LE DROIT PUBLIC ROMAIN

LIVRE DEUXIÈME. — LES MAGISTRATURES.

L’ÉDILITÉ.

 

 

III. — LA CURA LUDORUM

L’organisation des fêtes publiques a été à l’époque récente la fonction capitale de l’édilité, l’activité qui a donné à cette magistrature son caractère propre, spécialement parce que la brigue des hautes magistratures, ailleurs interdite, y trouvait une sphère d’action légitime. Mais quand la relation de l’origine de l’édilité curule la mêle aux jeux et rattache sa création au refus dés édiles plébéiens d’accepter la charge des jeux romains[1], nette explication imprégnée de la vanité nobiliaire et pécuniaire des patriciens, ne peut être vraie : cette histoire de la naissance de l’édilité a évidemment été peinte sous de fausses couleurs par suite de son rôle récent. Le motif pratique de l’introduction de l’édilité curule a été, nous l’avons déjà montré, le développement croissant de la circulation dans la capitale et le motif politique a été d’annuler I’édilité plébéienne comme magistrature d’opposition et de la faire entrer parmi les magistratures de l’État proprement dites. L’un et l’autre furent atteints par l’attribution de l’agoranomie aux deux édilités en commun ; quant aux jeux, ils n’ont pas eu à l’époque ancienne l’importance extraordinaire qu’ils ont plus tard acquise dans l’État sur son déclin et ils n’ont jamais été organisés en commun par les deux espèces d’édiles. Si donc, comme il est très croyable, l’organisation des jeux romains a, dès le début, été l’une des obligations des édiles curules, il ne faut pas pour cela confondre l’ornementation de l’édifice avec ses fondations. Au contraire, l’organisation des fêtes publiques a été, en général, liée aux différentes magistratures d’une façon très fortuite dans la période récente de la République et la présidence des jeux ne doit donc probablement avoir eu pour l’édilité elle-même rien de commun avec les fonctions de magistrats proprement dites. Cela ressort clairement de ce que la communauté d’attributions, qui est le trait essentiel de l’édilité curule et plébéienne, disparaît en matière de jeux.

Ce n’est pas au droit public de décrire dans ses divers éléments la cura ludorum, c’est-à-dire l’organisation de la fête elle-même par les propres soins d’une personne ou par sa concession à un entrepreneur aux frais et aux risques de cette personne, — qu’il faut bien distinguer de la surveillance exercée sur les fêtes publiques par les magistrats et en particulier les édiles, — et ce serait encore moins le lieu de le faire ici, car les règles en vigueur à ce sujet, ne sont pas spéciales aux édiles, mais communes à tous les magistrats qui donnent des jeux. Nous renverrons donc à la section du manuel consacrée aux fêtes populaires romaines pour tout ce qui concerne la décoration souvent citée du Forum, pendant les jours de fête, la pompa, les jeux du cirque et les jeux scéniques, enfin les frais et les restrictions des diverses fêtes. Nous n’avons ici qu’à indiquer rapidement quelles fêtes étaient organisées par les édiles et comment elles se partageaient entre leurs différentes catégories.

La direction de la fête principale, qui fut pendant longtemps la seule fête du peuple romain, des ludi Romani (15 septembre), appartient de droit aux magistrats supérieurs, en particulier aux consuls : c’est un point que nous avons déjà relevé. Cependant nous y trouvons lés édiles curules associés depuis qu’ils existent[2]. Cette participation peut n’avoir été à l’origine qu’un simple rôle auxiliaire conforme au caractère général de l’édilité les consuls ont même par la suite donné pour les jeux des instructions aux édiles et les édiles n’ont probablement jamais porté aux jeux romains les insignes des présidents de jeux ; mais la cura ludorum, qui était au sens propre réservée aux magistrats supérieurs, a été, avec le cours des temps, regardée comme un attribut de ; l’édilité, au moins en pratique pour la fête la plus ancienne et probablement même en droit pour les plus modernes, et la charge et le profit de cette fonction leur ont de bonne heure passé. — Le partage des jeux entre les divers collèges a nécessairement été inadmissible : ils ont toujours été célébrés avec la somme allouée pour cela en commun au collège qui en était chargé et ils ont toujours été célébrés au nom des deux collègues[3], quoique le supplément dépensé par eux de leur propre poche ait pu être souvent très inégal. C’est probablement dans cette collégialité forcée qu’on doit chercher la raison pour laquelle, tant que la lutte entre patriciens et plébéiens continua, deux hommes de classe différente ne furent jamais appelés à organiser ces jeux.

De même que l’organisation des jeux romains appartenait aux édiles curules, celle des jeux plébéiens (15 novembre), modelés sur les premiers dans tous les détails et considérés de même qu’eux comme une fête du peuple, appartenait aux édiles plébéiens[4] ; en sorte que le parallélisme des deux édilités se manifeste encore clairement sous ce rapport[5]. La date où ces jeux furent introduits est douteuse[6] et probablement se place seulement en l’an de Rome 534[7].

On ne peut guère douter que les autres jeux permanents de la République, à l’exception des jeux Apollinaires créés en l’an 542 et confiés au préteur urbain, aient été confiés aux édiles en leur qualité de curatores ludorum sollemnium. Mais les témoignages ne sont pas d’accord sur leur répartition entre les deux et plus tard les trois édilités. Les jeux de la mater magna fondés en l’an 550, les Megalesia (10 avril) étaient organisés par les édiles curules[8]. Les Cerialia (19 avril) se rencontrent en l’an 552 comme une fête annuelle dont le soin incombe aux, édiles plébéiens[9] ; et il est probable que cette fête des plébéiens est avec les Megalesia des patriciens dans le même rapport que les ludi plebeii avec les ludi Romani[10]. Mais Cicéron compte, par un phénomène singulier, les Cerialia parmi les jeux qu’il aura à donner comme édile curule, tandis qu’il y omet les Megalesia. Il est naturel de supposer que les Cerialia ont plus tard passé aux édiles cériales plébéiens créés par César en 710 ; cependant les édiles plébéiens sont encore nommés en 712 comme organisateurs des Cerialia[11]. — Il en est à peu près de même des Floralia organisés en 581 comme fête annuelle (3 mai). Le temple de Flore a été dédié en l’an 514 par deux édiles probablement plébéiens[12] et l’on devrait en face de cela s’attendre à ce que cette fête annuelle les eût aussi regardés ; mais Cicéron la mentionne aussi parmi les jeux des édiles curules. — On ne sait si les édiles ont pris part aux fêtes créées du temps de Sulla et de celui de César[13].

Auguste retira en 732 la cura ludorum aux édiles et la confia aux préteurs[14] auxquels elle est essentiellement restée depuis.

La survivance de l’édilité peut être établie jusqu’au temps d’Alexandre Sévère. Elle semble avoir alors été tout au moins exclue de l’échelle des magistratures. Elle fut supprimée, sinon dès lors, au moins certainement lors de la réforme de Dioclétien.

 

 

 



[1] Dans Tite-Live, 6, 42, le sénat décida ut ludi maximi fierent et dies unus ad triduum adjiceretur : recusantibus id munus ædilibus plebis conclamatum a patriciis est juvenibus se id honoris deum immortalium causa libenter facturos, ut ædiles fierent.

[2] Cicéron, Verr. 5, 14, 36. Cf. Pro Mur. 10, 40. Tite-Live, 10, 47, 4. 23, 30, 16. 24, 43, 7. 25, 2, 8. 27, 6, 19. c. 21, 9. c. 36, 8. 28, 10, 7. 29, Il, 12. c. 38, 15. 31, 50, 2. 33, 25, 1. c. 42, 9. 34, 54, 4. 39, 7, 8. 40, 59, 6 ; la didascalie de Térence, Phorm. ; Dion, 37, 8 ; Asconius, In Cornel. p. 69 et beaucoup d’autres textes encore attribuent ces jeux aux édiles.

[3] C’est ce que prouve clairement l’édilité ce M. Scaurus et de P. Hypsæus les monnaies les montrent tous deux dans une égalité parfaite, taudis que tes textes nombreux ne parlent que du premier. Suétone, Cæsar, 10 : Venationes ludosque et cum collega et separatim edidit (cf. l’inscription de Pompéi, C. I. L. X, 1074, sur les jeux donnés par un duumvir cum collega et solus) prouve seulement que l’un des édiles était libre d’ajouter des additions volontaires. — L’opinion contraire exprimée par Zumpt l’ancien, sur les Verrines, act. 1, 10, s’appuie exclusivement sur ce que Cicéron dans son énumération des jeux donnés par lui comme édile curule ne cite pas les Megalesia ; mais, tout surprenant que cela soit, c’est une hypothèse désespérée de supposer qu’ils aient été donnés par son collègue et tous les autres jeux par lui. Comment cela eut-il été possible, puisque les frais des jeux étaient au moins en partie payés avec l’argent alloué pour cela aux deux collègues par le trésor ?

[4] Tite-Live, 23, 30, 17. 25, 2, 10. 27, 6, 19. c. 36, 9.28, 10, 7. 29, 38, 8. 30, 39, 8. 31, 4, 7. c. 50, 3. 33, 25, 2. c. 42, 30. 39, 7, 10. Didascalie du Stichus de Plaute.

[5] Le rapport hiérarchique des deux jeux correspondant à celui des deux magistratures s’exprime dans la différence des frais qui, d’après le calendrier d’Antium, étaient pour les jeux romains de 760.000 sesterces et de 600.000 pour les plébéiens, tandis que le trésor n’en versait que 380.000 pour les jeux Apollinaires du préteur urbain et que 10.000 pour les Augustalia.

[6] Il y a nécessairement eu une légende qui rattachait lés jeux donnés par les édiles aux débuts de l’édilité plébéienne. Car, selon Denys, 6, 95, après la fin de la sécession, un jour est ajouté aux jeux latins et la présidence appartient aux édiles de la plèbe ; et le récit de Tite-Live, note 1, selon lequel ils refusent d’organiser la fête des jeux romains, suppose nécessairement qu’ils auraient déjà eu alors le cura ludorum. Mais ces allégations sont inadmissibles. Les magistrats de la plèbe n’ont jamais eu rien à faire ici avec les jeux romains ni avec les jeux latins et, en tout cas, ils n’ont pu s’en occuper avant l’an 388. Il est concevable que la plèbe ait organisé en mémoire de sa sécession une fête propre annuelle, — entre l’origine des jeux plébéiens tirée de laquelle et celle absolument absurde tirée de la fuite des rois le faux Asconius, In Verr. (1, 10, 31, éd. Orelli, p. 143) donné le choix, — mais c’est peu vraisemblable ; car les ludi Romani ne sont probablement devenus une fête annuelle qu’en 388. Denys semble, du reste, éviter intentionnellement de lier les jeux plébéiens à la constitution de la plèbe, probablement parce qu’il trouvait pour eux l’indication d’une année de fondation plus récente. Les jeux cités dans Tite-Live, 4, 12, 2, ne sont ni permanents ; ni plébéiens et sont absolument étrangers à la question. Ces jeux édiliciens de l’époque antérieure à 388 ne sont probablement qu’une des innombrables anticipations par lesquelles on a fait remonter les institutions récentes dans le passé le plus reculé.

[7] On peut argumenter dans ce sens de ce que la première mention certaine en est faite en 538 (Tite-Live, 23, 30, 17) et qu’ils sont célébrés dans le cirque Flaminien construit en 524 (Val. Max. 1, 7, 4). Le parallélisme des deux cirques rentre dans le caractère de ces doubles jeux comme le double epulum Jovis et beaucoup d’autres dualités semblables. L’observation que, dans la rigueur de la conception ancienne, la cura ludorum appartenait seulement aux magistrats supérieurs n’est pas non plus favorable à une trop grande antiquité des jeux plébéiens.

[8] La célébration de Megalesia par les édiles curules est attestée non seulement par une série d’exemples isolés (Tite-Live, 34, 54, 3 ; Cicéron, De har. resp., 13, 27 ; Dion, 37, 8 ; didascalies de Térence, Andr. Eunuch. Heautontim. Hecyr. ; deniers des familles Furia et Plætoria, R. M. W. p. 608. 622 = tr. fr. 2, 454. 481), mais avant tout par le fait qu’en 709, où il n’y avait pas de magistrats curules, elle fut transférée par un sénatus-consulte aux édiles de la plèbe (Dion, 43, 48). Asconius, In Cornel. p. 69, dit aussi : Ædiles eos ludos (Megalesia) facere soliti erant. Les jeux donnés lors de la consécration du temple de la même déesse en 563 par le pr. urb. (Tite-Live, 36, 36) doivent être distingués des Megalesia permanents ; et si Denys, 2, 19, et Martial, 10, 41, 4, attribuent l’organisation de ces derniers air préteur, cela se rattache à l’organisation donnée aux jeux par Auguste en 732. Mais c’est un point douteux de savoir comment concilier avec cela le défaut de célébration de ces jeux par Cicéron comme ædilis curulis.

[9] La monnaie avec la légende Memmius æd. Cerialia preimus fecit (R. M. W. p. 642 = tr. fr. 2, 514) ne tranche pas la question, parce qu’on ne sait s’il était édile plébéien ou curule.

[10] C’est la conclusion à laquelle conduit Aulu-Gelle, 18, 2, 11. — Les édiles participent aussi à la fête de Tellus et de Cérès le 13 décembre (calendrier de Præneste, sur ce jour, Tertullien, De idol,. 10 ; C. I. L. I, p. 408 = éd. 2, p. 336).

[11] Dion, 47, 40. Il est vrai que Dion pourrait avoir confondu les édiles de la plèbe et les édiles ceriales.

[12] Les constructeurs du temple sont appelés édiles plébéiens par Varron, L. L. 5, 158, et à sa suite par Ovide, Fastes, 5, 287, édiles curules par Festus v. Publicius, p. 238, édiles tout court par Tacite, Ann. 2, 49. La monnaie d’un Servilius avec Floral. primus (R. M. W. p. 645 = tr. fr. 2, 558) ne tranche pas la question.

[13] Ælien, H. an. 9, 62, semble faire allusion aux quinquatrus (19-23 mars) et le récit s’accorde mieux avec le caractère de cette fête qu’avec celui des jeux romains ordinaires. — La relation des édiles avec les sigillaria qui suivaient les Saturnales (Ausone, De fer. p. 31) n’est pas plus claire.

[14] Depuis, les jeux Miliciens ne se rencontrent plus que comme jeux volontaires (Dion, 54, 8 ; Vita Gordianorum, c. 3). Missilia des édiles municipaux, C. I. L. VIII, 895. Il reste, à la vérité, singulier que l’édilité continue à être évitée.