HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE VIII.

CHAPITRE PREMIER. — LE MONDE SE DONNE A LA FRANCE. - LA VENDÉE CONTRE LA FRANCE. SEPTEMBRE-NOVEMBRE 1792.

 

 

Élan universel du monde vers la France. — Facile conquête de Nice. — La Savoie se donne à la France (fin de septembre). — Les populations du Rhin appellent la France. — Spire, Worms, Mayence (septembre-octobre). — Lille bombardée repousse les Autrichiens (6 octobre). — La France conquérante malgré elle. — Les peuples délivrés veulent être Français. — La France ne les accepte que pour les sauver. — Elle trouve un ennemi dans son sein. — Ingratitude de la Vendée. — Son premier combat (24-25 août). — Partialité de la Révolution pour le paysan (25 août). — La Révolution plus chrétienne que la Vendée.

 

La Convention avait dressé, le 21 septembre au pavillon des Tuileries, le drapeau de la République. Deux mois n'étaient pas écoulés, et tous les peuples environnants l'avaient embrassé, ce drapeau, planté sur les tours de leurs villes.

Le 24 et 29 septembre, Chambéry, Nice, ouvrent leurs portes, la porte de l'Italie. Mayence, le 24 octobre, reçoit nos armées, aux applaudissements de l'Allemagne. Le 14 novembre, le drapeau tricolore est arboré sur Bruxelles ; l'Angleterre et la Hollande le voient avec terreur flotter à la tour d'Anvers.

En deux mois, la Révolution avait, tout autour, inondé ses rivages ; elle montait, comme le Nil, salutaire et féconde, parmi les bénédictions des hommes.

Le plus merveilleux, dans cette conquête admirable, c'est que ce ne fut pas une conquête. Ce ne fut rien autre chose qu'un mutuel élan de fraternité. Deux frères, longtemps séparés, se retrouvent, s'embrassent ; voilà cette grande et simple histoire.

Belle victoire ! l'unique ! et qui ne s'est revue jamais ! Il n'y avait pas de vaincus !

La France ne donna qu'un coup, et la chaîne fut brisée. Elle frappa ce coup à. Jemmapes. Elle le frappa avec l'autorité de la foi, en chantant son hymne sacré. Les soldats barbares frémirent dans leurs redoutes, sous trois étages de feux, lorsqu'ils virent venir un chœur de cinquante mille hommes qui marchaient à eux en chantant : Allons, enfants de la Patrie !...

Tous les peuples répétèrent : Allons, enfants de la France !... et se jetèrent dans nos bras.

C'était un spectacle étrange ! Nos chants faisaient tomber toutes les murailles des villes. Les Français arrivaient aux portes avec le drapeau tricolore, ils les trouvaient ouvertes et ne pouvaient pas passer ; tout le monde venait à la rencontre et les reconnaissait, sans les avoir jamais vus ; les hommes les embrassaient, les femmes les bénissaient, les enfants les désarmaient... On leur arrachait le drapeau, et tous disaient : C'est le nôtre !

Grande et bonne journée pour eux ! Ils gagnaient par nous en un jour toute la conquête des siècles ! Cet héritage de raison et de liberté pour lequel tant d'hommes soupirèrent en vain, cette terre promise qu'ils auraient voulu entrevoir, au prix de leur vie, la générosité de la France les donnait pour rien à qui en voulait. Déjà, trois années durant, elle avait formulé en lois cette sagesse des siècles ; déjà elle avait souffert pour ces lois, les avait gagnées de son sang, gagnées de ses larmes... Ces lois, ce sang et ces larmes, elle les leur donnait à tous, leur disait : C'est mon sang, buvez.

Rien d'exagéré en ceci. On a pu contester, sourire. Aujourd'hui, la chose est jugée. Ne les voyez-vous pas tous (jusqu'à l'orgueilleuse Angleterre) qui font amende honorable, qui réclament comme leur meilleur progrès telles de nos lois que la France possédait en 92, et qu'elle offrait dès-lors généreusement aux nations ?

Et les nations, en retour, s'offraient, se donnaient elles-mêmes. Elles faisaient toutes signe à la France, la priaient de les conquérir.

Racontons une conquête, celle des portes de l'Italie, de ce comté de Nice, pris, repris jadis, arrosé de tant de sang. Voyons ce qu'il nous coûta.

Le roi de Sardaigne avait fait des préparatifs formidables. Il avait là, sur la frontière, une armée pour envahir la France, une nombreuse artillerie, deux cents canons ; les Français en avaient quatre. Il avait de vieilles troupes. Nous, nous n'avions guère que des gardes nationaux. Le général Anselme reçoit ordre d'entrer ; c'était, ce semble, ordonner l'impossible : l'impossible se fait, sans coup férir. Une flotte française fait mine d'aller prendre les Piémontais par derrière ; Anselme ordonne des logements pour quarante mille hommes (il n'en avait pas douze). Cela suffit ; la grosse armée recule, Nice se livre. Les forteresses ont hâte de s'ouvrir. Anselme s'en va tout seul avec quatorze dragons, somme Villefranche, la menace et la prend ; il y trouve cent pièces de canon, cinq mille fusils, des munitions immenses, deux vaisseaux armés dans le port.

La Savoie coûta moins encore ; il n'y fallut ni ruse, ni menace.

Elle dut sa délivrance à son violent amour pour la cocarde française. Les émigrés, nombreux à Chambéry, insolents, querelleurs, avaient arraché la cocarde tricolore à un négociant. Les Savoyards, par représailles, attachèrent la cocarde royaliste à la queue des chiens. Ce fut le commencement de leur Révolution. Elle fut unanime, sans contradiction d'un seul homme. Le général français Montesquiou arrivait avec précaution ; il avait envoyé, en entrant en Savoie, un corps pour tourner, avant tout, les redoutes qu'on lui opposait. Elles furent prises sans peine ; il n'y avait personne, les Piémontais étaient partis. Montesquiou, sans attendre son armée qui suivait lentement, partit au galop pour Chambéry. Tout seul de sa personne, il conquit le pays, entra triomphalement dans cette ville, parmi les cris d'un peuple ivre de joie. Les commissaires de la Convention, qui bientôt le joignirent, furent saisis d'étonnement, profondément émus, en découvrant une France inconnue, une vieille France naïve, qui, dans la langue de Henri IV, bégayait la Révolution. Rien de plus original et de plus touchant que de retrouver là, vivantes, jeunes comme d'hier, toutes nos vieilles histoires. On chante encore, dans la vallée de Chamounix, comme chose nouvelle, la complainte de M. de Biron mort en 1602. Aimable peuple de Saint François de Sales, peuple qui fit Rousseau (qui l'a fait, sinon les Charmettes ?), combien la France lui devait, à ce peuple ! Quelle joie ce fut, et pour l'un et pour l'autre, de se retrouver après tant de siècles ! et quelle fut leur ardente étreinte, aux deux frères réunis, sous l'arbre de la liberté !

Du moment que cet excellent peuple apprit que ses libérateurs arrivaient, il n'y eut plus moyen de le retenir. Tout entier, il vint à la rencontre. Ce fut comme un soulèvement universel de la contrée ; les hommes seuls partirent, mais les arbres et les pierres, toute la terre de Savoie eût voulu se mettre en chemin. Une foule immense descendit de toutes les montagnes vers Chambéry, d'un élan spontané, d'un même transport de joie et de reconnaissance. Ces pauvres gens, cruellement étouffés par le Piémont, qui leur défendait tout-à-la-fois l'industrie et le commerce, avaient depuis longtemps coutume d'aller chercher leur vie en France. Et cette fois, c'était la France qui venait les voir s'asseoir à leur foyer ; elle venait à eux, les mains pleines des dons de Dieu, les apportant tous en un seul, le trésor de la liberté. Sauvés par elle du Pharaon barbare, ils entonnèrent, comme Israël, un cantique de délivrance. Soixante mille Savoyards à la fois, d'accord avec l'armée française, chantèrent la Marseillaise dans une inexprimable dévotion. Et quand ces pauvres gens arrivèrent au passage : Liberté chérie ! il se fit un grand bruit, comme d'une avalanche : une avalanche d'hommes par devant les Alpes ! Touchant spectacle ! tout ce peuple était tombé à genoux ; il achevait ainsi le cantique, et la terre était inondée de pleurs.

Même facilité sur le Rhin, sauf un petit combat à Spire. Le général Custine avait ordre d'agir sur la Moselle, et il eût ainsi assuré la déroute des Prussiens. Mais les Allemands eux-mêmes vinrent le chercher, et le menèrent au Rhin. Maitre de Spire, dont il força les portes, il fut appelé à Worms ; un professeur de cette ville y mit l'armée française, et il écrivit, au nom de Custine, au nom de la France, l'appel de l'Allemagne à la liberté. Ce n'était pas la première fois que la France lui parlait ainsi. Au XVIe siècle, mêmes proclamations, par le roi Henri II, ornées, comme en 92, du bonnet de la liberté. Ces ardents patriotes allemands, qui menaient Custine, lui promettaient Mayence. Il hésitait, et un moment, craignant d'être coupé, recula vers Landau. Ils ne lâchèrent pas prise ; ils vinrent le rechercher, le menèrent de gré ou de force, lui firent faire malgré lui cette conquête qui le couvrait de gloire. Un des leurs commandait le génie dans Mayence ; il décida la reddition. On fut bien étonné d'apprendre qu'une telle place se fût rendue, avec toute une armée pour garnison, une artillerie immense, ramassée de toute l'Allemagne. Mais l'Allemagne se livrait. Des hommes de Nassau, de Deux-Ponts, de Nassau-Saarbruck étaient à la barre de la Convention, et demandaient leur union à la France.

Les Prussiens, à ce moment, bien heureux d'être quittes de leur expédition conquérante, touchaient Coblentz ; nous y reviendrons tout à l'heure. Ils avaient dû leur salut et à l'éloignement de Custine, et à la modération politique de Dumouriez. Celui-ci voulait détacher la Prusse de la ligue contre la France. Il pensait qu'il était assez beau d'avoir arrêté une telle armée, la première de l'Europe, avec une armée toute jeune, composée en partie de gardes nationaux. C'était aussi la pensée de Danton, sage autant qu'audacieux. Le 25 septembre, une lettre du pouvoir exécutif avait autorisé le général à traiter pour l'évacuation. Les Prussiens se retirèrent donc paisiblement. Ce qu'on tira de coups tomba sur les seuls émigrés.

Nos ennemis n'agissaient nullement d'ensemble. Au moment où les Prussiens sortent, entrent les Impériaux. Leur général, le duc Albert de Saxe, déterminé sans doute par de faux renseignements, vient avec vingt-deux mille hommes s'établir devant Lille. Une si faible armée n'était pas pour réduire une telle place ; elle suffisait pour la brûler. Douze mortiers, vingt-quatre grosses pièces, tirèrent pendant huit jours à boulets rouges, et de préférence sur les quartiers peuplés et pauvres, sur les petites maisons où les familles s'entassaient dans les caves. Les barbares n'épargnèrent ni les églises, ni même l'hôpital militaire, écrasant sous les bombes des blessés dans leur lit. Tout cela ne servit qu'à montrer la France à l'Europe sous un jour tout nouveau. On parlait bien souvent de la furie française, de cet élan qui cède au moindre obstacle, se rebute, etc. Il fallut bien changer d'opinion. La France parut là, comme à Valmy, indomptablement résistante. Et ici, ce n'étaient pas, Comme à Valmy, des hommes ; c'étaient des femmes et des enfants. Il n'est sorte d'outrages, de risées qu'on ne fit aux boulets. Les boulets rouges, ramassés honteusement dans des casseroles, étaient éteints sans peine ; puis avec on jouait à la boule. Un de ces boulets autrichiens fut pris par les petits garçons, coiffé du bonnet rouge. Un perruquier s'établit sur la place où tombait la grêle de fer, il avait pris pour plat un éclat de bombe, et chacun s'y faisait raser.

Cette infamie de bombardement sans but dura huit jours, au bout desquels l'Allemand s'en alla assez vite, laissant une bonne partie de son matériel. Une femme, l'archiduchesse Christine, sœur de la reine de France, était venue voir, des batteries, cette guerre aux femmes et aux enfants. La dame partit peu satisfaite. Mais trois armées françaises menaçaient. Celle de Lille, d'abord ; je ne sais combien de bataillons de volontaires s'étaient jetés dans la place. Puis une autre, que La Bourdonnais amenait, un peu tard, il est vrai. Dumouriez enfin, libre des Prussiens, ne pouvait manquer d'arriver.

Grande était la gloire de la France, après cette résistance héroïque, cette fuite misérable de deux armées ennemies. Non contente de repousser les Prussiens et les Autrichiens, elle avait pénétré au cœur de l'Allemagne, mis la main sur le Rhin, saisi l'aigle impérial. Le jour même où finissait le bombardement de Lille, les drapeaux allemands, l'aigle captif, envoyés du Rhin par Custine, comparurent h la barre, et ils furent appendus aux voûtes de la Convention.

Mais combien ces trophées dé la guerre et de la victoire étaient moins glorieux encore que les députations des peuples qui demandaient d'être Français ! La France était deux fois victorieuse ; elle avait pour vaincre bien plus que la force : l'amour. Une main lui suffisait pour briser l'épée des tyrans ; de l'autre, elle embrassait les peuples délivrés et les serrait contre son sein.

Quelle était sa pensée ? les protéger, et non les conquérir. Elle n'avait à ce premier moment nulle idée de conquête. Cette idée rie lui vint que plus tard, et par une sorte de nécessité. Tout ce qu'elle demandait d'abord aux nations délivrées, c'était de rester libres, de bien garder leur droit, d'aimer la France en sœurs. On ne peut lire sans attendrissement la touchante et naïve adresse que le philosophe Anacharsis Clootz écrit aux Savoyards (aux Allobroges, comme on disait alors) au nom de la Convention : La République des conquérants de la liberté vous félicite, amis... Les Allobroges du Dauphiné embrassent ceux du Mont-Blanc.... Nous nous aiderons mutuellement à fonder la liberté durable. La seule autorité que la France veuille avoir sur vous, c'est celle des conseils. Quel est son but ? votre bonheur... Heureux peuple en vous rendant libres sans effusion de sang, nous oublions tout ce que nous avons sacrifié. Vous aurez un passage non sanglant des rois aux lois, une révolution bénigne ; elle sera limpide comme vos fleuves et pure comme vos lacs...

Il y disait encore que c'était une France démembrée qui revenait dans la patrie : Voyez le morcellement aristocratique de la Suisse, voyez l'égalité, l'unité démocratique de la France Choisissez  Tout vous prêche l'unité indivisible. La frontière ne serait-elle pas mieux placée au haut des Alpes ? Briançon ne nous gardera-t-il pas mieux, si nous le reportons sur le Saint-Bernard ?...

La Convention, avec une modération admirable, hésita d'envoyer cette adresse, qui semblait préjuger la réunion de la Savoie, et peut-être lui eût fait croire qu'on ne lui laissait pas liberté tout entière de régler elle-même ses destinées.

C'était l'embarras de la France, à ce moment. Elle avait dit qu'elle ne voulait pas de conquêtes, et elle en faisait malgré elle. Ces peuples disaient tous qu'il ne leur suffisait pas d'être libres ; ils avaient l'ambition d'être Français. La Convention avait une étrange cour ; ses entours étaient assiégés d'hommes de toutes nations, qui venaient intriguer, solliciter... Pourquoi ? Pour devenir Français, pour épouser la France. Se perdre en elle, n'être plus en eux-mêmes, c'était leur aveugle désir. Jamais on ne vit une telle impatience de suicide national ; leur passé leur pesait, leur moi de servitude, ils brûlaient de l'anéantir, et de ne vivre plus qu'en cette France aimée, où ils ne voyaient plus une nation, mais une idée sacrée, la liberté, la vie et l'avenir.

La France résistait. Prenez garde, disait-elle, défiez-vous de ce premier transport... Savez-vous bien ce que c'est que de me suivre dans les grandes choses qui me sont imposées ? Vous donnerez le sang à flots, l'argent... L'impôt sera doublé ou quadruplé. — Mais ils ne voulaient rien entendre, assurant que la suppression des dîmes, des droits féodaux, et de toute espèce de taxe barbare, leur créait des ressources immenses, inépuisables, qu'en donnant tout ils ne regrettaient rien ; qu'ils n'avaient rien eu jusqu'ici, pas même leurs personnes ; qu'ils ne rendraient à la liberté, à la France, que ce qu'ils tenaient de la liberté.

Les réfugiés belges, pour devenir Français, faisaient valoir la brillante valeur qu'ils montrèrent à Valmy et dans Lille. L'ennemi, des deux côtés, ne croyant frapper que la France, avait trouvé des poitrines belges devant ses boulets. Les Savoyards comptaient parmi nos héros du 10 août. La veille même, ils formèrent une légion, et, le jour du combat, marchèrent entre les Bretons et les Marseillais. Libérateurs de la France, puis délivrés par elle, qu'étaient-ils donc, sinon Français ?

La France était touchée. Mais ce qui la décidait, c'était le salut de ces peuples même. Jeunes, enfants dans la liberté, ils ne pouvaient se garder libres que par l'aide et l'appui de la grande nation. Les laisser à eux-mêmes, ce n'était rien que les laisser périr.

Telle fut la belle et généreuse délibération qui out lieu au sein de la Convention, telle la noble réserve que mit la France pour accepter ces peuples, qui venaient à ses pieds la prier de les prendre. Lisez surtout le rapport de Grégoire, où il débat ces choses au sujet des prières de la Savoie qui demandait sa réunion. Voyez avec quelle hauteur de raison, quelle noble et bienveillante sagesse, il fait valoir et le pour et le contre. La conclusion à laquelle il s'arrête, c'est que, quel que puisse être l'intérêt de la France, la Savoie désormais ne se défendra pas, ne vivra pas sans elle, et que la France, à tout prix, doit lui ouvrir son sein.

Ceci eut lieu le 28 novembre. Et déjà, le 19, sur la proposition de La Réveillère-Lépeaux, la Convention déclara : Que tout peuple qui voudrait être libre trouverait en elle appui, fraternité.

Par ce mot seul, le drapeau de la France était constitué celui du genre humain, celui de la délivrance universelle. Sous lui, l'Escaut, fermé depuis près de deux siècles, coulait enfin libre à la mer. Le Rhin, captif sous ses cent forteresses, reprenait espérance, en voyant dans son sein les trois saintes couleurs que Mayence mirait sous ses eaux. La Savoie les avait placées à la cime du Mont-Blanc ; l'Europe, émue d'amour et de terreur, les voyait briller sur sa tète dans les neiges éternelles, dans le ciel et le soleil. Le monde des pauvres et des esclaves, le peuple de ceux qui pleurent, tressaillaient à ce grand signe ; ils y lisaient distinctement ce que lut jadis Constantin : Par ce signe, tu vaincras.

Il n'y eut qu'un peuple aveugle, hélas ! Faut-il le dire ? Nous voudrions nous arrêter ici. Et pourtant, que le cœur soit oppressé ou non, II faut ajouter cette chose. Au moment où le monde s'élance vers la France, se donne à elle, devient Français de cœur, un pays fait exception ; il se rencontre un peuple si étrangement aveugle et si bizarrement égaré qu'il arme contre la Révolution, sa mère, contre le salut du peuple, contre lui-même. Et, par un miracle du Diable, cela se voit en France ; c'est une partie de la France qui donne ce spectacle ; ce peuple étrange est la Vendée.

Au moment où les émigrés, amenant l'ennemi par la main, lui ouvrent nos frontières de l'Est, le 24 et le 25 août, anniversaire de la Saint-Barthélemy, éclate dans l'Ouest la guerre de la Vendée, la guerre impie des prêtres.

Chose remarquable, ce fut le 25 août, le jour même où le paysan vendéen attaquait la Révolution, que la Révolution, dans sa partialité généreuse, jugeait en faveur du paysan le long procès des siècles, abolissant les droits féodaux sans indemnité. — Et non-seulement les droits proprement féodaux, mais censuels. Ce mot seul contenait une équivoque immense, favorable au fermier. Une jurisprudence nouvelle était ouverte, toute au profit du paysan contre le seigneur, laquelle n'était pas moins qu'une réaction violente contre l'ancienne, une réparation passionnée de l'iniquité féodale. La Révolution semblait dire : Mille ans durant, à tort, à droit, on a jugé contre le pauvre. Eh bien ! moi, aujourd'hui, à tort, à droit, je jugerai pour lui... Il a assez souffert, travaillé, mérité. Ce que je ne pourrais lui attribuer comme sien, je le lui adjuge comme indemnité.

Ce n'est pas tout. La loi du 25 août disait encore au seigneur : Si vraiment cette rente que vous avez sur le pauvre homme fut fondée et non extorquée, prouvez-le ; apportez, produisez en justice l'acte primordial qui prouvera qu'en effet vous donniez de la terre pour fonder cette rente.

En beaucoup de pays l'acte n'existait pas.

En plusieurs, par exemple dans les pays bretons de domaine congéable, le seigneur avait le dessous, la terre, le paysan le dessus, la maison. Et le seigneur, en lui payant cette maison, pouvait l'expulser de la terre.

Le paysan ne s'en croyait pas moins l'homme même de la terre, né avec elle, l'ayant occupée dès Adam, son vrai propriétaire. Ce qui est sûr, c'est qu'il l'avait faite, cette terre, l'avait créée ; sans lui, elle n'existait pas ; c'était la lande aride, le roc et le caillou.

Les antiquaires étaient embarrassés. La Révolution ne le fut pas. Elle ne dénoua pas le nœud, mais le trancha. Elle donna la terre à l'homme congéable, et donna congé au seigneur.

La décision était-elle légale ? on peut en disputer. Mais elle était chrétienne. Voilà bientôt deux mille ans que le christianisme nous dit que le pauvre est membre vivant de Jésus-Christ. Comment peser le droit du pauvre dans une telle doctrine ? Dès qu'on l'essaie, Christ lui-même se met dans la balance, et l'emporte du ciel à l'abîme.

La Révolution ne dit pas seulement ; elle fit. Et elle le fit dans une mesure admirable.

Elle consacra la propriété (sous peine de mort, en mars 93), la propriété, c'est-à-dire le foyer, la fixité des habitudes morales, la féconde accumulation, — réglée, bien entendu, par la loi de l'État, pour l'avantage de l'État et de tous.

Mais, en tout cas douteux, en tout litige entre la propriété et le travail, elle décida pour le travail (base originaire de la propriété, propriété la plus sacrée de toutes).

Tandis que l'Angleterre féodale, en Écosse et partout, a décidé pour le fief contre l'homme, la Révolution, en Bretagne et partout, a décidé pour l'homme contre le fief.

Sainte décision, humaine, charitable autant que raisonnable, selon Dieu et selon l'Esprit.

Que le monde se taise ici et admire. Qu'il tâche a profiter. Qu'il reconnaisse le caractère vraiment religieux de la Révolution.

La Vendée ne lui fit la guerre que par un malentendu monstrueux, par un phénomène incroyable d'ingratitude, d'injustice et d'absurdité. La Révolution, attaquée comme impie, était ultra-chrétienne ; elle faisait les actes qu'aurait dd faire le christianisme. Et le prêtre, que faisait-il ? il faisait, par le paysan, la guerre ultra-païenne, qui aurait rétabli la féodalité, la domination de la terre sur l'homme et de la matière sur l'esprit.

Cruel malentendu ! Ces Vendéens étaient sincères dans leurs erreurs. Ils sont morts dans une foi loyale. L'un d'eux, blessé à mort, gisait au pied d'un arbre. Un républicain lui dit : Rends-moi tes armes ! — L'autre lui dit : Rends-moi mon Dieu !

Ton Dieu ? pauvre homme... Eh ! n'est-ce pas le nôtre ? Il n'y en a pas deux. II n'y a qu'un Dieu, celui de l'égalité et de l'équité, celui qui vient, au bout de mille ans, te faire réparation, celui qui a jugé pour toi, le 25 août, le jour même, insensé, où tu as levé le bras contre lui.

Même Dieu et même foi ! Les méconnaîtra-t-on, sous la différence du langage, dans ce mot du soldat patriote, qui, justement comme le Vendéen, avait déjà le fer au cœur : Plantez-moi là l'arbre de liberté !

Le maire républicain de Rennes, Leperdit[1], un tailleur, qui sauva cette ville et de la Terreur et de la Vendée, est assailli un jour d'une populace furieuse, qui, sous prétexte de famine, veut lapider ses magistrats. Il descend, intrépide, de l'Hôtel-de-Ville, au milieu d'une grêle de pierres ; blessé au front, il essuie son sang en souriant, et dit : Je ne puis pas changer les pierres en pain... Mais, si mon sang peut vous nourrir, il est à vous jusqu'à la dernière goutte. Ils tombèrent à genoux... Ils voyaient quelque chose par delà l'Évangile.

On a reproché à la Révolution de n'être pas chrétienne ; elle fut davantage. Le mot de Leperdit, elle l'a réalisé. De quoi le monde a-t-il vécu, sinon du sang de la France ? Si elle est blême et pâle, ne vous étonnez pas. — Qui peut douter aussi qu'elle n'ait changé les pierres en pain ? Elle se dit en 89 : Je ne peux pas nourrir vingt-quatre millions d'hommes.... Eh ! bien, j'en nourrirai trente-cinq. Et elle a tenu parole.

 

 

 



[1] Je donnerai ailleurs la vie de ce grand citoyen, et je la donnerai dans les propres paroles de celui qui me l'a transmise, le jeune M. Lejean, le futur historien de la Bretagne ; nul n'a droit plus que lui de conter la vie des héros, il a leur âme en lui.