HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE XIII.

CHAPITRE VIII. — MORT DE LA REINE. VICTOIRE DE WATIGNIES.

(16 Octobre).

 

Procès de la reine (14-16 octobre 93). — Blocus de Maubeuge. — Position de Watignies. — Attaques inutiles du 15. — Effort désespéré du 16.

 

Le Comité de salut, par sa hautaine déclaration d'honnêteté absolue et de guerre aux partis, faite solennellement le 10 par Saint-Just, s'était posé une nécessité absolue de vaincre l'étranger. Au plus léger échec, tous criaient contre lui.

Robespierre, en particulier, voyait son sort suspendu à cette loterie de la victoire. Il le fit entendre le 11 aux Jacobins, dit qu'il attendait la bataille et qu'il était prêt à la mort.

Pour passer ce passage étroit, franchir le gouffre, il lui restait un pont étroit, le tranchant du rasoir : Tuer la reine, tuer les Girondins, battre les Autrichiens.

Aux amis de Chalier, aux furieux patriotes de Lyon, jeter en réponse la tête de l'Autrichienne.

Aux drapeaux accusateurs de Dubois-Crancé opposer les drapeaux jaunes et noirs de l'Autriche, une grande victoire sur la coalition.

La reine fut expédiée en deux jours, 14 et 15. Elle périt le 16, jour de la bataille, et sa mort eut peu d'effet à Paris. On pensait à autre chose, au grand scandale de Lyon et à la lutte désespérée, terrible, que soutenait l'armée du Nord.

La reine était coupable, elle avait appelé l'étranger. Cela est prouvé aujourd'hui[1]. On n'avait pas les preuves ; elle essaya de défendre sa vie. Elle dit qu'elle était une femme, une épouse obéissante, qu'elle n'avait rien fait que par la volonté de son mari, rejetant la faute sur lui.

Ce qu'il y eut de plus saisissant dans ce procès, c'est qu'on y fit paraître des témoins inutiles, des hommes condamnés d'avance, le constitutionnel Bailly, le girondin Valazé, Manuel ou la Montagne modérée, trois siècles de la Révolution, trois morts pour témoigner sur une morte.

Rude moment. La République guillotine une reine. Les rois guillotinent un royaume. La Pologne est tuée avec Marie-Antoinette. Les bourreaux de la Pologne ont fini avec elle ; ils sont libres d'agir. la Prusse est contente maintenant, elle a sa proie ; elle va agir enfin sur le Rhin, gagner l'argent anglais, aider l'Autriche qui n'a rien cette fois en Pologne et veut saisir l'Alsace. Autriche et Prusse, elles vont enfoncer les portes de la France, le 13 octobre. Le calcul de Carnot, qui affaiblit le Rhin pour vaincre au Nord, va tourner contre lui.

Carnot semble un homme perdu. Barrère aussi, qui, malgré Robespierre, malgré Bouchotte, Hébert, a mis Carnot au Comité.

Que pouvait ce calculateur, quand nos armées, immobiles de misère, se trouvaient incapables de suivre ses calculs ? Les administrations militaires (subsistances, habillements, transports), la cavalerie aussi étant à peu près anéanties, ces pauvres armées paralytiques ne pouvaient prendre l'offensive, à peine faisaient-elles de faibles mouvements.

Hoche disait un mot dur dans son langage de soldat : Nous faisons une guerre de hasard et de bamboche ; nous n'avons pas d'initiative ; nous suivons l'ennemi où il veut nous mener.

Ce fut en effet sur un mouvement de l'ennemi et facile à prévoir que s'éveilla le Comité de salut public. Le contraste était grand. L'Autrichien agissait scientifiquement, comme un bon géographe qui étudierait le pays, suivant les cours des eaux avec méthode et la série échelonnée des places fortes. Il avait pris d'abord toute la grande artère du Nord, l'Escaut, Condé et Valenciennes ; puis il avait pris une position inexpugnable au Quesnoy, aux abords de la forêt de Normal. Un autre eût avancé au centre. Lui, il voulait plutôt s'enraciner au Nord, prendre Landrecies et Maubeuge ; nous avions dans Maubeuge et le camp de Maubeuge, vingt mille hommes, une armée, la plupart de recrues ; n'importe, il ne dédaignait pas de prendre cette armée. Un matin, il passa la Sambre (28 septembre), plus vivement qu'on ne l'eût attendu de sa pesanteur ordinaire. Ni Maubeuge, ni le camp n'étaient approvisionnés ; dès le huitième jour, on en était à manger du cheval. Les Autrichiens avaient déjà en batterie sur la ville soixante pièces de canon ; mais ils n'en avaient que faire. Les assiégés, la faim aux dents, allaient âtre obligés de leur demander grâce.

La plaine était en feu ; on brûlait tout. Les pleurs des paysans réfugiés, l'encombrement des malades et les cris démoralisaient les soldats. Le représentant Drouet croyait si bien la ville perdue, qu'il essaya de passer, se fit prendre, et fut mené droit au Spielberg. Treize dragons furent plus heureux ; ils passèrent à travers les coups de fusil, allèrent demander secours à trente lieues, et ils revinrent encore à temps pour la bataille.

Le général Houchard avait duré un mois. On le menait à Paris pour le guillotiner. Personne ne voulait commander. On fit la presse, et l'on trouva Jourdan, qui, n'ayant jamais commandé, ne voulait pas d'abord, mais on le fit vouloir. Il se sacrifia.

Jourdan commence par chercher son armée. Elle était dispersée, pour manger le pays, n'ayant nul magasin, sur une ligne de trente lieues de long. Une bonne moitié était bloquée ou dans les garnisons, tristes recrues en veste et en sabots. 11 prend vite aux Ardennes pour compléter l'armée du Nord, et réunit à Guise environ quarante - cinq mille hommes.

Cobourg, qui venait de recevoir douze mille Hollandais, et qui avait quatre-vingt mille soldats, ne daigna mémo pas appeler les Anglais, qui étaient à deux pas. Il laisse trente mille hommes pour garder les affamés de Maubeuge, et lui, avec ses forces principales, il se poste à deux lieues, sur un enchaînement de collines de villages boisés, ferme tous les chemins par des abattis d'arbres, couronne les hauteurs de superbes épaulements entre lesquels les canons montrent la gueule à l'ennemi. Dessous, sa ferme infanterie hongroise garde l'approche. Derrière, les masses autrichiennes et croates. De côté, dans la plaine, une cavalerie immense, la plus belle du monde, s'étalait au soleil, prête à sabrer les bataillons que l'artillerie aurait ébranlés ; le tout dirigé, surveillé, moins par Cobourg que par l'excellent général Clairfayt, le premier homme de guerre de l'empire autrichien.

Cette fois encore, c'était un Jemmapes, mais infiniment agrandi ; armée triple et victorieuse, position bien plus redoutable, localités plus âpres. Cobourg, en amateur, parcourant cet amphithéâtre, cet enchaînement admirable de postes, de barrières artificielles et naturelles, de forces de tout genre qui se liaient et se prêtaient appui, s'écria : S'ils viennent ici, je me fais sans-culotte.

Le mot ne tomba pas. Reporté aux Français, il excita chez eux une incroyable ardeur de convertir l'Allemand et de lui faire porter le bonnet rouge. Leurs bandes traversaient la ville d'Avesnes, en chantant à tue-tête les chants patriotiques ; ces drôles sans souliers étaient les conquérants du monde.

Le 14, lorsque Maubeuge commençait à recevoir les bombes autrichiennes, elle crut, dans les intervalles, entendre le canon au loin. Et elle avait raison. Carnot et Jourdan étaient devant l'ennemi ; on su regardait, se tâtait. Plusieurs voulaient sortir de Maubeuge et se mettre de la partie. Mais d'autres, craignirent une surprise, une trahison : on ne sortit pas.

Lorsque Carnot arriva, portant en lui une si énorme responsabilité, la nécessité de la France, fa vie ou la mort de la République, la cause des libertés du monde, ce grand homme, avant tout honnête homme, eut un scrupule et se demanda s'il fallait risquer l'enjeu complet, mettre le monde sur une carte. Il voulut attaquer d'abord sur toute la ligne, en gardant ses communications avec l'intérieur, avec la route de Guise, où restaient les réserves de la levée en masse, de sorte que, s'il arrivait un malheur, tout ne fût pas perdu encore, et que l'armée battue pût reculer vers Guise. Il avait devant lui trois villages, à gauche Watignies, à droite Levai, etc., Doulers au centre. Ses trois divisions marchant d'ensemble, devaient par un mouvement se rapprocher du centre, le forcer, le percer pour rejoindre Maubeuge, s'y fortifier de l'armée délivrée, et tous ensemble, tombant sur Cobourg, lui faisaient repasser la Sambre.

La droite s'égara d'abord ; victorieuse, elle s'étale en plaine, au lieu de forcer la hauteur ; elle trouve la cavalerie ennemie qui la disperse en un clin-d'œil, lui prend tous ses canons. Complet désordre. Et un moment après, tout réparé. Les volontaires s'étaient raffermis, reformés avec un à-plomb de vieux soldats.

La gauche avait mieux réussi. Elle perçait vers Watignies. Mais il lui fallait le succès du centre, pour s'appuyer. Et le centre n'aboutissait pas.

Quatre heures durant, au centre, en montant vers Doulers, nos troupes, et Jourdan en personne, combattirent à la baïonnette. Du premier choc, tous les corps de l'ennemi avaient été renversés. Les nôtres arrivent essoufflés au pied des hauteurs, ils se trouvent face à face avec les canons, souffletés de mitraille. Quelques-uns ne s'arrêtèrent pas ; un tambour de quinze ans, trouvant un trou, passa, s'alla poster dans le village de Doulers, sur la place de l'église, et là battit la charge derrière les Autrichiens ; leurs bataillons en perdirent contenance, et ils commençaient à se disperser. En 1837, on a retrouvé là les os du petit homme entre sept grenadiers hongrois.

Au moment où les nôtres, sous le torrent de la mitraille, hésitaient et flottaient, la cavalerie autrichienne arrive en flanc, l'infanterie qui avait cédé nous retombe sur les bras. Nous sommes rejetés en arrière.

Jourdan, après quatre heures d'efforts, voulait laisser le centre, attaquer de côté. Carnot l'apprend, s'écrie : Lâche ! Jourdan alors fit comme Dampierre, il voulait se faire tuer. Une fois, deux fois, il recommença la lutte, amenant toujours ses hommes décimés au pied de ces hauteurs meurtrières, de ces canons féroces qui se jouaient à les balayer. Pas un ne refusait, pas un de ces jeunes gens n'hésita à marcher ; tous embrassaient la mort.

La nuit mit fin à cette affreuse exécution, qui eût toujours continué. Cobourg croyait avoir vaincu. Quels hommes n'eussent pas tombé de découragement ? Et comment croire que ces soldats d'hier, dont plusieurs se voyaient pour la première fois à une telle fête, ne se tiendraient pas satisfaits ?

On vit alors toute la justesse du mot du maréchal de Saxe : Une bataille perdue, c'est une bataille qu'on croit perdue.

Or, les nôtres, après leur perte énorme, ne se tenant pas pour vaincus, ils ne le furent pas en effet.

Carnot, dit-on, reçut la nuit un avis important. Quel ? on ne le sait pas. Mais on peut bien le deviner. Il reçut, dans cette nuit du 15 au 16, la nouvelle que, le 13, la Prusse et l'Autriche, lançant devant eux la valeur furieuse, désespérée des émigrés, avaient forcé les lignes de l'Alsace, les portes de la France.

Donc, il fallait absolument, et sous peine de mort, vaincre le 16.

Le 16 aussi mourait la reine.

Le 16, l'ébranlement immense de la Vendée eut son effet ; elle passa la Loire ; cette grande armée désespérée courut l'Ouest, plus redoutable que jamais. Où se jetterait-elle ? Sur Nantes ou sur Paris ?

Le désespoir aussi illumina Carnot, Jourdan. Ils firent cette chose incroyable. Sur quarante-cinq mille hommes qu'ils avaient, ils en prirent vingt-quatre mille, et ils les portèrent à la gauche, laissant au centre et à la droite des lignes faibles, minces, et sûres d'être battues. Ce centre et cette droite sacrifiés devaient cependant agir, agir tout doucement.

Le destin de la France, complice d'une opération si hasardeuse, nous accorda un grand brouillard d'octobre. Si Clairfayt avait eu du soleil, une longue-vue, tout était perdu. L'affaire devenait ridicule ; on guillotinait Jourdan et Carnot, et le ridicule éternel les poursuivrait dans l'avenir.

Le 16 du mois d'octobre 93, à midi (l'heure précise où la tête de la reine tombait sur la place de la Révolution), Carnot, Jourdan, silencieux, marchaient avec la moitié de l'armée (et laissant derrière eux le vide !) — vers le plateau de Watignies[2].

Watignies est une position superbe, formidable, bordée d'une petite rivière, de deux ruisseaux, cernée de gorges étroites et profondes. La raideur de ces pentes pour remonter, est rude, et au haut, se trouvaient les plus féroces de l'armée ennemie, les croates, les plus vaillants, les émigrés.

Le brouillard se lève à une heure. Le soleil montre aux Autrichiens une masse énorme d'infanterie en bas. Un cri immense éclate : Vive la République ! Trois colonnes montaient.

Elles montent. Et de l'escarpement, les décharges les retardent. Elles montent, mais de leurs flancs, ouverts et fermés tour à tour, sortait la foudre ; chaque colonne avait sa pièce d'artillerie volante.

Rien ne charmait plus nos soldats. Ils ont toujours été amoureux de l'artillerie. Les canons étaient adorés. A la vigueur rapide dont ils étaient servis, à la mobilité parfaite dont les bataillons les facilitaient en s'ouvrant et se refermant, on eût pu reconnaître déjà non-seulement le peuple héros, mais le peuple militaire.

Du reste, les Autrichiens avouèrent que jamais telle artillerie ne frappa leur oreille. Cela évidemment veut dire qu'aucune ne tira des coups si pressés.

Trois régiments autrichiens furent mis en pièces, et disparurent. Leur artillerie tourna contre eux.

Une seule de nos brigades échoua, ayant reçu de front l'épouvantable orage de la cavalerie ennemie. Cobourg s'était enfin éveillé ; il avait lancé la tempête.

Prodigieuse fermeté de nos soldats ! Rien ne fut troublé. Cette malheureuse colonne se reforma à deux pas de là Carnot et Duquesnoy, les représentants du peuple, destituèrent le général, prirent le fusil, et marchèrent à pied, montrant aux jeunes soldats comment il fallait s'en servir.

Carnot avait avec lui deux dogues de combat, très-féroces, Duquesnoy, le représentant, et son frère, le général. Le premier, ancien moine, et depuis paysan, était né furieux. En prairial, il ne se manqua pas ; d'autres se blessèrent, lui d'un mauvais ciseau il se perça le cœur. Son frère, l'un des exterminateurs de la Vendée, et blessé des pieds à la tête, est bientôt mort aux Invalides. Ce furent en réalité ces deux enragés, qui avec Carnot et Jourdan, gagnèrent la bataille. Jourdan se fixa invincible sur le plateau de Watignies.

L'armée ennemie avait profité de l'affaiblissement extrême où était restée notre droite. Elle l'avait fait fléchir sans peine et lui avait pris ses canons. Cobourg ne savait même pas son avantage de ce côté, mais il était si saisi du coup frappé sur Watignies qu'il partit sans s'informer de l'état des choses. Il n'attendit pas York qui venait le secourir. Il multiplia ses feux pour donner le change aux nôtres, et prudemment repassa la Sambre. Maubeuge était délivré.

Cette bataille eut des résultats, tels qu'aucune autre peut-être n'en eut de semblables :

Elle couvrit la France pour longtemps au nord, et lui permit bientôt sur le Rhin et de défendre et d'attaquer.

Elle nous donna, l'hiver aidant, une longue paix intérieure, et malheureusement aux partis le loisir de s'exterminer.

Carnot, qui l'avait gagnée, revint s'enfermer à son bureau des Tuileries, et laissa triompher ses collègues.

Jourdan qu'on voulait lancer en Belgique, sans vivres ni cavalerie, fit quelques observations et fut destitué.

La grande affaire du Rhin fut confiée à Pichegru et Hoche, deux soldats devenus tout à coup généraux en chef. La République allait tout emporter.

 

 

 



[1] Prouvé 1° par les aveux de M. de Bouillé, le père, 1797 ; 2° par la déclaration plus positive de M. de Bouillé, le fils (4823), qui eut en main un billet où le roi et la reine disaient eux-mêmes qu'ils feraient appel aux armes étrangères ; 3° par la lettre où la reine écrit à son frère, le 1er juin 94, pour obtenir un secours de troupes autrichiennes. (Revue rétrospective 1835, d'après la pièce conservée aux Archives nationales.) — La famille de la reine ne fit rien pour elle. L'Autriche, nous l'avons dit, ne faisait la guerre que pour ses intérêts, nullement pour Louis XVI ou Marie-Antoinette. — Je ne crois pas un mot de ce qu'ont dit plus tard les hommes de la coalition pour excuser la cruelle indifférence de leurs princes, qu'un Linange avait offert la paix en échange de la reine. (Mémoires d'un homme d'état, II, 346.) — Si M. de Mercy, ami personnel de la reine, offrit de l'argent à Danton pour la sauver, il était donc bien ignorant de la situation ; il se trompait d'époque. Danton ne pouvait rien, n'était plus rien alors. — Charles IV a dit aussi, pour s'excuser, que son ministre avait fait ce qu'il avait pu, mais que Danton voulait de l'or. M. Artaud ne manque pas de répéter ces sots mensonges. — Il n'y a rien certainement que ce que nous avons dit plus haut d'après les registres du Comité de sûreté générale.

[2] L'ouvrage capital sur la bataille est celui de M. Piérart de Maubeuge. Il donne avec une précision admirable le détail topographique, et les faits, les dates, toutes les circonstances, avec infiniment d'intérêt et de clarté.