HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

 

Chapitre VIII. — Depuis le 2 juin 1793 jusqu’en avril 1794.

Insurrection des départements contre le 31 mai ; revers prolongés aux frontières ; progrès des Vendéens. — Les Montagnards décrètent la constitution de 1793, et la suspendent aussitôt pour maintenir et renforcer le gouvernement révolutionnaire. — Levée en masse ; loi des suspects. — Victoire des Montagnards dans l’intérieur et sur les frontières. — Mort de la reine, des vingt-deux Girondins, etc. — Comité de salut public ; sa puissance ; ses membres. — Calendrier républicain. — Les vainqueurs du 31 mai se divisent. — La faction ultra révolutionnaire de la commune ou des Hébertistes fait abolir le catholicisme et décrète le culte de la raison ; sa lutte avec le comité de salut public ; sa défaite. — La faction modérée de la Montagne ou des Dantonistes veut détruire la dictature révolutionnaire et établir le gouvernement légal ; sa chute. — Le comité de salut public reste seul triomphant.

 

 

Il était à présumer que les Girondins ne souscriraient pas à leur défaite, et que le 31 mai serait le signal de l’insurrection des départements contre la Montagne et la commune de Paris. Il leur restait à tenter cette dernière épreuve ; ils le firent. Mais dans cette mesure décisive on remarqua le même défaut de concert qui avait perdu leur cause dans l’assemblée. Il est douteux que les Girondins eussent triomphé même en se montrant unis, et surtout qu’en triomphant ils eussent sauvé la révolution. Comment auraient-ils fait avec des lois justes ce que les Montagnards firent avec des mesures violentes ? Comment auraient-ils vaincu les ennemis étrangers sans fanatisme, comprimé les partis sans épouvante, nourri la multitude sans maximum, alimenté les armées sans réquisitions ? Si le 31 mai avait eu lieu en sens inverse, on aurait probablement vu dès lors ce qui se montra plus tard, le ralentissement de l’action révolutionnaire, les attaques redoublées de l’Europe, la reprise d’armes de la part de tous les partis, les journées de prairial, sans pouvoir repousser la multitude, les journées de vendémiaire, sans pouvoir repousser les royalistes, l’invasion des coalisés, et, d’après la politique d’usage à cette époque, le morcellement de la France. La république n’était pas assez puissante pour suffire à tant d’attaques, comme elle y parvint après la réaction de thermidor. Quoi qu’il en soit, les Girondins, qui auraient dû ou demeurer ou combattre ensemble, ne le firent point, et, après le 2 juin, tous les hommes modérés du parti restèrent sous le décret d’arrestation ; tous les autres s’évadèrent. Vergniaud, Gensonné, Ducos, Fonfrède, etc.., furent au nombre des premiers ; Pétion, Barbaroux, Guadet, Louvet, Buzot, Lanjuinais, au nombre des seconds. Ils se rendirent à Évreux, dans le département de l’Eure, où Buzot avait beaucoup de crédit, et de là à Caen, dans le Calvados. Ils firent de cette ville le centre de l’insurrection.

La Bretagne ne tarda pas à y prendre part. Les insurgés, sous le nom d’assemblée des départements réunis à Caen, formèrent une armée, nommèrent le général Wimpffen pour la commander, arrêtèrent les Montagnards Romme et Prieur de la Marne, commissaires de la Convention, et disposèrent tout pour marcher sur Paris. Ce fut de là que partit une jeune, belle et courageuse fille, Charlotte Corday, pour punir Marat, le principal auteur du 31 mai et du 2 juin : elle crut sauver la république en se dévouant pour elle. Mais la tyrannie ne tenait pas à un homme ; elle tenait à un parti et à la situation violente de la république. Charlotte Corday, après avoir exécuté son généreux mais inutile dessein, mourut avec une sérénité inaltérable, un courage modeste et la satisfaction d’avoir bien fait. Mais Marat assassiné devint pour la multitude un plus grand objet d’enthousiasme encore que de son vivant. On l’invoqua sur les places publiques, son buste fut placé dans toutes les sociétés populaires, et la Convention fut contrainte de lui accorder les honneurs du Panthéon.

En même temps Lyon se souleva, Marseille et Bordeaux prirent les armes, et plus de soixante départements adhérèrent à l’insurrection. Bientôt cette attaque amena le soulèvement général de tous les partis, et les royalistes s’emparèrent sur plusieurs points du mouvement que les Girondins avaient commencé. Les royalistes cherchèrent surtout à diriger l’insurrection de Lyon, pour en faire le centre des opérations du midi. Cette ville était fort attachée à l’ancien ordre de choses. Ses manufactures de soie et de broderies en or et en argent, son commerce de luxe, la rendaient dépendante des hautes classes. Elle devait donc se déclarer de bonne heure contre un changement social qui dérangeait les anciens rapports et ruinait ses manufactures en abaissant la noblesse et le clergé. Aussi Lyon, en 1790, sous la constituante même, lorsque les princes émigrés étaient dans le voisinage, à la cour de Turin, avait fait des tentatives de soulèvement. Ces tentatives, dirigées par les prêtres et les nobles, avaient été réprimées ; mais l’esprit était resté le même. Là, comme ailleurs, on avait voulu, après le 10 août, faire la révolution de la multitude, et établir son gouvernement. Chalier, fanatique imitateur de Marat, était à la tête des Jacobins, des Sans-Culottes et de la municipalité de Lyon. Son audace s’était accrue après les massacres de septembre et le 21 janvier.

Cependant rien n’avait été décidé encore entre la classe inférieure républicaine et la classe moyenne royaliste, dont l’une avait le siége de son pouvoir à la municipalité, l’autre dans les sections. Mais les débats étant devenus plus grands vers la fin de mai, on se battit, et les sections l’emportèrent. La municipalité fut assiégée et emportée d’assaut. Chalier, après s’être évadé, fut pris et au bout de quelque temps exécuté. Les sectionnaires, n’osant pas encore secouer le joug de la Convention, s’excusèrent auprès d’elle de la nécessité où les Jacobins et les municipaux les avaient mis de les combattre. La Convention, qui ne pouvait se sauver qu’à force d’audace, et qui en cédant était perdue, ne voulut rien entendre. Sur ces entrefaites les événements de juin survinrent, l’insurrection du Calvados fut connue, et les Lyonnais, encouragés, ne craignirent plus de lever l’étendard de la révolte. Ils mirent leur ville en état de défense : ils élevèrent des fortifications, ils formèrent une armée de vingt mille hommes, ils reçurent les émigrés au milieu d’eux, donnèrent le commandement de leurs forces au royaliste Précy et au marquis de Virieux, et concertèrent leurs opérations avec le roi de Sardaigne.

La révolte de Lyon était d’autant plus à craindre pour la Convention que cette ville, par sa position centrale, s’appuyait sur le midi, qui prenait les armes, tandis que tout l’ouest s’ébranlait aussi. à Marseille, la nouvelle du 31 mai avait soulevé les partisans des Girondins : Rebecqui s’y était rendu en toute hâte. Les sections avaient été réunies ; on avait mis hors la loi les membres du tribunal révolutionnaire, et levé une armée de dix mille hommes pour marcher contre Paris. Ces mesures étaient l’oeuvre des royalistes, qui, là comme ailleurs, n’attendant qu’une occasion pour relever leur parti, s’étaient présentés d’abord avec les apparences républicaines et avaient fini par agir en leur propre nom. Ils s’étaient emparés des sections ; et le mouvement ne s’opérait plus en faveur des Girondins, mais pour les contre-révolutionnaires. Dès qu’on est en révolte, le parti dont l’opinion est la plus extrême et le but le plus précis l’emporte sur ses associés. En voyant la nouvelle tournure de l’insurrection, Rebecqui s’était jeté de désespoir dans le port de Marseille. Les insurgés prirent la route de Lyon ; leur exemple fut rapidement imité par Toulon, Nîmes, Montauban et les principales villes du midi. Dans le Calvados, l’insurrection avait eu le même caractère de royalisme depuis que le marquis de Puisaye, à la tête de quelques troupes, s’était introduit dans les rangs girondins. Les villes de Bordeaux, de Nantes, de Brest, de Lorient étaient favorables aux proscrits du 2 juin, et quelques-unes se déclarèrent pour eux ; mais elles ne leur furent pas d’un grand secours, parce qu’elles furent retenues par le parti jacobin ou par la nécessité de combattre les royalistes de l’ouest.

Ceux-ci, pendant cette levée presque générale des départements, étendaient leurs entreprises. Après leurs premières victoires, les Vendéens s’étaient emparés de Bressuire, d’Argenton, de Thouars. Entièrement maîtres de leur propre pays, ils projetèrent d’en occuper les barrières, et de s’ouvrir le chemin de la France révolutionnaire ainsi que des communications avec l’Angleterre. Le 6 juin, l’armée vendéenne, composée de quarante mille hommes, sous Cathelineau, Lescure, Stofflet, La Rochejaquelein, marcha sur Saumur, qu’elle enleva de vive force. Elle se disposa à attaquer et à prendre Nantes, pour rendre plus assurée la possession et la défense de la Vendée et disposer du cours de la Loire. Cathelineau, à la tête des troupes vendéennes, partit de Saumur, après y avoir laissé garnison, prit Angers, passa la Loire, feignit de se diriger sur Tours et le Mans, et se jeta vivement du côté de Nantes, qu’il attaqua par la rive droite, tandis que Charette devait l’attaquer par la rive gauche.

Tout semblait se réunir contre la Convention pour l’accabler. Ses armées étaient battues au nord et aux Pyrénées, en même temps qu’elle était menacée par les Lyonnais au centre, les Marseillais dans le midi, les Girondins dans une partie de l’ouest et les Vendéens dans l’autre, et que vingt mille Piémontais pénétraient en France. La réaction militaire qui, après la brillante campagne de l’Argonne et de la Belgique, avait eu lieu surtout à cause du désaccord de Dumouriez et des Jacobins, de l’armée et du gouvernement, s’était prononcée d’une manière bien plus désastreuse depuis la défection du général en chef. Il n’y avait plus d’ensemble dans les mouvements, d’élan dans les troupes, de concert entre la Convention préoccupée de ses querelles et les généraux découragés. Les débris de l’armée de Dumouriez s’étaient réunis au camp de Famars, sous le commandement de Dampierre ; mais ils avaient été obligés de se retirer, après une défaite, sous le canon de Bouchain. Dampierre avait été tué. De Dunkerque à Givet, la frontière était menacée par des forces supérieures. Custine fut promptement appelé de la Moselle à l’armée du nord ; mais sa présence ne rétablit pas les affaires. Valenciennes, qui ouvrait la France, fut prise ; Condé essuya le même sort ; l’armée, chassée de position en position, se retira derrière la Scarpe, en avant d’Arras, dernière position de retraite jusqu’à Paris. D’un autre côté, Mayence, vivement pressée par l’ennemi et la famine, perdit l’espoir d’être secourue par l’armée de la Moselle, réduite à l’inaction ; et, désespérant de tenir plus longtemps, elle capitula. Enfin le gouvernement anglais, voyant que la disette désolait Paris et les départements, déclara, après les journées du 31 mai et du 2 juin, tous les ports de France en état de blocus, et prononça la confiscation des bâtiments neutres qui entreprendraient d’y porter des vivres. Cette mesure, nouvelle dans les fastes de l’histoire et destinée à affamer tout un peuple, provoqua trois mois après la loi du maximum. La situation de la république ne pouvait pas être pire.

La Convention était en quelque sorte prise au dépourvu. Elle était désorganisée, parce qu’elle sortait d’une lutte et que le gouvernement des vainqueurs n’avait pas eu encore le temps de s’établir. Après le 2 juin, avant que le danger devînt aussi pressant pour elle dans les départements et sur les frontières, la Montagne avait envoyé des commissaires de toutes parts, et s’était occupée sur-le-champ de la constitution qui était attendue depuis si longtemps et dont elle espérait beaucoup. Les Girondins avaient voulu la décréter avant le 21 janvier pour sauver Louis XVI, en substituant l’ordre légal à l’état révolutionnaire ; ils y étaient revenus avant le 31 mai pour prévenir leur propre proscription. Mais les Montagnards avaient, à deux reprises, détourné l’assemblée de cette discussion par deux coups d’état, le jugement de Louis XVI et l’élimination de la Gironde. Aujourd’hui, restés les maîtres, ils s’empressaient de rattacher à eux les républicains en décrétant la constitution. Hérault de Séchelles fut le législateur de la Montagne, comme Condorcet l’avait été de la Gironde. En quelques jours cette constitution nouvelle fut adoptée dans la Convention, et soumise à l’acceptation des assemblées primaires.

On conçoit facilement ce qu’elle devait être avec les idées qui régnaient alors sur le gouvernement démocratique. Les constituants passaient pour des aristocrates : la loi qu’ils avaient établie était considérée comme une infraction aux droits du peuple, parce qu’elle imposait des conditions pour l’exercice des droits politiques ; parce qu’elle ne consacrait pas l’égalité la plus absolue ; parce qu’elle faisait nommer les députés et les magistrats par des électeurs, et ces électeurs par le peuple ; parce qu’elle bornait en certains cas la souveraineté nationale, excluant une partie des citoyens actifs des grandes fonctions publiques et les prolétaires des fonctions de citoyens actifs ; enfin parce que, au lieu de fixer la population pour base unique des droits, elle la combinait dans toutes ses opérations avec la fortune. La loi constitutionnelle de 1793 établissait le pur régime de la multitude : non seulement elle reconnaissait le peuple comme la source de tous les pouvoirs, mais encore elle lui en déléguait l’exercice. Une souveraineté sans bornes, une mobilité extrême dans les magistratures, des élections immédiates auxquelles chacun concourait ; des assemblées primaires qui se réunissaient sans convocation, à une époque fixe, qui nommaient les représentants et contrôlaient leurs actes ; une assemblée nationale annuellement renouvelée, et qui n’était, à proprement parler, qu’un comité des assemblées primaires : telle était cette constitution. Comme elle faisait gouverner la multitude, comme elle désorganisait entièrement le pouvoir, elle était impraticable en tout temps ; mais elle l’était surtout dans un moment de guerre générale. Le parti montagnard, au lieu de la plus extrême démocratie, avait besoin de la dictature la plus resserrée. La constitution fut suspendue aussitôt que faite, et l’on maintint, en le renforçant, le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix.

Ce fut, et pendant la discussion de la constitution, et après son renvoi aux assemblées primaires, que les Montagnards apprirent tous les dangers dont ils étaient menacés. Ayant à comprimer dans l’intérieur trois ou quatre partis, à terminer des guerres civiles de plusieurs genres, à réparer les désastres des armées et à repousser l’Europe entière, ces hommes audacieux ne s’épouvantèrent pas de leur position. Les représentants des quarante-quatre mille municipalités vinrent accepter la constitution. Admis à la barre de l’assemblée, après avoir fait connaître le consentement du peuple, ils demandèrent l’arrestation de tous les gens suspects et la levée en masse du peuple. — Eh bien ! s’écria Danton, répondons à leur voeu ! Les députés des assemblées primaires viennent d’exercer parmi nous l’initiative de la terreur ! Je demande que la Convention, qui doit être maintenant pénétrée de toute sa dignité, car elle vient d’être revêtue de toute la force nationale ; je demande que, par un décret, elle investisse les commissaires des assemblées primaires du droit de dresser l’état des armes, des subsistances, des munitions, de faire un appel au peuple, d’exciter l’énergie des citoyens et de mettre en réquisition quatre cent mille hommes. C’est à coups de canon qu’il faut signifier la constitution à nos ennemis ! C’est l’instant de faire ce grand et dernier serment, que nous nous vouons tous à la mort, ou que nous anéantirons les tyrans ! Le serment fut aussitôt prêté par tout ce qu’il y avait de députés et de citoyens dans la salle. Peu de jours après, Barrère, au nom du comité de salut public, qui fut révolutionnairement composé, qui devint le centre des opérations et le gouvernement de l’assemblée, proposa des mesures plus générales encore : la liberté, dit-il, est devenue créancière de tous les citoyens ; les uns lui doivent leur industrie, les autres leur fortune ; ceux-ci leurs conseils, ceux-là leurs bras ; tous lui doivent leur sang. Ainsi donc tous les Français, tous les sexes, tous les âges, sont appelés par la patrie à défendre la liberté. Toutes les facultés physiques ou morales, tous les moyens politiques ou industriels, lui sont acquis ; tous les métaux, tous les éléments, sont ses tributaires. Que chacun occupe son poste dans le mouvement national et militaire qui se prépare. Les jeunes gens combattront ; les hommes mariés forgeront les armes, transporteront les bagages et l’artillerie, prépareront les subsistances ; les femmes travailleront aux habits des soldats, feront des tentes et porteront leurs soins hospitaliers dans les asiles des blessés ; les enfants mettront le vieux linge en charpie ; et les vieillards, reprenant la mission qu’ils avaient chez les anciens, se feront porter sur les places publiques ; ils enflammeront le courage des jeunes guerriers, ils propageront la haine des rois et l’unité de la république. Les maisons nationales seront converties en casernes, les places publiques en ateliers ; le sol des caves servira à préparer le salpêtre ; tous les chevaux de selle seront requis pour la cavalerie, tous les chevaux de voiture pour l’artillerie ; les fusils de chasse, de luxe, les armes blanches et les piques suffiront pour le service de l’intérieur. La république n’est qu’une grande ville assiégée, il faut que la France ne soit plus qu’un vaste camp. Les mesures proposées par Barrère furent décrétées sur-le-champ. Tous les Français de dix-huit à vingt-cinq ans prirent les armes ; on refit les armées avec des réquisitions d’hommes, on les nourrit avec des réquisitions de vivres. La république eut bien quatorze armées et douze cent mille soldats. La France, qui devint un camp et un atelier pour les républicains, se changea en prison pour les dissidents. En marchant contre les ennemis avoués, on voulut s’assurer des ennemis secrets, et l’effrayante loi des suspects fut portée.

On arrêta les étrangers à cause de leurs menées, et l’on emprisonna aussi les partisans de la monarchie constitutionnelle, de la république modérée, pour être gardés jusqu’à la paix. Dans le moment, ce n’était encore qu’une mesure de précaution. La bourgeoisie, le commerce, la classe moyenne, fournirent des prisonniers après le 31 mai, comme la noblesse et le clergé les avaient fournis après le 10 août. On créa une armée révolutionnaire de six mille soldats et de mille canonniers pour l’intérieur. Chaque citoyen indigent eut quarante sous par jour, afin d’assister aux assemblées de section. On délivra des certificats de civisme, pour être assuré des opinions de tous ceux qui coopéraient au mouvement révolutionnaire. On plaça les fonctionnaires sous la surveillance des clubs, on forma un comité révolutionnaire par section, et l’on fit face de toutes parts aux ennemis extérieurs et aux insurgés du dedans. Ceux du Calvados furent facilement soumis ; à la première rencontre à Vernon, les troupes insurgées prirent la fuite. Wimpffen tenta inutilement de les rallier. La classe modérée, qui avait embrassé la défense des Girondins, montra peu d’ardeur et agit mollement. Lorsque la constitution fut acceptée par les autres départements, elle saisit cette occasion pour reconnaître qu’elle s’était trompée en croyant s’insurger contre une minorité factieuse. La rétractation eut lieu à Caen, qui avait été le chef-lieu du soulèvement. Les commissaires montagnards ne souillèrent pas par des exécutions cette première victoire. D’un autre côté, le général Carteaux marcha, à la tête de quelques troupes, contre l’armée sectionnaire du midi : il la battit à deux reprises, la poursuivit jusqu’à Marseille, y entra à sa suite, et la Provence eût été soumise comme le Calvados si les royalistes, réfugiés à Toulon après leur défaite, n’avaient pas appelé les Anglais à leur secours et mis entre leurs mains cette clef de la France. L’amiral Hood entra dans la ville au nom de Louis XVII, qu’il proclama roi, désarma la flotte, fit venir par mer huit mille Espagnols, occupa les forts environnants, et força Carteaux, qui s’avançait contre Toulon, à se replier sur Marseille.

Malgré ce contretemps les conventionnels étaient parvenus à isoler l’insurrection. Les commissaires montagnards avaient fait leur entrée dans les capitales révoltées, Robert-Lindet à Caen, Tallien à Bordeaux, Barras et Fréron à Marseille. Il ne restait plus que deux villes à prendre : Toulon et Lyon. On cessait de craindre le concert et l’attaque du midi, de l’ouest et du centre, et au dedans on n’avait plus que des ennemis sur la défensive. Lyon était assiégé par Kellermann, général de l’armée des Alpes ; trois corps d’armée pressaient cette ville de tous les côtés. Les vieux soldats des Alpes, les bataillons révolutionnaires et les troupes de nouvelle levée venaient chaque jour pour renforcer les assiégeants. Les Lyonnais se défendirent avec tout le courage du désespoir. Ils comptaient d’abord sur l’assistance des insurgés du midi ; mais ceux-ci ayant été repoussés par Carteaux, les Lyonnais tournèrent leurs dernières espérances du côté de l’armée piémontaise, qui tenta une diversion en leur faveur, mais qui fut battue par Kellermann. Pressés plus vivement, ils virent emporter leurs premières positions. La famine se fit sentir, et le courage les abandonna. Les chefs royalistes, convaincus de l’inutilité d’une plus longue résistance, quittèrent la ville, et l’armée républicaine entra dans ses murs ; elle y attendit les ordres de la Convention. Quelques mois après, Toulon même, défendu par des troupes aguerries et par des fortifications redoutables, tomba au pouvoir des républicains. Les bataillons de l’armée d’Italie, renforcés de ceux que la défaite des Lyonnais rendait disponibles, pressèrent vivement cette place. Après des attaques réitérées et des prodiges de valeur et d’habileté, ils s’en rendirent maîtres, et la prise de Toulon acheva ce que celle de Lyon avait commencé.

La Convention était partout victorieuse. Les Vendéens avaient échoué dans leur entreprise sur Nantes après y avoir perdu beaucoup de monde et leur généralissime Cathelineau. Cette attaque fut le terme du mouvement agressif et ascendant de l’insurrection vendéenne. Les royalistes repassèrent la Loire, abandonnèrent Saumur et reprirent leurs anciens cantonnements. Ils étaient néanmoins très redoutables encore, et les républicains qui les poursuivirent furent battus de nouveau sur le sol vendéen. Le général Biron, qui avait succédé au général Berruyer, continua la guerre par petits corps avec beaucoup de désavantage. Sa modération et son mauvais système d’attaque le firent remplacer par Canclaux et Rossignol, qui ne furent pas plus heureux. Il y eut deux chefs, deux armées et deux centres d’opérations, l’un à Nantes et l’autre à Saumur, placés sous des influences contraires. Le général Canclaux ne put pas s’entendre avec le général Rossignol, ni le commissaire de la Montagne modérée Philippeaux avec le commissaire du comité de salut public Bourbotte ; et cette tentative d’invasion manqua comme les précédentes par défaut de concert dans les mesures et d’ensemble dans les mouvements. Le comité de salut public y remédia bientôt en nommant un seul généralissime, Léchelle, et en introduisant la grande guerre dans la Vendée. Cette nouvelle méthode, secondée par la garnison de Mayence, forte de dix-sept mille hommes aguerris qui, ne pouvant plus servir contre les coalisés d’après leur capitulation, furent employés dans l’intérieur, fit changer la situation de face. Les royalistes essuyèrent quatre défaites consécutives deux à Châtillon, deux à Cholet. Lescure, Bonchamps, d’Elbée, furent blessés à mort ; et les insurgés, complètement battus dans la haute Vendée, craignant, s’ils se réfugiaient dans la basse, d’y être exterminés, se décidèrent à quitter leur pays au nombre de quatre-vingt mille. Cette émigration à travers la Bretagne, qu’ils espéraient insurger, leur devint fatale. Repoussés devant Grandville, mis en pleine déroute au Mans, ils furent détruits à Savenay, et il rentra à peine dans la Vendée quelques mille hommes des débris de cette grande émigration. Ces désastres irréparables pour la cause royaliste, la prise de l’île de Noirmoutier sur Charette, la dispersion des troupes de ce chef, la mort de La Rochejaquelein, rendirent les républicains maîtres du pays. Le comité de salut public, croyant que ses ennemis étaient abattus, mais qu’ils n’étaient pas soumis, adopta un système effroyable d’extermination pour les empêcher de se relever. Le général Thurreau entoura la Vendée réduite de seize camps retranchés ; douze colonnes mobiles, sous le nom de colonnes infernales, parcoururent le pays dans tous les sens, le fer et la flamme à la main, fouillèrent les forêts, dissipèrent les rassemblements et, par d’affreux ravages, portèrent la terreur dans cette malheureuse contrée.

Les armées étrangères avaient été repoussées aussi des frontières qu’elles avaient envahies. Après avoir pris Valenciennes et Condé, bloqué Maubeuge et le Quesnoy, l’ennemi s’était dirigé sur Cassel, Hondscoote et Furnes, sous le commandement du duc d’York. Le comité de salut public, mécontent de Custine, qui lui était d’ailleurs suspect comme Girondin, le remplaça par le général Houchard. L’ennemi, vainqueur jusque-là, fut battu à Hondscoote, et forcé à la retraite. La réaction militaire commença par les mesures hardies du comité de salut public. Houchard lui-même fut destitué. Jourdan prit le commandement de l’armée du nord, gagna l’importante victoire de Wattignies sur le prince de Cobourg, fit lever le siége de Maubeuge, et reprit l’offensive sur cette frontière. Il en fut de même sur toutes les autres. L’immortelle campagne de 1793 et 94 s’ouvrit. Ce que Jourdan fit à l’armée du nord, Hoche et Pichegru le firent à l’armée de la Moselle, et Kellermann à celle des Alpes. L’ennemi fut partout repoussé et partout contenu. Il arriva alors, après le 31 mai, ce qui était arrivé après le 10 août : l’accord qui n’existait pas entre les généraux et les chefs de l’assemblée se rétablit ; l’impulsion révolutionnaire qui avait été ralentie s’accrut, et les victoires recommencèrent pendant cette longue période. Les armées ont eu leurs crises comme les partis, et ces crises ont amené des revers ou des succès, toujours d’après la même loi.

Au commencement de la guerre, en 1792, les généraux étaient constitutionnels, et les ministres girondins ; Rochambeau, la Fayette, Luckner, s’entendaient peu avec Dumouriez, Servan, Clavière et Roland. Il y avait d’ailleurs peu d’élan dans l’armée ; on fut battu. Après le 10 août, les généraux girondins Dumouriez, Custine, Kellermann, Dillon, remplacèrent les généraux constitutionnels ; il y eut unité de vue, de confiance et d’action entre l’armée et le gouvernement. La catastrophe du 10 août augmenta l’énergie en imposant la nécessité de vaincre, et il en résulta le plan de campagne de l’Argonne, la victoire de Valmy, de Jemmapes, l’invasion de la Belgique. La lutte de la Montagne et de la Gironde, de Dumouriez avec les Jacobins, ramena de nouveau le désaccord entre l’armée et le gouvernement, détruisit la confiance des troupes, qui éprouvèrent des revers subits et nombreux. Il y eut défection de la part de Dumouriez, comme il y avait eu retraite de la part de la Fayette. Après le 31 mai, qui renversa le parti de la Gironde, après que le comité de salut public se fut assis et qu’il eut remplacé les généraux Dumouriez, Custine, Houchard, Dillon, par les généraux Jourdan, Hoche, Pichegru, Moreau, après qu’il eut rétabli l’élan révolutionnaire par les mesures formidables qu’il avait prises, on vit la campagne de l’Argonne et de la Belgique renouvelée dans celle de 1794, et les combinaisons militaires de Carnot égaler celle de Dumouriez, si elles ne les surpassèrent point.

Pendant la durée de cette guerre, le comité de salut public se livra aux plus épouvantables exécutions. Les armées se bornent à tuer sur le champ de bataille : il n’en est pas de même des partis révolutionnaires, qui, dans les situations violentes, craignant de voir renaître le combat après la victoire, se précautionnent contre de nouvelles tentatives par des rigueurs inexorables. Comme ils érigent leur conservation en droit, ceux qui les attaquent sont pour eux des ennemis tant qu’ils combattent, des conspirateurs dès qu’ils sont vaincus, et ils les tuent ainsi au moyen de la guerre et au moyen de la loi. Tous ces motifs dirigèrent à la fois la politique du comité de salut public, politique de vengeance, de terreur et de conservation pour lui-même. Voici les maximes d’après lesquelles il se conduisit à l’égard des villes insurgées : le nom de Lyon, dit Barrère ; ne doit plus exister. Vous l’appellerez ville affranchie, et sur les ruines de cette infâme cité il sera élevé un monument qui attestera le crime et la punition des ennemis de la liberté. Ce seul mot dira tout : Lyon fit la guerre à la liberté, Lyon n’est plus. Pour réaliser cet effrayant et odieux anathème, le comité envoya dans cette malheureuse ville Collot-d’Herbois, Fouché et Couthon, qui mitraillèrent ses habitants et démolirent ses édifices. Les insurgés de Toulon éprouvèrent de la part des représentants Barras et Fréron un sort à peu près semblable. à Caen, à Marseille, à Bordeaux, les exécutions furent moins générales et moins violentes, parce qu’on les proportionna à la gravité de l’insurrection, qui ne fut pas concertée avec l’étranger.

Au centre, le gouvernement dictatorial frappa, dans ce qu’ils avaient de plus élevé, tous les partis avec lesquels il était en guerre. Il y eut autant de système que d’inhumanité dans ses attentats. La condamnation de la reine Marie-Antoinette fut dirigée contre l’Europe ; celle des vingt-deux le fut contre les Girondins ; celle du sage Bailly, contre les anciens constitutionnels ; enfin celle du duc d’Orléans contre certains membres de la Montagne qui passaient pour avoir tramé son élévation. La veuve infortunée de Louis XVI fut envoyée la première à la mort par le sanglant tribunal révolutionnaire. Les proscrits du 2 juin la suivirent de près ; elle périt le 16 octobre, et les députés girondins périrent le 31. Ils étaient au nombre de vingt et un : Brissot, Vergniaud, Gensonné, Fonfrède, Ducos, Valazé, Lasource, Silléry, Gardien, Carra, Duperret, Duprat, Fauchet, Beauvais, Duchâtel, Mainvielle, Lacaze, Boileau, Lehardy, Antiboul et Vigée. Soixante-treize de leurs collègues, qui avaient protesté contre leur arrestation, furent emprisonnés comme eux ; mais on n’osa point leur faire partager le même supplice. Pendant les débats, ces illustres accusés montrèrent le courage le plus soutenu et le plus serein. Vergniaud fit entendre un instant, mais bien en vain, son éloquente voix. En entendant la sentence, Valazé se frappa d’un coup de poignard, et Lasource dit aux juges : je meurs dans un moment où le peuple a perdu sa raison ; vous, vous mourrez le jour où il la recouvrera. Les condamnés marchèrent au supplice avec tout le stoïcisme de ce temps. Ils chantaient la marseillaise en l’appliquant à leur situation : allons, enfants de la patrie, le jour de gloire est arrivé : contre nous de la tyrannie le couteau sanglant est levé, etc. Les autres chefs de ce parti eurent presque tous un funeste sort. Salles, Guadet, Barbaroux, furent découverts dans les grottes de Saint-émilion, près de Bordeaux, et ils périrent sur l’échafaud populaire. Pétion et Buzot, après avoir erré quelque temps, se frappèrent eux-mêmes ; on les trouva morts dans un champ et à moitié dévorés par les loups. Rabaud-Saint- Étienne fut livré par un ancien ami ; madame Roland fut aussi condamnée, et montra le courage d’une femme romaine. Son mari, en apprenant sa mort, quitta son asile de proscrit, et vint se tuer sur un grand chemin. Condorcet, mis hors la loi quelque temps après le 2 juin, fut découvert lorsqu'il se dérobait aux bourreaux, et il échappa au supplice par le poison. Louvet, Kervelegan, Lanjuinais, Henri la Rivière, Lesage, la Réveillère-Lépaux, furent les seuls qui attendirent, dans des asiles sûrs, la fin de ce régime de terreur et de sang.

Le gouvernement révolutionnaire s’était formé ; il fut proclamé par la Convention le 10 octobre. Avant le 31 mai, le pouvoir n’était nulle part, ni dans le ministère, ni dans la commune, ni dans la Convention. Il était naturel que le pouvoir se concentrât, dans une situation aussi extrême et au moment où l’on ressentait le besoin de l’unité et de la promptitude d’action. L’assemblée étant l’autorité la plus centrale et la plus étendue, la dictature devait se placer dans son sein, et y être exercée par la faction dominatrice, et dans cette faction par quelques hommes. Le comité de salut public de la Convention, créé le 6 avril, afin de pourvoir, ainsi que l’indiquait son nom, à la défense de la révolution par des mesures extraordinaires et urgentes, était un cadre de gouvernement tout fait. Intervenu pendant les divisions de la Montagne et de la Gironde, il avait été composé de conventionnels neutres jusqu’au 31 mai : il le devint de Montagnards extrêmes à son premier renouvellement. Barrère y resta ; mais Robespierre en fut élu membre, et son parti y domina par Saint-Just, Couthon, Collot d’Herbois et Billaud- Varennes.

Il annula quelques Dantonistes qui s’y trouvaient encore, tels que Hérault de Séchelles, Robert-Lindet, gagna Barrère, se chargea de la domination en se chargeant de la partie de l’esprit public et de la police. Ses associés se distribuèrent les rôles. Saint-Just eut celui de la surveillance et de la dénonciation des partis ; Couthon, celui des propositions violentes qui avaient besoin d’être adoucies dans la forme ; Billaud-Varenne et Collot-d’Herbois dirigèrent les missions dans les départements ; Carnot s’occupa de la guerre ; Cambon, des finances ; prieur de la Côte-d’Or, prieur de la Marne et quelques autres, des travaux intérieurs et administratifs ; et Barrère fut l’orateur journalier et le panégyriste toujours prêt du comité dictatorial. Au-dessous fut placé, comme auxiliaire dans les détails de l’administration révolutionnaire et pour les mesures d’un ordre inférieur, le comité de sûreté générale, composé dans le même esprit que le grand comité, et ayant, ainsi que lui, douze membres rééligibles tous les trois mois et toujours perpétués dans leurs fonctions.

C’est entre les mains de ces hommes que fut placée toute la force révolutionnaire. En faisant décréter le pouvoir décemviral jusqu’à la paix, Saint-Just n’avait caché ni les motifs ni le but de cette dictature. Vous n’avez plus rien à ménager, avait-il dit, contre les ennemis du nouvel ordre de choses, et la liberté doit vaincre à tel prix que ce soit. Dans les circonstances où se trouve la république, la constitution ne peut être établie ; elle deviendrait la garantie des attentats contre la liberté, parce qu’elle manquerait de la violence nécessaire pour les réprimer. Le gouvernement présent est aussi trop embarrassé. Vous êtes trop loin de tous les attentats ; il faut que le glaive des lois se promène partout avec rapidité, et que votre bras soit présent partout ! Ainsi fut créée cette puissance terrible qui dévora d’abord les ennemis de la Montagne, qui dévora ensuite la Montagne et la Commune, et qui ne finit qu’en se dévorant elle-même. Le comité disposait de tout sous le nom de la Convention, qui lui servait d’instrument. C’était lui qui nommait et destituait les généraux, les ministres, les commissaires représentants, les juges et les jurés ; c’était lui qui frappait les factions ; c’était lui qui avait l’initiative de toutes les mesures. Par ses commissaires, les armées et les généraux étaient sous sa dépendance, et il dirigeait d’une manière souveraine les départements ; par la loi des suspects, il disposait de toutes les personnes ; par le tribunal révolutionnaire, de toutes les existences ; par les réquisitions et le maximum, de toutes les fortunes ; par la Convention effrayée, des décrets d’accusation contre ses propres membres. Enfin, sa dictature avait pour appui la multitude, qui délibérait dans les clubs, gouvernait dans les comités révolutionnaires, dont on payait la coopération par un salaire journalier, et qu’on nourrissait avec le maximum. Elle tenait à cet affreux régime, qui exaltait ses passions, qui lui exagérait son importance, qui lui accordait la première place et qui paraissait tout faire pour elle.

Les novateurs, séparés par la guerre et par leurs lois de tous les états et de toutes les formes de gouvernement, voulurent s’en séparer encore davantage. Ils établirent, pour une révolution inouïe, une ère toute nouvelle ; ils changèrent les divisions de l’année, les noms des mois et des jours ; ils remplacèrent le calendrier chrétien par le calendrier républicain, la semaine par la décade, et fixèrent le jour du repos non plus au dimanche, mais au dixième jour. L’ère nouvelle data du 22 septembre 1792, époque de la fondation de la république. Il y eut douze mois égaux de trente jours, qui commencèrent au 22 septembre, dans l’ordre suivant : vendémiaire, brumaire, frimaire, pour l’automne ; nivôse, pluviôse, ventôse, pour l’hiver ; germinal, floréal, prairial, pour le printemps ; messidor, thermidor, fructidor, pour l’été. Chaque mois eut trois décades ; chaque décade dix jours, et chaque jour reçut son nom de sa place dans la décade ; ils s’appelèrent primidi, duodi, tridi, quartidi, quintidi, sextidi, septidi, octidi, nonidi, décadi. Cinq jours complémentaires furent rejetés à la fin de l’année pour la représenter dans son entier ; ils reçurent le nom de sans-culottides, et furent consacrés, le premier à la fête du génie ; le second à celle du travail, le troisième à celle des actions, le quatrième à celle des récompenses, le cinquième à celle de l’opinion. La constitution de 1793 conduisait au calendrier républicain, et le calendrier républicain à l’abolition du culte chrétien. Nous verrons bientôt la Commune et le comité de salut public proposer chacun leur religion ; la Commune le culte de la raison, le comité de salut public le culte de l’être suprême. Mais il faut auparavant rendre compte d’une nouvelle lutte entre les auteurs eux-mêmes de la catastrophe du 31 mai.

La Commune et la Montagne avaient opéré cette révolution contre la Gironde, et le comité seul en avait profité. Pendant les cinq mois qui s’étaient écoulés, de juin à novembre, le comité, ayant pris toutes les mesures de défense, était naturellement devenu la première puissance de la république. Le combat se trouvant en quelque sorte fini, la Commune aspira à dominer le comité, et la Montagne à ne pas être dominée par lui. La faction municipale était le dernier terme de la révolution. Opposée de but au comité de salut public, elle voulait, au lieu de la dictature conventionnelle, la plus extrême démocratie locale, et au lieu de culte la consécration de la plus grossière incrédulité. L’anarchie politique et l’athéisme religieux, tels étaient les symboles de ce parti et les moyens par lesquels il comptait établir sa propre domination. La révolution était l’effet des divers systèmes qui avaient agité le siècle dont elle était originaire. Ainsi, pendant la durée de la crise en France, le catholicisme ultramontain fut représenté par le clergé réfractaire ; le jansénisme, par le clergé constitutionnel ; le déisme philosophique, par le culte de l’être suprême, qu’institua le comité de salut public ; le matérialisme de la société d’Holbach, par le culte de la raison et de la nature, que fit décréter la Commune. Il en fut de même pour les opinions politiques, depuis la royauté de l’ancien régime jusqu’à la démocratie sans borne de la faction municipale. Cette dernière avait perdu, dans Marat, son principal appui et son véritable chef, tandis que le comité de salut public avait conservé le sien, Robespierre. Elle avait à sa tête des hommes qui jouissaient d’une extrême popularité dans la basse classe : Chaumette et son substitut Hébert étaient ses chefs politiques ; Ronsin, commandant de l’armée révolutionnaire, son général ; l’athée Anacharsis Clootz, son apôtre. Elle s’appuyait, dans les sections, sur les comités révolutionnaires, dans lesquels se trouvaient beaucoup d’étrangers obscurs qu’on supposait être des agents de l’Angleterre envoyés pour perdre la république en poussant à l’anarchie et aux excès. Le club des cordeliers n’était composé que de ses partisans. Les vieux Cordeliers de Danton, qui avaient contribué si puissamment au 10 août et qui avaient formé la Commune de cette époque, étaient entrés dans le gouvernement, dans la Convention, et ils avaient été remplacés dans le club par des membres qu’ils appelaient avec mépris des patriotes de la troisième réquisition.

La faction d’Hébert, qui popularisait dans le père Duchêne l’obscénité du langage, les sentiments bas et cruels, et qui mêlait la dérision pour les victimes aux exécutions de parti, fit en peu de temps des progrès redoutables. Elle força l’évêque de Paris et ses vicaires à abjurer le christianisme à la barre de la Convention, et la Convention à décréter que le culte catholique serait remplacé par le culte de la raison. Les églises furent fermées ou transformées en temples de la raison, et l’on établit dans toutes les villes des fêtes qui furent de scandaleuses scènes d’athéisme. Le comité de salut public fut alarmé de la puissance de cette faction ultra révolutionnaire, et il s’apprêta à l’arrêter et à la détruire. Robespierre l’attaqua bientôt (le 15 frimaire an II, 5 décembre 1793) à la tribune de l’assemblée. Citoyens représentants du peuple, les rois coalisés contre la république nous font la guerre avec des armées, avec des intrigues ; et nous opposerons à leurs armées des armées plus braves, et à leurs intrigues la vigilance et la terreur de la justice nationale. Toujours attentifs à renouer les fils de leurs trames secrètes à mesure qu’ils sont rompus par la main du patriotisme, toujours habiles à tourner les armes de la liberté contre la liberté même, les émissaires des ennemis de la France travaillent aujourd’hui à renverser la république par le républicanisme, et à rallumer la guerre civile par la philosophie. Il associa les ultra révolutionnaires de la Commune aux ennemis extérieurs de la république. Vous avez, dit-il à la Convention, à empêcher les extravagances et les folies qui coïncident avec les plans de la conspiration étrangère. Je demande que vous défendiez aux autorités particulières (à la Commune) de servir nos ennemis par des mesures irréfléchies, et qu’aucune force armée ne puisse s’immiscer dans ce qui appartient aux opinions religieuses. Et la Convention, qui avait applaudi aux abjurations sur la demande de la Commune, décréta, sur la demande de Robespierre, que toutes violences et mesures contraires à la liberté des cultes étaient défendues.

Le comité de salut public était trop fort pour ne pas triompher de la Commune ; mais il avait à résister en même temps au parti modéré de la Montagne qui demandait la cessation du gouvernement révolutionnaire et de la dictature des comités. Le gouvernement révolutionnaire n’avait été créé que pour comprimer, la dictature n’avait été établie que pour vaincre ; et comme la compression et la victoire ne paraissaient plus nécessaires à Danton et à son parti ils cherchèrent à ramener l’ordre légal et l’indépendance de la Convention ; ils voulurent abattre la faction de la Commune, arrêter l’action du tribunal révolutionnaire, vider les prisons remplies de suspects, réduire les pouvoirs des comités ou les dissoudre. Ce projet de clémence, d’humanité et de gouvernement légal fut conçu par Danton, Philippeaux, Camille Desmoulins, Fabre d’Églantine, Lacroix, le général Westermann et tous les amis de Danton. Ils voulaient avant tout que la république s’assurât du champ de bataille ; mais, après avoir vaincu, ils voulaient qu’on pacifiât.

Ce parti, devenu modéré, s’était dessaisi du pouvoir ; il avait abandonné le gouvernement, ou s’en était laissé exclure par le parti de Robespierre. D’ailleurs, depuis le 31 mai, la conduite de Danton paraissait équivoque aux patriotes exaltés. Il avait agi mollement dans cette journée, et plus tard il avait désapprouvé la condamnation des vingt-deux. On commençait à lui reprocher les désordres de sa vie, ses passions vénales, ses allées d’un parti à l’autre, son intempestive modération. Pour conjurer l’orage, il s’était retiré à Arcis sur Aube, son pays, et là il paraissait tout oublier dans le repos. Pendant son absence, la faction d’Hébert avait fait des progrès immenses, et les amis de Danton l’appelèrent en toute hâte. Il revint au commencement de frimaire (décembre). Aussitôt Philippeaux dénonça la manière dont la guerre de la Vendée était conduite ; le général Westermann, qui s’était distingué pendant cette guerre et qui venait d’être destitué par le comité de salut public, soutint Philippeaux, et Camille Desmoulins publia les premières livraisons de son vieux cordelier. Ce brillant et fougueux jeune homme avait suivi tous les mouvements de la révolution, depuis le 14 juillet jusqu'au 31 mai, approuvant toutes ses exagérations et toutes ses violences. Son âme était pourtant douce et tendre, quoique ses opinions eussent été emportées et ses plaisanteries souvent cruelles. Il avait applaudi au régime révolutionnaire, parce qu’il le croyait indispensable pour fonder la république ; il avait coopéré à la ruine de la Gironde, parce qu’il redoutait les dissensions de la république. La république, voilà à quoi il avait sacrifié jusqu’à ses scrupules et jusqu’aux besoins de son coeur, la justice et l’humanité ; il avait tout donné à son parti, croyant le donner à la république ; mais aujourd’hui il ne pouvait plus ni applaudir ni se taire. Sa verve, qu’il avait fait servir à la révolution, il la fit servir un peu tard contre ceux qui la perdaient en l’ensanglantant. Dans son vieux cordelier, il parla de la liberté avec une éloquence entraînante, et des hommes avec un esprit mordant. Mais bientôt il souleva contre lui et les fanatiques et les dictateurs en rappelant le gouvernement à la modération, à la miséricorde et à la justice.

Il fit un tableau frappant de la tyrannie présente sous le nom d’une tyrannie passée. Il emprunta ses exemples à Tacite. À cette époque, dit-il, les propos devinrent des crimes d’état : de là il n’y eut qu’un pas pour changer en crimes les simples regards, la tristesse, la compassion, les soupirs, le silence même. Bientôt ce fut un crime de lèse-majesté ou de contre-révolution à Crémutius Cordus d’avoir appelé Brutus et Cassius les derniers des Romains ; crime de contre-révolution à un descendant de Cassius d’avoir chez lui un portrait de son bisaïeul ; crime de contre-révolution à Mamercus Scaurus, qui avait fait une tragédie où il y avait des vers à qui on pouvait donner deux sens ; crime de contre-révolution à Torquatus Silanus de faire de la dépense ; crime de contre-révolution à Pomponius, parce qu’un ami de Séjan était venu chercher un asile dans une de ses maisons de campagne ; crime de contre-révolution de se plaindre des malheurs du temps, car c’était faire le procès du gouvernement ; crime de contre-révolution à la mère du consul Fusius Géminus d’avoir pleuré la mort funeste de son fils. Il fallait montrer de la joie de la mort de son ami, de son parent, si l’on ne voulait s’exposer à périr soi-même. Sous Néron, plusieurs dont il avait fait mourir les proches allaient en rendre grâce aux dieux. Du moins il fallait avoir un air de contentement : on avait peur que la peur même ne rendît coupable. Tout donnait de l’ombrage au tyran. Un citoyen avait-il de la popularité, c’était un rival du prince qui pouvait susciter une guerre civile. Suspect. — fuyait-on, au contraire, la popularité et se tenait-on au coin de son feu, cette vie retirée vous avait fait remarquer. Suspect. — étiez-vous riche, il y avait un péril imminent que le peuple ne fût corrompu par vos largesses. Suspect. — étiez-vous pauvre, il fallait vous surveiller de plus près ; il n'y a personne d’entreprenant comme celui qui n’a rien. Suspect. — étiez-vous d’un caractère sombre, mélancolique et d’un extérieur négligé : ce qui vous affligeait, c’est que les affaires publiques allaient bien. Suspect. — un citoyen se donnait-il du bon temps et des indigestions, c’est parce que le prince allait mal. Suspect. — était-il vertueux, austère dans ses moeurs, il faisait la censure de la cour. Suspect. — était-ce un philosophe, un orateur, un poète, il lui convenait bien d’avoir plus de renommée que ceux qui gouvernaient ! Suspect. — enfin, s’était-on acquis une réputation à la guerre, on n’en était que plus dangereux par son talent ; il fallait se défaire du général ou l’éloigner promptement de l’armée. Suspect. La mort naturelle d’un homme célèbre ou seulement en place était si rare que les historiens la transmettaient comme un événement à la mémoire des siècles. La mort de tant de citoyens, innocents et recommandables, semblait une moindre calamité que l’insolence et la fortune scandaleuse de leurs meurtriers et de leurs dénonciateurs. Chaque jour le délateur, sacré et inviolable, faisait son entrée triomphale dans le palais des morts, et recueillait quelque riche succession. Tous ces dénonciateurs se paraient des plus beaux noms, se faisaient appeler Cotta, Scipion, Régulus, Saevius Sévérus. Pour se signaler par un début illustre, le marquis Sérénus intenta une accusation de contre-révolution contre son vieux père, déjà exilé ; après quoi il se faisait appeler fièrement Brutus. Tels accusateurs, tels juges : les tribunaux, protecteurs de la vie et des propriétés, étaient devenus des boucheries, où ce qui portait le nom de supplice ou de confiscation n’était que vol et assassinat.

Camille Desmoulins ne se bornait pas à attaquer le régime révolutionnaire et dictatorial, il en demanda l’abolition ; il provoqua l’établissement d’un comité de clémence, comme le seul moyen de finir la révolution et de pacifier les partis. Son journal produisit beaucoup d’effet sur l’opinion ; il donna un peu d’espoir et de courage. On se demandait de toutes parts : avez-vous lu le vieux cordelier ? En même temps Fabre d’églantine, Lacroix, Bourdon de l’Oise, excitaient la Convention à secouer le joug des comités ; ils cherchaient à réunir la Montagne et la droite pour rétablir la liberté et la puissance de l’assemblée. Comme les comités étaient tout-puissants, ils essayèrent de les ruiner peu à peu ; c’était la marche qu’il fallait suivre. Il importait de changer l’opinion, d’encourager l’assemblée, afin de s’appuyer sur une force morale contre la force révolutionnaire, sur le pouvoir de la Convention contre le pouvoir des comités. Les Montagnards dantonistes essayèrent de détacher Robespierre des autres décemvirs ; Billaud-Varenne, Collot-d’Herbois et Saint-Just leur paraissaient seuls irrémédiablement attachés au système de la terreur. Barrère y tenait par faiblesse, Couthon par dévouement à Robespierre. Ils espéraient gagner celui-ci à la cause de la modération par son amitié avec Danton, par ses idées d’ordre, ses habitudes d’austérité, sa profession publique de vertu et son orgueil. Il avait défendu soixante-treize députés girondins détenus, contre les comités et les Jacobins ; il avait osé attaquer Clootz et Hébert, comme ultra révolutionnaires, et il avait pu faire décréter par la Convention l’existence de l’être suprême. Robespierre était la plus grande renommée populaire d’alors ; il était en quelque sorte le modérateur de la république et le dictateur de l’opinion ; en le gagnant on comptait venir à bout et des comités et de la Commune, sans compromettre la cause de la révolution.

Danton le vit à son retour d’Arcis sur Aube, et ils parurent s’entendre ; attaqué aux Jacobins, il fut défendu par lui. Robespierre lut et corrigea lui-même le vieux cordelier, en l’approuvant. En même temps, il professa quelques principes de modération ; mais alors tous ceux qui exerçaient le gouvernement révolutionnaire ou qui le croyaient indispensable, s’émurent. Billaud-Varenne et Saint-Just soutinrent ouvertement la politique des comités. En parlant du dernier, Desmoulins avait dit : il s’estime tant qu’il porte avec respect sa tête sur ses épaules comme un saint-sacrement. — et moi, répondit Saint-Just, je lui ferai porter la sienne comme un saint Denis. Collot-d’Herbois, qui était en mission, arriva sur ces entrefaites ; il protégeait la faction des anarchistes, qui avaient été un moment intimidés et auxquels sa présence redonna de l’audace. Les Jacobins rayèrent Camille Desmoulins de leur société, et Barrère l’attaqua à la Convention au nom du gouvernement. Robespierre lui-même n’était pas épargné ; on l’accusait de modérantisme, et déjà dans les groupes on murmurait contre lui.

Cependant, comme son crédit était immense, comme on ne pouvait ni s’attaquer ni se vaincre sans lui, on le recherchait des deux côtés. Profitant de cette position supérieure, il se tenait entre les partis sans en adopter aucun, et il cherchait à abattre leurs chefs les uns après les autres. Dans cette circonstance, il voulait sacrifier la Commune et les anarchistes ; les comités voulaient sacrifier la Montagne et les modérés. On s’entendit : Robespierre livra Danton, Desmoulins et leurs amis aux membres du comité, et les membres du comité lui livrèrent Hébert, Clootz, Chaumette, Ronsin et leurs complices. En favorisant d’abord les modérés, il avait préparé la ruine des anarchistes, et il atteignit deux buts avantageux à sa domination où à son orgueil : il ruinait une faction redoutable, et il se débarrassait d’une réputation révolutionnaire rivale de la sienne.

Des motifs de salut public se joignaient aussi pour eux à ces combinaisons de parti. Dans cette époque de déchaînement général contre la république et de victoires non encore définitives de sa part, les comités ne croyaient pas le moment de la paix venu avec l’Europe et avec les dissidents intérieurs ; et il leur paraissait impossible de continuer la guerre sans dictature. Ils considéraient d’ailleurs les Hébertistes comme une faction obscène qui corrompait le peuple et servait l’étranger par l’anarchie, et les Dantonistes comme un parti dont la modération politique et l’immoralité privée compromettaient et déshonoraient la république. Le gouvernement proposa donc à l’assemblée, par l’organe de Barrère, la continuation de la guerre et un surcroît d’activité dans sa poursuite, tandis que Robespierre vint, quelques jours après, demander le maintien du gouvernement révolutionnaire. Déjà il s’était prononcé aux Jacobins contre le vieux cordelier, qu’il avait soutenu jusque-là. Voici comment il repoussa le gouvernement légal : au dehors, dit-il, tous les tyrans vous cernent ; au dedans tous les amis de la tyrannie conspirent ; ils conspireront jusqu’à ce que l’espérance ait été ravie au crime. Il faut étouffer les ennemis intérieurs et extérieurs de la république ou périr avec elle. Or, dans cette situation, la première maxime de votre politique doit être que l’on conduit le peuple par la raison et les ennemis du peuple par la terreur. Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu, sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. Domptez donc par la terreur les ennemis de la liberté, et vous aurez raison comme fondateurs de la république. Le gouvernement de la révolution est le despotisme de la liberté contre la tyrannie.

Dans ce discours, il dénonça les deux factions des modérés et des ultra révolutionnaires, comme voulant, l’une et l’autre, perdre la république. Elles marchent, dit-il, sous des bannières différentes et par des routes diverses ; mais elles marchent vers le même but : ce but est la désorganisation du gouvernement populaire, la ruine de la Convention et le triomphe de la tyrannie. L’une de ces deux factions nous pousse à la faiblesse, l’autre aux excès. Il prépara les esprits à leur proscription, et son discours, approuvé sans discussion, fut envoyé à toutes les sociétés populaires, à toutes les autorités et à toutes les armées. Après ce commencement d’hostilité, Danton, qui n’avait pas cessé ses relations avec Robespierre, lui demanda une entrevue ; elle eut lieu chez Robespierre même ; mais ils furent froids, aigres. Danton se plaignit violemment, et Robespierre se tint sur la réserve. Je connais, lui dit Danton, toute la haine que me porte le comité ; mais je ne la redoute pas. — vous avez tort, répondit Robespierre : il n’y a pas de mauvaises intentions contre vous ; mais il est bon de s’expliquer. —s’expliquer ! s’expliquer ! répliqua Danton ; pour cela il faudrait de la bonne foi ; et voyant Robespierre prendre un air sombre à ces mots : sans doute, ajouta-t-il, il faut comprimer les royalistes ; mais nous ne devons frapper que des coups utiles à la république, et il ne faut pas confondre l’innocent avec le coupable. — eh ! Qui vous a dit, reprit Robespierre avec aigreur, qu’on ait fait périr un innocent ? Danton se tourna alors vers un de ses amis qui l’avait accompagné, et avec un sourire amer : qu’en dis-tu ? Pas un innocent n’a péri ! Après ces paroles, ils se séparèrent ; toute amitié fut rompue entre eux.

Peu de jours après, Saint-Just monta à la tribune, et menaça plus ouvertement qu’on ne l’avait fait encore tous les dissidents, modérés ou anarchistes. Citoyens, dit-il, vous avez voulu une république ; si vous ne vouliez pas en même temps ce qui la constitue, elle ensevelirait le peuple sous ses débris. Ce qui constitue la république, c’est la destruction de tout ce qui lui est opposé. On est coupable contre la république, parce qu’on s’apitoie sur les détenus ; on est coupable, parce qu’on ne veut point la vertu ; on est coupable, parce qu’on ne veut point la terreur. Que voulez-vous, vous qui ne voulez point de vertu pour être heureux (les anarchistes) ? Que voulez-vous, vous qui ne voulez pas de terreur contre les méchants (les modérés) ? Que voulez-vous, vous qui courez les places publiques pour vous faire voir, et pour faire dire de vous : vois-tu un tel qui passe (Danton) ? Vous périrez, vous qui courez à la fortune ; vous qui prenez un oeil hagard, et affectez les patriotes pour que l’étranger vous achète, ou que le gouvernement vous place ; vous, de la faction des indulgents, qui voulez sauver les criminels ; vous, de la faction des étrangers, qui tournez la sévérité contre les défenseurs du peuple ! Des mesures sont déjà prises pour s’assurer des coupables ; ils sont cernés. Rendons grâces au génie du peuple français de ce que la liberté est sortie victorieuse de l’un des plus grands attentats que l’on ait médités contre elle ! Le développement de ce vaste complot, la terreur qu’il va répandre et les mesures qui vous seront proposées débarrasseront la république et la terre de tous les conjurés.

Saint-Just fit donner au gouvernement les pouvoirs les plus étendus contre les conspirateurs de la Commune ; il fit décréter que la justice et la probité étaient à l’ordre du jour. Les anarchistes ne surent prendre aucune mesure de défense ; ils voilèrent un moment les droits de l’homme au club des Cordeliers, et ils essayèrent un commencement d’insurrection, mais sans vigueur et sans concert. Le peuple ne remua point, et le comité fit saisir, par son commandant Henriot, le substitut Hébert, le général révolutionnaire Ronsin, Anacharsis Clootz, l’orateur du genre humain ; Monmoro, Vincent, etc. On les conduisit devant le tribunal révolutionnaire comme agents de l’étranger et comme ayant conspiré pour donner un tyran à l’état. Ce tyran devait être Pache, sous le nom de grand juge. Dès que les chefs anarchistes furent pris, leur audace les abandonna ; ils se défendirent et moururent la plupart sans courage. Le comité de salut public cassa l’armée révolutionnaire, diminua les attributions des comités sectionnaires, et força la Commune à venir à la Convention lui rendre grâce de l’arrestation et du supplice des conjurés ses complices. Il était temps que Danton se défendît ; la proscription, après avoir atteint la Commune, approchait de lui. On lui conseillait de se mettre en garde et d’agir ; mais, n’ayant pas pu ruiner le pouvoir dictatorial en relevant l’opinion et l’assemblée au moyen des journalistes et des Montagnards ses amis, sur quoi pouvait-il s’appuyer ? La Convention penchait bien pour lui et sa cause ; mais elle était asservie à la puissance révolutionnaire des comités. Danton, n’ayant ni le gouvernement, ni l’assemblée, ni la Commune, ni les clubs, attendit la proscription sans rien faire pour l’éviter. Ses amis le conjuraient de se défendre : j’aime mieux, répondait-il, être guillotiné que guillotineur ; d’ailleurs ma vie n’en vaut pas la peine, et l’humanité m’ennuie. —les membres du comité cherchent ta mort. —eh bien ! (entrant en colère) si jamais... Si Billaud... Si Robespierre..., ils seront exécrés comme des tyrans ; on rasera la maison de Robespierre ; on y sèmera du sel ; on y plantera un poteau exécrable à la vengeance du crime !... Mais mes amis diront de moi que j’ai été bon père, bon ami, bon citoyen ; ils ne m’oublieront pas. — tu peux éviter...j’aime mieux être guillotiné que d’être guillotineur. — mais en ce cas il faut partir ! — (tournant alors sa bouche, et relevant sa lèvre avec dédain et colère) : partir ! Est-ce qu’on emporte sa patrie à la semelle de son soulier ?

Il ne restait à Danton qu’une seule ressource ; c’était d’essayer sa voix si connue et si puissante, de dénoncer Robespierre et les comités et de soulever la Convention contre leur tyrannie. Il en était vivement pressé ; mais il savait trop combien le renversement d’une domination établie est difficile ; il connaissait trop l’asservissement et l’épouvante de l’assemblée pour compter sur l’efficacité d’un pareil moyen. Il attendit donc, croyant toutefois, lui qui avait tant osé, que ses ennemis reculeraient devant une proscription comme la sienne. Le 10 germinal, on vint lui annoncer que son arrestation était débattue au comité de salut public, et on le pressa encore une fois de fuir. Il réfléchit un moment, et il répondit : ils n’oseraient ! La nuit, sa maison fut investie, et il fut conduit au Luxembourg avec Camille Desmoulins, Philippeaux, Lacroix, Westermann. En entrant il aborda cordialement les prisonniers qui se pressaient autour de lui. Messieurs, leur dit-il, j’espérais dans peu vous faire sortir d’ici ; mais m’y voilà moi-même avec vous, et je ne sais pas maintenant comment cela finira. Une heure après, il fut mis au secret dans la prison où avait été naguère enfermé Hébert et où devait bientôt être envoyé Robespierre. Là, se livrant à ses réflexions et à ses regrets, il disait : c’est à pareille époque que j’ai fait instituer le tribunal révolutionnaire ; j’en demande pardon à Dieu et aux hommes, mais ce n’était pas pour qu’il fût le fléau de l’humanité.

Son arrestation produisit une inquiétude sombre, une rumeur générale. Le lendemain, dans l’assemblée, à l’ouverture de la séance on se parlait bas, on se demandait avec épouvante quel était le prétexte de ce nouveau coup d’état contre les représentants du peuple. Citoyens, dit Legendre, quatre membres de cette assemblée sont arrêtés de cette nuit : je sais que Danton en est un, j’ignore le nom des autres. Mais, citoyens, je le déclare, je crois Danton aussi pur que moi, et cependant il est dans les fers. On a craint sans doute que ses réponses ne détruisissent les accusations dirigées contre lui ; je demande en conséquence qu’avant que vous entendiez aucun rapport, les détenus soient mandés et entendus. Cette motion fut écoutée avec faveur, et donna un moment de courage à l’assemblée ; quelques membres demandèrent qu’on allât aux voix ; mais cette bonne volonté dura peu. Robespierre parut à la tribune : au trouble depuis longtemps inconnu qui règne dans cette assemblée, dit-il, aux agitations qu’ont produites les paroles de celui que vous venez d’entendre, il est aisé de s’apercevoir qu’il s’agit ici d’un grand intérêt, qu’il s’agit de savoir si quelques hommes aujourd’hui l’emporteront sur la patrie. Nous verrons dans ce jour si la Convention saura briser une prétendue idole pourrie depuis longtemps, ou si dans sa chute elle écrasera la Convention et le peuple français ! et il lui suffit de quelques mots pour ramener le silence, la subordination dans l’assemblée, pour contenir les amis de Danton et pour faire rétracter Legendre lui-même. Aussitôt après, Saint-Just entra dans la salle, suivi des autres membres des comités. Il lut contre les membres arrêtés un long rapport, dans lequel il accusa leurs opinions, leur conduite politique, leur vie privée, leurs projets, les faisant, par des rapprochements invraisemblables, mais subtils, complices de toutes les conspirations et serviteurs de tous les partis. L’assemblée, après l’avoir écouté sans murmure et avec une stupeur approbatrice, décréta à l’unanimité, et même avec des applaudissements, l’accusation de Danton et de ses amis. Chacun cherchait à gagner du temps avec la tyrannie, et lui livrait des têtes pour sauver la sienne.

Les accusés furent traduits devant le tribunal révolutionnaire ; ils y parurent avec une attitude courageuse et hautaine. Ils montrèrent une audace de propos et un mépris pour leurs juges qui n’étaient pas ordinaires. Danton répondit au président Dumas, qui l’interrogeait, selon la coutume, sur son nom, son âge, sa demeure : je suis Danton, assez connu dans la révolution ; j’ai trente-cinq ans. Ma demeure sera bientôt le néant, et mon nom vivra dans le Panthéon de l’histoire. Ses réponses dédaigneuses ou violentes, la discussion froide et mesurée de Lacroix, l’austérité de Philippeaux, la verve de Desmoulins, commençaient à remuer le peuple. Mais les accusés furent mis hors des débats, sous prétexte qu’ils manquaient de respect à la justice et on les condamna aussitôt sans plus les entendre. On nous immole, s’écria Danton, à l’ambition de quelques lâches brigands ; mais ils ne jouiront pas longtemps du fruit de leur criminelle victoire. J'entraîne Robespierre... Robespierre me suit. Ils furent conduits à la conciergerie et de là à l’échafaud.

Ils marchèrent au supplice avec l’assurance ordinaire à cette époque. On avait mis sur pied beaucoup de troupes, et leur escorte était très nombreuse. La foule, ordinairement bruyante et approbatrice, était silencieuse. Camille Desmoulins, sur la charrette fatale, s’étonnait encore de sa condamnation, et ne pouvait pas la comprendre : voilà donc, disait-il, la récompense destinée au premier apôtre de la liberté ! Danton portait la tête haute, et promenait un regard tranquille et fier autour de lui. Au pied de l’échafaud, il s’attendrit un moment. Ô ma bien-aimée ! s’écria-t-il, ô ma femme, je ne te verrai donc plus !... puis, s’interrompant tout à coup : Danton, point de faiblesse ! Ainsi périrent les tardifs, mais derniers défenseurs de l’humanité, de la modération ; les derniers qui voulurent la paix entre les vainqueurs de la révolution, la miséricorde pour les vaincus. Après eux aucune voix ne se fit plus entendre de quelque temps contre la dictature de la terreur ; elle frappa, d’un bout de la France à l’autre, des coups redoublés et silencieux. Les Girondins avaient voulu prévenir ce régime violent, les Dantonistes voulurent l’arrêter, tous périrent ; et les dominateurs eurent d’autant plus de victimes à frapper qu’ils comptèrent plus d'ennemis. On ne s’arrête, dans cette carrière sanglante, que lorsqu’on est tué soi-même. Les décemvirs, après la chute définitive des Girondins, avaient fait mettre la terreur à l’ordre du jour ; après la chute des Hébertistes, ils y avaient fait mettre la justice et la probité, parce que ceux-ci étaient des factieux impurs ; après la chute des Dantonistes, ils y firent mettre la terreur et toutes les vertus, parce qu’ils les appelaient le parti des indulgents et des immoraux.