RIVALITÉ DE FRANÇOIS Ier ET DE CHARLES-QUINT

TOME PREMIER

 

INTRODUCTION. — GUERRE D'ITALIE SOUS CHARLES VIII ET SOUS LOUIS XII.

 

 

I

Le règne de François Ier a été rempli en grande partie par les guerres d'Italie. Ces guerres se prolongèrent même sous le règne de son fils Henri II. Commencées en 1494 par la conquête aventureuse de Naples, elles se terminèrent en 1559 par l'humiliante évacuation du Piémont. Pendant plus d'un demi-siècle la France fut détournée des voies naturelles de son agrandissement par l'ambition égarée de ses rois, qui se perdit en efforts souvent glorieux, mais toujours stériles, au-delà des Alpes, où elle ne parvint à fonder aucun établissement durable. L'Italie devint ainsi pour longtemps un champ de bataille sur lequel la France attira la plupart des autres nations, et elle fut comme le grand théâtre où, par les armes et par les négociations, s'agita la politique de l'Europe.

Un jeune roi, Charles VIII, devait ouvrir imprudemment l'ère de ces longues luttes, au moment même où plusieurs pays parvenaient à une extension de territoire et à une concentration d'autorité qui allaient les mettre, pour ainsi dire, face à face et les faire entrer en conflit les uns avec les autres. L'Italie restait toujours profondément désunie. Elle était coupée en nombreux États, moins disposés à s'accorder qu'à se combattre, et elle s'offrait par là comme une proie à celles des puissances continentales que l'accroissement de leur force militaire et l'habitude des agrandissements poussaient à l'envahir et à se la disputer.

Plusieurs de ces États formaient des seigneuries plus ou moins étendues. Sur le revers méridional des Alpes, la principauté de Piémont, acquise par les duos de Savoie, confinait avec les marquisats beaucoup moins importants de Saluces et de Montferrat. Un peu au-dessous du lac de Garda et dans les plaines marécageuses que traverse le Mincio, était le marquisat de Mantoue, appartenant à la famille guerrière des Gonzague. Le duché de Ferrare, qui s'étendait du pays de Reggio et de Modène jusqu'aux basses embouchures du Pô était possédé par l'ancienne et politique maison d'Este. Les belliqueux Montefeltri étaient les maîtres du duché d'Urbin sur le territoire du Saint-Siège. Il restait aussi dans la péninsule italienne quelques républiques comme Lucques et Sienne, à qui leur faiblesse ne laissait pas beaucoup d'importance, ou comme Gênes, dont les divisions perpétuelles et les assujettissements variables avaient réduit la turbulente indépendance et affaibli l'ancienne grandeur. Il y avait surtout cinq États d'une dimension et d'une force plus considérables, qui auraient pu suppléer au défaut de cohésion territoriale par une ligue politique et mettre la péninsule italienne à l'abri des attaques du dehors, en s'unissant entre eux d'une manière étroite au dedans.

Ces cinq États principaux étaient : au nord de l'Italie, le vaste duché de Milan, tombé sous la domination des Sforza après la mort du dernier des Visconti, et la puissante république de Venise, qui, dirigée par l'aristocratie la mieux organisée en même temps que la plus ambitieuse, avait porté ses conquêtes du fond du Frioul jusqu'aux approches de l'Adda[1] ; au centre, l'industrieuse et démocratique république de Florence, maîtresse d'une bonne partie de la Toscane et gouvernée depuis plus d'un demi-siècle par les chefs opulents et habiles de la famille populaire des Médicis, et le domaine territorial du Saint-Siège, dont les papes étaient alors encore plus les souverains de droit que les possesseurs de fait, et qui s'étendait du duché de Ferrare aux frontières napolitaines ; enfin, à l'extrémité inférieure de la péninsule, le grand et riche royaume de Naples, qu'avaient enlevé aux héritiers légitimes de la seconde reine Jeanne les princes de la maison d'Aragon, contre lesquels l'avaient, à deux reprises, vainement revendiqué par les armes le roi René d'Anjou, de 1438 à 1442, et son fils Jean, duc de Calabre, de 1458 à 1462.

Vers le milieu du quinzième siècle, il s'était formé entre ces cinq grands États italiens une sorte de confédération. Due surtout aux patriotiques sollicitudes du pape Pie II, qui redoutait pour l'Italie l'approche menaçante des Turcs, à l'habileté intéressée du duc de Milan François Sforza, qui y trouvait une garantie contre les prétentions du duc d'Orléans, héritier direct des Visconti, aux craintes encore plus vives du roi aragonais de Naples, qui y cherchait un appui contre les attaques des princes de la maison d'Anjou, cette confédération avait été conclue pour vingt-cinq ans. Mais elle avait rencontré dans l'esprit qui animait des États si dissemblables trop de diversité, et dans les vues particulières de ceux qui gouvernaient ces États, trop peu d'accord pour être toujours fidèlement observée. Des infractions l'avaient quelquefois troublée, et la concorde italienne n'avait été rétablie un peu plus solidement que par une nouvelle tentative d'union faite dans les dernières vingt années du quinzième siècle. Le chef modéré et prévoyant de la république de Florence, Laurent de Médicis, s'était entendu avec le roi Ferdinand de Naples, le duc Sforza de Milan, dont les familles s'étaient, déjà alliées par des mariages, et avec le pacifique souverain pontife Innocent VIII, au fils duquel il avait fait épouser sa fille, pour concerter un régime de paix et d'équilibre, que les Vénitiens eux-mêmes avaient été obligés d'admettre, tout disposés qu'ils fussent à rechercher les occasions d'étendre leur territoire et leur puissance. Cette union avait été fort avantageuse à l'Italie, dont elle avait accru les progrès pacifiques et dont elle semblait pouvoir assurer l'indépendance. Aussi l'historien Guichardin dit-il au début même de son grand ouvrage :

L'Italie n'avait jamais joui d'une aussi grande prospérité, ne s'était jamais trouvée dans un état aussi désirable que celui où elle se reposait avec sécurité, l'année du salut chrétien 1490, et les années qui avaient' précédé celle-là et qui la suivirent. Vivant en effet dans une paix profonde et dans une parfaite tranquillité, cultivée dans les lieux les plus montueux et les plus stériles, non moins que dans les plaines et dans les régions les plus fertiles, n'étant soumise à d'autre domination qu'à celle des siens, non-seulement elle abondait en habitants, en marchandises, en richesses, mais elle était illustrée par la magnificence de plusieurs princes, par la splendeur de beaucoup de nobles et belles cités ; elle florissait en hommes qui excellaient dans l'administration des choses publiques, en nobles esprits formés à toutes les doctrines ; elle brillait par les arts et par l'industrie, et, ornée de tant de dons, elle avait, à juste titre, la célébrité de la renommée la plus éclatante auprès de toutes les nations[2].

L'heureux accord qui pouvait fermer aux étrangers l'accès de la péninsule italienne fut bientôt troublé par des accidents naturels et par des intérêts contraires. En 1492, Laurent le Magnifique mourut, et son fils Pierre de Médicis, héritier de son autorité dans Florence, ne le fut ni de son habileté ni de sa sagesse. La même année, au politique Innocent VIII, qui avait partagé les vues du roi Ferdinand de Naples et de Laurent de Médicis sur l'Italie, succéda Alexandre VI, pape non moins turbulent qu'avide et l'un des hommes les plus corrompus. Pendant que disparaissaient de l'Italie centrale les deux hommes qui avaient le plus concouru à maintenir le repos et l'équilibre dans la péninsule, il s'était produit de graves causes de trouble dans la haute Italie et dans l'Italie inferieure. Ludovic Sforza, dit le More, oncle et tuteur du jeune et incapable Jean Galéas Sforza, qui avait épousé une petite-fille du vieux roi Ferdinand Ier, convoitait le duché de Milan, dont il espérait déposséder son neveu, s'il empêchait la maison de Naples de mettre obstacle à son ambition. Dans le royaume de Naples, l'esprit de mécontentement s'était beaucoup étendu. Les exactions des rois aragonais, et leurs perfides cruautés envers les grands barons napolitains, avaient grossi le parti angevin favorable à la France, où s'étaient réfugiés les princes de Salerne et de Bisignano, qui invitaient le roi Charles VIII, héritier de la maison d'Anjou, à la conquête de ce royaume. Ludovic Sforza, de son côté, avait envoyé le comte de Belgiojoso à Charles VIII pour le presser d'entreprendre cette expédition, dont il lui représentait le succès comme facile.

 

II

En ce moment l'unité territoriale de la France était fort avancée. Œuvre ancienne et persévérante de la grande famille qui régnait depuis plus de cinq siècles sans aucune interruption, elle avait été opérée : par des arrêts de justice contre les feudataires provinciaux infracteurs des lois ou des obligations féodales ; par des mariages opportuns avec les héritières des grands fiefs ; par droit -de succession aux maisons apanagées éteintes dans les mâles et dont les possessions faisaient retour à la couronne ; par voie de donation légitime ou de conquête motivée. Les plus nombreuses et les plus nécessaires annexions s'étaient effectuées avec bonheur autant qu'avec habileté. Les dernières, et ce n'étaient pas les moins considérables, étaient dues à Charles VII et à Louis XI.

Charles VII, sorti victorieux d'une guerre séculaire avec les Anglais, leur avait repris toute la partie du royaume de France qu'ils avaient envahie, et il avait définitivement conquis sur eux la vaste province de Guyenne, qu'ils avaient si longtemps possédée. Louis XI, secondé par un concours heureux de circonstances et poussé par une ambition infatigable, avait contribué plus qu'aucun autre roi à l'agrandissement territorial et à l'unité politique de la France. Il avait profité de la mort de son redouté rival Charles le Téméraire[3], qui ne laissait qu'une fille, pour réunir à la couronne, avec les villes de Picardie placées sur la Somme et que les malheurs des temps passés en avaient momentanément détachées, le duché de Bourgogne, grand fief apanagé qui s'étendait jusqu'au-delà d'Auxerre à trente-cinq lieues de distance de Paris. Il s'était même approprié par les armes la Franche-Comté et l'Artois, que son fils Charles VIII ne sut pas garder et restitua à la descendance féminine de la maison de Bourgogne. L'extinction des mâles dans une autre puissante maison apanagée avait permis à Louis XI d'incorporer au royaume d'abord l'Anjou, ensuite le Maine[4]. Il s'était fait céder avec une louable adresse le comté longtemps convoité de Provence, que le dernier comte souverain Charles III avait détaché définitivement de l'empire et légué par son testament à la couronne de France. Dans des vues non moins habilement intéressées, il avait reçu en gage le Roussillon et la Cerdagne pour une forte somme d'argent qui, prêtée aux rois d'Aragon et ne pouvant pas être rendue par eux, faisait du gage laissé au monarque français une continuation du royaume de France porté jusqu'à la ligne des Pyrénées.

La France, à laquelle le mariage du fils de Louis XI avec l'héritière du duché de Bretagne devait réunir cette importante province, avait acquis, sous ce roi aussi avide de conquêtes que jaloux d'autorité, la plus utile extension. Avant la fin du quinzième siècle, elle avait atteint, à l'est, le Jura et les Alpes ; au sud, les Pyrénées ; à l'ouest, les côtes de l'Océan, qu'elle occupait sans interruption depuis Bayonne jusqu'à Calais. Le nord seul restait ouvert aux entreprises de ses rois, qui furent longtemps dans la possibilité de s'en rendre maîtres.

Le royaume de France n'avait pas été seulement agrandi sous ces deux princes, il avait été plus fortement organisé. Charles VII et Louis XI en avaient accru la puissance par les établissements militaires qu'ils avaient créés pour la sécurité du pays et par les ressources financières qu'ils avaient assurées à la couronne. Ils avaient formé et entretenu une armée permanente composée d'une cavalerie nombreuse, d'une infanterie exercée et d'une artillerie supérieure. Le service de cette armée permanente était assuré par le produit d'une taxe perpétuelle. La noblesse la plus belliqueuse était encadrée dans des compagnies d'ordonnance soldées qui s'élevaient au nombre d'environ neuf mille hommes d'armes et archers à cheval tenant garnison aux frontières en temps de paix et toujours prêts à combattre en temps de guerre. L'infanterie comprenait des francs archers instruits dans les villages au tir de l'arc, l'arme de jet encore le plus en usage, et des bataillons de piquiers et d'arquebusiers suisses que Louis XI y avait ajoutés en contractant une étroite alliance avec les cantons helvétiques[5] qui, après avoir victorieusement résisté à la maison d'Autriche, avaient triomphé de la maison de Bourgogne. L'artillerie était composée de pièces de divers calibres, fondues en bronze, montées sur affûts, traînées par des chevaux et que leur mobilité rendait d'un emploi facile et d'Un effet puissant.

A l'époque où le successeur de ces deux monarques atteignit l'âge de sa majorité et où le débile Charles VIII tilt en droit plus qu'en état de gouverner lui-même le royaume qu'avait conduit, durant sa minorité, d'une main si ferme et avec un esprit si viril, la dame de Beaujeu sa sœur, fille habile du grand politique Louis XI, que pouvait faire la royauté ? N'ayant plus à exercer son action envahissante dans l'intérieur du pays, où il n'y avait pas de province à reprendre ni de soulèvements féodaux à réprimer, il était à croire que, obéissant à une impulsion dès longtemps reçue, elle porterait cette action au dehors. Ce fut précisément alors que surgit pour les rois de France la question de double succession qui devait les attirer en Italie et les y retenir si longtemps. Le principe patrimonial des héritages étant une des lois qui régissaient ente monarchie, les rois de France allaient recourir aux armes pour revendiquer le royaume de Naples et le duché de Milan, qui leur revenaient par droit de succession : le royaume de Naples[6], sous Charles VIII ; le duché de Milan, sous Louis XII[7].

Entreprenant comme le reste de sa race, le jeune roi Charles VIII était d'un esprit assez faible, mais d'un cœur très-hardi. Il crut qu'il était de son honneur comme de son droit de se jeter en Italie, où les princes de Salerne et de Bisignano le pressaient d'occuper le royaume de Naples, dont Ludovic Sforza lui offrait de seconder l'invasion. Aussi, dès la fin de 1492, fût-il conclu un arrangement en vertu duquel Ludovic Sforza assurait à Charles VIII un passage à travers le Milanais, un prêt de 200.000 ducats et le secours de cinq cents lances italiennes, et Charles VIII, de son côté, garantissait à Ludovic Sforza le gouvernement du duché de Milan, qu'au besoin il promettait de défendre.

Avant de s'engager dans cette expédition lointaine, Charles VIII voulut être certain que son royaume ne serait pas attaqué pendant qu'il en envahirait un autre. Pour faciliter une entreprise plus périlleuse qu'utile, il fit de regrettables sacrifices. Il avait trois ennemis à craindre : les Anglais, auxquels son aïeul Charles VII avait repris la Normandie et enlevé la Guyenne ; l'empereur Maximilien, père de l'archiduc Philippe le Beau, dont l'héritage avait été diminué du duché et du comté de Bourgogne, du Charolais et de l'Artois par Louis XI ; enfin le roi Ferdinand d'Aragon, dont le père Jean avait engagé pour 300.000 écus les comtés de Roussillon et de Cerdagne, que Ferdinand ambitionnait de reprendre. Charles VIII traita avec chacun d'eux, achetant fort cher leur amitié, qui n'avait rien de sûr, et leur inaction, qui, du côté de l'Espagne et de l'empire, ne devait pas être durable.

Par le traité d'Étaples, du 13 décembre 1492[8], il se reconnut débiteur envers le roi d'Angleterre Henri VII de 740.000 couronnes d'or, en dédommagement de la Normandie et de la Guyenne, et il s'engagea à lui payer 50.000 couronnes d'or par an. Ce tribut en argent fut suivi de cessions territoriales faites au roi Ferdinand et à l'empereur Maximilien pour prévenir leurs hostilités. Par le traité de Barcelone, du 19 janvier 1493[9], Charles VIII rendit à Ferdinand les comtés de Roussillon et de Cerdagne, unis depuis tant d'années à la France et qu'il aurait pu facilement garder sans l'entreprise inconsidérée de Naples. Ce qu'il avait fait vers le sud, il le fit vers le nord et vers l'est, en restituant à l'archiduc Philippe, fils de l'empereur Maximilien et héritier des Pays-Bas par sa mère Marie de Bourgogne, les provinces que Louis XI avait prises et qui étendaient de ces deux côtés les limites trop resserrées du royaume. Le 23 mai 1493, il conclut à Senlis avec l'empereur Maximilien, agissant au nom et dans l'intérêt de l'archiduc Philippe son fils, un traité[10] par lequel la Franche-Comté, l'Artois, le Charolais et la seigneurie de Noyers lui étaient rendus avec promesse de remettre à l'archiduc Philippe les villes de Hesdin, d'Aire, de Béthune, lorsqu'il aurait atteint l'âge de sa majorité, et qu'il aurait prêté foi et hommage pour la Flandre et les autres possessions qu'il tenait sous la suzeraineté de la couronne de France. Ainsi, dans les deux années qui précédèrent son expédition et pendant qu'il se disposait à l'accomplir, Charles VIII céda des portions de son royaume, qui pouvaient lui être contestées, il est vrai, mais qui semblaient acquises, pour aller conquérir au loin un autre royaume qu'il ne parviendrait pas à conserver, s'il parvenait à le prendre.

 

III

Ce fut le 23 août 1494 qu'il partit de Lyon, à la tête d'une armée qui n'était pas de plus de seize à dix-huit mille hommes. Véritable élite de troupes diverses, cette armée comprenait, avec l'excellente cavalerie que Charles VII avait organisée dans les compagnies d'ordonnance, l'infanterie la plus solide, formée surtout de ces bataillons suisses qui venaient de vaincre trois fois Charles le Téméraire à Granson, à Morat, à Nancy, et d'abattre la puissance des ducs de Bourgogne. Elle conduisait aussi l'artillerie la plus considérable, la plus mobile, la mieux manœuvrée et à laquelle rien alors ne pouvait résister. Sans compter les troupes auxiliaires du duc de Milan, qui le secondèrent d'abord et qui lui furent assez vite retirées, Charles VIII avait de quinze à dix-huit cents lances fournies[11], c'est-à-dire plus de six mille hommes d'armes ou d'archers à cheval, cinq mille Suisses rangés en corps épais, armés de longues piques et de tranchantes hallebardes, flanqués d'adroits arquebusiers et marchant à l'ennemi tout à la fois avec une grande impétuosité et dans un ordre solide. Il avait de plus quelques milliers de soldats allemands, d'agiles arbalétriers gascons, de francs archers exercés, et deux cents pièces d'artillerie qui, sous la dénomination de canons, de serpentines, de faucons, de moyennes, n'étaient pas la moindre partie de sa force. Par la qualité des troupes, leur bonne organisation, leur confiance belliqueuse, cette armée était plus que suffisante pour conquérir le royaume de Naples, qui d'ailleurs devait être très-mal défendu.

Après avoir repoussé les Napolitains qui s'étaient avancés jusqu'à Rapallo, dans l'État de Gênes, l'armée française, ayant traversé le Piémont et le Milanais, passa par Plaisance, Firenzuola, Borgo san Donino, Fornovo, et arriva à Pontremoli, qui séparait le duché de Milan de la Toscane. Elle s'engagea alors sur le revers méridional de l'Apennin dont les passages étaient très-faciles à garder. Elle les franchit sans rencontrer de sérieux obstacles. L'avant-garde cependant, conduite par l'intrépide Gilbert de Bourbon, comte de Montpensier, eut à s'ouvrir la route qui barrait la place de Fivizzano, appartenant aux Florentins, gouvernés par Pierre de Médicis, allié des princes napolitains. Gilbert de Montpensier la battit en brèche, la prit d'assaut et y passa tout le monde au fil de l'épée. Cette manière hardie d'attaquer, violente et inexorable de vaincre, était peu usitée en Italie où elle jeta l'épouvante. Aussi, après la prise et le sac de Fivizzano, aucune place ne voulut se laisser forcer, comme après la défaite de Rapallo aucun corps italien ne put se résoudre à combattre.

De Fivizzano, l'armée se porta devant Sarzana que surmontait à pou de distance la forteresse de Sarzanello. Ces deux places, situées entre d'âpres montagnes et la mer, fermaient la route vers la Toscane. Elles appartenaient aux Florentins, qui les avaient enlevées à la république de Gênes. Charles VIII aurait pu être arrêté longtemps devant elles, s'il avait été réduit à les prendre ; mais elles lui furent ouvertes. Pierre de Médicis, troublé à l'approche des troupes françaises, abandonna le parti des princes aragonais auquel il avait été attaché jusqu'alors, alla au-devant de Charles VIII et mit entre les mains de ce facile vainqueur la plupart des places de la Toscane. Outre Sarzana et Sarzanello, il lui livra Pietra Santa, qui gardait le littoral de ce côté et était d'une défense aisée, Libreffata, le port de Livourne et la ville de Pise. Pierre de Médicis avait espéré sauver son autorité dans Florence par les cessions que la peur lui arracha ; il la perdit. Les Florentins indignés se soulevèrent contre lui, renversèrent sa domination et reprirent leur liberté. ils exilèrent Pierre de Médicis, dont ils pillèrent les palais et confisquèrent les biens, tout en subissant les conditions du traité qu'il avait fait avec Charles VIII.

Après avoir si aisément traversé la Toscane, où lés points les plus importants du territoire lui avaient été livrés, Charles VIII parut, passa et agit en maître dans le reste de la péninsule. Il n'y rencontra plus que des soumissions. Il occupa Sienne, où il mit garnison. Il s'avança ensuite vers Rome, en prenant sur sa route Aquapendente, Montefiascone, Viterbe. Le 31 décembre 1494, il fit, dans un appareil guerrier et à la tête de ses troupes, une entrée solennelle dans la ville pontificale. Victorieux sans combat et s'établissant en dominateur partout, il demeura plus d'un mois à Rome pour conclure un accord avec Alexandre VI, qui s'était réfugié dans le château Saint-Ange. Il aurait voulu détacher le pape de la maison d'Aragon et obtenir de lui, comme suzerain des Deux-Siciles, l'investiture du royaume de Naples que le pape avait tout récemment accordée au roi Alphonse, successeur de son 'père Ferdinand Ier. Après bien des jours de négociation, Alexandre VI effrayé se décida à traiter. Sans déposséder la maison d'Aragon, il promit de ne plus être contraire au roi de France, auquel il livra les forteresses de Civita-Vecchia, d'Ostie, de Spolète et de Terracine.

A la suite de cet arrangement, que le pape avait conclu par crainte et qu'il ne devait pas observer longtemps, Charles VIII se remit en marche. Il tenait pour ainsi dire sous sa main toute l'Italie. Depuis le Piémont jusqu'aux abords du royaume de Naples, il gardait une suite de places dont la possession était tout à la fois un moyen présent de sûreté et une cause prochaine de péril. Il ne lui restait plus qu'à pénétrer dans le pays qu'il revendiquait comme son héritage.

Les princes aragonais ne devaient pas même le lui disputer. Ils se savaient haïs, se sentaient abandonnés et l'épouvante les saisit. Alphonse II, qui passait en Italie pour avoir de l'habileté et du courage, quoiqu'il n'eût montré, sous le règne de son père Ferdinand Ier, que de la fourberie et de la cruauté, se troubla et abdiqua. Il alla s'enfermer dans un couvent de la Sicile, laissant la couronne à porter et le royaume à défendre à son fils le duc de Calabre, qui monta sur le trône, sous le nom de Ferdinand II. L'éphémère monarque n'y resta pas longtemps. Tout d'abord, il sembla prendre des mesures qu'une ferme résolution, soutenue avec une courageuse constance, aurait pu faire réussir. Il se transporta avec son armée jusqu'à la frontière la plus difficile à franchir et qui était la porte du royaume. Il s'établit à San Germano, et y garda les défilés vers lesquels les Français s'avançaient avec confiance. Quelques hommes déterminés auraient suffi à en empêcher le passage, et une armée entière n'osa pas le faire. A l'approche de l'avant-garde française, Ferdinand et ses troupes quittèrent cette forte position, en se repliant sur Gaëte et sur Naples. Ce fut le signal d'une complète déroute et d'un universel abandon. Charles VIII arriva comme à la course jusqu'à Naples, d'où Ferdinand s'enfuit par mer, un mois après que s'était enfui Alphonse son père.

Le peuple de Naples, las du joug aragonais et désireux de choses nouvelles, pilla les palais de Ferdinand et accueillit avec la plus grande faveur Char les VIII, qui, le 22 février 1495, fit son entrée (buis sa capitale enthousiasmée et y fut couronné roi des Deux-Siciles. Les deux forts châteaux de Naples, le château Neuf et le château de l'Œuf, après avoir tenu quelques jours, battus en brèche par l'artillerie française et livrés par la faiblesse de leurs défenseurs, étaient bien vite tombés entre ses mains. Tout le pays se soumit à lui. Les provinces à l'envi, les villes, avec empressement, reconnurent les droits de Charles VIII et obéirent à ses envoyés. Le jeune roi étendit sa domination dans le royaume de Naples aussi facilement qu'il y avait pénétré.

Cette conquête, en peu de temps opérée, fut en très-peu de temps perdue. Charles VIII commit deux fautes graves qui la compromirent. Il avait traversé l'Italie en dominateur inquiétant ; il s'établit dans le royaume de Naples plus en prince étranger qu'en souverain national. De ces deux fautes, la première, en alarmant tous les potentats italiens qui se coalisèrent contre lui, ne permit pas à Charles VIII de rester quatre mois dans le pays conquis ; la seconde fit enlever la possession de ce royaume, en moins d'une année, à ceux que Charles VIII y laissa pour le garder.

L'expédition de Naples avait surtout réussi par les divisions des Italiens, dont les craintes avalent fait cesser les désaccords. Pendant que Charles VIII, après avoir pris et gardé tant de villes et de points fortifiés dans la péninsule, occupait le royaume de Naples, il s'était formé sur ses derrières une redoutable coalition. Cette coalition comprenait : le nouveau duc de Milan, Ludovic le More, qui craignait que la maison de France, après avoir acquis l'héritage des Angevins, ne revendiquât l'héritage des Visconti ; les puissants Vénitiens, qu'effrayait la domination française dans la péninsule ; le pape Alexandre VI, l'empereur Maximilien et le roi Ferdinand d'Aragon, également infidèles aux engagements qu'ils avaient pris avec Charles VIII.

Au moment où cette ligne s'ourdissait à Venise et tandis qu'elle préparait ses dangereuses attaques, Charles VIII ne faisait rien pour affermir son autorité dans le royaume de Naples et s'y mettre à l'abri des soulèvements intérieurs et des agressions du dehors. Il avait négligé de s'emparer des points qui tenaient encore sur les côtes pour la dynastie dépossédée, points par lesquels celle-ci pourrait faire des descentes et s'étendre dans le pays, en mettant à profit les mécontentements et les occasions. Il rétablit en partie les barons exilés ou opprimés, dans leurs biens et dans leurs charges ; mais, loin de satisfaire le vieux parti angevin, il le refroidit en accordant toutes, ses faveurs aux Français qui l'avaient accompagné. Sans avis dans les décisions à prendre, flottant entre les conseils contraires de ceux qui l'entouraient, manquant d'autorité par insuffisance d'esprit, comme de résolution par ignorance des choses, ne sachant ni se faire craindre ni se faire obéir, d'une douceur et d'une légèreté également dangereuses, il se montra incapable de tenir longtemps sous sa main le royaume dont il s'était rendu si rapidement le maître. Les peuples furent vite déçus ; les habitudes licencieuses des soldats ne furent contenues par personne ; les chefs furent désunis, et chacun d'eux suivit sa fantaisie ou contenta sa cupidité sans avoir à redouter ni répression ni disgrâce.

Après un séjour de peu de durée dans le pays qu'il n'était pas en état d'organiser ni capable de satisfaire, Charles VIII le quitta assez précipitamment. Il y laissa, sous les ordres du comte Gilbert de Montpensier, qu'il avait nommé son lieutenant général, et de Beraut Stuart, seigneur d'Aubigny, qu'il avait fait grand connétable, la moitié de sa petite armée pour contenir, garder et défendre ce royaume. Le 20 mai 1495, il partit de Naples avec le reste de ses troupes, pour retourner en France, en traversant de nouveau l'Italie dans toute sa longueur. Bien qu'il dût rencontrer des forces très-considérables que les confédérés réunissaient au-delà de l'Apennin avec le projet de l'arrêter à son passage et de lui faire mettre bas les armes, il s'avança avec une lenteur extrême. Ce fut le 6 juillet seulement qu'il arriva sur les bords du Taro, au débouché de l'Apennin, du côté de Parme, et qu'il trouva en face de lui l'armée italienne, que commandait le marquis de Mantoue, et qui était cinq fois plus forte que la sienne. S'il manquait d'habileté et de prévoyance, il avait un grand courage, et il fit face, sans se troubler, à la position périlleuse où il s'était mis. La solidité des Suisses et la valeur des hommes d'armes de France le tirèrent de ce mauvais pas. Les lances italiennes furent battues par les lances françaises à Fornoue, où le combat fut surtout un combat de cavalerie. La petite armée de Charles VIII s'éloigna précipitamment des bords du Taro, et continua sa retraite à travers le Milanais sans rencontrer d'obstacle sérieux. Elle ramena toute son artillerie, quo les Suisses aidaient à traîner dans les passages difficiles des montagnes, et elle rentra en Franco victorieuse.

Le royaume de Naples, qu'avait laissé affaibli le départ de la moitié de l'armée conquérante, fut bientôt attaqué par Ferdinand II, accouru de Sicile, par les troupes que Ferdinand le Catholique avait envoyées d'Espagne sous le commandement du fameux Gonzalve de Cordoue, et par les flottes vénitiennes. D'Aubigny battit d'abord à Seminara Ferdinand II et Gonzalve. Mais cet avantage fut le seul que remportèrent les Français ; en quelque sorte abandonnés à eux-mêmes. Salerne et la côte d'Amalfi se donnèrent à Ferdinand, en faveur duquel Naples se souleva. Capoue, Averse, imitèrent cet exemple. Les Vénitiens s'emparèrent de Monopoli, de Polignano, ainsi que d'Otrante, de Brindisi et de Trani, sur la côte de l'Adriatique. Bientôt même le comte Gilbert de Montpensier et le grand connétable d'Aubigny, auxquels Charles VIII n'envoyait aucun secours, ne furent plus assez forts contre les soulèvements et les attaques. Le premier succomba avec la plus grande partie des siens ; le second capitula et, à la tête des troupes qu'il avait encore conservées, il évacua le royaume, qui fut entièrement perdu environ quinze mois après avoir été conquis. La dynastie aragonaise fut établie sur le trône de Naples, où Frédéric, oncle de Ferdinand II, succéda à ce prince, qui mourut peu de temps après avoir recouvré sa couronne.

Charles VIII, rentré en France, se livrait à de frivoles amusements. Pendant que les Français qu'il avait laissés au fond de l'Italie y luttaient sans être suffisamment soutenus, il songeait, mais avec mollesse, à les secourir ; après que la défaite et leur petit nombre les eut contraints de capituler, il rêvait plus encore qu'il ne préparait une seconde conquête de Naples. Deux ans et demi se passèrent ainsi, au milieu de volontés sans consistance et dans des projets sans exécution. Toutefois Charles VIII tenait l'Italie en inquiétude et en suspens, lorsque, eu allant voir jouer à la paume dans les fossés du château d'Amboise, il heurta du front contre une porte, et ce faible coup détermina vers ce cerveau débile une congestion violente qui enleva le jeune roi au bout de quelques heures[12], le 7 avril 1498.

Ludovic Sforza, dont les intrigues et l'ambition avaient également. réussi, était parvenu au trône ducal à l'aide de l'invasion des Français, et paraissait s'y  être affermi à la suite de leur expulsion. Suivant la différence de ses intérêts, il avait provoqué l'une et concouru à l'autre. La dynastie napolitaine était restaurée, sans qu'il eût désormais rien à craindre de sa part. Il n'y avait plus que des potentats italiens en Italie. Mais Ludovic, qui s'applaudissait de ses menées, n'était pas au bout de ses périls : le successeur de Charles VIII devait être plus redoutable pour lui que ne l'avait été Charles VIII pour la famille qui régnait à Naples. Ce successeur était Louis XII, qui, petit-fils de Valentine de Milan, s'était porté depuis longtemps comme le légitime héritier des Visconti.

 

IV

En arrivant à la couronne, Louis XII prit le titre de roi des Deux-Siciles et de due de Milan. Il était dans la force de l'âge. Il avait trente-six ans, beaucoup de bravoure, une ambition agitée, le goût de la guerre beaucoup plus que l'entente de la politique, un grand esprit de justice et un penchant marqué pour l'économie qui devait le faire aimer en France et l'y rendre très-populaire, une honnêteté naturelle qui ne le préserva cependant pas toujours des perfidies communes à son temps, et malgré laquelle il se montra quelquefois peu fidèle à ses engagements et assez déloyal dans ses entreprises. Afin de prendre plus aisément possession du Milanais, il chercha des alliés qui fussent en position de seconder son dessein. Charles VIII avait eu besoin de Ludovic Sforza pour s'emparer du royaume de Naples, Louis XII avait besoin des Vénitiens pour s'emparer du duché de Milan. Par le traité de Blois, conclu avec eux en 1499, il fut stipidé que le roi de France et la république de Venise feraient en commun la conquête du Milanais, dont une portion, située entre l'Oglio et l'Adda et comprenant le pays de Crémone, serait dévolue aux Vénitiens[13], qui étendraient de ce côté leurs possessions de terre ferme, déjà si considérables.

Louis XII gagna en même temps le pape Alexandre VI, mécontent du roi Frédéric qui s'était refusé aux ambitieux désirs de César Borgia. Ce fils du souverain pontife, après avoir tué son frère aîné le duc de Gandia, et avoir quitté l'Église, où il était cardinal, pour devenir bientôt gonfalonier et capitaine général du Saint-Siège, avait vainement demandé la fille naturelle du roi de Naples en mariage avec la principauté de Tarente. Il avait été plus heureux du côté du roi de France, qui voulait se servir du pape Alexandre VI pour rompre son mariage avec la fille de Louis XI, épouser Anne de Bretagne, veuve de Charles VIII, n'être pas contrarié dans ses projets sur Milan, et obtenir plus tard l'investiture du royaume de Naples. Aussi Louis XII donna à César Borgia une compagnie de cent hommes d'armes, une forte pension, le duché de Valentinois, et une princesse de la maison d'Albret pour femme.

Avant d'attaquer Ludovic Sforza, Louis XII rendit à l'empereur Maximilien, qui avait assailli la Bourgogne à l'instigation de Ludovic et avec son argent, les places de l'Artois qu'avait gardées Charles VIII. Ayant, à ce prix, conclu la paix avec l'empereur, étant assuré du pape et s'entendant avec les Vénitiens, il fit envahir le Milanais, dont il avait isolé le duc, par une armée de seize cents lances et de treize mille hommes d'infanterie, Suisses et Français. Pendant que ses généraux le comte de Ligny, le seigneur d'Aubigny, le maréchal J.-J. Trivulzi, y pénétrèrent du côté du Piémont, les Vénitiens y entrèrent du côté de l'Adda. La conquête du Milanais fut. encore plus rapide que ne l'avait été naguère celle de Naples. Ludovic, n'ayant préparé aucun moyen de défense et ne rencontrant aucun appui dans la population, s'enfuit en Allemagne, où il emporta de fortes sommes d'argent et où son frère, le cardinal Ascanio Sforza, alla le rejoindre. Le partage du pays conquis se fit, entre les Français et les Vénitiens, conformément aux stipulations de Blois. Louis XII eut depuis la plaine du Piémont jusqu'à l'Adda, dont les deux rives lui appartinrent. A soixante et dix pieds de la rive gauche de ce fleuve qui, descendu des Alpes, traverse le lac de Come et, à la suite d'un cours un peu oblique vers l'est, va se jeter dans le Pô, le pays conquis fut cédé aux Vénitiens.

Louis XII prit bientôt possession de son nouvel État et fit une entrée triomphale à Milan, 1er octobre 1499, un mois après l'occupation militaire du duché. Il crut si bien en être le maître qu'il négligea les moyens d'y maintenir sa domination. Avec beaucoup d'imprévoyance et par trop de parcimonie, il en retira l'armée qui l'avait conquis et le laissa presque dégarni de troupes lorsqu'il retourna en France. Ludovic Sforza et son frère le cardinal Ascanio profitèrent habilement de cette faute. Avec l'argent qu'ils avaient emporté dans leur fuite, ils levèrent huit mille Suisses dans les cantons et cinq cents hommes d'armes dans la Franche-Comté, et ils reparurent en Lombardie six mois après en avoir été expulsés. A la tête de cette petite armée, Ludovic n'eut aucune peine à rentrer dans son duché où les peuples, dans leur inconstance, mirent à le recevoir le même empressement qu'ils avaient mis à l'abandonner. Il recouvra ainsi Milan et la plus grande partie du Milanais. Mais ce retour de fortune ne dura point. Voulant reprendre toute la partie haute du duché, Ludovic alla, avec les Suisses qu'il avait levés, assiéger la citadelle de Novare, que défendait une garnison française.

C'est là qu'après s'être montré si souvent perfide, il tomba victime de la perfidie d'autrui. Les Suisses au service de Louis XII et commandés par ses généraux, arrivèrent devant Novare pour faire lever le siège de la citadelle et en débloquer la garnison. Au lieu d'attaquer leurs compatriotes à la solde de Ludovic, ils s'entendirent avec eux et les décidèrent à abandonner sa cause. Le délaissement alla même de leur part jusqu'à la trahison, et des Suisses eurent la honte de laisser prendre au milieu de leurs bataillons celui qu'ils s'étaient engagés à servir et qui devait compter sur leur foi. Livré par eux, le 10 avril 1500, le malheureux Ludovic fut conduit en France, où il vécut encore dix ans enfermé dans le château de Loches et soumis par Louis XII à une dure captivité. Sa tentative infructueuse et sa longue prison assurèrent la domination française dans le Milanais, qui fut assez sagement constitué et assez doucement conduit.

Louis XII, dont l'établissement dans la Lombardie fut cette fois affermi, ne devint pas seulement le maitre incontesté du Milanais, mais l'arbitre tout-puissant de l'Italie. Les gouvernements et les seigneurs du centre de la péninsule se placèrent sous sa protection. Le marquis de Mantoue, le duc de Ferrare, Jean Bentivoglio, seigneur de Bologne, la république de Florence, où le parti favorable à la France continu&it à l'emporter sur le parti renversé des Médicis, mirent leur politique et leurs forces à sa disposition.

Afin de conserver sa prépondérance en Italie, Louis XII aurait dû ne pas y agrandir les États principaux aux dépens des petites seigneuries, et surtout ne pas appeler d'autres grandes puissances du continent à s'établir à côté de lui dans la péninsule. La concentration des territoires ou l'introduction des princes étrangers en Italie ne pouvait se faire qu'à son détriment. Il ne sut ni le voir ni l'éviter, Après avoir étendu la domination des Vénitiens dans la Lombardie, il accrut dans l'Italie centrale la puissance des souverains pontifes, et il appela bientôt lui-même le roi d'Aragon dans lq royaume de Naples.

Depuis longtemps les papes manquaient de la force nécessaire pour se faire obéir dans leurs États. Le territoire de l'Église, sur lequel s'exerçait très-faiblement leur autorité, était couvert de villes et de seigneuries qui se régissaient d'une manière presque indépendante. Non loin de Rome, deux familles puissantes, celle des Colonna et celle des Orsini, possédaient beaucoup de places et de châteaux[14].

Ces familles entreprenantes, qui fournirent à l'Italie des capitaines renommés, pouvaient inquiéter les papes, souvent réduits à combattre l'une en se servant de j'autre. Un peu plus haut, vers l'Apennin et dans la Romagne, Città di Castello obéissait à la race guerrière des Vitelli ; Pérouse, à J.-P. Baglioni ; Pesaro, à Jean Sforza ; Camerino, à Jules Varano ; Rimini, à Pandolfo Malatesta ; Forli et Imola, à Jérôme Riario ; Faenza, à Astor Manfredi ; Bologne, à Jean Bentivoglio ; Ravenne et Cervia, aux Vénitiens, qu'il était très-difficile d'en déposséder ; Urbin et son duché, à la vieille famille des Montefeltri, à laquelle s'était unie par mariage la famille génoise de la Rovere, sous le pontificat de Sixte IV.

Les papes avaient plusieurs fois tenté de rentrer en possession du domaine du Saint-Siège ; mais la guerre contre les barons romains et contre les détenteurs du territoire pontifical ne fut systématiquement entreprise et poursuivie sans relâche, que depuis Alexandre VI. Ce pape demanda à Louis XII et il obtint de lui trois cents lances françaises et quatre mille Suisses qui furent mis à la disposition de César Borgia, devenu gonfalonier de l'Église, pour commencer la dépossession aussi violente que perfide des seigneurs de la Romagne, dont son père Alexandre VI le nomma duc. Se servant des troupes qu'il devait surtout à Louis XII et auxquelles l'argent qu'il reçut du pape lui permit d'en ajouter d'autres, l'ambitieux et terrible gonfalonier de l'Église romaine prit d'abord Imola, Forli, Pesaro, Rimini, Césène, et peu de temps après Faenza. Les Colonna furent dépouillés de leurs biens et de leurs places fortes, à l'aide des Orsini et des Vitelli, qui devaient l'être à leur tour.

En même temps qu'il secondait, dans l'intérêt des Borgia, l'extension d'une puissance qui se tournerait plus tard contre lui, Louis XII songeait à envahir le royaume de Naples. Procédant partout de la même manière, il voulut faire cette expédition de concert avec un souverain redoutable qu'il appela lui-même en Italie, à son futur détriment. Il s'entendit avec Ferdinand le Catholique, déjà roi d'Aragon et de Sicile, pour conquérir en commun le royaume de Naples, et se le partager après l'avoir conquis. Il obtint sans peine l'assentiment de ce prince babils et heureux, qui, profitant de toutes les occasions pour s'agrandir, se servait avec à-propos de la faveur des conjonctures, tirait parti des fautes d'autrui, ne se considérait jamais comme lié par ses engagements, et mettait tant d'adresse dans ses perfidies et tant d'opportunité dans ses agrandissements qu'il trompait ceux avec lesquels il traitait sans décourager leur confiance, et qu'il acquérait toujours sans jamais rien perdre.

Ces deux rois également ambitieux, mais l'un sans scrupule et l'autre sans prévoyance, signèrent un traité secret de partage du royaume objet de leur convoitise commune. Ferdinand le Catholique dut avoir la Pouille et la Calabre ; Louis XII, l'Abruzze, la Terre de Labour et Naples ; le premier, la partie de ce royaume qui avoisinait la Sicile ; le second, la partie supérieure qui était la plus rapprochée du duché-de Milan. Par une insigne perfidie, Ferdinand, dont Frédéric avait invoqué l'assistance, envoya sous le commandement de Gonzalve de Cordoue, une armée qui se joignit à celle de Louis XII et rendit la soumission du royaume facile et prompte.

L'accord ne se maintint point entre Louis XII et Ferdinand. Ils s'étaient entendus pour s'emparer du royaume de Naples, ils se divisèrent pour savoir qui en resterait le maitre. La délimitation des deux partages n'ayant pas été faite avec assez de précision, Louis XII revendique des droits sur une province qui semblait être dans le partage de Ferdinand le Catholique. La guerre s'ensuivit presque aussitôt. Louis XII, qui était le plus fort, la commença. Il réussit d'abord, et il enleva aux Espagnols presque tout le pays de leur partage, sauf quelques villes des côtes de la Pouille et de la Calabre. Le général très-affaibli du roi Ferdinand fut réduit à s'enfermer dans Barlette, et si Louis XII, qui était alors en Italie, avait poursuivi avec vigueur la dépossession des Espagnols, il l'aurait peut-être rendue définitive.

Mais, regardant sans doute comme d'un succès assuré une entreprise jusque-là victorieusement conduite, il retourna en France, d'où il n'envoya pas même à ses lieutenants dans le royaume de Naples les renforts qui leur étaient nécessaires pour jeter les Espagnols hors des places qu'il. y occupaient encore. Gonzalve de Cordoue reçut, au contraire, du roi Ferdinand des troupes qui permirent au rusé et habile capitaine de prendre l'offensive. Pendant l'année 1503, les Français furent battus dans diverses rencontres. Outre les petits revers qu'ils essuyèrent à Terranuova et à Calimera, ils perdirent les deux batailles de Seminara, en Calabre, et de Cerignola, en Pouille, à la suite desquelles Gonzalve de Cordoue se rendit maître de Naples et de la plus grande partie du royaume.

Louis XII voulut se relever de cet échec par un puissant effort. Il forma trois armées qu'il envoya, l'une en Roussillon, l'autre en Navarre, la dernière et la plus forte en Italie. Mais les deux armées de diversion, du côté des Pyrénées, se fondirent sans avoir rien fait, et celle qui devait recouvrer le royaume de Naples fut arrêtée sur la frontière même par le prudent Gonzalve, qui s'était retranché sur les bords du Garigliano. Elle s'y consuma et finit par y être défaite. Gonzalve choisit son moment pour la combattre affaiblie, et pour la vaincre le 28 décembre 1503.

Ce dernier revers décida de la perte définitive du royaume de Naples, qu'évacuèrent de nouveau les Français, qui avaient su y pénétrer deux fois sans savoir s'y établir, perdant à la longue par inhabileté politique ce qu'ils avaient d'abord acquis par la force des armes. Deux ans plus tard, en octobre 4505, Louis XII se désista même de la part à laquelle il avait droit en vertu du traité de 1500, et céda tout le royaume à Ferdinand le Catholique lorsqu'il maria sa nièce, Germaine de Foix, à ce prince après la mort de la reine Isabelle de Castille. Les Espagnols devaient garder plus de deux siècles ce beau pays, qui fut pour eux le prix de la ruse, de la victoire et d'une conduite plus habile.

 

V

Louis XII avait suivi dans le centre de l'Italie la même fausse politique qui, en y favorisant l'extension de la puissance pontificale sous Alexandre VI, devait contribuer aux revers de sa propre puissance dans la Lombardie sous Jules II. Il avait facilité les conquêtes de César Borgia. Celui-ci, après s'être rendu maître des villes de la Romagne, après avoir dépossédé les Colonna et les Savelli de leurs États, après s'être emparé de Piombino sur Jacques d'Appiano, du duché d'Urbin sur Guido Ubaldo qu'il dépouilla avec perfidie, de Camerino sur Jules Varano qu'il fit étrangler avec ses deux fils, avait obtenu de Louis XII l'autorisation d'enlever Bologne à Jean Bentivoglio, Pérouse à Jean-Paul Baglioni, et il eut l'art d'attirer Vitellozo Vitelli, seigneur de Città di Castello, Oliverotto da Fermo, et les puissants chefs des Orsini, qui s'étaient séparés de lui, après l'avoir servi, dans un piège savamment préparé à Sinigaglia, où il se débarrassa d'eux par le meurtre.

Ce féroce ambitieux, maître de la Romagne dont le pape l'avait fait duc, tout-puissant dans les autres États de l'Église, convoitait la Toscane, où il avait déjà attaqué Sienne, lorsque la mort de son père Alexandre VI et sa propre maladie  arrêtèrent le cours monstrueux de sa fortune. L'appui de l'autorité pontificale lui manquant, il dut perdre bien vite tout ce qu'il avait pris.

C'est à  lui cependant que remonte le rétablissement de l'autorité territoriale des papes dans les États de l'Église romaine. Les familles qu'il avait dépouillées de leurs possessions y rentrèrent bien un moment ; mais bientôt le cardinal Julien de la Rovere, qui avait succédé, sous le nom de Jules II, à Pie III dont le pontificat, après la mort d'Alexandre VI, n'avait été que de vingt-cinq jours, s'attacha à recouvrer tout ce qui appartenait au Saint-Siège. L'entreprenant pontife reprit le système de conquête des Borgia, et il le poussa beaucoup plus loin. Il était passionné au dernier point, et il avait déployé pendant les dix années du pontificat d'Alexandre VI un caractère indomptable. Ennemi déclaré de ce pape, dont il avait fui la haine et les piéges, il était allé, dans l'ardeur de ses ressentiments, jusqu'à provoquer la descente de Charles VIII en Italie et jusqu'à le presser de faire déposer Alexandre VI. Pour devenir pape, il avait suspendu ses animosités, et, se condamnant à la dissimulation, il avait négocié avec tout le monde. Il avait même promis à César Borgia, en retour des voix espagnoles dont César disposait dans le conclave, le titre de gonfalonier de l'Église. Une fois arrivé à la chaire pontificale, le vieux mais ardent Jules II y porta l'esprit d'un politique, l'ambition d'un conquérant, le courage d'un soldat, le patriotisme d'un Italien. Il se proposa deux buts : l'agrandissement de la puissance territoriale du Saint-Siège et l'expulsion des étrangers de l'Italie. Il y marcha d'abord avec une astucieuse habileté, puis avec une opiniâtre violence.

Loin de nommer César Borgia capitaine général de l'Église ; il le dépouilla de tout ce qu'il conservait encore. Réduit à se réfugier auprès de Gonzalve de Cordoue, qui l'envoya captif en Espagne, ce formidable aventurier, traité avec la perfidie dont il avait si souvent usé envers les autres, fut enfermé par le roi catholique dans la forteresse de Medina del Campo, parvint à s'en évader au bout de quelques années et alla périr obscurément devant une ville de Navarre. Jules II revendiqua ensuite les places dans lesquelles étaient rentrés, après la mort d'Alexandre VI, les seigneurs particuliers que ce pape et son fils en avaient dépossédés. Par une bulle il les en déclara détenteurs illégitimes, et il les excommunia. Ajoutant alors l'emploi des armes à celui des excommunications, il se rendit maitre des villes de la Romagne, à l'exception de Ravenne, de Cervia, de Faenza, de Rimini, que les Vénitiens avaient enlevées, les deux premières depuis longtemps, les deux dernières tout récemment, au Saint-Siège. Il se dirigea ensuite vers Pérouse et Bologne, dans la ferme intention d'en expulser les Baglioni et les Bentivoglio, avec l'aide des troupes françaises que Louis XII, continuant à concourir à la restauration d'une puissance qui allait bientôt se tourner contre lui, avait mises peu prudemment à sa disposition.

Pendant cette expédition guerrière, il traversa les États de l'Église à cheval. En arrivant dans les villes, il s'y occupait moins des devoirs du pontife que de l'autorité du prince, prescrivant d'y relever ou d'y construire des forteresses propres à en assurer l'obéissance[15]. Lorsqu'il s'approcha de Pérouse, les Baglioni intimidés lui en ouvrirent les portes, sus attendre pour se soumettre d'y être forcés. Il n'en fut pas de même des Bentivoglio. Jules II, outré de leur résistance, publia une bulle terrible contre Bologne. Dans l'emportement de sa colère, il ordonna que, si la ville était prise, tout y fût mis à feu et à sang et qu'on n'y laissât pas une âme vivante[16]. Bologne épouvantée se rendit ; les Bentivoglio en sortirent, et Jules II y établit une forme nouvelle de gouvernement et y éleva une citadelle[17].

A son retour d'une campagne où il avait rétabli glorieusement l'autorité du Saint-Siège, il fut reçu dans Rome comme un triomphateur[18]. Il y rentra au milieu des transports d'enthousiasme du peuple, au bruit du canon tiré du château Saint-Ange, en passant sous des arcs de triomphe dressés en son honneur et sur l'un desquels on avait mis : A Jules II, pontife très-bon et très-grand, de retour d'une expédition où par son courage, son habileté, son bonheur, il a délivré l'État pontifical des tyrans, et a établi partout la paix et la liberté[19]. La ville des papes célébra sous toutes les formes cette restauration de sa grandeur qu'il fallait compléter en reprenant les places dont les Vénitiens s'étaient emparés dans la Romagne. Jules II s'occupa de ce dessein. Pour le faire réussir, il avait besoin encore du concours militaire de Louis XII.

 

VI

Ce prince à bon droit populaire en France, mais inhabile en Italie, continua à commettre la même faute sous la même forme. Dans son inquiète et peu clairvoyante ambition, il employa pour s'agrandir au-delà des Alpes des procédés qui, à la longue, lui firent perdre tout ce qu'il y possédait. Il avait partagé le duché de Milan avec les Vénitiens en 1499, le royaume de Naples avec le roi d'Aragon en 1501. Après avoir tenté de dépouiller le roi d'Aragon de sa part dans le sud de la péninsule, et avoir été réduit à lui abandonner la sienne qu'il avait perdue à la fin de 1503, il projeta de dépouiller les Vénitiens du territoire qu'il leur avait cédé sur la rive gauche de l'Adda. Déjà en 1504, il avait eu l'imprudence de concerter le partage de la Lombardie vénitienne avec l'empereur Maximilien, par un traité secret[20], qui ne fut pas exécuté tout de suite et qui aurait introduit les Allemands dans le haut de l'Italie, comme les Espagnols avaient été introduits dans le bas. Mais la spoliation de la puissante république n'avait été qu'ajournée. Quatre ans après, par la ligue conclue à Cambrai, le 10 décembre 1508[21], il avait été convenu entre le roi de France, l'empereur Maximilien, le pape et le roi catholique, qu'on déclarerait la guerre aux Vénitiens pour leur prendre : Louis XII, Crémone, la Ghierra d'Adda, Crema, Bergame, Brescia ; Jules II, Ravenne, Cervia, Faenza, Rimini ; Ferdinand, Brindisi, Trani, Otrante, Gallipoli et les autres ports que les Vénitiens détenaient dans le royaume de Naples ; Maximilien, Vérone, Vicence, Padoue, Roveredo, Trévise, le Frioul, l'Istrie, c'est-à-dire tout le reste de leurs États de terre ferme qui relevaient de l'empire.

Louis XII fut le plus tôt prît. Il attaqua seul les Vénitiens et les vainquit au profil des autres confédérés. Leur vaillant général, Barthélemy d'Alviano par trop de hardiesse, perdit la bataille d'Agnadel, on il fut même fait prisonnier. La défaite de son armée jeta Venise dans une telle consternation que le sénat épouvanté abandonna, pour ainsi dire, tous ses États de terre ferme. Louis XII se mit en possession de ce qui lui était dévolu par le traité de Cambrai. Jules Il et Ferdinand firent de même, sans effet et sans délai, recueillant les fruits de la victoire des Français qui travaillaient peu prudemment à accroître la force de leurs adversaires naturels en Italie. Maximilien fut le seul qui, par indécision d'esprit, manque de troupes et d'argent, ne profita pas suffisamment du trouble des Vénitiens pour occuper fortement les pays qu'ils lui abandonnaient presque sans les défendre. Il les laissa revenir de leur épouvante, reprendre Trévise et Padoue, qu'ils ne devaient plus perdre, et lui disputer peu à peu la possession du reste de leurs États.

Dès que les Vénitiens eurent été vaincus, la position respective des confédérés changea. Le pape Jules II, rentré dans les places de la Romagne, avant redonné au Saint-Siège tout ce que César Borgia avait pris naguère pour lui-même, s'étant rendu maître de Pérouse sur Baglione, de Bologne sur Bentivoglio, ne voulut pas laisser écraser une puissance italienne comme la république de Venise. Il ne songea plus qu'à ourdir des ligues contre les Français pour les affaiblir en Lombardie, et à la fin les en expulser.

De son côté, Ferdinand se retira d'une alliance où il n'avait plus rien à gagner, et il s'entendit bientôt avec Jules II, afin d'affermir sa propre domination dans le royaume de Naples et d'acquérir aux Espagnols la prépondérance en Italie. Réconcilié avec les Vénitiens, le pape attaqua le due de Ferrare, allié de Louis XII, et suscita bientôt contre ce dernier prince l'hostilité des Suisses qui avaient été jusque-là ses plus valeureux appuis, et qu'il eut l'imprudence de changer en ennemis.

Ces montagnards belliqueux et cupides s'étaient emparés depuis longtemps de Bellinzona, dans une des vallées qui débouchent sur le Milanais, au-dessus du lac de Come. Louis XII aurait voulu la reprendre pour fermer la route du duché. Lorsque, en 1509[22], était arrivé le terme des dix années de l'utile alliance qu'il avait conclue avec eux au début de son règne, il n'avait rien fait pour les engager de nouveau au service de la France. Loin de là il avait pris à sa solde des lansquenets levés dans le pays de Gueldres et dans les villes d'Allemagne, et, par esprit de parcimonie et de fierté, il avait hésité à acheter l'assistance militaire des Suisses et à se rendre par là tributaire de ces montagnards dont il parlait dédaigneusement. Il avait ainsi rompu avec le peuple aguerri, dont Louis XI avait su acquérir l'amitié, qui, n'ayant jamais été vaincu, se croyait invincible, et qui avait fourni jusque-là sa meilleure infanterie à la France.

Pendant que Louis XII se séparait des Suisses, Jules II s'unissait étroitement avec eux. Le prévoyant et fougueux pontife, qui projetait dès lors d'expulser les Français de l'Italie, voulut faire des soldats de la Confédération suisse les instruments de ses desseins, et les fermes appuis de la puissance de plus en plus agrandie du Saint-Siège. Il conclut, par l'entremise de l'évêque de Sion, Matthieu Schinner, qu'il avait nominé cardinal, un traité qui mettait au service de l'Église et pour sa sûreté les troupes levées dans les cantons. Réconcilié arec les Vénitiens et d'accord avec Ferdinand le Catholique, auquel il donna la pleine investiture du royaume des Deux-Siciles, l'impétueux Jules Il commença ses attaques contre le roi de France. Il appela les Suisses dans le Milanais et il envahit lui-même le duché de Ferrare,  qu'il prétendait réunir au Saint-Siège. En janvier 1511, au cœur du plus rigoureux hiver, il attaqua avec acharnement le fidèle allié de Louis XII. If conduisit son armée, à travers l'Apennin, devant la Mirandole, dont la prise faciliterait, espérait-il, la conquête du Ferrarais. Le monde apprit avec étonnement qu'un vieillard de plus de soixante et dix ans, qu'un souverain pontife, campé au milieu des neiges, insensible aux fatigues comme aux périls de la guerre, avait dirigé les opérations du siège, et, dans sa belliqueuse ardeur, y était entré par la brèche[23]. Rien ne parut plus au-dessus de cc courage déplacé mais héroïque, et de cette indomptable opiniâtreté.

En effet, poursuivant son œuvre d'inimitié contre Louis XII et d'ambition pour le Saint-Siège, Jules fomenta, avant la fin de l'année 1511, la Sainte Ligue, dans laquelle entrèrent, avec lui, le sénat de Venise, le roi d'Aragon et de Naples, le roi d'Angleterre Henri VIII, gendre de Ferdinand le Catholique, où devait être entraîné bientôt l'empereur Maximilien lui-même, et que les Suisses allaient renforcer en la soutenant de leurs intrépides soldats. Cette formidable coalition, qui mit du temps à se former, mit aussi du temps il vaincre. Louis XII se défendit de son mieux contre elle. Il eut recours aux armes spirituelles pour résister au pape, en mène temps qu'il employa les armes temporelles pour repousser les attaques de la Ligue. Il fit convoquer à Pise, par quelques cardinaux attachés à sa cause, un concile destiné à déposer ou à intimider Jules II, cité à comparaitre devant eux. Mais, plus courroucé qu'effrayé, le bouillant pontife convoqua à Rome un autre concile où siégèrent, dès l'ouverture, seize cardinaux, près de cent prélats, les quatre chefs des grands ordres monastiques, et qu'il présida avec solennité, tandis que le concile de Louis XII, après avoir tenu timidement quelques séances au milieu des clameurs injurieuses du peuple de Pise, fut contraint de se réfugier à Milan. Jules II avait lancé l'anathème contre ses membres et ses adhérents, qu'il avait déclarés schismatiques, et il alla même jusqu'à excommunier Louis XII, jeter l'interdit sur ses États et dégager ses sujets des liens de l'obéissance.

Les armes temporelles avaient été tout d'abord pour Louis XII d'un emploi plus heureux que les armes spirituelles et de brillants succès furent encore obtenus par les trompes françaises en Italie. Le neveu de Louis XII, Gaston de Foix, était alors à leur tête. Ce vaillant jeune homme se montra tout d'un coup habile capitaine par la rapidité de ses mouvements, la sûreté de ses combinaisons et le nombre de ses victoires. L'armée espagnole, réunie à l'armée pontificale, avait mis le siège devant Bologne, revenue, grâce à l'intervention française, sous l'autorité de J. Bentivoglio, tandis que l'armée vénitienne attaquait les places qu'occupaient les Français au-delà de l'Adda et de l'Oglio. Gaston de Foix se porta vivement du Milanais sur Bologne, dont il fit lever le siège, poursuivi par les troupes de Jules II et de Ferdinand le Catholique, qu'il rejeta du côté de Ravenne. Puis, remontant avec non moins de rapidité vers la ville de Brescia, que les Vénitiens avaient surprise et dont le château tenait encore pour Louis XII, il écrasa une partie de l'armée vénitienne qu'il rencontra sur sa route, et anéantit le reste dans Brescia qu'il prit d'assaut. Il revint peu de temps après en Romagne où il battit, le 11 avril 1512, l'armée espagnole et l'armée pontificale, retranchées sur le Roneo, en avant de Ravenne, et il serait allé sans doute dicter la paix dans Rome thème à Jules II déconcerté, si, par une imprudente ardeur, cet héroïque jeune homme n'avait pas voulu, après sa victoire, poursuivre un corps d'infanterie espagnole qui se retirait eu bon ordre et au milieu duquel il trouva la mort. Avec lui disparut la fortune de Louis XII.

Privée de son glorieux chef, fort réduite en nombre par les pertes considérables qu'elle avait faites à Brescia et à Ravenne, et par l'abandon des lansquenets impériaux, auxquels l'empereur Maxi milieu, qui venait de rompre son alliance avec Louis XII pour se rattacher à la Sainte Ligue, avait donné l'ordre de quitter le service de la France, l'armée victorieuse se replia, sous le commandement de la Palice, vers le Milanais, qu'elle eut bientôt à défendre. Elle n'avait pas plus de dix mille hommes que Louis XII, comptant trop sur les succès de Brescia et du Ravenne, négligea de renforcer, lorsqu'elle y fut attaquée par des forces très-supérieures. Plus de vingt mille Suisses, descendus dans le Véronais par le Tyrol où l'empereur Maximilien leur avait livré passage, s'étaient réunis à l'armée vénitienne. Ils pénétrèrent facilement dans le Milanais, et n'eurent pas de peine à en expulser les Français affaiblis, qui furent contraints de battre en retraite devant eux. Ils rétablirent aussitôt dans le duché, dont l'ambitieux Jules II détacha Parme et Plaisance pour les annexer au Saint-Siège, le fils aîné de Ludovic le More, Maximilien Sforza, qu'ils prirent sous leur protection.

La restauration des Sforza, œuvre des Suisses, qui y trouvèrent de grands avantages, convint surtout aux deux principaux membres de la Sainte Ligue, au pape Jules II et au roi Ferdinand le Catholique. Jules II crut apercevoir, dans le rétablissement en Lombardie d'un prince italien que soutenait l'armée helvétique, dont le cardinal de Sion était le guide et le chef, un commencement de succès pour ses grands desseins eu laveur de l'indépendance italienne.

Le roi Ferdinand, de son côté, ne craignant plus rien pour le royaume de Naples de la part des Français rejetés au-delà des Alpes, se considéra désormais comme le principal arbitre des affaires dans la péninsule. En politique consommé, ce monarque astucieux gagnait quelque chose à toutes ses alliances et à toutes ses ruptures. La première expédition de Charles VIII en Italie lui avait valu le Roussillon et la Cerdagne ; son traité de partage avec Louis XII lui avait valu la moitié du royaume de Naples ; sa rupture avec ce prince, l'autre moitié ; sa participation à la ligue de Cambrai contre les Vénitiens, les places que les Vénitiens avaient prises ou reçues sur les côtes de la Pouille et de la Calabre ; enfin son entrée dans la Sainte Ligue, l'expulsion des Français du duché de Milan. Mais il ne s'était pas contenté de ce dernier avantage. Son gendre Henri VIII ayant déclaré la guerre à la France, Ferdinand lui avait persuadé de transporter ses troupes à Fontarabie et de les joindre aux siennes, afin de prendre la Guyenne, que Charles.VII avait enlevée aux Anglais depuis près de soixante ans. Le crédule Henri VIII, sans rien acquérir pour lui, avait aidé son beau-père à s'emparer de la Navarre sur Jean d'Albret, que Jules II avait excommunié comme allié de Louis XII, et à compléter ainsi vers les Pyrénées la frontière espagnole, qu'il avait eu ]a gloire d'achever aussi vingt ans auparavant sur les côtes méridionales de l'Espagne, en face de l'Afrique, par la conquête du royaume de Grenade.

 

VII.

Louis XII comprit alors les fautes qu'il avait faites en se brouillant avec les Suisses et en s'unissant à ceux qui devaient être ses adversaires, pour dépouiller les Vénitiens. Il essaya de renouer l'alliance rompue avec les Cantons. Mais les Suisses, pleins de ressentiments, trouvèrent d'ailleurs plus avantageux de soutenir Maximilien Sforza, qui s'engagea à leur paver 200.000 ducats pour la remise du duché, à leur faire une pension annuelle de 40.000 ducats, leur céda les vallées de Domodossola, de Lugano, de Locarno, etc., par lesquelles ils descendaient facilement dans la Lombardie, et leur accorda l'exemption de péages Jusqu'aux portes de Milan.

Sans se décourager, Louis XII se prépara à reconquérir. malgré eux, le Milanais, on les citadelles de Milan et de Crémone tenaient encore pour lui. Il fit avec Ferdinand le Catholique une trêve partielle ne comprenant que la frontière du côté des Pyrénées, et il conclut un nouveau traité d'alliance[24] avec les Vénitiens, auxquels il rendit le vaillant Barthélemy d'Alviano, resté son prisonnier depuis la bataille d'Agnadel. Par ce traité, les Vénitiens, qu'il devait aider à reprendre Vérone, Brescia et tout ce que l'empereur Maximilien tenait encore de leurs États de terre forme, s'engageaient de leur côté à fournir à Louis XII 800 lances, 1.500 chevau-légers et 10.000 hommes de pied, pour seconder le recouvrement du Milanais[25]. Revenant pour ainsi dire aux débuts de son règne, et rentrant dans l'alliance qu'il avait si utilement conclue treize années auparavant, Louis XII condamnait en quelque sorte ce qu'il avait fait depuis avec une ambition si inhabile.

Son plus dangereux ennemi, l'implacable Jules II, venait de mourir. Ce pape entreprenant semblait être arrivé à ses fins. La retraite des Français et la restauration de la maison italienne des Sforza avaient rempli son âme de joie. Après avoir affermi l'autorité pontificale dans les États de l'Église, auxquels il avait ajouté, outre Parme et Plaisance, détachées du duché de Milan, Modène, Reggio et Brescello, pris sur la maison d'Este, il préparait tout pour l'attaque de Ferrare, qu'il voulait rendre au Saint-Siège. Il rêvait ensuite l'expulsion de tous les barbares de l'Italie[26], lorsque la mort le surprit au milieu de ses enivrantes agitations et de ses orgueilleuses espérances.

Le peuple de Rome, qui l'admirait, le regretta. Il accourut en foule lui baiser les pieds. Jamais, dit le journal de sa vie, on ne vit une si grande multitude se presser autour des restes d'un souverain pontife. Tous s'écriaient, au milieu de leurs larmes, qu'il avait été le vrai pontife romain, vicaire du Christ, en observant la justice, en poursuivant et en abattant les tyrans et les barons ennemis de l'Église apostolique. Ceux même auxquels on sup posait que sa mort devait être agréable pleuraient aussi et ne pouvaient s'empêcher de dire : Ce pape nous a délivrés tous, nous, l'Italie et la chrétienté, du joug des Français et des barbares[27]. Jules II, qui fut moins un bon pape qu'un grand prince, laissait une mémoire plus glorieuse que respectable. Pour Fonder la puissance territoriale du Saint-Siège, il avait déployé Hmhileté tortueuse d'un politique italien et les ardeurs guerrières d'un conquérant. Mêlant ensemble ses passions et ses desseins, il n'avait été ni dépourvu de Fourberie dans ses emportements, ni exempt de variations dans ses opiniâtretés. S'il avait rendu la papauté plus puissante en Italie, il fut de ceux qui la rendirent moins vénérable en Europe.

Au pontife à cheveux blancs succéda un pontife plein de jeunesse ; à l'ambitieux emporté, un politique circonspect ; au conquérant hardi, un conservateur adroit ; à Jules II, Léon X. Ce fils préféré de Laurent le Magnifique, nommé cardinal à l'âge de treize ans, fut, après quelques jours de conclave, élu pape à l'âge de trente-huit. Il avait été fait prisonnier à la bataille de Ravenne, où il se trouvait comme légat de Jules II, et il s'était échappé des mains des Français, au moment de leur retraite un peu confuse, pour monter presque aussitôt sur le trône pontifical.

Élevé au milieu des beaux esprits dont son père, dans les splendeurs de l'opulence, s'était rendu le protecteur, il avait pris les goûts les plus nobles, sinon les plus religieux. Aussi souple que Jules II était rude, aussi fin que Jules II était violent, d'une imagination enjouée, d'un caractère équivoque, insinuant, spirituel, ami des plaisirs, passionné pour les productions renaissantes des lettres et les œuvres des arts, alors dans tout leur éclat, il avait le bon sens un peu raffiné, l'élégante somptuosité, la prudence cauteleuse et, au besoin, l'ambition résolue des Médicis.

Ce que ses deux prédécesseurs avaient acquis, il mit son savoir-faire à le conserver et, s'il en trouvait le moyen, à l'accroître. Il s'attacha surtout à consolider avec adresse les possessions nouvelles du Saint-Siège, et pour cela il crut ne devoir combattre à outrance personne, afin de pouvoir, selon les occasions et les succès, tirer parti de tout le monde. Sa vie devint ainsi une négociation permanente, et, flottant sans cesse entre les princes qui se disputaient l'Italie, il se montra tour à tour leur allié infidèle et leur ennemi accommodant. Dès le début de son pontificat, il suivit cette politique artificieuse. Il assura aux adversaires de Louis XII, dont les revers avaient déterminé dans Florence la chute du parti républicain et la rentrée des Médicis, qu'il voulait l'expulsion des Français de l'Italie, ce qui était vrai, et il laissa espérer à Louis NI1 qu'il ne s'opposerait pas à son rétablissement dans le duché de Milan.

Louis XII avait l'ait un grand effort pour reprendre le Milanais, qu'il avait possédé douze ans, et que son droit comme héritier des Visconti, son orgueil comme roi de France, ne lui auraient jamais permis d'abandonner. Il sembla sur le point d'en redevenir le maître au printemps de 1513. Son armée, que commandaient la Trémoille et J.-J. Trivulzi, déboucha dans la haute Italie par le Piémont. Elle s'empara d'Asti, d'Alexandrie, et occupa inique Milan. Maximilien Sforza en était sorti à la tête d'un corps considérable de Suisses et s'était jeté dans Novare. L'armée française alla l'assiéger dans cette ville, qu'elle aurait forcée, si des bataillons nombreux de confédérés n'avaient pas été levés en toute I ide dans les Cantons et n'étaient pas accourus, par la vallée d'Aoste, au secours du due Maximilien et des Suisses enfermés dans Novare.

A leur approche, la Trémoille et Trivulzi avaient levé le siège de cette place, déjà battue en brèche, et avaient transporté leurs troupes à quelques milles de là à la Riotta, où ils avaient dressé leur camp dans un lieu coupé de canaux et peu favorable aux mouvements de leur nombreuse cavalerie. À peine entrés dans Novare, les bataillons suisses, auxquels se joignirent les bataillons assiégés, sortirent en bon ordre et allèrent attaquer avec furie le camp des Français. Ils écrasèrent d'abord les lansquenets, que les hommes d'armes ne purent pas secourir. Ils s'emparèrent de l'artillerie, qui avait été placée sous la garde des lansquenets, et la tournèrent contre le reste de l'armée française, qu'ils mirent en pleine déroute.

La défaite de Novare, après laquelle le Milanais fut définitivement perdu pour Louis XII, eut des suites encore plus désastreuses, Henri VIII fit, avec une forte armée, une descente en Picardie, où, réuni à l'empereur Maximilien, il prit Térouanne et Tournay, après que les troupes françaises eurent été mises en fuite à la journée de Guinegate. De leur côté les Suisses, qu'animait la passion et que poussait en avant la victoire, envahirent la France par la frontière de l'Est. Au nombre de vingt mille, ils descendirent par le Jura dans la Bourgogne et s'avancèrent jusque sous les murs de Dijon, sans rencontrer des forces capables de les arrêter. Cette invasion aurait pu les conduire au cœur même de la France, si la Trémoille, qui n'avait que peu de monde sous la main, outrepassant ses pouvoirs pour écarter le danger qui menaçait le royaume, ne les avait pas renvoyés dans leurs montagnes en convenant avec eux que Louis XII renoncerait à ses droits sur le Milanais et leur payerait 400.000 ducats en différents termes.

Loin de ratifier le traité qui délivrait le royaume d'un si grand péril, Louis XII songea à reconquérir le duché de Milan. Il entama, dans cette vue, des négociations assez habiles avec la plupart de ses ennemis. Il se réconcilia avec le Saint-Siège, en renonçant au concile de Pise et en adhérant au concile de Latran. Il prolongea d'un an sa trêve avec le roi catholique ; il parut disposé à accepter la proposition que lui firent ce prince et l'empereur Maximilien de marier l'archiduc Ferdinand, leur petit-fils, avec sa seconde fille, la princesse Renée, à laquelle il céderait ses droits sur le duché de Milan. Enfin il traita avec Henri VIII, mécontent de son beau-père Ferdinand qui avait conclu des trêves sans le consulter et l'avait trompé plusieurs fois. La paix fut signée entre eux, au commencement d'août 1514. Louis XII céda Tournay à Henri VIII et s'engagea à lui payer par an 100.000 livres jusqu'au complet acquittement d'une somme de 600.000 écus. Il alla même plus loin. Il avait perdu sept mois auparavant, le 9 janvier 1514, Anne de Bretagne sa femme, et, pour rendre l'alliance plus étroite avec Henri VIII, il épousa, le 11 octobre, la jeune sœur de ce prince, Marie, à laquelle il reconnut 400.000 fr. de dot.

Ainsi rassuré du côté de l'Angleterre, en état de trêve avec l'Espagne, allié avec les Vénitiens, n'ayant point à craindre les forces pontificales que le prudent Léon X, avec lequel il s'était réconcilié, n'avait d'ailleurs envie d'engager au service de personne, sachant qu'il n'aurait à rencontrer en Italie que les troupes suisses, il fit des préparatifs pour reconquérir de nouveau le duché de Milan. Mais la mort le surprit avant de les avoir achevés. Marié, à l'âge de cinquante-trois ans, à une jeune femme de dix-huit, il changea toutes ses habitudes, épuisa ses forces et succomba, le 1er janvier 1513, une fièvre accompagnée de dysenterie.

Ce prince excellent, doué d'un grand courage, animé au dedans de son royaume des intentions les plus bienfaisantes, entraîné au dehors par une ambition que ne secondait pas assez d'habileté et qui se prêtait à des arrangements sans prudence, aimant beaucoup son peuple qu'il gouverna avec douceur et avec justice, trop entreprenant pour son esprit d'économie ou trop parcimonieux pour son esprit d'entreprise, compromit par des fautes tout ce qu'il tenta, et ruina même par des maladresses tout ce qui lui avait d'abord réussi. Après seize ans de règne, il était moins avancé qu'à son début. Il avait cédé Naples, perdu le Milanais, et avait laissé entamer son propre royaume, sur la frontière duquel le roi d'Espagne avait pris la Navarre, où le roi d'Angleterre occupait Tournay, et où les Suisses s'étaient avancés jusqu'à Dijon.

 

 

 



[1] Voici comment Paul Jove peint le caractère et la puissance des Vénitiens :

Sono i Venetiani nello universale, gravi di consiglio, severi ne' giudicii, constanti nella fortune averse, et nell' altra non mai disordinati. Et havendo tutti un medesimo et incredibile desiderio di conservare la libertà et di accrescere lo Stato... Furono suggetti loro da principio, in quel tempo massimamente ch' essi valevan molto nell' armato di mare, gli Istri, i Corvatti, la contrada della Dahnatia et della Schiavonia, et moite nobili città della Grecia encore, con l'isola di Negroponte et di Candie. Et poi passando in terra ferma lor vicina, s'impadronirono di Padova, di Verona, di Trivigi et di Vicenza... Aggiungesi a queste Ravenne, che fu già la sedia regale de' Gothi et un altro bellissimo porto de tutta Italie. Perchè ingranditi con questo acquisto, et accresciuti di soldati di terra, poco dapoi tolsero Brescia et Bergamo a Filippo Visconte, Manco per molle guerre. Toccà anco Crema concedendogliele Francesco Sforza ; et d'allora in poi la grandezza de' Venetiani co mincit) a essere di grandissimo spavento a tutti in Italie. (Delle Istorie del suo tempo di Mons. Paolo Giovio da Como, vescovo di Nocera ; tradotte da M. Lodovico Domenichi, p. 6, in-4°, in Venegia, 1572.)

[2] Istoria d'Italia di Francesco Guicciardini, lib. I.

[3] Tué le 5 janvier 1477, devant Nancy.

[4] L'Anjou, en 1480, après la mort du roi René ; le Maine, en 1481, après la mort de Charles d'Anjou, comte du Maine et devenu depuis un an comte de Provence.

[5] L'alliance entre la couronne de France et la ligue helvétique, commencée sous le règne de Charles VII, avait été resserrée par le prévoyant Louis XI, le 10 janvier et le 26 octobre 1475, presque à la veille des grandes journées de Granson, de Morat et de Nanci, où Charles le Téméraire devait être vaincu et tué par les Suisses. Voir les Traités dans le corps diplomatique, de Du Mont, t. III, Ire partie, p. 466 et 520.

[6] Depuis l'extinction de la postérité masculine de la seconde maison d'Anjou, en 1481, par da mort de Charles III, comte du Maine et de Provence, et légataire du roi René pour le royaume de Naples, que Charles III laissa en héritage au roi de France.

[7] Louis XII, en étant duc d'Orléans, ne cessa pas de réclamer son droit it la possession du duché de Milan, comme l'avait fait son père Charles d'Orléans, fils de Valentine Visconti ; mais il ne put le faire valoir efficacement qu'en 1499, après être monté sur le trône de France.

[8] Corps diplomatique, de Du Mont, t. III, 2e partie, p. 296.

[9] Corps diplomatique, de Du Mont, t. III, 2e partie, p. 297.

[10] Corps diplomatique, de Du Mont, t. III, 2e partie, p. 303.

[11] La lance fournie devait se composer, au moment où furent formées les compagnies d'ordonnance, d'un homme d'armes, de trois archers, d'un coutilier, et d'un page. Elle ne comptait pas alors plus de deux archers.

[12] Mémoires de Commynes, liv. VII, chap. XXV.

[13] Voici ce qu'il leur cédait du duché de Milan, pour prix de leur alliance et de leur coopération : Pro securitate status dicti dominii Veneti, ipse rex christianissimus contentus est quod civitas CremoUre une cum territorio Cremonense et civitatibus, terris, villis, arcibus, locis et castellis omnibus, cum fluminibus, aquis, territoriis, et pertinentiis suis, que pertinent statui et dominio mediolanensi glue sunt ultra flumen Adduæ versus Cremam et Bixiam, simulque omnis ora fluvialis cum ripis ipsius fluvii Addute usque ad aquam exclusive... remaneant perpetuo pleno jure prmdicto dominio Veneto... Corps diplomatique de Du Mont, t. III, part. II, p. 407.

[14] Les Colonna avaient le port de Nettuno, Marino, Amelia, Cavi, Palestrina, Rocca di Papa ; les Orsini, dont les forces balançaient celles des Colonna, possédaient Bracciano, Campagnano, Trivignarp, Lisola, Vicovaro, Pitigliano, Cere.

[15] Diarium Curiæ romanæ, par Paris de Grassis, magistri ceremoniarum apostolicarum sub Julio secundo et Leone decimo, et évêque de Pesaro. Ms. 5165 de la Bibliothèque nationale, t. I, p. 42 à 55. Il n'allait qu'à cheval et sans suivre le cérémonial usité pour les souverains pontifes, p. 42. Papa impatiens moræ quod fit propter episcopum deferentem corpus Christi... præmittit sacramentum ut ipse liberius possit properare, properat autem ita ut pauci pedites sequi possint, et aliqui ez parafrenariis cardinalium pro cursura continua in via defecerunt et mortui sunt. P. 46.

[16] Diarium Curiæ romanæ, t. I, p. 97. Papa Gallos excitavit ut non parcerent viventi, quin omnia ferro, flammisque et suspendiis perderent. P. 120.

[17] Ad Forum Magnum qui mercatus dicitur... adiit, revisitque fundamenta antique arcis et fosses semiplenas, laudatoque ejus loci pro arce et citadelle struenda situ, inde ad palatium redlit delatus in equo potius cursario quam gradatorio. — Diarium Curiæ romanæ, t. I, p. 170.

[18] Currus erat triumphalis a quatuor equis albis tractus, et is erat in formam rotundam. — Ms. cité, p. 278.

[19] Alius arcus prœparatus fuit cteteris omnibus visu ac magnitudine decorus, ante portam palatii, œqualis de toto in magnitudine et forma et gratia arcu Constantiniano apud amphitheatrum sive colliseum... In hoc erant omnes actus et gesta pontificis in tota peregrinatione habita et facta prout ex pictura videbantur. Titulus autem videlicet : Julio II, pontifici optimo maximo, reduci, quod virtute, consilio, felicitate, rem pontificiam a tyrannorum servitute liberavit, pacem. libertatemque ubique constituerit. — Diarium curiæ romanæ, t. I, p. 280-281.

[20] Ce traité est dans le Codex Italiœ diplomaticus. Lünig, t. I, part. I, sect. I, XXVI.

[21] Corps diplomatique de Du Mont, t. IV, part. I, p. 113 à 116.

[22] Le 16 mars 1499, Louis XII avait conclu avec les Suisses un traité pour dix ans, en vue surtout de la conquête du duché de Milan et du recouvrement du royaume de Naples. Il devait donner tous les ans, aux cantons, la même pension que les deux rois ses prédécesseurs. — Il devait donner de plus comme paie, ii chaque soldat suisse qu'il lèverait, 4 florins et demi d'or par mois. Corps diplomatique, t. III, part. II, p. 406.

[23] Ms. 5165, t. II, p. 153.

[24] Le 23 mars 1513. Corps diplomatique, t. IV, part. I, p. 182.

[25] Dont cette fois ne devaient pas être détachées pour eux Crémone et les possessions à la gauche de l'Adda.

[26] Cum summus pontifex animo pertinacissimo inciperet velle Italiam a furere barbarico liberare. Paris, de Grassis, ms. 5165, t. II, p. 155.

[27] Ms. 5165, t. II, p. 690.