HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE VII.

CHAPITRE II. — LE 10 AOÛT DANS L'ASSEMBLÉE. LUTTE DE L'ASSEMBLÉE ET DE LA COMMUNE. FIN D'AOÛT.

 

 

Des vainqueurs du 10 août, fédérés, gardes-françaises, etc. — Théroigne de Méricourt. — Meurtre de Suleau. — Impuissance de l'Assemblée. — Inertie des Girondins, pendant la nuit du 10 août. — Situation de l'Assemblée, dans la matinée du 10 août. — Le Roi se réfugie dans le sein de l'Assemblée. — Deux paniques dans l'Assemblée. — Le Roi, n'ayant plus d'espoir, fait cesser le feu. —  L'Assemblée conserve à la royauté une chance de résurrection. — L'Assemblée s'annule elle-même. — Désespoir des familles des victimes du 10 août. — Défiance et fureur du peuple. — La Commune organe de cette fureur. — Sentiments contradictoires du peuple, sensible et furieux. — Danger de la situation. — Le Roi, prisonnier, est enfermé au Temple. — La Commune exige la création d'un tribunal extraordinaire. — Influence de Marat sur la Commune. — Création du tribunal extraordinaire (17 août 1792). — Danger de la France ; Longwy assiégé, le 20 août. — Menaces de Lafayette, sa fuite. — Fermeté magnanime de Danton. — Premiers mouvements de la Vendée. — Le nouveau tribunal accusé de fonctionner lentement. — Nouvelle de la prise de Longwy. — Fête des morts du 10 août.

 

Il n'est pas facile de sonder le profond volcan de fureur d'où éclata le 10 août, de dire comment les colères de toutes sortes s'étaient entassées, accumulées, mutuellement échauffées d'une fermentation si terrible. Si nous ne pouvons les retrouver dans leur force et leur violence, énumérons du moins, analysons les éléments divers qui, mêlés, formèrent la lave brûlante.

La souffrance du peuple, sa douloureuse misère, en fut le plus faible élément. Et pourtant cette misère était extrême. Toute ressource était consumée depuis longtemps ; quoique le pain fût à bas prix, le travail manquait entièrement, il n'y avait pas moyen d'aller chez le boulanger. La mort au grabat, dans un grenier ignoré, ou dans la rue au coin des bornes, c'était la dernière perspective. Ces pauvres gens, presque sans armes, et nullement aguerris alors, ne firent pas grand'chose au 10 août ; seulement ils allèrent des premiers aux Tuileries ; c'est sur eux que tomba la première, la meurtrière fusillade. S'il n'y avait eu que ceux-là, le château n'eût pas été pris.

Il y avait un autre élément, auquel la cour ne pensait pas, un élément très-militaire, qui agit certainement d'une manière bien autrement efficace.

On a confondu tous les vainqueurs sous le nom de Marseillais ; on a cru du moins qu'ils étaient presque tous fédérés des départements, Marseillais, Bretons et autres. Mais avec ceux-ci marchaient des hommes non moins aguerris, aussi furieux tout au moins, de plus, ulcérés d'une blessure récente. Quels ? les fils aînés de la liberté, les anciens gardes-françaises. Il y avait parmi eux des jeunes gens, d'une audace, d'une ambition extraordinaire, dont plusieurs sont devenus illustres. Les gardes-françaises, un moment, s'étaient laissé amortir par Lafayette ; ils avaient formé le noyau, le nerf de la garde nationale soldée. La conduite très-diverse de ce corps au massacre du Champ-de-Mars (une partie tira, une partie refusa) donna beaucoup à penser. En janvier, le ministre de la guerre, Narbonne, obtint qu'ils fussent assimilés aux troupes de ligne, cessassent de recevoir haute paye, ne fussent plus une troupe privilégiée. La plupart n'acceptèrent pas ce changement, restèrent ici à battre le pavé, attendant les événements, se mêlant aux groupes, soufflant la guerre et le combat, donnant leur assurance au peuple, lui communiquant l'esprit militaire. Une lettre, écrite un an après par un de ces gardes-françaises (depuis, le général Hoche), adressée par lui à un journaliste, lettre fière, amère, irritée, peint à merveille cette jeunesse, l'esprit superbe qui était en elle, sa violente indignation contre tout obstacle. On dirait que la même plume écrivit en janvier 92 l'éloquent Adieu des gardes-françaises aux sections de Paris. Ces philippiques militaires sont pleines du génie colérique qui frappa le coup du 10 août.

Le matin, un de ces gardes-françaises était sur la terrasse des Feuillants avec la fameuse amazone liégeoise, Théroigne de Méricourt. Elle était armée, et allait combattre ; elle y alla en effet, et s'y distingua, jusqu'à mériter une couronne que lui décernèrent les vainqueurs. Il n'était encore que 7 ou 8 heures, une heure avant le combat. On amène sur la terrasse une fausse patrouille qu'on vient de saisir. C'étaient onze royalistes, armés d'espingoles, qui venaient de reconnaître les Champs-Élysées et tous les entours des Tuileries. Il se trouvait parmi eux plusieurs hommes très-connus, très-odieux, de violents écrivains royalistes désignés depuis longtemps à la haine publique, entre autres un abbé Boujon, auteur dramatique, et le journaliste Suleau, un jeune homme audacieux, l'un des plus furieux agents de l'aristocratie. Suleau et Théroigne se trouvèrent en face, la fureur et la fureur.

Suleau était personnellement haï de Théroigne, non-seulement pour les plaisanteries dont il l'avait criblée dans les Actes des Apôtres, mais pour avoir publié à Bruxelles un des journaux qui écrasèrent la révolution des Pays-Bas et de Liège, le Tocsin des Rois. L'infortunée ville de Liège, unanimement française, et qui, tout entière, jusqu'au dernier homme, vota sa réunion à la France, avait été libre deux ans, et elle venait de retomber sous l'ignoble tyrannie d'un prêtre par la violence de l'Autriche. Théroigne, à ce moment décisif, n'avait pas manqué à sa patrie. Mais elle fut suivie de Paris à Liège, arrêtée en arrivant par les Autrichiens, spécialement comme coupable de l'attentat du 6 octobre contre la reine de France, sœur de l'autrichien Léopold. Menée à Vienne et relâchée à la longue, faute de preuves, elle revenait exaspérée, accusant surtout les agents de la reine qui l'auraient suivie, livrée. Elle écrivait son aventure, allait l'imprimer, et déjà elle en avait lu quelques pages aux Jacobins. Le violent génie du 10 août était dans Théroigne. C'était une femme audacieuse, galante, mais non pas une fille, comme l'ont dit les royalistes ; elle n'était nullement dégradée. Ses passions les plus connues furent justement pour des hommes fort étrangers à l'amour, la première pour un castrat italien qui la ruina ; plus tard pour l'abstrait, le sec, le froid Sieyès, pour le mathématicien Romme, jacobin austère, gouverneur du jeune prince Strogonoff ; Romme ne se faisait nullement scrupule de mener son élève chez la belle et éloquente Liégeoise. Le très-honnête Pétion était ami de Théroigne. Toujours, quelque irrégulière que pût être sa vie personnelle, elle visa dans ses amitiés au plus haut, au plus austère, au plus pur ; elle voulait dans les hommes ce qu'elle avait elle-même, le courage et la sincérité. Un de ses biographes les plus hostiles avoue qu'elle exprimait le plus profond dégoût pour l'immoralité de Mirabeau, pour son masque de Janus. Et elle ne montra pas moins d'antipathie pour celui de Robespierre, elle détestait son pharisaïsme. Cette franchise imprudente, qui la mena bientôt à la plus terrible aventure, avait éclaté en avril 92. A cette époque où Robespierre se répandait en calomnies, en dénonciations sans preuves, elle dit fièrement dans un café qu'elle lui retirait son estime. La chose contée le soir ironiquement par Collot d'Herbois aux Jacobins jeta l'amazone dans un amusant accès de fureur. Elle était dans une tribune, au milieu des dévotes de Robespierre. Malgré les efforts qu'on faisait pour la retenir, elle sauta par-dessus la barrière qui séparait les tribunes de la salle, perça cette foule ennemie, demanda en vain la parole ; on se boucha les oreilles, craignant d'ouïr quelque blasphème contre le dieu du temple ; la pauvre Théroigne fut brutalement chassée sans être entendue.

Cette insulte en présageait une autre, plus cruelle, dont elle fut frappée à mort. Après le 10 août et le 2 septembre, Théroigne (qu'on a mêlée sans la moindre preuve, et contre toute vraisemblance, à ce dernier événement) prit parti, avec sa violence ordinaire, pour le parti qui flétrissait les assassins de septembre. Elle était encore fort populaire, aimée, admirée de la foule pour son courage et sa beauté. Les montagnards imaginèrent un moyen de lui ôter ce prestige, de l'avilir par une des plus lâches violences qu'un homme puisse exercer sur une femme. Elle se promenait presque seule sur la terrasse des Feuillants ; ils formèrent un groupe autour d'elle, le fermèrent tout-à-coup sur elle, la saisirent, lui levèrent les jupes, et nue, sous les risées de la foule, la fouettèrent comme un enfant. Ses prières, ses cris, ses hurlements de désespoir ne firent qu'augmenter les rires de cette foule cynique et cruelle. Lâchée enfin, l'infortunée continua ses hurlements ; tuée par cette injure barbare dans sa dignité et dans son courage, elle avait perdu l'esprit. De 1793 jusqu'en 1817, pendant cette longue période de vingt-quatre années (toute une moitié de sa vie !), elle resta folle furieuse, hurlant comme au premier jour. C'était un spectacle à briser le cœur, de voir cette femme héroïque et charmante, tombée plus bas que la bête, heurtant ses barreaux, se déchirant elle-même et mangeant ses excréments. Les royalistes se sont complu à voir là une vengeance de Dieu sur celle dont la beauté fatale enivra la Révolution dans ses premiers jours ; ils ont su un gré infini à la brutalité montagnarde de l'avoir brisée ainsi. Royalistes et Robespierristes, encore aujourd'hui, s'accordent à merveille, après l'avoir avilie vivante, pour avilir sa mémoire.

J'ai voulu donner d'ensemble cette destinée tragique. Voyons l'acte violent, coupable ; par lequel Théroigne la mérita peut-être, au 10 août, cette destinée. Elle avait devant elle ce Suleau tant détesté, celui qu'elle envisageait comme le plus mortel ennemi de la Révolution, et en France, et aux Pays-Bas. C'était un homme dangereux, non par sa plume seulement, mais par sen courage, par ses relations infiniment étendues, dans sa province et ailleurs. Montlosier conte que Suleau, dans un danger, lui disait : J'enverrai, au besoin, toute ma Picardie à votre secours. Suleau, prodigieusement actif, se multipliait ; on le rencontrait souvent déguisé. Lafayette, dès 90, dit qu'on le trouva ainsi, sortant le soir de l'hôtel de l'archevêque de Bordeaux. Déguisé cette fois encore, armé, le matin même du 10 août, au moment de la plus violente fureur populaire, quand la foule, ivre d'avance du combat qu'elle allait livrer, ne cherchait qu'un ennemi, Suleau pris, dès lors était mort.

Desmoulins, picard comme lui et son camarade au collège de Louis-le-Grand, avait eu comme une seconde vue de l'événement ; il avait offert à Suleau de le cacher chez lui. Mais celui-ci croyait vaincre. Il tomba au piège avant le combat.

S'il périssait, du moins ce n'était pas Théroigne qui pouvait le mettre à mort. Les plaisanteries même qu'il avait lancées contre elle auraient dû le protéger. Au point de vue chevaleresque, elle devait le défendre ; au point de vue qui dominait alors, l'imitation farouche des républicains de l'antiquité, elle devait frapper l'ennemi public, quoiqu'il fût son ennemi. Un commissaire, monté sur un tréteau ; essayait de calmer la foule ; Théroigne le renversa, le remplaça, parla contre Suleau. Deux cents hommes de garde nationale défendaient les prisonniers ; on obtint de la section un ordre de cesser toute résistance. Appelés un à un, il furent égorgés par la foule. Suleau montra, dit-on, beaucoup de courage, arracha un sabre aux égorgeurs, essaya de se faire jour. Pour mieux orner le récit, on suppose que la virago (petite et fort délicate, malgré son ardente énergie) aurait sabré de sa main cet homme de grande taille, d'une vigueur et d'une force décuplées par le désespoir. D'autres disent que ce fut le garde-française qui donnait le bras à Théroigne, qui porta le premier coup.

Ce massacre, exécuté à la place Vendôme, devant la porte des Feuillants, et comme sous les yeux de l'Assemblée, constata d'une manière terrible l'impuissance de celle-ci. Par deux fois elle déclara les prisonniers sous la sauvegarde de la loi, et l'on n'en tint compte. Un fatal précédent s'établit, un préjugé effroyable, à savoir que le passant, le premier venu, pouvait, en dépit des autorités nommées par le peuple, représenter le peuple souverain en sa fonction la plie délicate, la justice. Cette justice de combat, faite au moment de la bataille par l'ennemi sur l'ennemi, va se reproduire dans un mois, aux jours de Septembre, sur des prisonniers désarmés.

L'Assemblée était en cause non moins que la royauté. La majorité, qui venait d'innocenter Lafayette, avait par cela même dans l'esprit du peuple perdu l'Assemblée elle-même. Les Girondins, il est vrai, par l'organe de Brissot, avaient attaqué le général, et pouvaient se laver les mains de l'étrange absolution. Mais, il était trop manifeste qu'ils croyaient pouvoir encore se servir de la royauté ; ennemis ou non de Lafayette, ils lui ressemblaient en ceci : républicains de principes, comme lui, mais, comme lui, royalistes de politique, de situation, ils n'en différaient guère que sur la longueur du sursis qu'ils auraient accordé à l'institution royale. Rien n'indique qu'ils aient eu avec la cour d'intelligence sérieuse. Le traité qu'ils lui auraient offert, en quelque sorte, n'est qu'une fiction maladroite[1]. Quelque étourdis qu'aient pu être les Girondins, jamais ils n'auraient donné un tel acte écrit contre eux-mêmes. Et à qui ? à cette cour qui, dans les élections et partout, leur préférait sans difficulté les plus violents jacobins. C'est une chose très-certaine que nous avons affirmée, et que nous répéterons : jusqu'au 10 août, la cour, en toute occasion, ne vit nul ennemi plus dangereux que les Girondins. Elle se serait fiée à Danton bien plus qu'à Vergniaud. Vergniaud, Brissot, Roland, Guadet, furent pour elle l'objet d'une haine bien autrement profonde. Ils lui semblaient près du pouvoir, et capables de le garder. Elle eût préféré cent fois le triomphe passager des violents à la victoire des modérés, qui, dans un délai fort court, pouvait fonder la république.

Les Girondins ne parurent pas à l'Assemblée dans la nuit du 10 août. Elle avait commencé à se réunir vers minuit et demi, au bruit du tocsin. Les quelques députés qui vinrent étaient des Feuillants, et ils vinrent pour sauver la royauté ; on le voit au choix de leur président ; ce fut le feuillant Pastoret. Ledit Pastoret s'éclipsa ; ils prirent alors un député inconnu, pour les présider. Où donc étaient Brissot, Vergniaud, la pensée, de la Gironde, sa grande, sa puissante voix ? où étaient-ils ? que pensaient-ils ?

Ils attendaient et se réservaient. — Chose peu étonnante au reste, quand on voit l'hésitation des acteurs connus de tous les partis. Robespierre s'abstint, dans cette nuit, tout aussi bien que Vergniaud.

Évidemment les Girondins se réservaient le rôle de médiateurs ; ils attendaient que la cour éperdue, au bruit de la fusillade, vint se jeter dans leurs bras.

La très-peu nombreuse Assemblée qui siégea la nuit, dans l'absence des grands chefs d'opinions, montra beaucoup de prudence. Elle évita, par-dessus tout le piège qu'on lui tendait, en l'appelant au château. Quelques membres proposèrent que le Roi vint plutôt se réunir à l'Assemblée. La discussion, souvent interrompue, traîna jusqu'au matin ; les Girondins, rougissant à la longue de leur absence dans un tel moment, apparurent enfin ; à sept heures, Vergniaud occupa le fauteuil.

Et ce fut pour être obligé de saluer la formidable puissance qui s'était formée cette nuit, puissance inconnue, mystérieuse, au matin lancée du volcan, comme pour écraser l'Assemblée : la Commune du 10 août.

Un substitut du procureur de la commune (ne serait-ce pas Danton ? il avait alors ce titre) entra avec deux officiers municipaux ; et notifia, sans préface, à l'Assemblée nationale, que le peuple souverain, réuni en sections, avait nommé des commissaires, qu'ils exerçaient tous les pouvoirs, et que, pour leur coup d'essai, ils avaient pris un arrêté pour suspendre le conseil général de la Commune.

Un membre de l'Assemblée proposa d'annuler tout, les commissaires et l'arrêté. Mais, à l'instant, un autre membre dit prudemment qu'insinuation Valait mieux que violence, qu'en ce danger il était imprudent d'écarter des hommes utiles, qu'en tout cas il fallait attendre. des éclaircissements ultérieurs. — L'Assemblée résolut d'attendre, ce qui était le plus facile. Entre la victoire du royalisme et celle de l'anarchie, entre le château et la commune, menacée également des deux parts d'être dévorée, elle ménagea l'inconnu et garda devant le sphynx un silence de terreur.

Et à ce moment même où elle n'osait plus agir ni prendre parti, par une contradiction étrange, la circonstance venait en quelque sorte réclamer d'elle la force qu'elle n'avait plus.

C'est à ce moment qu'on lui demanda de protéger Suleau et les autres prisonniers ; elle essaya de le faire, et vit son autorité méconnue (huit heures). À ce moment encore on lui annonça que le Roi voulait se retirer dans son sein. Elle répondit froidement : Que la Constitution lui en laissait la faculté. On demandait que la garde du Roi pût entrer ; on craignait qu'elle ne fût massacrée, si elle restait aux portes. Mais l'Assemblée, en la recevant, avait à craindre de faire de sa propre salle un champ de bataille ; elle s'attacha à la lettre de la loi, qui lui défendait de délibérer au milieu des baïonnettes ; elle fit semblant de croire que cette garde venait là pour protéger l'Assemblée, et déclara : Qu'elle ne voulait de garde que l'amour du peuple.

Nous n'avons point raconté dans le chapitre précédent, où nous expliquions la bataille, le voyage du Roi pour aller à l'Assemblée. Ce voyage n'était pas long ; mais on pouvait le croire infiniment dangereux dans l'état d'irritation où était la foule ; à tort : il n'eut d'autre résultat que de prouver que la vie du Roi, ni même celle de la reine, n'était nullement en péril.

Au départ, le Roi probablement n'était pas sans inquiétude. Il ôta son chapeau où était un plumet blanc, et s'en mit un qu'il prit à un garde national. Les Tuileries étaient sombres et silencieuses, déjà jonchées de feuilles sèches, bien avant le temps ordinaire ; le Roi en fit la remarque : Elles tombent cette année de bonne heure. Manuel avait imprimé que la royauté n'irait que jusqu'à la chute des feuilles.

A mesure qu'on approchait de la terrasse des Feuillants on apercevait une foule d'hommes et de femmes fort animés. A vingt-cinq pas environ de la terrasse, une députation de l'Assemblée vint recevoir le Roi ; les députés l'environnèrent ; mais cette escorte ne suffisait pas pour tenir en respect quelques-uns des plus violents. Un homme, du haut de la terrasse, brandissait une perche de huit ou dix pieds : Non ! non, criait-il, ils n'entreront pas, ils sont cause de tous nos malheurs... Il faut que cela finisse !... A bas ! à bas ! Rœderer harangua la foule ; et quant à l'homme à la perche, qui ne voulait pas se taire, il la lui arracha des mains et la jeta au jardin, sans autre cérémonie ; l'homme resta stupéfait, et ne dit plus rien.

Après un moment d'embarras, causé par l'encombrement, la famille royale arrivant an passage même qui menait à l'Assemblée, un garde national provençal dit au Roi, avec l'accent original du Midi : Sire, n'ayez pas peur, nous sommes de bonnes gens ; mais nous ne voulons pas qu'on nous trahisse davantage. Soyez un bon citoyen, Sire... Et, surtout, n'oubliez pas de chasser vos calotins du Château...

Un autre garde national (quelques-uns disent que c'était l'homme même à la longue perche, qui semblait si furieux) s'émut de voir le Dauphin, pressé de la foule, à ce passage si étroit ; il le prit dans ses bras et l'alla poser sur le bureau des secrétaires. Tout le inonde applaudissait.

Le Roi et la famille royale s'étaient assis sur les sièges peu élevés qu'occupaient ordinairement les ministres. Il dit à l'Assemblée : Je suis venu ici pour éviter un grand crime... — Parole injuste et dure que rien ne justifiait. La foule avait envahi, le 20 juin, les Tuileries, sans péril pour Louis XVI, et le 10 août même, rien n'annonce que personne en ait voulu à ses jours, ni même à ceux de la reine.

Le président Vergniaud ayant répondu que l'Assemblée avait juré de mourir en soutenant les droits du peuple et les autorités constituées, le Roi monta et vint s'asseoir à côté de lui. Mais un membre fit observer que la Constitution défendait de délibérer en présence du Roi. L'Assemblée désigna alors la loge du logographe, qui n'était séparée de la salle que par une grille en fer, et se trouvait au niveau des rangs élevés de l'Assemblée. Le Roi y passa avec sa famille ; il s'y plaça sur le devant, indifférent, impassible ; la reine, un peu sur le côté, pouvait cacher à cette place la terrible anxiété où la mettait le combat. On entendait à ce moment la meurtrière fusillade qui jeta d'abord par terre tant d'hommes du peuple, et fit croire aux gentilshommes qu'il ne s'agissait plus que de marcher sur l'Assemblée, de la disperser ; d'emmener le Roi. La reine ne disait pas un mot, ses lèvres étaient serrées, dit un témoin oculaire (M. David, depuis consul et député) ; ses yeux étaient ardents et secs, ses joues enflammées ; ses mains fermées sur ses genoux. Elle combattait du cœur, et nul sans doute de ceux qui se faisaient tuer au château ne porta dans la bataille une passion plus acharnée.

De cette loge, de cette salle du Manège, fort légèrement construite, on entendait tous les bruits. À la première fusillade, succéda un grand silence ; puis, à neuf heures, neuf heures et demie, les quelques coups du canon tirés par les Marseillais, toutes les vitres vibrèrent. Quelques-uns crurent que des boulets passaient par-dessus la salle. L'Assemblée était très-digne, dans une calme et ferme attitude. Élie la conserva, malgré deux paniques. Un moment, la fusillade, très-rapprochée, fit croire aux tribunes que les Suisses étaient vainqueurs, qu'ils venaient envahir la salle et disperser l'Assemblée. Tous les assistants criaient aux députés : Voilà les Suisses, nous ne vous quittons pas ; nous périrons avec vous. Un officier de la garde nationale était à la barre, et disait : Nous sommes forcés. Députés, tribunes, assistants, gardes nationaux, tous, jusqu'aux jeunes secrétaires placés à côté du Roi, se levèrent d'un mouvement héroïque, et jurèrent de mourir pour la liberté  Contre qui un tel serment, si ce n'est contre le Roi même, qu'alors on croyait vainqueur ! Jamais son isolement ne ressortit davantage. La situation à ce moment se révélait tout entière : d'un côté, l'Assemblée, le peuplé ; d'autre part, le Roi... En face, la France et l'ennemi.

Une autre Panique eut lieu, mais dans l'autre sens, Ce fut la victoire du peuple, les craintes de l'Assemblée pour la sûreté du Roi. On eut un moment l'idée que les vainqueurs, dans leurs furie, pourraient venir frapper en lui le chef de ces Suisses, de ces nobles, qui avaient fait un si grand carnage du peuple. On arracha la grille qui séparait de la salle la loge du logographe, afin que la famille royale pût, au besoin, se réfugier dans le sanctuaire national. Plusieurs députés y travaillèrent ; le Roi s'y employa lui-même, avec sa force peu commune et son bras de serrurier.

Le procureur du département, Rœderer, vint annoncer bientôt que le château était forcé.   — Une décharge de canon se fit entendre peu après ; c'était le faubourg Saint-Marceau qui, du pont de la Concorde, tirait sur les Suisses fugitifs. — Et c'est alors seulement, tard, trop tard en vérité, que le Roi, ayant perdu toute espérance, fit savoir au président qu'il avait donné aux Suisses l'ordre de ne point tirer, et d'aller à leurs casernes.

Quoique l'Assemblée eût manifesté si vivement la crainte que le Roi ne vainquit, la victoire de l'insurrection, accomplie sans elle, parut l'abattre et l'annuler. Elle transférait en réalité le pouvoir de fait à une puissance nouvelle, la Commune, à qui l'on faisait honneur de la victoire. Quand on proposa à l'Assemblée de nommer un commandant de la garde nationale, elle renvoya ce choix à la toute-puissante Commune. Puis, des combattants apportant des bijoux pris aux Tuileries, l'Assemblée déclina cette responsabilité, sous le prétexte qu'elle n'avait aucun-lieu où les garder. Elle les envoya encore à la Commune.

L'Assemblée semblait avoir le sentiment que le peuple se défiait d'elle. Par deux fois, suivant l'élan du dehors, et voulant rassurer la foule, les députés se levèrent, et répétèrent le serment : Vivre libre ou mourir. Ils y joignirent une adresse, mais fort générale et vague, où l'on conseillait au peuple de respecter les Droits de l'Homme.

Guadet était au fauteuil, et répondait comme il pouvait aux députations diverses qui se succédaient à la barre. C'était une section qui venait sommer l'Assemblée de jurer qu'elle sauverait l'empire ; l'Assemblée jurait. C'était la Commune qui venait signifier qu'elle avait donné le commandement à Santerre, et présentait son vœu pour la déchéance du Roi. Puis un groupe d'inconnus venait déclarer qu'il fallait faire justice de la grande trahison : Le feu est aux Tuileries, disaient-ils, et nous ne l'arrêterons qu'après que la vengeance du peuple sera satisfaite... Il nous faut la déchéance. Ils le firent comme ils le disaient, repoussant les pompiers à coups de fusil. Neuf cents toises de bâtiments étaient en feu.

L'Assemblée se sentait glisser sur la pente. Elle voulut enrayer. Enrayer ! mais avec quoi ? avec la' royauté même. Pour arrêter sa chute, elle prit justement le poids fatal qui devait la précipiter.

Vergniaud rentra, l'air abattu, pour donner à l'Assemblée l'avis de la commission extraordinaire qu'elle avait créée exprès. Le grand orateur souffrait de ne reconnaître la confiance du Roi réfugié dans l'Assemblée que par une mesure rigoureuse. La chose semblait dure, inhospitalière. Je m'en rapporte, dit-il, à la douleur dont vous êtes pénétrés, pour juger s'il importe au salut de la patrie que vous adoptiez cette mesure sur-le-champ. Je demande la suspension du pouvoir exécutif, un décret pour la nomination du gouverneur du prince royal. Une Convention prononcera sur les mesures ultérieures. Le Roi sera logé au Luxembourg. Les ministres seront nommés par l'Assemblée nationale.

A ce moment même, le peuple revint obstiné, frappa à la porte : La déchéance ! la déchéance !, c'était encore le cri des nouveaux pétitionnaires.

A quoi Vergniaud répondit que l'Assemblée avait fait tout ce que ses pouvoirs lui permettaient de faire, que c'était à la Convention de prononcer sur la déchéance.

Ils s'en allèrent en silence, mais non satisfaits. L'Assemblée, tout en disant qu'elle ne décidait rien, n'allait-elle pas préjuger audacieusement l'avenir, par la nomination d'un gouverneur de l'héritier du trône, lorsqu'il restait incertain s'il y aurait un trône encore ?

Loger le roi au Luxembourg ! au lieu de Paris d'où il est le plus facile d'échapper dans la campagne ! Qui ne sait que le Luxembourg est assis sur les catacombes, et que, par vingt souterrains, il pouvait remettre la royauté sur le chemin de Varennes, C'est ce qu'une section vint très-justement représenter l'Assemblée.

Celle-ci, quoi qu'elle pût faire, n'allait plus pouvoir marcher qu'à la suite de la Commune. Aux ministres girondins qu'elle rétablit, elle ajouta comme ministre de la justice l'homme de la Commune, Danton, Elle vota que les communes auraient droit de faire partout des visites domiciliaires pour savoir si les suspects n'avaient pas des armes cachées, C'était armer la nouvelle puissance, dont on se défiait tant tout-à-l'heure, d'une inquisition sans bornes.

Il était trois heures de nuit. En cette séance de vingt-sept heures, l'Assemblée vaincue, près de la royauté vaincue, en réalité avait abdiqué.

Cette éclipse du premier pouvoir de l'État, du seul, après tout, qui fût reconnu de la France, était effrayante dans la situation. Le combat n'avait pas fini ; il durait encore dans les cœurs, ils restaient gonflés de vengeance. Le soir du 10, on avait en tâte jeté au cimetière de la Madeleine les cadavres des sept cents Suisses qui avaient été tués. Mais le nombre des morts était bien plus grand du côté des insurgés. Les Suisses généralement avaient tiré derrière de bonnes murailles ; les autres n'avaient eu que leurs poitrines pour parer les coups ; onze cents insurgés avaient péri ; beaucoup d'entre eux, gens mariés, pauvres pères de famille, que les extrêmes misères avaient poussés au combat, qui, entre une femme désespérée et des enfants affamés, avaient préféré la mort. Des tombereaux les ramassaient, les ramenaient dans leurs quartiers, et là, on les étalait pour les reconnaître. Chaque fois qu'une de ces lugubres voitures couverte, mais reconnaissable à la longue tramée de sang qu'elle laissait derrière elle, chaque fois qu'elle entrait au faubourg, la foule l'entourait, muette, haletante, là foule des femmes qui attendaient dans une horrible anxiété. Et puis, à. mesure, éclataient avec une étrange variété d'incidents les plus pathétiques les sanglots du désespoir. Nulle scène de ce genre n'avait lieu sans jeter dans filme des spectateurs un nouveau levain de vengeance ; des jeunes gens reprenaient la pique, rentraient dans Paris pour tuer... Qui tuer, où et comment ? c'était toute la question. Ils allaient à l'Abbaye où étaient les officiers suisses. Ils allaient à l'Assemblée nationale où cent cinquante soldats suisses avaient trouvé un asile. On avait beau leur expliquer que ces soldats avaient tiré malgré eux, que d'autres avaient tiré en l'air, que d'autres enfin, ceux par exemple qu'on amena de Versailles, étaient même absents à l'heure du combat. Ils venaient aveugles et sourds, l'oreille pleine des sanglots des veuves, les yeux pleins de la rouge vision des tombereaux combles de sang. Ils ne voulaient que du sang, et heurtaient leurs têtes aux portes.

La Commune, sortie de la fureur du 10 août, n'était pas pour s'opposer à ces mouvements de vengeance. Elle prit, le matin du 11, une mesure vraiment sinistre. La prison de l'Abbaye, qui renfermait les officiers suisses, était fortement menacée, entourée de rassemblements ; malgré l'Assemblée nationale, qui, pour sauver les soldats, les envoyait au Palais Bourbon, la Commune décida qu'ils iraient à l'Abbaye. Et cela fut fait.

Il y avait dans cette Commune des éléments très-divers. Une partie, la meilleure, étaient des hommes simples, grossiers, naïvement colériques, qui n'étaient pas incapables de sentiments généreux ; malheureusement ils suivirent jusqu'au bout la pensée brutale et stupide : En finir avec l'ennemi. Mais le meurtre ne finit rien. Les autres étaient des fanatiques, fanatiques d'abstractions, géomètres politiques, prêts à rogner par le fer ce qui dépassait la ligne précise du contour qu'ils s'étaient tracé au compas. Enfin, et c'était le pire élément, il y avait des bavards, des harangueurs étourdiment sanguinaires (de ce genre était Tallien), il y avait de méchants petits scribes, natures basses et aigres, irrémédiablement mauvaises, sans mélanges et sans retour, parce qu'elles étaient légères, sèches, vides, de nulle consistance. Les fouines à museau pointu, propre à le tremper dans le sang, se caractérisent par deux noms : l'un, Chaumette, étudiant en médecine et journaliste ; l'autre, Hébert, vendeur de contremarques à la porte des spectacles, qui rimait des chansonnettes, avant de devenir horriblement célèbre sous le nom de père Duchêne.

Ces scribes furent tout d'abord la cheville ouvrière de la Commune. Du 11 août au 2 septembre, elle appela dans son sein le scribe des scribes, le fol des fois, Marat, Robespierre. Tous deux sortirent de leurs trous, et siégèrent à la Commune,

Le matin du 11, la Commune envoya à l'Assemblée deux de ses membres lettrés, Hébert et Léonard Bourdon, un régent, pédant furieux, qui fonda une pension selon les institutions de Lycurgue. En allant, ils ne purent se dispenser de monter chez le maire, Pétion, qui était encore au lit. Ils trouvèrent là Brissot, qui vint à eux, tout ému : Quelle est donc cette fureur ! dit-il. Quoi ! les massacres ne finiront pas ? Pétion parla dans le même sens. Hébert et Bourdon haussèrent les épaules, et s'en allèrent sans rien dire. Ils ont depuis accusé cette faiblesse de Pétion et de Brissot, cette sensibilité coupable, pour les conduire à la mort.

La Commune, sans doute sur leur avis, sentant combien Pétion pourrait être embarrassant dans les grandes mesures de haute politique qu'elle se proposait de prendre, fit savoir à l'Assemblée, que dans se tendre inquiétude pour la vie si précieuse de ce bon maire de Paris, de ce père du peuple, etc., etc., dans la crainte qui ne tombât sous le poignard royaliste, elle avait mis à ses côtés deux agents pour le Suivre partout, salis le perdre de vue, et le garder jour et nuit.

Cette violence hypocrite contrastait avec la sensibilité naïvement exaltée que montrait partout le peuple. Malheureusement sa sensibilité se trahissait par deux effets tout contraires.

Les uns, émus de pitié pour les familles en deuil, pour ce grand désastre privé et public, voulaient justice et vengeance, une punition exemplaire ; si la loi ne la faisait pas, ils allaient la faire eux-mêmes.

Les autres, émus d'intérêt pour des hommes désarmés, qui, fussent-ils coupables, ne devaient, après tout, être frappés que par la loi, voulaient à tout prix Sauver leurs ennemis, sauver l'humanité, l'honneur de la France.

Ces mouvements contradictoires de sensibilité, ici humaine, là furieuse, se trouvèrent plus d'une fois, Chose bizarre, dans les mêmes personnes. Les tribunes dé l'Assemblée étaient pleines d'hommes hors d'eux-mêmes, qui étaient venus tout exprès pour obtenir des lois de sang. Les Suisses étaient là tremblants dans les bâtiments des Feuillants, et la foule aux tribunes, aux cours, dans les rues voisines, attendant sa proie. Un député fit remarquer que ces infortunés Suisses n'avaient pas mangé depuis trente heures ; les tribunes furent émues. Un brave homme vint à la barre et dit qu'il priait les tribunes de l'aider à sauver tes Suisses, de venir avec lui pour faire entendre raison à la foule du dehors. Tous le suivirent ; ils arrachèrent des mains du peuple plusieurs Suisses qu'il tenait déjà, rentrèrent avec ces malheureux ; ce fut la scène la plus extraordinaire et. la plus attendrissante ; les victimes se jetèrent dans les bras de ceux qui naguère demandaient leur mort et qui les avaient délivrés ; les Suisses levaient les mains au ciel, faisaient serment à la cause du peuple et se donnaient à la France.

Le ministre de la justice, Danton, se montra très-digne de sa position nouvelle, en se portant pour défenseur des droits de l'humanité. il exprima devant l'Assemblée nationale une pensée de sévérité magnanime qui était au cœur des vrais vainqueurs du 10 août : Où commence l'action de la justice, là doivent cesser les vengeances populaires. Je prends, devant l'Assemblée nationale, l'engagement de protéger les hommes qui sont dans son enceinte ; je marcherai à leur tête, et je réponds d'eux.

La justice, c'était en effet le seul remède à la vengeance. Il y avait là toute une population exaspérée de ses pertes. Si la robe de César, montrée aux Romains, fut un signal de massacre, qu'était-ce de la robe du peuple, de la chemise sanglante des victimes du 10 août, partout reproduite et multipliée, partout étalée aux yeux indignés, avec la légende terrible de la trahison des Suisses, et ce mot des honnêtes fédérés bretons qui courait partout : Nous avions encore la bouche à leur joue... ils nous ont assassinés !...

Ceux que l'on accusait ainsi étaient-ils regardés du peuple comme des prisonniers ordinaires ou comme des criminels ? Après la victoire, après la bataille, le danger passé, le vainqueur prend pour les prisonniers un sentiment de clémence ; mais la bataille durait. Le grand parti royaliste, quelque coup qu'il eût reçu, restait tout entier. Aux royalistes purs il fallait joindre la masse des royalistes constitutionnels, les vingt mille bourgeois qui avaient signé la protestation contre le 20 juin, et s'étaient ainsi compromis pour le Roi sans retour. Personne, même après le 10 août, ne voyait bien nettement à qui, en dernier lieu, resterait l'avantage. Le 10, beaucoup avaient eu peur de ne pas être vus avec les vainqueurs. Le 11, beaucoup avaient peur d'être obligés de garder le Roi. Santerre, le nouveau commandant de la garde nationale, ne trouvait nulle obéissance ; deux adjudants refusèrent positivement d'aller garder le Roi aux Feuillants. Santerre fut obligé d'avouer à la Commune : Que la diversité des opinions faisait qu'il avait peu de force. Et en même temps un député, Thuriot, vint déclarer qu'il avait connaissance d'un projet pour enlever la famille royale.

La Commune, par l'organe de son procureur, Manuel, déclara à l'Assemblée que si l'on mettait le Roi au Luxembourg, ou, comme on voulait encore, au ministère de la justice, elle n'en répondait plus. L'Assemblée lui donna le soin de choisir le lieu, et elle choisit le Temple, donjon isolé, vieille tour, dont on refit le fossé. Cette tour, basse, forte, sombre, lugubre, était l'ancien Trésor de l'ordre des Templiers. C'était, depuis longtemps, un lieu délabré, à peu près abandonné. Lieu marqué d'une bizarre fatalité historique. La royauté y brisa le moyen-âge par la main de Philippe-le-Bel. Et elle-même y revint brisée avec Louis XVI. Cette laide tour, dont on ne savait guère le sens ni l'ancienne destination, se trouvait là tout étrange, comme un hibou au grand soleil, dans un quartier fort populeux. C'était, comme aujourd'hui du reste, un quartier d'industrie pauvre, de commerce misérable, de revendeurs, de brocanteurs, de petits métiers exercés par des fabricants ouvriers eux-mêmes. L'enclos du Temple s'était d'autant plus aisément peuplé de ces petites industries qu'il recevait les ouvriers sans patente, non autorisés, qui, sous l'abri de l'antique privilège du lieu, vendaient librement aux pauvres du mauvais, du vieux, tellement quellement rajusté. Cet enclos, par un effet de ce triste privilège, avait aussi servi d'asile aux banqueroutiers effrontés, qui, selon la loi énergique du moyen-âge, payaient leurs dettes sans argent, en prenant le bonnet vert, et frappant du cul sur la pierre. Chute rapide et cruelle. Louis XVI, encore roi le 10, s'il demeurait au Luxembourg, résidence ordinaire des princes, — prisonnier avoué le 11, s'il était mis sous la clef du ministère de la justice, — semblait au Temple la captif de la faillite royale et le banqueroutier de la monarchie.

Louis XVI était un otage ; sa vie importait à la France. Il semblait en sûreté. Tous alors, même les plus violents, auraient défendu une tête si précieuse. La vengeance populaire, arrêtée de ce côté, se retournait d'autant plus furieuse contre les autres prisonniers. Le seul moyen peut-être qui restât de les soustraire à un massacre distinct, c'était de les présenter comme prisonniers de guerre, de les soumettre à un jugement militaire qui frapperait uniquement ceux qui avaient commandé, sauverait la foule de ceux qui n'avaient fait qu'obéir. Un ancien militaire le député Lacroix, proposa à l'Assemblée de faire nommer, par le commandant de la garde nationale, une cour martiale, qui jugerait sans désemparer les Suisses, officiers et soldats. La part principale que les fédérés, Marseillais, Bretons, presque tous anciens soldats, avaient eue à la victoire, aurait, sans nul doute, obligé de prendre les juges surtout parmi eux. Ces militaires se seraient montrés plus indulgents pour un délit militaire, que des juges populaires, tirés d'une foule ivre de vengeance. Ceci n'est point une supposition, mais une induction légitime. La plupart des fédérés de Marseille, loin de partager la fureur commune, déclarèrent qu'ils ne considéraient plus les vaincus comme ennemis, demandèrent à l'Assemblée là permission d'escorter les Suisses et de leur faire un rempart de leur corps. Soldats, ils comprenaient bien mieux la vraie position du soldat, l'inexorable nécessité de la discipline qui avait pesé sur ces Suisses, et les avait rendus coupables malgré eux.

Lacroix, qui donna ce conseil, violent en apparence, humain en réalité, de faire juger immédiatement les vaincus par une cour martiale, était un homme trop secondaire pour que nous ne cherchions pas plus haut à qui appartient l'initiative réelle de cette grande mesure. Lacroix était alors dans les rangs de la Gironde, mais déjà, et de plus en plus, uni d'esprit à Danton. Ce qu'ils avaient de commun, c'était la facilité de caractère, l'amour de la vie, du plaisir ; tous deux étaient des hommes d'énergie, et sous des formes âpres, violentes, nullement ennemis de l'humanité. Je ne crois pas que la proposition ait été inspirée par les Girondins, qui n'aimaient point les formes militaires. Les Montagnards, en général, ne les aimaient pas davantage, Robespierre pas plus que Brissot. Je serais porté à croire que Lacroix exprimait la pensée de Danton.

Ce qui ferait supposer que cette mesure eût épargné le sang, c'est que la Commune la repoussa. Placée au centre même de la fermentation populaire, loin dé calmer l'esprit dé vengeance, elle allait toujours l'irritant. Elle n'osait dire nettement qu'elle craignait de trouver les fédérés militaires trop généreux pour les vaincus ; le 13, elle demanda seulement qu'au lieu de cour martiale, on créât un tribunal, formé en partie de fédérés, en partie de sectionnaires parisiens. — Le 15, elle s'enhardit, ne parla plus de fédérés, demanda que le jugement se fît par des commissaires pris dans chaque section. Ceux qu'on choisissait dans un tel moment ne pouvaient guère manquer d'être les plus violents des sections, et probablement les membres mêmes de la Commune. En d'autres termes, la Commune priait l'Assemblée de charger la Commune même de juger à mort tous ceux qu'on avait arrêtés et ceux qu'on arrêterait. Quelle limite dans cette route ? On ne pouvait le prévoir. Dès le 12, une bande de pétitionnaires était venue sur les bancs même de l'Assemblée nationale désigner un député comme traître, et demander qu'on le mit en accusation.

Rien n'étonne de la Commune, quand on sait l'étrange oracle qu'elle commençait à consulter. Le 10, au soir, une troupe effroyable de gens ivres et de polissons avaient, à grand bruit, apporté à l'Hôtel-de-Ville l'homme des ténèbres, l'exhumé, le ressuscité, le martyr et le prophète, le divin Marat. C'était le vainqueur du 10 août, disaient-ils. Ils l'avaient promené triomphalement dans Paris, sans que sa modestie fît résistance. Ils l'apportèrent sur les bras, couronné de lauriers, et le jetèrent là, au milieu du grand conseil de la Commune. Plusieurs rirent ; beaucoup frémirent ; tous furent entraînés. Lui seul il n'avait aucun doute, ni hésitation, ni scrupule. La terrible sécurité d'un fol qui ne sait rien ni des obstacles du monde, ni de ceux de la conscience, reluisait en sa personne. Son front jaune, son vaste rictus de crapaud souriait effroyablement sous sa couronne de laurier. Dès ce jour, il fut assidu à la Commune, quoiqu'il n'en fût pas membre, y parla toujours plus haut. Les politiques eurent à songer s'ils suivraient jusqu'au bout un aliéné. Mais, comment, devant cette foule furieuse, oser contredire Marat ? Danton ne l'eût pas osé ; seulement, il venait peu à la Commune. Robespierre, qui y siégeait, l'osait encore moins. La chose lui dut coûter. La Commune prit plusieurs décisions vraiment étonnantes, celle-ci, entre autres, évidemment dictée par Marat : Que désormais les presses des empoisonneurs royalistes seraient confisquées, adjugées aux imprimeurs patriotes. Avant même que ce bel arrêt ne fût rendu, Marat l'avait exécuté. Il avait été tout droit à l'Imprimerie royale, déclarant que les presses et les caractères de cet établissement appartenaient au premier, au plus grand des journalistes, et, ne s'en tenant point aux paroles, il avait, par droit de conquête, pris telle presse et tel caractère, emporté le tout chez lui.

L'assemblée avait donc à décider si elle remettrait à cette Commune, ainsi gouvernée, le glaive de la justice nationale. Quelle serait cette justice ? Les uns voulaient un tribunal vengeur, rapide, expéditif. Marat préférait un massacre. Cette idée, loin de rien coûter à sa philanthropie, en était, disait-il, le signe : On me conteste, disait-il, le titre de philanthrope... Ah ! quelle injustice ! Qui ne voit que je veux couper un petit nombre de têtes pour en sauver un grand nombre ?... Il variait sur ce petit nombre ; dans les derniers temps de sa vie, il s'était arrêté, je ne sais pourquoi, au chiffre minime, en vérité, de 273.000.

Le tribunal de vengeance pouvait éviter le massacre. La Commune, par la voix de Robespierre, en demanda à l'Assemblée la création immédiate. présentée avec des formes adoucies, des ménagements insidieux, mêlés de menaces, la proposition fut reçue dans un grand silence. Un seul député (Chabot) se leva pour l'appuyer. Et pourtant elle passa. On espéra éluder la proposition dans l'application ; on le décréta en principe.

Dès ce moment, d'heure en heure, des pétitions. menaçantes vinrent exiger l'exécution du décret rendu. En une soirée, trois députations de la Commune se succédèrent à la barre. La troisième alla jusqu'à dire : Si vous ne décidez rien, nous allons attendre. Le 17, une nouvelle députation vint dire : Le peuple est las de n'être pas vengé ; craignez qu'il ne se fasse justice. Ce soir, à minuit, le tocsin sonnera. Il faut un tribunal criminel aux Tuileries, un juge par chaque section. Louis XVI et Antoinette voulaient du sang ; qu'ils voient couler celui de leurs satellites.

A cette violence brutale, le jacobin Choudieu, Thuriot, ami de Danton, répondirent par les plus nobles paroles. Le premier dit : Ceux qui viennent crier ici ne sont pas les amis du peuple ; ce sont ses flatteurs... On veut une inquisition ; j'y résisterai jusqu'à la mort...

Et Thuriot, un mot sublime : La révolution n'est pas seulement à la France ; nous en sommes comptables à l'humanité.

A ce moment entrent les sectionnaires que la Commune chargeait de former les jurys. L'un d'eux : Vous êtes comme dans les ténèbres sur ce qui se passe. Si, avant deux ou trois heures, le directeur du jury n'est pas nommé, si les jurés ne sont pas en état d'agir, de grands malheurs se promèneront dans Paris.

L'Assemblée obéit sur l'heure. Elle vota la création d'un tribunal extraordinaire. Toutefois avec une précaution, l'élection à deux degrés, comme pour les députés ; le peuple nommait un électeur par section, et ces électeurs nommaient les juges.

Les noirs nuages du dehors, l'orage de la frontière, couvraient, il faut le dire, l'intérieur comme d'un voile noir ; de moins en moins on distinguait l'image de la justice. Des lettres arrivaient, comme autant de cris des villes frontières, comme les coups du canon d'alarme que tirait de moment en moment le vaisseau national qui semblait sombrer sous voiles. C'était Thionville, c'était Sarrelouis, qui criaient à l'Assemblée. La première disait qu'abandonnée de la France, elle se ferait sauter avant que d'ouvrir ses portes. Les Prussiens étaient partis de Coblentz le 30 juillet, avec un corps magnifique de cavalerie d'émigrés, quatre-vingt-dix escadrons. Le 18 août, les Prussiens opérèrent leur jonction avec le général autrichien Clairfayt. L'armée, combinée, forte de cent mille hommes, investit Longwy le 20 août.

Et quelle défense à l'intérieur ? Merlin de Thionville dit dans l'Assemblée, qu'au comité de surveillance il y avait quatre cents lettres, prouvant que le plan et l'époque de l'invasion étaient dès longtemps connus à Paris. En réalité, la reine, et beaucoup de royalistes avaient l'itinéraire de l'ennemi, le regardaient marcher sur la carte, et le suivaient jour par jour.

Lafayette semblait ne voir d'ennemis que les Jacobins. Par une adresse, il appelait son armée à rétablir la Constitution, défaire le 10 août, rétablir le Roi. Ceci équivalait à mettre l'étranger à Paris. Il n'y a aucun exemple d'une telle infatuation. Heureusement, il ne trouva aucun appui dans son armée. Il passa les troupes en revue, n'entendit nul autre cri que : Vive la nation ! Il se vit seul, et n'eut d'autres ressources que de passer la frontière. Les Autrichiens lui rendirent le service essentiel de l'arrêter, et par là, ils le réhabilitèrent. Sans cette captivité, il était perdu ; un ombre très-fâcheuse serait restée sur sa mémoire.

Le 18, l'Assemblée l'avait décrété d'accusation. Le commandement de l'Est fut donné à Dumouriez ; et dans le Nord, Lukner fut remplacé par Kellermann.

Le même jour, le 18, le tribunal extraordinaire était déjà organisé. Danton saisit l'occasion, et crut couper court aux vengeances. Dans une adresse admirable où l'on croit sentir, avec le grand cœur de Danton, le talent de ses secrétaires, Camille Desmoulins, Fabre d'Églantine, il posa le droit révolutionnaire, le droit du 10 août, frappa la royauté sans retour, établissant qu'elle avait trahi jusqu'à ses propres amis. Mais, en même temps, sous les termes de la Terreur même, il posait, pour l'ordre nouveau, les bases de la justice.

Ce discours, tout à la fois inspiré et calculé, faisait la part aux deux puissances, l'une, la Commune de Paris, sanctionnée par l'Assemblée nationale ; l'autre, l'Assemblée elle-même, Danton la relevait généreusement : Félicitons-la, disait-il, de ses décrets libérateurs.

Par un remarquable esprit de prévoyance, il signalait de loin le mal social, bien autrement profond, que couvrait l'agitation révolutionnaire ; aux premiers grondements souterrains, que personne n'entendait bien encore, ce pénétrant génie devinait, signalait le volcan. Chose étonnante ! dans ce discours prophétique, Danton s'occupe de Babeuf, le voit en esprit ; celui qui ne doit se montrer que quand tous les grands hommes de la Révolution seront couchés dans la terre, il le voit et le condamne, laissant à la société, pour se défendre un jour, l'autorité de son nom : Toutes mes pensées, dit-il, n'ont eu pour objet que la liberté politique et individuelle, le maintien des lois, la tranquillité publique, l'unité des quatre-vingt-trois départements, la splendeur de l'État, la prospérité du peuple français, et non l'égalité impossible des biens, mais une égalité de droits et de bonheur.

Au total, dans cette adresse, habilement violente, parmi la foudre et les éclairs du 10 août, Danton proclamait tout ce que la situation pouvait comporter de raison et de justice. Il constatait l'union des pouvoirs publics, la sienne même avec la Gironde ; il disait qu'il n'adressait aux tribunaux d'autres reproches que ceux que le ministre de l'intérieur, Roland, adressait aux corps administratifs. Il s'associait à la passion populaire, de manière à la calmer, demandait aux tribunaux la sévérité, qui seule, dans un tel moment, pouvait amener dans les cœurs une réaction de la clémence. L'adresse finissait par cette grave parole : Que la justice des tribunaux commence, la justice du peuple cessera.

L'Assemblée parut un moment animée de cet esprit. Tout était sauvé, si elle prenait d'une main ferme, comme Danton le demandait, le drapeau de la Révolution, le portait devant le peuple. Elle frappa deux grands coups révolutionnaires : sur les nobles, la séquestration des biens des émigrés, qui entraient en armes en France ; sur les prêtres non assermentés, l'expulsion sous quinze jours. Cette dernière mesure ne semblait pas trop violente, quand on apprenait que la Vendée, que les Deux-Sèvres, incendiées de leurs prédications, venaient de prendre les armes. L'indignation monta à ce point, que Vergniaud, l'homme humain entre tous, proposa de déporter les réfractaires à la Guiane.

Ces sévérités ne suffisaient pas à la Commune. Les supplices qui commencèrent ne la calmèrent même pas. Le tribunal extraordinaire, sans sursis et sans appel, créé le 18, jugea le 19 et le 20 ; le 21, au soir, un royaliste fut guillotiné sur la place du Carrousel. L'exécution aux flambeaux, devant la noire façade du palais, encore tachée du massacre, fut du plus sinistre effet. Le bourreau lui-même, tout habitué qu'il fût à de tels spectacles, n'y résista pas. Au moment où il tenait la tète du supplicié, et la montrait au peuple du haut de l'échafaud, lui-même tomba à la renverse. On courut à lui, il était mort.

Cette scène terrible, l'exécution de Laporte, le fidèle confident de Louis XVI, remuèrent profondément. Laporte avait été le principal agent des corruptions de la cour ; il n'avait qu'une excuse, d'avoir obéi. Avec cela, comme homme privé, il était estimé, aimé. Sa tête blanche ne tomba pas sans laisser quelque pitié. La Chronique de Paris, journal de Condorcet, essaya, à cette occasion, d'adoucir les cœurs.

Il semble que la Commune eût pu être assez contente du nouveau tribunal qu'elle avait demandé, créé, choisi. Il ne donnait guère moins d'une tête par jour. On gémissait pourtant de sa lenteur, et il crut devoir s'en justifier. Dans une précieuse brochure, les membres du tribunal expliquent l'énorme travail qu'ils se sont imposé pour obtenir d'aussi satisfaisants résultats. En conscience, disent-ils, on ne peut aller plus vite. La brochure est signée de noms qui, seuls, parlent assez haut, entre autres de Fouquier-Tinville.

Mais le juge le plus âpre n'était pas ce qu'on voulait ; on désirait un massacre. Le 23, au soir, une députation de la Commune, suivie d'une tourbe de peuple, vint, vers minuit, dans l'Assemblée nationale, et dit ces paroles furieuses : Que les prisonniers d'Orléans devaient être amenés pour subir leur supplice. Ils ne disaient pas : Pour être jugés, semblant considérer cette formalité comme absolument superflue. Ils ajoutaient cette menace : Vous nous avez entendus, et vous savez que l'insurrection est un devoir sacré.

Le président de l'Assemblée, Lacroix, fut très-beau en ce moment. Devant cette foule furieuse ou ivre, qui envahissait la salle, à cette heure sombre de la nuit, il parla avec la vigueur d'un ami de Danton. Lacroix était un ancien militaire, de forme athlétique, d'une stature colossale ; il dit avec une majesté calme : Nous avons fait notre devoir... Si notre mort est une dernière preuve pour en persuader le peuple, il peut disposer de notre vie... Dites-le à nos commettants. Les plus violents jacobins. Choudieu et Bazire, parurent eux-mêmes indignés de ces menaces ; ils demandèrent, obtinrent l'ordre du jour.

Le 25, au soir, on guillotinait, au Carrousel, un pamphlétaire royaliste ; aux Tuileries, on s'occupait des apprêts d'une fête nationale, celle des morts du 10 août. Le bruit se répand dans l'Assemblée, dans Paris, que la place de Longwy s'est rendue aux Prussiens. Les volontaires des Ardennes et de la Côte-d'Or s'étaient montrés admirablement. Mais la malveillance avait annulé, caché tous les moyens de défense. Le commandant, au moment de l'attaque, était devenu introuvable. L'Assemblée reçut et lut la lettre même par laquelle les émigrés avaient décidé sa défection. La ville fut occupée par les étrangers Au nom de S. M. le Roi de France. La trahison était flagrante. On décréta à l'instant que tout citoyen qui, dans une place assiégée, parlerait de se rendre serait puni de mort. Trente mille hommes durent être immédiatement levés dans Paris et dans les départements voisins. La fête n'en eut pas moins lieu, le lendemain, dimanche 27 ; mais cette fête des morts, pour un peuple qui se sentait trahi et vendu, se trouva en réalité la fête de la vengeance.

L'ordonnateur de la fête était Sergent, l'un des administrateurs de la Commune, homme de beaucoup de cœur, d'une sensibilité ardente, mais comme sont souvent les femmes, sensible jusqu'à la fureur. Graveur et dessinateur médiocre, il trouva ici, dans son fanatisme, une véritable inspiration. Jamais fête ne fut plus propre à remplir les âmes de deuil et de vengeance d'une douleur meurtrière. Une pyramide avait été élevée sur le grand bassin des Tuileries, couverte de serge noire, d'inscriptions qui rappelaient les massacres qu'on reprochait aux royalistes : Massacres de Nancy, de Nîmes, de Montauban, du Champ-de-Mars, etc. Cette pyramide de mort, élevée dans le jardin, avait sen véritable pendant au Carrousel, l'instrument même de mort, la guillotine. Et toutes deux fonctionnaient de même : l'une tuait, l'autre semblait inviter à tuer.

A travers des nuages de parfums, les victimes du 10 août, les veuves et les orphelines, en robes blanches à ceintures noires, portaient dans une arche là pétition du 17 juillet 91, qui dès-lors avait en vain demandé la République. Puis, venaient d'énormes sarcophages noirs, qui semblaient contenir, porter des montagnes de chair humaine. Puis, des bannières de vengeance qui demandaient mort pour mort. Ensuite, venait la Loi, colossale, armée de son glaive, et derrière, les juges, tous les tribunaux, en tété le tribunal du 11 août. Derrière ce tribunal, marchait celle qui l'avait créé, la redoutable Commune, avec la statue de la Liberté. Enfin, l'Assemblée nationale, portant les couronnes civiques pour honorer, consoler les morts. Les chants sévères de Chénier, la musique, âpre et terrible, de Gossec, là nuit qui venait, et qui apportait son deuil, l'encens qui montait, comme pour porter au ciel la voix de là vengeance, tout remplit les cœurs d'une ivresse de Mort, ou de pressentiments sombres.

Ce fut bien pis le lendemain. Les deux statues de la Liberté, de la loi, ces figures adorées du peuple, qui le dimanche étaient des Dieux, furent dépouillées de leurs atours, tristement exposées aux regards dans les parties les moins honorables qu'avaient voilées les draperies, non sans quelques risées imprudentes des spectateurs royalistes. La foule devint furieuse, elle courut à l'Assemblée, demandant vengeance, soutenant que ce déshonneur était une conspiration ; que des ouvriers perfides avaient honteusement dénudé ses divinités, pour les livrer au mépris des aristocrates. Elle s'empara des statues, les habilla décemment, les traîna, en réparation, sur la place de Louis XV, et là, leur rendit un culte plein de frénésie.

 

 

 



[1] Il n'a jamais existé ni dans les papiers de l'Armoire de fer, ni ailleurs. Si on eût pu le trouver, Amar n'aurait pas manqué de le donner tout au long dans son Acte d'accusation des Girondins. Il en parle, et ne le cite point. Voici à quoi le fait se réduit : Le peintre du Roi, Boze, qui se mêlait de tout, qui allait et venait d'un parti à l'autre, parait avoir effectivement tété les Girondins. Si la cour lui donna mission (ce qui est douteux encore), c'est qu'elle voulait répandre la chose, et compromettre ses adversaires. Boze en tira une lettre au Roi, un avis, et s'empressa de les reporter aux Tuileries, comme l'ultimatum de la Gironde. Le bruit s'en répandit, comme on le voulait ; les Girondins ne l'ont point démenti. Là-dessus, voilà les furieux menteurs, jacobins et royalistes, Amar, Bertrand de Molleville, qui affirment l'existence d'un traité écrit entre la cour et la Gironde ; il aura été écrit par Vergniaud. Les fabricateurs arrivent ensuite, et ne manquent pas de retrouver le traité. Mais la chose serait bien plus dramatique si l'un des Girondins venait lui-même conférer la nuit aux Tuileries ; les romanciers ne manquent pas une si belle occasion ; ils y introduisent Guadet, ils le montrent qui s'attendrit en regardant le dauphin dans son berceau, etc. La scène est intéressante et bien trouvée ; seulement l'homme est mal choisi. Il ne fallait pas prendre, pour acteur de cette scène sentimentale, Guadet, l'esprit le plus sec, le plus polémique, qui fût dans le parti de la Gironde.