HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

 

Chapitre premier. — Depuis le 5 mai 1789 jusqu’à la nuit du 4 août.

Ouverture des états généraux. — Opinion de la cour, du ministère, des divers corps du royaume touchant les états. — Vérification des pouvoirs. — Question du vote par ordre ou par tête. — L’ordre des communes se forme en assemblée nationale. — La cour fait fermer la salle des états ; serment du Jeu de Paume. — La majorité de l’ordre du clergé se réunit aux communes. — Séance royale du 23 juin, son inutilité. — Projet de la cour ; événements des 12, 13 et 14 juillet ; renvoi de Necker ; insurrection de Paris ; formation de la garde nationale ; siége et prise de la Bastille. — Suite du 14 juillet. — Décrets de la nuit du 4 août. — Caractère de la révolution qui vient de s’opérer.

 

 

Le 5 mai 1789 était le jour fixé pour l’ouverture des états généraux. La veille, une cérémonie religieuse précéda leur installation. Le roi, sa famille, ses ministres, les députés des trois ordres se rendirent processionnellement de l’église Notre-Dame à l’église Saint-Louis, pour y entendre la messe d’ouverture. On ne vit pas sans ivresse le retour de cette solennité nationale dont la France était privée depuis si longtemps. Elle eut l’aspect d’une fête. Une multitude immense était venue à Versailles de toutes parts ; le temps était magnifique ; on avait prodigué la pompe des décorations. Le mouvement de la musique, l’air de bonté et de satisfaction du roi, les grâces et la beauté noble de la reine, et, autant que cela, les espérances communes exaltaient tout le monde. Mais on remarqua avec peine l’étiquette, les costumes, les séparations de rang des états de 1614. Le clergé, en soutane, grand manteau, bonnet carré, ou en robe violette et en rochet, occupait la première place. Venait ensuite la noblesse, en habit noir, veste et parement de drap d’or, cravate de dentelle et chapeau à plumes blanches, retroussé à la Henri IV. Enfin le modeste tiers état se trouvait le dernier, vêtu de noir, le manteau court, la cravate de mousseline et le chapeau sans plumes et sans ganses. à l’église, les mêmes distinctions existèrent pour les places entre les trois ordres.

Le lendemain, la séance royale eut lieu dans la salle des Menus. Des tribunes en amphithéâtre étaient remplies de spectateurs. Les députés furent appelés et introduits suivant l’ordre établi en 1614. Le clergé était conduit à droite, la noblesse à gauche, les communes en face du trône, placé au fond de la salle. De vifs applaudissements accueillirent la députation du Dauphiné, celle de Crépi en Valois dont faisait partie le duc d’Orléans, et celle de Provence. M. Necker, lorsqu’il entra, fut aussi l’objet de l’enthousiasme général. La faveur publique s’attachait à tous ceux qui avaient contribué à la convocation des états généraux. Lorsque les députés et les ministres eurent pris leurs places, le roi parut, suivi de la reine, des princes et d’un brillant cortège. La salle retentit d’applaudissements à son arrivée. Louis XVI se plaça sur son trône ; et dès qu’il eut mis son chapeau, les trois ordres se couvrirent en même temps.

Les communes, contre l’usage des anciens états, imitèrent, sans hésiter, le clergé et la noblesse : le temps était passé où le troisième ordre devait se tenir découvert et parler à genoux. On attendit alors dans le plus grand silence les paroles du roi. On était avide d’apprendre quelles étaient les dispositions réelles du gouvernement à l’égard des états. Voudrait-il assimiler la nouvelle assemblée aux anciennes, ou bien lui accorderait-il le rôle que lui assignaient les besoins de l’état et la grandeur des circonstances ? Messieurs, dit le roi avec émotion, ce jour que mon cœur attendait tant est enfin arrivé, et je me vois entouré des représentants de la nation à laquelle je me fais gloire de commander. Un long intervalle s’était écoulé depuis les dernières tenues des états généraux ; et, quoique la convocation de ces assemblées parût être tombée en désuétude, je n’ai pas balancé à rétablir un usage dont le royaume peut tirer une nouvelle force, et qui peut ouvrir à la nation une nouvelle source de bonheur. Ces premières paroles, qui promettaient beaucoup, ne furent suivies que d’explications sur la dette et d’annonces de réductions dans les dépenses.

Le roi, au lieu de tracer sagement aux états la marche qu’ils devaient suivre, invitait les ordres à être d’accord entre eux, exprimait des besoins d’argent, des craintes d’innovations, et se plaignait de l’inquiétude des esprits, sans annoncer aucune mesure qui pût la calmer. Cependant il fut extrêmement applaudi lorsqu’il prononça en achevant son discours, ces mots qui peignaient bien ses intentions : tout ce qu’on peut attendre du plus tendre intérêt au bonheur public, tout ce qu’on peut demander à un souverain, le premier ami de ses peuples, vous pouvez, vous devez l’espérer de mes sentiments. Puisse, messieurs, un heureux accord régner dans cette assemblée, et cette époque devenir à jamais mémorable pour le bonheur et la prospérité du royaume ! C’est le souhait de mon cœur, c’est le plus ardent de mes vœux ; c’est enfin le prix que j’attends de la droiture de mes intentions et de mon amour pour mes peuples.

Le garde des sceaux Barentin parla ensuite ; son discours fut une véritable amplification sur les états généraux et sur les bienfaits du roi. Après un long préambule, il aborda enfin les questions du moment : sa majesté, dit-il, en accordant une double représentation en faveur du plus nombreux des trois ordres, de celui sur lequel pèse principalement le fardeau de l’impôt, n’a point changé la forme des anciennes délibérations. Quoique celle par tête, en ne produisant qu’un seul résultat, paraisse avoir l’avantage de mieux faire connaître le désir général, le roi a voulu que cette nouvelle forme ne puisse s’opérer que du consentement libre des états généraux et avec l’approbation de sa majesté. Mais, quelle que doive être la manière de prononcer sur cette question, quelles que soient les distinctions à faire entre les différents objets qui deviendront la matière des délibérations, on ne doit pas douter que l’accord le plus parfait ne réunisse les trois ordres relativement à l’impôt.

Le gouvernement n’était pas éloigné du vote par tête dans les matières pécuniaires, parce qu’il était plus expéditif, tandis que dans les matières politiques il se déclarait en faveur du vote par ordre, qui était très-propre à empêcher les innovations. Il voulait ainsi parvenir à son but, les subsides, et ne pas permettre à la nation d’atteindre le sien, les réformes. La manière dont le garde des sceaux fixa les attributions des états généraux fit ressortir encore davantage les intentions de la cour. Il les réduisit en quelque sorte à l’examen de l’impôt pour le voter, à la discussion d’une loi sur la presse pour lui imposer des bornes, et à la réforme de la législation civile et criminelle. Il proscrivit tous les autres changements, et il finit en disant : les demandes justes ont été accordées ; le roi ne s’est point arrêté aux murmures indiscrets ; il a daigné les couvrir de son indulgence ; il a pardonné jusqu’à l’expression de ces maximes fausses et outrées à la faveur desquelles on voudrait substituer des chimères pernicieuses aux principes inaltérables de la monarchie. Vous rejetterez, messieurs, avec indignation ces innovations dangereuses que les ennemis du bien public voudraient confondre avec les changements heureux et nécessaires qui doivent amener cette régénération, le premier vœu de sa majesté.

C’était peu connaître le vœu de la nation, ou c’était le combattre bien ouvertement. L’assemblée peu satisfaite se rejeta vers M. Necker, de la part duquel elle attendait un tout autre langage. Il était le ministre populaire, il avait fait obtenir la double représentation, et l’on espérait qu’il approuverait le vote par tête, qui devait seul permettre au tiers état d’utiliser son nombre. Mais il parla en contrôleur général et en homme prudent ; son discours, qui dura trois heures, fut un long budget de finances ; et lorsqu’il en vint, après avoir lassé l’assemblée, à la question qui occupait tous les esprits, il la laissa indécise, pour ne se commettre ni avec la cour ni avec le peuple.

Le gouvernement aurait dû mieux comprendre l’importance des états généraux. Le retour de cette assemblée annonçait seul une grande révolution. Attendus avec espérance par la nation, ils reparaissaient à une époque où l’ancienne monarchie était affaissée et où ils étaient seuls capables de réformer l’état, de pourvoir aux besoins de la royauté. La difficulté des temps, la nature de leur mandat, le choix de leurs membres, tout annonçait qu’ils n’étaient plus convoqués comme contribuables, mais comme législateurs. Le droit de régénérer la France leur était accordé par l’opinion, dévolu par leurs cahiers, et ils devaient trouver, dans l’énormité des abus et dans les encouragements publics, la force d’entreprendre et d’accomplir cette grande tâche. Il importait au roi de s’associer à leurs travaux. Il aurait pu de cette manière restaurer son pouvoir, et se garantir des excès d’une révolution en l’opérant lui-même. Si, prenant l’initiative des changements, il avait fixé avec fermeté, mais avec justice, le nouvel ordre des choses ; si, réalisant les vœux de la France, il eût déterminé les droits des citoyens, les attributions des états généraux, les limites de la royauté ; s’il eût renoncé à l’arbitraire pour lui, à l’inégalité pour la noblesse, aux privilèges pour les corps ; enfin, s’il eût accompli toutes les réformes qui étaient réclamées par l’opinion et qui furent exécutées par l’assemblée constituante, cette résolution aurait prévenu les funestes dissensions qui éclatèrent plus tard. Il est rare de trouver un prince qui consente au partage de son pouvoir et qui soit assez éclairé pour céder ce qu’il sera réduit à perdre. Cependant Louis XVI l’aurait fait s’il avait été moins dominé par ses alentours et s’il eût suivi ses inspirations personnelles. Mais l’anarchie la plus grande régnait dans les conseils du roi. Lorsque les états généraux s’assemblèrent, aucune mesure n’avait été prise ; on n’avait rien décidé de ce qui pouvait prévenir les contestations. Louis XVI flottait irrésolu entre son ministère, dirigé par Necker, et sa cour, dirigée par la reine et quelques princes de sa famille.

Necker, satisfait d’avoir obtenu la double représentation du tiers état, craignait l’indécision du roi et le mécontentement de la cour. N’appréciant pas assez l’importance d’une crise qu’il considérait plus comme financière que comme sociale, il attendait les événements pour agir, et se flattait de les conduire sans avoir rien fait pour les préparer. Il sentait que l’ancienne organisation des états ne pouvait plus être maintenue, que l’existence des trois ordres, ayant chacun le droit de refus, s’opposait à l’exécution des réformes et à la marche de l’administration. Il espérait, après l’épreuve de cette triple opposition, réduire le nombre des ordres, et faire adopter le gouvernement anglais en réunissant le clergé et la noblesse dans une seule chambre, et le tiers état dans une autre. Il ne voyait pas que, la lutte une fois engagée, son intervention serait vaine ; que les demi-mesures ne conviendraient à personne ; que les plus faibles par opiniâtreté et les plus forts par entraînement refuseraient ce système modérateur. Les concessions ne satisfont qu’avant la victoire.

La cour, loin de vouloir régulariser les états généraux, désirait les annuler. Elle préférait la résistance accidentelle des grands corps du royaume au partage de l’autorité avec une assemblée permanente. La séparation des ordres favorisait ses vues ; elle comptait fomenter leur désaccord et les empêcher d’agir. Les états généraux n’avaient jamais eu aucun résultat à cause du vice de leur organisation ; elle espérait d’autant plus qu’il en serait encore de même que les deux premiers ordres étaient moins disposés à condescendre aux réformes sollicitées par le dernier. Le clergé voulait conserver ses privilèges et son opulence ; il prévoyait bien qu’il aurait plus de sacrifices à faire que d’avantages à acquérir. La noblesse, de son côté, tout en reprenant une indépendance politique depuis longtemps perdue, n’ignorait point qu’elle aurait plus à céder au peuple qu’à obtenir de la royauté. C’était presque uniquement en faveur du tiers état que la nouvelle révolution allait s’opérer, et les deux premiers ordres étaient portés à se coaliser avec la cour contre lui, comme naguère ils s’étaient coalisés avec lui contre la cour. L’intérêt seul motivait ce changement de parti, et ils se réunissaient au monarque sans attachement, comme ils avaient défendu le peuple sans vue de bien public.

Rien ne fut épargné pour maintenir la noblesse et le clergé dans ces dispositions. Les députés de ces deux ordres furent l’objet des prévenances et des séductions. Un comité, dont les plus illustres personnages faisaient partie, se tenait chez la comtesse de Polignac ; leurs principaux membres y furent admis. C’est là qu’on gagna d’Éprémesnil et d’Entraigue, deux des plus ardents défenseurs de la liberté dans le parlement ou avant les états généraux, et qui devinrent depuis des antagonistes déclarés. C’est là que fut réglé le costume des députés des divers ordres, et qu’on chercha à les séparer d’abord par l’étiquette, ensuite par l’intrigue et en dernier lieu par la force. Le souvenir des anciens états généraux dominait la cour : elle croyait pouvoir régler le présent sur le passé, contenir Paris par l’armée, les députés du tiers par ceux de la noblesse, maîtriser les états en divisant les ordres, et pour séparer les ordres, faire revivre les anciens usages, qui relevaient la noblesse et abaissaient les communes. C’est ainsi qu’après la première séance on crut avoir tout empêché en n’accordant rien.

Le 6 mai, lendemain de l’ouverture des états, la noblesse et le clergé se rendirent dans leurs chambres respectives et se constituèrent. Le tiers, à qui sa double représentation avait fait accorder la salle des états, parce qu’elle était la plus grande, y attendit les deux autres ordres ; il considéra sa situation comme provisoire, ses membres comme députés présumés, et adopta un système d’inertie jusqu’à ce que le clergé et la noblesse se ralliassent à lui. Alors commença une lutte mémorable, dont l’issue devait décider si la révolution serait opérée ou interdite. Tout l’avenir de la France était dans la séparation ou dans la réunion des ordres. Cette importante question s’éleva à propos de la vérification des pouvoirs. Les députés populaires prétendaient avec raison qu’elle devait être faite en commun, puisque, même en se refusant à la réunion des ordres, on ne pouvait pas contester l’intérêt que chacun d’eux avait à l’examen des pouvoirs des autres ; les députés privilégiés prétendaient au contraire que, les ordres ayant une existence distincte, la vérification devait être faite à part. Ils sentaient qu’une seule opération commune rendait pour l’avenir toute séparation impossible.

Les communes agirent avec beaucoup de circonspection, de maturité et de constance. Ce fut par une suite d’efforts qui n’étaient pas sans périls, de succès lents et peu décisifs, de luttes constamment renaissantes, qu’elles arrivèrent à leur but. L’inaction systématique qu’elles adoptèrent dès le commencement était le parti le plus sage et le plus sûr : il est des occasions où il ne faut que savoir attendre pour triompher. Les communes étaient unanimes, et formaient à elles seules la moitié numérique des états généraux ; la noblesse comptait dans son sein des dissidents populaires ; la majorité du clergé, composée de quelques évêques amis de la paix et de la nombreuse classe des curés, qui était le tiers état de l’église, avait des dispositions favorables aux communes. La lassitude devait donc opérer la réunion ; c’est ce que le tiers espéra, ce que les évêques craignirent, et ce qui les engagea, le 13 mai, à se proposer pour médiateurs. Mais cette médiation devait être sans résultat, puisque la noblesse ne voulait point le vote par tête, ni les communes le vote par ordre. Aussi les conférences conciliatoires, après avoir été vainement prolongées jusqu’au 27 mai, furent rompues par la noblesse, qui se prononça pour la vérification séparée.

Le lendemain de cette détermination hostile, les communes, résolues à se déclarer assemblée de la nation, invitèrent, au nom du Dieu de paix et de l’intérêt public, le clergé à se réunir à elles. La cour, alarmée de cette démarche, intervint pour faire reprendre les conférences. Les premiers commissaires conciliateurs avaient eu mission de régler les différends des commissaires. Par ce moyen, les états dépendaient d’une commission, et la commission avait pour arbitre le conseil du prince.

Mais ces nouvelles conférences n’eurent pas une issue plus heureuse que les premières : elles traînèrent en longueur, sans qu’aucun des ordres voulût rien céder à l’autre, et la noblesse finit par les rompre en confirmant tous ses arrêtés. Cinq semaines s’étaient déjà écoulées en pourparlers inutiles. Le tiers état, voyant que le moment était venu de se constituer, que de plus longs retards indisposeraient contre lui la nation, dont le refus des ordres privilégiés lui avait obtenu la confiance, se décida à agir et y mit la mesure et la fermeté qu’il avait montrées dans son inertie. Mirabeau annonça qu’un député de Paris avait une motion à faire ; et Sieyès, dont le caractère était timide, l’esprit entreprenant, qui avait beaucoup d’autorité par ses idées, et qui plus que tout autre était propre à motiver une décision, démontra l’impossibilité de l’accord, l’urgence de la vérification, la justice qu’il y avait à l’exiger en commun, et il fit décréter par l’assemblée que la noblesse et le clergé seraient invités à se rendre dans la salle des états, pour y assister à la vérification, qui aurait lieu tant en leur absence qu’en leur présence.

La mesure de la vérification générale fut suivie d’une autre plus énergique encore. Les communes, après avoir terminé la vérification, se constituèrent, le 17 juin, sur la motion de Sieyès, en assemblée nationale. Cette démarche hardie, par laquelle l’ordre le plus nombreux, et le seul dont les pouvoirs étaient légalisés, se déclarait la représentation de la France, méconnaissait les deux autres ordres jusqu’à ce qu’ils eussent subi la vérification, tranchait les questions jusque-là indécises, et changeait l’assemblée des états en assemblée du peuple. Le régime des ordres disparaissait dans les pouvoirs politiques, et c’était le premier pas vers l’abolition des classes dans le régime privé. Ce mémorable décret du 17 juin contenait la nuit du 4 août ; mais il fallait défendre ce qu’on avait osé décider, et il était à craindre qu’on ne pût pas maintenir une pareille détermination.

Le premier arrêté de l’assemblée nationale fut un acte de souveraineté. Elle plaça pour ainsi dire sous sa dépendance les privilégiés en proclamant l’indivisibilité du pouvoir législatif. Il lui restait à contenir la cour par les impôts. Elle déclara leur illégalité, vota néanmoins leur perception provisoire tant qu’elle serait réunie, et leur cessation si elle était dissoute ; elle rassura les capitalistes en consolidant la dette publique, et pourvut aux besoins du peuple en nommant un comité de subsistances.

Cette fermeté et cette prévoyance excitèrent l’enthousiasme de la nation. Mais ceux qui dirigeaient la cour sentirent que les divisions fomentées entre les ordres avaient manqué leur but ; qu’il fallait pour l’atteindre recourir à un autre moyen. L’autorité royale leur parut seule capable de prescrire le maintien des ordres que l’opposition de la noblesse ne pouvait plus conserver. On profita d’un voyage à Marly pour soustraire Louis XVI aux avis prudents et pacifiques de Necker, et pour lui faire adopter des projets hostiles. Ce prince, également accessible aux bons et aux mauvais conseils, entouré d’une cour livrée à l’esprit de parti, supplié, dans l’intérêt de sa couronne, au nom de la religion, d’arrêter la marche factieuse des communes, se laissa gagner, et promit tout. On décida qu’il se rendrait avec appareil à l’assemblée, casserait ses arrêtés, ordonnerait la séparation des ordres comme constitutive de la monarchie, et fixerait lui-même toutes les réformes que les états généraux devaient opérer. Dès lors le conseil secret occupa le gouvernement, et n’agit plus sourdement, mais d’une manière ouverte. Le garde des sceaux Barentin, le comte d’Artois, le prince de Condé, le prince de Conti, conduisirent seuls les projets qu’ils avaient concertés. Necker perdit toute influence : il avait proposé au roi un plan de conciliation qui aurait pu réussir avant que la lutte fût parvenue à ce degré d’animosité, mais qui ne le pouvait plus aujourd’hui. Il avait conseillé une nouvelle séance royale, dans laquelle on aurait accordé le vote par tête en matière d’impôts, et laissé subsister le vote par ordre en matière d’intérêts particuliers et de privilèges. Cette mesure, qui était défavorable aux communes, puisqu’elle tendait à maintenir les abus en investissant la noblesse et le clergé du droit d’empêcher leur abolition, aurait été suivie de l’établissement de deux chambres pour les prochains états généraux. Necker aimait les mi-partis, et voulait opérer, par des concessions successives, un changement politique qui devait être réalisé d’un seul coup. Le moment était venu d’accorder à la nation tous ses droits, ou de les lui laisser prendre. Son projet de séance royale, déjà bien insuffisant, fut changé en coup d’état par le nouveau conseil. Ce dernier crut que les injonctions du trône intimideraient l’assemblée, et que la France serait satisfaite de quelques promesses de réformes. Il ne savait pas que les derniers hasards auxquels il faut exposer la royauté sont ceux de la désobéissance.

Ordinairement les coups d’état éclatent d’une manière inattendue et surprennent ceux qu’ils doivent frapper. Il n’en fut pas de même de celui-ci : ses préparatifs contribuèrent à l’empêcher de réussir. On craignait que la majorité du clergé ne reconnût l’assemblée en se réunissant à elle, et, pour prévenir cette démarche décisive, au lieu d’avancer la séance royale, on ferma la salle des états, afin de suspendre l’assemblée jusqu’à ce jour. Les préparatifs qu’exigeait la présence du roi servirent de prétexte à cette inconvenante et maladroite mesure. L’assemblée était alors présidée par Bailly. Ce citoyen vertueux avait obtenu, sans les rechercher, tous les honneurs de la liberté naissante. Il fut le premier président de l’assemblée, comme il avait été le premier député de Paris et comme il devait être son premier maire. Il était chéri des siens, respecté de ses adversaires, et, quoiqu’il eût les vertus les plus douces et les plus éclairées, il possédait au plus haut degré le courage du devoir. Averti par le garde des sceaux, dans la nuit du 20 juin, de la suspension des séances, il se montra fidèle au vœu de l’assemblée, et ne craignit pas de désobéir à la cour. Le lendemain, à l’heure fixée, il se rendit à la salle des états, la trouva envahie par la force armée, et protesta contre cet acte de despotisme. Sur ces entrefaites les députés survinrent, la rumeur augmenta ; tous se montrèrent résolus à braver les périls d’une réunion. Les plus indignés voulaient aller tenir l’assemblée à Marly, sous les fenêtres mêmes du prince ; une voix désigna le Jeu de Paume ; cette proposition fut accueillie, et les députés s’y rendirent en cortège. Bailly était à leur tête ; le peuple les suivit avec enthousiasme ; des soldats vinrent eux-mêmes leur servir de gardes ; et là, dans une salle nue, les députés des communes, debout, les mains levées, le cœur plein de la sainteté de leur mission, jurèrent tous, hors un seul, de ne se séparer qu’après avoir donné une constitution à la France. Ce serment solennel, prêté le 20 juin, à la face la nation, fut suivi le 22 d’un important triomphe. L’assemblée, toujours privée du lieu de ses séances, ne pouvant plus se réunir dans le Jeu de Paume, que les princes avaient fait retenir pour qu’on le leur refusât, se rendit à l’église de Saint-Louis. C’est dans cette séance que la majorité du clergé se réunit à elle au milieu des plus patriotiques transports. Ainsi les mesures prises pour intimider l’assemblée élevèrent son courage et hâtèrent la réunion qu’elles devaient empêcher. Ce fut par deux échecs que la cour préluda à la fameuse séance du 23 juin.

Elle arriva enfin. Une garde nombreuse entoura la salle des états généraux ; la porte fut ouverte aux députés, mais interdite au public. Le roi parut environné de l’appareil de la puissance. Il fut reçu, contre l’ordinaire, dans un morne silence. Le discours qu’il prononça mit le comble au mécontentement par le ton d’autorité avec lequel il dicta des mesures réprouvées par l’opinion et par l’assemblée. Le roi se plaignit d’un désaccord excité par la cour elle-même ; il condamna la conduite de l’assemblée, qu’il ne reconnut que comme l’ordre du tiers état ; il cassa tous ses arrêtés, prescrivit le maintien des ordres, imposa les réformes et détermina leurs limites, enjoignit aux états généraux de les accepter, les menaça de les dissoudre et de faire seul le bien du royaume s’il rencontrait encore quelque opposition de leur part. Après cette scène d’autorité, qui ne convenait point aux circonstances, et qui n’était point selon son cœur, Louis XVI se retira, en commandant aux députés de se séparer. Le clergé et la noblesse obéirent. Les députés du peuple, immobiles, silencieux, indignés, ne quittèrent point leurs siéges. Ils restèrent quelque temps dans cette attitude. Tout à coup Mirabeau, rompant le silence, dit : messieurs, j’avoue que ce que vous venez d’entendre pourrait être le salut de la patrie, si les présents du despotisme n’étaient pas toujours dangereux. Quelle est cette insultante dictature ? L’appareil des armes, la violation du temple national, pour vous commander d’être heureux ! Qui vous fait ce commandement ? Votre mandataire. Qui vous donne des lois impérieuses ? Votre mandataire, lui qui doit les recevoir de vous, de nous, messieurs, qui sommes revêtus d’un sacerdoce politique et inviolable ; de nous enfin de qui seuls vingt-cinq millions d’hommes attendent un bonheur certain, parce qu’il doit être consenti, donné et reçu par tous. Mais la liberté de vos délibérations est enchaînée ; une force militaire environne l’assemblée ! Où sont les ennemis de la nation ? Catilina est-il à nos portes ? Je demande qu’en vous couvrant de votre dignité, de puissance législative, vous vous renfermiez dans la religion de votre serment ; il ne nous permet de nous séparer qu’après avoir fait la constitution. Le grand maître des cérémonies, voyant que l’assemblée ne se séparait point, vient lui rappeler l’ordre du roi. Allez dire à votre maître, s’écria Mirabeau, que nous sommes ici par l’ordre du peuple, et que nous n’en sortirons que par la puissance des baïonnettes. — vous êtes aujourd’hui, ajouta Sièyes avec calme, ce que vous étiez hier ; délibérons ; et l’assemblée, pleine de résolution et de majesté, se mit à délibérer. Sur la motion de Camus, elle persista dans tous ses arrêtés ; et, sur celle de Mirabeau, elle décréta l’inviolabilité de ses membres.

Ce jour-là fut perdue l’autorité royale. L’initiative des lois et la puissance morale passèrent du monarque à l’assemblée. Ceux qui, par leurs conseils, avaient provoqué la résistance n’osèrent pas la punir. Necker, dont le renvoi avait été décidé le matin, fut le soir conjuré de rester par la reine et par Louis XVI. Ce ministre avait désapprouvé la séance royale, et en refusant d’y assister il s’était concilié de nouveau la confiance de l’assemblée, qu’il avait perdue par ses hésitations. Le temps des disgrâces était pour lui le temps de la popularité : il devenait alors par ses refus l’allié de l’assemblée, qui se déclarait son soutien. Il faut à chaque époque un homme qui serve de chef et dont le nom soit l’étendard d’un parti ; tant que l’assemblée eut à lutter contre la cour, cet homme fut Necker. à la première séance, la partie du clergé qui s’était réunie à l’assemblée dans l’église de Saint-Louis vint de nouveau siéger avec elle ; peu de jours après, quarante-sept membres de la noblesse, parmi lesquels se trouvait le duc d’Orléans, opérèrent aussi leur réunion, et la cour se vit enfin obligée d’inviter elle-même la majorité de la noblesse et la minorité du clergé à cesser une dissidence désormais inutile. Le 27 juin la délibération devint générale ; les ordres cessèrent d’exister de droit, et bientôt disparurent de fait. Ils avaient conservé, même dans la salle commune, des places distinctes, qui finirent par être confondues ; les vaines prééminences de corps devaient s’évanouir en présence de l’autorité nationale.

La cour, après avoir inutilement tenté d’empêcher la formation de l’assemblée, n’avait plus qu’à s’associer à elle pour diriger ses travaux. Elle pouvait encore, avec la prudence et de la bonne foi, réparer ses fautes et faire oublier ses attaques. Il est des moments où l’on a l’initiative des sacrifices ; il en est d’autres où il ne reste plus qu’à se donner le mérite de leur acceptation. à l’ouverture des états généraux, le roi aurait pu faire lui-même la constitution ; il allait aujourd’hui la recevoir de l’assemblée ; s’il se fût soumis à cette position, il l’eût infailliblement améliorée. Mais, revenus de la première surprise de la défaite, les conseillers de Louis XVI résolurent de recourir à l’emploi des baïonnettes après avoir échoué dans celui de l’autorité. Ils lui firent entendre que le mépris des ordres, la sûreté de son trône, le maintien des lois du royaume, la félicité même de son peuple exigeaient qu’il rappelât l’assemblée à la soumission ; que cette dernière, placée à Versailles, voisine de Paris, deux villes déclarées en sa faveur, devait être domptée par la force ; qu’il fallait la transférer dans un autre lieu, ou la dissoudre ; que cette résolution était urgente, afin de l’arrêter dans sa marche, et qu’il était nécessaire pour l’exécuter d’appeler en toute hâte des troupes qui intimidassent l’assemblée et qui continssent Versailles et Paris.

Pendant que ces trames s’ourdissaient, les députés de la nation ouvraient leurs travaux législatifs, et préparaient cette constitution si impatiemment attendue et qu’ils croyaient ne devoir plus être retardée. Des adresses leur étaient envoyées de Paris et des principales villes du royaume ; on les félicitait de leur sagesse, et on les encourageait à poursuivre l’œuvre de la régénération française. Sur ces entrefaites les troupes arrivaient en grand nombre : Versailles prenait l’aspect d’un camp ; la salle des états était environnée de gardes, l’entrée en était interdite aux citoyens ; Paris était cerné par divers corps d’armée, qui semblaient postés pour en faire, suivant le besoin, le blocus ou le siége. Ces immenses préparatifs militaires, des trains d’artillerie venus des frontières, la présence des régiments étrangers, dont l’obéissance était sans bornes, annonçaient des projets sinistres. Le peuple était inquiet et agité ; l’assemblée voulut éclairer le monarque et lui demander le renvoi des troupes. Sur la proposition de Mirabeau, elle fit, le 9 juillet, une adresse au roi, respectueuse et ferme, mais qui fut inutile. Louis XVI déclara qu’il était seul juge de la nécessité de faire venir ou de renvoyer les troupes, assura que ce n’était là qu’une armée de précaution pour empêcher les troubles et garder l’assemblée ; il lui offrit d’ailleurs de la transférer à Noyon ou à Soissons, c’est-à-dire de la placer entre deux armées, de la priver de l’appui du peuple.

Paris était dans la plus grande fermentation ; cette ville immense était unanime dans son dévouement à l’assemblée. Les périls dont les représentants de la nation étaient menacés, les siens propres et le défaut de subsistances la disposaient à un soulèvement. Les capitalistes, par intérêt et dans la crainte de la banqueroute ; les hommes éclairés et toute la classe moyenne, par patriotisme ; le peuple, pressé par ses besoins, rejetant ses souffrances sur les privilégiés et sur la cour, désireux d’agitation et de nouveautés, avaient embrassé avec chaleur la cause de la révolution. Il est difficile de se figurer le mouvement qui agitait cette capitale de la France. Elle sortait du repos et du silence de la soumission ; elle était comme surprise de la nouveauté de la situation, et s’enivrait de liberté et d’enthousiasme. La presse échauffait les esprits, les journaux répandaient les délibérations de l’assemblée, et faisaient assister en quelque sorte à ses séances ; on discutait en plein air, sur les places publiques, les questions qui étaient agitées dans son sein. C’était au Palais-Royal surtout que se tenait l’assemblée de la capitale. Le jardin était toujours rempli d’une foule qui semblait permanente et qui se renouvelait sans cesse. Une table servait de tribune ; le premier citoyen, d’orateur ; là on haranguait sur les dangers de la patrie, et on s’excitait à la résistance. Déjà, sur une motion faite au Palais-Royal, les prisons de l’Abbaye avaient été forcées, et des grenadiers des gardes françaises, qui y avaient été enfermés pour avoir refusé de tirer sur le peuple, en avaient été ramenés en triomphe. Cette émeute n’avait pas eu de suite ; une députation avait sollicité, en faveur des prisonniers délivrés, l’intérêt de l’assemblée, qui les avait recommandés à la clémence du roi ; ils s’étaient remis en prison, et ils avaient reçu leur grâce. Mais ce régiment, l’un des plus complets et des plus braves, était devenu favorable à la cause populaire. Telles étaient les dispositions de Paris lorsque la cour, après avoir établi des troupes à Versailles, à Sèvres, au Champ-de-Mars, à Saint-Denis, crut pouvoir exécuter son plan. Elle commença, le 11 juillet, par l’exil de Necker et le renouvellement complet du ministère. Le maréchal de Broglie, la Galissonnière, le duc de la Vauguyon, le baron de Breteuil et l’intendant Foulon furent désignés comme remplaçants de Puységur, de Montmorin, de la Luzerne, de Saint-Priest et de Necker. Celui-ci reçut, le samedi 11 juillet, pendant son dîner, un billet du roi qui lui enjoignait de quitter le royaume sur-le-champ. Il dîna tranquillement sans faire part de l’ordre qu’il avait reçu, monta ensuite en voiture avec madame Necker, comme pour aller à Saint-Ouen, et prit la route de Bruxelles.

Le lendemain dimanche, 12 juillet, on apprit à Paris, vers les quatre heures du soir, la disgrâce de Necker et son départ pour l’exil. Cette mesure y fut considérée comme l’exécution du complot dont on avait aperçu les préparatifs. Dans peu d’instants, la ville fut dans la plus grande agitation, des rassemblements se formèrent de toutes parts, plus de dix mille personnes se rendirent au Palais-Royal, émues par cette nouvelle, disposées à tout, mais ne sachant quelle mesure prendre. Un jeune homme, plus hardi que les autres et l’un des harangueurs habituels de la foule, Camille Desmoulins, monte sur une table, un pistolet à la main, et il s’écrie : Citoyens, il n’y a point un moment à perdre ; le renvoi de Necker est le tocsin d’une Saint-Barthélemy de patriotes ! Ce soir tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ-de-Mars pour nous égorger ! Il ne nous reste qu’une ressource, c’est de courir aux armes. On approuve par de bruyantes acclamations. Il propose de prendre des cocardes pour se reconnaître et se défendre. Voulez-vous, dit-il, le vert, couleur de l’espérance, ou le rouge, couleur de l’ordre libre de Cincinnatus ?Le vert ! Le vert ! répond la multitude. L’orateur descend de la table, attache une feuille d’arbre à son chapeau, tout le monde l’imite ; les marronniers du palais sont presque dépouillés de leurs feuilles, et cette troupe se rend en tumulte chez le sculpteur Curtius. On prend les bustes de Necker et du duc d’Orléans, car le bruit que ce dernier devait être exilé s’était aussi répandu ; on les entoure d’un crêpe, et on les porte en triomphe. Ce cortège traverse les rues Saint-Martin, Saint-Denis, Saint-Honoré, et se grossit à chaque pas. Le peuple fait mettre chapeau bas à tous ceux qu’il rencontre. Le guet à cheval se trouve sur sa route, il le prend pour escorte. Le cortège s’avance ainsi jusqu’à la place Vendôme, où l’on promène les deux bustes autour de la statue de Louis XIV. Un détachement de royal allemand arrive, veut disperser le cortège, est mis en fuite à coups de pierres, et la multitude, continuant sa route, parvient jusqu’à la place Louis XV. Mais là elle est assaillie par les dragons du prince de Lambesc ; elle résiste quelques moments, puis est enfoncée ; le porteur d’un des bustes et un soldat des gardes françaises sont tués : le peuple se disperse, une partie fuit vers les quais, une autre se replie en arrière sur les boulevards, le reste se précipite dans les Tuileries par le pont Tournant. Le prince de Lambesc les poursuit dans le jardin, le sabre nu, à la tête de ses cavaliers ; il charge une multitude sans armes, qui n’était point du cortège et qui se promenait paisiblement. Dans cette charge, un vieillard est blessé d’un coup de sabre ; on se défend avec des chaises, on monte sur les terrasses ; l’indignation devient générale, et le cri aux armes ! Retentit bientôt partout, aux Tuileries, au Palais-Royal, dans la ville et dans les faubourgs.

Le régiment des gardes françaises était, comme nous l’avons déjà dit, bien disposé pour le peuple : aussi l’avait-on consigné dans ses casernes. Le prince de Lambesc, craignant malgré cela qu’il ne prît parti, donna ordre à soixante dragons d’aller se poster en face de son dépôt, situé dans la Chaussée-d’Antin. Les soldats des gardes, déjà mécontents d’être retenus comme prisonniers, s’émeuvent à la vue de ces étrangers, avec lesquels ils avaient eu une rixe peu de jours auparavant. Ils voulaient courir aux armes, et leurs officiers eurent beaucoup de peine à les retenir en employant tour à tour les menaces et les prières. Mais ils ne voulurent plus rien entendre lorsque quelques-uns des leurs vinrent annoncer la charge faite aux Tuileries et la mort d’un de leurs camarades. Ils saisirent leurs armes, brisèrent les grilles, se rangèrent en bataille à l’entrée de la caserne, en face des dragons, et leur crièrent : Qui vive ? — Royal allemand. — êtes-vous pour le tiers état ? — nous sommes pour ceux qui nous donnent des ordres. Alors les gardes françaises firent sur eux une décharge qui leur tua deux hommes, leur en blessa trois, et les mit en fuite. Elles s’avancèrent ensuite au pas de charge et la baïonnette en avant jusqu’à la place Louis XV, se placèrent entre les Tuileries et les Champs-élysées, le peuple et les troupes, et gardèrent ce poste pendant toute la nuit. Les soldats du Champs-de-Mars reçurent aussitôt l’ordre de s’avancer. Lorsqu’ils furent arrivés dans les Champs-élysées, les gardes françaises les reçurent à coups de fusil. On voulut les faire battre, mais ils refusèrent : les petits-suisses furent les premiers à donner cet exemple, que les autres régiments suivirent. Les officiers désespérés ordonnèrent la retraite ; les troupes rétrogradèrent jusqu’à la grille de Chaillot, d’où elles se rendirent bientôt dans le Champ-de-Mars. La défection des gardes françaises et le refus que manifestèrent les troupes, même étrangères, de marcher sur la capitale firent échouer les projets de la cour.

Pendant cette soirée, le peuple s’était transporté à l’hôtel de ville, et avait demandé qu’on sonnât le tocsin, que les districts fussent réunis et les citoyens armés. Quelques électeurs s’assemblèrent à l’hôtel de ville, et ils prirent l’autorité en main. Ils rendirent, pendant ces jours d’insurrection, les plus grands services à leurs concitoyens et à la cause de la liberté par leur courage, leur prudence et leur activité ; mais, dans la première confusion du soulèvement, il ne leur fut guère possible d’être écoutés. Le tumulte était à son comble, chacun ne recevait d’ordre que de sa passion. à côté des citoyens bien intentionnés étaient des hommes suspects qui ne cherchaient dans l’insurrection qu’un moyen de désordre et de pillage. Des troupes d’ouvriers, employés par le gouvernement à des travaux publics, la plupart sans domicile, sans aveu, brûlèrent les barrières, infestèrent les rues, pillèrent quelques maisons ; ce furent eux qu’on appela les brigands. La nuit du 12 au 13 se passa dans le tumulte et dans les alarmes.

Le départ de Necker, qui venait de soulever la capitale, ne produisit pas un moindre effet à Versailles et dans l’assemblée. La surprise et le mécontentement y furent les mêmes. Les députés se rendirent de grand matin dans la salle des états ; ils étaient mornes, et leur tristesse venait bien plus d’indignation que d’abattement. À l’ouverture de la séance, dit un député, plusieurs adresses d’adhésion aux décrets furent écoutées dans le morne silence de l’assemblée, moins attentive à la lecture qu’à ses propres pensées. Mounier prit la parole ; il dénonça le renvoi des ministres chers à la nation, le choix de leurs successeurs ; il proposa une adresse au roi pour lui demander leur rappel, lui faire entrevoir le danger des mesures violentes, les malheurs qui pouvaient suivre l’approche des troupes, et lui dire que l’assemblée s’opposait solennellement à une infâme banqueroute. à ces mots, l’émotion jusque-là contenue de l’assemblée éclata par des battements de mains et par des cris d’approbation. Lally-Tollendal, ami de Necker, s’avança ensuite d’un air triste, demanda la parole, et prononça un long et éloquent éloge du ministre exilé. Il fut écouté avec le plus grand intérêt ; sa douleur répondait au deuil public, la cause de Necker était celle de la patrie. La noblesse elle-même fit cause commune avec les membres du tiers état, soit qu’elle considérât le péril comme étant commun, soit qu’elle craignît d’encourir le même blâme que la cour si elle ne désapprouvait pas sa conduite, soit qu’elle obéît à l’entraînement général.

Un député noble, le comte de Virieu, donna l’exemple, et dit : Réunis pour la constitution, faisons la constitution : resserrons nos liens mutuels : renouvelons, confirmons, consacrons les glorieux arrêtés du 17 juin ; unissons-nous à cette résolution célèbre du 20 du même mois. Jurons tous, oui, tous, tous les ordres réunis, d’être fidèles à ces illustres arrêtés qui seuls aujourd’hui peuvent sauver le royaume. La constitution sera faite, ajouta le duc de la Rochefoucauld, ou nous ne serons plus. Mais l’accord fut bien plus unanime encore quand on vint annoncer à l’assemblée le soulèvement de Paris, les excès qui en avaient été la suite, les barrières incendiées, les électeurs assemblés à l’hôtel de ville, la confusion dans la capitale et les citoyens prêts à être attaqués par les troupes ou à s’égorger eux-mêmes. Il n’y eut qu’un seul cri dans la salle : Que le souvenir de nos divisions momentanées soit effacé ! Réunissons nos efforts pour le salut de la patrie ! On envoya sur-le-champ au roi une députation, composée de quatre-vingts membres, parmi lesquels se trouvaient tous les députés de Paris. L’archevêque de Vienne, président de l’assemblée, était à la tête. Elle devait représenter au roi les dangers qui menaçaient la capitale et le royaume, la nécessité de renvoyer les troupes et de confier la garde de la ville à la milice bourgeoise ; et, si le roi accédait à ces demandes, on devait faire partir une députation pour Paris, afin d’y annoncer ces consolantes nouvelles. Mais cette députation revint bientôt avec une réponse peu satisfaisante.

L’assemblée vit alors qu’elle n’avait plus à compter que sur elle-même, et que les projets de la cour étaient irrévocablement arrêtés. Loin de se décourager, elle n’en devint que plus ferme, et sur-le-champ à l’unanimité des suffrages, elle décréta la responsabilité des ministres actuels et de tous les conseillers du roi, de quelque rang et état qu’ils pussent être ; elle vota des regrets à Necker et aux ministres disgraciés ; elle déclara qu’elle ne cesserait d’insister sur l’éloignement des troupes et sur l’établissement des milices bourgeoises ; elle plaça la dette publique sous la sauvegarde de la loyauté française, et persista dans tous ses arrêtés précédents. Après ces mesures, elle en prit une dernière, qui n’était pas la moins nécessaire : craignant que, pendant la nuit, on ne fermât militairement la salle des états pour disperser l’assemblée, elle s’établit en permanence jusqu’à nouvel ordre ; elle décida qu’une partie des députés siégerait pendant la nuit, et qu’une autre viendrait la relever de grand matin. Pour épargner la fatigue d’une présidence continuelle au vénérable archevêque de Vienne, on nomma un vice-président, qui devait le suppléer dans ces moments extraordinaires. Le choix tomba sur la Fayette, qui tint la séance de nuit. Elle se passa sans délibération, les députés étaient sur leurs siéges, silencieux, mais calmes et résolus. C’est par ces motions, par ces regrets publics, par ces arrêtés, par cet enthousiasme unanime, par cette raison soutenue, par cette conduite inébranlable, que l’assemblée s’élevait de plus en plus à la hauteur de ses dangers et de sa mission.

À Paris, l’insurrection prit le 13 un caractère plus régulier. Dès le matin, le peuple se présenta à l’hôtel de ville ; on sonna le tocsin de la maison commune et celui de toutes les églises, des tambours parcoururent les rues en convoquant les citoyens. On se rassembla sur les places publiques ; des troupes se formèrent sous le nom de volontaires du Palais-Royal, volontaires des Tuileries, de la Basoche, de l’Arquebuse. Les districts se réunirent ; chacun d’eux vota deux cents hommes pour sa défense. Il ne manquait que des armes ; on en chercha partout où l’on espéra pouvoir en trouver ; on s’empara de celles qui étaient chez les armuriers et les fourbisseurs, en leur expédiant des reçus. On vint en demander à l’hôtel de ville ; les électeurs, toujours assemblés, répondirent vainement qu’ils n’en avaient point ; on en voulait à toute force. Les électeurs mandèrent alors le chef de la ville, M. de Flesselles, prévôt des marchands, qui seul connaissait l’état militaire de la capitale et dont l’autorité populaire pouvait être d’un grand secours dans de si difficiles conjonctures. Il arriva au milieu des applaudissements de la multitude : mes amis, dit-il, je suis votre père ; vous serez contents. Un comité permanent se forma à l’hôtel de ville pour prendre des mesures touchant le salut commun.

Vers le même temps, on vint annoncer que la maison des lazaristes, qui contenait beaucoup de grains, avait été dévastée, qu’on avait forcé le garde-meuble pour y prendre de vieilles armes, et que les boutiques des armuriers étaient pillées. On craignit les plus grands excès de la part de la multitude ; elle était déchaînée et il paraissait difficile de maîtriser sa fougue. Mais elle était dans un moment d’enthousiasme et de désintéressement. Elle désarma elle-même les gens suspects ; le blé trouvé chez les lazaristes fut porté à la halle ; on ne pilla aucune maison ; les voitures, les chariots, remplis de provisions, de meubles, de vaisselle, arrêtés aux portes de la ville, furent conduits à la place de Grève, devenue un vaste entrepôt. La foule s’y annoncerait d’un moment à l’autre en faisant toujours entendre le cri : des armes ! Il était alors près d’une heure. Le prévôt des marchands annonça l’arrivée prochaine de douze mille fusils de la manufacture de Charleville, qui seraient bientôt suivis de trente mille autres.

Cette assurance apaisa pour quelque temps le peuple, et le comité se livra avec un peu plus de calme à l’organisation de la milice bourgeoise. En moins de quatre heures le plan fut rédigé, discuté, adopté, imprimé et affiché. On décida que la garde parisienne serait portée jusqu’à nouvel ordre à quarante-huit mille hommes. Tous les citoyens furent invités à se faire inscrire pour y être incorporés ; chaque district eut son bataillon, chaque bataillon ses chefs ; on offrit le commandement de cette armée bourgeoise au duc d’Aumont, qui demanda vingt-quatre heures pour se décider. En attendant, le marquis de la Salle fut nommé commandant en second. La cocarde verte fut ensuite remplacée par la cocarde rouge et bleue ; c’étaient les couleurs de la ville. Tout cela fut le travail de quelques heures. Les districts apportaient leur adhésion aux mesures que le comité permanent venait de prendre. Les clercs du Châtelet, ceux du palais, les élèves en chirurgie, les soldats du guet, et ce qui valait mieux encore, les gardes françaises offraient leurs services à l’assemblée. Des patrouilles commençaient à se former et à parcourir les rues.

Le peuple attendait impatiemment l’effet des promesses du prévôt des marchands ; les fusils n’arrivaient pas, le soir approchait, on craignait pour la nuit une attaque de la part des troupes. On se crut trahi en apprenant que cinq milliers de poudre sortaient secrètement de Paris, et que le peuple des barrières venait de les arrêter. Mais bientôt les caisses arrivèrent, portant pour étiquette artillerie. Leur vue calma l’effervescence ; on les escorta à l’hôtel de ville ; on crut qu’elles contenaient les fusils attendus de Charleville : on les ouvrit, et on les trouva remplies de vieux linge et de morceaux de bois. Alors le peuple cria à la trahison, il éclata en murmures et en menaces contre le comité et contre le prévôt des marchands. Celui-ci s’excusa, dit qu’il avait été trompé, et, pour gagner du temps, ou pour se débarrasser de la foule, il l’envoya aux Chartreux, afin d’y chercher des armes. Mais il n’y en avait point, et elle en revint plus défiante et plus furieuse. Le comité vit alors qu’il n’avait point d’autres ressources pour armer Paris et pour guérir le peuple de ses soupçons que de faire forger des piques ; il ordonna d’en fabriquer cinquante mille, et sur-le-champ on se mit à l’œuvre. Pour éviter les excès de la nuit précédente, la ville fut illuminée, et des patrouilles la parcoururent dans tous les sens.

Le lendemain, le peuple, qui n’avait pas pu trouver des armes la veille, vint en demander de très grand matin au comité, en lui reprochant les refus et les défaites de la veille. Le comité en avait fait chercher vainement ; il n’en était point venu de Charleville ; on n’en avait point trouvé aux Chartreux ; l’Arsenal même était vide.

Le peuple, qui ne se contentait ce jour-là d’aucune excuse et qui se croyait de plus en plus trahi, se porta en masse vers l’hôtel des Invalides, qui contenait un dépôt d’armes considérable. Il ne montra aucune crainte des troupes établies au Champ-de-Mars, pénétra dans l’hôtel malgré les instances du gouverneur, M. de Sombreuil, trouva vingt-huit mille fusils cachés dans les caves, s’en empara, prit les sabres, les épées, les canons, et emporta toutes ces armes en triomphe. Les canons furent placés à l’entrée des faubourgs, au château des Tuileries, sur les quais, sur les ponts, pour la défense de la capitale contre l’invasion des troupes, à laquelle on s’attendait d’un moment à l’autre.

Pendant cette matinée même on donna l’alarme en annonçant que les régiments postés à Saint-Denis étaient en marche, et que les canons de la Bastille étaient braqués sur la rue Saint-Antoine. Le comité envoya de suite à la découverte, plaça des citoyens pour défendre ce côté de la ville, et députa au gouverneur de la Bastille pour l’engager à retirer ses canons et à ne commettre aucune hostilité. Cette alerte, la crainte qu’inspirait la forteresse, la haine des abus qu’elle protégeait, la nécessité d’occuper un point si important et de ne plus le laisser à ses ennemis dans un moment d’insurrection dirigèrent de ce côté l’attention du peuple. Depuis neuf heures du matin jusqu’à deux heures, il n’y eut qu’un mot d’ordre d’un bout de Paris à l’autre : à la Bastille ! à la Bastille ! Les citoyens s’y rendaient de tous les quartiers par pelotons, armés de fusils, de piques, de sabres. La foule qui l’environnait était déjà considérable ; les sentinelles de la place étaient postées, et les ponts levés comme dans un moment de guerre.

Un député du district de Saint-Louis de la Culture, nommé Thuriot de la Rosière, demanda alors à parler au gouverneur, M. Delaunay. Admis en sa présence, il le somma de changer la direction de ses canons. Le gouverneur répondit que les pièces avaient été de tout temps sur les tours ; qu’il n’était pas en son pouvoir de les faire descendre ; que, du reste, instruit des inquiétudes des Parisiens, il les avait fait retirer de quelques pas et sortir des embrasures. Thuriot obtint avec peine de pénétrer plus avant et d’examiner si l’état de la forteresse était aussi rassurant pour la ville que le disait le gouverneur. Il trouva, en avançant, trois canons dirigés sur les avenues de la place et prêts à balayer ceux qui entreprendraient de la forcer. Environ quarante Suisses et quatre-vingts invalides étaient sous les armes. Thuriot les pressa, ainsi que l’état-major de la place, au nom de l’honneur et de la patrie, de ne pas se montrer ennemis du peuple ; les officiers et les soldats jurèrent tous de ne pas faire usage de leurs armes s’ils n’étaient point attaqués. Thuriot monta ensuite sur les tours ; de là il aperçut une multitude immense qui accourait de toutes parts et le faubourg Saint-Antoine qui s’avançait en masse. Déjà au dehors on était inquiet de ne pas le voir revenir, et on le demandait à grands cris. Pour rassurer le peuple, il se montra sur le rebord de la forteresse, et fut salué par des applaudissements qui partirent du jardin de l’Arsenal. Il descendit, rejoignit les siens, leur fit part du résultat de sa mission, et se rendit ensuite au comité.

Mais la multitude impatiente demandait la reddition de la forteresse. De temps en temps on entendait s’élever du milieu d’elle ces paroles : nous voulons la Bastille ! Nous voulons la Bastille ! Plus résolus que les autres, deux hommes sortirent tout à coup de la foule, s’élancèrent sur un corps de garde, et frappèrent à coups de hache les chaînes du grand pont. Les soldats leur crièrent de se retirer, en les menaçant de faire feu ; mais ils continuèrent à frapper, et eurent bientôt brisé les chaînes, abaissé le pont, sur lequel ils se précipitèrent avec la foule. Ils avancèrent vers le second pont, pour l’abattre de même. La garnison fit alors une décharge de mousqueterie qui les dispersa. Ils n’en revinrent pas moins à l’attaque et pendant plusieurs heures tous leurs efforts se dirigèrent contre le second pont, dont l’approche était défendue par le feu continuel de la place. Le peuple, outré de cette résistance opiniâtre, essaya de briser les portes à coups de hache, et de mettre le feu au corps de garde ; mais la garnison fit une décharge à mitraille, qui fut meurtrière pour les assiégeants et qui leur tua ou blessa beaucoup de monde. Ils n’en devinrent que plus ardents ; et, secondés par l’audace et par la constance des braves Hélie et Hulin, qui étaient à leur tête, ils continuèrent le siége avec acharnement.

Le comité de l’hôtel de ville était dans la plus grande anxiété. Le siége de la Bastille lui paraissait une entreprise téméraire. Il recevait coup sur coup la nouvelle des désastres survenus au pied de la forteresse. Il était entre le danger des troupes, si elles étaient victorieuses, et celui de la multitude, qui lui demandait des munitions pour continuer le siége. Comme il ne pouvait pas en donner, parce qu’il en manquait, on criait à la trahison. Il avait envoyé deux députations pour suspendre les hostilités et inviter le gouverneur à confier la garde de la place à des citoyens ; mais au milieu du tumulte, des cris, de la décharge de la mousqueterie, elles n’avaient pu se faire écouter. Il en envoya une troisième avec un tambour et un drapeau pour être plus facilement reconnue, mais elle ne fut pas plus heureuse : des deux côtés on ne voulut rien entendre. Malgré ses tentatives et son activité, l’assemblée de l’hôtel de ville était exposée aux soupçons populaires. Le prévôt des marchands excitait surtout la plus grande défiance. — Il nous a, disait l’un, déjà donné plusieurs fois le change dans cette journée. — Il parle, disait un autre, d’ouvrir une tranchée, et il ne cherche qu’à gagner du temps pour nous faire perdre le nôtre. — Camarades, s’écria alors un vieillard, que faisons-nous avec ces traîtres ? Marchez, suivez-moi ; sous deux heures la Bastille sera prise.

Il y avait plus de quatre heures qu’elle était assiégée, lorsque les gardes françaises survinrent avec du canon. Leur arrivée fit changer le combat de face. La garnison elle-même pressa le gouverneur de se rendre. Le malheureux Delaunay, craignant le sort qui l’attendait, voulut faire sauter la forteresse, et s’ensevelir sous ses débris et sous ceux du faubourg. Il s’avança en désespéré, avec une mèche allumée à la main, vers les poudres. La garnison l’arrêta elle-même, arbora pavillon blanc sur la plate-forme et renversa ses fusils, canons en bas, en signe de paix. Mais les assaillants combattaient et s’avançaient toujours en criant : abaissez les ponts ! à travers les créneaux un officier suisse demanda à capituler et à sortir avec les honneurs de la guerre. — Non, non ! s’écria la foule. — Le même officier proposa de mettre bas les armes si on leur promettait la vie sauve. — Abaissez le pont, lui répondirent les plus avancés des assaillants ; il ne vous arrivera rien. — Sur cette assurance, ils ouvrirent la porte, abaissèrent le pont, et les assiégeants se précipitèrent dans la Bastille. Ceux qui étaient à la tête de la multitude voulurent sauver de sa vengeance le gouverneur, les Suisses et les invalides ; mais elle criait : Livrez-nous- les, livrez-nous-les ; ils ont fait feu sur leurs concitoyens, ils méritent d’être pendus. Le gouverneur, quelques Suisses et quelques invalides furent arrachés à la protection de leurs défenseurs et inhumainement mis à mort par la foule implacable.

Le comité permanent ignorait l’issue du combat. La salle des séances était encombrée d’une multitude furieuse qui menaçait le prévôt des marchands et les électeurs. Flesselles commençait à être inquiet de sa position : il était pâle, troublé ; en butte aux reproches et aux plus violentes menaces, on l’avait forcé de se rendre de la salle du comité dans la salle de l’assemblée générale, où était réunie une immense quantité de citoyens. — Qu’il vienne, qu’il nous suive ! Avait-on crié de toutes parts. — C’en est trop, répondit Flesselles ; marchons, puisqu’ils le veulent ; allons où je suis attendu. —Mais à peine était-il arrivé dans la grande salle que l’attention de la multitude fut détournée par des cris qui s’élevèrent de la place de Grève ; on entendit : Victoire ! Victoire ! Liberté ! C’étaient les vainqueurs de la Bastille, dont on annonçait l’arrivée. Ils entrèrent bientôt eux-mêmes dans la salle, en offrant la pompe la plus populaire et la plus effrayante. Ceux qui s’étaient le plus signalés étaient portés en triomphe et couronnés de lauriers. Ils étaient escortés de plus de quinze cents hommes, les yeux ardents, les cheveux en désordre, ayant toute sorte d’armes, se pressant les uns les autres, et faisant craquer les boiseries sous leurs pas. L’un portait les clefs et le drapeau de la Bastille, l’autre le règlement pendu à la baïonnette de son fusil ; un troisième, chose horrible ! Levait d’une main sanglante la boucle du col du gouverneur. Ce fut dans cet appareil que le cortège des vainqueurs de la Bastille, suivi d’une foule immense qui inondait la place et les quais, entra dans la salle de l’hôtel de ville pour apprendre au comité son triomphe, et décider du sort des prisonniers qui restaient. Quelques-uns voulaient s’en remettre au comité de leur jugement ; mais d’autres criaient : Point de quartier aux prisonniers ! Point de quartier à ceux qui ont tiré sur leurs concitoyens ! — Le commandant la Salle, l’électeur Moreau de Saint-Méry et le courageux Hélie parvinrent néanmoins à calmer la multitude et à obtenir d’elle une amnistie générale.

Mais alors vint le tour du malheureux Flesselles. On prétend qu’une lettre trouvée sur Delaunay prouvait sa trahison, qu’on soupçonnait déjà. J’amuse, lui disait-il, les Parisiens avec des cocardes et des promesses ; tenez bon jusqu’à ce soir ; vous aurez du renfort. Le peuple se pressa autour du bureau. Les plus modérés demandèrent qu’on se saisît de lui, et qu’il fût mis dans les prisons du Châtelet ; mais d’autres s’y opposèrent en disant qu’il fallait le conduire au Palais-Royal, pour y être jugé. Ce dernier vœu devint le vœu général. — Au Palais-Royal, au Palais-Royal ! s’écria-t-on de toutes parts. Eh bien ! Soit, messieurs, répondit Flesselles d’un air assez tranquille, allons au Palais-Royal. — À ces mots, il descendit de l’estrade, traversa la foule, qui s’ouvrit sur ses pas et qui le suivit sans lui faire aucune violence. Mais au coin du quai Pelletier un inconnu s’avança vers lui, et l’étendit mort d’un coup de pistolet. Après ces scènes d’armement, de tumulte, de combat, de vengeances, de meurtres, les Parisiens, qui s’attendaient pendant la nuit à une attaque que tout semblait faire craindre, se disposèrent à recevoir les ennemis. La population entière se mit à l’œuvre pour fortifier la ville. On forma des barricades, on ouvrit des retranchements, on dépava les rues, on forgea des piques, on fondit des balles ; les femmes transportèrent les pierres en haut des maisons pour écraser les soldats ; la garde nationale se partagea les postes ; Paris ressembla à un immense atelier et à un vaste camp, et toute cette nuit fut passée sous les armes et dans l’attente du combat.

Pendant que l’insurrection de Paris prenait ce caractère de fougue, de durée, de succès, que faisait-on à Versailles ? La cour se disposait à réaliser ses desseins contre la capitale et contre l’assemblée.

La nuit du 14 au 15 était fixée pour l’exécution. Le baron de Breteuil, chef du ministère, avait promis de relever dans trois jours l’autorité royale. Le commandant de l’armée réunie sous Paris, le maréchal de Broglie, avait reçu des pouvoirs illimités de toute espèce. Le 13, la déclaration du 23 juin devait être renouvelée, et le roi, après avoir forcé l’assemblée à l’accepter, devait la dissoudre. Quarante mille exemplaires de cette déclaration étaient prêts pour être répandus dans tout le royaume ; et, afin de subvenir aux besoins pressants du trésor, on avait fabriqué pour plus de cent millions de billets d’état. Le mouvement de Paris, loin de contrarier la cour, favorisait ses vues. Jusqu’au dernier moment elle le considéra comme une émeute passagère, facile à réprimer ; elle ne croyait ni à sa persévérance ni à sa réussite, et il ne lui paraissait pas possible qu’une ville de bourgeois pût résister à une armée.

L’assemblée connaissait tous ces projets. Depuis deux jours, elle siégeait continuellement au milieu des inquiétudes et des alarmes. Elle ignorait une grande partie de ce qui se passait à Paris. Tantôt on annonçait que l’insurrection était générale et que Paris marchait sur Versailles, tantôt que les troupes se mettaient en mouvement contre la capitale. On croyait entendre le canon, et l’on plaçait l’oreille à terre pour s’en assurer. Le 14 au soir, on annonça que le roi devait partir pendant la nuit, et que l’assemblée était laissée à la merci des régiments étrangers. Cette dernière crainte n’était pas sans fondement ; une voiture était constamment attelée, et depuis plusieurs jours les gardes du corps ne quittaient pas leurs bottes. D’ailleurs, à l’Orangerie, il s’était passé des scènes vraiment alarmantes : on avait préparé, par des distributions de vin et des encouragements, les troupes étrangères à leur expédition. Tout portait à croire que le moment décisif était venu.

Malgré l’approche et le redoublement du danger, l’assemblée se montrait inébranlable, et poursuivait ses premières résolutions. Mirabeau, qui le premier avait demandé le renvoi des troupes, provoqua l’envoi d’une nouvelle députation. Elle venait de partir lorsqu’un député, le vicomte de Noailles, arrivant de Paris, fit part à l’assemblée des progrès de l’insurrection, annonça le pillage des Invalides, l’armement du peuple et le siége de la Bastille. Un autre député, Wimpfen, vint ajouter à ce récit celui des dangers personnels qu’il avait courus, et assura que la fureur du peuple allait en croissant avec ses périls. L’assemblée proposa d’établir des courriers pour avoir des nouvelles toutes les demi-heures.

Sur ces entrefaites, deux électeurs, MM. Ganilh et Bancal des Issarts, envoyés par le comité de l’hôtel de ville en députation auprès de l’assemblée, lui confirmèrent tout ce qu’elle venait d’apprendre. Ils lui firent part des arrêtés que les électeurs avaient pris pour le bon ordre et la défense de la capitale ; ils annoncèrent les malheurs arrivés au pied de la Bastille, l’inutilité des députations auprès du gouverneur, et ils dirent que le feu de la garnison avait jonché de morts les environs de la forteresse. à ce récit, un cri d’indignation s’éleva dans l’assemblée, et l’on envoya sur-le-champ une seconde députation pour porter au roi ces douloureuses nouvelles. La première revenait avec une réponse peu satisfaisante ; il était dix heures du soir. Le roi, en apprenant ses désastreux événements, qui en présageaient de plus graves encore, parut touché. Il luttait contre le parti qu’on lui avait fait prendre. — Vous déchirez de plus en plus mon cœur, dit-il aux députés, par le récit que vous me faites des malheurs de Paris. Il n’est pas possible de croire que les ordres qui ont été donnés aux troupes en soient la cause. Vous savez la réponse que j’ai faite à votre précédente députation ; je n’ai rien à y ajouter. Cette réponse consistait dans la promesse d’éloigner de Paris les troupes du Champ de Mars et dans l’ordre donné à des officiers généraux de se mettre à la tête de la garde bourgeoise pour la diriger. De pareilles mesures n’étaient pas suffisantes pour remédier à la situation dangereuse dans laquelle on était placé ; aussi l’assemblée n’en fut ni satisfaite ni rassurée.

Peu de temps après, les députés d’Ormesson et Duport vinrent annoncer à l’assemblée la prise de la Bastille, la mort de Flesselles et celle de Delaunay. On voulait envoyer une troisième députation au roi, et demander de nouveau l’éloignement des troupes. — Non, dit Clermont-Tonnerre, laissons-leur la nuit pour conseil ; il faut que les rois, ainsi que les autres hommes, achètent l’expérience. C’est dans cet état que l’assemblée passa la nuit. Le matin une nouvelle députation fut nommée pour faire envisager à Louis XVI les calamités qui suivraient un plus long refus. C’est alors que Mirabeau, arrêtant les députés sur le point de partir, s’écria : dites-lui bien, dites-lui que les hordes étrangères dont nous sommes investis ont reçu hier la visite des princes, des princesses, des favoris, des favorites, et leurs caresses, et leurs exhortations, et leurs présents ; dites-lui que, toute la nuit, ces satellites étrangers, gorgés d’or et de vin, ont prédit dans leurs chants impies l’asservissement de la France, et que leurs vœux brutaux invoquaient la destruction de l’assemblée nationale ; dites-lui que, dans son palais même, les courtisans ont mêlé leurs danses au son de cette musique barbare, et que telle fut l’avant-scène de la Saint-Barthélemy ! Dites-lui que ce Henri dont l’univers bénit la mémoire, celui des aïeux qu’il voulait prendre pour modèle, faisait passer des vivres dans Paris révolté, qu’il assiégeait en personne, et que ses conseillers féroces font rebrousser des farines que le commerce apporte dans Paris fidèle et affamé.

Mais, au même instant, le roi venait se rendre au milieu de l’assemblée. Le duc de Liancourt, profitant de l’accès que lui donnait auprès de sa personne la charge de grand-maître de la garde-robe, lui avait appris, pendant la nuit, la défection des gardes françaises, l’attaque et la prise de la Bastille. à ces nouvelles, que ces conseillers lui avaient laissé ignorer : c’est une révolte, dit le monarque étonné. --non, sire, répondit le duc de Liancourt, c’est une révolution. Cet excellent citoyen lui avait représenté les périls auxquels l’exposaient les projets de sa cour, les craintes, l’exaspération du peuple, les mauvaises dispositions des troupes, et il l’avait décidé à se présenter à l’assemblée pour la rassurer sur ses intentions. Cette nouvelle causa d’abord des transports de joie. Mais Mirabeau représenta à ses collègues qu’il ne convenait point de s’abandonner à des applaudissements prématurés. Attendons, dit-il, que sa majesté nous fasse connaître les bonnes dispositions qu’on nous annonce de sa part. Le sang de nos frères coule à Paris. Qu’un morne respect soit le premier accueil fait au monarque par les représentants d’un peuple malheureux : le silence des peuples est la leçon des rois. L’assemblée reprit l’attitude sombre qu’elle n’avait pas quittée depuis trois jours. Le roi parut sans gardes, et sans autre cortège que celui de ses frères. Il fut d’abord reçu dans un profond silence ; mais, lorsqu’il eut dit qu’il n’était qu’un avec la nation, et que, comptant sur l’amour et sur la fidélité de ses sujets, il avait donné ordre aux troupes de s’éloigner de Paris et de Versailles ; lorsqu’il eut prononcé ces mots touchants : Eh bien ! C’est moi qui me fie à vous, des applaudissements généraux se firent entendre ; l’assemblée, par un mouvement spontané, se leva tout entière, et le conduisit au château.

Cette nouvelle répandit l’allégresse à Versailles et à Paris, où le peuple rassuré passa subitement de l’animosité à la reconnaissance. Louis XVI, rendu à lui-même, sentait combien il lui importait d’aller en personne apaiser la capitale, de reconquérir son affection et de se concilier ainsi la puissance populaire. Il fit annoncer à l’assemblée qu’il rappelait Necker, et qu’il se rendrait le lendemain à Paris. L’assemblée avait déjà nommé une députation de cent membres, qui précéda le roi dans la capitale. Elle fut accueillie avec enthousiasme. Bailly et la Fayette, qui en faisaient partie, furent nommés, l’un maire de Paris, l’autre commandant de la garde bourgeoise. Ils durent ces récompenses populaires, Bailly à sa longue et difficile présidence de l’assemblée, la Fayette à sa conduite glorieuse et patriotique. Ami de Washington et l’un des principaux auteurs de l’indépendance américaine, il avait, de retour dans sa patrie, prononcé le premier le nom des états généraux, s’était réuni à l’assemblée avec la minorité de la noblesse, et s’était montré depuis l’un des plus zélés partisans de la révolution.

Les deux nouveaux magistrats allèrent, le 27, recevoir le roi à la tête de la municipalité et de la garde parisienne. — Sire, lui dit Bailly, j’apporte à votre majesté les clefs de sa bonne ville de Paris : ce sont les mêmes qui ont été présentées à Henri IV ; il avait reconquis son peuple ; ici le peuple a reconquis son roi. De la place Louis XV à l’hôtel de ville, le roi traversa une haie de garde nationale placée sur trois ou quatre rangs, armée de fusils, de piques, de lances, de faux et de bâtons. Les visages avaient encore quelque chose de sombre, et on ne faisait entendre que le cri souvent répété de vive la nation ! Mais, quand Louis XVI fut descendu de voiture, qu’il eut reçu des mains de Bailly la cocarde tricolore, et que, sans gardes, entouré de la foule, il fut entré avec confiance dans l’hôtel de ville, des applaudissements et des cris de Vive le roi ! éclatèrent de toutes parts. La réconciliation fut entière : Louis XVI reçut les plus grands témoignages d’affection. Après avoir sanctionné les nouvelles magistratures, et approuvé le choix du peuple, il repartit pour Versailles, où l’on n’était pas sans inquiétude sur son voyage à cause des troubles précédents. L’assemblée nationale l’attendait dans l’avenue de Paris ; elle l’accompagna jusqu’au château, où la reine vint, avec ses enfants, se jeter dans ses bras.

Les ministres contre-révolutionnaires et tous les auteurs des desseins qui venaient de manquer quittèrent la cour. Le comte d’Artois et ses deux fils, le prince de Condé, le prince de Conti, la famille Polignac, avec une suite nombreuse, sortirent de France. Ils allèrent s’établir à Turin, où le comte d’Artois et le prince de Condé furent bientôt rejoints par Calonne, qui se fit leur agent. C’est ainsi que commença la première émigration. Les princes émigrés ne tardèrent pas à provoquer la guerre civile dans le royaume et la formation d’une coalition européenne contre la France. Necker revint en triomphe. Ce moment fut le plus beau de sa vie, et il est peu d’hommes qui en aient eu de semblable. Ministre de la nation disgracié pour elle, rappelé à cause d’elle, il recueillit sur sa route, de Bâle à Paris, les témoignages de la reconnaissance et de l’ivresse publiques. Son entrée dans Paris fut un jour de fête. Mais ce jour, qui fut pour lui le comble de la popularité, en devint presque le terme. La multitude, toujours furieuse contre ceux qui avaient trempé dans les projets du 14 juillet, avait fait périr, avec un horrible acharnement que rien n’avait pu fléchir, Foulon, ministre désigné, et son neveu Berthier. Indigné de ces exécutions, craignant que d’autres n’en devinssent les victimes et voulant surtout sauver le baron de Besenval, commandant de l’armée de Paris sous le maréchal de Broglie, et qui était retenu prisonnier, Necker demanda une amnistie générale et l’obtint de l’assemblée des électeurs.

Cette généreuse démarche était imprudente dans ce moment de défiance et d’exaltation ; Necker ne connaissait pas le peuple ; il ne savait point avec quelle facilité il soupçonne ses chefs et brise ses idoles. Celui-ci crut qu’on voulait soustraire ses ennemis aux peines qu’ils avaient encourues ; les districts s’assemblèrent, l’illégalité de l’amnistie, prononcée par une assemblée sans mission, fut vivement attaquée, et les électeurs eux-mêmes la révoquèrent. Sans doute il fallait conseiller le calme au peuple et le rappeler à la miséricorde ; mais le meilleur moyen était de demander, au lieu de l’élargissement des accusés, un tribunal qui les enlevât à la juridiction meurtrière de la multitude. Dans certains cas, ce qui est le plus humain n’est pas ce qui le paraît le plus. Necker, sans rien obtenir, déchaîna le peuple contre lui, et les districts contre les électeurs ; il commença dès lors à lutter avec la révolution, dont il croyait pouvoir se rendre maître, parce qu’il en avait été un instant le héros. Mais un homme est bien peu de chose pendant une révolution qui remue les masses ; le mouvement l’entraîne ou l’abandonne ; il faut qu’il précède ou qu’il succombe. Dans aucun temps on n’aperçoit plus clairement la subordination des hommes aux choses : les révolutions emploient beaucoup de chefs, et, lorsqu’elles se donnent, elles ne se donnent qu’à un seul.

Les suites du 14 juillet furent immenses. Le mouvement de Paris se communiqua aux provinces ; le peuple, à l’imitation de celui de la capitale, s’y organisa partout en municipalités pour se régir, et en gardes nationales pour se défendre. L’autorité ainsi que la force se déplacèrent entièrement ; la royauté les avait perdues par sa défaite, et la nation les avait conquises. Les nouveaux magistrats étaient seuls puissants et seuls obéis ; les anciens étaient devenus l’objet de la défiance. Dans les villes, on se déchaînait contre eux et contre les privilégiés qu’on supposait, non sans raison, ennemis du changement qui venait de s’opérer. Dans les campagnes, on incendiait les châteaux, et les paysans brûlaient les titres de leurs seigneurs. Il est rare que, dans un moment de victoire, on n’abuse pas de la puissance. Il importait, pour apaiser le peuple, de détruire les abus, afin qu’en voulant s’y soustraire, il ne confondît point les privilèges avec les propriétés. Les ordres avaient disparu ; l’arbitraire était détruit ; leur ancien accompagnement, l’inégalité, devait être supprimé. C’est par là qu’il fallait procéder à l’établissement de l’ordre nouveau ; ces préliminaires furent l’œuvre d’une seule nuit. L’assemblée avait adressé au peuple des proclamations propres à rétablir le calme. L’érection du Châtelet en tribunal chargé de juger les conspirateurs du 14 juillet avait aussi contribué à ramener l’ordre en satisfaisant la multitude. Il restait à prendre une mesure plus importante, celle de l’abolition des privilèges. Le soir du 4 août, le vicomte de Noailles en donna le signal : il proposa le rachat des droits féodaux et la suppression des servitudes personnelles. Cette motion commença les sacrifices de tous les privilégiés : il s’établit entre eux une rivalité d’offrandes et de patriotisme. L’entraînement devint général ; en quelques heures on décréta la cessation de tous les abus. Le duc du Châtelet proposa le rachat des dîmes et leur changement en taxe pécuniaire ; l’évêque de Chartres, la suppression du droit exclusif de chasse ; le comte de Virieu, celle des fuies et des colombiers. L’abolition des justices seigneuriales, celle de la vénalité des charges de la magistrature, celle des immunités pécuniaires et de l’inégalité des impôts, celle du casuel des curés, des annates de la cour de Rome, de la pluralité des bénéfices, des pensions obtenues sans titres, furent successivement proposées et admises. Après les sacrifices des particuliers vinrent ceux des corps, des villes et des provinces. Les jurandes et les maîtrises furent abolies. Un député du Dauphiné, le marquis de Blacons, prononça au nom de sa province une renonciation solennelle à ses privilèges. Les autres provinces imitèrent le Dauphiné, et les villes suivirent l’exemple des provinces. Une médaille fut frappée pour éterniser la mémoire de ce jour, et l’assemblée décerna à Louis XVI le titre de restaurateur de la liberté française.

Cette nuit, qu’un ennemi de la révolution appela dans le temps la Saint-Barthélemy des propriétés, fut surtout la Saint-Barthélemy des abus. Elle déblaya les décombres de la féodalité ; elle délivra les personnes des restes de la servitude, les terres des dépendances seigneuriales, les propriétés roturières des ravages du gibier et de l’exaction des dîmes. En détruisant les justices seigneuriales, restes des pouvoirs privés, elle conduisit au régime des pouvoirs publics : en détruisant la vénalité des charges de la magistrature, elle présagea la justice gratuite. Elle fut le passage d’un ordre de choses où tout appartenait aux particuliers à un autre où tout devait appartenir à la nation. Cette nuit changea la face du royaume, elle rendit tous les Français égaux ; ils purent tous parvenir aux emplois, aspirer à la propriété, et exercer l’industrie. Enfin, cette nuit fut une révolution aussi importante que le soulèvement du 14 juillet, dont elle était la conséquence. Elle rendit le peuple maître de la société, comme l’autre l’avait rendu maître du gouvernement, et elle lui permit de préparer la nouvelle constitution en détruisant l’ancienne.

La révolution avait eu une marche bien rapide, et avait obtenu en peu de temps de bien grands résultats ; elle eût été moins prompte et moins complète si elle n’eût pas été attaquée. Chaque refus devint pour elle l’occasion d’un succès ; elle déjoua l’intrigue, résista à l’autorité, triompha de la force ; et, au moment où nous sommes parvenus, tout l’édifice de la monarchie absolue avait croulé par la faute de ses chefs. Le 17 juin avait vu disparaître les trois ordres, et les états généraux se changer en assemblée de la nation ; le 23 juin avait été le terme de l’influence morale de la royauté ; le 14 juillet, celui de sa puissance matérielle : l’assemblée avait hérité de l’une, et le peuple de l’autre ; enfin, le 4 août avait été le complément de cette première révolution. L’époque que nous venons de parcourir se détache des autres d’une manière saillante ; pendant sa courte durée, la force se déplace, et tous les changements préliminaires s’accomplissent. L’époque qui suit est celle où le nouveau régime se discute, s’établit, et où l’assemblée, après avoir été destructive, devient constituante.