HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE XIV.

CHAPITRE II. — CALENDRIER RÉPUBLICAIN. CULTE NOUVEAU.

(Novembre 1793).

 

Pour la première fois, l'homme eut la mesure du temps, de l'espace, de la pesanteur. — L'année commencée aux semailles. — Austérité du Calendrier de Romme. — Fête astronomique à Arras (10 octobre 1793). — Fabre d'Églantine trouve les noms des mois et des jours. — Raison, Logos, Verbe de Platon. — Clootz et Chaumette. — Chaumette fait créer le Conservatoire de musique. — Opposition de Chaumette et d'Hébert. — Chaumette combat le Fédéralisme tyrannique des comités de sections. — Il veut supprimer le salaire du clergé. — Il obtient l'égalité des sépultures et l'adoption nationale des enfants des suppliciés.

 

Le 20 septembre, avant-veille de l'anniversaire de la République, Romme lut à la Convention le projet du calendrier républicain, adopté le 5 octobre. Pour la première fois en ce monde, l'homme eut la vraie mesure du temps.

Il eut celle de l'espace, celle de la pesanteur. L'uniformité des poids et mesures, dont le type invariable fut pris dans la mesure même de la terre, fit disparaître le chaos barbare qui jetait l'inexactitude, le hasard, et dans les transactions, et dans les œuvres d'industrie.

Romme put dire cette grave parole : Le temps enfin ouvre un livre à l'histoire… Jusque-là elle ne pouvait pas même dater dans la vérité.

H ne serait pas facile, en travaillant bien, de rien trouver de plus absurde que notre calendrier. Les nations antiques commençaient l'année à une époque ou astronomique ou historique, à telle saison, à tel événement national. Notre 1er janvier n'est ni l'un ni l'autre. Les noms des mois n'ont aucun sens, ou un sens faux, comme octobre, pour dire le dixième mois. Les noms des jours de la semaine ne rappellent que les sottises de l'astrologie.. Pour la longueur de l'année, l'erreur julienne, corrigée par l'erreur grégorienne, n'offrait encore qu'un à peu près qui devait de plus en plus devenir sensible. Le ciel, pour la première fois, fut sérieusement interrogé.

L'ère fut historique et astronomique à la fois.

Historique. Non plus l'ère chrétienne, rappelée par la fête variable de Pâques, — mais l'ère française, fixée à un jour précis, à un événement daté et certain : la fondation de la république française, premier fondement jeté de la république du monde.

Traduisons ces mots : l'ère de justice, de vérité, de raison.

Et encore : l'époque sacrée où l'homme devint majeur, l'ère de la majorité humaine.

Les successeurs d'Alexandre, suivant la tradition de l'Égypte, et suivis eux-mêmes de tout l'Orient, avaient fait commencer l'année à l'équinoxe d'automne. En prenant cette ère, la République ouvrait l'année comme le doit un peuple agricole, au moment où la vendange ferme le cercle des travaux, où les semailles d'octobre qui confient le blé à la terre, commencent la carrière nouvelle. Moment plein de gravité où l'homme croise un moment les bras, revoit la terre qui se dépouille de son vêtement annuel, la regarde avant de mettre dans son sein le dépôt de l'avenir.

La Révolution française, le grand semeur du monde, qui mit son blé dans la terre, n'en profita pas elle-même, préparant de loin la moisson à nous, enfants de sa pensée, la Révolution dut prendre cette ère annuelle. Qu'une partie ait péri, tombant sur la pierre, une autre mangée des oiseaux du ciel, n'importe I le reste viendra.... Soyez béni, grand semeur !

Donc, la terre pour la première fois répondit au ciel dans les révolutions du temps. Et le monde du travail agissant aussi dans les mesures rationnelles que donnait la terre elle-même, l'homme se trouva en rapport complet avec sa grande habitation. Il vit la raison au ciel, et la raison ici-bas. A lui, de la mettre en lui-même.

Elle absente, le chaos régnait. L'œuvre brouillée par l'ignorance barbare, semblait un caprice, un hasard sans Dieu. État impie, objection permanente contre toute religion. La science, à la fin des temps, se charge d'y répondre en rétablissant l'harmonie, en détrônant le chaos, en intronisant la Sagesse.

Il était facile de dire avec Platon et le platonisme chrétien : La Sagesse (le logos ou verbe) est le Dieu du monde. Mais comment fonder son autel, quand l'apparente discordance de son œuvre ne nous montrait rien de sage ?

Le génie stoïcien de Romme, sa foi austère dans la Raison pure apparaît dans son calendrier. Nul nom de saint, ni de héros, rien qui donne prise à l'idolâtrie. Pour noms des mois, les idées éternelles : Justice, Égalité, etc. Deux mois seuls étaient nommés de leurs dates sublimes : juin s'appelait Serment du Jeu de Paume, et juillet, c'était la Bastille.

Du reste, rien que des noms de nombres. Les jours et les décades ne se désignent plus que par leur numéro. Les jours suivent les jours, égaux dans le devoir, égaux dans le travail. Le temps a pris la face invariable de l'Éternité.

Cette austérité extraordinaire n'empêcha pas le nouveau Calendrier d'être bien reçu. On avait faim et soif du vrai. Une fête prodigieuse de tous les départements du Nord eut lieu à cette occasion, le 10 octobre, à Arras, fête astronomique et mathématique, où la terre imita le ciel ; elle n'eut pas moins de vingt mille acteurs qui figurèrent dans une pompe immense les mouvements de l'année. Tout cela, six jours avant la bataille qui délivra la France, si près de l'ennemi, dans cette attente solennelle !... Devant la Belgique idolâtre, devant l'armée barbare qui nous rapportait les faux-dieux, la France républicaine se montra pure, forte, paisible, jouant le jeu sacré du temps, célébrant l'ère nouvelle, la plus grande qu'ait vue la planète depuis son premier jour.

Les vingt mille hommes, divisés en douze groupes selon les âges, représentaient les mois. L'année défilait variée en visages humains, jeune et riante d'espérance, puis mûre et grave, enfin aspirant au repos. Les vainqueurs de la vie, ceux qui ont dépassé leurs quatre-vingts années, en un petit groupe sacré, étaient les jours complémentaires qui ferment l'année républicaine. Le jour ajouté au bout des quatre ans dans ce Calendrier avait la figure vénérable d'un centenaire qui marchait sous un dais. Derrière ces vieux courbés sur leurs bâtons, venaient les tout petits enfants comme la jeune année suit la vieille, comme les générations nouvelles remplacent celles qui vont au tombeau.

La grâce de la fête était le bataillon des vierges, avec cette devise, touchante dans un si grand danger : Ils vaincront ; nous les attendons. Étaient-ce leurs amants ? ou leurs frères ? La bannière virginale ne le disait point.

Tous les métiers qui font le soutien de la vie humaine consacrèrent leurs outils en touchant l'arbre de la liberté.

Le centenaire prit la Constitution et la leva au ciel. Autour de lui, au pied de l'arbre, les vieillards siégèrent et prirent un repas. Les vierges, les jeunes gens les servaient. Le peuple faisait cercle, entourant d'une couronne vivante la table sacrée, bénissant les uns et les autres, et ses pères et ses enfants.

Ce Calendrier tout austère, ces fêtes infiniment pures, où tout était pour la raison et le cœur, rien pour l'imagination, pourraient-ils remplacer le grimoire du vieil Almanach, baroque, bariolé de cent teilleurs idolâtriques, chargé de fêtes légendaires, de noms bizarres qu'on dit sans les comprendre, de La3tare, d'Oculi, de Quasimodo ? La Convention crut qu'il fallait donner quelque chose de moins abstrait à l'âme populaire. Elle adopta la base scientifique de Homme, niais elle changea la nomenclature. L’ingénieux Fabre d'Eglantine, dans un aimable +MM des temps paisibles, en 1783 (l'Histoire naturelle, dans le cours des saisons), avait donné l'idée du Calendrier vrai, où la nature elle-même, dans la langue charmante de ses fruits, de ses fleurs, dans les bienfaisantes révélations de ses dons maternels, nomme les phases de l'année. Les jours sont nommés d'après les récoltes, de sorte que l'ensemble est comme un manuel de travail pour l'homme des champs ; sa te s'associe jour par jour à celle de la nature. Quoi de mieux approprié à un peuple tout agricole, comme l'était la France alors ? Les noms des mois, tirés ou du climat ou des récoltes, sont si heureux, si expressifs, d'un tel charme mélodique, qu'ils entrèrent à l'instant su cour de tous, et tee sont point sortis. Ils composent aujourd'hui une partie de notre héritage, une de ces créations toujours vivantes, où la Révolution subside et durera toujours. Quels cœurs ne vibrent t ces noms ? Si l'Infortuné Fabre ne vit pas quatre mois de son Calendrier, si arrêté en pluviôse, il meurt avec Danton en germinal ; sa mort, trop cruellement vengée en thermidor, n'empêche pas qu'il ne vivra toujours pour avoir seul entendu la nature et trouvé le chant de l'année.

La portée de ces changements était immense. Ils ne contenaient pas moins qu'un changement de religion.

L'Almanach est chose plus grave que ne croient les esprits futiles. La lutte des deux calendriers, le républicain et le catholique, c'était celle du passé, de la tradition, contre ce présent éternel du calcul et de la nature.

Rien n'irrita davantage les hommes du passé. Un jour, avec colère, l'évêque Grégoire disait à Romme : A quoi sert ce calendrier ? Il répliqua froidement : A supprimer le dimanche ? Grégoire assure que tous les gallicans eussent souffert le martyre pour ne pas transporter le dimanche au décadi.

Mirabeau, qui se mêlait parfois de prophétiser, avait dit : Vous n'aboutirez à rien si vous ne déchristianisez la Révolution.

Le siècle de l'analyse, le XVIIIe siècle, gravitait invinciblement au culte de la Raison pure. La Convention, le 3 octobre, décrète la translation de Descartes au Panthéon. L'initiateur du grand doute qui commença la Foi nouvelle, repose avec Rousseau, Voltaire, le père à côté de ses fils.

L'œil sévère, le regard brûlant de la pensée moderne, envisage cette immense agrégation de dogmes que les siècles entassèrent. Et dessous, que voit-elle ? le roc où tant d'alluvions se sont déposées peu à peu, le Logos ou Verbe platonicien, l'Idée de la Raison vivante.

Comme une île du sud qui fut jadis fertile, et que le corail peu à peu a couverte de sa riche et stérile fructification... Arrachez tout ce luxe aride... Rendez le soleil à la terre et les rosées du ciel. Elle sera féconde encore.

Cette révolution nécessaire du XVIIIe siècle donne en métaphysique Kant et la Raison pure ; en pratique la tentative religieuse de Romme et d'Anacharsis Clootz, le culte de la Raison.

Culte mathématique dont les voyants seraient les Newton et les Galilée. Culte humanitaire dont les Pères sont les Descartes et les Voltaire, les bienfaiteurs du genre humain.

Dans quels sens différents comprit-on le mot de Raison ?

Tels n'y voyaient que la raison humaine. Possédés du besoin critique d'une époque de lutte, ils ne cherchaient guère dans la vérité qu'une négation de l'erreur, une arme pour briser le vieux monde.

D'autres, spécialement certaines sociétés populaires, déclarent que par Raison, ils entendent la raison divine et créatrice, autrement dit l'Être suprême.

Entre la divine et l'humaine, où sera la limite ? Les idées nécessaires (cause, substance, temps, espace, devoir), qui sont en nous, mais non notre œuvre qui constituent pourtant notre raison même, sont-elles nôtres, sont-elles de Dieu ?

Les grands esprits qui donnèrent cette impulsion en employant les formes dû temps, flottèrent d'un sens à l'autre, et firent peu de distinction. Nul doute que la Raison ne soit le côté le plus haut de Dieu. Nul doute qu'elle ne soit nulle part plus clairement révélée que dans son incarnation permanente, l'Humanité. Lorsque le pauvre Clootz s'attendrissait au mot : Notre Seigneur Genre Humain, lorsqu'il déplorait les misères de ce malheureux roi du monde, Dieu, pour lui apparaître ainsi voilé, n'en fut pas moins en lui.

Le philosophe Clootz, le mathématicien Rome, n'auraient rien fait si leurs idées n'avaient gagné un homme d'activité pratique, l'ingénieux et infatigable tribun de la Commune, Anaxagore Chaumette.

Le 26 septembre, Chaumette demanda à la Commune qu'on bâtit un hospice, sous le nom de Temple de l'Humanité. Il revenait de son pays, la Nièvre, où il avait conduit sa mère malade. Fouché y avait hardiment aboli le Catholicisme. Fouché, de Nantes, témoin des premiers massacres de Vendée, les vengeait dans la Nièvre, secondait violemment le mouvement populaire contre le clergé. Chaumette raconte ainsi la chose à la Commune : Le peuple a dit aux prêtres : Vous nous promettez des miracles. Nous, nous allons en faire... Et il a institué les fêtes de la vieillesse et du malheur... Vous auriez vu les pauvres, les aveugles, les paralytiques, siéger aux premières places... En voilà dos miracles !

Chaumette, pour ses fêtes, avait besoin de chanta, Il demanda, obtint la création de la grande école de musique, le Conservatoire, Le vénérable Gossec, rajeuni par l'enthousiasme, dirigea cotte école, et trouva les chants du culte nouveau.

Chaumette, pour les vers, s'adressa à Delille, le facile versificateur. L'abbé Delille, violent royaliste, enfant colère, trouva du courage dans sa douleur, dans son deuil de la reine dont il avait été le maitre. Il lut hardiment à Chaumette son dithyrambe sur l'Immortalité :

Lâches oppresseurs de la terre,

Tremblez, vous êtes immortels

C'était aller droit à la guillotine. Chaumette ne voulut, pas comprendre. C'est bon, l'abbé, cela servira pour une autre fois. Il garda la chose secrète, et lui sauva la, vie.

Il avait sauvé de même l'imprimeur Tiger qui, au e septembre, l'insulta, le prit à la gorge, publiquement sur le quai, comme il marchait à l'Assemblée à la tête de la Commune.

On a vu l'émotion de Chaumette au procès de Louis XVI, et l'intérêt qu'il montra à M. Hue, qui pleurait. Il en témoigna beaucoup aussi à la jeune dauphine. Il fit élargir Cléry.

La fatalité l'avait comme attelé à Hébert dans cette terrible direction de la Commune. Cependant la forte opposition de leurs caractères ne laissait pas que de paraître. On le vit au 31 mai ; ou le vit le 14 août où il parla assez vivement contre Hébert et Henriot. Vers la fin d'août, aux Jacobins, une polémique s'éleva sur la question de savoir si les suspects devaient être enfermés ou déportés ; Hébert et Robespierre étaient pour le premier avis ; Chaumette préférait la déportation, peine plus dure en apparence, plus douce en réalité à une époque où la prison se trouvait si prés de la guillotine.

Le caractère de Chaumette était très-faible. Dès qu'il risque d'être pris en flagrant délit de modération (par exemple, le 4-5 octobre), on le voit reculer sur-le-champ, se cacher dans la cruauté. Le 10, jour du foudroyant rapport de Saint-Just où le parti de Chaumette était trop désigné, Chaumette donna à la Commune une liste de tous les cas qui rendaient suspects, liste telle qu'il eût fallu emprisonner tonte la France.

Avec tout cela, Chaumette et le conseil général qu'il dirigeait seul (Hébert était à son journal, à la Guerre, aux Jacobins), Chaumette, dis-je, était encore le meilleur secours qu'on eût contre la tyrannie locale des comités révolutionnaires de sections. Il y avait du moins là une publicité devant laquelle ces comités reculaient. Dénoncés fréquemment à la Commune, ils le furent à la Convention le 9 octobre par Léonard Bourdon, le 18 par Lecointre, comme sujets à frapper leurs ennemis personnels, parfois à emprisonner leurs créanciers. Collot d'Herbois lui-même, qui ne peut passer pour un modéré, accusait le 26 septembre aux Jacobins la furieuse étourderie des Comités révolutionnaires.

Le Comité de sûreté générale, placé si haut et si loin, obligé d'embrasser la France, n'offrait pas un recours sérieux contre ces petits tyrans. Il les ménageait comme ses agents personnels, étouffait dans le secret tous leurs excès de pouvoir. A la Commune au contraire tout arrivait au jour. Le 26 septembre, le 3, le 26 octobre, elle accueillit, appuya les plaintes qu'on faisait contre ces comités, parfois même réforma leur jugement.

Enrayer ainsi politiquement, c'était un grand péril, si l'on n'ouvrait à la Révolution une autre carrière, si l'on ne compensait la modération politique par l'audace religieuse ; c'est ce que sentirent plusieurs représentants. Ils firent la terreur sur les choses et non sur les personnes ; ils décapitaient des images, suppliciaient des statues, envoyaient à la Convention des charretées de saints guillotinés qui allaient à la Monnaie.

Pour centre de sa propagande, Chaumette prit les Gravilliers, les Filles-Dieu (passage du Caire). C'est le principal foyer de la petite industrie, l'industrie vraiment parisienne ; elle y est prodigieusement active, y comprend mille métiers. Il y a là un esprit plus varié qu'au faubourg Saint-Antoine, classé en grandes légions, cella du fer, du bois, etc. Léonard Bourdon avait établi son école d'Enfants de la patrie, dans le prieuré Saint-Martin ; de là il secondait Chaumette. Le premier point de leur prédication, très-bien reçu, fut : Qu'il ne fallait plus payer le clergé, principe adopté bientôt par toutes les sections, qui en portèrent le vœu à la Convention.

Le second point, fort populaire, fut un bel arrêté (28 octobre) sur l'égalité des sépultures. Le pauvre, comme le riche, doit être enterré avec un cortège décent, non sous un méchant drap noir, mais dans un drapeau tricolore, le drapeau de la section. La ville de Paris a gardé quelque chose de cette loi de l'égalité. L'indigent, le mendiant, va à sa dernière demeure dans un char à deux chevaux, avec quatre appariteurs, précédé d'un commissaire des pompes funèbres.

C'est aussi sur le drapeau de la section que la Commune devait recevoir les enfants, qu'on lui apportait pour les rebaptiser de noms révolutionnaires.

Ainsi nos saintes couleurs, le drapeau sacré de la régénération humaine recevait l'homme à la naissance et le recueillait à la mort. Pour consolation de la destinée, il trouvait ce bon accueil à son dernier jour ; il s'en allait vêtu de la France, sa mère, enveloppé de la Patrie.

Le peuple reconnaissant éprouvait le besoin d'être béni de la Commune. Des ouvriers vainqueurs de la Bastille voulaient être remariés, ne croyant pas, disaient-ils, qu'aucun mariage fût légitime sinon de la main de Chaumette.

Une scène infiniment touchante fut celle d'une adoption ; un caporal des vétérans vint présenter une enfant, fille d'un guillotiné qui avait laissé huit enfants. Ce brave homme demandait si, en adoptant la fille d'un coupable, il n'agissait pas contre la Patrie. Chaumette prit l'enfant dans ses bras et l'assit à côté de lui. Heureux exemple, dit-il, des vertus de la République !... Nous les voyons déjà paraître, ces vertus douces qui partout se mêlèrent à l'héroïsme de la liberté, Ici ce n'est plus l'adoption d'orgueil, celle des patriciens de l'Antiquité, les Scipions entés sur les Paul-Emile : c'est la raison qui dérobe l'innocence à l'ignominie du préjugé. Citoyens, joignez. vous tous à ce bon et vieux soldat ! Orpheline par la loi, qu'elle reçoive, cette enfant, dans vos embrassements paternels, l'adoption de la Patrie.

Cette séance porta mi fruit admirable. La Convention créa, un hospice des enfants de la Patrie, C'es ainsi qu'on nomma ceux des condamnés.

Événement de grande portée. Il attaquait dans son principe les croyances du moyen âge, dont la base n'est autre que l'hérédité du crime.

Cette aurore de modération et d'humanité éclaira le dissentiment secret d'Hébert et de Chaumette. Le premier voulait tendre l'arc, déjà horriblement tendu, Chaumette voulait détendre.

Le 4 novembre, la section du Luxembourg, dirigée spécialement par Hébert et Vincent, lança un frénétique arrêté pour publier les noms de tous ceux qui avaient été en prison, les proscrire comme incapables de toute place, ainsi que les signataires des pétitions des huit mille et des vingt mille.

Ce mouvement de terreur était directement contraire aux intérêts du mouvement religieux auquel travaillait Chaumette. Il para le coup, en disant toutefois qu'on allait rechercher cette fameuse pétition des vingt mille. Le 6, il paya l'assistance d'une comédie qui prévenait le reproche de modérantisme. La section du Bonnet rouge (Croix rouge), venant faire serment, offrit le bonnet à Chaumette qui le mit avec enthousiasme, et le fit mettre à tout le monde. Des bonnets rouges se trouvèrent à point pour cette nombreuse assemblée.

Le moment semblait venu de frapper les grands coups.

La Convention accueillait à merveille les envois de saints, de châsses, les défroques ecclésiastiques, que lui faisaient passer Fouché, Dumont, Bô, Rulh, etc.

La Convention avait voté la destruction des tombeaux de Saint-Denis. L'on avait réuni la cendre des rois à celle des morts obscurs. Cruel outrage pour ceux-ci d'être accolés à Charles IX, de recevoir à côté d'eux la pourriture de Louis XV, ou l'infâme mignon Henri III !

La Convention avait trouvé très-bon que le vieux Rulh, ardent et austère patriote (humain au fond, et compromis par son humanité), brisât de sa main la fiole, appelée la Sainte-Ampoule.

On pouvait croire d'après ceci qu'elle ordonnerait ou accepterait l'abolition de l'ancien culte.

L'obstacle était le personnel. Que faire de l'Église constitutionnelle ? Pour avoir fait serment de fidélité à la République, elle n'en gardait pas moins tous ses dogmes antirépublicains. Intolérants, persécuteurs comme les autres prêtres, ils ont fait mourir de faim les prêtres mariés en 95 et 96. Même en 93 ils persécutaient ; ils ôtaient à ces malheureux leur état, leur coupaient les vivres. Au 15 juillet, au l septembre, au 17 encore, la Convention retentit des plaintes douloureuses des prêtres mariés que leurs seigneurs, les évêques républicains, voulaient empêcher d'être hommes. L'Assemblée, de mauvaise humeur, réduisit les évêques à six mille francs de traitement, et menaça les persécuteurs de déportation.

Une partie plus tolérante de l'Église constitutionnelle, c'étaient les prêtres philosophes ; tels étaient Gobel, évêque de Paris, tel Thomas Lindet, tel j'ai connu M. Daunou. Moralistes avant tout et de vie honorable, ils acceptaient le christianisme comme véhicule de morale. Eux-mêmes cependant, honnêtes et loyaux, souffraient de cette position double et ne demandaient qu'à en sortir. Daunou en sortit de bonne heure, et de lui-même. Les autres eurent le tort d'attendre la pression des événements.

Gobel réunissait chez lui chaque soir Anacharsis Clootz et Chaumette. Tous deux lui montraient combien son christianisme philosophique, suspect aux populations, était impuissant, inutile ; ils le pressaient de quitter cet autel désert, de déposer les fonctions de ministre catholique.

Il céda le 6 au soir, et son clergé l'imita. Il fut convenu que le lendemain tous ensemble donneraient leur démission dans les mains de l'Assemblée.