercitus, sont lees provinces impériales à l’exclusion de l’Égypte, puisqu’il y a des troupes dans elles toutes et en général dans elles seules.

[12] Par exemple le bien sans maître revient, dès le principe, au prince en Égypte (Strabon, 17, 1, 12), tandis que, d’après le, droit impérial primitif, les bona vacantia appartiennent au peuple. Hirschfeld, Untersuch., p. 58.