LE DROIT PUBLIC ROMAIN

LIVRE DEUXIÈME. — LES MAGISTRATURES.

LE PRINCIPAT.

 

 

LA COUR ET LA MAISON DE L’EMPEREUR.

Ce serait un travail profitable sous bien des rapports que d’entreprendre d’étudier dans son développement, important même pour l’histoire politique, l’organisation domestique de la maison impériale. Mais ce n’est pas dans un traité de droit public que ce problème peut trouver sa solution. Nous devons seulement ici signaler d’une manière générale et toute sommaire la place qu’ont tenue dans la maison de l’empereur les amis de la maison[1] et son personnel domestique.

Est ami du maître de la maison quiconque est reçu par lui sur le pied d’égalité sociale ; ceux qui étaient reçus sur ce pied par l’empereur étaient donc ses amis. Mais nous avons déjà remarqué que, tandis que dans les audiences matinales des particuliers, c’étaient toujours les relations personnelles et le degré d’intimité qui étaient pris pour base, l’admission à celles de l’empereur est réglée par le rang et la position sociale, et que cette extension en fait, jusqu’à un certain point, une institution politique. Les personnes de rang sénatorial y ont été admises de tout temps[2] ; quant à l’ordre équestre, on n’y a, semble-t-il, admis, dans la première période, que ceux de ses membres à qui ce droit avait été concédé à titre spécial[3], puis, plus tard, probablement tous ceux qui se présentaient porteurs de l’anneau d’or[4]. La séparation, déjà faite dans les grandes maisons républicaines, en amis de la première et de la seconde série[5], a été conservée par les empereurs, et on lui a donné pour base la distinction de l’ordre équestre et de l’ordre sénatorial, sans pourtant en faire la ligne de démarcation exclusive. La dénomination d’amis de l’empereur n’a pas été étendue aux plébéiens ni aux non romains[6]. A l’inverse de ce qui a lieu pour l’amitié ordinaire, celle-ci se rapporte moins à la personne du prince qu’au principat[7]. Mais la dénomination d’ami de l’empereur n’est pas arrivée à être employée comme un titre proprement dit, quoiqu’elle soit fréquemment donnée par l’empereur lui-même comme un qualificatif honorifique[8] ; il se lie encore moins à cette situation des droits nettement formulés, à moins qu’on ne veuille considérer comme tels la présence à la cour ou, par exemple encore, l’admission à la table impériale[9]. Mais c’est dans ce cercle que sont sans doute toujours choisis tant les personnages dont l’empereur prend le conseil en cas de besoin, que ceux qui l’accompagnent dans ses voyages lorsqu’il quitte l’Italie (comites Augusti). Nous parlerons des premiers plus loin, dans le chapitre du Droit de relation et dans celui de la Juridiction. Quant aux compagnons de voyage de l’empereur, cette dénomination est portée comme titre, dès les premiers temps du principat, mais elle n’implique pas d’attributions déterminées, quoique les comites soient employés à des affaires publiques, en particulier, à servir à l’empereur de conseillers pendant sa route[10]. Ils pouvaient indifféremment appartenir à l’ordre sénatorial et à l’ordre équestre[11] et un salarium leur était accordé pendant la durée du voyage[12].

Les esclaves du peuple ont une situation privilégiée, si on les compare à ceux des particuliers. Il y a bien certains rapprochements faits entre eux et les esclaves de l’empereur[13], ainsi ces derniers peuvent aussi avoir deux noms[14] ; mais au point de vue des privilèges juridiques proprement dits, en particulier à celui du droit de disposer des biens à cause de mort, les esclaves impériaux sont plutôt assimilés aux esclaves des particuliers. Les affranchis impériaux n’ont pas non plus reçu de privilèges juridiques par rapport à ceux des particuliers.

C’est, en outre, une des différences les plus caractéristiques qui séparent le principat d’Auguste de la monarchie de Dioclétien que, sous le premier, les fonctions et les offices auxiliaires remplis près de la personne du prince, comme, par exemple, la cura cubiculi, n’ont jamais été regardés comme des magistratures de l’État et n’ont jamais été conférés de la même façon qu’elles, que les propres serviteurs du prince qui y étaient employés étaient légalement aussi bien exclus des fonctions auxiliaires supérieures, subordonnées à la possession du siège sénatorial ou du cheval équestre, et même du service militaire inférieur que les autres esclaves et les autres affranchis. Assurément, des affranchis impériaux ont, par exception, occupé de pareils postes à l’encontre de la règle[15] ; mais, en somme, cela s’est produit rarement et cette modération peut avoir été une des causes qui ont contribué à la longue durée du principat. La raison de la règle est que les personnages employés par l’empereur à l’administration des affaires publiques ne sont pas regardés comme étant à son service personnel et que la magistrature est, même sous le Principat, considérée comme l’occupation la plus honorable des hommes nés libres.

Il reste, à la vérité, inévitable qu’il y ait une zone frontière entre le service personnel et le service politique. Certains services personnels rendus à des magistrats élevés pénètrent inévitablement dans la sphère officielle : quelque chose de ce genre se présentait déjà sous la République pour l’accensus du magistrat supérieur. Sous l’Empire, une série d’offices ont d’abord été confiés à des esclaves ou à des affranchis et ont été, au cours du développement, de plus en plus considérés comme des portions de l’administration officielle du prince, en sorte qu’ils ont passé des affranchis impériaux à des personnes de rang équestre[16]. Il en est ainsi en particulier du secrétariat et de la comptabilité.

Le travail nécessité par la correspondance du prince et, en général, le soin de répondre à toutes les demandes qui lui étaient adressées, ont été constamment traitées par Auguste et parles empereurs de la dynastie Julio-Claudienne qui l’ont suivi comme une affaire d’ordre privé : et il en avait été ainsi de tout temps de la correspondance des magistrats[17]. Mais, les derniers de ces gouvernants ne sachant plus commander ceux qu’ils avaient à leur service et étant, au contraire, gouvernés par eux, les postes de cet ordre ont été depuis Néron retirés à la domesticité impériale et traités sinon exclusivement au moins principalement comme des fonctions de l’État, c’est-à-dire ont été confiés à des personnes appartenant à l’ordre équestre[18]. Il peut y avoir eu une démarcation matérielle entre la correspondance purement privée et la correspondance officielle ; mais on ne rencontre pas de dispositions formelles dans ce sens.

Il en a été différemment de l’administration (procuratio) des biens de l’empereur : Auguste a déjà exigé la possession du cheval équestre chez les receveurs des impôts provinciaux, les procuratores Augusti et sans doute encore chez d’autres procurateurs. Mais ce ne fut pas étendu au début aux postes financiers en sous-ordre des procuratores tout court et des subalternes des procuratores Augusti, pas plus qu’à l’ensemble des emplois du trésor impérial occupés à Rome même[19]. Cependant les plus importants de ces postes sont eux-mêmes de plus en plus devenus des fonctions équestres dans le cours des temps[20].

La tenue des caisses est, dans les usages romains, séparée légalement de l’administration des biens et de la comptabilité. Tant les chefs de caisse et les rédacteurs du livre de caisse, les dispensatores, que les garçons de caisse, les arcarii, sont, d’après la coutume générale romaine, exclusivement pris parmi les esclaves : et ce principe a été maintenu même dans l’administration des biens de l’empereur. A la vérité, le système du pécule donnait, en fait, beaucoup de liberté d’action à l’esclave romain et quant au fond les esclaves dispensatores, en particulier ceux des caisses centrales impériales, ont été souvent au-dessus des hommes libres pour l’influence et la richesse[21]. Il n’est pas sorti de fonctions équestres de ces postes serviles ; mais les dispensateurs impériaux, qui jouent un rôle important sous la première dynastie, perdent ensuite du terrain et la gestion des caisses les plus importantes a plus tard été, sous d’autres dénominations ; transportée à des fonctionnaires de rang équestre[22].

 

 

 



[1] Cf. sur eux, mon étude Hermes, 4, 127 et ss. Tableau des personnes signalées comme amies des empereurs d’Auguste à Sévère, chez Friedlænder, Sittengeschickte, 1, ed. 5, p. 182 et ss.

[2] Les sénateurs étaient admis les premiers, prouve Dion, 57, 12. Mais l’inscription, du temps d’Auguste ou de Tibère, d’un chevalier romain, ex prima admissions (C. I. L. VI, 2169), montre, en outre, que la première classe, si elle comprenait peut-être tous les sénateurs, ne comprenait pas que des sénateurs.

[3] Au temps de Claude quiconque avait accès à la cour portait l’image de l’empereur à son anneau d’or (Pline, H. n. 33, 3, 41 : Quibus admissiones liberæ jus dedissent imaginem principes ex auro in anulo gerendi ; car, c’est ainsi qu’il faut lire, semble-t-il, cf. Hermes, 4, 129) ; ce qui avait sans doute pour but de faciliter un contrôle pénible et blessant. Si donc, au temps de Claude, le droit d’entrer à la cour n’appartenait pas à tous ceux qui portaient l’anneau d’or, il faisait sûrement défaut à tous ceux qui n’étaient pas en droit de le porter.

[4] Vespasien permit le port de cet anneau d’or à tous les chevaliers ; il supprima donc ce mode de contrôle, à moins que, comme il est plus vraisemblable, il n’ait accordé l’entrée à la cour à tous les membres des deux ordres privilégiés qui n’auraient pas fait l’objet d’une exclusion spéciale. Dion, 66, 16. L’exclusion des plébéiens a sans doute subsisté. Une décision de Caracalla a pour préambule (Cod. Just. 9, 51, 1) : Imp. Antoninus Augustus cum salutatus esset ab Oclatinio Advento et Opellio Macrino præfectis prætorio clarissimis viris, item amicis et principalibus officiorum et utriusque ordinis viris et processisset.

[5] Sénèque, De benef. 6, 34. Les personnes de la troisième catégorie, qui n’étaient pas reçues, mais seulement autorisées à présenter leurs salutations en commun, n’appartiennent pas aux amici.

[6] Ce n’est qu’improprement que les Græci sont comptés dans les comites ou dans la cohors amicorum. Suétone, Tib. 46. Plutarque, Brut. 53. Cf. Dion, 51, 26.

[7] Suétone, Tit. 1 : Amicos elegit, quibus edam post eum princeps ut et sibi et rei p. necessariis adquieverunt præcipueque sunt usi, ou, à la vérité, amicus désigne nécessairement un véritable confident. Pline, Paneg. 88, dit pareillement des affranchis impériaux de Trajan : Neminem in usu habes nisi aut tibi aut patri tuo aut optimo cuique principum (évidemment en particulier Titus) dilectum.

[8] Hermes, loc. cit. p. 329. Dans les inscriptions honorifiques, la dénomination ne se trouve que rarement et sans doute seulement associée à comes (C. I. L. V, 5811. VI, 3839), évidemment parce qu’il n’est pas convenable que des tiers précisent la relation personnelle existant entre le prince et un sujet.

[9] Pour le temps de Claude ou celui qui va jusqu’à lui, on peut encore ajouter le droit de porter l’image de l’empereur son anneau.

[10] Il est traité plus longuement des comites Augusti (l’ancienne cohors amicorum) Hermes, 4, 120 et ss.

[11] Il est surprenant que parmi les compagnons de voyage de l’empereur, nommés dans les inscriptions, qui ne sont, d’ailleurs, pas précisément nombreux, on ne rencontre, en dehors d’un chevalier de rang sénatorial du temps d’Hadrien (C. I. L. VIII, 7036), qu’un seul chevalier des derniers temps de Sévère (C. I. L. XII, 1856 : C. Julio Pacatiano..... adlecto inter comites Auggg. nnn.). Peut-être le port de ce titre n’était-il pas permis à l’origine aux comites de rang équestre.

[12] Il n’y a pas de témoignages ; mais les comites des gouverneurs étant salariés, ceux du prince ne peuvent avoir été plus mal traités.

[13] Il n’y a pas d’affranchis du peuple au moins sous l’Empire.

[14] Il n’est pas rare que le servus Augusti ait une conjux libre (par exemple, C. I. L. X, 529) ; c’est un point incertain de savoir dans quelle mesure on peut conclure de là au droit de contracter mariage.

[15] Si l’ingénuité et le rang équestre étaient conférés par un privilegium à un affranchi, comme, par exemple, à Icelus par Galba (Suétone, Galba, 14 ; Tacite, Hist. 1, 14), il pouvait naturellement aussi recevoir des fonctions équestres (Suétone, loc. cit.). La situation de Licinus, procurateur de la Gaule lugudunaise sous Auguste (cf. Hirschfeld, Untersuch. 1, 282, note 1) a probablement été réglée de la même façon, puisqu’il porte un cognomen équestre ; de même, l’élévation d’un affranchi au gouvernement de la Judée sous Claude (Suétone, Claude, 28), et d’un autre au poste de præf. præt. sous Commode (Vita Commodi, 6). César s’est bien permis de transgresser directement les barrières légales en conférant de pareils postes à des affranchis sans modifier leur condition (Suétone, Jul. 76), mais Auguste et ses successeurs vont guère dû le faire. Le commandement de l’Égypte conféré par Tibère à un affranchi (Dion, 58, 19) n’était qu’un vicariat et le commandement de la flotte, qui a fréquemment été occupé par des affranchis impériaux avant Vespasien (Hirschfeld, op. cit., 1, 122), rentre en droit parmi les emplois domestiques, tant que les marins appartiennent à la maison de l’empereur (Hermes, 16, 463. 19, 31). A la vérité, la règle n’a pas existé pour Elagabalus (Vita, 11). Il est surprenant que l’épée, c’est-à-dire, sinon le grade d’officier, au moins le rang d’officier, ait été accordé par Claude à l’affranchi Narcisse ab epistulis et par Domitien à l’affranchi Parthenius, præpositus rubiculo.

[16] La manière dont ces fonctions pénètrent dans la magistrature se révèle très énergiquement dans le fait que, du temps de Néron, le particulier qui avait des affranchis ab epistulis, a libellis, a rationibus, était considéré comme empiétant par là sur les prérogatives impériales (Tacite. Ann. 15, 35. 16, 81).

[17] Les lettres qui arrivent au consul, que ce soient des dépêches ou des lettres privées, sont ouvertes par lui-même ou par celui qu’il charge de les ouvrir. Ainsi le père de l’historien Pompeius Trogus avait, pendant qu’il servait sous le dictateur César, epistularum et legationum, simul et anuli curam (Justin, 43, 5, 11). Ces secrétaires particuliers (ab epistulis) des magistrats ne doivent pas être confondus avec les scribæ, les comptables.

[18] Galba a été, comme ses prédécesseurs immédiats, sous la domination de ses serviteurs. Le commencement de la réforme a été fait par Othon (probablement : Plutarque, Oth. 9 ; Hermes, 4, 322, note 1) et par Vitellius (Tacite, Hist. 1, 58). Sous Domitien la pratique fut vacillante (Suétone, 1). Hadrien remplaça les affranchis par des chevaliers (Vita, 22) et c’est le système qui a subsisté dans les termes essentiels. Cependant on a trouvé récemment un ab epistulis Græcis impérial qui est même de rang prétorien (C. I. L. VI, 3836). Cf. le relevé général fait avec soin des divers cas, par Friedlænder et O. Hirschfeld, Sittengesch. 1, 5e éd. 160 et ss. et Hirschfeld, Untersuch. 1, 32.

[19] Il en est ainsi en particulier du directeur du trésor impérial à Rome, qui appartient anciennement en qualité d’affranchi a rationibus, à la domesticité de l’empereur et plus tard, comme procurator Augusti a rationibus, à la classe des fonctionnaires de rang équestre. Le plus ancien exemple certain d’un tel directeur de rang équestre est M. Bassœus Rufus sous Marc-Aurèle (C. I. L. VI, 1599). Il faut désormais consulter à ce sujet le travail définitif d’Hirschfeld, Untersuchungen, 1, 30 et ss.

[20] Le Mécène de Dion, 52, 25, exige le rang équestre chez les comptables les plus élevés de chaque province et, à Rome, chez tous les chefs de bureaux, tandis que les autres postes des finances pourraient être occupés soit par des chevaliers, soit par des affranchis impériaux. V. de plus amples détails dans le chapitre des Chevaliers, VI, 2, p. 161 et ss.

[21] Il suffit de rappeler le dispensator de la guerre d’Arménie de Néron, qui paie pour être affranchi 13 millions de sesterces (Pline, H. n. 7, 39, 129), et en outre le tableau frappant, donné par l’inscription du temps de Tibère, C. I. L. VI, 5197, des esclaves en sous-ordre du dispensator ad fiscum Gallicum provinciæ Lugdunensis. Un terme parallèle municipal est fourni par l’inscription C. I. L. IX, 5177, du dispensator arcæ summarum de la ville d’Asculum. La dénomination d’ordinarius (Suétone, Vesp. 22) et par suite aussi la désignation opposée extra ordinem sont appliquées au dispensator. Il doit y avoir eu pour ce poste une espèce d’avancement régulier ; car il est souvent question de l’élévation d’un esclave aux fonctions de dispensator (Suétone, Oth. 5. Vesp. 23), pour lesquelles on paie une recommandation efficace jusqu’à un million de sesterces (Suétone, Oth. 5). Friedlænder, Sittengesch. 1, 5e éd. 112 (tr. fr. 1, 121).

[22] Ce mouvement peut se suivre jusqu’à un certain point dans le régime des caisses militaires constituées pour les grandes campagnes. Le dispensator de la guerre d’Arménie de Néron a, d’après sa richesse, nécessairement eu la haute direction de cette caisse militaire. Chœron Aug. n. disp. rat(ionis) cop(iarum) exped(itionum) fel(icium) II et III Germ(anicarum) (C. I. L. V, 2155) et Salvius dispensator Aug. primæ et secundæ expeditionis Germ(anicæ) fel(icis) (C. I. L. VI, 8541) sont des personnages du même genre, mais certainement plus récents. L’officium a copiis Augusti, que nous étudierons plus loin, et qui est, au moins à l’époque récente, sous la direction d’un chevalier, s’est probablement constitué dans l’intervalle et la position du dispensator rationis copiarum s’est trouvée rabaissée par là. — On trouve pareillement çà et là, prés des légions isolées des dispensatores (C. I. L. VIII, 3289 ; le seul exemple connu jusqu’à présent) et des arcarii (Cauer, Eph. ep. IV, 437) et ce sont des esclaves ; en fait, la caisse régimentaire doit ordinairement avoir été gérée d’une autre façon.