LE DROIT PUBLIC ROMAIN

LIVRE DEUXIÈME. — LES MAGISTRATURES.

LA CENSURE.

 

 

CONFECTION DES LISTES.

C’est de ces informations recueillies par les censeurs que résulte leur classification du peuple. Pour se faire une conception approximativement exacte des tableaux des censeurs eux-mêmes, il faut avoir présent à l’esprit que les actes auxquels ils servaient de base avaient chacun son fondement spécial et devaient tous émaner d’autres autorités. C’étaient la perception de l’impôt par les questeurs ; les élections par tribus et par centuries dirigées par des magistrats divers ; la levée faite en vue du service militaire par les consuls. Mais le recensement avait pour résultat général de fixer les bases de l’aptitude à payer l’impôt, de l’aptitude au service militaire et du droit de suffrage dans les tribus et les centuries[1], qui se rencontraient par là tout en ayant tous trois leurs conditions propres[2] ; et quoique l’impôt, le service militaire et le vote ne puissent être étudiés à fond que dans le livre du Peuple, nous devons dès ici expliquer, au sujet des censeurs, comment ils ont classifié les citoyens à ces points de vue.

Le point de départ de toutes les classifications est la tribu personnelle ; car, au moins à l’origine, l’obligation à l’impôt dépendait du point de savoir si le citoyen appartenait aux tribules ou aux ærarii et, de tout temps, l’obligation au service et le droit de vote ont dépendu de la tribu. C’est aussi là le motif pour lequel la tribu personnelle n’appartient pas aux femmes ; elle est la forme et le signe de la communauté qui existe entre les hommes pour le conseil et pour l’action. Les censeurs ont donc d’abord à séparer les citoyens en tribules et en non-tribules, en tant qu’ils se répartissent en ces deux catégories, puis, le citoyen ne pouvant appartenir qu’à une seule tribu, à inscrire chaque citoyen de la première catégorie dans une tribu déterminée. Si la tribu du sol est fixée une fois pour toutes, celle de la personne dépend jusqu’à un certain degré de l’arbitraire des censeurs en fonctions[3], qui d’ailleurs sont liés par la loi et l’usage et qui en outre ne peuvent pas ici non plus lier leurs successeurs par leur décision. Les principes directeurs suivis dans la détermination de la tribu personnelle se sont essentiellement modifiés dans le cours des temps. Nous devons ici les exposer suivant l’ordre des époques.

1. L’époque la plus ancienne ne connaît pas pour le citoyen d’autre tribu que celle dérivée de la propriété foncière[4] et telle est restée la règle jusqu’à la guerre sociale. Tant que ce principe a été en vigueur, la tribu de la personne est demeurée mobile : la mutation de la propriété foncière a eu pour conséquence l’exclusion de la tribu, l’entrée dans la tribu ou le changement de tribu ; et cela a pu d’ailleurs être avantageux, soit pour le recouvrement de l’impôt, soit autrement, à l’époque ancienne où les rapports de voisinage avaient encore une importance sérieuse. Celui qui possédait plusieurs immeubles dans des tribus différentes se voyait assigner celle de ces tribus qu’il plaisait au censeur agissant dans la plénitude de ses pouvoirs. — Mais les pleins pouvoirs des censeurs allaient encore plus loin. Ils ont vraisemblablement prononcé à titre de peine ou de récompense le changement entre les tribus inégales en influence et en considération. Ils avaient sans doute, plus d’après l’usage que d’après la loi, le droit de refuser la tribu personnelle (tribu movere) aux citoyens, même propriétaires fonciers, qui leur semblaient peu honorables[5], comme pareillement de la restituer ensuite à ceux qui avaient été ainsi exclus[6].

2. Appius Claudius permit en l’an 412, en vertu de ses pleins pouvoirs de censeur, aux citoyens non propriétaires qui avaient jusqu’alors été en dehors des tribus, de s’y faire inscrire, le censeur fixant la tribu pour chaque homme[7]. Par l’usage que firent de cette disposition les citoyens qui avaient jusqu’alors été imposés parmi les ærarii et privés du droit de suffrage attaché à la tribu, les ærarii disparurent et le droit des censeurs d’exclure les infâmes de l’armée populaire disparut en conséquence du même coup. Cette restriction des pouvoirs des censeurs est peut-être la plus importante parmi celles qui ont résulté pour cette magistrature de la tendance générale à limiter l’autorité des magistrats. Il n’y eut que les cités de demi-citoyens auxquelles la cité avait été conférée par des lois, à l’exclusion du droit de suffrage, qui ne profitèrent pas de cette réforme constitutionnelle et qui demeurèrent hors des tribus.

3. Peu d’années plus tard, en 450, à l’aide de la même toute-puissance, les censeurs Q. Fabius et P. Decius établirent un compromis tout en maintenant le principe posé par Appius : ils rétablirent pour les nombreuses tribus rustiques le système antérieur à Appius et, à l’inverse, ils conservèrent le système d’Appius pour les quatre tribus de la ville de Rome[8] desquelles ils écartèrent probablement en même temps, dans la mesure du possible, les propriétaires fonciers de naissance libre[9]. La règle posée par Appius, selon laquelle tout citoyen auquel le droit de suffrage n’était pas refusé par la loi ne pouvait en être dépouillé par le censeur, c’est-à-dire ne pouvait être exclu des tribus, est restée en vigueur[10], et la tribu demeura par conséquent désormais aux affranchis et aux autres individus reconnus infâmes eux-mêmes[11]. Mais le droit qu’avaient perdu les censeurs d’exclure des tribus fut jusqu’à un certain point compensé dans leurs mains par le droit qui leur restait de déterminer la tribu et de la changer à leur gré. Le censeur pouvait écarter le droit accordé au citoyen propriétaire foncier de voter dans une tribu rustique pour ceux qu’il ne reconnaissait pas avoir une honorabilité complète ; il pouvait, en conservant l’ancienne formule de la radiation des tribus et du placement parmi les ærarii, les exclure des tribus rustiques et les placer dans celles des citoyens non propriétaires[12]. L’exercice inégal et arbitraire de ce droit était inséparable de sa nature. Dans cette forme atténuée, le pouvoir des censeurs de suspendre les droits politiques des citoyens a subsisté durant toute la République. Il n’était sans doute lié d’inconvénients politiques notables à l’inscription dans les districts moins considérés, ni au point de vue de l’impôt, ni au point de vue militaire[13], ni au point de vue politique général[14]. Cicéron dit, en parlant de son temps, que la nota des censeurs apporte de la honte, mais non du préjudice.

4. Par suite du développement du droit municipal qui se produisit dans la période récente de la. République, la tribu se rattacha, d’abord dans des localités isolées, puis, après la guerre sociale, partout, pour les ingénus, au droit d’origine, en sorte que, lors de la censure, l’Arpinate, par exemple, qu’il fut ou non propriétaire foncier, était inscrit dans la tribu Cornelia[15] et qu’il ne restait dans les quatre tribus urbaines que les affranchis[16]. Le droit des censeurs de changer la tribu ne fut pas atteint par là ; mais la censure n’existe plus guère encore effectivement dans cette période.

Voilà la base de la classification du censeur. Dans les témoignages, la liste de l’impôt et celle du service militaire sont nettement distinguées[17]. On ne trouve pas citées pour les votes de listes d’électeurs et peut-être ne s’en est-on pas servi pour eux : en tout cas, la liste dressée en vue de l’impôt pouvait servir de base pour les votes par tribus et celle de l’armée pour les votes par centuries. Les deux listes étaient au reste en un rapport étroit et l’on peut à aussi bon droit parler d’emplois divers d’une même liste que d’emploi de deux listes diverses. Ce n’est que pour faciliter la vue d’ensemble du sujet que nous nous plaçons ici au second point de vue en séparant les différentes constatations de censeurs au sujet desquelles on devra d’ailleurs toujours se reporter pour les preuves, à titre complémentaire, aux chapitres des impôts et du service militaire ainsi qu’aux explications relatives au vote dans les comices.

I. — Liste de l’impôt.

La liste de l’impôt se divise, à l’origine, en cinq sections :

1. Les tribules, c’est-à-dire les citoyens sui juris, du sexe masculin arrivés à l’âge d’homme dont l’honorabilité n’est pas atteinte et ayant des propriétés immobilières, qui ne restent pas au-dessous du cens minimum exigé pour le service.

2. Les ærarii comprenant :

a. Les citoyens soumis à l’impôt qui n’ont pas de biens fonds (ærarii).

b. Les citoyens exclus de la première catégorie à raison de leur honorabilité défectueuse (inter ærarios relati).

c. Ceux qui en sont exclus parce qu’ils restent au-dessous du cens minimum exigé pour le service.

d. Depuis le commencement du Ve siècle les demi-citoyens recensés à Rome (Cærites).

3. Les non citoyens de droit latin propriétaires de biens fonds (municipes).

4. Les femmes et les enfants sui juris (orbi orbæque).

5. Les citoyens qui se trouvaient au-dessous du chiffre minimum à partir duquel on était astreint à l’impôt (capite censi).

Après la réforme de l’an 450, la liste est dressée comme il suit :

1. Les tribules, c’est-à-dire les citoyens sui juris, du sexe masculin, arrivés à l’âge d’homme, qui se répartissent en :

a. Membres des tribus rustiques, citoyens romains ingénus ayant une honorabilité complète et propriétaires fonciers.

b. Membres des tribus urbaines, c’est à dire :

aa. Les citoyens sujets à l’impôt qui ne sont pas propriétaires fonciers et les citoyens non sujets à l’impôt ;

bb. Les citoyens exclus de la catégorie a à cause de leur naissance servile ou d’autres imperfections de leur honorabilité.

2. Les contribuables laissés en dehors des tribus (ærarii) qui sont :

a. Les demi-citoyens soumis au cens à Rome (Cærites), tant qu’il en a existé ;

b. Les membres de la cité de demi-citoyens dissoute de Capoue[18].

3. Les Latins propriétaires fonciers (municipes).

II. Liste du recrutement et du vote militaire.

La liste relative au service militaire régulier[19] a la même base que le tableau des tribules contenu dans la liste de l’impôt ; mais il faut en outre que chaque citoyen y soit inscrit : selon sa fortune, dans l’une des cinq classes, selon son âge, parmi les juniores et les seniores, et enfin, dans chaque demie-classe, en tenant compte de la tribu, dans une centurie.

Le rôle joué là par les censeurs est secondaire. Eux-mêmes et le public ont, sans doute dés le principe et toujours davantage dans le cours des temps, plus pensé, en dressant les rôles des contributions, à l’organisation militaire et électorale qu’à l’impôt de bonne heure disparu pratiquement. La soumission à l’impôt étant la condition préalable de l’obligation au service, et celle-ci étant elle-même la condition du droit de vote, c’est souvent au droit de vote qu’on pense quand on nomme l’obligation à l’impôt ; l’historien a le droit et le devoir de considérer comme se référant au droit de suffrage les décisions des censeurs qui, dans la forme, se rapportent à l’impôt.

Mais il n’y a pas de trace que les censeurs aient pu arbitrairement déplacer les limites des classes ou les limites d’âge ; l’attribution d’un individu à une centurie particulière a toujours dépendu de la tribu de la liste de l’impôt et elle a même été légalement déterminée par elle dans l’organisation réformée des centuries. Selon toute apparence, la liste de l’armée a été composée par les appariteurs des censeurs, sans le concours actif de ces derniers, à l’aide de la liste de l’impôt. Les rôles du service militaire ne pouvaient pas, comme ceux de l’impôt, rester valables pour un lustre, mais seulement pour une année du calendrier, puisque chaque année faisait une nouvelle génération d’hommes propres au service entrer parmi les juniores et une autre en sortir pour passer parmi les seniores. Il se peut que les censeurs les aient dressés, non pas seulement pour la prochaine année, mais pour une série d’années. Cependant, surtout en présence des intervalles inégaux des lustres, les censeurs doivent plutôt s’être bornés à fournir, pour la révision annuelle des rôles, le matériel nécessaire pour le lustre commençant, et à faire faire cette révision pour l’année suivante, tandis que cette opération indispensable, mais purement mécanique, était ensuite accomplie annuellement par des, magistrats en sous ordre ou même par de simples employés de l’État.

Le tableau des hommes en droit de porter les armes (qui arma ferre possent)[20] embrasse tous les citoyens en droit de servir[21], par conséquent, en même temps que les tribules, avec l’étendue indiquée plus haut, leurs fils de famille qui sont considérés comme participant à la tribu paternelle[22]. Sont au contraire exclus ceux qui n’ont pas encore atteint la limite d’âge du service militaire, l’âge de dix-sept ans accomplis, pour le calcul de laquelle on doit avoir pris comme base la première levée ordinaire qui devait suivre le lustre en préparation[23]. Le tableau des citoyens qui avaient atteint cette limite d’âge et n’avaient pas encore achevé leur quarante-sixième année, les tabulæ juniorum[24] embrassent l’ensemble des hommes propres au service de campagne. Ceux mêmes qui ne pouvaient pas être appelés de force au service parce qu’ils avaient fait le nombre de campagnes exigé par la loi ou qu’ils jouissaient d’une autre exemption légale, étaient inscrits parmi les juniores[25]. On inscrivait à part, mais également sur les listes du recrutement, les citoyens qui n’étaient plus astreints au service de campagne[26], parce qu’ils avaient atteint quarante-six ans, ou qui étaient dispensés de tous les services publics, parce qu’ils en avaient atteint soixante[27]. La liste a nécessairement été confectionnée de façon que les causes d’exemption en ressortissent clairement[28] ; elle notait, nous en avons la preuve, les campagnes que la personne sujette au service avait faites ou était excusable de n’avoir pas faites[29]. Les procès-verbaux des censeurs ne permettaient de connaître que l’exemption fondée par l’âgé et non celle des citoyens qui avaient servi ou avaient été dispensés ; ces notes ne peuvent donc avoir été empruntées par la liste des enrôlements à la liste de I’impôt. Mais la liste du recrutement -n’était, pas plus que celle de l’impôt, dressée à chaque fois sur de nouveaux frais, ici comme là on se contentait de réviser la liste déjà existante ; or, comme les magistrats qui faisaient le recrutement notaient sur cette dernière, pour chaque homme sujet au service, s’il s’était présenté pour servir ou avait fourni une excuse, les censeurs doivent avoir eu pour triche de reproduire ces observations sur la liste nouvelle et d’y inscrire, le cas échéant, les mesures extraordinaires portés à leur connaissance, ainsi, par exemple, les annulations de stipendia prononcées à titre de peines[30].

Les éléments ainsi rassemblés[31] permettaient un calcul, soit des citoyens romains propres au service en général (juniores senioresque), soit en particulier de ceux propres au service de campagne (juniores), et il est probable que l’on a fait l’un et l’autre à l’époque ancienne. C’est au moins la conclusion à laquelle conduit la restriction præter orbos orbosque ajoutée aux plus anciens totaux des capita civium Romanorum comptés au cens : elle se rapporte au registre complémentaire des enfants et des femmes (soumis à l’impôt) et requiert comme terme opposé le nombre total des citoyens inscrits sur le registre principal. Mais les seniores n’ayant jamais pu entrer sérieusement en ligne de compte pour le service militaire et y étant de très bonne heure devenus étrangers en fait, par suite du caractère du développement de Rome, on se borne constamment, au moins à l’époque historique, à faire le total des hommes astreints au service de campagne ou plutôt en droit de servir en campagne, des juniores[32], sans distinguer s’ils sont ou non aptes à servir dans les légions[33]. Il faut entendre de la sorte tous les chiffres du cens historiquement dignes de foi que nous a transmis l’antiquité. Les hommes ayant qualité pour servir à cheval pouvaient être comptés à part, et cela s’est produit exceptionnellement[34] ; en général, le total est fait pour les deux armes recensées. Naturellement cette liste changeait d’année en année, puisque chaque année amenait, d’après les âges établis par le dernier cens, la venue d’une classe nouvelle et la disparition d’une classe ancienne[35].

 

La lustration, qui termine le cens du peuple, n’est pas un acte propre au cens : la purification générale, qui se rencontre souvent en droit religieux, fonctionne, dans ce cas tout particulier, avec son caractère général et ses formes générales[36]. La collectivité, l’armée nouvelle organisée pour cinq ans, se rassemble au champ de Mars, divisée en cavaliers et en fantassins et dans son équipement militaire complet[37]. Le censeur, auquel revient l’accomplissement de l’acte, prend le drapeau et marche à sa tête. Le vœu, fait par son prédécesseur au dieu Mars de lui offrir un grand sacrifice au prochain lustre, s’il accordait jusque-là sa protection à l’État et lui envoyait la prospérité, est exécuté. Les trois animaux choisis pour le sacrifice, un porc, un bouc et un taureau sont promenés par trois fois autour de l’armée[38] et ensuite sacrifiés au dieu. Le même vœu est en même temps répété pour le lustre qui commence[39]. Ensuite le censor conduit l’armée, drapeau en tête, jusqu’à la porte de la ville et là il fait rompre les rangs. En signe de l’accomplissement du lustre, il enfonce un clou dans le mur d’un temple[40] et dépose la nouvelle liste des citoyens à l’Ærarium de la cité, avec l’indication de l’année, tant d’après les magistrats éponymes que d’après l’ère romaine de la fuite des rois ou plutôt de la dédication du temple du Capitole[41] et avec l’indication du jour[42]. L’accomplissement du lustre doit avoir été immédiatement suivi de la résignation par les censeurs de leurs fonctions[43], quoique l’habitude ait été de concéder aux censeurs un nouveau délai pour l’achèvement de leurs constructions.

La distribution du peuple ainsi arrêtée par les censeurs devait par sa nature servir de règle à tous les magistrats de la cité jusqu’au prochain acte du même genre. Cependant le magistrat n’est pas du tout lié par les listes censoriennes pour le moment en vigueur de la même façon que par les lois. Le pouvoir de les modifier à raison de faits survenus depuis le dernier cens ne peut lui avoir fait défaut à aucune époque. Si l’élection des censeurs était longtemps différée, la liste du cens devenait inutilisable pour la levée des impôts : c’est une chose qui va de soi et elle nous est même dite expressément[44]. Mais, pour le recrutement et pour le vote eux-mêmes, il était impossible, surtout en face de l’irrégularité des délais du cens, d’exclure tous les citoyens qui n’avaient pas été portés sur la dernière liste : Chaque magistrat qui avait à se servir de cette liste, doit avoir eu le droit et le devoir de la mettre d’accord avec la condition juridique actuelle des divers citoyens, par exemple, d’admettre au droit de vote ceux qui justifiaient d’un droit de cité acquis depuis le dernier lustre.

Un point plus délicat est de savoir dans quelle mesure celui qui devait appliquer les listes pouvait, à son gré, se dispenser de les appliquer, ou ne les appliquer que modifiées. Tant qu’elles furent confectionnées par le magistrat supérieur lui-même, il n’a guère pu y avoir d’objection à ce que l’auteur de la liste ou son successeur traitât, par exemple, dans les enrôlements, le tribulis comme un ærarius ou réciproquement. Une pareille dérogation à la liste devint en fait plus aventureuse, lorsque la confection des listes passa à d’autres magistrats ; pourtant, au sens strict, la situation juridique ne fut pas changée par là. Sans doute le consul ne devait admettre l’ærarius ni à l’éligibilité, ni à l’électorat, ni encore à se présenter au recrutement. Mais s’il l’y admettait ou s’il prescrivait à ses subalternes de l’y admettre, l’élection qui avait pour objet un ærarius n’était par exemple certainement pas traitée comme l’élection d’un esclave ou d’un pérégrin. Il était donc possible à un pareil magistrat de se mettre en tout ou partie au-dessus des listes censoriennes en vigueur, quoique à la vérité il pût lui en être demandé compte devant le tribunal du peuple. C’est là sans doute le sens du récit, paradigmatique selon toute apparence, aux termes duquel le premier personnage atteint par la nota des censeurs fut néanmoins nommé peu après dictateur[45]. Dans les premiers temps où la magistrature était plus libre de ses mouvements et oit le censeur occupait une position moins élevée, des faits de ce genre peuvent s’être produits plus d’une fois. A l’époque oit le gouvernement du sénat s’est développé, la force obligatoire absolue attachée aux listes des censeurs, tant qu’elles étaient en vigueur, est un axiome et nous ne trouvons aucun exemple de cette période où les magistrats s’en soient arbitrairement écartés[46].

 

Nous avons déjà remarqué que le cens de la République a subsisté dans la première période de l’Empire, mais ne se rencontre plus depuis l’an 74 après J.-C. Nous devons ici, pour finir, étudier la question de savoir s’il s’est introduit, sous l’Empire, à ses côtés ou à sa place, un recensement général de la population de l’empire comprenant à la fois les citoyens et les non citoyens.

Le cens romain des citoyens survécut, nous l’avons déjà noté, dans sa forme municipale : le recensement était fait périodiquement dans chaque cité par les quinquennales ; il le fallait d’autant plus que les cités italiques auraient malaisément pu se suffire sans s’imposer elles-mêmes. Mais les cens municipaux de la période impériale n’ont jamais été rassemblés pour constituer un dénombrement général des citoyens de l’empire. Les anciens employés du cens, les esclaves du peuple affectés à ce service (publici a censibus populi Romani) subsistent bien sous l’Empire ; mais nous ne savons pas de quelle manière, nous ne savons même pas s’ils exercent des fonctions[47]. On ne trouve à cette époque aucune trace de fonctionnaires plus élevés qui aient été chargés à Rome de la haute direction du cens ou de la confection d’une liste générale des citoyens[48]. Il n’est pas établi que le gouvernement ait jamais demandé les listes des cens municipaux et en ait fait les totaux dans un but déterminé quelconque, comme cela avait lieu lors du lustre dans ‘l’ancien système. Ce n’est même pas vraisemblable ; car les années de quinquennalité des différents municipes ne sont pas d’accord entre elles. Évidemment le cens général des citoyens de la République a disparu avec la censure ; nous avons vu du reste que les institutions de Marius et de Sulla avaient permis de s’en passer et qu’il ne correspondait plus à aucun but pratique.

Relativement aux membres de l’État qui étaient exclus du droit de cité et, qui par suite, n’étaient pas soumis au cens des citoyens, le gouvernement romain s’est de bonne heure occupé d’obtenir de ses sujets et de ses alliés des listes semblables à celles qu’il possédait pour les citoyens ; et lorsque on commença à constituer les provinces, où la dépendance des cités était plus grande et où la haute direction de Rome s’exerçait d’une façon plus constante, le gouverneur fut probablement chargé de faire tous les cinq ans toutes les cités dresser des listes de ce genre. En Sicile tout au moins, ce recensement semble même avoir eu lieu avec plus d’ordre et de ponctualité qu’en Italie où il n’y avait pas d’administration centrale proprement dite, et la décadence subie par le cens des citoyens à la fin de la République n’atteignit pas le cens de cette province[49]. Pourtant cette activité s’arrêta, semble-t-il, très vite. Sous l’Empire, la dyarchie intervient dans notre matière. Nous expliquerons plus en détail, en étudiant le Principat, que les enrôlements et les impôts directs disparurent à peu près complètement dans les provinces sénatoriales, mais qu’ils fonctionnèrent vigoureusement dans les provinces soumises à l’autorité directe de l’empereur. Il n’y a aucune preuve de l’établissement d’une uniformité véritable, même restreinte au cercle de l’administration impériale directe, même restreinte à la date. Nous n’avons absolument aucune connaissance d’un intervalle fixe établi entre les cens impériaux, ni encore moins de l’existence uniforme d’un pareil intervalle pour les différentes provinces.

Il y a donc bien un cens des citoyens, et même en une certaine signification, un cens provincial ; mais il n’y a pas eu de cens général de la population de l’empire au sens technique du mot, à l’époque impériale moins que jamais. Pas une institution, dans l’administration compliquée de l’empire, n’en suppose l’existence ; pas un témoignage ayant une valeur[50] n’en parle dans notre tradition si volumineuse malgré son morcellement : beaucoup de choses nous sont inconnues dans les institutions de l’Empire mais une institution de cette importance n’a pu s’évanouir sans laisser de traces. — Son existence n’est même pas seulement dénuée de preuves ; elle est inconciliable avec le caractère du Principat. Sans doute le gouvernement avait en main le moyen de demander les listes nécessaires un seul et même jour dans tout l’empire et d’en extraire un chiffre total. Cela peut avoir été fait une fois ou une autre[51] ; mais si cela a eu lieu, les résultats n’ont certainement pas été proclamés publiquement. C’est là une des différences essentielles entre la République et la Monarchie romaines : la première fait connaître au peuple entier le chiffre total de ses forces ; la seconde le tient enfermé dans le secret du cabinet.

 

 

 



[1] Les constatations des censeurs ne s’étendent pas aux curies. Il rentre dans la nature de ces comices non politiques qu’il n’y ait pas pour eux de listes authentiques.

[2] Aucune trace n’indique un tableau des fonds de terre dressé d’après les tribus du sol et l’existence n’en est pas vraisemblable, puisque le tableau des propriétaires dressé par tribus personnelles aboutissait non pas entièrement, mais à peu prés au même.

[3] La liberté avec laquelle le censeur se comportait relativement à la tribu personnelle, et par suite à toutes ses importantes conséquences, et l’absence de toute défense contre son arbitraire autre que l’appel à son collègue, — car l’intercession tribunicienne elle-même était là sans force, — résultent, en dehors de beaucoup d’autres exemples, avec une clarté particulière, des faits de l’an 586 racontés en détail par Tite-Live, 45, 15, et de Tite-Live, 40, 51, 9.

[4] Le Latin propriétaire foncier ne pouvait naturellement pas acquérir la tribu personnelle.

[5] L’expression technique est tribu movere et ærarium facere (Tite-Live, 4, 24, 7. 24, 43, 3. 44, 16, 8. 45, 25, 8, où le texte transmis porte removere) ou tribu motum ærarium facere (Tite-Live 24, 18, 7). Au lieu d’ærarium facere on dit aussi ærarium relinquere (Tite-Live, 29, 37 ; in ærariis relinquere, chez Cicéron, De off. 1, 13, 40, est autre chose) ou in ærarios referre (Tite-Live, 24, 18, 8 : Aulu-Gelle, 4, 20, 6.11. Val. Max. 2, 9, 6.7.8). Les deux membres de phrases sont parfois incorrectement déplacés (Tite-Live, 24, 18, 8. 42, 10, 4). Le premier ne se trouve jamais seul (car, dans Tite-Live, 45, 15, 3, il s’agit d’un autre ordre d’idées) et il disparaît dans un langage moins rigoureux (Varron, chez Nonius, p. 190. Tite-Live, 9, 34, 9. 27, 13, 15. Aulu-Gelle, 4, 12) ; ce n’est là qu’une façon abrégée de s’exprimer, montre le rapprochement de Tite-Live, 4, 24, 7. 9, 34, 9. Les deux actes sont évidemment corrélatifs, et le premier est la condition nécessaire du second qui est le principal. Sur le sens primitif et le sens postérieur de ce terme, voir le paragraphe précédent.

[6] Cela s’appelle ex ærariis eximere (Scipion l’Africain, chez Cicéron, De orat. 2, 66, 268).

[7] Diodore, 20, 46. Tite-Live, 9, 46, sur l’an 450. On peut se demander si cette mesure a réellement, comme le dit la phrase de Diodore, ouvert les tribus à tous les citoyens et si les humillimi de Tite-Live comprennent tous les citoyens non propriétaires. Des restrictions peuvent avoir été portées par Appius, d’une part, et, d’autre part, des non propriétaires fonciers de certaines catégories peuvent avoir été inscrits dés auparavant dans les tribus. Mais l’identification du droit de cité et de la tribu personnelle reste toujours l’œuvre durable de la censure d’Appius et la séparation de principe opérée alors entre la tribu du sol et celle de la personne est aussi bien attestée qu’elle est requise par la suite du développement. — Le choix arbitraire de la tribu, sans lequel cette mesure n’est pas concevable, a sûrement appartenu légalement au magistrat qui procédait au recensement. Le désir d’égaliser le nombre des têtes des tribules peut aussi avoir joué là son rôle.

[8] Tite-Live, 9, 46.

[9] Ce ne fut sans doute pas pleinement possible, puisqu’on ne peut guère avoir, en vertu des pleins pouvoirs censoriaux, mis dans les tribus rustiques tous les propriétaires de maisons qui n’avaient pas de biens dans une pareille tribu.

[10] Selon Tite-Live, 45, 15, un des censeurs eut l’intention de retirer le droit de suffrage aux affranchis à l’exception de certaines catégories ; mais son collègue déclara la chose inconstitutionnelle : Negabat suffragii lationem injussu populi censorem cuiquam homini, nedum ordini universo adimere posse : neque enim, si tribu movere possit, quod sit nihil aliud quam mutare jubere tribum, ideo omnibus quinque et triginta tribubus emovere posse, id esse civitatem libertatemque eripere, non, ubi censeatur, finire, sed censu excludere. Cette contradiction l’emporta.

[11] Sans doute les tabulæ Cæritum continuèrent à constituer une liste des citoyens exclus des tribus, et il est possible que les censeurs aient exercé, à leur aide, le droit d’exclure des tribus, à côté de celui de changer la tribu. Mais, pour les raisons indiquées au texte, je crois plus vraisemblable que l’inscription sur la liste des Cærites, au sens propre du mot, n’a eu lieu qu’au temps où les citoyens complets non propriétaires et les derniers citoyens étaient les uns et les autres en dehors des tribus et que le droit de punir postérieur des censeurs se bornait au changement des tribus.

[12] Tite-Live, 45, 15. Denys, 19, 18 [18, 22] ; Pline, H. n. 18, 3, 13.

[13] Cf. le chapitre du service militaire (VI, 1).

[14] L’æarius reste éligible.

[15] Cf. le chapitre du droit municipal (VI, 2).

[16] Cf. le chapitre des Affranchis (VI, 2).

[17] Cicéron, De leg. 3, 3, 7, indique les deux listes par opposition aux procès-verbaux de censeurs — censores populi ævitates suboles familias pecuniasque censento, — et l’une à côté de l’autre : Populique partes in tribus discribunto : exin pecunias ævitales ordines partiunto (les Mss. partisunto) equitum peditumque : prolem describunto : cælibes esse prohibento, d’où il faut rapprocher Pro Flacco, 7, 15 : Quæ scisceret plebs aut quæ populus juberet.... distributis partibus tributim et centuriatim, discriptis ordinibus classibus ætatibus. La liste dressée par tribus est là distinguée nettement (il s’agit en même temps dans le second texte du concilium plebis) de la liste par centurie. Cf. tome VI, 1. Les expressions finales visent spécialement la liste des femmes et des enfants et le souci pris par les censeurs de la pureté de la vie conjugale.

[18] Tite-Live, 38, 28, 4. c. 38, 5. Nous montrons, VI, 1, qu’il faut considérer les Campaniens comme des citoyens romains depuis qu’ils sont recensés par les censeurs.

[19] On comparera sur le service des citoyens qui restent en dehors des rôles les chapitres du service militaire (VI, 1) et des cités de demi-citoyens (VI, 2).

[20] Cette désignation doit être prise au sens politique et non au sens militaire ; le censeur ne tient aucun compte de l’aptitude effective au service.

[21] Rien ne s’oppose à l’idée que la liste énumérait les personnes en droit de servir et non les personnes astreintes au service, et l’on évite par cette supposition une difficulté essentielle qui s’opposerait autrement à l’emploi de la liste militaire pour le vote. Celui qui a soixante ans accomplis, qui est donc sens au sens technique (Varron, chez Censorinus, 14, 2), n’en peut et n’en doit pas moins être inscrit parmi les seniores ; car, s’il est exempt de l’obligation au service, il a toujours le droit de servir. II peut encore moins avoir été dépourvu du droit de suffrage : la supposition qu’il l’aurait été est aventureuse et condamnée par les exemples nombreux où des vieillards figurent dans les comices. Les faits sont très simples ; ils ont été obscurcis seulement par les tentatives faites pour expliquer la désignation de depontanus appliquée à un vieillard décrépit et l’expression sexagenarius de ponte et encore plus par la façon dont les modernes se sont mépris sur ces tentatives. L’hypothèse selon laquelle il y aurait là une allusion à un prétendu sacrifice humain des temps les plus anciens (Cicéron, Pro Roscio Am. 35, 100 ; Festus p. 334, v. Sexagenarios ; Varron, chez Nonius, p. 86, v. Carnales, etc.) est assurément beaucoup moins plausible que celle qui est exprimée surtout clairement par Festus (loc. cit.) : Quo tempore prisnum per pontem cœperunt comitiis suffragium ferre, juniores conclamaverunt, ut de ponte dejicerentur sexagenarii, qui jam nullo publico munere fungerentur, ut ipsi potius sibi quant illi deligerent imperatorem, et, en outre, par Varron, De vita p. R. II, chez Nonius, p. 523 : Cum... habebant sexaginta annos, tum denique erant a publicis negotiis liberi atque otiosi : ideo in proverbio quidam putant venisse ut diceretur sexagenarios de ponte dejici oportere, id est quo (Mss. quod) suffragium non ferant, quod per pontem ferebant (cf. Festus, Epit. p. 25, v. Depontani ; Macrobe, Sat. 1, 5, 10). Mais ce témoignage, même en y voyant, au lieu de ce pour quoi il se présente lui-même, au lieu d’une hypothèse d’archéologue, un fait historique avéré, ne prouve pas que le sexagenarius n’ait pas eu le droit de vote ; il prouve au contraire qu’il l’avait. Il est parfaitement croyable qu’aux élections des généraux, c’est-à-dire en première ligne des consuls, les jeunes gens qui devaient aller a la guerre sous leurs ordres aient considéré comme une injustice la participation au vote des personnes âgées dont la vie n’était pas en jeu, en particulier des vieillards légalement exemptés du service par leur âge. Quand ces derniers paraissaient sur l’estrade du vote pour appuyer un candidat désagréable, certains d’entre eux peuvent avoir été envoyés par une vigoureuse poussée de quelqu’un de leurs jeunes concitoyens dans une direction tout autre qu’ils ne se proposaient. Mais la conclusion tirée des mauvais traitements subis au moment du vote, au défaut du droit de voter, montre uniquement combien la conception vivante et logique des choses peut faire défaut à tel ou tel magister umbratilis.

[22] On peut à ce sujet rappeler le vivo patre quodammodo domini.

[23] Par exemple les censeurs qui sont entrés au printemps de 545 et qui ont fait le lustre en septembre 546 ont dû inscrire comme juniores les citoyens qui auraient dépassé dix-sept ans en mars 547.

[24] Les juniorum tabulæ sont citées par Tite-Live, 24, 18, 7 et les άπογραφαί τών έν ταΐς ήλικίαις de Polybe (2, 23, 9, rapproché, de 6, 19, 5) sont sans doute la même chose. Les tabulæ seniorum ne se rencontrent pas dans nos sources.

[25] Les exemptions dont il s’agit là sont facultatives et l’individu qui en jouit peut servir s’il le veut (Tite-Live, 39, 19, 4). Au contraire, il était défendu de servir avant dix-sept ans accomplis.

[26] Tite-Live, 1, 43, 2. C’est de là que procèdent les récits colorés tels que ceux de Tite-Live, 5, 10, 4. 6, 6, 14, c. 9, 5. 10, 23, 4. Cf. 3, 4, 10. 6, 2, 6.

[27] Varron expose ce principe en termes généraux dans les deux textes invoqués note 21 ; il est appliqué à l’obligation de se rendre au sénat par Sénèque, De brev. vitæ, 20, 4 ; aux fonctions de juré dans les procès de repetundæ, par la loi de 631-632, lignes 13 et 17 ; à la comparution en justice par la Rhet. ad Her. 2, 13, 20. Cet âge exempte même l’ouvrier esclave de la corvée (statut de Genetiva, c. 98).

[28] La nature des choses suffit à l’exiger. Les causes d’exemption existant indubitablement devaient être révélées au magistrat qui faisait le recruteraient par la liste elle-même, sans que le citoyen intéressé fut forcé de se présenter au recrutement et d’y invoquer son droit. La description faite par Polybe, 6, 19-21, de l’acte du recrutement montre aussi que le magistrat qui fait les enrôlements connaît d’avance le nombre de campagnes de chaque individu appelé.

[29] Les juniorum tabulæ (par conséquent les rôles des soldats et non pas des impôts) indiquaient d’après cela, pour chaque personnage astreint au service, les années dans lesquelles il avait servi ou encore n’avait pas servi par suite de dispense ou d’empêchement physique (morbus). — L’expression technique æra precedere est aussi tirée de cette liste, la série des stipendia notée pour chaque homme y augmente d’une unité à chaque nouveau recrutement, jusqu’à ce que le nombre légal en soit atteint.

[30] L’annulation des années de service est prononcée par le sénat ou par le peuple (Tite-Live, 24, 18, 9. Frontin, Strat. 4, 1, 22. 46. Val. Max. 2, 7, 15). Il serait contraire à toutes les analogies que les censeurs aient eu aussi le pouvoir de l’infliger (car leur liberté d’action se restreint aux questions d’impôts) et cela ne résulte pas de Tite-Live, 27, 11, 14, car la mesure peut facilement avoir été prise en vertu d’un sénatus-consulte. Le même sénatus-consulte en aura confié l’exécution aux censeurs et ils auront, en conséquence, inscrit les observations corrélatives dans les tabulæ juniorum.

[31] Ils auraient, puisque les femmes et les esclaves y étaient mentionnés, permis d’obtenir un total tel que ceux de nos recensements modernes ; mais cela n’a jamais eu lieu et cela ne pouvait avoir lieu en présence de la manière dont l’opposition des esclaves et des hommes libres était sentie dans I’Antiquité. On ne peut pas davantage concevoir qu’on ait jamais fait le total des déclarations particulières, qui n’avait aucun intérêt. Les capita civium Romanorum ne sont pas les chapitres de la liste, mais, d’après les nécessités de fond et de langue, les personnages du sexe masculin en possession du droit de cité.

[32] Les chiffres du cens sont, comme on sait, exprimés sans exception en capita civium ; mais, lorsque Tite-Live rapporte le premier de ces chiffres, il ajoute à titre d’explication, 1, 44, 2 : Adjicit scriptorum antiquissimus Fabius Pictor eorum qui arma ferre possent eum numerum fuisse. Denys traduit pareillement l’expression romaine par τών έχόντων τήν στοκεύσιμον ήλικίαν (11, 63) τών έν ήβη 'Ρωμαίων ou πολιτών (5, 20. 75. 6, 63. 9, 25). A ces témoignages importants il faut ajouter que le nombre total des citoyens romains en état de porter les armes (note 24), rapporté par Polybe, 2, 24, pour l’an 529, est évidemment celui du cens de 524-525, déduction faite des Campaniens, ainsi que je l’ai démontré en détail, Rœm. Forsch. 2, 382. — Si donc la formule tot capita civium Romanorum præter orbos orbosque tot signifie tant d’hommes en état de porter les armes à l’exclusion des enfants et des femmes en état de payer l’impôt, il faut la considérer comme le résultat d’une abréviation incorrecte, par exemple, comme issue par une concentration d’ordre coutumier de la formule primitive capita civium Romanorum tot ; eorum qui arma ferre posent tot ; orbi orbægue tot. Ce n’est pas pire que prætor peregrinus ou que telles autres formes analogues de la langue des formules romaines.

[33] Tout au moins il n’y a pas une trace une les citoyens exclus du service ordinaire des légions aient été déduits. Le prolétaire, auquel la cité donne des armes en cas de besoin, est lui-même apte à porter les armes. Denys, 9, 25, considère aussi comme constituant le terme opposé aux citoyens recensés, les métèques ou plus précisément, 2, 28, les δοΰλοι καί ξένοι ; son idée étrange selon laquelle aucun citoyen ne peut exercer aucune industrie ou un métier, n’y change rien.

[34] Parmi les résultats du cens de 529 (cf. Rœm. Forsch. 2, 382 et ss.) les chiffres totaux de la levée nous ont été conservés séparés par cavaliers et fantassins chez Orose, 4, 13 ; avec la correction apportée à un des chiffres qu’il nous a transmis par les chiffres partiels de Polybe et après déduction des Campaniens on obtient 269.200 fantassins et 22.100 (22.600) cavaliers. Naturellement ces cavaliers ne comprennent pas uniquement les personnages qui servent comme cavaliers (equites equo publico) auxquels se limitait le cens des chevaliers, mais en outre tous les pedites qui avaient la capacité de le faire d’après leur âge, leur naissance et leur fortune.

[35] Une difficulté subsiste pour les individus astreints au service qui étaient absents parce qu’il étaient à la guerre et qui par suite faisaient défaut au cens. Il nous est clairement attesté qu’ils n’étaient pas, comme il eut semblé naturel, inscrits d’office sur la liste du cens d’où ils eussent été transportés sur celle du recrutement, qu’ils y étaient au contraire omis ; il est pourtant impossible qu’ils aient été effacés de la liste des hommes astreints au service sur laquelle ils se trouvaient. Biais nous sommes peu renseignés sur les pratiques suivies au cas où l’individu soumis au cens faisait défaut d’une maniéra excusable ; en doit avoir trouvé un moyen quelconque pour enregistrer ces incensi parmi les individus sujets au service militaire.

[36] Cicéron, De div. 1, 45, 102.

[37] Varron, De 1. 1. 6, 93. Denys, 4, 22. Tite-Live, 1, 44. Scipion l’Africain, chez Cicéron, De Orat. 2, 66, 268, Scholies de Cicéron, Verr. éd. Orelli, p. 103.

[38] Becker, 1re éd., entend avec raison dans le sens d’ambiendo lustrave, l’expression ambilustrum que Servius, Ad Æn. 1, 283, explique quod non licebat nisi ambos censores post quinquenniam lustrare civitatem.

[39] Suétone, Auguste, 97. C’est à cela que se rapporte la belle histoire du second Scipion l’Africain, Val. Max. 4, 1, 10. Jusqu’alors le censeur demandait ut dii immortales populi Romani res meliores amplioresque faciant, et depuis il demanda, ut eas perpetuo incolumes servent. Sur les détails du sacrifice, cf. Servius, Ad Æn. 8. 183 ; Paul, p. 57, s. v. Caviares ; Properce, 5, 1, 20.

[40] Dion, 55, 9, cite parmi les privilèges concédés en 752 au nouveau temple de Mars Ultor ήλον αύτώ ύπό τών τιμητευσάντων προσπήγνυσθαι.

[41] Denys, 1, 74. Ma Chronol. 493. L’ère religieuse s’accorde avec le caractère religieux du lustre.

[42] S’il en fallait une preuve, elle résulterait de l’importance attachée par les jurisconsultes à cette date. Aucune ne nous a été conservée.

[43] Naturellement les actes préliminaires du lustre ne pouvaient avoir lieu après lui (sur Tite-Live, 29, 37). Mais il en est probablement de même des actes du censeur qui ne dépendent pas proprement du lustre, comme la lectio senatus et les locations. L’expulsion du sénat opérée par L. Vitellius, quamquam lecto pridem senatu lustroque condito (Tacite, Ann. 42, 4), est expressément signalée comme un abus des pouvoirs censoriens et a même été peut-être légalisée par une itération du cens.

[44] Denys, 11, 63. Festus, p. 364, v. Tributorum. Le tributum temerarium qui est mis à la place à lieu en vertu d’une déclaration non contrôlée de la personne elle-même. Au contraire, le versement fait dans Tite-Live, 26, 36, parait avoir été une prestation volontaire fondée non pas sur le cens mais sur la fortune liquide fortuite.

[45] Tite-Live, 4, 31, 5, sur l’an 328. Cf. c. 30, 5. Si l’on pouvait voir là un simple récit historique, il n’y aurait à en tirer aucune conséquence ; car entre la nota de 320 et la nomination il y a la censure de 324 (omise il est vrai par Tite-Live). Mais le témoignage a d’autant plus du poids sous le rapport du droit public qu’il en a moins historiquement.

[46] Le cens provincial, qui à la vérité n’émane pas des censeurs romains, peut être annulé par un gouverneur postérieur. C’est ainsi qu’en Sicile Metellus casse celui de Verrès (Cicéron, Verr. 2, 56, 139).

[47] Au cas de don du droit de cité par l’empereur, l’origine, l’âge et la fortune (census) du nouveau citoyen doivent être notifiés à certains affranchis impériaux pour être enregistrés dans le journal impérial (commentarii) et la cité d’origine est informée de cette concession parles bureaux impériaux (Pline, Ad. Traj. 6, 105, rapproché de 5. 7). Il n’est question nulle part d’un enregistrement fait par les employés du cens de la cité.

[48] Les commissaires de recrutement correspondant pour le caractère aux commissaires du cens (les deux fonctions sont sans doute réunies) se rencontrent très rarement pour l’Italie (v. tome V, le chapitre de l’imperium du prince, sur le recrutement impérial).

[49] On le voit particulièrement aux indications de Cicéron relatives au cens de Sicile, 2, 53 et ss., par exemple, 56, 139 : Quinto quoque anno Sicilia tota censetur, erat censa prætore Peducæo : quintus annus cum in te prætorem incidisset, censa denno est. A la vérité, il est plus que douteux que la même chose ait eu lieu dans les provinces créées postérieurement.

[50] Car tel n’est pas celui de l’évangile de Luc, 2, 2, selon lequel Auguste aurait rendu un δόγμα άπογράφεσθαι πάσαν τήν οίκουμένην (cf. ma discussion, Mon. Ancyr., 2e éd., p. 175), et telles ne sont pas non plus les assertions que fondent là dessus des auteurs chrétiens récents, Cassiodore, Var. 3, 52, et Isidore, Orig. 5, 36, 4, en termes absolument généraux, et, avec de plus grands détails tirés d’une source inconnue, Suidas, v. Άπογραφή.

[51] On peut invoquer, pour soutenir que Vespasien aurait procédé de la sorte, les extraits des listes des pérégrins de Macédoine, du Pont, de Bithynie et de Lusitanie adjoints par Phlégon aux extraits de la liste des citoyens d’Émilie de Vespasien. Niais Phlégon, qui mélange tant de choses étrangères les unes aux autres, peut avoir retiré ces indications d’autres listes. Au commencement, où il invoque les listes des censeurs, il ne parle que d’Italiens.