HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

 

Introduction.

Caractère de la révolution française ; ses résultats, sa marche. — Formes successives de la monarchie. — Louis XIV et Louis XV. — État des esprits, des finances, du pouvoir et des besoins publics à l’avènement de Louis XVI. — Caractère de Louis XVI. — Maurepas, premier ministre ; sa tactique. — Il choisit des ministres populaires et réformateurs ; dans quel but. — Turgot, Malesherbes, Necker ; leurs plans ; ils rencontrent l’opposition de la cour et des privilégiés ; ils échouent. — Mort de Maurepas. — Influence de la reine Marie-Antoinette. — Aux ministres populaires succèdent des ministres courtisans. — Calonne et son système ; Brienne, son caractère, ses tentatives. — Détresse des finances ; opposition de l’assemblée des notables ; opposition du parlement ; opposition des provinces. — Renvoi de Brienne ; second ministère de Necker. — Convocation des états généraux. — Comment la révolution a été amenée.

 

 

Je vais tracer rapidement l’histoire de la révolution française, qui commence en Europe l’ère des sociétés nouvelles, comme la révolution d’Angleterre a commencé l’ère des gouvernements nouveaux. Cette révolution n’a pas seulement modifié le pouvoir politique, elle a changé toute l’existence intérieure de la nation. Les formes de la société du moyen âge existaient encore. Le sol était divisé en provinces ennemies ; les hommes étaient distribués en classes rivales. La noblesse avait perdu tous ses pouvoirs, quoiqu’elle eût conservé ses distinctions ; le peuple ne possédait aucun droit ; la royauté n’avait pas de limites, et la France était livrée à la confusion de l’arbitraire ministériel, des régimes particuliers et des privilèges des corps. à cet ordre abusif la révolution en a substitué un plus conforme à la justice et plus approprié à nos temps. Elle a remplacé l’arbitraire par la loi, le privilège par l’égalité ; elle a délivré les hommes des distinctions des classes, le sol des barrières des provinces, l’industrie des entraves des corporations et des jurandes, l’agriculture des sujétions féodales et de l’oppression des dîmes, la propriété des gênes des substitutions, et elle a tout ramené à un seul état, à un seul droit, à un seul peuple.

Pour opérer d’aussi grandes réformes, la révolution a eu beaucoup d’obstacles à vaincre, ce qui a produit des excès passagers à côté de ses bienfaits durables. Les privilégiés ont voulu l’empêcher ; l’Europe a tenté de la soumettre, et, forcée à la lutte, elle n’a pu ni mesurer ses efforts ni modérer sa victoire. La résistance intérieure a conduit à la souveraineté de la multitude, et l’agression du dehors à la domination militaire. Cependant le but a été atteint malgré l’anarchie et malgré le despotisme : l’ancienne société a été détruite pendant la révolution, et la nouvelle s’est assise sous l’empire.

Lorsqu’une réforme est devenue nécessaire, et que le moment de l’accomplir est arrivé, rien ne l’empêche, et tout la sert. Heureux alors les hommes s’ils savaient s’entendre, si les uns cédaient ce qu’ils ont de trop, si les autres se contentaient de ce qui leur manque ; les révolutions se feraient à l’amiable, et l’historien n’aurait à rappeler ni excès ni malheurs ; il n’aurait qu’à montrer l’humanité rendue plus sage, plus libre et plus fortunée.

Mais jusqu’ici les annales des peuples n’offrent aucun exemple de cette prudence dans les sacrifices : ceux qui devraient les faire les refusent ; ceux qui les désirent les imposent, et le bien s’opère comme le mal, par le moyen et avec la violence de l’usurpation. Il n’y a guère eu encore d’autre souverain que la force.

En retraçant l’histoire de cette importante période, depuis l’ouverture des états généraux jusqu’en 1814, je me propose d’expliquer les diverses crises de la révolution en même temps que j’en exposerai la marche. Nous verrons par la faute de qui, après s’être ouverte sous de si heureux auspices, elle dégénéra si violemment ; de quelle manière elle changea la France en république, et comment, sur les débris de celle-ci, elle éleva l’empire. Ces diverses phases ont été presque obligées, tant les événements qui les ont produites ont eu une irrésistible puissance ! Il serait pourtant téméraire d’affirmer que la face des choses n’eût pas pu devenir différente ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que la révolution, avec les causes qui l’ont amenée et les passions qu’elle a employées ou soulevées devait avoir cette marche et cette issue. Avant d’en suivre l’histoire, voyons ce qui a conduit à la convocation des états généraux, qui ont conduit eux-mêmes à tout le reste. J’espère, en retraçant les préliminaires de la révolution, montrer qu’il n’a guère été plus possible de l’éviter que de la conduire.

La monarchie française n’avait eu, depuis son établissement, ni forme constante, ni droit public fixe et reconnu. Sous les premières races, la couronne était élective ; la nation était souveraine, et le roi n’était qu’un simple chef militaire, dépendant des délibérations communes sur les décisions à porter et les entreprises à faire. La nation élisait son chef, elle exerçait le pouvoir législatif dans les Champs de mars sous la présidence du roi, et le pouvoir judiciaire dans les plaids, sous la direction d’un de ses officiers. Cette démocratie royale avait fait place, pendant le régime féodal, à une aristocratie royale. La souveraineté était remontée, les grands en avaient dépouillé le peuple, comme le prince devait bientôt en dépouiller les grands. à cette époque, le monarque était devenu héréditaire, non comme roi, mais comme possesseur de fief ; l’autorité législative appartenait aux grands sur leurs vastes territoires, ou dans les parlements de barons, et l’autorité judiciaire aux vassaux dans les justices seigneuriales.

Enfin la puissance s’était concentrée encore davantage, et, de même qu’elle était allée du grand nombre au petit, elle était venue en dernier lieu du petit nombre à un seul. Pendant plusieurs siècles d’efforts consécutifs, les rois de France avaient battu en ruine l’édifice féodal, et s’étaient élevés sur ses débris. Ils avaient envahi les fiefs, subjugué les vassaux, supprimé les parlements de barons, annulé ou assujetti les justices seigneuriales ; ils s’étaient attribué le pouvoir législatif, et avaient fait exercer, pour leur compte, le pouvoir judiciaire dans les parlements de légistes.

Les états généraux, qu’ils convoquèrent dans des besoins pressants pour obtenir des subsides, et qui furent composés des trois ordres de la nation, du clergé, de la noblesse et du tiers état, n’eurent jamais une existence régulière. Intervenus pendant que la prérogative royale était en progrès, ils furent d’abord dominés, puis supprimés par elle. L’opposition la plus forte et la plus obstinée que rencontrèrent les rois dans leurs projets d’agrandissement vint beaucoup moins de ces assemblées, dont les pouvoirs comme les destinées étaient à leur merci, que des grands qui défendirent contre eux d’abord leur souveraineté, ensuite leur importance politique. Depuis Philippe-Auguste jusqu’à Louis XI, ils combattirent pour conserver leur pouvoir ; depuis Louis XI jusqu’à Louis XIV, pour devenir les ministres du pouvoir royal. La fronde fut la dernière campagne de l’aristocratie. Sous Louis XIV, la monarchie absolue s’établit d’une manière définitive et domina sans contestation.

Le régime de la France, depuis Louis XIV jusqu’à la révolution, fut plus arbitraire encore que despotique ; car les monarques pouvaient beaucoup plus qu’ils ne faisaient. De faibles barrières s’opposaient aux débordements de cette immense autorité. La couronne disposait des personnes par les lettres de cachet, des propriétés par les confiscations, des revenus par les impôts. Il est vrai que certains corps possédaient des moyens de défense qu’on appelait des privilèges ; mais ces privilèges étaient rarement respectés. Le parlement avait celui de consentir ou de refuser l’impôt ; mais le roi le forçait à l’enregistrement par un lit de justice, et punissait ses membres par des lettres d’exil. La noblesse avait celui de n’être point imposée, le clergé celui de s’imposer lui-même par des dons gratuits ; quelques provinces étaient abonnées à l’impôt, et quelques autres en faisaient elles-mêmes la répartition. Telles étaient les modiques garanties de la France, et encore tournaient-elles toutes au profit des classes avantagées et au détriment du peuple.

Cette France si assujettie était de plus très mal organisée ; les abus sociaux y étaient rendus encore plus insupportables par leur injuste distribution. Divisée en trois ordres, qui se divisaient eux-mêmes en plusieurs classes, la nation était livrée à tous les coups du despotisme et à tous les maux de l’inégalité. La noblesse se décomposait en hommes de cour, qui vivaient des grâces du prince, c’est-à-dire aux dépens du peuple, et qui obtenaient ou les gouvernements des provinces ou les grades élevés dans l’armée ; en parvenus anoblis, qui dirigeaient l’administration, étaient revêtus des intendances et occupaient les emplois civils ; en hommes de robe, qui géraient la justice, et étaient seuls aptes à en posséder les charges ; en nobles de terres, qui opprimaient les campagnes par l’exercice des droits privés féodaux qui avaient survécu aux droits politiques.

Le clergé était partagé en deux classes, dont l’une était destinée aux évêchés, aux abbayes et à leurs riches revenus, et l’autre aux travaux apostoliques et à leur pauvreté. Le tiers état, pressuré par la cour, humilié par la noblesse, était séparé lui-même en corporations constituées d’après des intérêts exclusifs et animées les unes envers les autres de sentiments hostiles. Il possédait à peine la troisième partie des terres, sur laquelle il était réduit à payer les redevances féodales aux seigneurs, la dîme au clergé, les impôts au roi. En dédommagement de tant de sacrifices, il ne jouissait d’aucun droit politique, n’avait aucune part à l’administration, et n’était point admis aux emplois.

Louis XIV usa les ressorts de la monarchie absolue par une tension trop longue et un exercice trop violent. Irrité des troubles de sa jeunesse, épris de la domination, il brisa toutes les résistances, interdit toutes les oppositions, et celle de l’aristocratie, qui s’exerçait par des révoltes, et celle des parlements, qui s’exerçait par des remontrances, et celle des protestants, qui s’exerçait par une liberté de conscience que l’église réputait hérétique et la royauté factieuse. Louis XIV assujettit les grands en les appelant à la cour, où ils reçurent en plaisirs et en faveurs le prix de leur dépendance. Le parlement, qui jusque-là avait été l’instrument de la couronne, voulut en devenir le contrepoids, et le prince lui imposa avec hauteur une soumission et un silence de soixante années. Enfin la révocation de l’édit de Nantes fut le complément de cette oeuvre de despotisme. Un gouvernement arbitraire non seulement ne veut pas qu’on lui résiste, mais il veut encore qu’on l’approuve et qu’on l’imite.

Après avoir soumis les conduites, il persécute les consciences, et, lorsqu’il n’a plus d’antagonistes politiques, il va chercher ses victimes parmi les dissidents religieux. L’immense pouvoir de Louis XIV s’exerça au dedans contre les hérétiques, déborda au dehors contre l’Europe. L’oppression trouva des ambitieux qui la conseillèrent, des dragons qui la servirent, des succès qui l’encouragèrent ; les plaies de la France furent couvertes de lauriers, et ses gémissements furent étouffés par des chants de victoire. Mais à la fin les hommes de génie moururent, les victoires cessèrent, l’industrie émigra, l’argent disparut, et l’on vit bien que le despotisme épuise ses moyens par ses succès, et dévore d’avance son propre avenir.

La mort de Louis XIV fut le signal de la réaction : il s’opéra un passage subit de l’intolérance à l’incrédulité, et de l’esprit d’obéissance à l’esprit de discussion. Pendant la régence, le tiers état gagna en importance, par l’accroissement de ses richesses et de ses lumières, tout ce que la noblesse perdit en considération et le clergé en influence. Sous Louis XV, la cour poursuivit des guerres peu brillantes et très ruineuses ; elle engagea une lutte sourde avec l’opinion, avouée avec le parlement. L’anarchie se mit dans son sein, le gouvernement tomba entre les mains des maîtresses, le pouvoir fut en pleine décadence, et l’opposition fit chaque jour de nouveaux progrès. Les parlements avaient changé de position et de système. La royauté les avait investis d’une puissance qu’ils tournèrent alors contre elle. Au moment où la ruine de l’aristocratie fut consommée par leurs efforts communs, ils se désunirent, comme tous les alliés après la victoire. La royauté aspira à briser un instrument qui devenait dangereux pour elle en cessant de lui être utile, et le parlement à dominer la royauté. Cette lutte, favorable au monarque sous Louis XIV, mêlée de revers et de succès sous Louis XV, ne se terminera qu’à la révolution. De sa nature, le parlement n’était appelé qu’à servir d’instrument. Comme l’exercice de sa prérogative et son ambition de corps le portaient à s’opposer aux forts et à seconder les faibles, il servit tour à tour la couronne contre l’aristocratie et la nation contre la couronne. C’est ce qui le rendit si populaire sous Louis XV et Louis XVI, quoiqu’il n’attaquât la cour que par rivalité. L’opinion ne lui demandait pas compte de ses motifs ; elle applaudissait non son ambition, mais sa résistance ; elle le soutenait, parce qu’elle était défendue par lui. Enhardi par ces encouragements, il était devenu formidable à l’autorité. Après avoir cassé le testament du roi le plus impérieux et le mieux obéi ; après s’être élevé contre la guerre de sept ans ; après avoir obtenu le contrôle des opérations financières et la destruction des jésuites, sa résistance devint si énergique et si fréquente que la cour, le rencontrant partout, comprit qu’il fallait lui obéir ou le soumettre. Elle exécuta donc le plan de désorganisation proposé par le chancelier Maupeou. Cet homme hardi, qui avait offert de retirer, selon son expression, la couronne du greffe, remplaça ce parlement hostile par un parlement dévoué, et fit essuyer le même sort à toute la magistrature de France qui suivait l’exemple de celle de Paris.

Mais ce n’était plus le temps des coups d’état. L’arbitraire était tellement décrédité que le roi en hasardait l’emploi avec défiance, et rencontrait même la désapprobation de sa cour. Il s’était formé une puissance nouvelle, celle de l’opinion, qui, sans être reconnue, n’en était pas moins influente, et dont les arrêts commençaient à devenir souverains. La nation, nulle jusque-là, reprenait peu à peu ses droits ; elle ne participait pas au pouvoir, mais elle agissait sur lui. Cette marche est celle de toutes les puissances qui s’élèvent : avant d’être admises dans le gouvernement, elles le surveillent au dehors ; elles passent ensuite du droit de contrôle à celui de coopération. L’époque où le tiers état devait entrer en partage de la domination était enfin arrivée. Il avait dans d’autres temps fait des tentatives infructueuses parce qu’elles étaient prématurées. Il était alors émancipé depuis peu ; il n’avait rien de ce qui établit la supériorité et fait acquérir la puissance, car on n’obtient le droit que par la force. Aussi n’avait-il été que le troisième ordre dans les insurrections comme dans les états généraux ; tout se faisait avec lui, mais rien pour lui. Sous la tyrannie féodale, il avait servi les rois contre les seigneurs ; sous le despotisme ministériel et fiscal, il avait servi les grands contre les rois ; mais, dans le premier cas, il n’avait été que l’employé de la couronne, et, dans le second, que celui de l’aristocratie. La lutte était déclarée dans une sphère et pour des intérêts qui n’étaient pas les siens. Lorsque les grands furent définitivement abattus à l’époque de la fronde, il déposa les armes, ce qui prouve combien son rôle était secondaire.

Enfin, après un siècle de soumission absolue, il reparut dans l’arène, mais pour son propre compte. Le passé ne se refait pas, et il n’était pas plus possible à la noblesse de se relever de sa défaite qu’il ne l’est aujourd’hui à la monarchie absolue de se relever de la sienne. La cour devait avoir un autre antagoniste ; car il en faut toujours un, la puissance ne manquant jamais de candidat. Le tiers état, dont la force, les richesses, la consistance et les lumières augmentaient chaque jour, était destiné à la combattre et à la déposséder. Le parlement ne formait pas une classe, mais un corps, et dans cette nouvelle lutte il pouvait aider le déplacement de l’autorité, mais il ne pouvait pas l’arrêter à lui.

La cour elle-même avait favorisé les progrès du tiers état, et avait contribué au développement d’un de ses principaux moyens, les lumières. Le plus absolu des monarques aida le mouvement des esprits, et créa l’opinion publique sans le vouloir. En encourageant l’éloge, il prépara le blâme ; car on ne peut pas provoquer l’examen en sa faveur sans le subir ensuite à son détriment. Lorsque les chants furent épuisés, les discussions commencèrent, et les philosophes du dix-huitième siècle succédèrent aux littérateurs du dix-huitième. Tout devint l’objet de leurs recherches et de leurs réflexions, et la religion, et les lois, et les abus. Ils découvrirent les droits, exposèrent les besoins, signalèrent les injustices. Il se forma une opinion publique forte et éclairée, dont le gouvernement subit les atteintes et n’osa pas étouffer la voix. Elle convertit ceux même qu’elle attaqua : les courtisans par bon ton, le pouvoir par nécessité, se soumirent à ses décisions, et le siècle des réformes fut préparé par le siècle de la philosophie, comme celui-ci l’avait été par le siècle des beaux-arts.

Tel était l’état de la France lorsque Louis XVI monta sur le trône, le 11 mai 1774. Des finances que n’avaient pu restaurer ni le ministère réparateur du cardinal Fleury, ni le ministère banqueroutier de l’abbé Terray, un pouvoir déconsidéré, des parlements intraitables, une opinion publique impérieuse, voilà les difficultés dont le règne nouveau hérita des règnes précédents. De tous les princes, Louis XVI était celui qui, par ses intentions et ses vertus, convenait le mieux à son époque. On était lassé de l’arbitraire, et il était disposé à en abandonner l’emploi ; on était irrité des onéreuses dissolutions de la cour de Louis XV, et il avait des mœurs pures et des besoins peu dispendieux ; on réclamait des améliorations devenues indispensables, et il sentait les nécessités publiques, et mettait sa gloire à les satisfaire. Mais il était aussi difficile d’opérer le bien que de continuer le mal ; car il fallait avoir la force de soumettre les privilégiés aux réformes ou la nation aux abus, et Louis XVI n’était ni régénérateur ni despote. Il manquait de cette volonté souveraine qui seule accomplit de grands changements dans les états, et qui est aussi nécessaire aux monarques qui veulent limiter leur puissance qu’à ceux qui veulent l’agrandir. Louis XVI avait l’esprit juste, le cœur droit et bon ; mais il était sans énergie de caractère, et il n’avait aucune persévérance dans la conduite. Ses projets d’améliorations rencontrèrent des obstacles qu’il n’avait pas prévus et qu’il ne sut pas vaincre. Aussi succomba-t-il par ses tentatives de réforme, comme un autre aurait succombé par ses refus. Son règne, jusqu’aux états généraux, ne fut qu’une longue entreprise d’améliorations sans résultat.

Le choix que fit Louis XVI, à son avènement au trône, de Maurepas pour premier ministre contribua surtout à donner ce caractère d’irrésolution à son règne. Jeune, plein de l’idée de ses devoirs et de son insuffisance, il eut recours à l’expérience d’un vieillard de soixante-treize ans, qui avait été disgracié sous Louis XV pour son opposition aux maîtresses. Mais, au lieu d’un sage, il ne rencontra qu’un courtisan, dont l’influence funeste s’étendit sur toute sa vie. Maurepas fut peu occupé du bien de la France et de la gloire de son maître ; il se montra uniquement attentif à sa faveur. Logé au château même de Versailles, dans un appartement qui communiquait avec celui du roi, présidant le conseil, il rendit l’esprit de Louis XVI incertain, son caractère irrésolu ; il l’habitua aux demi-mesures, aux changements de systèmes, aux inconséquences de pouvoir et surtout au besoin de tout faire par autrui, et rien par lui-même. Maurepas avait le choix des ministres. Ceux-ci se maintenaient auprès de lui comme lui se maintenait auprès du roi. Dans la crainte d’exposer son crédit, il tint éloignés du ministère les hommes puissants par leurs alentours, et nomma des hommes nouveaux qui avaient besoin de lui pour se soutenir et pour opérer leurs réformes. Il appela tour à tour à la direction des affaires Turgot, Malesherbes et Necker, qui essayèrent d’introduire des améliorations, chacun dans la partie du gouvernement qui avait été l’objet plus spécial de ses recherches.

Malesherbes, d’une famille de robe, avait hérité des vertus et non des préjugés parlementaires. Il joignait l’esprit le plus libre à la plus belle âme. Il voulut redonner à chacun ses droits : aux accusés, la faculté d’être défendus ; aux protestants, la liberté de conscience ; aux écrivains, la liberté de la presse ; à tous les Français, la sûreté de leur personne ; et il proposa l’abolition de la torture, le rétablissement de l’édit de Nantes, la suppression des lettres de cachet et celle de la censure. Turgot, esprit ferme et vaste, caractère résolu et d’une force peu commune, tenta de réaliser des projets plus étendus encore. Il s’adjoignit Malesherbes pour compléter, avec son concours, l’établissement d’un système d’administration qui devait ramener l’unité dans le gouvernement et l’égalité dans l’état. Ce vertueux citoyen s’était constamment occupé de l’amélioration du sort du peuple : il entreprit seul ce que la révolution opéra plus tard, la suppression de toutes les servitudes et de tous les privilèges. Il proposa d’affranchir les campagnes de la corvée, les provinces de leurs barrières, le commerce des douanes intérieures, l’industrie de ses entraves, et enfin de faire contribuer la noblesse et le clergé aux impôts dans la même proportion que le tiers état. Ce grand ministre, de qui Malesherbes disait : il a la tête de Bacon et le cœur de l’hôpital, voulait, par le moyen des assemblées provinciales, accoutumer la nation à la vie publique et la préparer au retour des états généraux. Il aurait fait la révolution par ordonnance s’il avait pu se maintenir.

Mais, sous le régime des privilèges particuliers et de l’asservissement général, tous les projets de bien public étaient impraticables. Turgot mécontenta les courtisans par ses tentatives d’amélioration ; déplut au parlement par l’abolition des corvées, des jurandes, des douanes intérieures ; alarma le vieux ministre par l’ascendant que sa vertu lui donnait sur Louis XVI. Louis XVI l’abandonna, tout en disant que Turgot et lui étaient les seuls qui voulussent le bien du peuple.

Turgot fut remplacé, en 1776, au contrôle général des finances, par Clugny, ancien intendant de Saint-Domingue, qui, six mois après, fut lui-même remplacé par Necker. Necker était étranger, protestant, banquier, et plus grand administrateur qu’homme d’état : aussi conçut-il la réformation de la France sur un plan moins étendu que celui de Turgot, mais qu’il exécuta avec plus de mesure et avec l’aide du temps. Nommé ministre pour trouver de l’argent à la cour, il se servit des besoins de la cour pour procurer des libertés au peuple. Il rétablit les finances au moyen de l’ordre, et fit concourir d’une manière mesurée les provinces à leur administration. Ses idées étaient sages et justes : elles consistaient à mettre les recettes au niveau des dépenses en réduisant ces dernières ; à se servir des impôts en temps ordinaire et des emprunts lorsque des circonstances impérieuses prescrivaient d’imposer l’avenir comme le présent ; à faire asseoir les impôts par les assemblées provinciales, et à créer, pour la facilité des emprunts, la reddition des comptes. Ce système était fondé sur la nature de l’emprunt, qui, ayant besoin de crédit, exige la publicité de l’administration, et sur celle de l’impôt, qui, ayant besoin de consentement, exige le partage de l’administration. Toutes les fois que le gouvernement n’a pas assez et qu’il demande, s’il s’adresse aux prêteurs, il leur doit son bilan ; s’il s’adresse aux contribuables, il leur doit un concours au pouvoir. Aussi les emprunts amenèrent les comptes rendus, et les impôts les états généraux, deux choses dont la première plaça l’autorité sous la juridiction de l’opinion, et la seconde sous celle du peuple. Mais Necker, quoiqu’il fût moins impatient de réformes que Turgot, quoiqu’il voulût racheter les abus que son devancier voulait détruire, ne fut pourtant pas plus heureux que lui. Ses économies avaient indisposé les courtisans ; les travaux des assemblées provinciales avaient encouru la désapprobation des parlements, qui voulaient garder pour eux le monopole de la résistance ; et le premier ministre ne lui pardonnait pas une apparence de crédit. Il fut réduit à quitter le pouvoir en 1781, peu de mois après la publication des fameux comptes rendus sur les finances, qui initièrent soudainement la France à la connaissance des matières d’état, et rendirent pour jamais impossible le retour du gouvernement absolu.

La mort de Maurepas suivit de près la retraite de Necker. La reine le remplaça auprès de Louis XVI, et elle hérita de toute son influence sur lui. Ce bon mais faible prince avait besoin d’être dirigé. Sa femme, jeune, belle, active, ambitieuse, prit beaucoup d’empire sur lui. Cependant on peut dire que la fille de Marie-Thérèse se souvint trop ou trop peu de sa mère ; elle mêla la frivolité à la domination, et ne disposa du pouvoir que pour en investir des hommes qui causèrent la ruine de l’état et la sienne propre. Maurepas, qui se défiait des ministres courtisans, avait toujours choisi des ministres populaires ; il est vrai qu’il ne les avait pas soutenus ; mais, si le bien ne s’était point opéré, le mal ne s’était pas accru. Après sa mort, les ministres courtisans succédèrent aux ministres populaires, et rendirent inévitable par leurs fautes la crise que les autres voulaient prévenir par leurs réformes. Cette différence dans les choix est très remarquable ; c’est elle qui amena, par le changement des hommes, le changement de système dans l’administration. La révolution date de cette époque ; l’abandon des réformes et le retour des désordres hâtèrent son approche et augmentèrent sa fougue. Calonne fut appelé d’une intendance au contrôle général des finances. Ce ministère, alors le plus important de tous, devenait très difficile à remplir.

On avait donné deux successeurs à Necker sans pouvoir le remplacer, lorsqu’on s’adressa à Calonne en 1783. Calonne était hardi, brillant, disert, d’un travail facile, d’un esprit léger et fécond. Soit erreur, soit calcul, il adopta en administration un système entièrement opposé à celui de son prédécesseur. Necker avait conseillé l’économie, Calonne vanta la prodigalité ; Necker était tombé par les courtisans, Calonne voulut se maintenir par eux. Ses sophismes furent soutenus de ses largesses ; il convainquit la reine avec des fêtes, les grands seigneurs avec des pensions ; il donna beaucoup de mouvement aux finances pour faire croire à la justesse de ses vues par le nombre et la facilité de ses opérations ; il séduisit jusqu’aux capitalistes en se montrant d’abord exact dans ses payements. Il continua les emprunts après la paix, et il épuisa le crédit que la sage conduite de Necker avait valu au gouvernement. Arrivé à ce point, privé d’une ressource dont il n’avait pas même su ménager l’emploi, pour prolonger la durée de son pouvoir il fallut recourir aux impôts. Mais à qui s’adresser ? Le peuple ne pouvait plus rien payer, les privilégiés ne voulaient rien offrir. Cependant il fallait se décider, et Calonne, espérant davantage de ce qui était nouveau, convoqua une assemblée des notables, qui ouvrit ses séances à Versailles le 22 février 1787. Mais le recours à autrui devait être le terme d’un système fondé sur la prodigalité. Un ministre qui s’était élevé en donnant ne pouvait pas se soutenir en demandant.

Les notables, choisis par le gouvernement dans les hautes classes, formaient une assemblée ministérielle qui n’avait ni existence propre ni mandat. Aussi, était-ce pour éviter les parlements ou les états généraux que Calonne s’était adressé à une assemblée plus subordonnée, et qu’il crut dès lors plus docile. Mais, composée de privilégiés, elle était peu disposée aux sacrifices. Elle le devint encore moins lorsqu’elle vit l’abîme qu’avait creusé une administration dévorante. Elle apprit avec effroi que les emprunts s’étaient élevés, en peu d’années, à un milliard six cent quarante-six millions, et qu’il existait dans le revenu un déficit annuel de cent quarante millions. Cette révélation fut le signal de la chute de Calonne. Il succomba, et fut remplacé par l’archevêque de Sens, Loménie de Brienne, son antagoniste dans l’assemblée. Celui-ci crut que la majorité des notables lui était dévouée, parce qu’elle s’était unie à lui pour combattre Calonne. Mais les privilégiés n’étaient pas plus portés à faire des sacrifices à Brienne qu’à son prédécesseur ; ils avaient secondé ses attaques qui étaient dans leur intérêt, et non son ambition, qui leur était indifférente.

L’archevêque de Sens, auquel on a reproché d’avoir manqué de plan, ne pouvait pas en avoir. Il n’était pas permis de continuer les profusions de Calonne ; il n’était plus temps de revenir aux réductions de Necker. L’économie, qui dans l’époque antérieure, était un moyen de salut, n’en était plus un dans celle-ci. Il fallait ou des impôts, et le parlement s’y opposait ; ou des emprunts, et le crédit était épuisé ; ou des sacrifices de la part des privilégiés, et ils ne voulaient pas en faire. Brienne, qui avait ambitionné le ministère toute la vie, et qui aux difficultés de sa position joignait la faiblesse de ses moyens, essaya de tout, et ne réussit dans rien. C’était un esprit actif, mais sans force, un caractère téméraire, mais sans constance. Hardi avant l’exécution, mais faible après, il se perdit par ses irrésolutions, par son imprévoyance et par ses changements de moyens. Il n’avait que de mauvais partis à prendre : mais il ne sut pas même se décider pour un seul, et le suivre.

L’assemblée des notables se montra peu soumise et très parcimonieuse. Après avoir approuvé l’établissement des assemblées provinciales, un règlement sur le commerce des blés, l’abolition des corvées et un nouvel impôt sur le timbre, elle se sépara le 25 mai 1787. Elle répandit dans toute la France ce qu’elle avait découvert des besoins du trône, des fautes des ministres, des dilapidations de la cour et des misères irrémédiables du peuple. Brienne, privé de cette assistance, recourut aux impôts, comme à une ressource dont on avait depuis quelque temps abandonné l’usage. Il demanda l’enregistrement de deux édits, celui du timbre et celui de la subvention territoriale. Mais le parlement, qui était dans toute la force de sa vie, dans toute l’ardeur de son ambition, et à qui les embarras financiers du gouvernement offraient un moyen sûr d’accroître sa puissance, refusa l’enregistrement. Relégué à Troyes, il se lassa de l’exil, et le ministre le rappela à condition qu’il accepterait les édits. Mais ce n’était là qu’une suspension d’hostilités ; les besoins de la couronne rendirent bientôt la lutte plus vive et plus acharnée. Le ministre avait de nouvelles demandes d’argent à faire ; son existence était attachée à la réussite de plusieurs emprunts successifs jusqu’à la concurrence de quatre cent quarante millions. Il fallait en obtenir l’enregistrement.

Brienne s’attendait à l’opposition du parlement. Il fit alors enregistrer cet édit dans un lit de justice ; et, pour adoucir la magistrature et l’opinion, dans la même séance les protestants furent rétablis dans leurs droits, et Louis XVI promit la publication annuelle d’un compte de finances et la convocation des états généraux avant cinq ans. Ces concessions n’étaient déjà plus suffisantes : le parlement refusa l’enregistrement, et s’éleva contre la tyrannie ministérielle. Quelques-uns de ses membres, et entre autres le duc d’Orléans, furent exilés. Le parlement, par un arrêt, protesta contre les lettres de cachet, et demanda le rappel de ses membres. L’arrêt fut cassé par le roi et confirmé par le parlement. La guerre s’engagea de plus en plus. La magistrature de Paris fut soutenue par toute la magistrature de France et encouragée par l’opinion publique. Elle proclama les droits de la nation, sa propre incompétence en matière d’impôts ; et, devenue libérale par intérêt, rendue généreuse par l’oppression, elle s’éleva contre les détentions arbitraires, et demanda les états généraux régulièrement convoqués. Après cet acte de courage, elle décréta l’inamovibilité de ses membres et l’incompétence de quiconque usurperait leurs fonctions. Ce hardi manifeste fut suivi de l’arrestation de deux parlementaires, d’Éprémesnil et Goislard, de la réforme du corps, de l’établissement d’une cour plénière. Brienne avait compris que l’opposition du parlement devenait systématique, et qu’elle se renouvellerait à chaque demande de subsides ou à chaque autorisation d’emprunt. L’exil n’était qu’un remède momentané, qui suspendait l’opposition sans la détruire. Il projeta dès lors de réduire ce corps aux fonctions judiciaires, et il s’associa le garde des sceaux Lamoignon pour exécuter cette entreprise. Lamoignon était un homme à coups d’état. Il avait de l’audace, et il joignait à l’énergique constance de Maupeou plus de considération et de probité. Mais il se méprit sur la force du pouvoir et sur ce qui était possible de son temps. Maupeou avait remplacé le parlement en changeant ses membres ; Lamoignon voulut le désorganiser. L’un de ces moyens, s’il eût réussi, n’eût produit qu’un repos temporaire ; l’autre devait en produire un définitif, puisqu’il détruisait la puissance que l’autre se bornait à déplacer : mais la réforme de Maupeou ne dura pas, et celle de Lamoignon ne put pas s’effectuer. L’exécution de cette dernière fut néanmoins assez bien conduite.

Le même jour, toute la magistrature de France fut exilée, afin que la nouvelle organisation judiciaire pût avoir lieu. Le garde des sceaux dépouilla le parlement de Paris de ses attributions politiques pour en investir une cour plénière, ministériellement composée, et il réduisit sa compétence judiciaire en faveur des bailliages, dont il étendit le ressort. Mais l’opinion fut indignée, le Châtelet protesta, les provinces se soulevèrent, et la cour plénière ne put ni se former ni agir. Des troubles éclatèrent en Dauphiné, en Bretagne, en Provence, en Flandre, en Languedoc, en Béarn ; le ministère, au lieu de l’opposition particulière des parlements, rencontra une opposition plus animée et plus générale. La noblesse, le tiers, les états provinciaux et jusqu’au clergé en firent partie. Brienne, pressé par le besoin d’argent, avait convoqué une assemblée extraordinaire du clergé, qui fit sur-le-champ une adresse au roi pour lui demander l’abolition de sa cour plénière et le prompt retour des états généraux : eux seuls pouvaient désormais réparer le désordre des finances, assurer la dette publique, et terminer ces conflits d’autorité.

L’archevêque de Sens, par sa contestation avec le parlement, avait ajourné la difficulté financière en créant une difficulté de pouvoir. Au moment où cette dernière cessa, l’autre reparut, et détermina sa retraite. N’obtenant ni impôt ni emprunt, ne pouvant pas faire usage de la cour plénière, ne voulant pas rappeler les parlements, Brienne essaya d’une dernière ressource, et promit les états généraux. Mais, par ce moyen, il hâta sa fin. Il avait été appelé aux finances pour remédier à des embarras qu’il avait augmentés, pour trouver de l’argent qu’il n’avait pas pu obtenir. Loin de là, il avait exaspéré la nation, soulevé les corps de l’état, compromis l’autorité du gouvernement, et rendu inévitable le pire des moyens d’avoir de l’argent selon la cour, les états généraux ; il succomba le 25 août 1788. à l’occasion de sa chute fut suspendu le payement des rentes de l’état, ce qui était un commencement de banqueroute. Ce ministre a été le plus décrié, parce qu’il est venu le dernier. Héritier des fautes et des embarras du passé, il eut à lutter contre les difficultés de sa position avec des moyens trop faibles. Il essaya de l’intrigue, de l’oppression ; il exila le parlement, le suspendit, le désorganisa : tout lui fut obstacle, rien ne lui fut secours. Après s’être longtemps débattu, il tomba de lassitude et de faiblesse, je n’ose pas dire d’impéritie ; car eût-il été bien plus fort et bien plus habile, eût-il été Richelieu ou Sully, il fût tombé de même. Il n’appartenait plus à personne d’obtenir de l’argent ou d’opprimer. Il faut dire à sa décharge que la position dont il ne sut pas se tirer, il ne l’avait pas faite ; il n’eut que la présomption de l’accepter. Il périt par les fautes de Calonne, comme Calonne avait profité, pour ses dilapidations, de la confiance inspirée par Necker. L’un avait détruit le crédit, et l’autre, en voulant le rétablir par la force, détruisit l’autorité.

Les états généraux étaient devenus le seul moyen de gouvernement et la dernière ressource du trône. Ils avaient été demandés à l’envi par le parlement et les pairs du royaume, le 13 juillet 1787 ; par les états du Dauphiné dans l’assemblée de Vizille ; par le clergé dans son assemblée de Paris. Les états provinciaux y avaient préparé les esprits ; les notables en étaient les avant-coureurs. Le roi, après en avoir promis, le 18 décembre 1787, la convocation dans cinq ans, en fixa, le 8 août 1788, l’ouverture au 1er mai 1789. Necker fut rappelé, le parlement rétabli, la cour plénière abolie, les bailliages détruits, les provinces satisfaites ; et le nouveau ministre disposa tout pour l’élection des députés et pour la tenue des états.

Il s’opéra à cette époque un grand changement dans l’opposition, qui jusque-là avait été unanime. Le ministère avait essuyé sous Brienne la résistance de tous les corps de l’état, parce qu’il avait voulu les opprimer. Il essuya sous Necker la résistance de ces mêmes corps, qui voulaient le pouvoir pour eux et l’assujettissement pour le peuple. De despotique, il était devenu national, et il les eut également contre lui. Le parlement avait soutenu une lutte d’autorité, encore plus que le bien public ; la noblesse s’était réunie au tiers état, plus contre le gouvernement qu’en faveur du peuple. Chacun de ces corps avait demandé les états généraux dans l’espoir, le parlement de les dominer comme en 1614, et la noblesse de reprendre son influence perdue : aussi la magistrature proposa-t-elle pour modèle des états généraux de 1789 la forme de ceux de 1614, et l’opinion l’abandonna ; la noblesse se refusa-t-elle à la double représentation du tiers, et la division éclata entre ces deux ordres.

Cette double représentation était réclamée par les lumières de l’époque, par la nécessité des réformes, par l’importance qu’avait acquise le tiers état. Elle avait été déjà admise dans les assemblées provinciales. Brienne, avant de quitter le ministère, ayant fait un appel aux écrivains, afin de savoir quel devrait être le mode le plus convenable de composition et de tenue pour les états généraux, on avait vu paraître, au nombre des ouvrages favorables au peuple, la célèbre brochure de Sieyès sur le tiers état, et celle de d’Entraigues sur les états généraux. L’opinion se déclarant chaque jour davantage, Necker, voulant la satisfaire et ne l’osant pas, désireux de concilier tous les ordres, d’obtenir toutes les approbations, convoqua une seconde assemblée des notables le 6 novembre 1788, pour délibérer sur la composition des états généraux et sur l’élection de leurs membres. Il croyait faire accepter à cette assemblée le doublement du tiers ; mais elle le refusa, et il fut obligé de décider malgré les notables ce qu’il aurait dû décider sans eux. Necker ne sut pas éviter les contestations en résolvant toutes les difficultés d’avance. Il ne prit pas l’initiative sur le doublement du tiers, comme dans la suite il ne la prit pas sur le vote par ordre ou par tête. Lorsque les états généraux furent assemblés, la solution de cette seconde question, d’où dépendait le sort du pouvoir et celui du peuple, fut abandonné à la force.

Quoi qu’il en soit, Necker, n’ayant pas pu faire adopter le doublement du tiers par les notables, le fit adopter par le conseil. La déclaration royale du 27 novembre arrêta que les députés aux états généraux seraient au moins au nombre de mille, et que les députés du tiers seraient égaux en nombre aux députés de la noblesse et du clergé réunis. Necker obtint de plus l’admission des curés dans l’ordre du clergé, et des protestants dans celui du tiers. Les assemblées bailliagères furent convoquées pour les élections ; chacun s’agita pour faire nommer des membres de son parti, et dresser des cahiers dans son sens. Le parlement eut peu d’influence dans les élections, la cour n’en eut aucune. La noblesse choisit quelques députés populaires, mais la plupart dévoués aux intérêts de leur ordre, et aussi contraires au tiers état qu’à l’oligarchie des grandes familles de la cour. Le clergé nomma des évêques et des abbés attachés aux privilèges, et des curés favorables à la cause populaire, qui était la leur ; enfin, le tiers état choisit des hommes éclairés, fermes et unanimes dans leur vœu. La députation de la noblesse fut composée de deux cent quarante-deux gentilshommes et de vingt-huit membres du parlement ; celle du clergé, de quarante-huit archevêques ou évêques, trente-cinq abbés ou doyens, deux cent huit curés ; enfin celle des communes, de deux ecclésiastiques, douze nobles, dix-huit magistrats de villes, cent deux membres des bailliages, deux cent douze avocats, seize médecins, deux cent seize marchands et cultivateurs. L’ouverture des états généraux fut fixée au 5 mai 1789.

Ainsi fut amenée la révolution : la cour tenta vainement de la prévenir, comme dans la suite elle tenta vainement de l’annuler. Sous la direction de Maurepas, le roi nomma des ministres populaires, et fit des essais de réformes ; sous l’influence de la reine, il nomma des ministres courtisans, et fit des essais d’autorité. L’oppression ne réussit pas plus que les réformes ne purent se réaliser. Après avoir inutilement recouru aux courtisans pour des économies, aux parlements pour des impôts, aux capitalistes pour des emprunts, il chercha une nouvelle classe de contribuables, et fit un appel aux privilégiés. Il demanda aux notables, composés de la noblesse et du clergé, une participation aux charges de l’état, qu’ils refusèrent. Alors seulement il s’adressa à la France entière, et il convoqua les états généraux. Il traita avec les corps avant de traiter avec la nation, et ce ne fut que sur le refus des premiers qu’il en appela au pays dont il redoutait l’intervention et l’appui. Il préférait des assemblées particulières, qui, isolées, devaient rester faibles, à une assemblée générale, qui, représentant tous les intérêts, devait réunir toute la puissance. Jusqu’à cette grande époque, chaque année vit les besoins du gouvernement augmenter et la résistance s’étendre. L’opposition passa des parlements à la noblesse, de la noblesse au clergé, et d’eux tous au peuple. Chacun d’eux, à mesure qu’il fut consulté par le pouvoir royal, commença son opposition, jusqu’à ce que toutes ces oppositions particulières vinssent se confondre dans l’opposition nationale, ou se taire devant elle. Les états généraux ne firent que décréter une révolution déjà faite.