LE DROIT PUBLIC ROMAIN

LIVRE DEUXIÈME. — LES MAGISTRATURES.

LE PRINCIPAT.

 

 

ENTRÉE EN FONCTIONS.

S’il n’y a pas en général d’acte formel d’entrée en fonctions pour les magistratures de la République romaine, il peut d’autant moins y en avoir un pour le principat qu’il rentre parmi les magistratures dépourvues de continuité juridique, chez lesquelles la désignation et l’entrée en fonctions se confondent forcément. Celui à qui le principat est offert a sans doute à se prononcer sur son acceptation et peut naturellement le repousser[1]. Mais il n’y a, pour cette acceptation, ni prescription en forme ni coutumes figes et il suffit d’une manifestation de volonté quelconque, qu’elle soit expresse ou qu’elle résulte clairement d’actes concluants. Nous avons pu dire des magistrats en général que ce qui semble l’entrée en fonctions, n’est, au sens rigoureux, que le premier exercice de la magistrature ; c’est surtout vrai pour le prince. On attache évidemment du poids, surtout lorsque l’acquisition du principat ne va pas d’elle-même, aux premiers actes de gouvernement du souverain, avant tout à la première salutation du nom d’imperator que lui adressent les soldats[2], ou plutôt à l’acceptation qu’il fait de cette salutation ; en outre, à l’acceptation des titres qui reviennent au prince[3], à la première délivrance du mot d’ordre aux gardes du palais[4], à la première allocution de l’empereur présent ou à la première lettre de l’empereur absent adressée au sénat[5], au premier édit adressé par lui comme gouvernant au peuple[6] ; mais aucun de ces actes n’a la valeur d’une formalité juridiquement indispensable. Sans doute, nous verrons, en étudiant l’acquisition de la puissance proconsulaire, que la salutation du prince par les soldats du titre d’imperator est un des modes de collation du principat ; mais ce n’est pas le seul[7] : cette salutation est uniquement celle due ordinairement à l’empereur en sa qualité d’empereur et elle n’est mise à part que comme étant pour la première fois adressée à une personnalité nouvelle. Les formalités proprement dites d’entrée en fonctions, telles que fut, par exemple, dans la monarchie récente, l’usage d’élever l’empereur sur un bouclier[8], sont étrangères au principat et contraires à sa nature. Une chose qui a été, sous ce rapport, d’une importance particulière a été qu’il n’y a pas sous l’Empire d’insigne extérieur général et simple du principat : il n’y a eu sous lui ni couronne, ni sceptre, ni diadème, ni emblème équivalent[9]. Le prince offre, à son entrée en charge, comme le consul, un sacrifice au Capitole[10] ; mais il n’est question nulle part d’auspication[11], et il ne s’est développé aucune cérémonie analogue à ce qu’étaient pour les magistrats de la République la prise des faisceaux et le processus consularis. Il n’y a donc aucune forme générale d’entrée en fonctions du prince.

Le serment de fidélité aux lois et aux acta des empereurs, qui est exigé des magistrats annaux au commencement de leurs fonctions, n’a jamais été prêté par les princes au commencement de leur principat et n’a jamais été une condition d’acquisition du principat. Cependant les empereurs l’ont parfois prêté eux-mêmes, lorsque les autres magistrats le prêtaient entre leurs mains[12].

Le régime d’Auguste ne connaît pas de serment spécial prêté au prince. Seulement le serment traditionnel prêté au général (sacramentum) doit lui être prêté par tous les soldats de l’empire comme à l’unique général de l’État[13] ; et ce serment prend désormais une plus large extension. D’une part, il est prêté au prince, non seulement à son entrée en charge[14], mais à chaque anniversaire de ce jour[15] et à chaque nouvel an[16]. Ensuite, il ne reste pas restreint aux soldats : les magistrats et tous les citoyens et les sujets sont associés au serment de fidélité[17] ; en sorte, qu’il est en général positivement exigé des derniers tout au moins par les gouverneurs[18].

 

 

 



[1] Il suffit de rappeler le célèbre tableau de l’arrivée au pouvoir de Tibère dans Tacite (Ann. 1, 11). Cf. Suétone, Tib. 25.

[2] L’acte d’imperatorem salutare se rencontre souvent, par exemple chez Tacite, Ann. 12, 69. Hist. 1, 21. 2, 80. Suétone, Claud. 10. Oth. 6. Dion, 60, 1. Une application de cette idée est le calcul de l’entrée en fonctions dans le compte des acclamations impériales et on emploie aussi pour la désigner le mot salutare, même quand l’empereur est absent (Tacite, Ann. 2, 18).

[3] Dion, 79, 2. Le contraire est remarqué pour Tibère (Tacite, Ann. 1, 7) et pour Gaius (Dion, 59, 3).

[4] Tacite, Ann. 1, 7. Pendant l’interrègne qui suit la mort de Caligula, les consuls donnent le mot d’ordre (Josèphe. Ant. 19, 2, 3).

[5] La prima oratio ad senatum : Vita Juliani, 4, Macrini, 6, Taciti, 9, Probi, 11, Cari, 5. Dion, 79, 1. 2. Si Hérodien 5, 1, la représente comme adressée au sénat et au peuple romain, le sénat n’est indiqué que comme représentant autorisé du peuple, ainsi que cela a lieu régulièrement surtout dans la période récente de l’Empire. Tacite, Ann. 1, 7, relève dans le même sens que Tibère, avant son institution par le sénat, le convoqua bien, mais comme il aurait déjà pu faire du vivant d’Auguste, et Dion, 59, 3, que Caligula n’écrivit pas au sénat avant sa nomination.

[6] Dion, 59, 3. 79, 1. 2. — La publication de l’élection de Tacite surfe champ de Mars par le préfet de la ville (Vita Taciti, 7) rentre parmi les particularités de ces pouvoirs du IIIe siècle, dans lesquels on essaya de réaliser l’autorité du sénat et où l’empereur apparaît comme son représentant. Il s’entend de soi que le nouveau prince pouvait se présenter au peuple par une allocution prononcée par lui-même, au lieu de le faire par un édit. Mais il ne pouvait pas se faire présenter à lui par le préfet de la ville — déjà considéré alors comme chef du sénat — sans abandonner le principe de l’indépendance de son imperium.

[7] Celui qui est nommé empereur par le sénat acquiert cette magistrature aussitôt et non pas seulement au moment où il est salué comme tel par les premiers postes de garde.

[8] Il semble, au reste, avoir été de bonne heure d’usage de porter dans le camp, sur une litière ou sur un siège, l’empereur acclamé par les soldats (Suétone, Claud. 10. Josèphe, Ant. 19, 3, 3. Tacite, Ann. 12, 69. Hist. 1, 27) et rapi est même en conséquence employé par métonymie pour désigner l’élévation au trône (Vita Max. et Balb. 3).

[9] Cf. la section des Insignes. Le costume de pourpre caractérise le général et non le prince et n’entre en usage que tard dans l’intérieur de la ville. On pourrait plutôt penser à la couronne de laurier. Mais, à son sujet non plus, il ne peut guère y avoir eu un cérémonial quelconque.

[10] Tacite, Ann. 3, 59. Vita Juliani, 4 ; Maximi et Balbini, 3, 8. Cf. Vita Severi, 7.

[11] A la vérité, on se plaint, lorsque le second Drusus revêt hors de Rome la puissance tribunicienne qui lui a été conférée, qu’il auspicia gentile apud solum inciperet (Tacite, Ann. 3, 59). Mais ce semble une simple façon de parler, d’autant plus qu’il est difficile de dire quels auspices pouvaient être pris correctement pour la puissance tribunicienne.

[12] Tibère : Dion, 57, 8. Claude : Dion, 60, 10 (en qualité de consul). 25.

[13] Josèphe, Ant. 19, 4 2. Tacite, Ann. 14, 11. Hist. 1, 53. Suétone, Claud. 10. Galb. 11. 16. Oth. 8. Vitell. 15. Vesp. 6, etc. Le changement fait par Auguste a la formule (Dion, 57, 3), ne peut avoir concerné que des accessoires, ainsi par exemple, l’exclusion des collègues, qui étaient sans doute compris dans la formule de la République. La certa stipendiorum præmiorumque formula (Suétone, Aug. 49) n’entrait pas naturellement dans le serment.

[14] Lors de l’entrée en charge de Tibère, le serment des soldats (in verba Cæsaris) est prêté d’abord par les consuls actuels, puis par les officiers qui se trouvent à Rome, puis par le senatus milesque et populus (Tacite, Ann. 1, 7). Le premier rang donné aux consuls s’explique par le fait que le serment des non magistrats devait être reçu par un magistrat (les officiers jurent apud eos), tandis que le magistrat pouvait jurer d’une façon indépendante. Lors de l’entrée en charge de Caligula, le serment fut prêté, dans tout l’empire et sans invitation, d’aimer l’empereur mieux que ses propres enfants, attestent, en dehors de Dion, 59, 3. 9, et de Suétone, Gaius, 15, le remarquable jusjurandum Aritensium, du 11 mai 37 (C. I. L. II, 112) et le serment correspondant des citoyens d’Assos (Eph. ep. V, p. 155).

[15] Pline, Ad Trajan, 52 (cf. 53. 103).

[16] Ce fut proposé au sénat (renovandum per annos, — ce qui veut dire sans doute à chaque nouvel an et non a chaque anniversaire du commencement du règne — sacramentum in nomen Ti. Cæsaris : Tacite, Ann. 1, 8), lors du commencement du règne de Tibère, mais ce fut alors repoussé. Cependant cet usage a été introduit peu après (Tacite, Hist. 1, 55. Plutarque, Galb. 22. Suétone, Galb. 16).

[17] Les soldats étaient forcés de jurer et ceux qui n’étaient pas au service juraient volontairement, disent clairement Tacite (loc. cit. : Ruere in servitium consules patres eques) et Pline (Ad Trajan, 52).

[18] Tacite, Ann. 1, 31. Josèphe, Ant. 18, 11, 3. Il se peut qu’on ait considéré que les personnes en question pouvaient être atteintes par la conscription, ou peut-être simplement qu’en face des non citoyens le prince est purement et simplement souverain.