HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE VII.

CHAPITRE VII. — ÉTAT DE PARIS, APRÈS LE MASSACRE. - FIN DE LA LÉGISLATIVE (5-20 SEPTEMBRE 1792).

 

 

Prostration morale après le massacre. — Le peuple et l'armée en eurent horreur. — Opinion de Marat et de Danton, sur le massacre. — L'Assemblée jure de combattre les rois et la royauté (4 sept. 1792). — Cambon attaque la Commune. — Réaction de l'humanité. — Cependant le massacre continue (5-6 sept). — Craintes de la Commune. — Les maratistes essaient d'étendre le massacre à toute la France. — Les prisonniers d'Orléans massacrés à Versailles (9 sept.). — Danton sauve Adrien Duport, malgré la Commune. — Lutte de Danton et Marat. — Élections sous l'influence des massacres. — Fédération de garantie mutuelle. — Vols et pillages. — Meurtres, et craintes de massacre. — Craintes de l'Assemblée (17 sept.). — Discours de Vergniaud et dévouement solennel pour l'Assemblée nationale. — Sa clôture (20 septembre).

 

L'effet immédiat du massacre, pour la plus grande partie de la population de Paris, fut la sensation infiniment cruelle que connaissent trop bien ceux qui ont eu de graves lésions du cœur, quand, pendant quelques minutes, il a battu, battu vite, avec une horrible accélération, et que tout-à-coup le battement s'arrête court... Un mortel silence se fait dans tout l'organisme... Puis l'étouffement, les spasmes, l'obscurcissement complet, l'abandon de l'être..., tout au plus ce cri intérieur, cette voix muette : Ô mort !

Pour les pauvres et faibles personnes, trop âgées déjà, brisées d'années ou de malheurs, l'accès fut suivi d'une cessation absolue d'idées, d'un anéantissement de la personnalité, bien prés de l'idiotisme. Celles qui surmontaient la peur, et se hasardaient à sortir, revenaient dans les églises abandonnées depuis longtemps, se remettaient à prier machinalement ; on les voyait marmotter et branler leurs tètes vides où les yeux étaient éteints. D'autres restaient enfermées, s'abîmaient dans la rêverie d'un étrange mysticisme, disant, comme phis tard Saint-Martin, que ceci était apparemment une scène du Jugement dernier, un acte de la terrible comédie de l'Apocalypse. Il y avait des têtes où tout cela se mêlait confusément ; la religion et la révolution, Marat, l'Antéchrist, tout se brouillait pour ces pauvres esprits, complètement obscurcis ; plus ils tâchaient de réfléchir, de songer, de distinguer, plus ils s'y perdaient. Tels, pour ne point s'égarer, adoptaient une idée fixe, répétaient un même mot, le redisaient tout le jour.

Dans un grenier de la rue Montmartre (qu'on me permette de conter ce petit fait qui fera juger des autres), au septième étage, vivait une pauvre vieille, que les voisins, des croisées opposées, voyaient toujours à genoux. Elle avait sur sa cheminée deux chandelles allumées et deux petits bustes de plâtre, devant lesquels elle disait continuellement des oraisons. Les curieux l'écoutèrent à travers la porte : elle disait cette litanie, sans varier, du matin au soir : Dieu sauve Manuel et Pétion ! Dieu sauve Manuel et Pétion ! Les deux magistrats populaires, qui, malgré leur impuissance, avaient du moins, dans le massacre, montré de l'humanité, étaient devenus les deux saints de la vieille, elle honorait leurs images et priait pour eux. Dans le naufrage des anciennes idées religieuses, et lorsque la foi nouvelle se trouvait si cruellement compromise en son berceau, l'humanité restait encore, et l'horreur du sang humain, pour religion unique du pauvre cœur abandonné. Faible, vieille, indigente, dans sa solitude pleine d'effroi, elle tâchait de se rassurer, de se reprendre à l'espoir, en nommant deux amis de l'humanité. Fil fragile, misérable appui ! Des deux patrons de la vieille, l'un, au bout d'un an, devait périr sur l'échafaud ; l'autre, an peu plus tard, devait se retrouver mort de faim et de misère, et dévoré par les chiens.

Un signe infiniment grave, déplorable, de l'étal singulier où se trouvaient les esprits, c'est que, dans cette ville immense, où la misère était excessive depuis longtemps, personne ne voulait travailler. La Commune, à aucun prix, ne trouvait des ouvriers pour les travaux de terrassements du camp qu'on faisait à Montmartre. Elle offrait deux francs par jour (qui en valaient trois d'aujourd'hui), et il ne venait personne. Elle alla jusqu'à mettre en réquisition les ouvriers en bâtiment, en leur offrant la journée très-élevée qu'ils gagnent dans leur industrie ; et elle n'eut personne encore. On essaya enfin de la corvée, et de faire travailler tour-à-tour les sections.

Personne, ou presque personne, ne répondait aux appels de la garde nationale. On complétait avec peine la garde de l'Assemblée, celle des plus précieux dépôts, du Garde-Meuble par exemple, qui se trouva, une nuit, on va le voir, à peu près abandonné.

La solitude était aux clubs. Beaucoup de leurs membres s'étaient absentés, le dégoût gagnait les autres. Cela est très-sensible dans les procès-verbaux des Jacobins ; l'absence de tous les orateurs ordinaires y fait apparaître en première ligne, des gens parfaitement inconnus.

Ceux qui ont dit que le crime était un moyen de force, un cordial puissant pour faire un héros du lâche, ceux-là ont ignoré l'histoire, calomnié la nature ? humaine. Qu'ils sachent, ces ignorants coupables qui jasent si légèrement sur ces terribles sujets, qu'ils sachent la profonde énervation qui suit de tels actes. Ah ! si le lendemain des plaisirs vulgaires (quand l'homme, par exemple, a jeté la vie au vent, l'amour aux voluptés basses), s'il rentre chez lui hébété et triste, n'osant se regarder lui-même, combien plus celui qui a cherché un exécrable plaisir dans la mort et la douleur ! L'acte le plus contre nature qui est certainement le meurtre, brise cruellement la nature dans celui qui le commet ; le meurtrier voit, après, que lui-même il s'est tué ; s'inspire le dégoût que Ferra pour un cadavre, éprouve une horrible nausée, voudrait se vomir lui-même.

Les historiens ont adopté une opinion à la légère, c'est que le massacre avait été le point de départ de la victoire, qu'après un tel crime, ayant creusé derrière soi un tel abîme, le peuple avait senti qu'il fallait vaincre ou mourir, qu'enfin les massacreurs de septembre avaient entraîné l'armée, formé l'avant-garde de Valmy et de Jemmapes. Triste aveu, véritablement, s'il fallait y croire, et fait pour humilier ! L'ennemi n'a pas mieux demandé d'adopter cette opinion, de croire ces étranges Français qui prétendent que la France vainquit par l'énergie du crime. Nous montrerons tout-à-l'heure que le contraire est exact. Des trois ou quatre cents hommes qui firent le massacre, et dont beaucoup sont connus, peu, très-peu, étaient militaires. Ceux qui partirent furent reçus dé l'armée avec horreur et dégoût ; Charlet, entre autres, qui se vantait insolemment dé son crime, fut sabré par ses camarades.

Nous avons établi d'après d'irrécusables documents-, et sur l'unanime affirmation des témoins oculaires qui vivent encore, l'infiniment petit nombre des massacreurs. Ils étaient au plus quatre cents.

Le nombre des morts (en comptant même les douteux) est de 966.

Le faubourg Saint-Antoine, en particulier, qui avait fait le 10 août, fut complètement étranger an e septembre. Son célèbre orateur, Gonchon (honnête homme, et qui mourut pauvre), a pu dire six mois après (22 avril 93), sans crainte d'être démenti : Le faubourg ne recèle que des hommes paisibles. La journée du 2 septembre n'a pas trouvé de complices chez nous.

Ce qui n'est pas moins curieux, c'est le jugement que les hommes qu'on accusait d'y avoir trempé les mains ont porté sur l'événement :

Événement désastreux, dit Marat, en octobre 92 (n° XII de son journal).

Journées sanglantes, dit Danton, sur lesquelles tout bon citoyen a gémi (9 mars 93).

Douloureux souvenir, dit Tallien (dans son apologie, publiée deux mois après les massacres de septembre).

Oui désastreux, oui douloureux, dignes qu'on en gémisse à jamais !...

Toutefois ces regrets tardifs ne guérissaient pas l'incurable plaie, faite à l'honneur, faite au sentiment de la France... La vitalité nationale, surtout à Paris, en semblait atteinte ; une sorte de paralysie, de mort, semblait rester dans les cœurs.

Il s'agissait de savoir d'où la vie recommencerait. On pouvait douter qu'elle revint de l'Assemblée législative. Vivait-elle ? on ne l'avait guère vu, dans ces effroyables jours. Énervée de longue date par ses tergiversations, elle était mourante, non, morte, achevée, — exterminée par la calomnie.

Elle semblait atteinte et convaincue de deux crimes, parfaitement opposés : faire un roi, et refaire un roi, rétablir Louis XVI, et faire roi Brunswick. Un mot simple eût répondu, et personne n'osait le dire : Cette Assemblée, accusée de trahir, venait de s'en ôter les moyens ; elle se brisait elle-même, convoquant sous quelques jours la Convention qui la remplaçait. Représentants et ministres, tous allaient être annulés tout-à-l'heure devant cette Assemblée souveraine.

Le matin du 4 septembre, Guadet apportait, au nom de la commission extraordinaire (créée dans l'Assemblée depuis le 10 août), une adresse, où les représentants, repoussant les bruits injurieux qu'on faisait courir, juraient de combattre de toutes leurs forces les Rois et la Royauté.

Chabot eut vent de la chose, et il enleva à la Gironde cette initiative. Dès l'ouverture de la séance, il proposa de faire un serment de haine à la royauté.

Plus de Roi ! Ce fut le cri, le serment de l'Assemblée tout entière, soulevée à sa parole.

Alors, un militaire se lève, Aubert Dubayet, et d'une voix forte et guerrière : Jamais de capitulation !... jamais de roi étranger !

Et le jeune girondin, Henri Larivière : Non, ni étranger ni français !... Aucun roi ne souillera plus le sol de la liberté !

On fut surpris d'entendre Thuriot arrêter ce mouvement : Messieurs, dit-il, soyons prudents, n'anticipons pas sur ce que pourra prononcer la Convention...

A quoi Fauchet, usant du droit que semblait lui donner sa noble initiative (son journal avait le premier proposé la République), Fauchet d'un grand élan de cœur : Non, que la Convention décide ce qu'elle voudra ; si elle rétablit le Roi, nous pourrons encore rester libres, et fuir une terre d'esclaves qui reprendrait un tyran.

Pour concilier toute chose, l'adresse. réserva le droit de la Convention ; le serment fut individuel, chaque député s'engagea pour lui.

La commission extraordinaire, par l'organe de Vergniaud, dit alors qu'accusée dans le sein de la Commune, elle demandait à finir, à déposer ses pouvoirs. L'Assemblée ne le voulut pas. Un mouvement héroïque échappa alors à Cambon (qu'on songe qu'à cette heure on massacrait à Bicêtre, et encore à la Force, à l'Abbaye). Il s'indigna de la timidité de la commission : Quoi ! dit-il, vous venez de jurer la guerre aux Rois et à la royauté, et déjà vous courbez la tête sous je ne sais quelle tyrannie !... Si nous voulons que la Commune gouverne, soumettons-nous tranquillement. J'ai parfois combattu la commission ; aujourd'hui, je la défends... Je vois des hommes qui prennent le masque du patriotisme pour asservir la patrie. Que veulent ces agitateurs ? être nommés à la Convention, nous remplacer ?... Eh bien ! qu'ils reçoivent de moi cette leçon... Il continua, courageusement par une prophétie funèbre : des révolutions, dans lesquelles, les intrigants se chassant les uns les autres, la France finirait pas s'ouvrir à l'étranger.

Ce grand homme, qu'on ne connaît guère que comme le sévère et irréprochable financier de la République, eut alors, et souvent depuis, dans /es crises les plus orageuses, une rare originalité : l'héroïsme du bon sens, que rien ne faisait reculera passa, toute la Révolution, ferme et seul, et respecté. Il n'aimait pas la Gironde, il la défendit ; il n'aimait pas Robespierre, il le soutint, au besoin. Et le jour où Robespierre, dans un dernier accès de rage dénonciatrice, alla jusqu'à toucher la probité de Cambon, il tomba frappé lui-même.

Cambon avait brisé la glace, il avait. nommé de son nom la victoire de la Commune : une tyrannie, une résurrection de la royauté sous un autre nom. Le revirement fut très-fort. Il arriva ce qu'on voit dans ces moments, où personne n'ose parler : dès qu'un parle, tous se mettent à parler courageusement.

Les commissaires de l'Assemblée, envoyés par elle dans les sections, y furent reçus, contre toute attente, avec bonheur, avec transport. C'est que la foule était revenue aux assemblées des sections ; désertes le 2 et le 3, elles furent nombreuses le 4 ; chacun eut hâte de se presser autour des commissaires, de se rassurer, de croire qu'il y avait une France, une patrie, une humanité encore, un monda des, vivants. Le peuple, en quelque sorte, se leva. de ses profondeurs, sortit des ténèbres de la. mort, pour embrasser,, en ses représentants, l'image sacrée de la Loi. Les calomniateurs de l'Assemblée croyaient n'avoir plus qu'à se cacher ; ils s'excusaient, à., grand'peine. A la section du Luxembourg, l'un d'eux, alléguant qu'il avait suivi l'autorité de Robespierre, on n'opina pas moins qu'il méritait d'être chassé de sa section. A la section des Postes, Cambon fut reçu comme un dieu sauveur. -Les femmes et les enfants qui y travaillaient aux tentes, aux équipements militaires, l'entourèrent, lui et ses collègues,-dans un véritable délire. Tous, dans la section, hommes et femmes, voulaient se jeter dans ses bras, le serraient et l'embrassaient. Et quand il lut le décret qui annonçait que l'Assemblée allait faire sa clôture, mettre un terme à ses travaux, se dissoudre, les visages étaient inondés de larmes.

Toutes choses semblaient changées, dès le soir du 4. Des officiers municipaux vinrent à l'Assemblée présenter l'abbé Sicard, sauvé de l'Abbaye (ils le faisaient entendre ainsi) par leur courageuse humanité. Un membre de la Commune, le même qui était venu à l'Assemblée avec Tallien dans la nuit dû 2 au 3, et qui avait loué alors la belle justice populaire, vint le 5 avec un Anglais qu'il avait, dit-il, sauvé du massacre. Ce qui ne fut pas moins caractéristique, ce fut l'humanité subite, les sentiments généreux qu'afficha Santerre. Durement averti, le 4, par le ministre de l'intérieur, il s'excusa sur l'inertie de la garde nationale, et dit que, si elle persistait, son corps servirait de bouclier aux victimes. — Cette inertie, en vérité, il ne pouvait guère l'accuser, n'ayant fait aucun appel, aucun effort, ordonné aucune prise d'armes. Et comment eût-il donné un tel ordre, lorsque son beau-frère Panis faisait asseoir au comité dirigeant Marat, l'apôtre du massacre'.. Ce fut un spectacle étrange de voir Santerre, brusquement converti, prêcher, dans la grand'salle de l'Hôtel-de-Ville, la foule qui remplissait les tribunes, expliquer les avantages de l'ordre, le danger qu'il y aurait à croire trop légèrement des accusations peu sûres, à tuer avant de s'éclairer.

La Commune, privée si longtemps de la présence de Danton, le vit avec étonnement venir enfin le 4 au soir ; il venait protéger Roland, qui, à cette heure, certainement, n'avait plus besoin de protection. Il de manda qu'on révoquât cet étrange mandat d'amener qu'on avait minuté le 2 contre le ministre de l'intérieur, et qu'on tenait toujours suspendu comme un glaive sur sa tête, sans oser le laisser tomber.

Le vent n'était plus au massacre, chacun en avait horreur. Et pourtant il continuait. On vit alors combien lentement les âmes, une fois brisées, reprennent courage et force. Une étrange léthargie, une paralysie inexplicable enchaînait les masses. Il y avait encore une cinquantaine d'hommes à l'Abbaye, autant ou moins à la Force, qui tuaient paisiblement. Personne n'osait les déranger. Ils ne tuaient pas beaucoup, ceux de l'Abbaye ayant fait place nette, n'ayant plus d'autres victimes, que celles que le comité de surveillance eut soin de leur envoyer. Quant à la Force, les magistrats ne se permettaient pas de troubler ces meurtriers dans l'exercice de leurs fonctions ; seulement, on se hasardait à leur voler des prisonniers, qu'on cachait dans l'église voisine.

L'habitude était venue, les meurtriers ne voulaient plus, ne pouvaient plus faire autre chose. C'était une profession. Ils paraissaient se regarder eux-mêmes comme de vrais fonctionnaires chargés d'exécuter la justice du peuple souverain. La Commune déclara, le 4, qu'elle était affligée des excès de la Force et de l'Abbaye, elle y envoya ; mais, en même temps, elle refusa de sauver les infortunés de Bicêtre en leur permettant de s'enrôler. Le conseil-général, devenu très-peu nombreux, n'avait plus que les violents. Il invita les sections à compléter le nombre de leurs commissaires. Ainsi, les élections municipales eurent lieu en pleine terreur, pendant le massacre. Celles de la Convention se firent sous la même influence. Le premier élu de Paris, le 5 septembre, fut Robespierre.

Rien n'indiquait que la Commune voulût sérieusement arrêter l'effusion du sang. On lui proposa, le 4 et le 6, d'amnistier une classe d'hommes qui restaient dans des transes mortelles, les vingt ou trente mille signataires des pétitions fayettistes et constitutionnelles en faveur du Roi. Un grand nombre de volontaires qui partaient pour les armées avaient fait généreusement le serment d'oublier l'erreur de leurs frères. La Commune repoussa violemment la proposition de voter l'oubli.

Le 4, la commission extraordinaire de l'Assemblée avait proposé à Danton un moyen très-simple de changer d'un coup toute la situation, c'était d'arrêter Marat. Remède radical, héroïque. Seulement, il risquait de produire une violente réaction. Arrêter Marat, c'était exécuter le décret d'accusation que le parti fayettiste, royaliste constitutionnel, avait fait lancer contre lui. C'était se faire accuser de complicité avec Lafayette, c'était relever l'espérance des royalistes, commencer un mouvement qui pouvait mener infiniment loin. Le vent va vite, en ces moments ; la tempête une fois déchaînée en sens inverse, les royalistes constitutionnels triomphaient dès le premier jour, dans huit jours les royalistes purs, huit jours après les Prussiens. — Danton répondit que, plutôt que de faire arrêter Marat, il donnerait, sa démission.

Brissot, à son tour, alla chez Danton, le pressa vivement d'agir. Comment, lui dit-il, empêcher que des innocents ne périssent avec les autres ?... — Il n'y en a pas un, dit Danton.

L'autorité se retirant ainsi d'une manière absolue, la situation ne pouvait changer que par une manifestation vigoureuse de l'indignation du peuple. Elle n'osa se produire le 5, et n'éclata que le 6. Ge jour même, il y avait eu encore des meurtres. Pétion, s'était rendu dans le conseil-général, et s'élevait contre les agitateurs qui demandaient de nouvelles victimes. Des applaudissements confus éclatèrent, puis des voix distinctes exprimant l'assentiment le plus décidé, enfin des cris de fureur contre les buveurs de sang. : Nous les poursuivrons ! nous les arrêterons ! Ce fut le mot unanime qui sortit de cette tempête, la vraie voix du peuple enfin qui se déclarait. Pétion se mit en marche, entraîna en vainqueur la Commune humiliée, alla s'emparer de la Force, et ferma ses portes sanglantes (6 septembre).

Ces voix de l'indignation semblaient devoir faire rentrer dans la terre les sanguinaires idiots qui avaient cru sauver la France en la déshonorant. Dès le 5, un membre du conseil s'était répandu en plaintes amères contre Panis, celui qui furtivement avait introduit Marat au comité de surveillance. Panis vint répondre le 6 au soir ; on ne sait ce qu'il put dire, mais le conseil se déclara satisfait. Son apologie avait été précédée d'une étrange dissertation de Sergent, sur la sensibilité du peuple, sa bonté, sa justice, etc. Ce bavardage fait horreur, quand on le voit en intermède entre le massacre de Paris et le massacre de Versailles que la Commune préparait, voulait expressément.

Voulait, on peut l'affirmer ; autrement, elle n'eût pas mis une obstination féroce à violer par trois fois les décrets de l'Assemblée. L'Assemblée avait ordonné que les prisonniers d'Orléans y restassent, puis, qu'ils allassent à Blois, enfin à Saumur. La Commune, opposant hardiment ses décrets à ceux des représentants de la France, ordonna qu'on amenât les prisonniers à Paris, autrement dit, à la mort, qu'on recommençât le massacre.

Les meneurs de la Commune avaient besoin d'un nouveau coup de terreur, non plus pour sauver la France (comme ils avaient tant répété), mais pour se sauver eux-mêmes. Le 7, le conseil général, pressé de nouveau, avait été obligé de nommer une commission pour examiner les plaintes qu'on faisait contre Panis. La malédiction publique commençait à peser lourdement sur la tête de ces hommes, et dans leur effroi, ils se ralliaient de plus en plus à Marat, à l'idée d'extermination.

Dans le changement universel des esprits, il y avait un homme qui ne changeait point. Marat seul montrait une remarquable constance d'opinion ; les principes chez lui passaient avant tout, je veux dire un seul principe, et très-simple : Massacrer. Non content des prisonniers envoyés aux prisons pendant l'exécution même, il continuait de les peupler, dans l'espoir qu'un jour ou l'autre on les viderait en une fois. Il affichait tous les jours que le salut public voulait : qu'on massacrât au plus vite l'Assemblée nationale.

Son rêve le plus doux eût été une Saint-Barthélemy générale dans toute la France. Pour lui, c'était peu de Paris[1]. Il avait obtenu que le comité de surveillance enverrait des commissaires pour aider à la chose, avec ce titre nouveau : Commissaires des administrateurs du Salut public. L'un des moyens de salut que ces commissaires proposaient à Meaux, c'était de fondre un canon de la dimension précise de la tête de Louis XVI, afin qu'au premier pas qu'oseraient faire les Prussiens, on leur envoyât ladite tête, au lieu de boulet.

La circulaire où Marat recommandait le massacre, au nom de la Commune, et qu'il avait fait passer sous le couvert du ministère de la justice (grâce à la lâcheté de Danton), cette circulaire faisait son chemin de départements en départements. L'exemple de Paris, toujours si puissant, l'autorité respectée de la glorieuse Commune, faisaient grande impression. Dans chaque ville, il y avait toujours une poignes de hurleurs, d'aboyeurs, de violents (ou qui faisaient semblant de l'être), un bon nombre aussi d'imitateurs imbéciles, qui s'assemblaient sur la place, et disaient : Et nous donc, est-ce que nous ne ferons pas aussi quelque chose de hardi ? La faiblesse des journaux parisiens, qui n'osaient blâmer le massacre, ne contribuait pas peu à tromper les provinciaux. Que dire, quand on lit dans le pâle et froid Moniteur ces paroles honteuses : Que le peuple avait formé la résolution la plus hardie et la plus terrible. Et qui donc en France consent à paraître moins hardi ?

A Reims, à Meaux, à Lyon, on fit consciencieusement ce qu'on pouvait pour ne pas être trop au-dessous de Paris. On tua nombre de prisonniers, des prêtres, des nobles, et aussi quelques voleurs ; une trentaine de personnes environ perdirent la vie.

Nuls prisonniers n'avaient plus à craindre que ceux d'Orléans ; ils étaient quarante environ, attendant le jugement de la haute Cour qui y siégeait. La plupart étaient des hommes qui avaient marqué d'une manière très-odieuse contre la révolution. Il y avait entre autres le ministre Delessart, instrument connu des intrigues de la cour, de ses négociations avec l'ennemi. Il y avait M. de Brissac, commandant de cette garde constitutionnelle, si parfaitement recrutée parmi les gentilshommes de province les plus fanatiques, les bourgeois les plus rétrogrades, les maîtres d'armes, les coupe-jarrets ramassés dans les tripots. M. de Brissac avait des qualités aimables, il était l'ami personnel de Louis XVI ; on le citait à la cour comme un parfait modèle du chevalier français, ce qui ne l'empêchait pas d'être amant de la Dubarry. On le trouva caché chez elle, au pavillon de Luciennes.

L'expédition d'Orléans fut confiée à deux hommes cruellement fanatiques, Lazouski et Fournier, dit l'Américain. Celui-ci était si ardent pour la chose qu'il fit les frais nécessaires, avec l'aide d'un bijoutier et de quelques autres. Il avança une vingtaine de mille francs qui lui furent plus tard remboursés par la Commune. Lazouski était deux fois furieux, doublement exaspéré, de rage polonaise et française. Il faut songer qu'à ce moment (dans l'été de 92), les trois meurtriers de la Pologne consommaient sur elle l'œuvre exécrable, hypocrite, du démembrement. Lazouski se vengeait ici des crimes de Pétersbourg. Il massacrait des royalistes, ne pouvant massacrer des rois.

Dans le désir passionné qu'elle avait d'éviter l'effusion du sang, l'Assemblée s'humilia encore. Elle composa tacitement avec la Commune. Il fut entendu que les prisonniers n'arriveraient pas à Paris, mais resteraient à Versailles. Roland y fit tout préparer. On envoya au-devant, pour les protéger, une masse de garde nationale.

Versailles même n'était guère moins dangereux que Paris. On l'a vu au 6 octobre. Nulle part l'ancien régime n'était plus haï. Il y avait de plus alors, dans cette ville, cinq ou six mille volontaires, non armés, non habillés, qui attendaient pour partir, désœuvrés, ennuyés et mécontents, errant dans les rues et les cabarets. Il ne faut pas demander si la nouvelle de l'arrivée des prisonniers d'Orléans les mit en émoi. Il y avait à parier que s'ils arrivaient à Versailles, ils périraient jusqu'au dernier.

On assure qu'un magistrat de Versailles, voyant le péril, alla à Paris, courut chez Danton. Il en fut reçu fort mal. Danton ne pouvait donner ordre au cortège de rebrousser chemin, sans trancher le grand litige, se déclarer pour l'Assemblée contre la Commune. La Commune venait de remporter une victoire ; Marat avait été nommé le jour même député de Paris. Danton, grondant, dit d'abord ces mots, à voix basse, comme un dogue : Ces hommes-là sont bien coupables. — D'accord, mais le moment presse... — Ces hommes-là sont bien coupables !Enfin que voulez-vous faire ?Eh ! monsieur, s'écria alors Danton d'une voix tonnante, ne voyez-vous donc pas que, si j avais quelque chose à vous répondre, cela serait fait depuis longtemps ?... Que vous importent ces prisonniers ? Remplissez vos fonctions. Mêlez-vous de vos affaires.

La chose alla comme on pouvait le prévoir. L'escorte, rangée devant et derrière, ne protégea pas les flancs du cortège. A la grille de l'Orangerie, une troupe confuse entoura les charrettes, et sauta dedans. Un jardinier que M. de Brissac avait jadis renvoyé lui dit : Me reconnais-tu ? (Nous tenons ce détail de la bouche d'un témoin oculaire). Il le prit au jabot, et lui cassa sur la tête un pot-au-lait en grès qu'il tenait à la main. Ce fut le commencement du massacre. Le maire de Versailles fit des efforts incroyables pour sauver les prisonniers ; il se mit lui-même en péril. Tout cela inutilement. Une fois échauffés par le sang, ils coururent à la prison, et y tuèrent encore une douzaine de personnes.

Lazouski et Fournier revinrent paisiblement à Paris avec leurs chariots vides, et n'y trouvèrent pas l'accueil qu'ils s'étaient flattés de recevoir. Leurs hommes, inquiets de ne plus revoir Paris aussi énergique qu'ils l'avaient laissé, essayèrent de se rassurer par quelque signe approbatif du grand ministre patriote. Ils allèrent sous les fenêtres du ministère de la justice, et crièrent : Danton ! Danton ! Il répondit à cet appel, et paraissant au balcon, le misérable esclave, habitué à couvrir la faiblesse des actes sous l'orgueil de la parole, leur dit (du moins on l'assure) : Celui qui vous remercie, ce n'est pas le ministre de la justice, c'est le ministre de la Révolution.

Danton se voyait alors dans une dangereuse crise où il allait se trouver en face de la redoutable Commune, en opposition avec elle ; le masque qu'il avait pris risquait fort d'être arraché. Il disputait à la Commune la vie d'un prisonnier, bien plus important pour lui que tous ceux qui avaient péri à Versailles, le célèbre constituant Adrien Duport. La Cour, on se le rappelle, l'avait longtemps consulté, ainsi que Barnave et Lameth. Dans le manifeste même de Léopold, dans le portrait peu flatté que l'Empereur y faisait des Jacobins, on avait cru reconnaître la plume trop habile du fameux triumvirat.

Ces coupables intelligences avec l'ennemi n'étaient que trop vraisemblables, mais enfin nullement prouvées. Ce qui l'était mieux, ce qui était certain, acquis à l'histoire, c'étaient les services immenses qu'Adrien Duport avait rendus, sous la Constituante, à la France, à la Révolution. La vie d'un tel homme, en vérité, était sacrée. La Révolution ne pouvait y toucher que d'une main parricide. Danton voulait le sauver à tout prix, et en cela il acquittait la dette de la patrie, disons mieux, celle de l'humanité entière. Qui ne se souvenait des paroles touchantes de Duport dans son discours contre la peine de mort : Rendons l'homme respectable à l'homme....

Tout cela était déjà. oublié. Et il y avait à peine un an.. Tellement, de 91 à 92, le temps avait marché vite ! Mais Danton se souvenait. Il voulait sauver Duport à tout prix.

Danton pouvait bien avoir aussi quelque raison personnelle de craindre qu'un homme qui savait tant de choses ne fut jugé, interrogé, qu'il ne fit sa confession publique. Dans la primitive organisation des Jacobins, et plus tard, peut-être même dans quelqu'une de ses intrigues avec la Cour, Duport avait très-probablement employé Danton. Intérêt ? générosité ? ces deux motifs plutôt ensemble, lui faisaient désirer passionnément de sauver Duport.

Celui-ci était justement un de ceux que le comité de surveillance avait eu soin de faire chercher, au moment des visites domiciliaires, dès le 28 août. Il n'était pourtant nullement compromis pour les derniers événements, Il y avait six mois et plus que la Cour ne se servait plus de Duport, ni des constitutionnels ; elle ne daignait plus les tromper ; elle ne mettait plus d'espoir que dans l'appui de l'étranger. Duport, resté à, Paris, dans sa maison du Marais, ne se mêlait plus de rien que de remplir ses fonctions comme président du tribunal criminel ; c'était un magistrat, un bourgeois inoffensif, un garde national ; il avait monté sa garde la nuit du 10 août, était resté à son poste et n'avait point été au château. Aux jours de septembre, il était chez lui à la campagne près Nemours ; le 4, comme il revenait de la promenade avec sa femme, il fut arrêté par le maire de l'endroit, assisté d'une trentaine de gardes nationaux.

L'illustre légiste dit à ce maire de village que son autorisation d'un comité de police de Paris ne valait rien hors de Paris. Mais la population fort agitée, les menaces des volontaires qui se trouvaient là, obligèrent le maire de le conduire aux prisons de Melun. S'il eût été mené de là à Paris, il périssait certainement ; on y tua encore le 5, et même le 6. Danton, heureusement averti à temps, ordonna à la municipalité de Melun de le garder en prison, quelque ordre qu'elle reçût d'ailleurs. De surcroît, et dans la crainte que son message n'arrivât et n'eût point d'effet, il donnait ordre aux autorités de chaque localité, sur la route, d'arrêter cet important prisonnier, à quelque point du voyage qu'il fût parvenu.

Cependant, les zélés de Melun ne perdaient pas de temps. Ils laissèrent croire à Duport qu'ils allaient réclamer auprès de l'Assemblée nationale contre l'illégalité de son arrestation, et en réalité ils allèrent demander au comité de surveillance un nouvel ordre pour le tirer de la prison de Melun et l'amener à Paris. Cet ordre arrive à Melun, et voilà, la municipalité de cette ville entre le comité de surveillance qui ordonne de livrer, et le ministre de la justice qui ordonne de garder. Dans le doute, elle croit plus sage de ne rien faire, de laisser les choses dans l'état même où elles sont ; elle garde le prisonnier.

Danton avait très-bien prévu le conflit. Le lendemain même du jour où il envoya à Melun, il se munit d'un décret de l'Assemblée (8 sept.) qui chargeait le pouvoir exécutif (c'est-à-dire Danton) de statuer sur la légalité de l'arrestation de Duport. Par cet acte vigoureux, Danton arrachait à la Commune sa victime ; c'était la première fois qu'il était courageux contre elle, qu'il osait s'élever contre, démentait sa fausse unanimité avec les hommes de sang.

Duport resta à Melun ; mais Danton n'osa pas pousser plus loin son avantage. Il pria le comité de surveillance de communiquer les pièces aux tribunaux. Le comité répondit durement qu'il n'avait que faire de pièces pour arrêter un tel homme, que d'ailleurs on avait saisi sur Duport des lettres singulièrement suspectes. Le comité se sentait fort. Les massacres s'étaient traduits immédiatement en élections favorables à la Commune. Dans les jours de terreur où les assemblées électorales étaient peu nombreuses, les violents avaient beau jeu. Le 5, ils élurent Robespierre, et Marat le 8. Deux jours après le massacre de Versailles, le 11, furent élus Panis et Sergent.

Marat crut pouvoir alors pousser Danton à bout, le mettre en demeure de prendre un parti plus net qu'il n'avait fait jusqu'ici. Il )e tenait cruellement par l'affaire de Duport. Le 13, il publia, avec les lettres de Danton et du comité, celles qu'on avait saisies sur Duport, lettres énigmatiques, d'autant plus propres à piquer la curiosité. Ces lettres, publiées d'abord dans l'Ami du peuple, passèrent dans les autres journaux ; tous saisirent cette occasion de perdre Danton, de le montrer en connivence avec un conspirateur royaliste. Marat le crut frappé à mort. Il lui écrivit alors une lettre injurieuse, outrageante, où il lui annonçait que, de journaux en placards, en affiches, il allait le traîner dans la boue.

Le lion, furieux, sentit sa chaîne, se sentit tiré par le chien... Il ne rugit même pas. Il céda à la circonstance, dévora son cœur, courut à la Mairie. Dans le même hôtel, siégeaient l'innocent maire de Paris, Pétion, et la dictature du massacre, le comité de surveillance, Marat et les maratistes. Danton n'alla pas tout droit chez celui qu'il voulait voir, mais d'abord chez Pétion. Il tonna, gesticula, déclama sur la lettre insolente que Marat avait osé lui écrire. — Eh ! bien, lui dit Pétion, descendons au comité ; vous vous expliquerez ensemble. — Ils descendent. En présence de Marat, l'orgueil reprit à Danton, il le traita durement. Marat ne démentit rien, soutint ce qu'il avait dit, ajoutant qu'au reste, dans une telle situation, on devait tout oublier. Et alors, il lui prit un mouvement de sensibilité, comme il en avait souvent, il déchira la lettre qui avait blessé Danton, et se jeta dans ses bras. Danton endura le baiser, sauf à se laver ensuite.

Il ne se sentait pas moins la chaîne rivée au col. Marat le tenait par Duport. Si Danton défendait Duport, il était perdu, mordu à mort par Marat. Si Danton livrait Duport, il était perdu, très-probablement ; Duport eût parlé, sans doute, avant de mourir, emporté avec lui Danton.

Celui-ci devait attendre, gagner du temps. Les maratistes pouvaient périr par leurs excès. Ce qui semblait devoir briser, en très-peu de temps, cette tyrannie anarchique, ce n'était pas seulement l'horreur du sang, mais la crainte du pillage. Les vols se multipliaient. Ceux qui se croyaient maîtres de la vie des hommes semblaient se croire, à plus forte raison, maîtres de leurs biens.

Si Marat ne conseillait pas le partage des propriétés, son ami Chabot assurait que c'est qu'il ne croyait pas les hommes assez vertueux encore. Beaucoup n'en jugeaient pas ainsi ; ils se croyaient suffisamment vertueux pour commencer ; ils essayaient de se faire le partage de leurs propres mains ; d'abord celui des bijoux, des montres, en plein jour, sur les boulevards. Si l'homme dépouillé criait, les voleurs criaient bien plus haut à l'aristocrate. La foule passait tête basse, à ce cri si redouté, et n'osait intervenir.

Paris retombait à l'état sauvage.

Et, comme il arrive en un tel état, les individus n'espérant rien de la protection de la loi, essayèrent de l'association pour se protéger eux-mêmes. Les vieilles fraternités barbares, les essais antiques et grossiers de solidarité, de protection mutuelle, trouvèrent des imitateurs à Paris, à la fin du XVIIIe siècle. Ce fut l'Abbaye, la section sanglante, frémissante encore du massacre, qui proposa aux autres sections une confédération entre tous les citoyens, pour se garantir mutuellement les biens et la vie. On devait se faire reconnaître, en portant toujours sur soi une carte de la section. Chacun avait ainsi.sa section pour garantie, était protégé par elle. Il y avait lieu d'espérer qu'on ne verrait plus un inconnu, un quidam en écharpe, frapper à la porte au nom de la loi, la briser, si l'on n'ouvrait, prendre un citoyen chez lui, l'emmener, le jeter dans les prisons toutes teintes encore de sang. Puis, quand on voulait remonter à la source, on ne trouvait rien. On s'informait à la Commune ? mais elle n'en savait rien. Au comité de surveillance et de police ? Lui-même n'en savait rien. On finissait par découvrir que c'était un de ses membres, un seul très-souvent, et le plus souvent, Marat, qui, pour tous, sans les prévenir, avait signé de leurs noms, lancé le mandat d'amener, autorisé le quidam.

Les autorités de Paris ne se contentaient plus de régner dans cette ville. Elles étendaient leur royauté à trente et quarante lieues. Elles donnaient aux gens qu'il leur plaisait d'appeler administrateurs du salut public, des pouvoirs ainsi conçus : Nous autorisons le citoyen tel à se transporter dans telle ville pour s'emparer des personnes suspectes et des effets précieux. Des villes, ces commissaires, dans leur esprit de conquête, circulaient dans les campagnes, allaient aux châteaux voisins, prenaient, emportaient l'argenterie.

L'occasion était belle pour frapper la Commune. Des mesures furent prises par l'Assemblée, et cette fois avec une redoutable unanimité, qui montrait assez que les Dantonistes agissaient ici avec la Gironde.

L'Assemblée porta un décret qui défendait d'obéir aux commissaires d'une municipalité hors de son territoire.

Un coup non moins grave fut frappé sur la Commune, sur tout ce peuple d'agents qu'elle se créait à plaisir, déléguant sa tyrannie au premier qu'il lui plaisait de ceindre de sa terrible écharpe. Sur le rapport du dantoniste Thuriot, l'Assemblée décréta que, quiconque prendrait indûment l'écharpe municipale serait puni de mort.

Nous ne doutons point que Danton n'ait parlé encore ici par l'organe de Thuriot, pris sa revanche du baiser de Marat.

On affectait de dire, pour faire passer ce violent décret, que tous ces gens en écharpe qui, sans droit ni autorité, mettaient les scellés, faisaient des saisies, emportaient, n'étaient autres que des filous. Les municipaux eux-mêmes avaient-ils les mains bien nettes ? on était tenté d'en douter. Leur autorité illimitée, la disposition absolue qu'ils s'attribuaient de toute chose, les mettaient sur une pente bien glissante. Il était à craindre que ces Brutus, inflexibles à la nature, invincibles à la pitié, vrais stoïciens pour autrui, ne le fussent moins pour eux-mêmes. Dans le vertige du moment, dans le maniement confus, indistinct, de tant d'affaires et de tant d'objets, la passion dominante (car enfin chacun en a une, tel les femmes, tel l'argent) n'allait-elle pas revenir ?

On raconte que le comité de surveillance, qui avait entre les mains les dépouilles des morts de septembre, une grande masse de bijoux, eut l'idée, dans un besoin public, d'en faire de l'argent. C'était peut-être un peu bien tôt (quelques jours après le massacre) ; à peine avait-on eu le temps de laver la trace ; ces bijoux sentaient le sang. Des anneaux faussés par le sabre qui avait tranché les doigts, des boucles d'oreilles arrachées avec des morceaux d'oreilles, c'étaient véritablement des choses trop tristes, qu'il ne fallait pas montrer ; mieux eût valu enfouir ces lugubres dépouilles marquées de signes de mort, et qui ne pouvaient porter bonheur à personne. Les membres du comité en firent une vente publique aux enchères ; mais, quelque publique qu'elle fût, elle n'en était pas moins suspecte ; qui eût osé enchérir sur eux, s'il leur plaisait de dire qu'ils achetaient tel objet ? C'est précisément ce qui arriva. Sergent, en sa qualité d'artiste, regardait, maniait insatiablement un camée de prix en agate. Ce n'était pas, dit-il dans ses justifications, un camée antique. Peu importe ; qu'il fût antique ou moderne, il en tomba amoureux. Personne n'osa enchérir, Sergent l'eut au prix d'estimation. Le paya-t-il ? c'est là que commence la dispute. Sergent, dans ses Notes, dit Oui ; l'enquête conservée à la Préfecture de police semblerait dire Non. On serait tenté de croire que l'artiste nécessiteux qui recevait une indemnité légère pour son traitement de roi de France (un membre de ce comité souverain n'était guère moins en vérité) agit ici royalement, se réserva de payer à son loisir, et provisoirement s'adjugea l'objet qui avait fixé son caprice. Nul doute qu'il n'eût pu prendre des choses bien plus précieuses. Quoi qu'il en soit, Sergent, dans sa longue vie, très-honnête, a traîné ceci misérablement en parlant sans cesse, en écrivant sans cesse, se tenant au plus grand passage des étrangers de l'Europe, les arrêtant, pour ainsi dire, les forçant d'entendre son apologie. Jusqu'à la mort, il fut comme poursuivi par ce funèbre bijou, qui semble l'avoir tenté perfidement pour marquer chacun de ses jours du souvenir de Septembre.

Chacun, en réalité, à ce moment, agissait en roi. Des caves ayant été découvertes sous les décombres du Carrousel, avec des tonneaux d'huile et de vin, les passants, comme peuple souverain, héritiers naturels du Roi, décidèrent que l'huile et le vin leur appartenaient. Ils burent le vin, vendirent l'huile, et cela naïvement, en plein jour, sans embarras ni scrupule.

Ce n'est pas tout. On se rappelle qu'un membre de la Commune avait, au mois d'août, cru devoir enlever du Garde-Meuble un petit canon d'argent. L'événement attira l'attention de quelques individus sur le dépôt précieux. Ils remarquèrent qu'il était à peine gardé ; on ne pouvait ni réunir, ni maintenir au complet un poste assez nombreux de garde nationale. Dans le pillage universel qu'on voyait partout, ils s'adjugèrent la meilleure part, les diamants de la couronne. Ils emportèrent entre autres le Régent, et, en attendant qu'ils pussent s'en défaire, ils le cachèrent sous une poutre d'une maison de la Cité.

L'audace d'un tel vol ne révélait que trop l'anéantissement des pouvoirs publics. Le ministre de l'intérieur venait uniformément avouer à l'Assemblée, chaque matin, qu'il ne pouvait rien et qu'il n'était rien, que l'autorité n'était plus.

La conscience publique flottait, ébranlée par le massacre ; beaucoup d'hommes trouvaient problématique le droit du prochain à la vie. Un prêtre, le supérieur de Sainte-Barbe avait obtenu, le 10, un passeport de Roland, à titre d'humanité : ce fut l'apostille du ministre. Au moment de partir, il coucha chez un de ses parents, par qui il fut septembrisé. La chose fut révélée par une fille chez qui, le soir même, coucha l'assassin.

Des bruits effrayants couraient ; les prisons, remplies de nouveau et combles, s'attendaient à voir recommencer un égorgement général. Les prisonniers de Sainte-Pélagie, dans l'agonie de la peur, écrivirent une pétition à l'Assemblée pour ne pas être massacrés, du moins avant jugement.

L'Assemblée avait elle-même à craindre autant que personne. Marat demandait chaque jour qu'on égorgeât ces traîtres, ces royalistes, ces partisans de Brunswick. Massacrer la Législative, c'était son texte ordinaire. Le plus étrange, ce qu'on n'eût vraiment jamais deviné, c'est qu'il semblait vouloir déjà égorger la Convention qui n'existait pas encore. Il recommandait au peuple de bien l'entourer, d'ôter à ses membres le talisman de l'inviolabilité, afin de pouvoir les livrer à la justice populaire... Il importe, disait-il, que la Convention soit sans cesse sous les yeux du peuple et qu'il puisse la lapider...

Égorger l'ancienne assemblée, menacer de mort l'autre qui venait, c'était l'infaillible moyen d'empêcher tout rétablissement de l'ordre, toute résurrection de la puissance publique.

Il se trouva heureusement des députés énergiques qui, peu soucieux de vivre ou mourir, insistèrent avec indignation pour sauver du moins leur honneur, pour repousser l'infâme nom de traître qu'on prodiguait si hardiment aux membres de l'Assemblée. Aubert-Dubayet somma la commission chargée d'examiner les papiers saisis au 10 août, de dire s'il en était qui inculpassent véritablement quelqu'un des représentants. L'irréprochable Gohier, membre de cette commission, répondit : Que ces papiers, examinés en présence des commissaires de la Commune, n'avaient rien présenté qui pût porter le moindre soupçon sur aucun des membres de l'Assemblée législative.

Cambon s'exprima alors avec l'indignation profonde de la vertu outragée : On dit, on affiche que quatre cents députés sont des traîtres, et nous resterions ici à nous le dire à l'oreille !... Non, non, mourons s'il le faut, mais que la France soit sauvée !... La souveraineté est usurpée. Par qui ? par trente ou quarante personnes que soudoie la nation... Que tous les citoyens s'arment ! Requérons la force armée ! Elle écrasera ces gens de boue qui vendent la liberté pour de l'or... Je demande que les autorités comparaissent à la barre, que l'Assemblée leur dise l'état de Paris et leur rappelle leur serment.

Cette violente sortie, où l'homme le plus considéré pour la probité semblait faire appel aux armes contre la Commune, était moins terrible encore en elle-même que par l'occasion qui l'avait amenée ; l'occasion n'était pas moins que le vol du garde-meuble. L'affaire du canon d'argent, celle de l'argenterie enlevée, celle de l'agate de Sergent, un grand nombre de saisies illégales d'objets précieux, l'absence d'ordre aussi et de comptabilité, ne rendaient que trop vraisemblable cette accusation (en réalité injuste).

Ce jour même, 17 septembre, Danton crut la Commune assez affaiblie, et devint audacieux. Sans s'inquiéter de ce que dirait le comité de surveillance ni des aboiements de Marat, il renvoya l'affaire de Duport, non au tribunal extraordinaire, comme il l'avait dit lui-même, mais tout simplement au tribunal de Melun, et le chargea de statuer sur la légalité de l'arrestation de Duport. Ce tribunal ne perdit pas une minute, et le 17, au reçu du courrier, il déclara l'arrestation illégale, élargit le prisonnier[2].

Danton profita encore du moment pour faire une chose humaine. Il fit abréger, pour tous les détenus qui avaient échappé au massacre, le temps de leur détention.

Une chose montra combien, en si peu de jours, la situation avait changé : une commune de Franche-Comté ne craignit pas d'arrêter deux de ces terribles commissaires du salut public. La commune de Champlitte, au nom de l'égalité, déclara ne point obéir à la commune de Paris. — Cet exemple fut imité dans un grand nombre de villes.

Le conseil-général de la Commune comprit qu'il était grand temps de sacrifier son comité de surveillance. Le 18, au soir, il se souleva violemment contre ce comité, rejeta sur lui la responsabilité de tout ce qui s'était fait, le cassa, et rappela que nulle personne étrangère au conseil-général ne pouvait faire partie du comité de surveillance. Ceci contre Marat, introduit subrepticement, contre Panis, le coupable Introducteur de Marat.

La folle et furieuse audace des maratistes était tellement connue qu'on ne pouvait croire qu'ils reçussent ce coup sans répondre par un crime, par quelque nouvelle tentative de massacre. Ces craintes furent augmentées plutôt que diminuées, lorsque, le 19, le conseil-général déclara qu'il était pet à mourir pour la sûreté publique. Le même jour, l'Assemblée, dans une adresse, proclama, pour l'effroi de la France, le bruit qui courait : Qu'au jour où l'Assemblée cesserait ses fonctions, les représentants du peuple seraient massacrés. Elle sanctionna des mesures de sûreté pour la ville de Paris, spécialement cette fédération de défense mutuelle dont la section de l'Abbaye avait donné l'exemple, et l'obligation pour tous les citoyens de porter toujours sur eux une carte de sûreté.

Avec toutes ces précautions, personne n'était rassuré. Personne ne se persuadait que la France franchit sans quelque nouveau choc affreux ce redoutable passage de la Législative à la Convention. Ceux qui, pour se maintenir, avaient saisi une fois le poignard du 2 septembre, hésiteraient-ils à le reprendre ? On ne le pensait nullement. Un grand nombre de députés croyaient avoir très-peu à vivre. La plupart pensaient du moins qu'un nouveau massacre des prisons était imminent. Vergniaud trouva dans cette attente, effrayante pour les cœurs vulgaires, une inspiration sublime, une parole sacrée que répéteront les siècles.

D'autres ont usurpé ce mot, qui n'avaient pas droit de le dire. Ils ont dit, d'après Vergniaud : Périsse ma mémoire pour le salut de la France ! Pour qu'on immole sa mémoire, il faut d'abord qu'elle soit pure. Pure doit être la victime, pour être acceptée de Dieu.

Vergniaud, après avoir parlé de la tyrannie de la Commune et montré la France perdue si cette royauté nouvelle n'était renversée : Ils ont des poignards, je le sais... Mais, qu'importe la vie aux représentants du peuple, lorsqu'il s'agit de son salut ?... Quand Guillaume Tell ajusta la flèche pour abattre la pomme fatale sur la tête de son fils, il dit : Périssent mon nom et ma mémoire, pourvu que la Suisse soit libre !... Et nous aussi, nous dirons : Périsse l'Assemblée nationale, pourvu que la France soit libre ! Qu'elle périsse, si elle épargne une tache au nom français ! si sa vigueur apprend a l'Europe que, malgré les calomnies, il y a ici quelque respect de l'humanité et quelque vertu publique !... Oui, périssons, et sur nos cendres, puissent nos successeurs, plus heureux, assurer le bonheur de la France, et fonder la liberté !

Toute l'Assemblée se leva, tout le peuple des tribunes. Cette génération héroïque se sacrifia, en ce moment, pour celles qui devaient venir. Tous répétèrent d'un seul cri : Oui ! oui, périssons, s'il le faut... et périsse notre mémoire !

Le peuple qui disait ceci méritait de ne pas périr. — Et au moment même il était sauvé. La France gagna, trois jours après, la bataille de Valmy.

 

 

 



[1] Pétion, s'enhardissant, quelques jours après septembre, ne fit pas difficulté de dire dans le conseil-général que Marat était un fou. Panis se leva indigné, et dit que ce prétendu fou, véritablement, était un prophète, qu'il avait dit et fait des choses incroyables, qu'on ne pouvait retrouver que dans l'Ancien-Testament. Sommé d'expliquer ces choses, Panis dit que Marat en avait fait autant qu'Ézéchiel, qu'enfermé au fond de sa cave, il était resté, comme le prophète biblique, six semaines sur une fesse sans se retourner.

[2] Je dois la communication des nombreuses pièces qui éclaircissent cette affaire à l'obligeance de M. Danton, l'un de nos professeurs de philosophie les plus distingués, aujourd'hui inspecteur de l'Université.