HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE VII.

CHAPITRE V. — LE 2 SEPTEMBRE.

 

 

Proposition conciliante du dantoniste Thuriot. — Deux sections sur quarante-huit votèrent le massacre. — La Commune voulait le massacre et la dictature. —Courageux discours de Vergniaud. — On demande à l'Assemblée la dictature pour le ministère. — L'Assemblée se défie de Danton, qui néanmoins évite de se réunir à la Commune. — Le comité de surveillance livre vingt-quatre prisonniers à la mort. — Massacre de l'Abbaye. — Danton n'accepte point l'invitation de la Commune. — Quels furent les massacreurs de l'Abbaye. — Massacre des Carmes. — Impuissance des autorités. — L'hôtel de Roland est envahi. — Robespierre dénonce une grande conspiration. — Tentative des ministres pour calmer le peuple. — Intervention inutile de Manuel et des commissaires de l'Assemblée. — Massacre du Châtelet et de la Conciergerie. — Maillard organise un tribunal à l'Abbaye, et sauve quarante-trois personnes. — Dévouement de Mlle Cazotte et Sombreuil, de Geoffroy-Saint-Hilaire.

 

Le dimanche 2 septembre, à l'ouverture de l'Assemblée, vers neuf heures du matin, le député Thuriot, ami de Danton, fit une proposition conciliatrice qui semblait pouvoir empêcher le malheur qu'on prévoyait.

Thuriot en plus d'une occasion avait défendu, justifié la Commune. Née du 10 août, la Commune lui semblait la révolution elle-même ; il pensait que la briser, c'était briser le 10 août. Mais, d'autre part, il n'en avait pas moins résisté avec une extrême véhémence aux injonctions insolentes que la Commune osait faire à l'Assemblée. Sa conduite, en tout ceci, semble avoir été l'expression hardie de la pensée plus contenue du politique Danton. Celui-ci, dans ses discours, dans ses circulaires, fondait l'espoir de la patrie sur l'accord de l'Assemblée et de la Commune. C'est lui, nous n'en doutons pas, qui chercha un expédient pour rétablir cet accord, et qui le fit proposer à l'Assemblée par Thuriot.

La proposition était celle-ci : Porter à trois cents membres le conseil général de la Commune, de manière à pouvoir maintenir les anciens, créés le 10 août, et recevoir les nouveaux, élus en ce moment même par les sections qui obéissaient au décret de l'Assemblée.

Cette proposition avait deux aspects tout-à-fait contraires.

D'une part, elle avait l'effet révolutionnaire de constituer sur une hase fixe la représentation de Paris, d'exprimer par-devant la France l'importance réelle, l'autorité de la grande cité, qui, formée elle-même de tous les éléments de la France, en est la tête et le cerveau, et qui tant de fois eut l'initiative des pensées qui la sauvèrent.

D'autre part, dans la situation, la proposition avait un effet pratique qui rendait la crise bien moins dangereuse. Elle neutralisait la Commune en l'agrandissant ; elle l'augmentait de nombre et en modifiait l'esprit ; elle y introduisait, avec les élus des sections dociles à l'Assemblée, un élément tout nouveau. Si elle et été votée le matin, elle donnait à ces sections un puissant encouragement, les tirait de leur stupeur ; les nouveaux élus se rendant immédiatement à la Commune, avec ce décret à la main, les maratistes, selon toute apparence, auraient été paralysé

Ce n'est pas tout. Un dernier article ; bien propre à rappeler à elle-même la Commune du 10 août ; avertissait simplement et sans phrase que les membres du conseil-général n'étaient point inamovibles, que les sections qui les nommaient avaient toujours droit de les rappeler et de les révoquer. L'article, placé comme il était, semblait parler des nouveaux membres ; il n'en posait pas moins la règle ; l'imprescriptible droit du peuple, contre lequel apparemment les anciens membres eux-mêmes, dans la position royale qu'ils se faisaient, n'auraient pas osé réclamer. Ils avaient donc, bien à setier ; au moment où ils semblaient près de prendre la terrible initiative ; la loi venait, en quelque sorte ; leur mettre la main sur l'épaule, et leur rappeler le grand juge, le peuple, qui pouvait toujours les juger.

Thuriot assaisonna cette proposition d'éloges de la Commune, de flatteries ; il la justifia de maint et maint reproches. Il dit, sans doute pour gagner les membres de la Commune même à l'acte qu'il proposait contré elle, que cette augmentation de nombre permettrait de choisir dans son sein les agents dont pourrait avoir besoin le pouvoir exécutif. Appel direct à l'intérêt ; la Commune allait devenir Une pépinière d'hommes d'État à qui le gouvernement confierait des missions honorables ou lucratives.

Il arriva à Thuriot ce qui arrive à ceux qui comptent trop sur la pénétration des Assemblées. Son profond maître, Danton, l'avait, ce jour, apparemment trop bien endoctriné, trop dressé à l'hypocrisie. L'Assemblée ne comprit pas. Thuriot avait tant loué la Commune que l'Assemblée crut la proposition favorable à la Commune ; elle pensa que celle-ci, commençant à s'effrayer, lui faisait faire par Thuriot une ouverture de conciliation. Elle reçut la proposition très-froidement, ne se douta nullement de l'avantage qu'il y avait à la voter sur l'heure. Elle demanda un rapport, attendit et ajourna. Le rapport vint vers Midi, et peu favorable. Les Girondins, qui le firent, n'aimaient rien de ce qui venait des amis de Danton. Ils le croyaient l'homme de la Commune ; comme il l'avait été au jour du 10 août, ils ne comprenaient rien aux ménagements de ce politique. Le projet leur déplaisait encore comme augmentait l'importance de Paris, régularisant et fondant cette puissance jusque-là irrégulière, constituant un corps redoutable avec lequel toute Assemblée serait forcée de compter. Ils auraient voulu d'ailleurs que la Commune fût entièrement renouvelée. Ils n'entraînèrent pas l'Assemblée, qui, comprenant à la longue l'utilité de la proposition, finit par voter contre les Girondins pour le dantoniste Thuriot. Cela eut lieu vers une heure ; mais alors il était trop tard la tempête était déchaînée.

Revenons au matin, replaçons-nous dans la Commune.

Que voulait-elle ? que voulaient les quelques membres qui menaient le conseil général ? que voulait la majorité du comité de surveillance ? sauver la patrie sans doute, mais la sauver par les moyens que Marat conseillait depuis trois ans : le massacre et la dictature.

Le massacre n'était pas encore si facile à amener qu'on eût pu croire, quelle que fût la terrible agitation du peuple, et ses paroles violentes. Dans la nuit, et le matin, les furieux bavards qui prêchaient dès longtemps la théorie de Marat coururent les assemblées des sections à peu près désertes, réduites à des minorités imperceptibles qui décidaient pour le tout. Ils y demandèrent, obtinrent des arrestations individuelles qui valaient des arrêts de mort. Mais quant aux mesures générales, il semble que leurs paroles n'aient pas trouvé assez d'écho. Il n'y eut que deux sections (celle du Luxembourg et la section Poissonnière) où la proposition d'un massacre des prisonniers ait été accueillie. Deux sections sur quarante-huit votèrent le massacre. La section Poissonnière prit l'arrêté suivant :

La section, considérant les dangers imminents de la patrie et les manœuvres infernales des prêtres, arrête que tous les prêtres et personnes suspectes, enfermés dans les prisons de Paris, Orléans et autres, seront mis à mort.

Quant à la dictature, elle était plus difficile encore à organiser que le massacre. Nul homme n'était assez accepté du peuple pour l'exercer seul. Il fallait un triumvirat. Marat le disait lui-même.

Le prophète Marat, que Panis venait d'introniser au comité de surveillance, ne laissait pas que d'effrayer parfois ses propres admirateurs. Mais son extrême véhémence semblait appuyée, autorisée par Robespierre, qui, la veille au soir, avait dit qu'il fallait remettre l'action au peuple. Marat était déjà au comité, Robespierre vint siéger au conseil-général.

Le troisième triumvir, s'il fallait un triumvirat, ne pouvait être que Danton. Celui-ci était douteux. Il faisait, en toute occasion, l'éloge de la Commune, et son ami Thuriot l'avait fait aussi le jour même, tout en proposant un projet qui neutralisait la Commune. Était-il véritablement pour la Commune ou pour l'Assemblée ? On ne le voyait pas bien. Depuis le 29, il ne venait plus à l'Hôtel-de-Ville. Aimerait-il mieux partager le nouveau pouvoir avec Marat et Robespierre, ou rester ministre de la justice, ministre tout-puissant par suite de l'annihilation de l'Assemblée, recueillant les fruits du massacre sans y avoir participé, devenant enfin le seul homme de la situation entre la Commune ensanglantée et la Gironde humiliée ? C'était là la question ; la dernière opinion n'était pas sans vraisemblance. Danton était un politique plein d'audace, mais non moins de ruse.

Quoi qu'il en soit, la Commune étant assemblée le 2 au matin, sous la présidence d'Huguenin, le procureur, Manuel, annonça le danger de Verdun, proposa que le soir même les citoyens enrôlés passent au Champ-de-Mars et partissent immédiatement. Paris eût été délivré d'une masse dangereuse, qui, en attendant le départ, errait, et pouvait d'un moment à l'autre, au lieu d'une guerre lointaine, commencer ici de préférence une guerre lucrative à des ennemis riches et désarmés.

A cette sage proposition, quelqu'un en ajouta une infiniment dangereuse, qui fut de même votée. On arrêta : Que le canon d'alarme serait tiré à l'instant, le tocsin sonné et la générale battue. L'effet pouvait être une horrible panique, dans une ville émue, une panique meurtrière ; rien de plus cruel que la peur.

Deux membres du conseil municipal furent chargés de prévenir l'Assemblée de ce qu'ordonnait la Commune. Ils furent accueillis par un discours singulièrement ferme de Vergniaud, d'une noble hardiesse, prononcé, comme il l'était, dans l'imminence d'un massacre et presque sous les poignards. Il excita Paris de prendre courage, de déployer enfin l'énergie qu'on attendait ; il lui conseilla de résister à ses terreurs paniques. Il demanda pourquoi l'on parlait tant, eu agissant peu : Pourquoi les retranchements du camp qui est sous les remparts de cette cité ne sont-ils pas plus avancés ? Où sont les bêches, les pluches, et tous les instruments qui ont élevé l'autel de la Fédération et nivelé le Champ-de-Mars ?... Vous avez manifesté une grande ardeur pour les fêtes ; sans doute vous n'en aurez pas moins pour les combats. Vous ayez chanté, célébré la liberté ; il faut la défendre. Nous n'avons plus à renverser des rois de bronze, mais des rois environnés d'armées puissantes. Je demande que la Commune de Paris concerte avec le pouvoir exécutif les mesures qu'elle est dans l'intention de prendre. Je demande aussi que l'Assemblée nationale, qui dans ce moment-ci est plutôt un grand comité militaire qu'un corps législatif, envoie à l'instant, et chaque jour, douze commissaires au camp, non pour exhorter par de vains discours les citoyens à travailler, mais pour piocher eux-mêmes ; car il n'est plus temps de discourir, il faut piocher la fosse de nos ennemis ; ou chaque pas qu'ils font en avant pioche la nôtre.

Ce discours, si hardi dans la circonstance fut applaudi, non-seulement de l'Assemblée, mais des tribunes, de cette population pleine dont il gourmandait sévèrement

Le grand orateur, on le voyait, voulait au torrent populaire qui tournait si terriblement sur lui-même donner un cours régulier, l'entraîner hors Paris à la suite des envoyés de l'Assemblée, perdre dans l'élan militaire la panique et la terreur.

Il entendait subordonner la Commune aux ministres, les ministres à l'Assemblée. Cette hiérarchie, qui était dans la loi même et dans la raison, aux temps ordinaires, pouvait-elle être obstinément maintenue dans un pareil jour ? Ne fallait-il pas surseoir aux délibérations, aux paroles, lorsque les décisions diverses, selon l'occurrence des cas, auraient besoin d'être immédiates, rapides, comme la pensée. On ne pouvait laisser flotter le pouvoir, dans la sphère supérieure, éloignée de l'action, aux mains molles et lentes d'une grave Assemblée qui parlait, parlait, et perdait le temps. On ne pouvait le laisser à la discrétion de la Commune, aveugle et furieuse, dissoute d'ailleurs en réalité et qui n'était plus qu'un chaos sanglant sous le souffle de Marat. Le plus simple bon sens disait que le pouvoir laissé, en haut, ou en bas, aux deux corps délibérants, l'Assemblée ou le conseil de la Commune, ne serait plus le pouvoir. Il fallait le fixer là où il pouvait être énergique, où le plaçait d'ailleurs la nature même des choses, aux mains des ministres ; il fallait se fier à eux, dans cette grande circonstance, les prier, les sommer d'être forts ; sinon, tout allait périr.

Le ministère lui-même, malheureusement, n'avait aucune unité de pensées ni de volontés. Il eût fallu qu'il s'accordât, qu'il vint unanimement demander la dictature, qu'il l'exerçât sous l'inspection des commissaires de l'Assemblée.

Le ministère avait deux têtes, Roland et Danton. Danton vint, avant deux heures, tâter une dernière fois les dispositions de l'Assemblée.

Il lui proposa de voter : Que quiconque refuserait de servir de sa personne ou de remettre ses armes fût puni de mort.

Et Lacroix (qui alors appartenait à la fois aux Girondins et à Danton) demanda, de plus : Qu'on punît de mort aussi ceux qui, directement ou indirectement, refuseraient d'exécuter ou entraveraient, de quelque manière que ce fût, les ordres donnés et les mesures prises par le pouvoir exécutif.

L'Assemblée parut approuver ; mais, au lieu de voter sur-le-champ, elle ajourna, elle ne voulut rien décider sans l'avis de sa commission extraordinaire (Vergniaud, Guadet, la Gironde). Elle chargea cette commission de rédiger les décrets, déjà très-bien rédigés, et de lui présenter la rédaction à six heures du soir.

C'était un retard de quatre heures. Il a reculé peut-être d'un siècle les libertés de l'Europe.

Danton porta alors la peine de sa mauvaise réputation, de ses tristes précédents. L'Assemblée lui refusa les moyens de sauver l'État. Elle n'osa confier un tel pouvoir à un homme si suspect.

Deux choses le firent échouer : 1° Roland ne vint point, ne l'appuya point ; Danton parut seul ; il sembla qu'on demandait pour lui seul un pouvoir illimité. 2° Tout en demandant que l'Assemblée concourût avec les ministres à diriger le mouvement du peuple, il loua les mesures prises parla Commune ; il dit ces paroles : Le tocsin qu'on va sonner n'est point un signal d'alarme ; c'est la charge sur les ennemis de la patrie (applaudissements). Pour les vaincre, messieurs, il nous faut de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace, et la France est sauvée.

L'Assemblée ne vit en Danton que l'homme de la Commune, et elle se garda bien de lui donner le pouvoir.

S'il l'eût été véritablement, comme le croyait assemblée, il se fût rendu à l'Hôtel-de-Ville, où on l'attendait ; il alla au Champ-de-Mars. Une grande foule le suivait. Là dans cette plaine immense, sous le ciel, parlant à toute une armée, il prêcha la croisade, comme aurait fait Pierre l'Ermite, ou Saint-Bernard. Le canon tonnait au loin, le tocsin sonnait, et la voix puissante de Danton, qui dominait tout, semblait celle de la cité frémissante, celle de la France elle-même.

Le temps passait, il était plus de deux heures.

En sortant du Champ-de-Mars, Danton n'alla pas davantage à la Commune. Il rentra chez lui. Alla-t-il au conseil des ministres ? La chose est controversée. Visiblement, il attendait que le danger forçât l'Assemblée à donner la dictature au ministère, au ministre populaire qui seul pouvait l'exercer. Il eût mieux aimé la tenir de l'Assemblée nationale, reconnue de la France entière ; il hésitait à recevoir de la Commune de Paris un tiers de dictature en commun avec Robespierre et Marat.

Le conseil-général de la Commune ayant, comme on a vu, de bonne heure voté la proclamation, le canon et le tocsin (qui se firent entendre à deux heures), suspendit sa séance jusqu'à quatre, et se dispersa. Il ne resta que le comité de surveillance, c'est-à-dire Panis, Marat, quelques amis de Marat.

Le comité, de bonne heure, put avoir connaissance des propositions de massacre faites dans plusieurs sections, et de la résolution que deux sections venaient de prendre. Il agit en conséquence ; il ordonna ou permit la translation de vingt-quatre prisonniers de la Mairie, où il siégeait (c'est aujourd'hui la Préfecture de Police), à la prison de l'Abbaye. De ces prisonniers, plusieurs portaient l'habit qui excitait le plus violemment la haine du peuple, l'habit de ceux qui organisaient la guerre civile du Midi et de la Vendée, l'habit ecclésiastique. Au moment où le canon se fit entendre, des hommes armés pénètrent dans la prison de la Mairie ; ils disent aux prisonniers qu'il faut aller à l'Abbaye. Cette invasion se fit non par une masse du peuple, mais par des soldats, des fédérés de Marseille ou d'Avignon : ce qui semble indiquer que la chose ne fut fortuite, mais autorisés ; que le comité, par une autorisation au moins verbale, livra ses prisonniers à la mort.

On eût pu fort aisément les massacrer dans la prison ; mais la chose n'eût pu être présentée comme un acte spontané du peuple. Il fallait qu'il y eût une apparence de hasard ; s'ils avaient fait la route à pied, le hasard eût servi plus vite l'intention des massacreurs ; mais ils demandèrent des fiacres. Les vingt-quatre prisonniers se placèrent dans six voitures ; cela les protégeait un peu. Il fallait que les massacreurs trouvassent moyen ou d'irriter les prisonniers.

force d'outrages, au point qu'ils perdissent patience, s'emportassent, oubliassent le soin de leur vie, parussent avoir provoqué, mérité leur malheur ; ou bien encore, il fallait irriter le peuple, soulever sa fureur contre les prisonniers : c'est ce qu'on essaya de faire d'abord. La procession lente des six fiacres eut tout le caractère d'une horrible exhibition. Les voilà criaient les massacreurs ; les voilà les traîtres ! ceux qui ont livré Verdun ; ceux qui allaient égorger vos femmes et vos enfants  Allons, aidez-nous, tuez-les.

Cela ne réussissait point. La foule s'irritait, il est vrai, aboyait autour, mais n'agissait pas. On n'obtint aucun résultat le long du quai, ni dans la traversée du Pont-Neuf, ni dans toute la rue Dauphine. On arrivait au carrefour Bussy, prés de l'Abbaye, sans avoir pu lasser la patience des prisonniers, ni décider le peuple à mettre la main sur eux. On allait entrer à la prison, il n'y avait pas de temps à perdre ; si on les tuait, arrivés, sans que la chose fût préparée par quelque démonstration quasi populaire, il allait devenir visible qu'ils périssaient par ordre et du fait de l'autorité. Au carrefour, où se trouvait dressé le théâtre des enrôlements, il y avait beaucoup d'encombrement, une grande foule. Là les massacreurs, profitant de la confusion, prirent leur parti, et commencèrent à lancer des coups de sabre et des coups de pique tout au travers des voitures. Un prisonnier qui avait une canne, soit instinct de la défense, soit mépris pour ces misérables qui frappaient des gens désarmés, lança à l'un d'eux un coup de canne au visage. Il fournit ainsi le prétexte qu'on attendait. Plusieurs furent tués dans les voitures mêmes ; les autres, comme on va le voir, en descendant h la cour de l'Abbaye. Ce premier massacre eut lieu, non dans la cour de la prison, mais dans celle de l'église (aujourd'hui la rue d'Erfurth), où l'on fit entrer les voitures.

Il n'était pas loin de trois heures. A quatre, le conseil-général de la Commune rentra en séance, sous la présidence d'Huguenin. Le comité de surveillance avait hâte de faire accepter, légaliser par le conseil-général, l'effroyable initiative qu'il venait de prendre. Il l'obtint indirectement, et non sans adresse. Il demanda, obtint : Qu'on protégeât les prisonniers... détenus pour dettes, mois de nourrices et autres causes civiles. Protéger seulement cette classe de prisonniers, c'était dire qu'on ne protégeait pas les prisonniers politiques, qu'on les abandonnait, qu'on les livrait à la mort, et que ceux qui étaient morts on les jugeait bien tués.

Le coup de maitre eût été d'avoir aussi pour le massacre une autorité individuelle, immense dans un tel moment, supérieure à celle d'aucun corps, l'autorité de Danton. De bonne heure, la Commune lui avait écrit de venir à l'Hôtel-de-Ville ; mais il ne paraissait pas. Ce fut un grand étonnement lorsque, vers cinq heures, le conseil-général vit entrer le ministre de la guerre, le girondin Servan, embarrassé, peu rassuré, qui venait demander ce qu'on lui voulait. Le quiproquo s'éclaircit. La lettre destinée au ministre de la justice avait été portée au ministre de la guerre. Le commis, disait-on, s'était trompé d'adresse. Il faut se rappeler que le secrétaire de la Commune, Tallien, était un ardent dantoniste ; il servit son maître, sans doute, comme il voulait l'être[1]. Entre Marat et Robespierre ; Danton n'avait nulle hâte d'aller prendre le troisième rôle. Il montra suffisamment qu'il ne regrettait pas l'erreur ; elle pouvait être réparée en moins d'une demi-heure ; il s'obstina à ne point être averti ; il se tint éloigné de la Commune, comme s'il y eût eu cent lieues de l'Hôtel-de-Ville au Ministère de la justice. Il ne vint point le soir du 2, pas davantage le 3.

Le massacre continuait à l'Abbaye. Il est de savoir quels étaient les massacreurs.

Les premiers, nous l'avons vu, avaient été des fédérés Marseillais, Avignonnais et autres du Midi, auxquels se joignirent, si l'on en croit la tradition, quelques garçons bouchers, quelques gens de rude métiers, des jeunes garçons surtout, des gamins déjà robustes et en état de mal faire, des apprentis qu'on élève cruellement à force de coups et qui, en de pareils jours, le rendent au premier venu ; il y avait entre autres un petit perruquier qui tua plusieurs hommes de sa main.

Toutefois, l'enquête qu'on fit plus tard contre les septembriseurs[2] ne mentionne ni l'une, ni l'autre de ces d'eux classes ; ni les soldats du Midi, ni la tourbe populaire, qui, sans doute ; s'étant écoulée, ne pou-irait plis se trouver. Elle désigne uniquement des gens établis sur lesquels on pouvait remettre la main, en tout cinquante-trois personnes du voisinage ; presque tons marchands de la rue Sainte-Marguerite et des hies voisines. Ils sont de toutes professions, horloger, limonadier, charcutier, fruitier, savetier ; layetier, boulanger, etc. Il n'y a qu'un seul boucher établi. Il y a plusieurs tailleurs, dont deux allemands, ou peut-être alsaciens.

Si l'on en croit cette enquête, ces gens se seraient vantés non-seulement d'avoir tué un grand nombre de prisonniers, mais d'avoir exercé sur les cadavres des atrocités effroyables.

Ces marchands des environs de l'Abbaye, voisins des cordeliers, de Marat, et sans doute ses lecteurs habituels ; étaient-ils une élite de Maratistes que la Commune appela pour compromettre la garde nationale dans le massacre, le couvrir de l'uniforme bourgeois, empêcher que la grande masse de la garde nationale n'intervint pour arrêter l'effusion du sang ? Cela n'est pas invraisemblable.

Cependant, il n'est pas absolument nécessaire de recourir h cette hypothèse. Ils déclarent eux-mêmes, dans l'enquête, que les prisonniers les insultaient, les provoquaient tous les jours à travers les grilles, qu'ils les menaçaient de l'arrivée des Prussiens, et des punitions qui les attendaient.

La plus cruelle, déjà on la ressentait : c'était la cessation absolue du commerce, les faillites, la fermeture des boutiques, la ruine et la faim, la mort de Paris. L'ouvrier supporte souvent mieux la faim que le boutiquier la faillite. Cela tient à bien des causes, à une surtout dont il faut tenir compte ; c'est qu'en France la faillite n'est pas un simple malheur (comme en Angleterre et en Amérique), mais la perte de l'honneur. Faire honneur à ses affaires est un proverbe français, et qui n'existe qu'en France. Le boutiquier en faillite, ici, devient très-féroce.

Ces gens-là avaient attendu trois ans.que la Révolution prît fin ; ils avaient cru un moment que le Roi la finirait en s'appuyant sur Lafayette. Qui l'en avait empêché, sinon les gens de cour, les prêtres qu'on tenait dans l'Abbaye ? Ils nous ont perdus, et se sont perdus, disaient ces marchands furieux ; qu'ils meurent maintenant !

Nul doute aussi que la panique n'ait été pour beaucoup dans leur fureur. Le tocsin leur troubla l'esprit ; le canon que l'on tirait leur produisit l'effet de celui des Prussiens. Ruinés, désespérés, ivres de rage et de peur, ils se jetèrent sur l'ennemi, sur celui du moins qui se trouvait à leur portée, désarmé, peu difficile à vaincre, et qu'ils pouvaient tuer à leur aise, presque sans sortir de chez eux.

Les vingt-quatre prisonniers ne furent pas longs à tuer ; ils ne firent que mettre en goût. Il y avait parmi eux des prêtres. Le massacre commença sur les autres prêtres qui se trouvaient à l'Abbaye, dont ils occupaient le cloître. Mais on se souvint que le plus grand nombre étaient aux Carmes, rue de Vaugirard ; plusieurs y coururent, laissèrent l'Abbaye.

Il y avait aux Carmes un poste de seize gardes nationaux : huit étaient absents ; mais des huit présents, le sergent était un homme d'une résolution peu commune[3], petit, carré de taille, roux, extrêmement fort et sanguin. La grande porte était fermée, il se mit sur la petite, la remplit pour ainsi dire de ses larges épaules, et les arrêta tout court.

Cette foule n'était pas imposante ; il y avait beaucoup d'aboyeurs, de gamins et de femmes, mais seulement vingt hommes armés ; et encore leur chef, un savetier, borgne et boiteux, portant son tablier de cuir sur un -méchant pantalon rayé de siamoise, n'avait pour arme qu'une lame liée au bout d'un bâton. Les autres, au premier coup-d'œil[4], semblaient être des porteurs d'eau ivres. Derrière venaient les curieux qui se succédèrent tout le jour à ce beau spectacle. Le plus connu était un acteur, bavard, ridicule, joli garçon de mœurs bizarres, et qui pouvait passer pour femme. Cette fois, il faisait le brave et croyait être homme.

L'homme roux, jetant sur la bande un œil de mépris, leur dit qu'il resterait là et qu'on ne passerait pas, à moins qu'il ne fût relevé par l'officier même qui l'y avait mis. On alla chercher un ordre de la section, qu'il ne voulut pas reconnaître, puis un ordre du chef de bataillon, dont il ne tint compte. Il ne quitta la place qu'après qu'on eut trouvé, amené son capitaine, un peintre en bâtiment de la rue voisine, qui releva le poste.

Les meurtriers entrèrent en criant : Où est l'archevêque d'Arles ? Ce mot d'Arles était significatif ; il suffisait pour rappeler le plus furieux fanatisme contre-révolutionnaire, l'association trop connue sous le nom de la Chiffonne, le dangereux foyer de la guerre civile, pour tout le Midi. Et tel évêché, tel évêque ; celui d'Arles, était l'homme de la résistance ; une tête dure, qui, aux Carmes même, confirma dans ses compagnons de captivité l'esprit obstinément étroit qui leur faisait voir la ruine de la religion dans une question tout extérieure et de discipline. Il avait avec lui deux évêques, grands seigneurs, qui, par leur nom, leur fortune, imposaient à ces pauvres prêtres, les dominaient, les enfonçaient dans leur triste point d'honneur.

Le prêtre le plus connu, après l'archevêque d'Arles, était le confesseur de Louis XVI, le père Hébert, qui, au 29 juin, au 10 août, eut dans ses mains la conscience du Roi, l'affermit dans son obstination, et lui donna l'absolution peu d'instants avant le carnage. Ces prêtres qui perdirent le Roi et qui se perdirent, étaient-ils sincères ? nous le croyons volontiers. Une ombre reste cependant sur eux, et nous porterait à. douter si ces martyrs ont été des saints ; c'est l'encouragement qu'ils donnèrent à Louis XVI dans la duplicité funeste qui lui fit sans cesse attester la Constitution contre la Constitution, pour la ruiner par elle-même, en invoquant la lettre stricto, pour en mieux annuler l'esprit.

Paris montra pour leur sort la plus profonde in-di ronce. Il y avait au Théâtre-Français (Odéon) un rassemblement de volontaires et gardes nationaux qui s'étaient réunis au bruit du tocsin. Il y en avait trois cents qui faisaient l'exercice dans le jardin du Luxembourg. S'ils avaient reçu de Santerre le moindre signal, ils auraient été aux Carmes, à l'Abbaye, et, sans la moindre difficulté, auraient empêché le massacre. N'ayant aucun ordre, ils ne bougèrent pas.

Le conseil-général de la Commune, rentré eu séance à quatre heures, reçut, comme on a vu,. plusieurs avis du massacre, et ne s'émut pas beaucoup. Il était en ce moment la seule autorité réelle de Paris, et il envoya demander au pouvoir législatif, à l'Assemblée, ce qu'il fallait faire. En même temps, comme pour démentir ce semblant d'humanité, il autorisa les sections à empêcher l'émigration par la rivière. Il appelait émigration la fuite trop naturelle de ceux qu'on massacrait au hasard et sans jugement.

Le maire de Paris était annulé depuis longtemps. La Commune avait usurpé, une à une, toutes ses fonctions ; elle le faisait en quelque sorte garder à vue. Pétion ne logeait pas même à l'Hôtel-de-Ville, mais à la Mairie (c'est aujourd'hui, nous l'avons dit, la préfecture de police, au quai des Orfèvres), sous l'œil hostile, inquiet du comité de surveillance qui siégeait dans le même hôtel, mn maître absolu, entouré de ses agents. Pétion, le 2 et le 3, écrivit à Santerre, commandant de la garde nationale, lequel ne répondit pas. Et comment aurait-il répondu ? c'était Panis, le beau-frère de Santerre, qui venait d'introniser Marat au comité de surveillance, Marat, le massacre même.

Les autorités de Paris ne pouvant rien ou ne voulant rie», il restait à savoir ce que pourraient les ministres.

Les ministres girondins avaient été atteints la veille, percés, et de part en part, des traits mortels de Robespierre. Les meneurs de l'Assemblée, ces traîtres, ces amis de Brunswick qui lui faisaient offrir le trône, où fallait-il les chercher ?... Robespierre avait-il nommé Roland et les autres, on ne le sait ; mais il est sûr qu'il les désignait si bien que tout le monde les nommait. Le 2, le 3 et le 4, toute la question débattue dans la Commune était de savoir si elle allait lancer un mandat d'amener contre le ministre de l'intérieur, l'envoyer à l'Abbaye. Un fonctionnaire, ainsi dénoncé et suspecté, eût été annulé par cela seul, quand même la Constitution de 91 lui aurait permis d'agir ; mais cette Constitution, combinée pour énerver le pouvoir central au profit de celui des communes, ne permettait au ministre d'agir que par l'intermédiaire même de la Commune de Paris qu'il s'agissait de réprimer.

Pour mieux paralyser Roland, le 2 septembre, à six heures, pendant le massacre, deux cents hommes entourèrent tumultueusement le ministère de l'intérieur, criant, demandant des armes. Que voulait-on ? isoler M. et Mme Roland, terrifier leurs amis, faire comprendre que les soutenir en toute mesure de vigueur, c'était les faire massacrer.

Les deux cents criaient à la trahison, brandissaient des sabres. Roland était absent. Mme Roland ne s'effraya pas ; elle leur dit froidement qu'il n'y avait jamais eu d'armes au ministère de l'intérieur, qu'ils pouvaient visiter l'hôtel, que, s'ils voulaient voir Roland, ils devaient aller à la Marine, où le conseil des ministres était assemblé. Ils ne voulurent se retirer qu'en emmenant comme otage un employé du secrétariat[5].

Quant au ministre de la justice, Danton, on a vu qu'il s'obstinait à ignorer que la Commune l'invitât à le rendre dans son sein ; il gardait une position expectante, équivoque, entre la Commune et l'Assemblée. Robespierre, le 2 septembre, renouvelant dans le conseil général ses accusations de la veille et les précisant, dit qu'il y avait une grande conspiration pour donner le trône au duc de Brunswick. Billault-Varennes appuya. Le conseil-général applaudit. Tout le monde comprit que les conspirateurs étaient les ministres mêmes, que le pouvoir exécutif voulait livrer la France. Le bruit s'en répandit dans Paris à l'instant. On dit, on répéta, on crut que la Commune déclarait le pouvoir exécutif déchu de la confiance nationale. Le peu de pouvoir moral que conservait le ministère fut anéanti.

Une section (l'Île Saint-Louis) eut néanmoins le courage de s'informer exactement de ce qu'il en fallait croire. Soit par un mouvement spontané, soit qu'elle y fût poussée par les ministres, elle envoya demander à l'Assemblée s'il était bien sûr que la Commune en eût décidé ainsi. L'Assemblée répondit négativement, et cette négation n'eut aucun effet sur l'opinion. Les ministres restèrent brisés.

Il semble pourtant qu'au soir ils aient essayé de 'reprendre 'force-, ils firent agir Pétion. L'inerte, l'immobile maire de Paris reprit lentement mouvement. Il invita les présidents de toutes les sections à se réunir chez lui pour entendre, disait-il, en rapport du ministre de la guerre sur les préparatifs du départ des volontaires. Cette assemblée étant réunie, et formant une sorte de corps qu'on pouvait en quelque sorte opposer au conseil-général de la Commune, en lui proposa, on lui fit voter une mesure très-hardie, dont l'effet eût été de neutraliser en grande partie la Commune en l'égalant ou la dépassant dans l'élan révolutionnaire. On décida qu'indépendamment de la solde, on assurerait aux volontaires un fonds pour subvenir aux besoins de leurs familles ; — de plus, qu'on porterait à soixante mille les trente mille hommes demandés par l'Assemblée la ville de Paris et aux départements limitrophes, en complétant par la voie du sort ce que l'enrôlement volontaire n'aurait pas donné ; — troisièmement, qu'on créerait une commission de surveillance pour l'emploi des armes (elles étaient en effet odieusement gaspillées, souvent volées et vendues), et que l'on fondrait des balles, en employant même le plomb des cercueils.

Cette proposition était triplement révolutionnaire. Elle faisait par la simple autorité de Paris trois choses que l'Assemblée seule semblait avoir le droit de faire elle frappait un impôt (durable et considérable) ; elle changeait le mode de recrutement, en rendait les résultats certains, précis, efficaces ; elle doublait le nombre d'hommes demandé par une loi. Si Pétion réunit-chez lui les commissaires de sections pour leur faire voter une telle mesure, tellement extra-légale, c'est qu'il y ;était certainement ;autorisé par le ;conseil des ministres. Le ministre de la guerre était présent à cette réunion.

C'était la plus sage mesure qu'on pût prendre dans la situation. Elle pouvait calmer les cœurs, et elle augmentait 'l'élan militaire. Qu'est ce qui troublait ceux qui partaient ? Ce n'était pas le départ même, c'était généralement l'abandon, le dénuement où ils laissaient leurs familles. Eh bien ! la patrie était là qui les recevait et les adoptait ; dans le déchirement du départ, cette femme éplorée, ces enfants, ils ne sortaient des bras d'un père que pour tomber aux bonnes mains maternelles de la France. Qui ne serait parti alors d'un cœur héroïque et paisible, dans la sérénité courageuse où l'homme embrasse d'avance volontiers la vie, volontiers la mort ?

Cette mesure prise le 1er septembre eût eu d'excellents effets. Le 2, elle était tardive. Elle ne fut connue que le 3, fut à peine remarquée.

Le 2, au soir, pendant qu'on discute ainsi chez Pétion les moyens possibles de calmer le peuple, le massacre continue aux Carmes et à l'Abbaye. Aux Carmes, on avait tué d'abord les évêques et vingt-trois prêtres, réfugiés dans la petite chapelle qui est au fond du jardin. D'autres, qui fuyaient par tout le jardin, ou tâchaient de passer par-dessus les murs, étaient poursuivis, tirés, avec des risées cruelles. A l'Abbaye, on massacrait une trentaine de Suisses et autant de gardes du Roi. Nul moyen de les sauver. Manuel, qui était fort aimé, vint de la Commune, prêcha, fit les derniers efforts, et il eut la douleur de voir le peu que sert l'amour du peuple. Il ne s'en fallut guères que les furieux ne missent la main sur lui. L'Assemblée avait envoyé aussi plusieurs des ses membres les plus populaires : le bon vieux Dusaulx, dont la noble figure militaire, les beaux cheveux blancs, pouvaient rappeler an peuple son temps d'héroïque pureté, la prise de la Bastille ; Isnard aussi, l'orateur de la guerre, aux brûlantes paroles. On leur avait adjoint un héros de la populace, violent, grivois, fait pour répondre aux mauvaises passions, pour les modérer peut-être en les partageant ; je parle du capucin Chabot.

Tout cela fut inutile. La foule était sourde et aveugle ; elle buvait de plus en plus, de moins en moins comprenait. La nuit venait ; les sombres cours de l'Abbaye devenaient plus sombres ; Les torches qu'on allumait faisaient paraître plus obscur ce qu'elles n'éclairaient pas de leurs funèbres lueurs. Les députés, au milieu de ce tumulte effroyable,. n'étaient nullement en sûreté. Chabot tremblait de tous ses membres. Il a assuré plus tard qu'il croyait avoir passé sous une voûte de dix mille sabres. Tout menteur qu'il fût d'habitude, je crois volontiers qu'il n'a pas menti. L'éblouissement de la peur lui aura multiplié à l'infini les objets. Du reste, il suffit de voir le lieu de la scène, les cours de l'Abbaye, le parvis de l'église, la rue Sainte-Marguerite, pour comprendre que quelques centaines d'hommes remplissent surabondamment ce lieu très-étroit, resserré de tout côté.

Ce qui commençait à donner un caractère terrible Au massacre, c'est que, par cela même que la scène était resserrée, les spectateurs mêlés à l'action, touchant presque le sang et les morts, étaient comme enveloppés du tourbillon magnétique qui emportait las massacreurs. Ms buvaient avec les bourreaux, et le devenaient. L'effet horriblement fantastique de cette scène de nuit, ces cris, ces lumières sinistres, les avaient fascinés d'abord, fixés à la même place. Puis le vertige venait, la tête achevait de se prendre, les jambes et les bras suivaient ; ils se mettaient en mouvement, entraient dans cet affreux sabbat, et faisaient comme les autres.

Dès qU'une Lois ils avaient tué, ils ne se connaissaient plus, et voulaient toujours tuer. Un même met revenait sans cesse dans les bouches hébétées : Aujourd'hui, il faut en finir. Et par-là ils m'entendaient pas seulement tuer les aristocrates, mais en finir avec tout ce qu'il y avait de avais, purger Paris, n'y rien laisser au départ qui pût être dangereux, tuer les voleurs, les faux monnayeurs, les fabricateurs d'assignats, tuer les joueurs et les escrocs, tuer même les filles publiques.... Où s'arrêterait le meurtre sur cette pente effroyable ? Comment borner cette fureur d'épuration absolue ? Qu'arriverait-il, et qui serait sûr de rester en vie, si, pardessus l'ivresse de l'eau-de-vie et l'ivresse de la mort, une autre agissait encore, l'ivresse de la justice, d'une fausse et barbare justice, qui ne mesurait plus rien, d'une justice à l'envers, qui punissait les simples délits par des crimes.

Dans cette disposition d'esprit effroyable, beaucoup trouvèrent que l'Abbaye était un champ trop étroit ; ils coururent au Châtelet. Le Châtelet n'était point une prison politique ; il recevait des voleurs et des condamnés à la détention peur des fautes moins graves. Ces prisonniers, entendant dire la veillé que les prisons seraient bientôt vidées, croyant trouver leur liberté dans la confusion publique, pensant qu'à l'approche de l'ennemi les royalistes pourraient bien leur ouvrir la porte, avaient, le 1er septembre, fait leurs préparatifs de départ ; plusieurs, le paquet sous le bras, se promenaient dans les cours. Ils sortirent, mais autrement. Une trombe effroyable arrive à sept heures du soir de l'Abbaye au Châtelet ; un massacre indistinct commence à coups de sabre, à coups de fusil. Nulle part ils ne furent plus impitoyables. Sur près de deux cents prisonniers, il n'y en eut guères plus de quarante épargnés. Ceux-ci obtinrent, diton, vie, en jurant qu'à la vérité ils avaient volé, mais qu'ils avaient :toujours eu la délicatesse de ne voler-que les voleurs, les riches et les aristocrates.

Le Châtelet était d'un côté du Pont-au-Change ; la Conciergerie est de l'autre. Là se trouvaient, entre autres prisonniers, huit officiers suisses. Au moment même, l'un d'eux, le major Bachmann était jugé par le tribunal extraordinaire, seul, de tous, il fut épargné, réservé pour l'échafaud. Le massacre des Suisses et des autres prisonniers eut lieu tout près du tribunal, et l'audience fut à chaque instant interrompue par des cris. Rien, dans ces jours effroyables, ne fut plus hideux que ce rapprochement, ce mélange de la justice régulière et de la justice sommaire, ce spectacle de voir les juges tremblants sur leurs sièges, continuer au tribunal des formalités inutiles, presser un vain simulacre de procès, lorsque l'accusé ne gardait nulle chance que d'être massacré le jour ou guillotiné le lendemain[6].

Tant qu'on tua ainsi des voleurs, des Suisses, ou des prêtres, les massacreurs frappaient sans hésitation. La première difficulté vint, à l'Abbaye, de ce que plusieurs des prêtres qui vivaient encore déclarèrent qu'ils voulaient bien mourir, mais qu'ils demandaient le temps de se confesser. La demande parut juste ; on leur accorda quelques heures.

Il restait à ce moment moins de monde à l'Abbaye. Outre le détachement envoyé de bonne heure aux Carmes, beaucoup, comme on vient de voir, travaillaient au Châtelet. On essaya (probablement vers sept heures du soir) d'organiser un tribunal à l'Abbaye, de sorte qu'on ne tuât plus indistinctement et qu'on épargnât quelques personnes. Ce tribunal eut en effet le bonheur de sauver un grand nombre d'individus. Faisons connaître l'homme qui forma le tribunal et le présida.

Il y avait au faubourg Saint-Antoine un personnage bizarre, dont nous avons déjà parlé, le fameux huissier Maillard, C'était un sombre et violent fanatique sous formes très-froides, d'un courage et d'un sang-froid rares et singuliers. A la prise de la Bastille, lorsque, le pont-levis étant rompu on y substitua une planche, le premier qui passa tomba dans le fossé de trente pieds de profondeur et se tua sur le coup. Maillard passa le second, et sans hésitation, sans vertige, il atteignit l'autre bord. On l'a revu au 5 octobre, comme il faisait la conduite des femmes, ne permettant sur la route ni pillage, ni désordre ; tant qu'il fut à la tête de cette foule, il n'y eut aucune violence. Son originalité, c'était, dans les plus tumultueux mouvements, de conserver des formes régulières et quasi légales. Le peuple l'aimait et le craignait. Il avait près de six pieds ; sa taille, son habit noir, honnête, râpé et propre, sa figure solennelle, colossale, lugubre, imposaient à tous.

Maillard voulait le massacre, sans nul doute ; mais, homme d'ordre avant tout, il tenait également à deux choses : 1° à ce que les aristocrates fussent tués ; 2° à ce qu'ils fussent tués légalement, avec quelques formes, sur l'arrêt bien constaté du peuple, seul juge infaillible.

Il procéda avec méthode, se fit apporter l'écrou de la prison, et, sur l'écrou, fit les appels, de sorte que tous comparussent à leur tour. Il se composa un jury, et il le prit, non parmi les ouvriers, mais parmi des gens établis, des pères de famille du voisinage, des petits marchands. Ces bourgeois se trouvèrent, par la grâce de Maillard, avec l'approbation de la foule, composer le formidable tribunal populaire qui d'un signe donnait la vie ou la mort. Pâles et muets, ils siégèrent là la nuit et les jours suivants, jugeant par signes, épinant par des mouvements de tête. Plusieurs, quand ils voyaient la foule un peu favorable à tel prisonnier, hasardaient parfois un mot d'indulgence.

Avant la création de ce tribunal, un seul homme avait été épargné, l'abbé Sicard, instituteur des sourds-muets, réclamé d'ailleurs par l'Assemblée nationale. Depuis que Maillard siégea, avec son jury, il y eut distinction ; il y eut des coupables et des innocents ; beaucoup de gens échappèrent. Maillard consultait la foule, mais, en réalité, son autorité était telle qu'il imposait ses jugements. Ils étaient respectés, quels qu'ils fussent, lors même qu'ils absolvaient. Quand le noir fantôme se levait, mettait la main sur la tête du prisonnier, le proclamait innocent, personne n'osait dire non. Ces absolutions, solennellement prononcées, étaient généralement accueillies dès meurtriers avec des clameurs de joie. Plusieurs, par une étrange réaction de sensibilité, versaient des larmes, et se jetaient dans les bras de celui qu'un moment auparavant ils auraient égorgé. Ce n'était pas une petite épreuve que de recevoir ces poignées de main sanglantes, d'être serré sur la poitrine de ces meurtriers sensibles. Ils ne s'en tenaient pas là. Ils reconduisaient ce brave homme, ce bon citoyen, ce bon patriote. Ils le montraient avec bonheur, avec enthousiasme, le recommandaient à la pitié du peuple. S'ils ne le connaissaient point, n'avaient rien à dire de lui, leur imagination exaltée suppléait et lui composait sa légende ; ils la contaient, chemin faisant, et, chose étrange, à mesure qu'ils l'improvisaient et la faisaient croire aux passants, ils la trayaient aussi eux-mêmes. Citoyens, disaient-ils, vous voyez bien ce patriote, eh bien ! on l'avait enfermé pour avoir trop bien parlé de la nation... — Voyez ce malheureux, criait un autre, ses parents l'avaient fait mettre aux oubliettes pour s'emparer de son bien. — En même temps, dit celui auquel nous empruntons ces détails, les passants se pressaient pour me voir autour du fiacre où j'étais, m'embrassaient par les portières.....

Ceux qui reconduisaient un prisonnier se faisaient scrupule d'en rien recevoir, se contentant d'accepter tout an plus. un Verre de vin des amis ou des parents chez qui ils le ramenaient. Ils disaient qu'ils étaient assez payés de voir une telle scène de joie, et souvent pleuraient de bonheur.

Il y avait, au moins dans ces commencements du massacre, un désintéressement très-réel. Des sommes considérables, en louis d'or, qu'on trouva à l'Abbaye sur les premières victimes, furent immédiatement portées à le Commune. Il. en fut de même aux Carmes. Le savetier qui y était entré le premier, et s'était fait capitaine, eut un soin scrupuleux de tout ce qu'on prit. Un témoin oculaire, qui me l'a conté, le vit le soir, entrer avec sa bande dans l'église de Saint-Sulpice, apporter dans son tablier de cuir sanglant une masse d'or et de bijoux, des anneaux épiscopaux, des bagues de grande valeur. Il remit fidèlement le tout, par-devant témoins, à l'autorité.

Le lendemain encore, dans la journée du 3, il y eut un remarquable exemple de ce désintéressement. Ils avisèrent que le massacre des voleurs du Châtelet était incomplet s'ils n'y joignaient celui d'une soixantaine de forçats qui étaient aux Bernardins, attendant le départ de la chaîne. Ils allèrent les égorger, jetèrent dans la rue les dépouilles, avec défense d'y toucher. Un porteur d'eau qui passait regarda par terre un habit avec curiosité, et le releva pour mieux voir ; il fut tué à l'instant.

Cette justice de hasard, troublée tantôt par la fureur, tantôt par la pitié, par le désintéressement même et le sentiment de l'honneur, frappa plus d'un républicain, en sauvant des royalistes. Au Châtelet, D'Épresménil se fit passer pour massacreur, tant le désordre était grand. Ce qui étonne davantage, c'est qu'il y eut des royalistes épargnés pour cela seul qu'ils s'avouaient courageusement royalistes, alléguant qu'ils l'avaient été de cœur et de sentiments, sans avoir aucun acte à se reprocher. C'est ainsi qu'échappa un journaliste très-aristocrate, l'un des rédacteurs des Actes des Apôtres, Journiac de Saint-Méard. Il avait intéressé un de ses gardes, Provençal comme lui, qui lui procura une bouteille de vin ; il la but d'un trait, parla avec une assurance qui charma le tribunal. Maillard proclama que la justice du peuple punissait les actes, et non les pensées. Il le renvoya absous.

On voit par ce seul fait l'audace extraordinaire du juge de l'Abbaye. Il mit parfois à une rude épreuve l'obéissance des meurtriers. Quelquefois ils s'indignèrent, réclamèrent, entrèrent dans le tribunal, le sabre à la main. Une fois devant Maillard, ils étaient intimidés, et ils s'en allaient.

Il y avait à l'Abbaye une fille charmante, Mlle Cazotte, qui s'y était enfermée avec son père. Cazotte, le spirituel visionnaire, auteur d'opéras-comiques, n'en était pas moins très-aristocrate ; il y avait contre lui et ses fils des preuves écrites très-graves[7]. Il n'y avait pas beaucoup de chances qu'on pût le sauver. Maillard accorda à la jeune demoiselle la faveur d'assister au jugement et au massacre, de circuler librement. Cette fille courageuse en profita pour capter la faveur des meurtriers ; elle les gagna, les charma, conquit leur cœur, et quand son père parut, il ne se trouva plus personne qui voulût le tuer[8]. Cela eut lieu le 4 septembre. Il y avait trois jours que Maillard siégeait immuable, condamnait et absolvait. Il avait sauvé quarante-deux personnes. La quarante-troisième était difficile, impossible à sauver, ce semble. C'était M. de Sombreuil, connu comme ennemi déclaré de la Révolution. Ses fils étaient à ce moment dans l'armée ennemie, et l'un d'eux se battit si bien contre la France qu'il fut décoré par le roi de Prusse. La seule chance de Sombreuil, c'est que sa fille s'était enfermée avec lui.

Quand il parut au tribunal, ce royaliste acharné, ce coupable, cet aristocrate, et qu'on vit pourtant un vieux militaire qui à d'autres époques avait bravement servi la France, Maillard fit effort sur lui-même, et dit une noble parole : Innocent ou coupable, je crois qu'il serait indigne du peuple de tremper ses mains dans le sang de ce vieillard.

Mlle de Sombreuil, forte de ce mot, saisit intrépidement son père, et le mena dans la cour, l'embrassant et l'enveloppant. Elle était si belle ainsi et si pathétique, qu'il n'y eut qu'un cri d'admiration. Quelques-uns pourtant, après tant de sang versé pour ce qu'ils croyaient la justice, se faisaient scrupule de suivre leur cœur, de céder à la pitié, d'épargner le plus coupable. On a dit, sans aucune preuve, mais non pas sans vraisemblance, que, pour donner à Mlle de Sombreuil la vie de son père, ils exigèrent qu'elle jurât la Révolution, abjurât l'aristocratie, et qu'en haine des aristocrates elle goûtât de leur sang.

Que Mlle de Sombreuil ait ainsi racheté son père, cela n'est pas impossible. Mais on ne lui aurait pas même offert ce traité, ni déféré le serment, si le juge de l'Abbaye n'eût lui-même fait appel à la générosité du peuple, et si la parole de vie ne s'était trouvée dans la bouche de la Mort.

Ce fut le dernier acte du massacre. Maillard s'en alla de l'Abbaye, emportant la vie de quarante-trois personnes qu'il avait sauvées, et l'exécration de l'avenir[9].

 

 

 



[1] Une personne très-digne de foi, qui était le soir du 1er septembre au club des Minimes, m'a raconté que la séance fut suspendue, parce que le président, Tallien, était demandé à la Porte. Cette personne sortit et vit l'homme qui demandait Tallien, et qui (elle assure l'avoir reconnu) n'était autre que Danton. Si le ministre de la justice fit lui-même cette démarche, c'est qu'il voulut, sans lettre ni intermédiaire, faire connaître ses intentions au jeune secrétaire de la Commune. Du reste, on sait que Danton n'écrivait jamais.

[2] Je dois la communication de cette pièce importante, et de plusieurs autres, à l'obligeance de M. Labat, archiviste de la préfecture de police, que je ne puis trop remercier.

[3] Cet homme intrépide vit encore. C'est le père de M. Poret, professeur de philosophie, un de nos amis les plus chers. Nous sommes heureux de rendre ici ce témoignage au vénérable vieillard.

[4] Je dois plusieurs détails qui suivent à un autre témoin oculaire, M. Villiers, dont j'ai souvent consulté utilement les ouvrages, les notes manuscrites et l'admirable mémoire, si présente dans son grand âge de plus de 90 ans.

[5] Un employé, dit Roland lui-même (lettre du 13 septembre), et non un valet-de-chambre, comme le dit Mme Roland dans ses Mémoires. Écrits sur des souvenirs, ils sont ici fort inexacts. Elle croit que le massacre commença à cinq heures. Elle dit que Danton alla, le 2, au comité de surveillance pour l'empêcher de lancer un mandat d'amener contre Roland ; elle suppose qu'il vit ensuite Pétion, etc. Tout cela eut : lieu le 4, lorsque déjà la réaction commençait, et Pétion, à qui Danton vint se vanter, sourit de cette intervention tardive ; il n'eût pas souri le 2, à coup sûr.

[6] Nous rapportons ceci d'après la tradition. Il ne reste, je crois, aucune trace authentique du massacre de la Conciergerie.

[7] Le dossier que nous possédons aux Archives nationales témoigne de la légèreté des conspirateurs royalistes. L'un des complices de Cazotte lui envoie, pour l'encourager, les prophéties de Nostradamus.

[8] Les dévouements de Mlles de Cazotte et de Sombreuil étaient toutefois commandés par le devoir et la nature. D'autres, plus spontanés encore, furent, en ce sens, plus admirables. L'horloger Monnot sauva l'abbé Sicard, au péril de sa vie. Geoffroy-Saint-Hilaire, non content d'avoir obtenu la liberté de son professeur Haüy, conçut l'audacieux projet de sauver ses maîtres, les professeurs de Navarre, enfermés à Saint-Firmin. Ce jeune homme de vingt ans, le 2 septembre, à deux heures, au moment même où le tocsin sonnait, pénètre intrépidement à la prison, avec la carte et les insignes d'un commissaire. Les prisonniers n'osèrent le suivre, soit qu'ils doutassent du succès, soit qu'ils craignissent de compromettre ceux qui n'auraient pu s'évader. La nuit vint, et dans cette nuit de terreur, l'humanité fut plus forte dans ce cœur vraiment héroïque. Il prit une échelle, l'appuya au mur de Saint-Firmin, à deux pas des sentinelles, et, dans cet extrême péril, attendit huit heures que les prisonniers échappassent. Douze prêtres furent sauvés par lui. L'un d'eux tomba et se blessa ; Geoffroy-Saint-Hilaire le prit dans ses bras, le porta dans un chantier voisin. Et il revint encore à l'échelle ; mais le jour venait, il fut aperçu des sentinelles, et reçut dans son habit un coup de fusil. — A celui qui avait montré une si courageuse sympathie pour la vie humaine, Dieu accorda pour récompense de pénétrer le mystère de la vie, d'en comprendre les transformations, comme nul ne le fit jamais. Cet héroïsme de tendresse lui révéla la nature, il y pénétra par le cœur.

[9] Le registre de l'Abbaye, tout taché de sang, garde sur les marges ce nom détesté, ordinairement au bas de cette note : tué par le jugement du peuple, ou absous par le peuple. Maillard. Son écriture est très-belle, très-grande, monumentale, noble, posée, celle d'un homme qui se possède entièrement, qui n'a ni trouble, ni peur, une sécurité parfaite d'âme et de conscience. — Maillard ne reparaît plus dans toute la Révolution : il resta comme enterré dans le sang. — La belle parole qu'il prononça pour sauver Sombreuil ne peut être révoquée en doute ; nous l'avons retrouvée dans le journal le plus contraire aux hommes de Septembre, dans le journal de Brissot, le Patriote Français. — Une personne très-versée dans l'histoire de la Révolution, et qui connaît parfaitement les hommes et les caractères de ce temps, me disait qu'elle supposait que Maillard avait été envoyé par Danton, pour organiser un tribunal modèle, qu'on pût imiter aux autres prisons, de manière à sauver une partie des prisonniers. Cela se peut. Toutefois il me parait au moins aussi vraisemblable que l'intrépide huissier agit de lui-même et spontanément.