HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE XIII.

CHAPITRE IX. — SUITE DE LYON. MORT DES GIRONDINS.

(15 Octobre. — 8 Novembre 1793).

 

La victoire sauve Robespierre de Collot et de Philippeaux (19 octobre). — Procès des Girondins (24-30 octobre 1793). — On étouffe le procès par un décret (29 octobre). — Mort des Girondins (30 octobre 1793). — Faible effet de l'exécution. — Mort de madame Roland, (8 novembre 1793). — Mort de Roland.

 

La bataille se donna plus tard qu'on ne croyait. Tout le monde attendait à Paris dans une extrême anxiété, mais personne plus que Robespierre. Si elle était gagnée, elle allait remplir les esprits, rendre minime l'affaire de Lyon, balancer l'effet dangereux du vainqueur de Lyon arrêté. Dubois-Crancé était en route, captif et portant ses drapeaux.

Point de nouvelle le 13, point le 14. Robespierre s'alarma, il chercha une occasion de se mettre à part de Couthon, de se laver les mains de ce qui pouvait se faire à Lyon. Pour se disculper d'indulgence, il attaqua un indulgent, le très-suspect Julien de Toulouse, qui (surprenant effet de la coalition) avait fait approuver d'Hébert, de la Commune, un rapport apologétique pour les Girondins de Bordeaux. Robespierre s'anima, et dit : Non, je ne puis, comme Julien, faire bon marché du sang des patriotes... La prise de Lyon n'a pas rempli l'espérance des bons citoyens... tant de scélérats impunis, tant de traîtres échappés ! Non, il faut que les victimes soient vengées, les monstres démasqués, exterminés, ou que je meure !

Ainsi Robespierre reculait, il abandonnait Couthon. Hébert à l'instant recula ; la Commune brûla le rapport de Julien.

La reculade de Robespierre aurait été sans dignité, s'il n'eût au moment même frappé un nouveau coup.

Un Jacobin influent, ami d'Hébert et de Collot, disparut le matin du 15, sans que personne pût en donner nouvelle.

Collot, le soir, aux Jacobins, arriva si furieux, que les Robespierristes, effrayés, le prévinrent eux-mêmes, demandèrent une enquête. L'homme enlevé était Desfieux, ex-espion du Comité de salut public. à logeait avec un homme plus suspect encore, un Proly, Autrichien, bâtard du prince de Kaunitz. Ils avaient disparu tous deux. Collot jette feu et flamme ; il se garde bien de vouloir deviner que l'enlèvement mystérieux est l'œuvre du Comité de sûreté générale. Il veut ignorer, crie, cherche, pleure, rugit : On nous prendra tous, dit-il, aujourd'hui l'un, demain l'autre. De là il court à la Commune et recommence la scène, dans la grande assemblée du conseil général, devant les tribunes émues. On entre dans son chagrin ; on fait venir la police ; hélas ! elle ne sait rien ; elle n'a sur les registres aucun mandat d'amener. On finit par découvrir, grâce à cette longue filière, ce que Collot certainement avait deviné tout d'abord, que c'est le Comité de sûreté qui a fait faire l'enlèvement.

Un Jacobin enlevé, à l'insu de la Société, à l'insu de toute autorité, et du Comité de salut public, et de la Commune, et de la police municipale, et des Comités de sa section ! C'était un fait, nouveau, renouvelé de l'inquisition de Venise. La Société tout entière se mit en mouvement ; elle alla en masse au Comité de sûreté, et lui arracha Desfieux. Il rentra triomphant le 17 aux Jacobins.

Collot, le même jour, y montait une forte scène contre Couthon et Robespierre, voulant rendre coup pour coup. Couthon, pour se concilier la Société, avait imaginé de demander quarante Jacobins pour l'aider à régénérer Lyon. Il n'y a qu'un mot qui me blesse dans ces nouvelles de Lyon, dit Collot malignement ; c'est cette trouée par laquelle les rebelles ont échappé. Faut-il croire qu'ils ont passé sur le corps des patriotes ? ou bien ceux-ci se seront-ils dérangés pour les laisser passer ?....

La société, peu satisfaite, accueillit d'autant mieux une proposition que jadis Robespierre avait fait rejeter, celle de mettre Marat au Panthéon, avec Chalier et J.-J. Rousseau.

Il devenait probable, d'après ceci, que Dubois-Crancé allait trouver un accueil sympathique. Avec lui, arrivait de Lyon l'ami de Chalier, le second Chalier, la victime des Girondins, Gaillard, qui, pendant tout le siège, était resté dans les cachots, et qui, n'espérant rien de Couthon, venait demander vengeance à l'Assemblée, aux Jacobins.

Dubois-Crancé arriva le 19 avec Gaillard. Et ce jour même où Robespierre avait à redouter cette terrible accusation de modérantisme, paraissait un violent rapport de Philippeaux, contre la protection que Robespierre avait donnée en septembre, à Ronsin, aux exagérés.

Il était pris de deux côtés.

Mais ce même jour, 19 octobre, tomba, comme du ciel, la nouvelle de la victoire.

Robespierre était sauvé, l'effort de ses ennemis atténué. Dubois-Crancé, reçu à la Convention, n'obtint pas même d'y parler. Aux Jacobins, amené par Collot, il montra beaucoup de prudence, se justifia, sans accuser. Il flatta les Jacobins en leur offrant le drapeau lyonnais qu'il avait pris de sa main. Et avec tout cela, la Société restait froide. Gaillard même, l'ombre de Chalier, Gaillard vivant, en personne, que Collot menait et montrait comme les reliques d'un saint, Gaillard produisit peu d'effet. Avant qu'on le laissât parler, on fit passer je ne sais combien d'incidents minimes et de froids discours. Il parla enfin avec une âpreté extrême, et contre tous ; il parla avec une sécheresse désolée, une brièveté désespérée. Un mois après il se tua.

Les Jacobins montrèrent en cette circonstance qu'ils étaient des politiques, bien moins prenables au fanatisme qu'on n'aurait pu le croire.

Couthon, qui les connaissait parfaitement et qui comptait sur eux, montra plus de sang-froid que Robespierre. Il neutralisa à Lyon tout l'élan des vengeances. Il se hâta lentement d'organiser ses tribunaux. Quand il reçut le décret exterminateur, il répondit avec admiration, avec enthousiasme à la Convention, mais ne fit rien du tout. Sauf quelques hommes pris les armes à la main, personne ne périt. Couthon attendit au 25 sans prendre aucune mesure contre l'émigration. Vingt mille hommes au moins sortirent de Lyon, qui se trouvaient en grand danger de mort. Et la plupart étaient de pauvres ouvriers qui avaient agi au hasard.

La mort des Girondins, demandée tant de fois, fut le calmant qu'on crut devoir donner à la fureur des violents qui s'indignaient de voir cette immense proie de Lyon fondre et s'échapper de leurs mains.

Les vingt-deux députés arrêtés le 2 juin étaient réduits par la fuite ou la mort à une douzaine. On en ajouta d'autres qui n'étaient point de la Gironde, et l'on parvint à compléter ce nombre sacramentel, auquel le peuple était habitué.

Fouquier-Tinville avait pour la dixième fois demandé les pièces. On a vu que les Jacobins s'en étaient emparés. Ils les cherchèrent dans leurs archives et plusieurs jours. On retrouva enfin dans un coin un petit dossier, si nul que Fouquier n'osa le montrer. Nulle pièce ne fut communiquée d'avance aux défenseurs. Au jour de l'ouverture des débats, Fouquier cherchait encore.

On n'était pas sans inquiétude sur la manière dont Paris prendrait cette hécatombe. L'immense majorité des sections était girondine, et quoiqu'elles fussent muettes, terrifiées, tenues comme aplaties par leurs comités révolution t'aires, on craignait un réveil. A tort. Paris était très-mort. Les Girondins étaient très-vieux. L'attention était ailleurs. On les exhuma pour les tuer.

Toutefois on crut utile de créer une diversion (et burlesque) à la tragédie, comme la queue du chien d'Alcibiade. Des femmes de clubs, coiffées du bonnet rouge, habillées en hommes et armées, se promenèrent aux Halles, trouvèrent mauvais que les poissardes n'eussent pas la cocarde. Celles-ci, royalistes et fort colères, comme on sait, tombèrent sur les belles amazones, et de leurs robustes mains leur appliquèrent, au grand amusement des hommes, une indécente correction. Paris ne parla d'autre chose. La Convention jugea, mais contre les victimes ; elle défendit aux femmes de s'assembler. Cette grande question sociale se trouva ainsi étranglée par hasard.

Une autre chose fit tort aux Girondins. On plaça leur procès immédiatement après celui du député Perrin, condamné aux fers pour spéculations scandaleuses, exposé le 19 à la place de la Révolution. Ils trouvèrent ainsi l'échafaud sali par un voleur. La foule, qui n'y regarde guère, les voyant exécutés entre les voleurs et les royalistes, s'intéressa moins à leur sort.

Royalistes et Girondins furent habilement entremêlés. La reine périt le 16, les Girondins le 30, Mme Roland le 8, et le surlendemain un royaliste, Bailly. Le Girondin Girey-Dupré le 21, et peu de jours après le royaliste Barnave. En décembre, les exécutions des Girondins Kersaint, Rehaut, furent faites ainsi pêle-mêle avec celle de la Dubarry.

Qu'il eût bien mieux valu pour eux périr le 2 juin, sur les bancs de la Convention ! Ils n'auraient pas passé ainsi après la reine, dans ce fâcheux mélange royaliste, comme une annexe misérable du procès de la royauté. Ils seraient morts eux-mêmes, tout entiers, d'un cœur invaincu ! Ils n'auraient pas subi l'affaiblissement, l'énervation des longues prisons. Ils n'auraient pas essayé de défendre leur vie. Ils seraient morts comme Charlotte Corday.

Sauf cette faiblesse qu'ils eurent de plaider, ils montrèrent beaucoup de constance dans leurs principes, Républicains sincères, invariables dans la haine des rois, pleins d'immuable foi aux libertés du monde. Du reste, fidèles aussi à la philosophie du XVIIIe siècle, sauf deux, le marquis et l'évêque, Fauchet et Sillery, tous les autres étaient de la religion de Voltaire ou de Condorcet.

On voit encore aux Carmes les trois ou quatre greniers qu'y occupèrent les Girondins. Les murs sont couverts d'inscriptions. Pas une n'est chrétienne. Le mot Dieu n'y est qu'une fois. Toutes respirent le sentiment de l'héroïsme antique, le génie stoïcien. Celle-ci est de Vergniaud :

Potius more quam fœdari.

La mort ! Et non le crime.

Les faibles Mémoires de Brissot, écrits dans sa longue prison, témoignent du même caractère. On sent un cœur qui ne s'appuie que sur le droit et le devoir, sur le sentiment de son innocence, sur l'espoir du progrès et le futur bonheur des hommes. Croirait-on que l'infortuné qui écrit sous la guillotine ne s'occupe que d'une chose sur laquelle il revient toujours, l'esclavage des noirs ! Indifférent à ses fers, il ne sent peser sur lui que les fers du genre humain.

Les trois grands procès du tribunal révolutionnaire (ceux de la reine, des Girondins, de Danton) ont été conduits par le même homme, Herman, président du tribunal. C'était un homme d'Arras, compatriote et ami personnel de Robespierre. Dans les différentes listes que celui-ci a laissées d'hommes qui devaient arriver aux grands emplois, le premier nommé en tête est toujours Herman. Un homme de lettres distingué, d'Arras, qui vit encore dans un grand âge, m'a souvent conté qu'il l'avait connu. Herman était un homme de maintien posé, de parole douce, de figure sinistre ; il louchait extrêmement d'un œil et paraissait borgne.

Il n'y eut aucune hypocrisie dans le procès. Tout le monde vit de suite qu'il ne s'agissait que de tuer. On dédaigna toutes les formalités, usitées encore à cette époque au tribunal révolutionnaire. Point de pièces communiquées. Les accusateurs (Hébert et Chaumette), reçus comme témoins. Aucune défense d'avocat. Plusieurs des accusés ne purent parler, chose bien nécessaire pourtant dans un procès où l'on accolait ensemble des hommes accusés de crimes tout différents, les uns de faits, les autres de paroles, quelques-uns d'opinions.

Ce qui fut très-choquant, ce fut de voir arriver pour accabler les vingt-deux, morts d'avance, jugés pour la cérémonie, des hommes eux-mêmes en péril, et qui, sous le coup d'une extrême peur, croyaient racheter leur vie en se faisant bourreaux.

Desfieux, que l'on a vu tout à l'heure arrêté et violemment délivré par Collot, par l'émeute de la Société jacobine, Desfieux, terrifié de son suces et sentant qu'il serait repris, vint jeter une pierre à ces mourants. Il imagina de les accuser d'avoir fabriqué une lettre pour le perdre, lui, Desfieux ! Eh ! mon ami, lui dit Vergniaud, si nous avions eu intérêt à perdre quelqu'un, ce n'était pas toi ; c'était Robespierre.

Chabot était dans le même cas. Il n'était nullement cruel, et quand Garat alla prier Robespierre pour les Girondins, Chabot qui était là, laissa voir de l'intérêt pour eux. Mais l'ex-moine, homme de chair, paillard, lâche et bas, mourait de peur, faisant en même temps ce qu'il fallait pour mourir. Il se faisait riche, engraissait, épousait une fille de banque. Et plus il engraissait, plus sa peur croissait. Il s'évanouissait presque devant Robespierre. Il l'avait, par étourderie, blessé sur l'article délicat de la Constitution. Comment rentrer en grâce ? Il fit une pièce remarquable, un long roman, industrieusement tissu ; l'ensemble était ingénieux, le détail mal choisi, trop visiblement romanesque. Il reprochait aux Girondins les massacres de septembre ! La tentative d'assassinat en mars (c'est-à-dire d'avoir voulu s'assassiner eux-mêmes !) ; enfin le vol du garde-meuble !

Les Girondins étaient accusés d'avoir été amis de Lafayette, d'Orléans et de Dumouriez. Tous trois, s'ils n'eussent été absents, auraient dit, sans nul doute, ce qui était vrai, qu'au contraire ils avaient trouvé dans la Gironde leur principal obstacle. Pour le dernier, il atteste en 94, six mois après leur mort, qu'il fut leur mortel ennemi, et il le prouve par un torrent d'injures. En réalité, ce fut Brissot qui, par son acte vigoureux de déclarer la guerre à l'Angleterre, trancha la trame que filait Dumouriez, coupa les ailes à sa fortune.

La déclaration de guerre à tous les rois leur fut imputée au procès, avec raison. — Elle leur appartient et leur reste dans l'histoire ; c'est leur titre de gloire éternelle.

Du reste, que les Girondins fussent coupables ou non, il eût fallu du moins, dans ces vingt-deux, mettre à part ceux qui se trouvaient là introduits par erreur, et qui, en réalité, n'étaient pas Girondins.

Fonfrède et Ducos, par exemple, assis à la droite, avaient le plus souvent voté avec la Montagne. Marat lui-même au 2 juin défendit Ducos. Ces deux jeunes représentants, nullement en danger alors, restèrent généreusement pour protéger leurs collègues, et parurent plus girondins par cette défense qu'ils ne l'étaient d'opinion. Il n'y avait personne dans la Montagne qui ne s'intéressât pour eux.

Deux hommes encore étaient à part, et ne pouvaient se mêler avec la Gironde. Quoi qu'on pût leur reprocher dans le passé, c'était à Dieu de les punir et non à la France, qu'ils avaient, par leur intrépidité, par leur crime même, enrichie d'un département. La France ne pouvait toucher Mainvielle et Duprat, qui s'étaient perdus pour elle, qui, dans leur patriotisme frénétique, s'immolèrent, se déshonorèrent pour lui donner sa plus belle conquête, la plus sûre, celle d'Avignon.

Qu'avaient-ils eu pour allié, pour ami, dans cette guerre d'Avignon ? Le maire d'Arles, Antonello, et c'était lui justement qui présidait le jury. Antonelle, ex-marquis, forcé par là d'être implacable, âpre d'ailleurs de nature, sincère amant de la Terreur, n'en était pas moins troublé en voyant dans cette malheureuse bande, ceux qui de concert avec lui avaient rendu à la France cet immense service, et qui, quand elle aurait entassé sur eux l'or et les couronnes civiques, restaient encore ses créanciers.

Il y avait déjà sept jours que durait le triste procès. à était beaucoup moins avancé que le premier jour. Il devenait impossible de le dénouer sans le glaive. Il fallut à la lettre guillotiner le procès, afin de pouvoir ensuite guillotiner les accusés.

Le matin du 29 octobre, Fouquier-Tinville fait lire la loi sur l'accélération des jugements. Herman demande si les jurés sont suffisamment éclairés. Antonelle répond négativement.

Cependant on voulait finir. On court aux Jacobins. On obtient d'eux une députation pour demander à l'Assemblée de décréter qu'au troisième jour le jury peut se dire éclairé, et fermer les débats. La minute du décret s'est retrouvée, écrite par Robespierre. Chose étrange ! ce fut un indulgent qui appuya la chose, le dantoniste Osselin. C'était lui-même un homme terrorisé, en péril ; il avait chez lui une jeune femme émigrée, qu'il cachait. Dans son anxiété, il croyait se couvrir en donnant ce couteau pour en finir avec les Girondins. Lui-même il fut pris quelques jours après.

Le décret demanda du temps. Herman, pour passer quelques heures, pour empêcher surtout de parler Gensonné, le logicien de la Gironde, qui voulait résumer toute la défense, Herman interrogeait celui-ci, celui-là sur des questions sans importance. Enfin, à huit heures du soir, arrive le décret. Pouvait-on l'appliquer dans une affaire commencée sous une autre législation ? On n'y regarda pas de si près. Le jury, sans preuve nouvelle, et sans nouveau débat, après un jour passé à divaguer, se trouve éclairé tout à coup, et le déclare.

Ils sont tous condamnés à mort.

Plusieurs des condamnés n'y croyaient pas. Ils poussèrent des cris de malédiction. Vergniaud, préparé sur son sort, demeurait impassible. Valazé se perça le cœur.

La scène fut si terrible, dit Chaumette, qui était présent, que les gendarmes restèrent littéralement paralysés. Les accusés qui maudissaient leurs juges, auraient pu les poignarder, sans que rien y fit obstacle.

Mais le plus tragique accident eut lieu dans l'auditoire. Camille Desmoulins s'y trouvait. La sentence lui arracha un cri : Ah ! malheureux ! c'est moi, c'est mon livre qui les a tués.

Il n'était pas loin de minuit. Le mort et les vivants redescendirent du tribunal dans les ténèbres de la Conciergerie.

D'une voix grave, ils marquaient la descente du funèbre escalier par le chant de la Marseillaise :

Contre nous de la tyrannie

Le couteau sanglant est levé.

Les autres prisonniers veillaient et attendaient. Ce mot convenu leur dit la sentence, et que c’était fait de la Gironde. De tous les cachots, ils répondirent par leurs cris et par leurs sanglots.

Eux, ils ne pleuraient pas. Un repas soigné, délicat, avait été envoyé par un ami pour le dernier banquet.

Deux prêtres voulaient les confesser. L'évêque et le marquis, Fauchet et Sillery, acceptèrent seuls.

Si l'on en croit l'un de ces prêtres (qui lui-même avoue ne pas être entré dans la salle), ils auraient passé la nuit à parler de religion. Pour le croire, il faudrait bien peu connaître ces temps et la Gironde.

De quoi donc parlèrent-ils ?

Pauvres gens, pourquoi vous le dire ? Etes-vous dignes de le savoir, vous qui pouvez le demander ?

Ils parlèrent de la République, de la Patrie. C'est ce que dit en propres termes leur compagnon de prison.

Ils parlèrent (nous l'affirmons et le jurons au besoin) de la France sauvée par la glorieuse bataille qui la fermait à l'invasion. Ils y trouvèrent la consolation de leurs malheurs et de leurs fautes. Nul doute qu'ils n'aient senti ces fautes, qu'ils ne se soient repentis d'avoir compromis l'unité. Vergniaud le dit lui-même : Je n'ai écrit ces choses qu'égaré par la douleur. Noble aveu devant la mort, et d'un homme qui ne voulait ni n'attendait la vie.

Fondateurs de la République, dignes de la reconnaissance du monde pour avoir voulu la croisade de 92 et la liberté pour toute la terre, ils avaient besoin de laver leur tache de 93, d'entrer par l'expiation dans l'immortalité.

Le 30 octobre se leva pâle et pluvieux, un de ces jours blafards qui ont l'ennui de l'hiver et n'en ont pas le nerf, la salutaire austérité. Dans ces tristes jours détrempés, la fibre mollit ; beaucoup sont au-dessous d'eux-mêmes. Et l'on avait eu soin de défendre qu'on donnât désormais aucun cordial aux condamnés. Le cadavre, déjà livide, de Valazé, mis dans les mêmes charrettes, la tête pendante, sur un banc, était là pour énerver les cœurs, réveiller l'horreur de la mort ; ballotté misérablement à tous les cahots du pavé, il avait l'air de dire : Tel je suis, et tel tu vas être.

Au moment où le lugubre cortège des cinq charrettes sortit de la sombre arcade de la Conciergerie, un chœur ardent et fort commença en même temps, une seule voix de vingt voix d'hommes qui fit taire le bruissement de la foule, les cris des insulteurs gagés. Ils chantaient l'hymne sacrée : Allons, enfants de la patrie !... Cette Patrie victorieuse les soutenait de son indestructible vie, de son immortalité. Elle rayonnait pour eux dans ce jour obscur d'hiver, où les autres ne voyaient que la houe et le brouillard.

Ils allaient forts de leur foi, d'une foi simple, où tant de questions obscures qui devaient surgir depuis, ne se mêlaient pas encore.

Forts de leur ignorance aussi sur nos destinées futures, sur nos malheurs et sur nos fautes.

Forts de leur amitié, la plupart allaient deux à deux et se réjouissaient de mourir ensemble. Fonfrède et Ducos, couple jeune, innocent, frères par l'hymen de deux sœurs, n'auraient pas voulu de la vie, pour survivre séparés. Mainvielle et Duprat, couple souillé, voué à la fatalité, frères dans l'amour d'une femme, frères dans ce frénétique amour de la France, qui les précipita au crime, embrassaient cette commune guérison de la vie qui allait les unir encore. Ils chantaient en furieux et sur la triste voiture, et descendant sur la place, et remontant sur l'échafaud ; la pesante masse de fer put seule étouffer leurs voix.

Le chœur allait diminuant, à mesure que la faulx tombait. Rien n'arrêtait les survivants. On entendait de moins en moins dans l'immensité de la place. Quand la voix grave et sainte de Vergniaud chanta la dernière, on eût cru entendre la voix défaillante de la République et de la Loi, mortellement atteintes, et qui devaient survivre peu.

Les assistants des débats, les spectateurs du supplice, furent également émus, mais, s'il faut le dire, l'impression fut assez faible dans Paris. Ce grand et terrible événement n'entraîna pas l'agitation qu'avait excitée l'affaire de Custine, si peu importante relativement. Les morts stoïques affectaient peu. Les masses jugeaient ces tragédies uniquement au point de vue de la sensibilité. Les larmes que le vieux général versait sur ses moustaches grises, sa dévotion attendrie et l'étreinte de son confesseur, son intéressante belle-fille qui l'avait entouré, défendu de sa piété filiale, tout cela faisait un tableau touchant de nature et de faiblesse qui émouvait et troublait. L'émotion fut au comble, le jour de l'exécution de la plus indigne victime, de madame Dubarry. Son désespoir, ses cris, sa peur et ses défaillances, son violent amour de la vie, firent vibrer en tous une corde matérielle, la sensibilité instinctive ; on se souvint que la mort est quelque chose ; on douta que la guillotine, ce supplice si doux, ne fût rien.

La mort de madame Roland, justement pour cette raison, fut à peine remarquée (8 novembre). Cette reine de la Gironde était venue à son tour loger à la conciergerie, près du cachot de la Reine, sous ces voûtes veuves à peine de Vergniaud, de Brissot, et pleines de leurs ombres. Elle y venait royalement, héroïquement, ayant, comme Vergniaud, jeté le poison qu'elle avait, et voulu mourir au grand jour. Elle croyait honorer la République par son courage au tribunal et la fermeté de sa mort. Ceux qui la virent à la Conciergerie, disent qu'elle était toujours belle, pleine de charme, jeune à 39 ans ; une jeunesse entière et puissante, un trésor de vie réservé, jaillissait de ses beaux yeux. Sa force paraissait surtout dans sa douceur raisonneuse, dans l'irréprochable harmonie de sa personne et de sa parole. Elle s'était amusée en prison à écrire à Robespierre, non pour lui demander rien, mais pour lui faire la leçon. Elle la faisait au tribunal, lorsqu'on lui ferma la bouche. Le 8 où elle mourut était un jour froid de novembre. La nature dépouillée et morne exprimait l'état des cœurs ; la Révolution aussi s'enfonçait dans son hiver, dans la mort des illusions. Entre les deux jardins sans feuilles, la nuit tombant (cinq heures et demie du soir), elle arriva au pied de la Liberté colossale, assise près de l'échafaud, à la place où est l'obélisque, monta légèrement les degrés, et se tournant vers la statue, lui dit, avec une grave douceur, sans reproche : Ô Liberté, que de crimes commis en ton nom !

Elle avait fait la gloire de son parti, de son époux, et n'avait pas peu contribué à les perdre. Elle a involontairement obscurci Roland dans l'avenir. Mais elle lui rendait justice, elle avait pour cette âme antique, enthousiaste et austère, une sorte de religion. Lorsqu'elle eut un moment l'idée de s'empoisonner, elle lui écrivit pour s'excuser près de lui de disposer de sa vie sans son aveu. Elle savait que Roland n'avait qu'une unique faiblesse, son violent amour pour elle, d'autant plus profond qu'il le contenait.

Quand on la jugea, elle dit : Roland se tuera. On ne put lui cacher sa mort. Retiré près de Rouen, chez des dames, amies très-sûres, il se déroba, et pour faire perdre sa trace, voulut s'éloigner. Le vieillard, par cette saison, n'aurait pas été bien loin. Il trouva une mauvaise diligence qui allait au pas ; les routes de 93 n'étaient que fondrières. Il n'arriva que le soir aux confins de l'Eure. Dans l'anéantissement de toute police, les voleurs couraient les routes, attaquaient les fermes ; des gendarmes les poursuivaient. Cela inquiéta Roland, il ne remit pas plus loin ce qu'il avait résolu. Il descendit, quitta la route, suivit une allée qui tourne pour conduire à un château ; il s'arrêta au pied d'un chêne, tira sa canne à dard et se perça d'outre en outre. On trouva sur lui son nom, et ce mot : Respectez les restes d'un homme vertueux. L'avenir ne l'a pas démenti. Il a emporté avec lui l'estime de ses adversaires, spécialement de Robert Lindet.

On le trouva le matin, et, l'autorisation venue, on l'enfouit négligemment, hors de la propriété, à l'angle de la grande route. On lui jeta deux pieds de terre. Les jours suivants, les enfants y venaient jouer, et enfonçaient des baguettes pour sentir le corps.

Nulle attention du public. La Gironde est déjà antique, reculée dans un temps lointain. Comment en serait-il autrement ? Ses vainqueurs, les Jacobins, sont dépassés eux-mêmes. La Révolution les déborde les uns et les autres, et par ses fureurs et par son génie. Madame Roland meurt le 8, mais le 7, une question immense a surgi, également incomprise et des Girondins et des Jacobins.