HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE X.

CHAPITRE XI. — 2 JUIN. ARRESTATION DES GIRONDINS.

 

 

Victoire des Vendéens à Fontenai (24 mai). — La Vendée s'organise. — Fatalité de la situation. — L'Assemblée fatiguée de défendre les Girondins. — Les prêtres conventionnels baissent la Gironde. — Pourquoi les Girondins ne se retirèrent pas. — Courage de Male Roland. — Le Comité de salut public complimente l'insurrection, et croit la lasser (1er juin). — Il lui oppose une faible résistance. — L'Évêché accuse et pousse les Jacobins. — La nuit du 1er au 2 juin. — Comment on force la garde nationale de s'armer. — Les Girondins accablés par la nouvelle du massacre de Lyon, qui arrive le 2 juin au matin. — Dernier effort du Comité de salut public. — Dévouement de Danton. — La Convention résiste à la Commune. — L'insurrection concentrée dans les mains des Jacobins, qui arrêtent un des chefs de l'insurrection. — La Montagne elle-même défend la droite. — Les Jacobins abandonnent leur plan d'insurrection morale. — Démissions de quatre représentants. — La Convention prisonnière. — Indignation de la Montagne. — Réclamations des Dantonistes. — Les Jacobins ont consigné l'Assemblée. — La Convention sort de son enceinte et passe dans la cour du Carrousel. — Le général Henriot. — Il fait pointer ses canons sur la Convention. — Fluctuation de Danton. — La Convention au jardin des Tuileries. — Elle est arrêtée par Marat. — La Montagne seule décrète l'arrestation des Girondins. — Paris le soir du 2 juin. — Pourquoi ces faits ont été ignorés jusqu'ici. — Caractère contradictoire de cette époque : Grandeur morale dans la violence même.

 

Le comité de salut public, pendant ces lugubres jours, était comme anéanti sous la grêle effroyable des désastres dont la nouvelle lui venait coup sur coup. Il osait à peine en parler. Le peu de mots qu'il aurait dit eût fait égorger la Gironde.

Toute une armée investie dans Mayence, et là comme prisonnière, — Valenciennes, notre unique et dernière barrière, assiégée, livrée peut-être, — l'armée du Midi en retraite, la France ouverte aux Espagnols, — une Vendée commençant dans les monts de la Lozère, — la Savoie, naguère si française, tournée contre nous par les prêtres, affamant notre armée des Alpes (un œuf s'y vendait 5 francs), — Lyon, derrière, en pleine révolte contre sa municipalité, contre les commissaires de la Convention, marchant contre eux sous le drapeau girondin, le 29, tirant à mitraille sur les représentants du peuple...

Ce jour même, le 29, Cambon et Barrère vinrent avouer à l'Assemblée une nouvelle terrible, mais tellement importante qu'on ne pouvait la cacher, la bataille de Fontenai et la prise de cette ville par les Vendéens.

Événement grave en lui-même, mais bien autrement grave par les suites, ayant été pour la Vendée le principe d'une nouvelle organisation.

La Vendée, en trois mois, avait traversé trois âges. En mars, eut lieu la première explosion, toute populaire, où les chefs ne comptaient pour rien. Après Pâques, au mois d'avril, les nobles, voyant les paysans revenir aux armes et persévérer, acceptèrent le rôle de généraux. Ces nobles étaient généralement des officiers inférieurs, fort braves, mais sans expérience, qui n'avaient jamais commandé ; leur présence n'en donna pas moins un élan nouveau à l'insurrection ; le paysan les suivait volontiers, il aimait surtout l'audace, la jeune figure héroïque de M. Henri (de la Rochejaquelein).

Toutefois ces brillants cavaliers, n'ayant ni science ni génie, n'étant ni généraux, ni organisateurs, révélèrent, dès le mois de mai, leur incapacité. Dans une première attaque sur Fontenai, ils ne purent, avec trente mille hommes, venir à bout du républicain Chalbos, qui n'en avait que trois mille. Fortifiés d'une nouvelle division vendéenne, conduits plus habilement 'par un homme de grand sens et de froid courage, le général paysan, Cathelineau, ils défirent enfin Chalbos et prirent Fontenai. La supériorité de Cathelineau ayant éclaté ainsi, il prit le plus grand ascendant. à était l'homme du clergé. Un conseil supérieur d'administration fut organisé dès lors, moitié prêtres et moitié nobles ; mais les prêtres eurent l'avantage.

Le Comité de salut public, en annonçant la nouvelle, l'atténua tant qu'il put, prétendit qu'une armée de soixante mille hommes allait cerner les Vendéens. Il savait parfaitement que cette armée n'existait pas.

L'état de ce comité n'était pas loin du désespoir. Trois de ses membres étaient malades. Mais ce qui effrayait le plus, c'était l'état singulier où l'on voyait Danton pour la première fois. Si fier en 92 devant l'invasion, la tête haute encore en mars, faisant montre d'insouciance, on le vit, aux journées de mai, sombre, inquiet, profondément troublé. Chose contraire à ses habitudes, il semblait rêveur, distrait. Un jeune homme de la droite, Meillan, qui sympathisait avec cette grande nature, qui le croyait mobile bien plus que pervers, et pensait : Que, selon l'intérêt de sa sûreté, il aurait été indifféremment Cromwell ou Caton, l'alla trouver le 1er juin au comité de salut public, et le pressa de prendre le gouvernail, de diriger le comité... Ils n'ont pas de confiance, dit-il en le regardant. Et comme Meillan insistait, il le regarda encore, en disant : Ils n'ont pas de confiance. Le comité était dans une autre pièce, où il écoutait Marat. Danton était resté seul, avec Treilhard. Il semblait tout absorbé, tout entier à ses idées ; il se parlait à lui-même : Il faut absolument, disait-il, que l'un des deux côtés donne sa démission... Les choses ne peuvent plus aller... Nous avons envoyé chercher la Commune. Que veut-elle, cette Commune ?

La fatalité de la situation était celle-ci : Que si la Convention, pour défendre la Gironde, avait brisé la Commune (ce qui était au fond moins difficile qu'on n'a dit), elle eût été obligée de reprendre, dans les points les plus odieux, le rôle même de la Commune, la réquisition brusquée par les plus violents moyens, la levée immédiate de l'emprunt forcé, etc. La tyrannie des communes, par toute la France, la terreur municipale, étaient infaillibles, fatales, au point où les choses en étaient venues ; c'était le seul instrument qui restât à la Révolution. On ne pouvait briser cet instrument qu'en brisant la République, en relevant les royalistes et dans le Midi, et dans Lyon, et dans Valenciennes assiégée ; où, du haut de leurs maisons, ils appelaient par des signaux l'émigré et l'Autrichien.

L'affaire de Lyon eût dd surtout éclairer les Girondins, et les décider à se retirer. Ils ne pouvaient guère s'obstiner à siéger dans la Convention, lorsque les Girondins (vrais ou faux) de Lyon faisaient la guerre aux commissaires de la Convention. Il en était à peu près de même à Marseille, où les Girondins chassèrent de la ville les représentants du peuple.

Ces embarras croissants avaient lassé la Convention, excédé sa patience. Elle était fort aliénée de la Gironde, avait hâte d'être quitte de ce parti compromettant. il l'était de deux manières opposées et toutes contraires, d'un côté, parce que le royalisme se cachait derrière ; et de l'autre, parce que la République légale réclamait par son organe. La Gironde, c'était la liberté de la presse, la liberté personnelle, toutes les choses inconciliables avec les terribles réalités d'une situation qui créait la dictature.

Beaucoup de tristes passions se mêlaient encore à ceci. La masse des députés qui ne parlaient point n'était nullement amie de ceux-là qui parlaient toujours, et avec de si grands effets. On a vu, au 31 mai, le bonheur qu'eurent ces muets à rendre inutile, ridicule, le mouvement de Vergniaud.

A ces malveillances explicables, il s'en joignait une, obscure et secrète, peu observée, mais réelle, profonde, qui créait à la Gironde des ennemis sur tous les bancs de l'Assemblée, à la gauche, au centre, à la droite même. La Gironde, parti fort mêlé, et qui contenait des chrétiens (même intolérants), n'en avait pas moins dans son sein les représentants de toutes les écoles philosophiques du XVIIIe siècle ; tel procédait de Voltaire, tel autre de Diderot ; tous étaient ennemis des prêtres. Or, les prêtres étaient fort nombreux à la Convention ; il y avait à la Montagne tout un banc d'évêques, ceux de Blois, de Beauvais, d'Évreux, de Limoges, de Vannes. Le dernier, Audrein, avait été professeur de Robespierre.

Entre les prêtres conventionnels, les uns étaient croyants, comme Grégoire, d'autres incrédules, comme Sieyès. Mais, quel que fût leur peu de foi, ils ne trouvaient nullement bon qu'on se moquât du clergé et de leurs anciennes croyances.

La suppression du dimanche dans les' administra.' Lions, quoiqu'elle n'ait pas été provoquée par la Gironde, fut observée soigneusement dans les administrations girondines, dans celles du protestant Clavière, du philosophe Roland.

Quand Isnard, quand Jacob Dupont se disaient athées (ce qui, du reste, en ce siècle, ne signifiait qu'une violente haine des prêtres), la Gironde ne réclama pas. Quelques-uns dirent même : Qu'importe ? vous êtes honnête homme... Un cri partit de la Montagne ; l'évêque Audrein dit : On n'y tient pas. Et il sortit de la salle.

Nous avons vu plus haut la prudence de Durand-Maillane, prêtre et député de la droite. Robespierre lui avait fait dire : La sûreté est à gauche. Durand, qui est dans ses Mémoires plus Girondin que la Gironde (jusqu'à louer le blasphème d'Isnard contre Paris), Durand n'en suivit pas moins le conseil de Robespierre ; il siégea à droite, mais vota à gauche. On l'a vu, dans la question de l'instruction publique, où se séparant bravement des impies (fort en danger), il parla avec force contre la philosophie, fit profession d'être un bon prêtre, un bon Jacobin.

Dans la discussion de la Constitution (dont nous parlerons plus tard), les prêtres conventionnels saisirent une occasion nouvelle de haïr les Girondins, pour pouvoir les abandonner. La Convention décidant (du reste à tort, selon nous), d'un avis presque unanime, que la Déclaration des droits ne commencerait pas par attester le nom de l'Être suprême, les prêtres s'en prirent à la Gironde, qui ne fut pourtant que l'organe de l'opinion commune. Durand rattache à ceci une parole dite par Vergniaud dans une autre occasion : La raison seule nous suffit... Nous n'avons nul besoin de fraude, ni de la nymphe de Numa, ni du pigeon de Mahomet... Ce pigeon les mit en fureur : Je vis bien, dit Durand Maillane, que le parti Girondin était plus impie même que le parti de Robespierre. Il le vit, et put sans scrupule pourvoir à sa sûreté, en laissant périr les impies.

Il avoue, dans tous ses Mémoires, qu'il n'a jamais rien voulu, ni cherché que sa sûreté. Jamais on n'a raconté, professé, glorifié à ce point la lâcheté. Il a dit un mot sublime, en ce genre, la veille du 9 thermidor, quand les Montagnards ennemis de Robespierre vinrent demander à ceux de la droite : Serez-vous pour nous ?Oui, si vous êtes les plus forts.

Les plus purs, les plus loyaux, Grégoire, par exemple, étaient- ils entièrement étrangers à ces malveillances de prêtres contre les Girondins ? J'ai peine à le croire. Grégoire garde dans ses Mémoires un profond silence sur eux.

Le secrétaire du 2 juin, le rédacteur du honteux procès-verbal et qui le laissa falsifier, fut Durand-Maillane, il le dit lui-même.

Les Girondins, en vérité, auraient pu prévoir tout ceci. La situation voulait qu'ils se retirassent. La lassitude de la Convention le voulait aussi. La haine politique, la malveillance religieuse, devaient concourir également à ce qu'ils if eussent plus d'appui en personne. C'était par un faible fil qu'ils tenaient à l'Assemblée.

Qui donc les empêcha d'accomplir leur sacrifice, de se retirer ? Est-ce le désintéressement, la magnanimité qui leur manquèrent ? non ; on le vit au 20 avril, quand ils souscrivirent par leur silence au généreux abandon que faisait Vergniaud de leur dernier moyen de salut.

Qui les fit rester ? — Le péril.

Leur danger les exalta, et, tant ferme que fût leur cœur, leur tête en gagna cette ivresse qu'éprouvent les plus braves en présence de la mort.

Le sombre bonheur du martyre, une sorte de joie virile de donner leur sang pour la France, les ramenait chaque matin sur ces bancs si menacés, sous les injures des tribunes, sous la pointe des poignards, à la bouche des pistolets dirigés sur eux d'en haut. Tous n'étaient pas intrépides ; avocats ou gens de lettres, nourris dans les douces habitudes de la paix, quelques-uns (comme les Rabaut) ministres de l'Évangile, ils étaient peu préparés à braver ces scènes terribles ; plusieurs tremblaient, et néanmoins venaient conduits par l'e devoir, apportaient leur tête en disant : C'est ici le dernier jour.

Les plus braves, sans comparaison, ce furent les Roland, qui jamais ne daignèrent découcher, ni changer d'asile. Mme Roland ne craignait ni la prison ni la mort ; elle ne redoutait rien qu'un outrage personnel, et, pour rester toujours maîtresse de son sort, elle ne s'endormait pas sans mettre un pistolet sous son chevet. Sur l'avis que la Commune avait lancé contre Roland un décret d'arrestation, elle courut aux Tuileries, dans l'idée héroïque (plus que raisonnable) d'écraser les accusateurs, de foudroyer la Montagne de son éloquence et de son courage, d'arracher à l'Assemblée la liberté de son époux. Elle fut elle-même arrêtée dans la nuit. Il faut lire toute la scène dans ses Mémoires admirables, qu'on croirait souvent moins écrits d'une plume de femme que du poignard de Caton. Mais tel mot, arraché des entrailles maternelles, telle allusion touchante à l'irréprochable amitié, font trop sentir, par moments, que ce grand homme est une femme, que cette âme, pour être si forte, hélas n'en était pas moins tendre.

Ce qui touche le plus dans cette cruelle tragédie, ce qui fera pleurer la France éternellement, c'est que les victimes, périssant ainsi, n'accusèrent jamais le peuple. Jamais les Girondins ne purent croire que le peuple fût contre eux. L'infaillibilité du peuple, ce grand dogme de Rousseau, où ils avaient été nourris, resta leur foi jusqu'à la mort.

En réalité, la population de Paris n'avait pris presque aucune part au 31 mai. Le faubourg Saint—Antoine, un moment trompé, s'était montré décidé-. ment favorable à la Convention. Les sections, forcées d'agir, préféraient visiblement, entre les deux insurrections, la modérée, la morale, c'est-à-dire la jacobine. Les Jacobins, arrivés à la Commune, en étaient devenus les maîtres. L'Évêché portait tête basse. Hébert, dont l'approbation avait enhardi, décidé le mouvement de l'Évêché, était devenu un sage, un modéré, un jacobin. Tous paraissaient convertis. Ils repoussèrent avec indignation les propositions violentes d'attaquer les Tuileries, d'arrêter des députés. Pache dit : Arrêter les vingt-deux, c'est armer les départements, commencer la guerre civile. Chaumette, entendant renouveler les mêmes propositions, dit qu'il les dénonçait au peuple. Mais l'assistance, loin de les blâmer, les applaudissait. Voyez, dit Chaumette, ils ne sentent pas qu'ils applaudissent leur ruine. Le plus fort, c'est que Dobsent, l'homme de l'Évêché, tenait le même langage et prêchait la modération.

Les Jacobins voyaient très-bien qu'il ne s'agissait pas d'employer une force déjà existante, mais d'en créer une. Ils décrétèrent la nuit la levée immédiate de l'emprunt forcé, dont le produit serait distribué aux familles de ceux qui partaient, la création de l'armée révolutionnaire, à 40 sols par jour. Ce fut à qui enchérirait sur ces générosités. Tel voulait donner 6 francs aux ouvriers sans ouvrage ; tel faire des rentes aux volontaires qui partaient pour la Vendée. Chaumette eut pourtant le courage de faire une objection à cette débauche d'argent : Et tout cela, dit-il, où le prendrons-nous ? Ceux qu'on croyait corrompre en rougirent eux-mêmes. Il y eut des ouvriers qui dirent : Nous ne demandons rien que d'être nourris sous les armes ; un peu de pain et de vin.

Les Jacobins s'étaient bornés à répandre dans la nuit ces simples mots : Que la Convention avait reçu froidement l'adresse de la Commune. Que la majorité de l'Assemblée était incapable de sauver le peuple. — Les violents ajoutaient, dans l'espoir d'échauffer la foule, ce mensonge hardi : Que l'on avait rétabli la commission des Douze.

Bien loin de la rétablir, le comité de salut public la fit désavouer à la tribune par Barrère, par celui même qui en avait provoqué la création. Barrère, dans une adresse au peuple, complimentait l'insurrection, louait cette douceur admirable d'une insurrection pacifique. Il louait, admirait Paris, félicitait tout le monde. Il croyait, à bon marché, endormir l'insurrection, en achever l'avortement, l'enterrer honorablement ; L'adresse lue, adoptée, la Convention brusquement leva sa séance, se sépara, pensant que si elle gagnait un jour sans entendre les demandes de la Commune, tout finirait de soi-même.

Il était sept heures du soir. Henriot, depuis deux heures, traînait ses canons dans Paris. Mais la Commune n'avait pu encore s'accorder sur la pétition, plus ou moins menaçante, que l'on porterait à l'Assemblée. On apprend que celle-ci s'est esquivée pour ne rien entendre. Marat prend le Maire avec lui, court au comité de salut public, crie, menace, exige qu'on réunisse l'Assemblée pour une séance du soir. Cambon et Barrère promirent, bien décidés à n'en rien faire. Marat, avec cette parole, revient vite à la Commune, calme les scrupules que quelques-uns laissaient voir sur l'inviolabilité des représentants, fait clore l'adresse. On prépare le siège de la Convention ; on décide que les troupes qui camperont ce soir auront des vivres avec elles. Plusieurs ajoutèrent qu'il fallait de nouveau sonner le tocsin, tirer le canon d'alarme, et ils le firent en effet, sans l'autorisation de la Commune.

Le comité de salut public s'était bien gardé de tenir parole à Marat ; il n'avait point convoqué l'Assemblée ; Cambon l'avoua intrépidement. Mais, au bruit du tocsin, elle se rassembla d'elle-même, vers neuf heures du soir. Le côté droit était désert. La montagne était venue et une partie du centre. Le département et la municipalité se présentent à la barre. La pétition, lue par Hassenfratz, était mêlée du double esprit de ses rédacteurs ; les Jacobins y étaient pour la demande d'accusation ; l'Évêché y avait mis quelques paroles de mort, les conspirateurs mordront la poussière ; de plus, un ordre sec et dur : C'est assez, il faut en finir.

Le Moniteur, toujours corrigé, falsifié par le pouvoir vainqueur dans les jours de crise[1], n'a garde de mentionner les faits vraiment importants de cette séance du soir. Il ne dit pas un mot de la résistance du Comité de salut public. Durand-Maillane y supplée, dans ses Mémoires.

Legendre ayant dit qu'on devait arrêter ceux qui avaient demandé l'appel au peuple, Cambon s'écria : Si, pour avoir émis une opinion, on faisait sauter la tête à un député, nous n'oserions plus parler !Il faut le dire hautement, il y a deux partis ici, et tous les deux ont des torts.

Barrère, enhardi par Cambon, reprit avec beaucoup de force : Vous ne fonderez jamais la liberté qu'avec des représentants qui émettent librement leurs opinions. Quelle nation pourrait être assez avilie pour recevoir une constitution dictée par la force ?... Vous ne pouvez poursuivre les députés dénoncés pour leurs opinions ; vous ne le pouvez que pour des faits. Le Comité de salut public ne fera aucun rapport, si les dénonciateurs ne donnent la preuve des faits qu'ils allèguent.

L'Assemblée soutiendrait-elle son Comité de salut public dans cette défense de la Gironde ? Il y avait lieu d'en douter. Plusieurs semblaient impatients d'être quittes des Girondins ; ils disaient : S'ils étaient honnêtes, ils se retireraient d'eux-mêmes. On vota néanmoins que la Commune et tous ceux- qui auraient des pièces contre les membres dénoncés, étaient tenus de les présenter, et que, sous trois jours, le Comité de salut public ferait son rapport sur la pétition et proposerait des mesures.

Ce long délai, cette nécessité de donner des preuves de faits, qu'imposait la Convention, disaient assez à la Commune qu'elle n'aurait rien que par la force. Les deux partis insurrectionnels qui siégeaient à la Commune, les Jacobins et l'Évêché, furent obligés d'agir d'ensemble. Les Jacobins auraient voulu reculer qu'ils ne l'auraient pu. L'Évêché prêchait contre eux dans les sections, et n'était pas loin de les dénoncer comme traîtres. Gusman l'avait déjà fait, le soir du 31 mai, à la section des Piques. Il s'emporta jusqu'à dire : Jamais on ne s'est joué plus indécemment de la majesté du Peuple... Ceux qui l'ont poussé à l'insurrection, s'entendent avec ses ennemis. La Commune, recréée par la générosité du Peuple, a déjà l'ingratitude d'oublier son créateur. Je propose de déclarer que le Comité révolutionnaire est indigne de la confiance de la section des Piques.

L'Évêché alla plus loin, et dans le jour même, Varlet au conseil général accusa la modération de son collègue Dobsent. En laissant subsister une autorité légale, celle du maire, on avait entravé, disait il, les opérations de l'autorité révolutionnaire. A plus forte raison accusait-il la mollesse et l'indécision de l'insurrection jacobine.

L'Évêché poussant ainsi et stimulant les Jacobins, il fut décidé d'un commun accord que dans la nuit (du 1er au 2), les officiers municipaux, à la lumière des flambeaux, escortés de la force armée, iraient par toute la ville proclamer les décrets du 31 mai, et inviteraient les citoyens à reconquérir leurs droits, à les garder par les armes.

Cette proclamation bruyante, au bruit des tambours, ne fut nullement agréable aux habitants de Paris. Plusieurs, qui se levèrent au bruit et qui virent que les envoyés ne portaient pas leurs insignes, demandaient : Qui sont ces gens-là ? et s'obstinaient à douter qu'ils fussent véritablement envoyés de la Commune. Le mensonge indigne au moyen duquel les hommes de l'Évêché avaient essayé de pousser au meurtre les gens du faubourg Saint-Antoine avait créé dans les esprits de légitimes défiances. Deux sections du faubourg se montrèrent, le Pr juin, très-contraires aux violents. Celle des Quinze-Vingts accueillit en amis des députés de la Butte-des-Moulins qui venaient fraterniser. Celle de Montreuil fit dire à la Commune : Qu'elle se fiait aux Jacobins ; ce qui voulait dire poliment qu'elle ne se fiait pas aux autres, aux hommes de l'Évêché.

La section de Grenelle s'était prononcée de même, déclarant qu'elle ne suivrait que les Jacobins, l'insurrection modérée ou insurrection morale.

Visiblement, le mouvement, au lieu de s'échauffer, se refroidissait. La population, armée à grand' peine au 31 mai, et au 1er juin encore, était décidément rentrée et ne pouvait plus sortir. La révolution se faisait au nom du peuple souverain. Mais, ce peuple, où était-il t il ne voulait pas se montrer. C'était l'insurrection du néant, du désert, contre le gré de la foule.

Plusieurs sections prévoyaient que personne ne répondrait au rappel, et craignaient d'être suspectes. Aux Lombards, on imagina de décider que les absents seraient amenés par quatre fusiliers.

Tels furent les moyens violents par lesquels on réunit la garde nationale, dans la matinée du dimanche juin. On employa aussi la ruse. A la section de l'Observatoire, les canonniers assurèrent qu'ils ne menaient les canons qu'à la place du Panthéon, et, contre l'ordre précis de la section, les menèrent an Carrousel.

Dans plusieurs sections on ne mit en mouvement la garde nationale qu'en lui disant qu'il y avait aux Champs-Élysées un rassemblement royaliste contre la Convention. A la section des Halles, et ailleurs, on fit croire aux pauvres gens qu'il s'agissait d'obtenir un tarif des denrées et d'abattre à jamais l'hydre de la fiscalité.

Ces dispositions modérées du peuple, très-bien connues des Girondins, étaient précisément ce qui mettait le comble à leur incertitude. Ils dînèrent ensemble le 1er juin, et Louvet les pressa vivement de fuir dans leurs départements, et de revenir en armes délivrer la Convention. Il fut tout seul de son avis. Ce retour aurait-il lieu sans effusion de sang ? n'était-ce pas la guerre civile ? Plusieurs d'entre eux, qui plus tard ne repoussèrent plus ce moyen cruel, en avaient horreur encore. Plusieurs disaient (et dirent toujours ) le mot qu'ils ont gravé sur les murs de leur prison : La mort, et non le crime (Potius mori quam fœdari). Ils aimaient mieux rester, et boire, quelle qu'elle fût, toute la coupe du destin. Fuir lorsqu'on sentait qu'on avait le peuple pour soi, lorsque la plus grande partie des quatre-vingt mille hommes de la garde nationale ne venait en réalité que défendre la Convention... était-ce raison. nable ? était-ce possible ?... Mais, n'eussent-ils personne avec eux, ils croyaient le droit avec eux... Ils dirent, laissant la Force aux autres : Restons, nous sommes la Loi.

S'ils restaient, ils devaient rester par-devant la foule, se montrer, aller s'asseoir sur leurs bancs, pour vivre ou mourir. De là ils seraient forts encore. Leur courage contiendrait celui de la droite. En présence de leur danger, sous leurs fermes et tristes regards, le centre aurait-il le courage de les abandonner et de les livrer ?.. Beaucoup de chances étaient pour eux.

Telle était, toute la nuit, leur résolution, et c'était la bonne. Leurs amis de la droite vinrent les trouver le matin, les firent changer, les perdirent.

La nuit avait été terrible. Les lumières, le bruit des tambours, les proclamations de la Commune, le rappel, au jour, tout avait dû affaiblir, énerver des esprits inquiets. Ils se réunirent rue des Moulins, dans un vaste hôtel désert, où logeait Meillan, le jeune député de la droite, esprit doux, mobile, qui aurait accepté la dictature de Danton, et plus tard fut royaliste. Il fit les plus grands efforts pour retenir les Girondins. Parlait-il en son nom seul ? à exprimait sans nul doute le sentiment de la droite qui craignait extrêmement une scène sanglante sur ses propres bancs. La droite croyait d'ailleurs sincèrement que la présence irritante des Girondins leur nuirait plutôt à eux-mêmes ; elle pensait résister pour eux aussi bien et mieux qu'ils n'eussent su faire.

Comment ces hommes intrépides se décidèrent-ils à suivre ce déplorable conseil ? Nul historien ne l'a dit. Mais il n'est besoin qu'on le dise. Le vrai coup qui les vainquit, les anéantit, ce fut l'affreuse nouvelle arrivée le 2 au matin, le massacre de 800 hommes à Lyon... par qui ? par les mains girondines, par les mains de ceux qui du moins se déguisaient sous ce nom. La Gironde fut écrasée... Hélas ! elle était jusqu'ici le parti de l'humanité. Et voilà qu'à son dernier jour, comparaissant devant le peuple, elle arrivait souillée de sang...

L'un d'eux, Buzot, qui de cœur était à ,Mme Roland, qui la savait arrêtée, s'élança des bras de ses amis. Luttant avec eux, il disait : Je veux mourir à la tribune. Ils le retinrent. Barbaroux fut plus heureux ; il échappa. Il couvrit glorieusement d'une superbe intrépidité le banc désert de la Gironde. Les autres restèrent chez Meillan qui promit de les avertir d'heure en heure. Ils restèrent muets, immobiles, perdus, sous la fatalité.

L'innocence de Barbaroux éclatait, à ce moment même, au Comité de salut public. On avait saisi à la poste les lettres que lui écrivaient ses correspondants de Marseille. Nous les avons sous les yeux. Elles ne contiennent rien qui puisse, de prés ou de loin, indiquer la moindre pensée royaliste, ni contre-révolutionnaire. Ces lettres, spécialement celles "de Granet, l'un des principaux vainqueurs du 10 août, sont visiblement écrites par d'ardents républicains, qui se trompent, il est vrai, sur l'esprit de la Montagne, qui suivent l'erreur girondine et s'imaginent que les Montagnards sont la faction d'Orléans.

Le Comité de salut public fut saisi, en lisant ces lettres, de la plus amère douleur. Que faire ? et comment les défendre ? Le ministre Garat qui était présent rappela le mot d'Aristide dans ses querelles acharnées avec Thémistocle : Ô Athéniens, vous ne serez jamais tranquilles, que vous ne nous jetiez tous deux au gouffre où l'on jette les condamnés. Il fit souvenir encore de l'expédient proposé par une section : Que la Gironde se retirât, et que la Montagne envoyât des otages, en même nombre, aux départements. Cambon, Barrère, Delmas, saisirent avidement cette idée. Danton se leva, les larmes aux yeux. Je m'offre le premier, dit-il, pour aller en otage à Bordeaux. Proposons-le à la Convention. Barrère sortit à l'instant même. Il parla, non à la tribune, mais de bancs en bancs, pour tâter les chefs, surtout Robespierre. Tout fut manqué. D'un mot amer, d'un seul mot dit en ricanant, il rendit suspect, impossible, le dévouement de Danton : Ce n'est, dit-il, rien qu'un piège que l'on tend aux patriotes.

L'expédient était hasardeux, sans nul doute. Mais enfin, que faire ? par quel autre moyeu empêcher la guerre civile ? Robespierre n'en disait aucun. Il croyait sans doute encore à l'efficacité de son insurrection morale, qui, n'agissant que par la peur, sans acte matériel, étoufferait décemment la liberté de l'Assemblée, et permettrait de soutenir qu'elle avait toujours été libre.

La séance ouverte, sous la présidence du montagnard Mallarmé, commença par un coup terrible qui semblait tomber d'aplomb sur le Comité de salut public, l'humiliait, le désarmait pour les résistances du jour. On lut la lettre désespérée des magistrats de la Vendée, vaincus, en fuite, dépouillés, ayant tout perdu dans leur fuite ; une lettre de cris et de larmes, d'amères accusations sur les divisions de l'Assemblée...

Puis, sans respirer, la révolte de la Lozère et de la Haute-Loire, des sombres contrées volcaniques qui nourrissent le peuple le plus barbare de la France.

Jean-Bon-Saint-André reprit ; sa jaune et bilieuse figure (où la flamme intérieure perçait, comme une lampe ardente) terrifia l'Assemblée, quand il donna la nouvelle : Huit cents patriotes ont été égorgés dans Lyon... Il faut envoyer partout des commissaires avec pleins pouvoirs, qui frappent de mort quiconque fait obstacle à la liberté...

L'implacable, l'infatigable Commune était là qui attendait à la barre avec sa nouvelle pétition contre la Gironde. La générale, qui battait encore dans toutes les rues, s'entendait dans l'Assemblée. Lanjuinais monte à la tribune : C'est sur la générale que je veux parler.

Et alors, avec l'obstiné courage de sa dure tête bretonne, sans faire la moindre attention aux cris de fureur, aux menaces, qu'on lui jette à chaque mot, il dit à la Convention son avilissement, sa misère... Prisonnière depuis trois jours, serve d'une puissance rivale qui la tient au dedans par ses salariés, au dehors par ses canons, qu'a-t-elle fait pour sa dignité, pour l'intégralité de la représentation nationale ? Quand l'autorité usurpatrice venait vous reproduire cette pétition traînée dans la boue des rues de Paris... (cris violents : Il a insulté le peuple !)... Non, je n'accuse point Paris ! Paris est pur ! Paris est bon ! mais enfin il est opprimé, il est l'instrument forcé des tyrans...

Misérable, dit Legendre, tu conspires à la tribune ! Et il courut à lui, faisant le geste du merlin pour assommer.

Lanjuinais (dans son récit du 2 juin) dit qu'il lui jeta ce mot : Fais décréter que je suis bœuf ; alors tu m'assommeras.

Legendre, Tureau, Drouet, Chabot et Robespierre jeune, lui appliquèrent à la poitrine le canon de leurs pistolets. Plusieurs députés de la droite accoururent, armés aussi, et le dégagèrent.

Il reprit intrépidement, conclut que la Convention devait casser les autorités révolutionnaires, mettre hors la loi ceux qui s'arrogeraient un tel pouvoir, et permettre de leur courir sus.

Elles entrent, ces autorités, à ce moment même, avec leur pétition ; elles parlent en souveraines. Elles demandent l'arrestation provisoire des factieux de la Convention.

La réponse du président Mallarmé fut plus ferme qu'on ne l'attendait. Montagnard, mais voyant très-bien que la Montagne même était divisée, il ne fit nulle difficulté de répondre conformément au sentiment répulsif que la presque totalité de l'Assemblée montrait pour la pétition. — S'il y a des traîtres parmi nous, dit-il, il faut qu'ils soient découverts et jugés. Avant de les punir, il faut prouver leurs crimes.

On décréta le renvoi au Comité de salut public, qui dut faire un rapport séance tenante.

La Convention, alarmée d'abord de se voir entourée d'une armée entière, commençait à se rassurer. Plusieurs députés qui étaient sortis avaient vu les dispositions de la garde nationale. Ils l'avaient trouvée très-favorable à la Convention. Tout Paris est armé, dirent-ils en rentrant, armé pour vous, si vous êtes fermes ; contre vous, si vous mollissez.

Le Comité de salut public, partageant cette confiance, fit une démarche hardie ; il fit dire à l'Hôtel-de-Ville que le comité révolutionnaire devait être renouvelé[2]. Il espérait qu'épurée des hommes de l'Évêché, concentrée aux mains jacobines, l'autorité insurrectionnelle deviendrait plus raisonnable, qu'elle hésiterait à exiger l'avilissement de l'Assemblée.

L'argument que le Comité de salut public pouvait faire valoir à l'Hôtel-de-Ville (et qu'il présenta peu après à la Convention), c'est que ce comité révolutionnaire se composait en partie d'étrangers, des Gusman, Proly, etc. Ce mot étrangers, qui sonnait alors comme celui d'agents de Pitt, eut un effet miraculeux. Le maire Pache, qui était suisse, avait à craindre pour lui-même. Il était naturel qu'il fit bon marché des hommes de l'Évêché, et se rangeât aisément du côté des Jacobins,

Donc, l'Hôtel-de-Ville obéit. Le conseil général arrête que le comité révolutionnaire ne comprendra que les neuf nommés par le Département à la salle des Jacobins. Le Département, c'était Lhuillier, et Lhuillier, c'était Robespierre. Les neuf pouvaient, s'ils voulaient, se donner quelques adjoints.

Loin de prendre pour adjoints les hommes de l'Évêché, les Jacobins tout d'abord mirent Gusman en arrestation. Ce fait étrange est attesté dans le procès-verbal de la section de Gusman (celle de la place Vendôme), qui, vers une heure, apprit qu'il venait d'être arrêté.

Lui-même dit qu'on l'arrêta pour avoir présenté une grande mesure de salut public. — Quelle mesure ? le massacre d'une partie de la Convention ? l'expulsion et l'arrestation de l'Assemblée tout entière, à laquelle on substituerait comme assemblée souveraine la Commune de Paris ? On peut soupçonner l'un ou l'autre. Ce qui n'est pas moins vraisemblable, c'est qu'il répéta le 2 juin ce qu'il avait dit le 31 mai à la section : Que l'insurrection était trahie par ceux qui l'avaient préparée. — Que serait-il arrivé s'il eût été sur la place, au milieu de la force armée, répétant les mêmes injures ?

Ce pas, véritablement hardi, de l'arrestation d'un chef de l'Évêché par les Jacobins (un des deux partis de l'insurrection emprisonnant l'autre !) fut-il hasardé par eux sans l'aveu de Robespierre ? nous ne pouvons le penser. Il n'y a pas dix minutes pour un courrier à cheval, de l'Hôtel-de-Ville aux Tuileries. Lhuillier, dans ce moment, dictateur à l'Hôtel-de-Ville, comme chef des Jacobins, consulta certainement son maître sur l'arrestation de Gusman, et il en reçut, pour Henriot qu'il dirigeait, la consigne que paraissait nécessiter l'attitude imprévue de la Convention.

Au moment où le président, le montagnard Mallarmé, avait fait cette réponse ferme : Il faut prouver ; il faut juger, on avait essayé assez maladroitement de terroriser l'Assemblée ; quelques hommes dans les tribunes s'étaient avisé de crier : Aux armes ! Puis, un député de la droite, ou effrayé, ou gagné, avait dit sur un ton pleureur : Sauvez le peuple de lui-même ! Sauvez vos collègues ! décrétez leur arrestation provisoire !

Cette faiblesse, ou cette momerie, arracha à l'Assemblée un vif mouvement d'indignation. — Non seulement le centre et la droite, mais une partie de la gauche, la Convention presque entière se leva, poussa ce cri : Non !

Spectacle étrange ! il n'y eut qu'une trentaine de représentants qui restèrent assis, les Montagnards jacobins, les amis de Robespierre, et les Maratistes.

La Montagne non jacobine (comme Cambon et Grégoire), la Montagne dantoniste, s'étaient levées avec la droite, et comme elle, elles avaient dit : Non !

Le rôle des Jacobins devenait bien difficile. Ils avaient cru faire l'insurrection par la Montagne contre la droite. Mais voilà que la Montagne, repoussant, comme la droite, la violation de l'Assemblée, il fallait que l'insurrection se fit contre la Montagne elle-même

Que devenait le plan de l'insurrection morale ? Les Jacobins, à l'Hôtel-de-Ville, avaient supplanté l'Évêché, étaient accusés eux-mêmes par les hommes de l'Évêché ; garderaient-ils pour l'Assemblée les ménagements qu'ils avaient voulu observer ? S'ils l'eussent fait, le 2 juin aurait échoué, comme avait manqué le 31 mai. L'Évêché alors aurait dit : Nous avons fait l'insurrection ; les Jacobins l'ont reprise et arrachée de nos mains, mais c'était pour la trahir. — Les Jacobins seraient tombés juste au rang de la Gironde.

Les Robespierristes furent poussés ainsi[3]. L'insurrection morale étant impossible, ils firent ce que l'Évêché voulait faire, l'insurrection brutale, la violation ouverte, publique de la Convention.

Les allées et venues de l'Hôtel-de-Ville aux Tuileries, des Tuileries à l'Hôtel-de-Ville, demandèrent une heure environ. L'heure fut remplie, la scène occupée par des incidents divers. Les commissaires envoyés à Marseille vinrent faire leur rapport. Levasseur fit un discours violent contre la Gironde, demandant l'arrestation, non provisoire, mais définitive. Montagnard honnête, héroïque, homme d'élan et d'avant-garde, du reste simple et crédule en proportion de son fanatisme, il chargea sur la Gironde, comme il aurait fait à l'armée du Nord sur les hussards autrichiens.

Enfin, Barrère arriva et lut le rapport du Comité de salut public : Le Comité, dit il, par respect pour la situation de la Convention, n'a pas cru devoir proposer l'arrestation ; il s'adresse au patriotisme, à la générosité, et demande aux membres accusés la suspension volontaire de leurs pouvoirs pour un temps déterminé.

Isnard se leva immédiatement, et, sans hésiter, s'immola comme victime expiatoire. Sa violence, son anathème insensé contre Paris, avait, plus qu'aucune chose, servi de prétexte à l'insurrection. Plus qu'à nul autre, il lui appartenait d'expier, de s'humilier. Esprit faible, autant que sombre, hier athée, demain mystique, il entrait, dès ce jour, dans l'affaissement et le repentir, dans le suicide moral.

Fauchet, qui fut toujours chrétien, qui se confessa et communia à la mort, accepta aussi sa dégradation.

Le bon vieux Dussaulx, qui, depuis Septembre, avait le cœur brisé, saignant, offrit sa démission.

Lanthenas, l'ami de Roland, montra plus que de la faiblesse ; il eut le tort de parler, non pour lui seulement, mais pour les vingt-deux, qui ne l'en chargeaient nullement ; il dit en leur nom : Précipitons-nous ; comblons, s'il se peut, l'abîme...

Barbaroux fut admirable de courage et de résignation : Comment me croirais-je suspect, quand je reçois de trente départements, de cent sociétés populaires, des témoignages de confiance ?... N'importe, si la Convention croit ma suspension nécessaire, j'obéirai au décret.

Pour moi, dit Lanjuinais, j'ai montré assez de courage et d'énergie, pour que vous n'attendiez de moi ni démission ni suspension.

Des cris de mort partaient des tribunes et d'un coin de la montagne. L'aigre voix du capucin Chabot s'entendait par-dessus les autres, avec de sales injures contre Barbaroux. L'indignation éleva Lanjuinais au-dessus de sa nature ; il rencontra le sublime ; il dit ces propres paroles : Je dis au prêtre Chabot : On a vu, dans l'antiquité, orner les victimes de bandelettes et de fleurs ; mais le prêtre qui les immolait ne les insultait pas...

Marat désapprouva la mesure proposée par le Comité : C'est donner aux conspirateurs les honneurs du dévouement. Il faut être pur pour sacrifier... A moi de me dévouer, à moi, vrai martyr de la liberté ! Suspendez-moi, pourvu que vous arrêtiez les conspirateurs. Seulement, il faut ajouter à la liste Valazé et Fermont, rayer Ducos qui n'a eu que quelques erreurs, le vieux radoteur Dussaulx, Lanthenas, un pauvre d'esprit...

Billault-Varennes : La Convention n'a pas le droit de provoquer la suspension. S'ils sont coupables, qu'ils soient décrétés d'accusation, et par appel nominal...

Il fut interrompu par une violente rumeur qui se fit aux portes. Déjà un peu auparavant, pendant que Levasseur parlait, quelques membres avaient voulu sortir, et ne l'avaient pu. On avait fait venir le commandant du poste : Ce ne sont que des femmes, dit-il ; elles témoignaient le désir qu'aucun député ne sortît... Mais elles ont entendu raison.

L'Assemblée s'était contentée de cette première explication. Mais cette fois, il n'y eut plus moyen de douter ; elle était vraiment prisonnière. C'était l'heure ordinaire du dîner à cette époque. Les députés, enfermés dès le matin, éprouvaient tous le besoin de prendre quelque nourriture. Le girondin Duporret voulut sortir, et ne le put. Des représentants de la droite, le vénérable Dussaulx fut repoussé, durement heurté ; il rentra, avec l'indignation d'un vieux militaire sur qui on a mis la main. Boissy-d'Anglas, plus jeune, insista, essaya la force et fut saisi à la gorge, eut ses vêtements déchirés ; il rentra, monta à la tribune, et montra sa cravate et sa chemise en lambeaux.

La Montagne ne put elle—même supporter ce honteux spectacle. Lacroix s'élança de sa place, alla vérifier le fait, fut repoussé comme les autres.

Grégoire descend de la Montagne, se présente aux portes, allègue un pressant besoin naturel. On lui répond : Volontiers ; seulement on va vous donner quatre fusiliers pour escorte. Il accepte, et sort ainsi  constatant, par ce fait ignoble et par ce comble d'affront, l'état honteux et misérable où était la Convention... Mais la Convention n'était plus.

La Montagne suffoquait d'indignation et de fureur. Barrère vit qu'elle appuierait le Comité de salut public. Il accusa hautement la tyrannie de la Commune. C'est Londres qui agit ici, c'est Berlin, Madrid... Il y à un Espagnol au Comité révolutionnaire ; un étranger siège là comme représentant de Paris ; je l'ai fait dire au maire, et on l'a fait disparaître... Les Anglais sont à Famars, mais ils sont aussi au milieu de vous. En ce moment, sous mes yeux, on distribue aux soldats des assignats de cinq livres...

Le fait était vrai. Les Jacobins, en lutte à la fois contre l'Évêché et contre la Convention, avaient employé sur-le-champ l'argument irrésistible. Ils se firent livrer par le maire la caisse des secours destinée aux colons de Saint-Domingue réfugiés à Paris ; leur messager, à cheval, dans la cour du Carrousel, dans le jardin des Tuileries, distribua, à compte, cent cinquante mille francs.

Il faut qu'il meure, dit Barrère, l'audacieux qui ose attenter à la liberté des représentants du peuple.

On fait venir le commandant de la deuxième légion qui était de garde aux Tuileries. Je n'ai point le poste de l'Assemblée, dit-il ; je n'ai donné nulle consigne.

Le commandant du poste, appelé ensuite, dit : Mes factionnaires ont été remplacés par un bataillon de garde extraordinaire... Loin d'avoir consigné personne, je suis consigné moi-même.

Lacroix, d'une voix tonnante : Ordonnons à la force armée de s'éloigner du lieu de nos séances.

Et Danton enfin (si tard !) : Afin que le mouvement qui se prépare ne tourne pas au profit de l'aristocratie, je demande que l'Assemblée charge son Comité de salut public de remonter à la source de cet ordre. Comptez sur son zèle pour venger la majesté nationale.

Renvoyé au Comité de salut public.

Alors le député Saurine : L'officier qui a donné la consigne est le capitaine de la force armée de Bonconseil.

La foudre n'eût fait pas moins... Bonconseil, Lhuillier, Robespierre, — trois mots synonymes.

Barrère et le Comité de salut public avaient agi à la Commune, parlé à la Convention, uniquement contre l'Évêché, contre Gusman et les partisans de l'insurrection brutale. Ils avaient vu volontiers la force insurrectionnelle passer aux partisans de l'insurrection morale, aux politiques, aux Jacobins. Ils les supposaient assez sages pour garder des ménagements envers l'Assemblée, pour redouter la guerre civile, infaillible résultat d'une violation directe des libertés de la Convention.

Ils le croyaient, ils se trompaient... A ce mot de Bonconseil, on vit que tout était perdu...

Mandons l'homme de Bonconseil, criaient plusieurs membres. Ordre embarrassant pour les Jacobins. S'il eût paru, ce capitaine, on eût aisément remonté par lui et à Henriot et à Lhuillier, chef ordinaire de Bonconseil, qui, de plus, ce jour du 2 juin, maitre absolu de la Commune, donnait l'ordre à Henriot, à toute la force armée.

Barrère s'élance à la tribune, brisé, défait, pâle : Prouvons que nous sommes libres, dit-il d'une voix éteinte. Allons délibérer au milieu de la force armée ; elle protégera sans doute la Convention...

Quelle était l'intention du personnage à double face ? Crut-il que décidément les Jacobins étaient vainqueurs, et voulut-il les regagner en rompant brusquement l'enquête qui allait montrer la main jacobine ? On peut le croire. Peut-être aussi, connaissant les dispositions de la garde nationale très-favorables à la Convention, il pensa que, si l'Assemblée perçait jusqu'à elle, elle était sauvée. Quelque parti qui triomphât, Barrère pouvait toujours dire qu'il avait aidé au triomphe, et s'associer aux vainqueurs.

Mallarmé avait quitté la présidence, quand il vit l'Assemblée prisonnière. On y poussa Grégoire, qui refusa, alléguant qu'il était malade, et peut-être se souciant peu, comme prêtre, et comme montagnard, de se mettre au fauteuil pour défendre les Girondins. A son défaut, on y porta le dantoniste Hérault de Séchelles, l'homme de la nuit du 27 mai, l'homme faible, le pompeux acteur, qui servait aux lâchetés. à descend majestueusement, se met à la tête de la Convention ; le centre le suit. Le jeune Meulen, qui le matin conseilla si mat la Gironde, descend le premier de la droite ; elle suit, au nombre d'environ cent députés. La Montagne restait immobile. Des tribunes, on lui criait (les femmes surtout, avec les prières les plus instantes et s'élançant à mi-corps). Il y a danger, ne bougez pas. Les Montagnards jacobins et les Maratistes, une trentaine de députés, suivirent cet avis, restèrent. Mais la masse des Montagnards, honnêtes et loyaux ennemis, ne purent voir leurs adversaires, les députés de la droite, s'en aller ainsi tout seuls à la bouche des canons. Ils quittèrent aussi leur place, allèrent se ranger près d'eux, résolus de partager leur sort.

Il y avait péril en réalité. La garde nationale, immense et paisible, se voyait au loin, à perte de vue, quatre-vingt mille baïonnettes, armées pour la Convention. Mais il n'y avait pas moyen d'entrer en communication avec cette grande armée d'amis. La cour, dans son étroite enceinte de planches, le jardin, spécialement du côté du Pont-Tournant, étaient soigneusement fermés ; on n'y voyait qu'environ trois ou quatre mille hommes choisis tout exprès ; une partie, canonniers, engagés la plupart depuis deux jours et par l'insurrection même ; une partie, volontaires, non de ceux qui gratuitement couraient d'eux-mêmes aux armées, mais des volontaires achetés par les sections à tant par tête, mauvais sujets pour la plupart, insatiables d'argent (les procès-verbaux en témoignent) et tirant à chaque instant le sabre pour être payés. On leur avait donné du cœur eu leur distribuant sur place cet assignat de cinq livres, qui commençait aussi sur place à s'écouler en eau-de-vie. Le général de ces ivrognes avait bu plus que les autres.

Le général Henriot, laquais et mouchard sous l'ancien régime, avait fait maintes campagnes dans les foires et les marchés, en costume de général, comme les charlatans en portent et les arracheurs de dents. Il avait de longue date paradé sur les tréteaux avec l'épaulette, l'épée, le panache. Il n'y avait pas un homme qui s'entendit de si loin ; c'était (il faut dire le mot) une gueule terrible, à faire taire toute une place. Ses campagnes n'avaient pas été sans revers ; quel capitaine n'en a pas ? Fait prisonnier (par la police), il avait passé du temps à Bicêtre. Et c'est justement ce qui fit sa fortune révolutionnaire. On le prit pour une victime ; on le jugea sur l'habit un vrai militaire. Le pauvre peuple du faubourg Saint-Marceau, qui, dans ses grandes misères, a toujours besoin d'un amour, avait perdu Lazowski ; il adopta Henriot. Le quartier de la rue Mouffetard (section des Sans-Culottes) l'avait pris pour capitaine. Dans la nuit du 31 mai, l'Évêché le fit général, pour cette seule considération que c'était, en quelque sorte, le successeur de Lazowski, un homme dont le quartier le plus pauvre était engoué.

Il y avait cependant à cela un inconvénient, c'est que ce grand aboyeur n'était qu'une voix, en réalité. Du reste, une tête de bois, absolument vide ; l'eau-de-vie seule lui donnait l'attitude et les paroles. Aux grands jours qui demandaient de la présence d'esprit, Henriot avait soin d'être ivre ; il fut presque ivre au 2 juin, ivre au 9 thermidor. Dans cet état, le général devenait vraiment dangereux ; disant indifféremment non pour oui et oui pour non, il pouvait faire des malheurs, sur ses amis même. Au 2 juin, sa section, qui lui était fort dévouée, lui envoyant un orateur, il l'insulta grossièrement. Un tel homme, à la tête de cent cinquante bouches à feu, pouvait, en se trompant d'ordre, foudroyer impartialement la Montagne et la Gironde.

Hérault et la Convention sortent en masse du pavillon de l'Horloge, et, tournant un peu à leur droite, se trouvent en face d'Henriot. La troupe de celui-ci, quoique choisie tout exprès, était loin d'être unanime ; plusieurs criaient : Vive la Montagne ! Mais plusieurs, sans distinguer, criaient : Vive la Convention !

Le pourparler s'engage entre les deux mannequins, le président et le général.

Le président, noblement : Que demande le peuple ?... La Convention n'est occupée que de lui et de son bonheur...

Le général, branlant la tête : Hérault, le peuple n'est pas levé pour écouter des phrases, mais pour donner ses ordres... Il lui faut trente-quatre victimes ?Des victimes ! crient les députés, nous le serons tous !

A vos pièces canonniers ! crie le général. La comédie était prévue. On commence la manœuvre, on pointe six pièces de canon sur trois cents hommes sans armes. En même temps, une vingtaine de vauriens sortent des rangs et présentent la pointe des sabres et des baïonnettes...

Ce n'eût été que ridicule, si ces gens n'avaient été ivres. Henriot, d'ailleurs, savait-il que la Montagne fût sortie pour accompagner la droite ? Il pouvait croire que la droite seule était devant lui... Le canon pouvait aussi tirer au hasard ; les idiots qui manœuvraient étaient, pour la plupart, canonniers depuis deux jours. Quelqu'un saisit fortement le président par le bras, et le fit tourner à gauche, vers le pavillon Marsan. Il se laissa faire, et il entraîna à gauche toute la Convention. Elle ne trouva de ce côté que respect et que silence. Si Hérault eût sérieusement voulu ouvrir les rangs à l'Assemblée, lui faire percer ce rideau d'hommes armés, qui visiblement hésitaient, il est probable qu'il l'eût pu, et que la Convention se fût réfugiée dans les rangs de la garde nationale.

La mollesse d'Hérault-de -Séchelles venait, en réalité, de l'incertitude de son chef et ami Danton. Celui-ci hésitait misérablement. Si même on en croit son procès (conduit, il est vrai, arrangé par ses mortels ennemis), il aurait montré la duplicité honteuse du plus triste comédien. Il aurait dit, au moment où l'Assemblée fut prisonnière. Il nous faut la tête d'Henriot. Puis, voyant que décidément l'Assemblée avait reculé, Danton, se promenant dans la cour, aurait dit hypocritement au général : N'aie pas peur, va toujours ton train.

Cependant la Convention, repassant par le vestibule, sous le pavillon de l'Horloge, descendait dans le jardin. Elle le traverse, elle avance vers le Pont-tournant. Quelques jeunes députés la quittèrent pour un moment, coururent, montèrent sur la terrasse qui domine le quai. Là ils virent des légions entières de garde nationale, qui, soigneusement isolées de la Convention et n'en ayant nulle nouvelle, s'inquiétaient de savoir ce qu'elle était devenue. Ils faisaient signe aux députés de venir les joindre. Nous allons vous joindre aussi, leur répondirent-ils. Descendant rapidement et rentrant dans le jardin, Ils joignirent la Convention prés du grand bassin, non loin de la place. Le passage était fermé, gardé. Le long du bassin, courait Marat, avec une vingtaine d'enfants en guenilles, après la Convention. Que les députés fidèles retournent à leur poste ! crie Marat d'une voix aigue. La queue, qui était la Montagne dantoniste ou indépendante, n'étant point soutenue de Danton, écouta la voix de Marat, retourna vers le palais, alla docilement rejoindre les trente Montagnards jacobins ou maratistes qui étaient restés dans la salle. La droite, qui avait fait la tête de la procession. devint la queue à son tour, et rentra triste, vaincue.

Du banc des trente, sans quitter sa place, le cul-de-jatte Couthon parla d'une voix fort douce : Maintenant, dit-il, vous voilà bien sûrs de votre liberté ; vous avez marché vers le peuple ; vous l'avez trouvé partout bon, généreux et sensible  Je demande, non pas encore un décret d'accusation... Non, seulement que les vingt-deux soient en arrestation chez eux, — et avec eux le comité des Douze, les ministres Clavière et Lebrun...

Legendre demanda une exception dans les Douze, et Marat deux ou trois autres. Pendant qu'on lisait le décret, il disait : Ajoutez ceci, retranchez cela... Le lecteur ajoutait ou retranchait, sans consulter l'Assemblée. Le côté droit demandait qu'on votât, en faisant l'appel nominal, dans la pensée que plusieurs craindraient de se déshonorer. Cependant quelques-uns disaient : Après tout, pour rester chez eux, ils ne seront pas fort à plaindre. Et d'autres : Un petit mal vaut mieux, pour éviter de grands maux. Un autre, d'un air stoïque : Il vaut mieux ne pas voter que de trahir son devoir. Cette ouverture fut saisie. L'Assemblée ne vota point. La Montagne vota seule, pêle-mêle avec des gens du peuple qui s'étaient amicalement assis dans ses rangs.

Le décret prononcé à peine, un grand nombre de députés entourèrent le secrétaire, Durand-Maillane, rédacteur du procès-verbal, pour lui faire consigner leurs protestations contre la violence exercée sur l'Assemblée. Le très-prudent secrétaire les fit signer, mais sur une feuille volante ; ce qui fit plaisir à plusieurs, dit-il malicieusement ; quand ils virent le parti de Robespierre prendre plus de consistance et de force, ils me prièrent de brûler la feuille où étaient leurs signatures. Durand fit plaisir à tous, aux vaincus, en détruisant leur protestation, aux vainqueurs en les laissant falsifier son procès-verbal, effacer toute trace de violence subie par la Convention.

Avant la fin de la séance, une députation, qui prétendait être l'organe du peuple entier de Paris, vint remercier l'Assemblée, et offrit de constituer des otages en nombre égal à celui des députés arrêtés. J'accepte, dit Lanjuinais, pour empêcher la guerre civile. — Mais Barbaroux refusa, se remettant généreusement à la loyauté de Paris.

Il était dix heures du soir. Hérault avait disparu. Mallarmé fut obligé de reprendre le fauteuil pour lever la séance. La Montagne s'écoula. La droite voulait en faire autant par la porte qui était de son côté. Cette porte était consignée. Les représentants, repoussés dans la salle, s'adressèrent au président, qui, abîmé dans la honte et le nez dans ses papiers, dit au hasard : Je ne me mêle pas de cela. Un huissier effectivement indiqua l'autorité supérieure qui tenait l'Assemblée captive : On est allé, dit-il, chercher à la Commune l'ordre de lever la consigne. On attendit un quart d'heure.

Rien n'avait manqué à la laideur du triste événement ; on ne pouvait désirer nulle preuve plus manifeste de la violence subie par la Convention. Les ineptes instruments de cette violence en faisaient gloire et parade. Tout le jour, aux Champs Élysées, on vit les apprêts d'un siège, tout le matériel de l'artillerie, des grils à rougir les boulets et autres machines semblables. Tel était le bon sens du général Henriot !

Le soir, au Théâtre-Français (Odéon), et dans d'autres sections sans doute, on fit des récits indignés des scènes du jour. Bonneville, celui qui le premier proposa la République, fit une protestation contre le 2 juin, et le Théâtre-Français voulait l'envoyer à toutes les autres sections. Cette décision n'eut pas de suite.

La lassitude était extrême ; on se soumit, et généralement on fut satisfait de voir la fin de la crise. La garde nationale, depuis quatre jours, était constamment appelée, et des jours entiers sous les armes. Les hussards de l'École-Militaire, qui étaient restés soixante-douze heures à cheval, n'avaient plus la force de retourner à leur quartier ; ils restèrent mourants de faim aux Quatre-Nations, où la section leur donna à manger.

Le soir et toute la nuit, pour étouffer les résistances possibles, on employa divers moyens. Le comité révolutionnaire de l'Hôtel-de-Ville demanda aux sections voisines que chacune lui envoyât huit commissaires pour aider au désarmement et à l'arrestation des suspects. Aux Droits de l'Homme (le plus pauvre quartier du Marais), on fit faire la liste des sans-culottes armés, pour les payer sur-le-champ. A la section de Grenelle, on démentit d'abord l'arrestation des députés ; puis, on dit qu'ils n'étaient arrêtés que jusqu'au rapport du Comité de salut public. Ailleurs, on racontait avec emphase la dignité avec laquelle le Peuple souverain avait accompli le mouvement. La Convention avait promis, pour le 10 août, une Fédération générale. Ce seul mot, qui rappelait un temps de paix et d'espérance, ne manquait pas d'être accueilli avec applaudissements.

On colporta aussi de section en section une parole qu'on trouvait sublime. Un sans-culotte aurait dit à un député effrayé qui tenait un pistolet : Tu as beau faire, tu n'auras pas seulement une égratignure. Plusieurs trouvaient en effet quelque consolation à songer qu'après tout, dans ce grand mouvement de quatre jours, le sang n'avait pas coulé. On en concluait que Septembre était désormais impossible, on admirait l'adoucissement des mœurs et l'on s'efforçait d'espérer.

Avec tout cela, les Jacobins n'étaient nullement rassurés. Sortis malgré eux du plan de l'insurrection morale, obligés de recourir à la brutalité des moyens de l'Évêché, ils étaient inquiets et tristes. Les sections jacobines allèrent tâter les autres, les raffermir, leur conter l'événement, comment la Convention avait été au jardin prendre quelques moments de repos, puis, invitée par le peuple, était rentrée en séance. La section de Bonconseil se montra infatigable. Toute la nuit, par ses députés, elle visita les quarante-sept autres sections de Paris, et leur offrit à chacune le baiser de fraternité.

Que le lecteur nous excuse d'avoir raconté dans un si grand détail ces tristes événements.

Nous le devions. Aucun fait n'a eu une portée si grave. Le 2 juin 93 contient en lui et fructidor, et brumaire, tous les coups d'État qui suivirent.

Nous le devions. Ce grand fait, conté tant de fois, écrit par des mains éloquentes, objet (aujourd'hui et toujours) d'une controverse de partis, n'en était pas moins resté, osons le dire, vraiment ignoré, incompris.

Et c'est ce qui permettait une controverse éternelle. On copiait plus ou moins habilement les journaux, les mémoires, qui donnent très-inexactement quelques traits extérieurs de l'événement, et qui ne disent pas un mot des faits décisifs, du drame intérieur, qui se jouait en dessous.

Un témoignage irrécusable subsistait pourtant de ce drame, et dans des actes authentiques, spécialement dans les procès-verbaux des quarante-huit sections.

Chacun de ces actes est très-court, obscur pour qui n'en voit qu'un seul. Tous ensemble, ils se complètent, s'éclaircissent, se contrôlent les uns les autres ; ils portent sur l'événement une lumière concentrée, qui permet de le voir à jour, de part en part. Jamais peut-être sur aucun fait historique on n'a pu réunir un tel faisceau de rayons.

Il sort, dès aujourd'hui, ce grand fait, des vaines disputes ; il entre dans la lumière de l'histoire et de la justice.

Deux choses resteront établies par ces derniers chapitres, et par tout ce volume :

La politique girondine, aux premiers mois de 93, était impuissante, aveugle ; elle eût perdu la France.

Les Girondins, personnellement, furent innocents. Jamais ils ne songèrent à démembrer la France. Ils n'eurent aucune intelligence avec l'ennemi.

En terminant ce dur travail, ce livre amer, où nous avons laissé, des larmes ? non, mais des lambeaux du cœur, un regret nous saisit, une crainte : d'avoir été injuste, à force de justice.

Acharnés à ce grand procès, le suivant pied à pied, craignant de l'obscurcir, nous avons écarté les nobles et grandes discussions qui s'y mêlaient sans cesse. La face sombre du temps apparaît seule, et la lumière est ajournée.

Proclamons-le ici, et que personne ne s'y trompe.

Les monuments de cette époque, quelle qu'en soit la violence barbare ou la forme grossière, témoignent tous d'un caractère élevé, digne de ce grand siècle : le culte de l'idée, la foi vive à la Loi. Qu'on l'écrive, cette loi, et tout sera sauvé, c'est leur croyance à tous. Au milieu même des mouvements terribles des derniers jours de mai, les Jacobins à Bonconseil, les Cordeliers à leur club, ne rêvent qu'à la Constitution.

Montez plus haut, lisez les minutes informes du Comité de salut public ; l'idée y domine tout ; la situation ne vient qu'après. C'est, le 30 mai, entre l'insurrection de Paris et la nouvelle de la victoire des Vendéens, que le Comité présente, fait décréter sa grande fondation des écoles. Foi superbe dans la lumière, noble et fière réponse aux victoires de la barbarie ?

Ah ! ce n'est rien encore d'avoir vu dans ce livre les violentes disputes de la Convention ! Il faudrait voir aussi la noblesse, la force héroïque, qui maintenait au cœur de ses grands hommes, parmi les disputes même, une base profonde de paix. En telles circonstances, Danton loua Vergniaud, Vergniaud loua Saint-Just. Sur les points les plus élevés, leur foi était la même. Plus d'une fois, entre eux, brillèrent de sublimes éclairs de fraternité, des lueurs anticipées de la réconciliation, qu'ils ont tous aujourd'hui dans le cœur de la France.

 

FIN DU CINQUIÈME

 

 

 



[1] Les inexactitudes volontaires et involontaires da Moniteur sont tellement nombreuses que je ne les relève pas. La plupart sont volontaires. Voyez, dans les papiers de Robespierre, l'aveu naît du directeur du journal sur ses mutilations calculées. — Au 10 avril, le Moniteur, encore sous l'influence girondine, mutile un discours de Robespierre. Au 29 mai et jours suivants, le procès-verbal, arrangé et falsifié par la main des Jacobins, nomme Vergniaud parmi ceux qui réclamaient les assemblées primaires, chose bien peu vraisemblable après le discours si récent où il avait établi que la convocation de ces assemblées serait la perte de la France. Des livres tout entiers sont sortis du Moniteur. Les Mémoires de Levasseur, écrits par M. Roche, suivent le Moniteur pas à pas (sauf la partie militaire, elle-même bien romanesque), et participent à son inexactitude habituelle. Le récit du 31 mai y est tellement en contradiction avec les actes authentiques qu'on peut affirmer que Levasseur, très-âgé alors, n'a donné aucun renseignement.

[2] Ce fait grave et d'une importance extrême n'est point relaté dans les minutes ni les registres du Comité de salut public (Archives nationales). Il n'en est pas moins certain ; on le trouve attesté dans les procès-verbaux de la Commune (Archives de la Seine), qui sont imprimés.

[3] C'est, je crois, la cause profonde de la très-juste haine que Robespierre conçut pour les hommes de ce parti. Il n'avait pu arrêter leur violence en octobre 92 ; il en fut lui-même entraîné au 2 juin 93. Gusman savait parfaitement qu'il était perdu, inscrit par-Robespierre sur des tables où rien ne s'effaçait. Il demanda en grâce à Camille Desmoulins de lui faire donner un grade dans l'armée, une occasion d'aller se faire tuer. Il périt en effet, mais ici, sur la guillotine, enveloppé dans la conspiration des étrangers.